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Rapports du physique et du moral de l’homme / P.-J.-G. Cabanis


NOTE DE L'AUTEUR



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sur la seconde édition de l' ouvrage
intitulé :

rapports du physique et du moral
de l' homme.
L' accueil favorable que cet ouvrage a reçu du
public, m' a engagé à le revoir avec attention.
Mon but principal a été d' en rendre la lecture
plus facile. Je ne me flatte pas d' avoir
épargné tout travail au lecteur ; mais je
crois qu' avec de l' attention, on pourra
suivre, sans beaucoup de peine, toute la
chaîne des idées et des raisonnemens.
C' est dans cette même vue que j' ai ajouté
deux tables de l' ouvrage : l' une analytique,
dressée avec beaucoup de soin par mon collègue,
M De Tracy ; l' autre alphabétique, que je
dois au zèle complaisant de mon laborieux
et savant confrère, M Suë, professeur et
bibliothécaire à l' école de médecine de Paris.
Les corrections que j' ai faites, portent,
en général, plutôt sur la rédaction que sur
le fond même des idées. Je n' ai pas cru devoir
changer la forme de mémoires, sous laquelle
l' ouvrage a paru d' abord : elle me semble
caractériser l' époque de sa composition et de sa
première publication. J' ai cru bien moins encore
devoir céder à l' avis qui m' a été donné, de
réunir dans un seul mémoire, ce que j' ai dit
dans le second, le troisième et le dixième,
sur les premières déterminations vitales, sur

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l' instinct, la sympathie, etc. Si j' avais placé
dans le second et le troisième, ce que le
dixième renferme sur les mêmes sujets, il m' eut
été absolument impossible de me faire entendre ;
toutes ces idées ayant besoin d' être
préparées d' avance par les mémoires intermédiaires :
et si j' avais réservé pour le dixième ce qui
se trouve dans le second et dans le troisième,
j' aurais écarté de ceux-ci des choses nécessaires
à l' intelligence facile des suivans. Il me
semble que, dans tout l' ouvrage, les idées sont
rangées suivant leur ordre naturel, et qu' on
ne pourrait changer cet ordre, sans beaucoup
nuire à leur enchaînement et à leur clarté.

PREFACE.



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L' étude de l' homme physique est également
intéressante pour le médecin et pour le
moraliste : elle est presque également
nécessaire à tous les deux.
En s' efforçant de découvrir les secrets de
l' organisation, en observant les phénomènes
de la vie, le médecin cherche à reconnaître
en quoi consiste l' état de parfaite santé ;
quelles circonstances sont capables de
troubler ce juste équilibre ; quels moyens
peuvent le conserver, ou le rétablir.
Le moraliste s' efforce de remonter jusqu' aux
opérations plus obscures, qui constituent
les fonctions de l' intelligence et les
déterminations de la volonté. Il y cherche
les règles qui doivent diriger la vie, et les
routes qui conduisent au bonheur.
L' homme a des besoins : il a reçu des
facultés pour les satisfaire ; et les uns
et les autres dépendent immédiatement de son
organisation.
Est-il possible de s' assurer que les pensées

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naissent, et que les volontés se forment,
par l' effet de mouvemens particuliers,
exécutés dans certains organes ; et que ces
organes sont soumis aux mêmes lois, que ceux
des autres fonctions ?
En plaçant l' homme au milieu de ses semblables,
tous les rapports qui peuvent s' établir
entre eux et lui, résultent-ils directement,
ou de leurs besoins mutuels, ou de l' exercice
des facultés que leurs besoins mettent
en action ? Et ces mêmes rapports, qui sont
pour le moraliste, ce que sont pour le
médecin, les phénomènes de la vie physique,
offrent-ils divers états correspondans
à ceux de santé et de maladie ? Peut-on
reconnaître par l' observation, les circonstances
qui maintiennent, ou qui occasionnent ces mêmes
états ? Et peuvent-ils à leur tour, nous
fournir, par l' expérience et par le raisonnement,
les moyens d' hygiène, ou de curation, qui doivent
être employés dans la direction de l' homme moral ?
Telles sont les questions que le moraliste
a pour but de résoudre, en remontant dans
ses recherches, jusqu' à l' étude des phénomènes
vitaux et de l' organisation.

pV

Les écrivains qui se sont occupés avec
quelque profondeur, de l' analyse des idées,
de celle du langage, ou des autres signes qui
les représentent, et des principes de la
morale privée ou publique, ont presque tous
senti cette nécessité de se diriger, dans leurs
recherches, d' après la connaissance de la
nature humaine physique. Comment, en
effet, décrire avec exactitude, apprécier et
limiter sans erreur, les mouvemens d' une
machine, et les résultats de son action, si
l' on ne connaît d' avance sa structure et ses
propriétés ? Dans tous les tems, on a voulu
convenir, à ce sujet, de quelques points
incontestables, ou regardés comme tels. Chaque
philosophe a fait sa théorie de l' homme ;
ceux même qui, pour expliquer les diverses
fonctions, ont cru devoir supposer en lui,
deux ressorts de nature différente, ont
également reconnu qu' il est impossible de
soustraire les opérations intellectuelles et
morales, à l' empire du physique : et dans
l' étroite relation qu' ils admettent entre ces
deux forces motrices, le genre et le caractère
des mouvemens restent toujours subordonnés
aux lois de l' organisation.

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Mais si la connaissance de la structure et
des propriétés du corps humain doit diriger
l' étude des divers phénomènes de la vie ;
d' autre part, ces phénomènes, embrassés
dans leur ensemble, et considérés sous tous
les points de vue, jettent un grand jour sur
ces mêmes propriétés qu' ils nous montrent
en action. Ils en fixent la nature ; ils en
circonscrivent la puissance ; ils font sur-tout
voir plus nettement, par quels rapports elles
sont liées avec la structure du corps vivant,
et restent soumises aux mêmes lois qui
présidèrent à sa formation primitive, qui la
développent, et qui veillent à sa conservation.
Ici, le moraliste et le médecin marchent
toujours encore sur la même ligne. Celui-ci
n' acquiert la connaissance complète de
l' homme physique, qu' en le considérant
dans tous les états par lesquels peuvent
le faire passer l' action des corps extérieurs,
et les modifications de sa propre faculté de
sentir ; celui-là se fait des idées d' autant
plus étendues et plus justes de l' homme moral,
qu' il l' a suivi plus attentivement dans toutes
les circonstances où le placent les chances de la
vie, les événemens de l' état social, les divers
gouvernemens,

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les lois, et la somme des erreurs, ou des
vérités répandues autour de lui.
Ainsi, le moraliste et le médecin ont deux
moyens directs de donner à la théorie des
différentes branches de la science que
chacun d' eux cultive particulièrement, toute la
certitude dont sont susceptibles les autres
sciences naturelles d' observation, qui ne
peuvent pas être ramenées au calcul : et par
ces mêmes moyens, ils sont en état d' en porter
l' application pratique, à ce haut degré de
probabilité, qui constitue la certitude de tous
les arts usuels.
Mais depuis qu' on a jugé convenable de
tracer une ligne de séparation entre l' étude
de l' homme physique, et celle de l' homme
moral, les principes relatifs à cette dernière
étude, se sont trouvés nécessairement obscurcis

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par le vague des hypothèses métaphysiques.
Il ne restait plus, en effet, après
l' introduction de ces hypothèses dans l' étude
des sciences morales, aucune base solide,
aucun point fixe auquel on pût rattacher les
résultats de l' observation et de l' expérience.
Dès ce moment, flottantes au gré des idées
les plus vaines, elles sont, en quelque sorte,
rentrées avec elle dans le domaine de
l' imagination ; et de bons esprits ont pu
réduire à l' empirisme le plus borné, les
préceptes dont elles se composent.
Tel était, avant que Locke parût, l' état
des sciences morales ; tel est le reproche
qui pouvait lui être fait avec quelque
fondement, avant qu' une philosophie plus
sûre eût retrouvé la source première de toutes
les merveilles que présente le monde
intellectuel et moral, dans les mêmes lois, ou
dans les mêmes propriétés qui déterminent les
mouvemens vitaux.
Déjà cependant quelques hommes, doués de
plus de génie peut-être que ce respectable
philosophe, avaient entrevu les vérités
fondamentales exposées dans ses écrits. On
en retrouve des vestiges dans la philosophie

p1X

d' Aristote, et dans celle de Démocrite, dont
épicure fut le restaurateur. L' immortel
Bacon avait découvert, ou pressenti presque
tout ce que pouvait exiger la refonte totale,
non seulement de la science, mais, suivant
son expression, de l' entendement humain
lui-même. Hobbes sur-tout, par la seule
précision de son langage, fut conduit, sans
détour, à la véritable origine de nos
connaissances. Il en trace les méthodes avec
sagesse ; il en fixe les limites avec sûreté.
Mais ce n' était point de lui, c' était de
Locke, son successeur, que la plus grande et
la plus utile révolution de la philosophie
devait recevoir la première impulsion. C' était
par Locke que devait, pour la première fois,
être exposé clairement et fortifié de ses
preuves les plus directes, cet axiome fondamental,
que toutes les idées viennent par les sens,
ou sont le produit des sensations.
Helvétius a résumé la doctrine de Locke : il
la présente avec beaucoup de clarté, de
simplicité, d' élégance. Condillac l' a
développée, étendue, perfectionnée : il en
démontre la vérité par des analyses toutes
nouvelles, plus profondes et plus capables de

pX1

diriger son application. Les disciples de
Condillac, en cultivant différentes branches
des connaissances humaines, ont encore
amélioré, quelques-uns même ont corrigé,
dans plusieurs points, son tableau des procédés
de l' entendement.
Mais quoique, depuis Condillac, l' analyse
ait marché par des routes pratiques
parfaitement sûres, certaines questions,
qu' on peut regarder comme premières dans
l' étude de l' entendement, présentaient toujours
des côtés obscurs. On n' avait, par exemple,
jamais expliqué nettement en quoi consiste
l' acte de la sensibilité. Suppose-t-il toujours
conscience et perception distincte ? Et
faut-il rapporter à quelqu' autre propriété
du corps vivant les impressions inaperçues,
et les déterminations auxquelles la volonté
ne prend aucune part ?
Condillac, en niant les opérations de
l' instinct, et cherchant à les ramener aux
fonctions rapides et mal démêlées du
raisonnement, admettait implicitement l' existence
d' une cause active, différente de la
sensibilité : car, suivant lui, cette dernière
cause est exclusivement destinée à la
production des divers jugemens, soit que
l' attention puisse en saisir véritablement
la chaîne, soit que leur multitude et leur
rapidité, chaque jour augmentées par l' habitude,
en cachent la véritable source à celui qui
s' observe lui-même. Il est évident qu' alors
les mouvemens

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vitaux, tels que la digestion, la circulation,
les sécrétions des différentes humeurs, etc.,
doivent dépendre d' un autre principe d' action.
Mais, en examinant avec l' attention
convenable les assertions de Condillac
touchant les déterminations instinctives, on
les trouve (du moins dans l' extrême généralité
qu' il leur donne) absolument contraires aux
faits : et pour peu qu' on se soit rendu
familières l' analyse rationnelle et les lois de
l' économie animale, on voit ces mêmes
déterminations se confondre en effet, d' une part,
avec les opérations de l' intelligence,
et de l' autre, avec toutes les fonctions
organiques ; de sorte qu' elles forment une
espèce d' intermédiaire entre les premières
et les secondes, et semblent destinées à leur
servir de lien.
Tous ces divers phénomènes peuvent-ils
être ramenés à un principe commun ?
La sympathie morale offre encore des effets
bien dignes de remarque. Par la seule
puissance de leurs signes, les impressions
peuvent se communiquer d' un être sensible,
ou considéré comme tel, à d' autres êtres qui,
pour les partager, semblent alors s' identifier
avec lui. On voit les individus s' attirer ou se

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repousser : leurs idées et leurs sentimens,
tantôt se répondent par un langage secret,
aussi rapide que les impressions elles-mêmes,
et se mettent dans une parfaite harmonie ;
tantôt ce langage est le souffle de la
discorde : et toutes les passions hostiles,
la terreur, la colère, l' indignation, la
vengeance, peuvent à la voix et même au simple
aspect d' un seul homme, enflammer tout-à-coup
une grande multitude ; soit qu' il les excite
en les exprimant, soit qu' il les inspire contre
lui-même, par le point de vue sous lequel il
s' offre à tous les regards.
Ces effets, et beaucoup d' autres qui s' y
rapportent, ont été l' objet d' une analyse
très-fine : la philosophie écossaise les
considère comme le principe de toutes les
relations morales.
Sommes-nous maintenant en état de les
faire dépendre de certaines propriétés
communes à tous les êtres vivants ? Et se
rattachent-ils

pX1V

aux lois fondamentales de la sensibilité ?
Enfin, tandis que l' intelligence juge, et
que la volonté desire ou repousse, il
s' exécute beaucoup d' autres fonctions, plus ou
moins nécessaires à la conservation de la vie.
Ces diverses opérations ont-elles
quelqu' influence les unes sur les autres ?
Et d' après la considération des différens
états physiques et moraux, qu' on observe
simultanément alors, est-il possible de saisir
et de déterminer avec assez de précision les
rapports qui les lient entre eux dans les cas
les plus frappans, pour être sûr que, dans
les autres cas mal caractérisés, si le même
rapprochement est moins facile, c' est
uniquement à des nuances trop fugitives qu' il
faut l' imputer ?
En supposant qu' il nous fût permis de répondre
par l' affirmative aux diverses questions
énoncées ci-dessus, les opérations de
l' intelligence et de la volonté se trouveraient
confondues, à leur origine, avec les autres
mouvemens vitaux : le principe des sciences
morales, et par conséquent ces sciences
elles-mêmes, rentreraient dans le domaine de la

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physique ; elles ne seraient plus qu' une
branche de l' histoire naturelle de l' homme :
l' art d' y vérifier les observations, d' y tenter
les expériences, et d' en tirer tous les
résultats certains qu' elles peuvent fournir,
ne différerait en rien des moyens qui sont
journellement employés avec la plus entière et
la plus juste confiance, dans les sciences
pratiques dont la certitude est le moins
contestée : les principes fondamentaux des unes
et des autres seraient également solides : elles
se formeraient également par l' étude sévère
et par la comparaison des faits ; elles
s' étendraient et se perfectionneraient par les
mêmes méthodes de raisonnement.
Il résultera, je crois, de la lecture de cet
écrit, que telle est, en effet, la base des
sciences morales. Le vague des hypothèses,
hasardées pour l' explication de certains
phénomènes qui paraissent, au premier
coup-d' oeil, étrangers à l' ordre physique,
ne pouvait manquer d' imprimer à ces sciences
un caractère d' incertitude : et l' on ne doit
pas s' étonner que leur existence même, comme
véritable corps de doctrine, ait été révoquée
en doute par des esprits d' ailleurs judicieux.

pXV1

Il s' agit maintenant de les remettre à leur
véritable place, et de marquer les points
fixes d' où l' on doit partir, dans toutes les
recherches qu' elles peuvent avoir pour but.
Car ce n' est qu' en s' appuyant sur la nature
constante et universelle de l' homme, qu' on
peut espérer de faire dans ces sciences des
progrès véritables ; et que, ramenées à la
condition des objets les plus palpables de nos
travaux, elles peuvent, par la sûreté
reconnue des méthodes, offrir un certain nombre
de résultats évidens pour tous les esprits.
Le lecteur s' apercevra bientôt que nous
entrons ici dans une carrière toute nouvelle :
je n' ai pas la prétention de l' avoir
parcourue jusqu' au bout : mais des hommes plus
habiles et plus heureux, achèveront ce que
trop souvent je n' ai pu que tenter ; et mon
espoir le plus solide est d' exciter leurs
efforts : car, je le confesse sans détour,
cette route est, à mes yeux, celle de la vérité.
Plusieurs personnes d' un grand mérite
paraissent en avoir jugé ainsi. Depuis la
publication des parties de ce travail, qui se
trouvent dans les deux premiers volumes des
mémoires de la seconde classe de l' institut,

pXV11

différens écrivains, versés dans les matières
physiologiques et philosophiques, les ont
citées d' une manière honorable. Quelques-uns
même ont fait mieux, s' il m' est permis
de le dire : ils ont cru pouvoir s' emparer,
sans scrupule, de plusieurs idées qu' elles
contiennent, en négligeant d' indiquer leur
source. Je le remarque ; mais je suis loin de
m' en plaindre : au contraire, ce genre d' éloge
est assurément le moins suspect. Si je ne
mettais à mon ouvrage qu' un intérêt de
vanité, je leur devrais beaucoup de remercîmens
personnels ; mais, comme la principale
récompense que j' ose en attendre, est de voir
répandre des vérités qui me paraissent utiles,
je dois bien plus encore à ces écrivains, dont
le savoir et le talent leur imprime un degré de
force et de poids, qu' il n' était malheureusement
pas en moi de leur donner.
D' après la direction que suit depuis trente
ans l' esprit humain, les sciences physiques
et naturelles semblent avoir généralement
obtenu le premier pas. Leurs rapides
progrès, dans un si court espace de tems,
ont rendu l' époque actuelle la plus brillante
de leur histoire. Tout leur présage encore de
nouveaux succès : et c' est en rapprochant
d' elle, de plus en plus, toutes les autres
sciences et tous les arts, qu' on peut espérer,
avec fondement, de les voir tous éclairés
enfin d' un jour, en quelque sorte, égal.
Peut-être avons-nous passé l' âge des plus
brillans travaux d' imagination (bien qu' à dire
vrai, je sois éloigné de souscrire, même sur
ce point, aux décisions amères et doctorales
des censeurs du moment présent) : mais, du
reste, toutes les connaissances et toutes les
idées directement appliquables aux besoins
de la vie, à l' augmentation des jouissances
sociales, au perfectionnement des esprits,
à la propagation des lumières, semblent être
aujourd' hui devenues par-tout, le but commun
de tous les efforts. Jamais la vérité ne
fut, dans tous les genres, recherchée avec
autant de zèle, exposée avec autant de force
et de méthode, reçue avec un intérêt si général :

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jamais elle n' eut de si zélès défenseurs,
ni l' humanité, des serviteurs si dévoués.
Quoique l' état de la société civile en
Europe ait crée sur différens points de
cette vaste partie du monde, plusieurs grands
foyers de lumière, qui, pour le dire en
passant, rendent impossible toute rétrogradation
durable de l' esprit humain, la France est en
droit de s' attribuer une grande part dans
les progrès de la raison, pendant le dix-huitième
siècle. Sa langue, plutôt claire, précise et
élégante, qu' harmonieuse, abondante et
poétique, semble plus propre aux discussions
de la philosophie, ou à l' expression des
sentimens doux et de leurs nuances les plus
délicates, que capable d' agiter fortement et
profondément les imaginations, et de produire
tout-à-coup sur les grandes assemblées, ces
impressions violentes dont les exemples
n' étaient pas rares chez les anciens.
L' indépendance des idées, qui se faisait
sur-tout remarquer parmi nous, même sous
l' ancien régime, le peu de penchant à se
laisser imposer par les choses, ou par les
hommes ; la hardiesse des examens ; en un mot,
toutes

pXX

les dispositions et toutes les circonstances
auxquelles la France devait la place
respectable qu' elle avait prise dans le monde
savant, ont acquis un nouveau degré d' énergie
et de puissance, par l' effet de la plus étonnante
commotion politique dont l' histoire ait
conservé le souvenir. Et depuis que le mouvement
est réduit à ne plus être que celui des
idées, et non celui des passions, les progrès,
plus lents en apparence, seront en effet plus
sûrs. La marche mesurée d' un gouvernement
fort et établi, pourra sans doute y contribuer
beaucoup elle-même. Enfin, la maturité
qu' une expérience imposante et terrible donne
à toutes les conceptions, à toutes les
espérances, à tous les voeux, est, sans doute,
ce qui peut empêcher le plus efficacement la
philanthropie de se laisser égarer dans des
projets chimériques ou prématurés ; mais
elle fait en même tems que les vues utiles
doivent toutes, à la longue, recevoir leur
application.
C' est au moment où l' esprit humain est
dans cet état de travail et de paisible
fermentation, qu' il devient plus facile, et
qu' il est aussi plus important de donner une base

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solide aux sciences morales. Les chocs
révolutionnaires ne sont point, comme quelques
personnes semblent le croire, occasionnés par
le libre développement des idées : ils ont
toujours, au contraire, été le produit
inévitable des vains obstacles qu' on lui
oppose imprudemment ; du défaut d' accord entre
la marche des affaires et celle de l' opinion,
entre les institutions sociales et l' état
des esprits. Plus les hommes sont généralement
éclairés et sages, et plus ils redoutent
ces secousses : ils savent, comme le dit
Pascal, que la violence et la vérité sont
deux puissances qui n' ont aucune action
l' une sur l' autre ; que la vérité ne gouverne
point la violence, et que la violence
ne sert jamais utilement la vérité.
C' est donc en environnant sans cesse les
idées nouvelles, d' une lumière égale et pure,
qu' on peut rendre leur action sur l' état
social, insensible et douce, comme celle des
forces qui tendent sans relâche à conserver,
ou à remettre en harmonie, les différens
corps de l' univers.
Les idées relatives à la morale publique,
sont indubitablement celles qui, par la manière

pXX11

dont elles entrent dans les têtes et reçoivent
leur application, peuvent produire les
plus grands effets, soit avantageux, soit
funestes : il faut donc porter la plus grande
sévérité de méthode, et dans les recherches
dont elles sont l' objet, et dans leur exposition ;
c' est principalement pour elles, qu' il devient
essentiel de connaître, jusques dans leurs
élémens les plus déliés, le mécanisme des
procédés de l' intelligence, celui des passions, et
toutes les circonstances particulières qui
peuvent altérer, ou modifier leurs mouvemens.
Mais les principes de la morale privée et de
l' éducation individuelle n' ont pas moins
besoin de cette même lumière : ils reposent, en
effet, sur la même base. Ce qui les éclaircit,
est aussi ce qui peut le plus les fortifier.
Si l' aspect des désordres qui règnent dans
le monde, corrompt, ou afflige les hommes
légers et superficiels, une expérience plus
réfléchie et plus saine prouve aux esprits
attentifs que les biens les plus précieux de la
vie ne s' obtiennent que par la pratique de la
morale. Le véritable bonheur est nécessairement
le partage exclusif de la véritable
vertu ; c' est-à-dire, de la vertu dirigée par
la sagesse ; car, éclairer sa conscience n' est
pas moins un besoin qu' un devoir ; et sans
le flambeau de la raison, non seulement la
vertu peut laisser tomber les hommes les
plus excellens dans tous les degrés de
l' infortune ; elle peut encore devenir elle-même
la source des plus funestes erreurs.
Par une heureuse nécessité, l' intérêt de
chaque individu ne saurait jamais être
véritablement séparé de l' intérêt des autres
hommes : les efforts qu' il peut vouloir tenter
pour cela sont des actes d' hostilité générale,
qui retombent inévitablement, tôt ou tard, sur
leur auteur.
Mais c' est sur-tout en remontant à la
nature de l' homme ; c' est en étudiant les lois de
son organisation, et les phénomènes directs
de sa sensibilité, qu' on voit clairement
combien

pXX1V

la morale est une partie essentielle de ses
besoins. On reconnaît bientôt que e seul
côté par lequel ses jouissances puissent être
indéfiniment étendues, est celui de ses
rapports avec ses semblables ; que son existence
s' agrandit à mesure qu' il s' associe à leurs
affections, et leur fait partager celles dont il
est animé. C' est en considérant à leur source
les passions même qui l' égarent le plus loin
de son but, qu' on se convainc, à chaque
instant davantage, que pour le rendre meilleur
il suffit d' éclairer sa raison, et qu' être
honnête homme est le premier et le plus
indispensable caractère du bon sens.
Ainsi, les principes de la morale s' établissent
sur la base la plus ferme : leur enchaînement
et leurs applications se démontrent avec
le dernier degré d' évidence : les avantages
qui résultent non seulement pour les sociétés
tout entières, mais encore pour chacun de leurs
membres, de son respect et de sa soumission
aux règles de conduite qui dérivent de ces
mêmes principes, peuvent se prouver, en
quelque sorte, mathématiquement.
Mais il ne suffit pas que les lumières de la

pXXV

sagesse éclairent l' homme ; c' est par ses
habitudes qu' il est gouverné : il importe
donc sur-tout de lui faire prendre de bonnes
habitudes. La sévérité des maximes auxquelles
on a voulu l' assujétir dès l' enfance, sans
motif valable, les lui fait bientôt rejeter,
quand il devient son propre guide. Mais celles
que sa raison avoue prennent d' autant plus
d' empire sur lui, qu' il les discute davantage ;
et leur utilité, pour son bonheur, lui paraît
d' autant plus démontrée, qu' il les a pratiquées
plus longtems. Telle est la puissance,
et tels sont les fruits de la seule bonne
éducation.
Il importe d' autant plus de rattacher la
morale à ses motifs réels, qu' elle est d' une
nécessité plus générale et plus journalière,
et que toute autre méthode est incapable de
lui donner une entière solidité. Les esprits
sages auront toujours des égards pour les
opinions accidentelles qui servent à rendre
un autre homme meilleur, ou plus heureux. Mais,
sans discuter ici les avantages ou les
inconvéniens d' aucune de ces opinions, il est
évident qu' on ne peut pas toujours compter
sur leur appui. Indépendamment

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de leur diversité, qui rend leur action
très-incertaine et très-variable, il est
beaucoup d' esprits qui leur sont fermés sans
espoir. Un plus grand nombre passent de
l' une à l' autre plusieurs fois dans la vie, ou
même finissent par les toutes rejeter
indistinctement ; et peut-être le moment
présent est-il celui où l' on peut le moins
attendre d' elles de véritables secours. Mais,
quoi qu' il en soit, rien n' est sans doute
plus indispensable que d' affermir la morale
de ceux qui les rejettent, et d' empêcher que ceux
qui cessent de croire à leur vérité, pensent
dès lors, pouvoir fouler impunément aux
pieds, comme chimériques, toutes les vertus
dont elles étaient pour eux le soutien.
Heureusement, la culture du bon sens et
les bonnes habitudes suffisent pour cela.
Quoiqu' égaré trop souvent par des impostures,
l' homme est fait pour la vérité, dont la
recherche est son besoin le plus constant, et
dont la découverte le pénètre de la plus douce
et de la plus profonde satisfaction. Quoique
trop souvent agité par des passions aveugles
et funestes, l' homme est également né pour
la vertu : la vertu seule peut le mettre en
harmonie avec la société. Sans elle, son coeur
est toujours dévoré de sentimens hostiles ; sa
vie est un orage, et le monde n' offre à ses
yeux que des ennemis. L' habitude des actions
utiles aux hommes, des sentimens bienveillans
et généreux perpétue au contraire, dans
l' âme, ces vives émotions de l' humanité,
que personne peut-être n' est assez malheureux
pour n' avoir pas éprouvées quelquefois. En
liant toutes ses affections aux destinées
présentes et futures de ses semblables,
le sage n' agrandit pas seulement sans limites
son étroite et passagère existence ; il la
soustrait encore, en quelque sorte, à
l' empire de la fortune : et dans cet asyle
élevé, d' où sa tendre compassion déplore les
erreurs des hommes, source presque unique de
tous leurs maux, son bonheur se compose des
sentimens les plus exquis ; les vrais biens de la
vie humaine lui sont exclusivement réservés.
L' écrit suivant n' a point, au reste, pour
objet l' exposition et le développement de ces
vérités incontestables : encore moins
aurons-nous la prétention de vouloir les
appliquer à la morale publique. S' il est ici
question de considérations morales, c' est
par rapport aux lumières qu' elles peuvent
emprunter de l' étude des phénomènes physiques ;
c' est uniquement parce qu' elles sont une partie
essentielle de l' histoire naturelle de l' homme.
Quelques personnes ont paru craindre, à ce
qu' on m' assure, que cet ouvrage n' eût pour
but, ou pour effet de renverser certaines
doctrines, et d' en établir d' autres relativement
à la nature des causes premières ; mais cela ne
peut pas être, et même, avec de la réflexion
et de la bonne foi, il n' est pas possible de le
croire sérieusement. Le lecteur verra souvent,

pXX1X

dans le cours de l' ouvrage, que nous
regardons ces causes comme placées hors de
la sphère de nos recherches, et comme dérobées,
pour toujours, aux moyens d' investigation
que l' homme a reçus avec la vie. Nous
en faisons ici la déclaration la plus formelle :
et s' il y avait quelque chose à dire encore sur
des questions qui n' ont jamais été agitées
impunément, rien ne serait plus facile que de
prouver qu' elles ne peuvent être ni un objet
d' examen, ni même un sujet de doute, et que
l' ignorance la plus invincible est le seul
résultat auquel nous conduise, à leur égard, le
sage emploi de la raison. Nous laisserons donc
à des esprits plus confians, ou si l' on veut,
plus éclairés, le soin de rechercher, par des
routes que nous reconnaissons impraticables
pour nous, quelle est la nature du principe
qui anime les corps vivans : car nous regardons
la manifestation des phénomènes qui le
distinguent des autres forces actives de la
nature, ou les circonstances en vertu desquelles
ont lieu ces phénomènes, comme confondues,
en quelque sorte, avec les causes premières,
ou comme immédiatement soumises aux lois qui
président à leur action.

pXXX

On ne trouvera point encore ici ce qu' on
avait appelé longtems de la métaphysique :
ce seront de simples recherches de
physiologie, mais dirigées vers l' étude
particulière d' un certain ordre de fonctions.
J' avais espéré pouvoir joindre aux mémoires,
dont cet écrit est composé, le tableau
d' une suite d' expériences sur les dégénérations
et les transformations animales et végétales.
Quelques essais m' avaient fait regarder
ces expériences comme propres à jeter du
jour sur les circonstances qui déterminent la
production des êtres organisés. Mais des
dérangemens de santé, presque continuels,
m' ont forcé d' interrompre ce travail, et d' en
remettre la continuation à d' autres tems. Je
me propose de le reprendre aussitôt que cela
me sera possible ; et si les résultats m' en
paraissent dignes d' intéresser le public, je me
ferai un devoir de lui rendre un compte
scrupuleux des faits que j' aurai observés.

pXXX1

On me permettra de témoigner publiquement
au citoyen François Thurot, ma vive
reconnaissance de tous les soins qu' il a bien
voulu prendre pour donner à l' édition de cet
ouvrage une correction de détail, que peut-être
le fonds ne méritait pas. Son amitié généreuse,
jointe au zèle de la science, a pu seule
lui faire entreprendre la tâche minutieuse
et fatigante qu' il a remplie si patiemment.
Déjà connu, quoique jeune encore, par
des écrits que caractérise la maturité de
l' esprit et du talent, le citoyen Thurot, au
milieu de ses importantes occupations, a eu
la bonté de surveiller l' impression de mon
manuscrit. Il en a fait disparaître beaucoup
de défectuosités : et si j' eusse été toujours à
tems de recueillir et de mettre à profit ses
excellens conseils, l' ouvrage aurait pu devenir
moins indigne du public.
Je dois aussi des remercîmens à mes jeunes
confrères, les citoyens Richerand et Alibert,
pour l' intérêt qu' ils ont mis à cette
publication. Il est seulement à craindre que
leur ardeur pour les progrès de la médecine
philosophique, et les préventions favorables que
cette ardeur même peut leur inspirer, n' aient
égaré leur jugement. Car, d' ailleurs, qui jamais
eut plus le droit d' être difficile ? Ne sont-ils
point, en effet, des premiers parmi ces
élèves déjà célèbres, dont s' honore l' école
de médecine de Paris, et dont les succès
attestent la perfection des méthodes
d' enseignement employées par ses illustres
professeurs, et l' excellent esprit qui dirige
l' administration de ce bel établissement ?

PREMIER MEMOIRE



p1

considérations générales sur l' étude
de l' homme, et sur les rapports de son
organisation physique avec ses facultés
intellectuelles et morales.

introduction.
C' est sans doute, citoyens, une belle et grande
idée que celle qui considère toutes les sciences et
tous les arts comme formant un ensemble, un tout
indivisible, ou comme les rameaux d' un même
tronc, unis par une origine commune, plus
étroitement unis encore par le fruit qu' ils sont
tous

p2

également destinés à produire, le perfectionnement
et le bonheur de l' homme. Cette idée n' avait
pas échappé au génie des anciens ; toutes les
parties de la science entraient pour eux dans
l' étude de la sagesse. Ils ne cultivaient pas
les arts seulement à cause des jouissances
qu' ils procurent, ou des ressources directes
que peut y trouver celui qui les pratique ;
ils les cultivaient parce qu' aussi ils en
regardaient la connaissance comme nécessaire
à celle de l' homme et de la nature, et les
procédés comme les vrais moyens d' agir sur
l' un et sur l' autre avec une grande puissance.
Mais c' est au génie de Bacon qu' il était
réservé d' esquisser le premier un tableau de
tous les objets qu' embrasse l' intelligence
humaine, de les enchaîner par leurs rapports,
de les distinguer par leurs différences, de
présenter ou les nouveaux points de communication
qui pourraient s' établir entre eux dans la
suite, ou les nouvelles divisions qu' une
étude plus approfondie y rendrait sans
doute indispensables.
Vers le milieu de ce siècle, une association
paisible de philosophes, formée au sein de la
France, s' est emparée et de cette idée et de
ce tableau. Ils ont exécuté ce que Bacon avait
conçu : ils ont distribué d' après un plan
systématique, et réuni

p3

dans un seul corps d' ouvrage, les principes
ou les collections des faits propres à toutes
les sciences, à tous les arts. L' utilité
de leurs travaux s' est étendue bien au delà
de l' objet qu' ils avaient embrassé, bien
au delà peut-être des espérances qu' ils avaient
osé concevoir : en dissipant les préjugés
qui corrompaient la source de toutes les vertus,
ou qui leur donnaient des bases incertaines, ils
ont préparé le règne de la vraie morale ;
en brisant d' une main hardie toutes les chaînes
de la pensée, ils ont préparé l' affranchissement
du genre humain.
La postérité conservera le souvenir des travaux
de ces hommes respectables, unis pour combattre
le fanatisme, et pour affaiblir du moins les
effets de toutes les tyrannies : elle bénira
les efforts de ces courageux amis de l' humanité :
elle honorera des noms consacrés par cette
lutte continuelle contre l' erreur ; et parmi
leurs bienfaits, peut-être comptera-t-elle
l' établissement de l' institut national,
dont ils semblent avoir fourni le plan. En
effet, par la réunion de tous les talens et de
tous les travaux, l' institut peut être
considéré comme une véritable encyclopédie
vivante ; et, secondé par l' influence du
gouvernement républicain, sans doute il peut
devenir facilement un foyer immortel de
lumière et de liberté.
Elle est, dis-je, pleine de grandeur, cette
idée qui réunit, distribue et organise en un
seul tout, les différentes productions du
génie. Elle est pleine

p4

de vérité : car leur examen nous offre par-tout
les mêmes procédés et le même ordre de
combinaisons. Elle est d' une grande utilité
pratique : car les succès de l' homme dépendent
sur-tout de l' application nouvelle des forces
qu' il s' est créées dans tous les genres, aux
travaux qu' il veut exécuter dans un seul ;
et les facultés qui lui viennent immédiatement
de la nature sont si bornées dans leurs
premiers efforts, qu' il a besoin de connaître
tous ses instrumens artificiels, pour n' être
pas accablé du sentiment de son impuissance.
Mais quoique toutes les parties des sciences
soient unies par des liens communs ;
quoiqu' elles s' éclairent et se fortifient
mutuellement, il en est dont les rapports
sont plus directs, plus multipliés, qui se
prêtent des secours, ou plus nécessaires, ou
plus étendus : et quoiqu' aux yeux du philosophe,
qui ne peut séparer entièrement les progrès de
l' une de ceux des autres, elles soient toutes
d' une utilité générale et constante, il en est
cependant qui sont plus ou moins utiles, suivant
le point de vue sous lequel on les considère.
Ainsi, les sciences mathématiques s' appliquent
plus immédiatement à la physique des masses,
la chimie à la pratique des arts ; ainsi
les découvertes qui perfectionnent les
procédés généraux de l' industrie, les idées qui
tendent à réformer les grandes machines sociales,
influent plus directement sur les progrès de
l' espèce humaine en général : tandis que le
perfectionnement

p5

des pratiques particulières dans les arts
manuels, et celui de la diététique et de la
morale, contribuent davantage au bonheur
des individus. Car le bonheur dépend moins
de l' étendue de nos moyens, que du bon emploi
de ceux qui sont le plus près de nous ; et
tant qu' on ne fera pas marcher de front l' art
usuel de la vie avec ceux qui nous créent de
nouvelles sources de jouissances, de nouveaux
instrumens pour maîtriser la nature, tous les
prodiges du génie n' auront rien fait pour le
dernier et véritable but de tous ses travaux.
Dans la classification des différentes parties
de la science, l' institut offre avec raison
à côté les unes des autres, et sous un titre
générique, celles qui s' occupent spécialement
d' objets de philosophie et de morale. Mais il
est aisé de sentir que la connaissance physique
de l' homme en est la base commune ; que c' est
le point d' où elles doivent toutes partir,
pour ne pas élever un vain échafaudage
étranger aux lois éternelles de la nature.
L' institut national semble avoir voulu consacrer,
en quelque sorte, cette vérité d' une manière
plus particulière, en appelant des physiologistes
dans la section de l' analyse des idées : et votre
choix même leur indique l' esprit dans lequel
leurs efforts doivent être dirigés.
Permettez donc, citoyens, que je vous
entretienne aujourd' hui des rapports de l' étude
physique

p6

de l' homme avec celle des procédés de son
intelligence ; de ceux du développement
systématique de ses organes avec le développement
analogue de ses sentimens et de ses passions :
rapports d' où il résulte clairement que la
physiologie, l' analyse des idées et la morale,
ne sont que les trois branches d' une seule
et même science, qui peut s' appeler, à juste
titre, la science de l' homme.
plein de l' objet principal de mes études,
peut-être vous y ramènerai-je trop souvent : mais
si vous daignez me prêter quelque attention, vous
verrez sans peine que le point de vue sous
lequel je considère la médecine, la fait
rentrer à chaque instant dans le domaine
des sciences morales.
I.
Nous sentons : et des impressions qu' éprouvent
nos différens organes, dépendent à la fois, et
nos besoins, et l' action des instrumens qui
nous sont donnés pour les satisfaire. Ces
besoins sont éveillés, ces instrumens sont mis
en jeu dès le premier instant de la vie. Les
faibles mouvemens du foetus dans le ventre
de sa mère doivent sans doute être

p7

regardés comme un simple prélude aux actes de
la véritable vie animale, dont il ne jouit, à
proprement parler, que lorsque l' ouvrage de sa
nutrition s' accomplit en entier dans lui-même :
mais ces mouvemens tiennent aux mêmes principes ;
ils s' exécutent suivant les mêmes lois. Exposés à
l' action continuelle des objets extérieurs,
portant en nous les causes d' impressions non
moins efficaces, nous sommes d' abord déterminés
à agir sans nous être rendu compte des moyens
que nous mettons en usage, sans nous être même
fait une idée précise du but que nous voulons
atteindre. Ce n' est qu' après des essais
réitérés, que nous comparons, que nous jugeons,
que nous faisons des choix. Cette marche
est celle de la nature ; elle se retrouve
par-tout. Nous commençons par agir ; ensuite
nous soumettons à des règles nos motifs
d' action : la dernière chose qui nous occupe
est l' étude de nos facultés et de la manière
dont elles s' exercent.
Ainsi, les hommes avaient exécuté beaucoup
d' ouvrages ingénieux, avant de savoir se tracer
des règles pour en exécuter de semblables,
c' est-à-dire, avant d' avoir créé l' art qui s' y
rapporte : ils avaient fait servir à leurs
besoins, les lois de l' équilibre et du
mouvement, longtems avant d' avoir la plus légère
notion des principes de la mécanique. Ainsi,
pour marcher, pour entendre, pour voir, ils
n' ont pas attendu de connaître les muscles des
jambes, les organes de l' ouïe et de la

p8

vue. De même, pour raisonner, ils n' ont pas
attendu que la formation de la pensée fût
éclaircie, que l' artifice du raisonnement eût
été soumis à l' analyse.
Cependant les voilà déjà bien loin des
premières déterminations instinctives. Du
moment que l' expérience et l' analyse leur
servent de guide, du moment qu' ils exécutent
et répètent quelques travaux réguliers, ils
ont formé des jugemens, ils en ont tiré des
axiomes. Mais leurs axiomes et leurs jugemens
se bornent encore à des objets isolés,
à des points d' une utilité pratique directe.
Pressés par le besoin présent, ils ne portent
point leur vue dans un avenir éloigné : leurs
règles n' embrassent que quelques opérations
partielles ; et les progrès importans sont
réservés pour les époques où des règles plus
générales embrasseront un art tout entier.
Tant que la subsistance des hommes n' est pas
assurée, ils ont peu de tems pour réfléchir ;
et leurs combinaisons, resserrées dans le
cercle étroit de leurs premiers besoins, ne
peuvent pas même être dirigées avec succès
vers ce but essentiel. Mais sitôt que, réunis
en peuplades, les plus forts, et sur-tout
les plus intelligens, ont su se procurer les
moyens d' une existence régulière ; sitôt qu' ils
commencent à jouir de quelque loisir, ce loisir
même leur pèse ; de nouveaux besoins se
développent ; et leurs méditations se portent
successivement,

p9

et sur les différens objets de la nature,
et sur eux-mêmes.
Je crois nécessaire de considérer ici les faits
d' une manière sommaire et rapide ; j' entends les
faits rlatifs aux progrès de la philosophie
rationnelle. Sans entrer dans de grands détails,
on peut voir que les hommes qui l' ont cultivée
avec le plus de succès étaient presque tous
versés dans la physiologie, ou du moins que les
progrès de ces deux sciences ont toujours marché
de front.
Ii.
En revenant sur les premiers tems de l' histoire,
et l' histoire ne remonte guère que jusqu' à
l' établissement des peuples libres dans la Grèce
(au delà l' on ne rencontre qu' impostures
ridicules ou récits allégoriques) : en revenant,
dis-je, sur ces premiers tems, nous voyons les
hommes qui cultivaient la sagesse occupés
particulièrement de trois objets principaux,
directement relatifs au perfectionnement des
facultés humaines, de la morale et du bonheur ;
1) ils étudiaient l' homme

p10

sain et malade, pour connaître les lois qui le
régissent, pour apprendre à lui conserver ou à lui
rendre la santé ; 2) ils tâchaient de se tracer
des règles pour diriger leur esprit dans la
recherche des vérités utiles ; et leurs leçons
roulaient, ou sur les méthodes particulières
des arts, ou sur la philosophie rationnelle,
dont les méthodes plus générales les embrassent
tous ; 3) enfin ils observaient les rapports
mutuels des hommes, rapports fondés sur leurs
facultés physiques et morales, mais dans
la détermination desquels ils faisaient entrer,
comme données nécessaires, quelques circonstances
plus mobiles, telles que celles des tems,
des lieux, des gouvernemens, des religions : et
de là naissaient pour eux tous les préceptes de
conduite et tous les principes de morale.
Il est vrai que la plupart de ces sages se
perdirent dans de vaines recherches sur les
causes premières, sur les forces actives de la
nature, qu' ils personnifiaient dans des fables
ingénieuses : mais les théogonies ne furent pour
eux que des systèmes physiques ou métaphysiques,
comme parmi

p11

nous les tourbillons et l' harmonie préétablie,
qui seraient sans doute aussi devenus des
divinités, si la place n' avait pas été déjà
prise. Ils s' en servaient pour captiver des
imaginations sauvages, et les plier aux
habitudes sociales : et ces premiers bienfaiteurs
de l' humanité paraissent avoir tous été
convaincus qu' on peut tromper le peuple avec
avantage pour lui-même ; maxime corruptrice,
excusable sans doute avant que tant de funestes
expériences en eussent démontré la fausseté, mais
qu' il ne doit plus être permis d' avouer dans un
siècle de lumières.
Quelque sujet qu' on traite, c' est toujours cette
ancienne Grèce qu' il faut citer. Tout ce qui peut
arriver d' intéressant dans la société civile s' y
rassemble, s' y presse, en quelque sorte, sous les
regards, durant un court espace de tems, et sur
le plus petit théâtre. La Grèce ne fut pas
seulement la mère des arts et de la liberté : cette
philosophie, dont les leçons universelles
peuvent seules perfectionner l' homme et toutes
ses institutions, y naquit aussi de toutes parts,
comme par une espèce de prodige, avec la plus
belle langue que les hommes aient parlée, et qui
n' était pas moins digne de servir d' organe à la
raison, que d' enchanter les imaginations, ou
d' enflammer les ames par tous les miracles de
l' éloquence et de la poésie. Quel plus beau
spectacle que celui d' une classe entière
d' hommes occupés sans cesse à chercher

p12

les moyens d' améliorer la destinée humaine,
d' arracher les peuples à l' oppression, de
fortifier le lien social, de porter dans les
moeurs publiques cette énergie et cette
élégance, dont l' union ne s' est rencontrée
depuis nulle part au même degré ; et,
lorsqu' ils désespéraient de pouvoir agir sur
les polices générales, s' efforçant du moins,
tantôt par les préceptes d' une philosophie
forte et sévère, tantôt par des doctrines plus
riantes et plus faciles, tantôt par une
appréciation dédaigneuse de tout ce qui
tourmente les faibles humains, s' efforçant,
dis-je, de mettre le bonheur individuel à
l' abri de la fureur des tyrans, de l' iniquité
des lois, des caprices même de la nature !
Parmi ces bienfaiteurs du genre humain, dont
les noms suffiraient pour consacrer le souvenir
d' un peuple si justement célèbre à tant
d' autres égards, quelques génies extraordinaires
se font particulièrement remarquer. Pythagore,
Démocrite, Hippocrate, Aristote et épicure
doivent être mis au premier rang.
Quoiqu' Hippocrate soit plus spécialement
célèbre par ses travaux et ses succès
dans la théorie, la pratique et l' enseignement de
son art, je le mets de ce nombre, parce qu' il
transporta, comme il le dit lui-même, la
philosophie dans la médecine, et la médecine
dans la philosophie.
tous les cinq
créèrent des méthodes et des systèmes rationnels ;
ils y lièrent leurs principes de morale ;
ils fondèrent ces principes, ces

p13

systèmes et ces méthodes sur la connaissance
physique de l' homme. On ne peut douter que la
grande influence qu' ils ont exercée sur leur
siècle et sur les siècles suivans, ne soit
due en grande partie à cette réunion d' objets
qui se renvoient mutuellement une si vive
lumière, et qui sont si capables, par
leurs résultats combinés, d' étendre, d' élever
et de diriger les esprits.
C' est en vain qu' on chercherait dans les
monumens historiques, des notions précises sur
les doctrines de Pythagore, sur les véritables
progrès qu' il fit faire à la science humaine : ses
écrits n' existent plus ; ses disciples,
trop fidèles au mystère dont l' ignorance
publique avait peut-être fait une nécessité
pour les philosophes, n' ont guère divulgué
que la partie ridicule de ses opinions ; et
les historiens de la philosophie sont presque
entièrement réduits sur ce sujet, à des
conjectures. Mais il est une autre manière de
juger Pythagore : c' est par les faits. Or,
son école, la plus grande et la plus belle
institution dont un particulier ait jamais formé
le plan, a fourni, pendant plusieurs siècles, des
législateurs à toute l' ancienne Italie, des
savans, soit géomètres, soit astronomes, soit
médecins, à toute la Grèce, et des sages à
l' univers. Je ne parlerai point de cette vue,
si simple et si vraie, mais si pitoyablement
défigurée par l' imagination d' un peuple
encore enfant, touchant les éternelles
transmutations de la matière : je ne rappellerai
pas sur-tout

p14

les découvertes qui sont attribuées à ce
philosophe, en arithmétique, en géométrie,
et même en astronomie, si l' on en croit
quelques savans : quoique propres sans doute
à donner une haute idée de son génie, elles
sont entièrement étrangères à notre objet. Mais
je dois observer qu' il porta le premier
le calcul, dans l' étude de l' homme ; qu' il
voulut soumettre les phénomènes de la vie
à des formules mécaniques ; qu' il aperçut entre
les périodes des mouvemens fébriles, du
développement ou de la décroissance des animaux,
et certaines combinaisons, ou retours réguliers
de nombres, des rapports que l' expérience des
siècles paraît avoir confirmés, et dont
l' exposition systématique constitue ce qu' on
appelle en médecine, la doctrine des crises.
de cette doctrine, découlent, non seulement
plusieurs indications utiles dans le traitement
des maladies, mais aussi des considérations
importantes sur l' hygiène et sur l' éducation
physique des enfans. Il ne serait peut-être
pas même impossible

p15

d' en tirer encore quelques vues sur la manière
de régler les travaux de l' esprit, de saisir
les momens où la disposition des organes lui
donne plus de force et de lucidité, de lui
conserver toute sa fraîcheur, en ne le fatiguant
pas à contre-tems lorsque l' état de rémission
lui commande le repos. Tout le monde peut observer
sur soi-même ces alternatives d' activité et de
langueur dans l' exercice de la pensée : mais
ce qu' il y aurait de véritablement utile, serait
d' en ramener les périodes à des lois fixes,
prises dans la nature, et d' où l' on pût
tirer des règles de conduite applicables,
moyennant certaines modifications particulières,
aux diverses circonstances du climat, du
tempérament, de l' âge, en un mot à tous les
cas où les hommes peuvent se trouver. Une partie
des matériaux de

p16

ce travail existe : l' observation pourrait
facilement fournir ce qui manque ; et la
philosophie rattacherait ainsi quelques idées
de Pythagore, et l' une des plus précieuses
découvertes de la physiologie ancienne,
à l' art de la pensée, qui sans doute n' en
doit étudier la formation que pour parvenir,
par cette connaissance, à la rendre plus facile
et plus parfaite.
On peut en dire autant de Démocrite que de
Pythagore. Les particularités de ses doctrines
n' ont point échappé aux ravages du tems ; on
n' en connaît que les vues générales et sommaires.
Mais ces vues suffisent pour caractériser son
génie et marquer sa place. C' est lui qui le
premier osa concevoir un système mécanique du
monde, fondé sur les propriétés de la matière et
sur les lois du mouvement ; système adopté
dans la suite et développé par épicure, et qui,
par cela seul qu' il se trouvait

p17

débarrassé de l' absurdité des théogonies, avait
conduit, comme par la main, ses sectateurs à ne
chercher les principes de la morale que dans les
facultés de l' homme et dans les rapports des
individus entre eux.
Démocrite avait senti que l' univers doit
s' étudier dans lui-même, dans les faits évidens
qu' il présente. Il avait senti de plus que le
cours ordinaire des choses ne nous dévoile pas
tout ; que l' on peut forcer la nature à
produire de nouveaux phénomènes qui jettent
de la lumière sur l' enchaînement de ceux que
nous connaissons déjà, ou l' inviter, en
quelque sorte, à présenter ces derniers
sous des aspects nouveaux qui peuvent les faire
connaître mieux encore. En un mot, il indiqua les
expériences comme un nouveau moyen d' arriver à
la vérité ; et seul parmi les anciens, il pratiqua
constamment cet art qui, depuis, a fait presque
tous les succès et la gloire des modernes.
Dans le tems que ses compatriotes le croyaient
en démence, il était occupé de dissections
d' animaux. Pour étudier les procédés de
l' esprit, il avait jugé nécessaire d' en examiner
les instrumens. C' est dans l' organisation de
l' homme, comparée avec les fonctions de la vie,
avec les phénomènes moraux, qu' il cherchait la
solution des problêmes de méthaphysique : c' est
sur les facultés et les besoins qu' il établissait
les devoirs ou les règles de conduite. Dans
l' impossibilité de se procurer des

p18

cadavres humains, dont les préjugés publics
eussent fait regarder les dissections comme
d' horribles sacrilèges, il cherchait sur
d' autres espèces, et par analogie, des
connaissances qu' il ne lui était pas
permis de puiser directement à leur source.
Il jetait ainsi les premiers fondeens des
travaux qu' Erasistrate, Hérophile et Sérapion,
secondés par de plus heureuses circonstances,
poussèrent rapidement assez loin, quelque tems
après, mais qui semblent avoir été tout-à-fait
oubliés pendant plusieurs siècles, jusqu' à
ce qu' enfin les modernes leur aient donné
plus d' ensemble et de méthode.
Hippocrate, appelé par les abdéritains, pour
guérir Démocrite de sa prétendue folie,
le trouva disséquant des cerveaux d' animaux,
dans lesquels il s' efforçait de démêler les
mystères de la sensibilité physique, et de
reconnaître les organes et les causes qui
produisent la pensée. Ces deux sages
s' entretinrent de l' ordre général de l' univers,
et de celui du petit monde, ou de l' homme,
dont l' un et l' autre étaient presque également
occupés, quoique chacun le considérât plus
particulièrement sous le point de vue qui se
rapportait le plus à son objet principal. Dans
cette conversation. Démocrite

p19

paraît avoir senti mieux encore les étroites
connexions de l' état physique et de l' état
moral : et le médecin, en se retirant, jugea
que c' était aux abdéritains, mais non point
au prétendu malade, qu' il fallait administrer
l' ellébore.
Sur quelques résultats qui tiennent à tout ; sur
quelques vues isolées, mais qui supposent de
grands ensembles ; sur le caractère, le nombre et
la gloire de leurs élèves ou de leurs sectateurs,
on peut juger que Pythagore et Démocrite
furent des génies rares : mais, encore une fois,
on ne connaît point, par le détail, leurs travaux
et leurs opinions ; on ignore sur-tout quels
progrès la philosophie rationnelle fit entre
leurs mains. Une grande partie des ouvrages
d' Hippocrate nous ayant été conservée, nous
ne sommes pas tout-à-fait dans le même
embarras à son égard. Comme la médecine et la
philosophie, fondues ensemble dans ses écrits,
y sont absolument inséparables, on ne peut
écarter ce qui regarde l' une, quand on
parle de l' autre. Je prie donc qu' on me permette
quelques détails qui, je le redis encore,
pourront paraître ici tenir par trop de points
à la médecine, mais sans lesquels pourtant on ne
saurait faire entendre la méthode philosophique de
ce grand homme.

p20

Hippocrate n' eut pas seulement ses propres
observations à mettre en ordre : il était le
dix-septième médecin de sa race ; et de père
en fils, les faits observés par des hommes
pleins de sagacité, que la lecture des livres
ne pouvaient distraire de l' étude la nature,
avaient été successivement recueillis, entassés
et transmis comme un précieux héritage.
Hippocrate avait d' ailleurs voyagé dans
tous les pays où quelque ombre de civilisation
permettait de pénétrer : il avait copié les
histoires de maladies, suspendues aux colonnes
des temples d' Esculape et d' Apollon ; il
avait profité des observations faites et des
idées heureuses proposées par les ennemis même
de sa famille et de son école, les maîtres
de l' école de Cnide, qui ne savaient pas
voir comme lui dans les faits, mais qui cependant
avaient eu les occasions d' en rassembler un grand
nombre sur presque toutes les parties de l' art.
Ce fut donc après avoir fouillé dans tous les
recueils, après s' être enrichis des dépouilles
de ses prédécesseurs et de ses contemporains,
qu' Hippocrate se mit à observer lui-même.
Personne n' eut jamais plus de moyens de le faire
avec succès, puisque, dans le cours d' une longue
vie, il exerça constamment sa profession avec un
éclat dont il y

p21

a peu d' exemples. Dans ses épidémies, il
nous fait connaître l' esprit qui dirigeait
ses observations, et sa manière d' en tirer
des résultats généraux. Je ne considère point
dans ce moment cet ouvrage sous le point de
vue médical ; mais il est un vrai modèle
de méthode, et c' est par là qu' il se rapporte
bien véritablement à notre sujet.
Il est aisé de faire voir combien la manière dont
Hippocrate dirigeait et exécutait ses travaux,
est parfaitement appropriée à leur nature et
à leur but.
Ici, le but de ce grand homme était d' observer
les maladies qui régnaient dans une ville, ou
dans un territoire ; d' assigner ce qu' elles
avaient de commun, et ce qui pouvait les
distinguer entre elles ; de voir s' il ne serait
pas possible de trouver la raison de leur
dominance et de leurs retours, dans les
circonstances de l' exposition du sol, de
l' état de l' air, du caractère des différentes
saisons. Il sentait que toute vue générale qui
n' est pas un résultat précis des faits, n' est
qu' une pure hypothèse : il commença donc par
étudier les faits.
Dans chaque malade, il se développe une série
de phénomènes : ces phénomènes sont tout ce
qu' il y a d' évident et de sensible dans les
maladies. Hippocrate s' attache à les décrire
par ces coups de pinceau frappans, ineffaçables,
qui font mieux que reproduire la nature, car
ils en rapprochent et distinguent fortement
les traits caractéristiques. Chaque histoire
forme un tableau particulier : le

p22

sexe, l' âge, le tempérament, le régime, la
profession du malade, y sont notés avec soin. La
situation du lieu, son exposition, la nature de
ses productions, les travaux de ses habitans, sa
température, le tems de l' année, les changemens
que l' air a subis durant les saisons précédentes ;
telles sont les circonstances accessoires qu' il
rassemble autour de ses tableaux. De là naissent
des règles simples, sivant lesquelles les maladies
se divisent en générales et en particulières : et
l' influence de ces circonstances diverses sur
leur production, déterminée par des rapprochemens
et des combinaisons faciles, s' énonce par des
déductions immédiates et directes.
Je le répète encore : la médecine est identifiée
dans ses écrits avec les règles ou la pratique de
sa méthode ; on ne peut les séparer... mais je
parle à des hommes qui savent trop bien que dans
les méthodes se trouve renfermée, en quelque
sorte, toute la philosophie rationnelle de chaque
siècle et de chaque écrivain.
Les livres aphoristiques d' Hippocrate présentent
des résultats plus généraux encore. Pour être
exacts, il faut que ces résultats soient conformes,
non seulement aux observations d' Hippocrate, mais
à celles de tous les siècles et de tous le pays :
il faut que tous les faits qui sont, ou qui
pourront être recueillis, les confirment et leur
servent, pour ainsi dire, de commentaires.
C' est-là qu' il fondit ces

p23

immenses matériaux, qu' une tête aussi forte était
seule en état d' arranger et de réduire dans des
plans réguliers : et l' on voit clairement que ce ne
sont pas ceux de ses écrits dont il attendait le
moins de gloire.
Mais Hippocrate ne se contenta point de
pratiquer et d' écrire ; il forma des élèves,
il enseigna. La force et la grandeur du génie
se développent mieux dans les livres : mais
dans la perfection de l' enseignement, on voit
mieux aussi peut-être l' excellence, la lumière
et la sagesse de l' esprit. Pour instruire les
autres, il ne suffit pas d' être fort instruit
soi-même, il est nécessaire d' avoir beaucoup
réfléchi sur le développement des idées, d' en
bien connaître l' enchaînement naturel, afin de
savoir dans quel ordre elles doivent être
présentées, pour être saisies facilement et
laisser des traces durables : on a besoin
d' avoir étudié profondément l' art de les
rendre, afin d' en simplifier et d' en perfectionner
de plus en plus l' expression. Il semble
qu' Hippocrate fût déjà initié à tous les secrets
de la méthode analytique. Dans son école, les
élèves étaient entourés de tous les objets de
leurs études : c' est au lit des malades qu' ils
étudiaient les maladies ; c' est en voyant, en
goûtant, en préparant sans cesse les remèdes, en
observant les résultats de leurs différentes
applications, qu' ils acquéraient des notions
précises, et sur leurs qualités sensibles,
et sur leurs effets dans le corps humain.

p24

Ces premiers médecins avaient peu d' occasions
de cultiver la mémoire qui puise dans les
livres : à peine alors existait-il quelques
volumes. Mais, en revanche, ils exerçaient
beaucoup celle qui est le résultat des sensations.
Par là tous les objets de leurs études leur
devenaient infiniment plus propres ; ils
en avaient des idées plus nettes ; et leur
esprit, pensant plus par lui-même, devenait
aussi plus actif et plus fort.
Et qu' on ne s' imagine pas qu' Hippocrate, comme
la plupart des hommes d' un grand talent, ait
employé les procédés analytiques, sans savoir ce
qu' il faisait, poussé par la seule impulsion
d' un génie heureux. La lecture attentive de
plusieurs de ses ouvrages prouve qu' il avait
profondément médité sur les routes que l' esprit
doit suivre dans ses recherches, sur l' ordre
qu' il doit se tracer dans l' exposition de ses
travaux.
Les reproches qu' il fait aux auteurs des maximes
cnidiennes, annoncent un homme à qui l' art
d' enchaîner les vérités n' était pas moins
familier que celui de les découvrir ; également
en garde, et contre ces vues précipitées, qui
généralisent sur des données insuffisantes, et
contre cette impuissance de l' esprit qui, ne
sachant pas apercevoir les rapports, se traîne
éternellement sur des individualités sans
résultats. Qui jamais mieux que lui sut
appliquer aux différentes parties de son
art, ces règles générales de raisonnement, cette

p25

métaphysique supérieure qui embrasse et tous les
arts et toutes les sciences ? (car elle n' en
existait pas moins déjà pour ceux qui savaient
la mettre en pratique, quoi qu' elle n' eût point
encore de nom particulier.) quel autre écrivain,
sortant de la sphère de ses travaux, jeta plus
souvent ou sur les lois de la nature en
elles-mêmes, ou sur les moyens par lesquels
on peut les faire servir aux besoins de
l' homme, quelques-uns de ces coup-d' oeils
qui rapprochent les objets les plus distans,
parce qu' ils partent de haut et de loin ? Enfin
ne semble-t-il pas avoir fait, en deux mots à sa
manière, l' histoire de la pensée, dans cette
phrase des paraggliai ? " il faut déduire
les règles de pratique,
" non d' une suite de raisonnemens antérieurs,
" quelque probables qu' ils puissent être, mais de
" l' expérience dirigée par la raison. Le jugement
" est une espèce de mémoire qui rassemble et met
" en ordre toutes les impressions reçues par les sens :
" car, avant que la pensée se reproduise, les sens
" ont éprouvé tout ce qui doit la former ; et ce
" sont eux qui en font parvenir les matériaux à
" l' entendement. "
le mot si répété par l' école des analystes
modernes, il n' y a rien dans l' esprit qui
n' ait passé par les sens,
est célèbre
sans doute à juste titre :

p26

l' exactitude et la briéveté de l' expression n' en
sont pas moins remarquables que l' idée elle-même,
et l' époque dont elle date. Mais Aristote
énonce un résultat, tandis qu' Hippocrate
fait un tableau ; et ce tableau date d' une
époque antérieure encore. Nous ne dirons cependant
pas que l' un soit l' inventeur, et l' autre
le copiste. Aristote fut sans doute un des
esprits les plus éminens, une des têtes les
plus fortes ; et ses créations métaphysiques
portent, il faut en convenir, un tout autre
caractère que celles de ses prédécesseurs. C' est
à lui qu' on doit la première analyse complète et
régulière du raisonnement. Il entreprit d' en
déterminer les procédés par des formules
mécaniques en quelque sorte : et s' il était
remonté jusqu' à la formation des signes,
s' il avait connu leur influence sur celle même des
idées, peut-être aurait-il laissé peu de chose
à faire à ses successeurs.
La manière heureuse et profonde dont il traça
les règles de l' éloquence, de la poésie et des
beaux arts en général, devait donner beaucoup de
poids à sa philosophie rationnelle : on en
voyait l' application faite à des objets où tout
le monde

p27

pouvait juger et sentir leur justesse. Il était
difficile de ne pas s' apercevoir que, si
l' artiste produit ce que le philosophe voudrait
en vain répéter, le philosophe découvre souvent
dans les travaux de l' artiste, ce que celui-ci
n' y soupçonne pas. L' histoire des animaux,
dont Buffon lui-même n' a point fait oublier
les admirables peintures, nous dévoile le secret
de ce beau génie. On le sent avec évidence :
c' est dans l' étude des faits physiques,
qu' Aristote avait acquis cette fermeté de vue
qui le caractérise, et puisé ces notions
fondamentales de l' économie vivante, sur
lesquelles sont établies et sa méthaphysique
et sa morale. Aucune partie des sciences
naturelles ne lui était étrangère : mais
l' anatomie et la physiologie, telles qu' elles
existaient alors, l' avaient particulièrement
occupé.
épicure ressuscita la philosophie de
Démocrite : il en développa les principes ; il
en agrandit les vues ; et il fonda la morale
sur la nature physique de l' homme. Mais le
malheur qu' il eut de se servir d' un mot
qui pouvait être pris dans un mauvais sens,
déshonora sa doctrine aux yeux de beaucoup
de personnages plus estimables qu' éclairés, et
l' altéra même, à la longue, dans l' esprit, et
peut être même dans la conduite de plusieurs de
ses sectateurs.
Pour suivre les progrès de l' art du raisonnement,
il faut passer tout d' un coup d' Aristote à
Bacon. Après quelques beaux jours, qui
n' étaient,

p28

à proprement parler, que l' aurore de la
philosophie, les grecs tombèrent dans des
subtilités misérables. Aristote, malgré tout
son génie, y contribua beaucoup ; Platon encore
davantage. Les rêves de Platon, qui tendaient
éminemment à l' enthousiasme, s' alliaient mieux
avec un fanatisme ignorant et sombre : aussi
les premiers nazaréens se hâtèrent-ils de fondre
leurs croyances avec le platonisme, qu' ils
trouvaient établi presque par-tout. Le péripatétisme
exigeait des esprits plus cultivés. Pour devenir
subtil, il faut y mettre un peu du sien : pour
être enthousiaste, il suffit d' écouter et de croire.
Les doctrines d' Aristote ne reparurent que du
tems des arabes, qui les portèrent en Espagne
avec leurs livres ; de là, elles se répandirent
dans tout le reste de l' Europe.
Ce qu' Aristote contient de sage et d' utile avait
disparu dans ses commentateurs. Son nom régnait
dans les écoles : mais sa philosophie, défigurée par
l' obscurité dont il s' était enveloppé lui-même
(et quelquefois à dessein) par les méprises des
copistes, par les erreurs inévitables des premières
traductions, par les absurdités que chaque
nouveau maître ne manquait guère d' y ajouter,
était entièrement

p29

méconnaissable ; il n' en restait que les
divisions subtiles et les formes syllogistiques.
Bacon vient tout à coup, au milieu des ténèbres
et des cris barbares de l' école, ouvrir de
nouvelles routes à l' esprit humain : il indique
de nouveaux moyens d' arracher ses secrets à la
nature ; il trouve de nouvelles méthodes pour
développer, fortifier et diriger l' entendement.
Sa tête vaste avait embrassé toutes les parties
des sciences. Il connaissait les faits sur
lesquels elles reposent, et que la suite
des siècles avait recueillis : il fut assez
heureux pour grossir lui-même ce recueil, d' un
assez grand nombre d' expériences entièrement
neuves. Mais il s' occupa, d' une manière particulière,
de la physique animale. Dans le petit écrit
intitulé, historia vitae et mortis, on
rencontre une foule d' observations profondes
qui lui appartiennent ; et dans le grand
ouvrage de augmentis scientiarum, il y a
quelques chapitres sur la médecine, qui
contiennent peut être ce qu' on a dit de meilleur
sur sa réforme et son perfectionnement.
Une constitution délicate lui avait donné les
moyens d' observer plus en détail, et de sentir
plus directement les relations intimes du physique
et du moral. Il ne s' occupe pas avec moins de
soin, de l' art de prolonger la vie, de conserver la
santé, de donner aux organes cette sensibilité
fine, qui multiplie les impressions, et de
maintenir entre eux cet équilibre qui règle les
idées, que de perfectionner

p30

ces mêmes idées par les moyens moraux de
l' instruction et des habitudes. En même tems
qu' il assigne et classe les sources de nos erreurs,
qu' il enseigne comment il faut passer des faits
particuliers aux résultats généraux, appliquer
ces résultats à de nouveaux faits, pour aller
à des généralités plus étendues encore ; en
même tems qu' il fait voir pourquoi les formes
syllogistiques ne conduisent point à la vérité,
si les mots dont on se sert n' ont pas une
détermination précise, et qu' il crée, comme
il le dit lui-même, un nouvel instrument
pour les opérations intellectuelles, on le voit
sans cesse occupé de diétique et de médecine, sous
le rapport de l' influence que les maladies et la
santé, tel genre d' alimens, ou tel état des
organes, peuvent avoir sur les idées et sur les
passions.
Les erreurs de Descartes ne doivent pas faire
oublier les immortels services qu' il a rendus aux
sciences et à la raison humaine. Il n' a pas toujours
atteint le but ; mais il a souvent tracé la
route. Personne n' ignore qu' en appliquant
l' algèbre au calcul des courbes, il a fait changer
de face à la géométrie : et ses écrits, purement
philosophiques ou moraux, sont pleins de vues
d' une grande justesse, autant que d' une grande
profondeur. On sait aussi qu' il passa une partie
de sa vie à disséquer. Il croyait que le secret
de la pensée était caché dans l' organisation des
nerfs et du cerveau ; il osa même, et sans doute
il eut tort en cela,

p31

déterminer le siége de l' ame : mais il était
persuadé que les observations physiologiques
peuvent seules faire connaître les lois qui la
régissent ; et, sur ce dernier point, il avait
bien raison. " si
" l' espèce humaine peut être perfectionnée, c' est,
" dit-il, dans la médecine qu' il faut en chercher
" les moyens. "
on peut regarder Hobbes comme l' élève de
Bacon. Mais Hobbes avait plus médité que lu : il
était entièrement étranger à plusieurs parties des
sciences, et ne paraissait guère pouvoir suivre son
maître que dans les matières de pur raisonnement.
Mais par une classification extrêmement
méthodique, et par une précision de langage que
peut-être aucun écrivain n' a jamais égalée, il
rendit plus sensibles et plus correctes, il
agrandit même et lia par de nouveaux rapports,
les idées qu' il avait empruntées de lui. Sans
doute l' un des plus grands sujets d' étonnement,
est de voir à quels sophismes misérables sur les
plus grandes questions politiques, cette forte
tête put se laisser entraîner, en partant de
principes si solides et se servant d' un
instrument si parfait : et cet exemple du trouble
et de l' incertitude que l' aspect des grandes
calamités publiques peut faire naître dans les
meilleurs esprits, devrait bien n' être pas perdu
pour nous dans ce moment.
Depuis Bacon jusqu' à Locke, la théorie de
l' entendement n' avait donc pas fait tous les
progrès

p32

qu' on pouvait attendre. Mais Locke s' empare de
l' axiome d' Aristote, des idées de Bacon sur le
syllogisme. Il remonte à la véritable source
des idées ; il la trouve dans les sensations : il
remonte à la véritable source des erreurs ; il la
trouve dans l' emploi vicieux des mots. Sentir avec
attention ; représenter ce qu' on a senti par des
expressions bien déterminées ; enchaîner dans leur
ordre naturel, les résultats des sensations : tel
est, en peu de mots, son art de penser. Il faut
observer que Locke était médecin ; et c' est par
l' étude de l' homme physique, qu' il avait préludé
à ses découvertes dans la métaphysique, la morale
et l' art social.
Parmi ses successeurs, ses admirateurs, ses
disciples, celui qui paraît avoir eu le plus
de force de tête, quoiqu' il n' ait pas été
l' esprit le plus lumineux, quoique même on puisse
lui reprocher des erreurs, Charles Bonnet fut
un grand naturaliste autant qu' un grand
métaphysicien. Il a fait plusieurs applications
directes de ses connaissances anatomiques à la
psychologie ; et si, dans ces applications,
il n' a pas été toujours également heureux,
il a du moins fait sentir plus nettement cette
étroite connexion entre les connaissances relatives
à la structure des organes, et celles qui se
rapportent aux opérations les plus nobles
qu' ils exécutent.
Enfin notre admiration pour l' esprit sage, étendu,
profond d' Helvétius, pour la raison lumineuse et
la méthode parfaite de Condillac, ne nous
empêchera

p33

pas de reconnaître qu' ils ont manqué l' un et
l' autre de connaissances physiologiques, dont
leurs ouvrages auraient pu profiter utilement.
S' ils eussent mieux connu l' économie animale,
le premier aurait-il pu soutenir le système de
l' égalité des esprits ? Le second n' aurait-il
pas senti que l' ame, telle qu' il l' envisage,
est une faculté, mais non pas un être ;
et que, si c' est un être, à ce titre elle ne
saurait avoir plusieurs des qualités qu' il lui
attribue ?
Tel est le tableau rapide des progrès de
l' analyse rationnelle. On y voit déjà clairement
un rapport bien remarquable entre les progrès
des sciences philosophiques et morales, et ceux
de la physiologie, ou de la science physique
de l' homme : mais ce rapport se retrouve encore
bien mieux dans la nature même des choses.
Iii.
La sensibilité physique est le dernier terme
auquel on arrive dans l' étude des phénomènes de la
vie, et dans la recherche méthodique de leur
véritable enchaînement : c' est aussi le dernier
résultat, ou, suivant la manière commune de parler,
le principe le plus général que fournit l' analyse
des facultés intellectuelles et des affections de
l' ame. Ainsi donc, le physique et le moral se
confondent à leur source ; ou, pour mieux dire,
le moral n' est

p34

que le physique considéré sous certains points de
vue plus particuliers.
Si l' on croyait que cette proposition demande
plus de développement, il suffirait d' observer que
la vie est une suite de mouvemens qui s' exécutent
en vertu des impressions reçues par les différens
organes ; que les opérations de l' ame ou de
l' esprit résultent aussi des mouvemens exécutés
par l' organe cérébral ; et ses mouvemens
d' impressions, ou reçues et transmises par
les extrémités sentantes des nerfs dans les
différentes parties, ou réveillées
dans cet organe par des moyens qui paraissent
agir immédiatement sur lui.
Sans la sensibilité, nous ne serions point avertis
de la présence des objets extérieurs ; nous
n' aurions même aucun moyen d' apercevoir notre
propre existence, ou plutôt nous n' existerions
pas. Mais du moment que nous sentons, nous
sommes. Et lorsque, par les sensations comparées
qu' un même objet fait éprouver à nos différens
organes ou plutôt par les résistances qu' il
oppose à notre volonté, nous avons pu nous
assurer que la cause de ces sensations
réside hors de nous, déjà nous avons une idée de
ce qui n' est point nous-mêmes : c' est là notre
premier pas dans l' étude de la nature.
Si nous n' éprouvions qu' une seule sensation, nous
n' aurions qu' une seule idée ; et si à cette
sensation, était liée une détermination de la
volonté, dont l' effet fût empêché par une
résistance, nous saurions

p35

qu' indépendamment de nous, il existe quelque
chose ; nous ne pourrions savoir rien de plus.
Mais comme nos sensations diffèrent entre elles,
et qu' en outre lesdifférences de celles reçues
dans un organe, correspondent, suivant des lois
constantes, aux différences de celles reçues
dans un autre, ou dans plusieurs autres, nous
sommes assurés qu' il règne entre les causes
extérieures, du moins relativement à nous,
la même diversité qu' entre nos sensations : je
dis relativement à nous ; car puisque nos idées
ne sont que le résultat de nos sensations
comparées, il ne peut y avoir que des vérités
relatives à la manière générale de sentir
de la nature humaine ; et la prétention de
connaître l' essence même des choses est d' une
absurdité que la plus légère attention fait
apercevoir avec évidence. Pour le dire en passant,
il s' ensuit encore de là qu' il n' existe pour nous
de causes extérieures que celles qui peuvent agir
sur nos sens, et que tout objet auquel nous ne
saurions appliquer nos facultés de sentir,
doit être exclu de ceux de nos recherches.
Mais les impressions que font sur nous les
mêmes objets, n' ont pas toujours le même
degré d' intensité, ne sont pas toujours
aussi durables. Tantôt elles glissent sans
presque exciter l' attention ; tantôt elles
la captivent avec une force irrésistible, et
laissent après elles des traces profondes.
Certainement les hommes ne se ressemblent point
par la manière de sentir : l' âge, le sexe,
le tempérament, les maladies,

p36

mettent entre eux de notables différences,
et dans le même homme, les diverses impressions
ont, suivant leur nature et suivant beaucoup
d' autres circonstances accessoires, un degré
très-inégal de force, ou de vivacité. Cela posé,
l' on voit que certaines idées doivent tour-à-tour,
ou ne pas naître, ou devenir dominantes : qu' une
personne peut être frappée, saisie, maîtrisée,
par des impressions que l' autre remarque à
peine, ou ne sent même pas : que l' image
des objets disparaît quelquefois au premier
souffle, comme les figures tracées sur le
sable, d' autrefois acquiert un caractère de
persistance, et, pour ainsi dire, d' obstination,
qui peut aller jusqu' à rendre sa présence
dans la mémoire incommode et pénible : que de
ces impressions, si peu semblables chez les
divers individus, doivent résulter des tournures
très-diverses d' esprit et d' ame : et que
de l' association, ou de la comparaison chez
le même homme, d' impressions inégales dans les
diverses circonstances, doivent résulter
également des idées, des raisonnemens, des
déterminations très-variables, qui ne permettent
pas de leur assigner de type fixe ou constant,
et sur-tout de type commun à tout le genre humain.
Non seulement la manière de sentir est
différente chez les hommes, à raison de leur
organisation primitive et des autres circonstances
de l' âge et du sexe, exclusivement dépendantes
de la nature ; mais elle est modifiée
puissamment par le

p37

climat, dont l' homme n' est pas toujours dans
l' impossibilité de diriger l' influence ; elle
l' est aussi par le régime, le caractère,
ou l' ordre des travaux ; en un mot, par
l' ensemble des habitudes physiques, qui le
plus souvent peuvent être soumises à des plans
raisonnés : et la médecine, en faisant
connaître les maladies qui changent
particulièrement l' état de la sensibilité, et
déterminant quels sont les remèdes dont l' action
peut la ramener à l' ordre naturel, fournit un
grand moyen de plus, d' agir sur l' origine même
des sensations.
C' est sous ce point de vue que l' étude physique
de l' homme est principalement intéressante ; c' est
là que le philosophe, le moraliste, le législateur,
doivent fixer leurs regards, et qu' ils peuvent
trouver à la fois et des lumières nouvelles
sur la nature humaine, et des vues fondamentales
sur son perfectionnement.
Attachés sans relâche à l' observation de la
nature, les anciens remarquèrent bientôt cette
correspondance de certains états physiques avec
certaines tournures d' idées, avec certains
penchans du caractère. Galien, dans sa
classification des tempéramens, voulut en
rapporter les lois à des points fixes. Hippocrate
en avait déjà donné le premier aperçu par sa
doctrine des élémens. Dans le traité des eaux,
des airs et des lieux,
il avait examiné
l' influence de ces trois causes réunies sur
le naturel des individus et sur les moeurs des
nations :

p38

il l' avait fait en philosophe autant qu' en
médecin. Les modernes qui ont traité les mêmes
sujets se sont presque bornés à copier ces deux
grands hommes. Ce qu' ils ont hasardé,
relativement au point de vue moral de la
diététique, porte plutôt l' empreinte de l' esprit
d' hypothèse que celle d' une sage observation. Mais
il n' en reste pas moins évident que les anciens
nous avaient mis sur la route de la vérité : et
s' ils ne l' ont pas toujours dégagée des
obscurités, ou des erreurs qui l' embarrassent,
c' est qu' ils manquaient des faits nécessaires pour
cela.
Pour prendre un exemple, suivons-les dans leur
tableau des tempéramens.
Iv.
Les anciens, dis-je, avaient remarqué qu' à telles
apparences extérieures, c' est-à-dire, à telle
physionomie, taille, proportion des membres,
couleur de la peau, habitude du corps, état
des vaisseaux sanguins, correspondaient assez
constamment telles dispositions de l' esprit,
ou telles passions particulières. Je me borne
aux traits principaux, me réservant de traiter
ailleurs ce sujet plus en détail, et d' après
des considérations qui me paraissent plus exactes.
Dans l' esquisse suivante, les trois tableaux,
1) de l' état physique, 2) du caratère des idées,
3) des

p39

affections et des penchans, vont toujours marcher
de front et se rapporter les uns aux autres,
suivant certaines lois fixes. C' est par là que la
doctrine des tempéramens est étroitement liée à
toutes les études psychologiques.
Ainsi donc, les anciens avaient vu que les
hommes d' une taille et d' un embonpoint médiocre
avec des membres bien proportionnés, un visage
riant et fleuri, des yeux vifs, des cheveux
châtains, une peau souple et molle, un pouls
ondoyant et facile, des mouvemens libres, lestes,
déterminés, mais sans violence, jouissent, dans
les opérations intérieures de leur esprit, de la
même aisance, de la même liberté ; que leurs
affections, aimables et riantes comme leur
physionomie, en font des hommes de plaisir et d' un
commerce agréable. Dans ces sujets, des nerfs
toujours épanouis rendent les impressions vives
et rapides : mais cette promptitude même, et la
facilité singulière avec laquelle toutes les parties
du système communiquent entre elles, font que les
mouvemens se calment aussi facilement qu' ils sont
excités. Il y a donc peu de constance et de suite
dans les déterminations physiques ; il n' y en a
pas davantage dans les sensations dont elles
dépendent. Par la même raison, les maladies ont
chez eux le même caractère d' instabilité : elles
se forment et se montrent tout-à-coup ; elles
se terminent promptement. Leurs maladies
morales, leurs passions,

p40

leurs chagrins, n' ont pas des racines plus
profondes. Leurs passions sont vives,
instantanées, quelquefois impétueuses ; mais
bientôt elles s' appaisent et s' éteignent. Le
chagrin, auquel l' habitude du plaisir et du
bonheur les rend plus sensibles, et que,
pour cela même, ils écartent avec grand
soin, s' empare vivement de leurs ames
mobiles : mais ses traces y sont peu durables.
On peut compter sur une bienveillance habituelle
de leur part : il ne faut pas en attendre
des procédés suivis et constans, un système
de conduite que les occasions de plaisir ne
puissent jamais distraire, que les obstacles
ne rebutent pas. Ils sont propres aux travaux
d' imagination, sur-tout à ceux qui ne
demandent que des impressions heureuses, et ce
degré d' attention à leurs circonstances et à
leurs effets, qui devient un plaisir de plus.
Tout ce qui exige une grande et forte méditation,
beaucoup de soin et d' opiniâtreté, ne saurait
leur convenir ; ils en sont entièrement
incapables.
D' autres hommes, avec une physionomie plus
hardie et plus prononcée, des yeux étincelans,
un visage sec et souvent jaune, des cheveux d' un
noir de jais, quelquefois crépus, une charpente
forte, mais sans embonpoint ; des muscles
vigoureux, mais d' une apparence grêle ; en tout,
un corps maigre et des os saillans ; un pouls
fort, brusque, dur : ces hommes, dis-je,
montrent une grande capacité de conception,
reçoivent et combinent

p41

avec promptitude beaucoup d' impressions
diverses, sont entraînés incessamment par le
torrent de leur imagination, ou de leurs
passions. Des talens rares, de grands travaux,
de grandes erreurs, de grandes fautes, quelquefois
de grands crimes ; tel est l' apanage de ces êtres
ou sublimes, ou dangereux. Ils veulent tout
emporter par la force, la violence, l' impétuosité :
mais leur imagination, qui les promène sans
cesse d' objets en objets, de plans en plans,
ne leur permet guère d' exécuter avec patience
et dans le détail, ce qu' ils conçoivent avec
audace et dans l' ensemble. Ils ne sont pas
incapables d' opiniâtreté ; mais ils ne la
montrent que lorsqu' il s' agit de vaincre de
grandes et fortes résistances. D' ailleurs,
aussi mobiles que les précédens, ils le
paraissent davantage : leurs changemens
brusques ont en effet quelque chose de bien
plus frappant ; car leur vie entière étant
un état de passion, ce qu' ils rebutent aujourd' hui
avec dégoût, ils l' avaient embrassé hier avec
transport. Ils sont ordinairement grands mangeurs
et portés à tous les excès. Leurs maladies ont un
caractère singulier de véhémence : elles se
rapportent presque toutes à la classe des plus
aigues, changent brusquement de face, et se
terminent ou par une mort prompte, ou par des
crises précipitées.
Il est au contraire des hommes dont la
complexion lâche et molle, la physionomie
tranquille

p42

et presque insignifiante, les cheveux plats et
sans couleur, les yeux ternes, les muscles
faibles, quoique volumineux, le corps chargé
d' embonpoint, les mouvemens tardifs et mesurés,
le pouls lent, petit, incertain, disparaissant
sous le doigt, annoncent des dispositions
physiques entièrement opposées à celles que nous
venons de décrire. Leurs sensations sont peu vives
et peu profondes ; leurs idées peu nombreuses et
peu rapides, mais, par cette raison même, assez
nettes ; leurs affections paisibles et douces,
mais sans énergie. Ils mangent peu, digèrent
lentement, dorment beaucoup, ne cherchent que le
repos. Leurs maladies sont catarrales et
muqueuses. Ordinairement la nature n' y
fait que des efforts incomplets ; et l' on n' y
rencontre point de vraies solutions critiques. Le
même génie semble présider aux travaux de ces
hommes. Ceux qui demandent de l' activité, de la
hardiesse, de la promptitude, de grands efforts,
les effraient et les rebutent : ils se plaisent
et réussissent à ceux qui peuvent se faire à
loisir et tranquillement, où l' attention et la
patience tiennent lieu de tout. Leurs qualités
morales répondent à leur constitution,
à leurs habitudes physiques, à leurs penchans
directs. Ils ont un esprit sage, un caractère
sûr, une conduite modérée, des opinions et des
goûts qui se plient facilement à ceux d' autrui. En
un mot, leurs idées, leurs sentimens, leurs
vertus, leurs vices, ont un caractère de
médiocrité qui,

p43

malgré l' indolence naturelle de ces individus,
les rend extrêmement propres aux affaires de la
vie : de sorte que, sans se donner beaucoup de
mouvement pour rechercher les hommes, ils en
deviennent bientôt naturellement les guides,
les conseils, et finissent souvent par les
gouverner avec une autorité que des qualités plus
brillantes, ou plus prononcées donnent quelquefois,
mais ne permettent guère de conserver
longtems.
Enfin, il est des hommes qui semblent presque
également étrangers aux différentes formes
extérieures et aux habitudes dont nous venons de
marquer les traits distinctifs. Leur physionomie
est triste, leur visage pâle, leurs yeux enfoncés
et pleins d' un feu sombre, leurs cheveux noirs
et plats, leur taille haute, mais grêle, leur
corps maigre et presque décharné, leurs
extrémités longues. Ils ont le pouls petit,
tardif, dur : ils sont sujets à des maladies
opiniâtres, dont les crises se font avec peine,
après de longs tâtonnemens de la nature. Tous
leurs mouvemens portent un caractère de lenteur
et de circonspection. Ils marchent courbés et à
petits pas qu' ils ont l' air d' étudier
soigneusement ; leur regard a quelque chose
d' inquiet ou de timide. Ils fuient les hommes,
dont la présence agit sur eux d' une manière
incommode : ils cherchent la solitude, qui les
soulage de ces impressions pénibles. Cependant leur
physionomie porte l' empreinte d' une sensibilité qui

p44

intéresse ; et leurs manières ont un certain
charme, auquel, peut être, je ne sais quel
commencement de compassion donne encore
plus d' empire.
Ces hommes, dont l' aspect est celui de la
faiblesse, sont d' une force de corps
remarquable : ils supportent les travaux
les plus longs et les plus fatiguans ;
ils y mettent une patience, une opiniâtreté
sans égales. Leurs impressions ne sont, en
général, ni multipliées, ni rapides : mais
elles ont une profondeur, une ténacité,
qui font qu' ils ne peuvent s' y soustraire ;
et voilà pourquoi elles deviennent confuses,
importunes, pour peu qu' elles se pressent
et se multiplient ; voilà pourquoi ils
veulent toujours se retirer à l' écart, pour
s' en occuper tranquillement, pour les méditer
en liberté : de là, vient aussi cette force
singulière de mémoire qui leur est propre.
Leurs idées sont l' ouvrage de la méditation ;
elles en portent l' empreinte. Ils retournent
un sujet de toutes les manières, et finissent
par y trouver ou des faits, ou des rapports
nouveaux : mais ils en trouvent souvent de
chimériques ; c' est parmi eux que sont les plus
grands visionnaires ; et comme ils ont médité
soigneusement, ils ont beaucoup de peine
à revenir de leurs erreurs. Leur langage
est plein de force et d' imagination ; c' est
celui d' hommes persuadés : ils y portent
souvent des expressions neuves et des formes
originales. Ils sont propres à beaucoup
de choses, mais rarement à ce

p45

qui demande de la promptitude et de la
détermination dans l' esprit ; d' ailleurs
d' une défiance d' eux-mêmes, qui ne nuit
pas seulement à leurs succès dans le monde,
mais encore à la perfection même, et sur-tout
à l' utilité de leurs travaux.
Quant à leurs passions, elles ont un caractère
de durée, et, pour ainsi dire, d' éternité, qui
les rend tour-à-tour très-intéressans,
et très-redoutables. Amis constans, ils sont
implacables ennemis. Leur timidité naturelle
les rend soupçonneux ; leur défiance
d' eux-mêmes les rend jaloux. Ces deux
dispositions se trouvent singulièrement
aggravées par une imagination qui retient
obstinément et combine sans cesse les
impressions les plus légères en apparence,
et pour qui les moindres choses sont
des événemens : et lorsque la réflexion, qui
les porte aux habitudes d' ordre et de règle,
ne donne pas une bonne direction à leur
sensibilité, ne les rend pas et meilleurs,
et plus moraux, elle en fait souvent des
êtres d' autant plus dangereux, que la
nature leur a donné de grands moyens d' agir
sur les hommes, notamment cette persévérance
opiniâtre avec laquelle ils usent, pour ainsi
dire, les résistances que la force tenterait
vainement de briser.
Les anciens, dont l' esprit méditatif cherchait à
systématiser toutes les connaissances, avaient
cru voir dans le corps humain quatre humeurs
primitives, qui, par leur mélange, forment
toutes les

p46

autres, et, par leur dominance respective,
déterminent particulièrement l' état et les
habitudes des différens organes. Ils rapportaient
chacun des tempéramens principaux à l' une
de ces humeurs. Ils avaient cru voir aussi
des analogies frappantes entre chacune d' elles
et chacune des quatre saisons de l' année,
et, par suite, entre les saisons et les
tempéramens. Enfin, ils avaient constaté que
certains tempéramens sont plus communs, ou
plus rares dans certains climats : et pour
rendre leur système plus brillant et plus
complet, ils avaient pensé que les différens
âges pouvaient venir s' y ranger dans
le même ordre, chacun à côté de l' humeur ou du
tempérament qui lui correspond ; ce qui faisait,
en quelque sorte, passer successivement
tous les individus par les diverses habitudes
physiques, en même tems que par les diverses
époques de la vie.
Voilà, sur ce sujet, leur doctrine en peu de
mots. On sent bien qu' elle demande beaucoup
d' explications et de modifications : ils
le sentaient eux-mêmes. Ils n' ont pas prétendu
tracer des modèles dont l' observation
journalière offrît les copies

p47

exactes. Dans la nature, les tempéramens se
combinent et se mitigent de cent manières
différentes. On n' en rencontre presque point
qui soient exempts de mélange. Les anciens
l' ont reconnu, l' ont déclaré formellement ;
ils ont même tracé les caractères des
genres principaux qui devaient naître de
ces combinaisons. Ils appelaient tempérament
tempéré
par excellence, celui qui se forme
des quatre, mêlés, pour ainsi dire, à parties
égales. C' est le meilleur de tous ; rien
n' y domine : mais c' est encore un type abstrait
qui n' existe pas dans la nature. Les autres
tempéramens tempérés, les seuls
véritablement existans, sont d' autant plus
parfaits, qu' ils se rapprochent davantage de
celui-là. Les hommes les plus sages et les
plus excellens appartiennent à cette grande
classe.
Mais il faut convenir qu' en quittant les
généralités, les anciens se sont ici perdus
dans des visions.
V.
Les modernes ont ajouté quelque chose à cette
doctrine ; ils en ont écarté des vues erronées ;
ils ont entrevu qu' il était possible de lui
donner des bases plus solides et plus conformes
à l' état actuel des lumières.
Qu' on me permette quelques réflexions à cet
égard : elles sont nécessaires à la suite et
à l' ordre des idées que nous parcourons.

p48

D' abord, on a dit que cette division des
tempéramens primitifs en quatre, était
absolument arbitraire ; qu' il pouvait y en
avoir, qu' il y en avait même quelques-uns
de plus dans la nature. Par exemple, les
sujets musculeux et robustes (musculosi
quadrati),
chez qui les forces sensitives
et les forces motrices sont plus parfaitement
en équilibre, chez qui nulle espèce d' habitude
physique n' est dominante, ne paraissent guère
pouvoir se rapporter à aucun chef de l' ancienne
classification : ils forment véritablement
une classe à part. C' est Haller qui a fait
cette observation ; elle est juste.
En second lieu, on a révoqué fortement en doute
cette dominance de certaines humeurs, dans les
différentes constitutions : on est allé même
jusqu' à nier l' existence de l' une de ces
humeurs, dont l' anatomie n' a jamais pu découvrir
la source, et qui ne se montrant que dans les
états de maladie, semble être plutôt le
résultat d' une dégénération, qu' une production
régulière de la nature.
Troisièmement, en revenant sur l' histoire des
maladies et des penchans propres à chaque âge,
on a vu clairement que ce n' était pas dans
l' absence, ou la présence de telle ou de telle
humeur, dans sa prépondérance, ou sa
subordination relativement aux autres,
qu' on pouvait trouver la raison de ces
divers phénomènes et de leur ordre de succession.
Mais la proportion des fluides et des solides
n' est pas uniforme dans l' enfance et dans
l' âge mûr,

p49

dans l' âge mûr et dans la vieillesse : or,
comme la même différence se rencontre dans
les divers tempéramens, il est naturel de
penser que cette circonstance y joue un rôle
principal.
On n' a pas eu de peine à remarquer en outre,
que, dans chaque âge, les humeurs ont une
direction particulière ; que les mouvemens
tendent spécialement vers tel, ou tel organe ;
que non seulement les organes ne se développent
pas tous aux mêmes époques, mais qu' à
développement d' ailleurs égal, ils deviennent
successivement des centres particuliers
de sensibilité, des foyers nouveaux d' action
et de réaction ; et que les phénomènes qui
accompagnent et caractérisent ces déplacemens
successifs des forces sensitives, ont lieu dans
un ordre qui se rapporte entièrement à celui des
idées, des sentimens, des habitudes, en
un mot à l' état des facultés intellectuelles
et morales.
Cette considération devait conduire directement
à une autre vue, qui n' a cependant encore été
que soupçonnée.
Quelques observateurs se sont aperçus que les
différens systèmes d' organes n' ont pas le même
degré de force, ou d' influence chez les divers
sujets : chaque personne a son organe fort et
son organe faible. Chez les uns, le système
musculaire semble tout attirer à lui : chez
d' autres le système cérébral et nerveux joue
le principal rôle ; c' est-à-dire, que
les forces sensitives et les forces motrices
ne sont

p50

pas toujours dans les mêmes rapports. De là
résultent des différences notables dans les
dispositions purement physiques ; de là
résultent aussi des différences analogues
dans l' état moral. Les médecins penseurs,
à qui cette remarque appartient, se sont
hatés d' en faire l' application à la pratique
de leur art : mais ils n' ont pas négligé
totalement les inductions que la philosophie
rationnelle et la morale peuvent en tirer.
Zimmermann a traité la partie médicale
de ce sujet, avec quelque étendue, dans son
ouvrage, von der erfahrung in arzneykunst
(de l' expérience en médecine). Il a fait voir
que la connaissance de cette force, ou de cette
faiblesse relative des organes était
extrêmement importante pour la détermination
des plans de traitement : et il a tracé
des règles pour arriver à cette connaissance,
par des signes évidens et sensibles, ou par
des faits qui s' offrent d' eux-mêmes à
l' observation.
Je trouve dans des notes isolées, que j' ai
recueillies sous Dubreuil, en suivant avec lui
ses malades, un passage qui me semble se
rapporter parfaitement au sujet que nous examinons.
C' est Dubreuil qui parle.
" cette justesse de raison, cette sagacité froide
" qui, d' après l' ensemble des données, sait tirer les
" résultats avec précision, ne suffit pas au médecin :
" il lui faut encore cette espèce d' instinct qui
" devine dans un malade la manière dont il est
affecté. Etc. "

p52

ce qui suit dans cette note, est relatif aux
considérations particulières qu' exige le
traitement de la même fièvre aiguë dans ces
trois sujets : les vues en sont purement
médicales, et je ne crois pas devoir les
rapporter.
Voilà ce que pensait un homme qui réunissait
à toutes les lumières de son art, la plus
haute philosophie et l' esprit d' observation
le plus exact : homme précieux sous tous les
rapports, qui, enlevé subitement, au milieu
de sa carrière, à la science, à ses amis,
à l' humanité, n' avait eu, dans le cours
d' une pratique immense, le tems de rien écrire,
et dont la gloire n' existe que dans le souvenir
des hommes qui l' ont connu, et des malades
qui doivent la vie à ses soins.
Ces idées, dis-je, et celles de Zimmermann,
devaient mener immédiatement à une autre vue,
qui paraît n' avoir pas été tout-à-fait
étrangère à Bordeu : c' est que la différence
des tempéramens dépend sur-tout de celle des
centres de sensibilité, des rapports
de force, ou de faiblesse, et des communications
sympathiques de divers organes. On sent
bien que je ne puis qu' indiquer ici cette vue
importante, qui se lie à tous les principes
fondamentaux de l' économie animale, et par
conséquent

p53

doit faire partie de la science de l' homme ;
mais on sent aussi qu' elle mérite d' être
développée ailleurs plus en détail.
Jusqu' ici nous n' avons parlé que de l' état
physique sain. Mais les maladies y portent
de grands changemens ; et leur effet se
remarque aussitôt dans la tournure, ou la
marche des idées ; dans le caractère, ou
le différent degré des affections de l' ame.
Quand cet effet est léger, il ne frappe,
il est vrai, que les observateurs extrêmement
attentifs : cependant il n' en est pas pour
cela moins réel alors. Mais sitôt qu' il
devient plus grave, il se manifeste
par des bouleversemens sensibles à tous
les yeux : c' est déjà ce qu' on appelle
délire. si le désordre est encore
plus grand, c' est la manie, la
folie complète, soit paisible, soit furieuse.
Ici, les phénomènes moraux peuvent être
facilement soumis à l' observation raisonnée ;
et les dispositions organiques correspondantes
ont nécessairement des caractères moins
fugitifs.
La théorie des délires, ou de la folie, et la
comparaison de tous les faits que cette
théorie embrasse, doivent donc jeter beaucoup
de jour sur les rapports de l' état physique avec
l' état moral, sur la

p54

formation même de la pensée, et des affections
de l' ame.
Vi.
Ici, pour diriger utilement les recherches, il
fallait d' abord savoir quels sont les organes
particuliers du sentiment ; et si, dans les
lésions des facultés intellectuelles, ces
organes sont les seuls affectés, ou s' ils
le sont avec d' autres, et seulement
d' une manière plus spéciale.
Des expériences directes, dont il est inutile de
rendre compte, ont prouvé que le cerveau, la
moelle allongée, la moelle épinière et les
nerfs, sont les véritables, ou du moins les
principaux organes du sentiment. Les nerfs,
confondus à leur origine, et formés de la
même substance que le cerveau, sont déjà
séparés en faisceaux à leur sortie du crâne,
et de la cavité vertébrale : les gros
troncs contiennent, sous une enveloppe commune,
des troncs plus petits, qui contiennent, à leur
tour, de nouvelles divisions ; et ainsi de suite,
sans qu' on ait jamais pu trouver un nerf, quelque
fin qu' il parût à l' oeil, dont l' enveloppe n' en
renfermât encore un grand nombre de plus petits.
Tous ces nerfs, si déliés, vont se distribuer
aux différentes parties du corps : de sorte que
chaque point sentant a le sien, et communique,
par son entremise, avec le centre cérébral.

p55

D' autres expériences ont fait voir que la
sensation, ou du moins sa perception, ne se fait
pas à l' extrémité du nerf et dans l' organe
auquel la cause qui la détermine est appliquée ;
mais dans les centres, dont tous les nerfs
tirent leur source, où les impressions
vont se réunir. On a vu même que, dans
plusieurs cas, les mouvemens occasionnés
dans une partie, tiennent aux impressions
reçues dans une autre, dont les nerfs ne
communiquent avec ceux de la première que par
l' entremise du cerveau. Or, on sait que tout
mouvement régulier suppose l' influence
nerveuse sur le muscle qui l' exécute, et
cette influence, la communication libre des
nerfs avec leur origine commune. Ainsi donc ce
sont bien véritablement les nerfs qui
sentent ; et c' est dans le cerveau, dans la
moelle allongée, et vraisemblablement aussi
dans la moelle épinière que l' individu perçoit
les sensations.
Ce premier point bien déterminé, l' on a dû
rechercher si, dans les délires aigus ou
chroniques de toute espèce, le système cérébral
et les nerfs se trouvaient dans des états
particuliers ; si ces états étaient constamment
les mêmes, ou s' ils étaient variés comme les
phénomènes des différens délires ; enfin,
si l' on pouvait y rapporter ces phénomènes,
en les distinguant et les classant avec
exactitude.
Mais d' abord on a vu que souvent ni le cerveau,
ni les nerfs n' offraient aucun vestige
d' altération, ou

p56

que les changemens qui s' y faisaient remarquer
étaient communs à d' autres maladies que la folie
n' accompagne pas toujours.
Ce second point étant encore bien reconnu,
l' attention et les recherches se sont dirigées
ailleurs. Les viscères contenus dans la poitrine
ont été considérés avec soin : ils n' ont fourni
presque aucune lumière. Mais il n' en a pas été de
même de ceux du bas-ventre. Une grande quantité
de dissections comparées ont fait voir que leurs
maladies correspondent fréquemment avec les
altérations des facultés morales. Par une autre
comparaison de cet état organique avec les
crises au moyen desquelles la nature ou l' art
a quelquefois guéri la folie, on s' est assuré
que son siége ou sa cause étaient en effet
alors dans les viscères abdominaux ;
et de là résulte une importante conclusion ;
savoir, que puisqu' ils influent directement
par leurs désordres sur ceux de la pensée,
ils contribuent donc égalemet, et leur
concours est nécessaire, dans l' état naturel,
à sa formation régulière : conclusion qui
se confirme encore, et même acquiert
une nouvelle étendue, par l' histoire des sexes,
où l' on voit, à des époques déterminées, le
développement de certains organes produire un
changement subit et général dans les idées et
dans les penchans de l' individu.
En revenant encore, et à plusieurs reprises, sur
les dissections des sujets morts dans l' état
de folie,

p57

en ne se lassant point d' examiner leur cerveau,
des anatomistes exacts sont cependant enfin
parvenus, touchant les divers états de ce
viscère, à quelques résultats assez généraux
et constans. Ils ont trouvé, par exemple,
le cerveau d' une mollesse extraordinaire
chez des imbécilles ; d' une fermeté contre
nature chez des fous furieux ; d' une consistance
très-inégale, c' est-à-dire, sec et dur dans un
endroit, humide et mou dans un autre, chez des
personnes attaquées de délires moins violens.
Il est aisé de voir que, dans le premier état, le
système cérébral manque du ton nécessaire pour
exercer ses fonctions avec l' énergie convenable ;
que, dans le second, au contraire, le ton, et par
conséquent l' action doivent être excessifs ;
que, dans le troisième, il y a discordance entre
les impressions, puisque les parties qui les
reçoivent se trouvent dans des dispositions si
différentes, et que, par suite, les comparaisons
portant sur de fausses bases, les jugemens
doivent nécessairement être erronés. On
pourrait croire, d' après les observations
de Morgagni, que, même chez les fous furieux,

p58

cette inégalité de consistance dans la pulpe
du cerveau, non seulement n' est pas rare, mais
qu' elle forme le caractère organique le plus
constant de la folie, du moins de celle qui
tient directement aux altérations du système
nerveux. Il semble même que l' inflammation
des meninges et des anfractuosités cérébrales
peut se rapporter au même vice, puisque
toute inflammmation entraîne ou suppose
surcroît d' énergie et d' action vitale dans le
système artériel, et une diminution
proportionnelle de cette action dans les autres
systèmes généraux.
Ces observations jettent beaucoup de jour sur la
théorie du sommeil ; elles servent à mieux
entendre le délire vague par lequel il commence
d' ordinaire, et les songes qui l' accompagnent
assez souvent ; et réciproquement, elles tirent
une nouvelle force de l' histoire de ces
phénomènes, lesquels s' y rapportent d' une
manière sensible.
Quelques autres particularités relatives à
l' influence des maladies sur le caractère des
idées et les passions, méritent également toute
l' attention du philosophe : telles sont, par
exemple, les habitudes morales propres aux
affections hypocondriaques et mélancoliques, les
penchans singuliers que développe le virus
de la rage, etc.
L' histoire des affections hypocondriaques n' a
jamais été traité dans cet esprit ; mais pour
peu qu' on soit au fait des singularités que ces
maladies présentent, il

p59

est facile de sentir que rien ne met plus à nu
l' artifice physique de la pensée. Et quant à la
rage, je me borne, pour ce moment, à la remarque
de Lister, qui dit avoir vu souvent des hommes
mordus par des chiens attaqués de cette maladie,
prendre, en quelque sorte, leur instinct,
marcher à quatre pattes, aboyer, et se cacher
sous les bancs et sous les lits. Cette
remarque avait été faite longtems avant
Lister ; mais il l' a confirmée de son
témoignage et de l' autorité de plusieurs
excellens observateurs. Nous avons eu dans mon
département, une occasion bien funeste de la
vérifier. Soixante personnes avaient été mordues
par un loup, ou par des chiens, des vaches,
des cochons, qui l' avaient été eux-mêmes par
ce loup enragé. Un grand nombre de ces personnes
imitaient, dans la violence de leurs accès, les
cris et les attitudes de l' animal qui les avait
mordues ; et elles en manifestaient, à plusieurs
égards, les inclinations.

p60

Concluons.
Il est donc certain que la connaissance de
l' organisation humaine et des modifications
que le tempérament, l' âge, le sexe, le climat,
les maladies, peuvent apporter dans les
dispositions physiques, éclaircit singulièrement
la formation des idées ; que sans cette
connaissance il est impossible de se faire
des notions complètement justes de la
manière dont les instrumens de la pensée
agissent pour la produire, dont les passions et
les volontés se développent ; enfin, qu' elle
suffit pour dissiper, à cet égard, une foule
de préjugés également ridicules et dangereux.
Mais c' est peu que la physique de l' homme
fournisse les bases de la philosophie rationnelle,
il faut qu' elle fournisse encore celles de la
morale : la saine raison ne peut les chercher
ailleurs.

les lois de la morale découlent des rapports
mutuels et nécessaires des hommes en société, ces
rapports de leurs besoins. Leurs besoins peuvent,
même sans nous écarter des idées reçues, se
diviser en deux classes ; en physiques
et moraux.
Il n' y a point de doute que les besoins physiques
ne dépendent immédiatement de l' organisation :
mais les besoins moraux n' en dépendent-ils pas
également, quoique d' une manière moins directe,
ou moins sensible ?
L' homme, par la raison qu' il est doué de la
faculté de sentir, jouit aussi de celle de
distinguer

p61

et de comparer ses sensations. On ne distingue les
sensations, qu' en leur attachant des signes qui
les représentent et les caractérisent : on ne
les compare, qu' en représentant et caractérisant
également par des signes, ou leurs rapports,
ou leurs différences. Voilà ce qui fait dire à
Condillac qu' on ne pense point sans le secours
des langues, et que les langues sont des méthodes
analytiques : mais il faut ici donner au mot
langue, le sens le plus étendu. Pour que
la proposition de Condillac soit parfaitement
juste, ce mot doit exprimer le système
méthodique des signes par lesquels on fixe ses
propres sensations. Un enfant, avant d' entendre
et de parler la langue de ses pères, a sans
doute des signes particuliers qui lui servent
à se représenter les objets de ses besoins, de
ses plaisirs, de ses douleurs ; il a sa
langue. On peut penser, sans se servir
d' aucun idiome connu ; et sans doute il y a des
chiffres pour la pensée comme pour l' écriture.
Mais, je le répète, sans signes il n' existe ni
pensée, ni peut-être même, à proprement parler,
de véritable sensation, c' est-à-dire, de
sensation nettement aperçue et distinguée de
toute autre.

p62

Nous avons dit que l' usage des signes était
de fixer les sensations et les pensées. Ils
les retracent, et par conséquent ils
les rappellent : c' est là dessus qu' est
fondé l' artifice de la mémoire, dont la force
et la netteté tiennent toujours à l' attention
avec laquelle nous avons senti, à l' ordre
que nous avons mis dans la manière de nous
rendre compte des opérations de nos sens,
ou dans cette suite de comparaisons et
de jugemens qu' on appelle les opérations
de l' esprit.
Les signes rappellent donc les sensations ; ils
nous font sentir de nouveau. Il en est qui
restent, pour ainsi dire, cachés dans l' intérieur,
ils sont pour l' individu lui seul. Il en est
qui se manifestent au dehors ; ils lui servent
à communiquer avec autrui. Parmi ces derniers,
ceux qui sont communs

p63

à toute la nature vivante, par exemple,
ceux du plaisir et de la douleur, qui se
remarquent dans les traits, dans l' attitude,
dans les cris des différens êtres animés,
nous font sentir avec eux, compatir
à leurs joies et à leurs souffrances, pourvu
que d' autres sensations plus fortes ne tournent
pas ailleurs notre attention. Si nous sommes
susceptibles de partager les affections de
toutes les espèces animées, à plus forte raison
partageons-nous celles de nos semblables, qui
sont organisés pour sentir, à peu de chose
près, comme nous, et dont les gestes, la voix,
les regards, la physionomie nous rappellent
plus distinctement ce que nous avons éprouvé
nous-mêmes. Je parle d' abord des signes
pantomimiques, parce que ce sont les premiers de
tous, les seuls communs à toute la race humaine.
C' est la véritable langue universelle : et,
antérieurement à la connaissance de toute
langue parlée, ils font courir l' enfant vers
l' enfant ; ils le font sourire à ceux qui lui
sourient ; ils lui font partager les affections
simples dont il a pu prendre connaissance
jusqu' alors. à mesure que nos moyens de
communication augmentent, cette faculté se
développe de plus en plus : d' autres langues
se forment ; et bientôt nous n' existons guère
moins dans les autres, que dans nous-mêmes.
Telle est, en peu de mots, l' origine et la nature
d' une faculté qui joue le rôle le plus important
dans le système moral de l' homme, et que
plusieurs

p64

philosophes ont cru dépendante d' un sixième
sens. Ils l' ont désignée sous le nom de
sympathie, lequel exprime en effet
très-bien les phénomènes qu' elle produit
et qui la caractérisent.
Cette faculté, n' en doutons pas, est l' un des
plus grands ressorts de la sociabilité : elle
tempère ce que celui des besoins physiques
directs a de trop sec et de trop dur ;
elle empêche que ces besoins, qui, bien
raisonnés, tendent également sans doute
à rapprocher les hommes, n' agissent plus
souvent en sens contraire pour les désunir : c' est
elle qui nous procure les jouissances les plus
pures et les plus douces : enfin, comme d' elle
seule dérive la faculté d' imitation, d' où
dépend toute la perfectibilité humaine,
l' étude attentive de sa formation et de son
développement fournit des principes également
féconds, et pour la philosophie rationnelle,
et pour la morale.
Vii.
En appliquant la nature à la nature, l' art, qui
n' est dans chaque genre que le système des
règles relatives à cette application, modifie
puissamment les effets qu' amène le cours
ordinaire des choses : il peut même quelquefois
en produire qui sont entièrement nouveaux,
et dans lesquels les lois de l' univers
paraissent obéir aux besoins, aux passions,
aux caprices de l' homme.

p65

Si notre première étude est celle des instrumens
que nous avons reçus immédiatement de la
nature, la seconde est celle des moyens qui
peuvent modifier, corriger, perfectionner ces
instrumens. Il ne suffit pas qu' un ouvrier
connaisse les premiers outils de son art,
il faut qu' il connaisse également les
outils nouveaux qui peuvent en agrandir,
en perfectionner l' usage, et les méthodes
d' après lesquelles ils peuvent être employés
avec plus de fruit.
La nature produit l' homme avec des organes et
des facultés déterminées : mais l' art peut
accroître ces facultés, changer ou diriger leur
emploi, créer en quelque sorte de nouveaux
organes. c' est là l' ouvrage de l' éducation,
qui n' est, à proprement parler, que l' art des
impressions et des habitudes.
L' éducation se divise naturellement en deux :
celle qui agit directement sur le physique,
et celle qui s' occupe plus particulièrement
des habitudes morales. Nous ne parlons ici
que de la première.
On sait qu' une bonne éducation physique
fortifie le corps, guérit plusieurs maladies,
fait acquérir aux organes une plus grande
aptitude à exécuter les mouvemens commandés
par nos besoins. De là, plus de puissance et
d' étendue dans les facultés de l' esprit, plus
d' équilibre dans les sensations : de là, ces
idées plus justes et ces passions plus élevées,
qui tiennent au sentiment habituel et
à l' exercice régulier d' une plus grande

p66

force. Dans l' éducation physique, il faut
comprendre sans doute le régime, et non
seulement le régime propre aux enfans, mais
encore celui qui convient à toutes les époques
de la vie : comme, sous le titre d' éducation
morale, il faut comprendre également
l' ensemble des moyens qui peuvent agir
et sur l' esprit, et sur le caractère de
l' homme, depuis sa naissance jusqu' à sa mort.
Car l' homme, environné d' objets qui font sans
cesse sur lui de nouvelles impressions, ne
discontinue pas un seul instant son éducation.
Le régime est certainement une partie
importante de la science de la vie : et quand on
le considère sous le rapport de son influence
sur les facultés intellectuelles et sur les
passions, on n' est pas étonné du soin particulier
qu' y donnaient les anciens ; on doit seulement
l' être beaucoup de voir combien, dans toutes
les institutions modernes, on a négligé cette
partie essentielle de toute bonne éducation,
et par conséquent aussi de toute sage
législation.
Quoique les médecins aient dit plusieurs choses
hasardées, touchant l' effet des substances
alimentaires sur les organes de la pensée, ou
sur les principes physiques de nos penchans, il n' en
est pas moins certain que les différentes
causes que nous appliquons journellement à
nos corps, pour en renouveler les mouvemens,
agissent avec une grande efficacité sur nos
dispositions morales. On se rend

p67

plus propre aux travaux de l' esprit par
certaines précautions de régime, par l' usage,
ou la suppression de certains alimens.
Quelques personnes ont été guéries de violens
accès de colère, auxquels elles étaient
sujètes, par la seule diète pythagorique : et
dans le cas même où des délires furieux
troublent toutes les facultés de l' ame,
l' emploi journalier de certaines nourritures
ou de certaines boissons, l' impression
d' une certaine température de l' air, l' aspect
de certains objets ; en un mot, un système
diététique particulier, suffit souvent pour
y ramener le calme, pour faire tout
rentrer dans l' ordre primitif.
Ici, comme on voit, le régime se confond avec
la médecine ; et c' est effectivement à celle-ci
qu' il appartient de le tracer. Mais la
médecine proprement dite exerce une action,
et produit, sous le même rapport, des effets
avantageux qui ne méritent pas moins d' être
notés. Elle agit en intervertissant l' ordre
des mouvemens établis ; c' est pour les
remettre dans une voie plus conforme aux plans
originels de la nature : et quand cet art, qui
touche à de grandes réformes, aura porté dans
ses méthodes la précision dont elles sont
susceptibles, il ne sera plus permis de mettre
en doute ses immédiates connexions avec toutes
les parties de la philosophie et de l' art social.
Enfin, si l' on considère que les dispositions
physiques se propagent par la génération ;
que toutes

p68

les analogies et plusieurs faits importans,
recueillis par d' excellens observateurs,
semblent prouver, comme le remarque très-bien
Condorcet, qu' il en est de même, à plusieurs
égards, des dispositions de l' esprit et des
penchans, ou des affections : il sera
facile de sentir combien les progrès de la
science de l' homme physique peuvent contribuer
au perfectionnement général de l' espèce humaine.
Conclusion.
Ainsi, les objets de cette science qui sont
relatifs à celles dont s' occupe particulièrement
la seconde classe de l' institut, se trouvent
compris dans les chefs principaux que je viens
de parcourir sommairement : ils peuvent
être traités en détail, dans l' ordre qui suit.
Histoire physiologique des sensations ;
influence,
1) des âges,
2) des sexes,
3) des tempéramens,
4) des maladies,
5) du régime,
6) du climat,
sur la formation des idées et des affections
morales ;
considérations sur la vie animale, l' instinct, la
sympathie, le sommeil et le délire ;

p69

influence, ou réaction du moral sur le
physique ;
tempéramens acquis.
Si ce programme était rempli d' une manière
digne des grands objets qu' il présente, l' on
aurait, je pense, touchant l' homme physique,
toutes les notions qui peuvent être, ou devenir
un jour d' une application directe, aux recherches
et aux travaux du philosophe, du moraliste et du
législateur.
Tel est, citoyens, le plan de travail que je me
propose d' exécuter : il me semble propre à
dissiper les derniers restes de plusieurs
préjugés nuisibles ; et j' ose croire qu' il
peut donner une base solide, et prise dans la
nature même, à des principes sacrés qui,
pour beaucoup d' esprits éclairés d' ailleurs, ne
reposent encore, s' il est permis de parler ainsi,
que sur des nuages.

SECOND MEMOIRE



p70

histoire physiologique des sensations.
dans le premier mémoire que j' ai eu l' honneur
de vous lire, citoyens, j' ai indiqué, d' une
manière sommaire et générale, les rapports
principaux qui existent entre l' organisation
de l' homme, ses besoins, ses facultés
physiques, d' une part, et la formation
de ses idées, le développement de ses
penchans, ses facultés et ses besoins moraux,
de l' autre. Vous avez vu qu' aux différences
primitives établies par la nature, et aux
modifications accidentelles introduites par les
chances de la vie, dans les dispositions
des organes, correspondent constamment
des différences et des modifications analogues
dans la tournure des idées et dans le caractère
des passions. De là, nous avons conclu que,
soit pour donner des bases invariables à la
philosophie rationnelle et à la morale ; soit
pour découvrir les moyens de perfectionner
la nature humaine, en agissant sur la source
même et de ses passions et de ses idées, il
était nécessaire d' étudier soigneusement

p71

les diverses circonstances physiques qui
peuvent rendre un homme si différent des autres
et de lui-même : et les objets de ces recherches
se sont trouvés, pour ainsi dire, spontanément
classés sous un certain nombre de chefs qui feront
le sujet de plusieurs mémoires, et dont l' ensemble
me paraît embrasser tout ce que la physiologie
peut offrir à la philosophie morale, comme
matière de nouvelles méditations.
Le premier objet qui fixe nos regards, est
l' histoire des sensations, considérées dans
leurs premiers phénomènes : c' est celui qui va
nous occuper aujourd' hui. Je vais essayer de
déterminer avec quelque exactitude, en quoi
consistent les opérations de cette faculté
singulière, propre aux animaux, par laquelle
ils sont avertis de la présence des objets
extérieurs : je vais suivre ces opérations dans
diverses circonstances, qui ne me paraissent pas
avoir été distinguées et circonscrites avec assez
de soin : je vais sur-tout m' efforcer de remplir
les lacunes qui séparent encore les observations
de l' anatomie ou de la physiologie, et les
résultats incontestables de l' analyse philosophique.
Vous sentez, citoyens, que dans des matières
si nouvelles, où le plus léger faux-pas
peut conduire aux conséquences les plus
erronées, il faut s' imposer une grande précision,
une grande sévérité de langage : vous sentez donc
aussi que j' ai besoin de toute votre attention,
pour

p72

être bien entendu, même de vous, à qui ces objets
sont familiers.
I.
Nous ne sommes pas sans doute réduits encore
à prouver que la sensibilité physique est la
source de toutes les idées et de toutes les
habitudes qui constituent l' existence morale
de l' homme : Locke, Bonnet, Condillac,
Helvétius, ont porté cette vérité jusqu' au
dernier degré de la démonstration. Parmi les
personnes instruites, et qui font quelque usage
de leur raison, il n' en est maintenant aucune
qui puisse élever le moindre doute à cet égard.
D' un autre côté, les physiologistes ont prouvé
que tous les mouvemens vitaux sont le produit
des impressions reçues par les parties
sensibles : et ces deux résultats fondamentaux,
rapprochés dans un examen réfléchi, ne
forment qu' une seule et même vérité.
Mais les philosophes peuvent rester encore divisés
sur quelques points. Les uns peuvent croire, avec
Condillac, que toutes les déterminations des
animaux sont le produit d' un choix raisonné, et par

p73

conséquent le fruit de l' expérience : d' autres
peuvent penser, avec les observateurs de
tous les siècles, que plusieurs de ces
déterminations ne sauraient être rapportées
à aucune sorte de raisonnement, et que,
sans cesser pour cela d' avoir leur source
dans la sensibilité physique, elles se forment
le plus souvent sans que la volonté des individus
y puisse avoir d' autre part que d' en mieux
diriger l' exécution. C' est l' ensemble de ces
déterminations qu' on a désigné sous le nom
d' instinct.
parmi les physiologistes, une discussion s' est
également élevée pour savoir si la sensibilité
devait être regardée comme l' unique source de
tous les mouvemens organiques ; ou s' il
existait, dans les parties qui composent les
corps vivans, une autre propriété distincte,
et même indépendante, à certains égards, de la
première. Ceux qui soutiennent l' affirmative
de la seconde proposition, à la tête desquels
on doit placer le célèbre Haller, qui en
a fait, pour ainsi dire, son patrimoine,
désignent cette propriété particulière sous le
nom d' irritabilité. c' est en vertu des
impressions transmises par les nerfs aux
parties musculaires, ou reçues immédiatement
par celles-ci, que l' irritabilité se
manifeste : mais comme elle subsiste encore
quelque tems après la mort, ces physiologistes
nient qu' elle puisse dépendre de la sensibilité,
qui, suivant leur opinion, est détruite au même
instant que la vie de l' individu.

p74

Les autres, et l' on peut compter parmi eux
plusieurs hommes de génie, objectent que la
sensibilité subsiste dans les asphyxiés,
les léthargies, les apoplexies, en un mot dans
les syncopes de tout genre, quoiqu' elle ne se
manifeste alors par aucun acte précis qui la
constate, quoiqu' elle ne laisse après elle
aucune trace, aucun souvenir qui la confirme.
Ils ajoutent qu' entre l' état d' un noyé qui
revient à la vie, et l' état de celui dont la
mort est irrévocable, la différence sera
difficile à bien établir ; que les signes
et l' instant de la mort ne peuvent être
déterminés avec précision ; que la ligature, ou
l' amputation des nerfs qui portent la sensibilité
dans un organe, le rendent non seulement
insensible, mais encore paralytique ; c' est-à-dire,
qu' elles enlèvent à la fois à ses épanouissemens
nerveux, la faculté de sentir, et à ses muscles,
celle de se mouvoir. Enfin, disent-ils, toutes les
observations faites sur le vivant, et les
expériences tentées sur les cadavres,
ou sur leurs parties isolées, nous autorisent
à supposer que la sensibilité répandue dans tous
les organes n' est pas anéantie à l' instant même
de la mort ; qu' il en subsiste quelque tems des
restes, qui se remarquent sur-tout dans les
parties dont les mouvemens étaient le plus
continuels, ou le plus forts ; et qu' elle a
seulement cessé de se reproduire alors
que la communication entre les organes
principaux a cessé d' exister elle-même.
Voilà ce que disent, à-peu-près, les stahliens,

p75

les sémianimistes, les nouveaux solidistes
d' édimbourg, et les plus savans professeurs
de l' école de Montpellier.
Un peu de réflexion suffit pour faire voir que les
deux questions précédentes se tiennent, et
qu' elles ont l' une et l' autre un rapport direct
avec l' objet qui nous occupe.
Car, d' un côté, s' il était bien démontré qu' il y
a des mouvemens qui ne dépendent pas immédiatement
de la sensibilité, l' on pourrait trouver plus
facile de concevoir des déterminations sans choix
et sans jugement.
Et de l' autre, s' il est vrai qu' il y ait des
déterminations et des mouvemens dont l' individu
n' a pas la conscience, l' on sent que beaucoup de
phénomènes qui ont été confondus auront besoin
d' être distingués ; que les principes, sans
changer de nature, doivent être énoncés en d' autres
termes, et les conséquences tirées d' une manière
moins générale et moins absolue : je veux dire
qu' il ne faudra pas confondre l' impulsion qui
porte l' enfant, immédiatement après sa naissance,
à sucer la mamelle de sa mère, avec le
raisonnement qui fait préférer des alimens sains
qu' on a déjà trouvés bons, à des alimens
corrompus qu' on a trouvés mauvais ; et que,
s' il n' en est pas, pour cela, moins certain que la
sensibilité physique est la source unique de nos
idées et de nos déterminations, il y aurait du
moins peu d' exactitude à dire, comme on le fait
d' ordinaire

p76

dans les livres d' analyse philosophique,
qu' elles nous viennent toutes par les sens,
sur-tout d' après la signification bornée qu' on
attache à ce dernier mot. Il sera nécessaire de
revenir encore là-dessus, afin d' exposer ma
pensée plus en détail : les observations
sur lesquelles je me fonde, serviront, je
crois, à rendre compte de plusieurs singularités,
qui, sans cela, paraissent inexplicables, et qui
devaient laisser beaucoup d' incertitudes dans les
meilleurs esprits.
Mais reprenons la suite de nos idées.
Quand on examine attentivement la question
de l' irritabilité et de la sensibilité,
l' on s' aperçoit bientôt que ce n' est guère qu' une
question de mots, comme beaucoup d' autres qui
divisent le monde depuis des siècles. En effet,
Haller et ses sectateurs conviennent que les
muscles sont animés par une quantité considérable
de nerfs, organes particuliers du sentiment ;
que leurs mouvemens réguliers restent
toujours soumis à l' influence nerveuse ; que
les contractions par lesquelles ces mouvemens sont
produits, ne durent pas longtems lorsqu' elle ne
s' exerce plus : et les physiologistes du parti
contraire ne nient pas que beaucoup de mouvemens
ne s' exécutent sans que l' individu en ait la
conscience ; que ceux même dont il a la conscience
ne soient, pour la plupart, indépendans de la
volonté ; que la faculté d' entrer en contraction
par l' effet des irritans artificiels, ne survive
dans les organes

p77

musculaires, au système vital dont ils ont fait
partie. Ainsi, dans l' une et dans l' autre
hypothèse, les phénomènes s' expliquent à peu
près de la même manière ; et l' analyse philosophique
s' y adapte également bien : seulement il y a plus
de simplicité dans celle de l' école de Stahl ;
et l' unité du principe physique y correspond mieux
à l' unité du principe moral, qui n' en est pas
distinct.
Quant à l' autre question, nous avons déjà dit
qu' il n' en est point de même : mais cela
s' expliquera mieux par la suite.
Ii.
Sujet à l' action de tous les corps de la nature,
l' homme trouve à la fois, dans les impressions
qu' ils font sur ses organes, la source de ses
connaissances, et les causes mêmes qui le font
vivre ; car vivre, c' est sentir : et dans cet
admirable enchaînement des phénomènes qui
constituent son existence, chaque besoin
tient au développement de quelque faculté ;
chaque faculté, par son développement même,
satisfait à quelque besoin ; et les facultés
s' accroissent par l' exercice, comme les
besoins s' étendent avec la facilité de les
satisfaire.

p78

De l' action continuelle des corps extérieurs sur
les sens de l' homme, résulte donc la partie la
plus remarquable de son existence. Mais est-il
vrai que les centres nerveux ne reçoivent et ne
combinent que les impressions qui leur arrivent
de ces corps ? Est-il vrai qu' il ne se forme
d' image ou d' idée dans le cerveau, et qu' aucune
détermination n' ait lieu de la part de l' organe
sensitif, qu' en vertu de ces mêmes impressions
reçues par les sens proprement dits ? Voilà
bien la question.
C' est par le mouvement progressif et volontaire,
que l' homme distingue particulièrement sa
propre vie et celle des autres animaux : le
mouvement est pour lui, le véritable signe de la
vitalité. Quand il voit un corps se mouvoir,
son imagination l' anime. Avant qu' il ait quelque
idée des lois qui font rouler les fleuves, qui
soulèvent les mers, qui chassent dans l' air les
nuages, il donne une ame à ces différens objets.
Mais à mesure que ses connaissances s' étendent,
il s' aperçoit que beaucoup de mouvement sont
exécutés comme ceux de son bras, quand une force
étrangère le déplace sans sa propre participation,
ou même contre son gré. Il

p79

ne lui faut pas beaucoup de réflexion pour
s' apercevoir que ces derniers mouvemens n' ont
aucun rapport avec ceux que sa volonté
détermine : et bientôt il n' attache plus
l' idée de vie qu' au mouvement volontaire.
Mais, dès les premières et les plus simples
observations sur l' économie animale, l' on a pu
remarquer entre les phénomènes, une diversité qui
semble supposer des ressorts de différente nature.
Si le mouvement progressif et l' action d' un grand
nombre de muscles sont soumis aux déterminations
raisonnées de l' individu, plusieurs mouvemens
d' un autre genre, quelques-uns même d' un
genre analogue, s' exécutent sans sa participation :
et sa volonté, non seulement ne peut pas les
exciter, ou les suspendre ; elle ne peut pas même y
produire le plus léger changement. Les sécrétions
se font par une suite d' opérations où nous n' avons
aucune part, dont nous n' avons pas la plus légère
conscience : la circulation du sang et l' action
péristaltique des intestins, déterminées par des
forces musculaires, ou par certains mouvemens
toniques très-ressemblans à ceux que les muscles
proprement dits exécutent, se font également à
notre insu ; et il ne dépend pas plus de nous
d' arrêter ou de diriger ces différentes fonctions,
que d' arrêter le frisson d' une fièvre quarte ou
de produire des crises utiles dans une fièvre
aigue. Des effets si divers peuvent-ils être
imputés à la même cause ?

p80

On voit que cette question, la même que nous
nous sommes déjà proposée, a dû se présenter
dès le premier pas : mais, pour la résoudre
complètement, il fallait des connaissances
physiologiques très-étendues ; et pour peu
qu' on ait réfléchi sur les lois de la nature
vivante, l' on n' ignore pas que ces connaissances,
pour avoir quelque certitude, doivent s' appuyer
sur un nombre infini d' observations, ou
d' expériences, et s' en déduire avec une grande
sévérité de raisonnement. Cependant,
lorsque les sciences ont fait des progrès
véritables, il n' est ordinairement pas impossible
de rattacher leurs résultats à quelques faits
simples, et, pour ainsi dire, journaliers.
Dans les animaux dont l' organisation est le plus
compliquée, tels que l' homme, les quadrupèdes et
les oiseaux, la sensibilité s' exerce
particulièrement par les nerfs, qu' on peut
regarder comme ses organes propres. Quelques
physiologistes vont plus loin : ils pensent
qu' ils en sont les organes exclusifs. Mais,
dans la classe des polypes et dans celle
des insectes infusoires, elle réside et s' exerce
dans d' autres parties, puisqu' ils sont privés de
nerfs et de cerveau. Il est même vraisemblable que
Haller et son école ont trop étendu leur idée
relativement aux animaux plus parfaits : car des
observations constantes prouvent que les parties
qu' ils ont déclarées rigoureusement insensibles,
peuvent, dans certains états maladifs, devenir
susceptibles de vives

p81

douleurs : d' où il semble résulter clairement
que, dans l' état ordinaire, leur sensibilité,
appropriée à la nature de leurs fonctions, est
seulement plus faible et plus obscure, par
rapport à celle des autres parties.
Mais, au reste, on peut établir comme certain
que, dans l' homme, dont il est uniquement ici
question, les nerfs sont le siége particulier
de la sensibilité ; que ce sont eux qui la
distribuent dans tous les organes, dont ils
forment le lien général, en établissant entre
eux une correspondance plus ou moins étroite,
et faisant concourir leurs fonctions diverses
à produire et constituer la vitalité
commune.
Une expérience très-simple en fournit la preuve.
Quand on lie, ou coupe tous les troncs de nerfs
qui vont se subdiviser et se répandre dans une
partie, cette partie devient au même instant
entièrement insensible : on peut la piquer, la
déchirer, la cautériser ; l' animal ne s' en
aperçoit point : la faculté de tout mouvement
volontaire s' y trouve abolie ; bientôt la
faculté de recevoir quelques impressions isolées,
et de produire quelques vagues mouvemens de
contraction, disparaît elle-même : toute
fonction vitale est anéantie ; et les nouveaux
mouvemens qui surviennent sont ceux de la
décomposition, à laquelle la mort livre toutes
les matières animales.
Plusieurs importantes vérités résultent de cette

p82

expérience : mais, avant de passer outre, il est
nécessaire de ne rien laisser d' incertain derrière
nous.
J' ai dit que les rameaux des nerfs, séparés du
système par la ligature, ou l' amputation,
conservent la faculté de recevoir des impressions
isolées.
ce mot, pour ne pas jeter dans
l' esprit une idée fausse, dont plusieurs
physiologistes, recommandables d' ailleurs,
ne se sont pas garantis, a besoin de
quelque explication. En portant la sensibilité
dans les muscles, les nerfs y portent la vie ;
ils les rendent propres à exécuter les mouvemens
que la nature leur attribue : mais ils sont
eux-mêmes incapables de mouvement. Les irritations
les plus fortes ne leur font pas éprouver la plus
légère contraction ; en un mot, ils sentent et ne
se meuvent pas. Dans l' expérience que je viens de
rapporter, les rameaux situés au dessous de la
section, ou de la ligature, ne communiquent plus
avec l' ensemble de l' organe sensitif : l' individu
ne s' aperçoit plus des contractions que les parties
où ces nerfs irrités se distribuent, peuvent
éprouver encore ; et l' on voit facilement que la
chose doit être ainsi. Mais cependant comme
il résulte de cette irritation certains
mouvemens, plus ou moins réguliers, dans
les muscles auxquels ils portaient la vie, il est
également bien clair que cet effet ne peut tenir
qu' à des restes de sensibilité partielle, laquelle
s' exerce de la même manière, quoique plus
faiblement,

p83

ou plus incomplètement que dans l' état naturel.
On ne peut pas dire que l' irritation agit alors
sur le nerf comme sur le muscle ; car, encore une
fois, cela n' est point ; les hallériens eux-mêmes
en conviennent ; et, si cela était, leur
système croulerait par d' autres côtés. Ainsi,
tous les rameaux reçoivent encore des impressions ;
mais ce sont des impressions isolées : et, pour
le dire en passant, quoique l' irritabilité
paraisse distincte de la sensibilité
dans quelques-uns de ces phénomènes,
on voit ici très-évidemment qu' elle doit
être ramenée à ce principe unique et commun
des facultés vitales : on le voit plus
évidemment encore, quand on considère qu' une
grande quantité de nerfs vont se perdre
et changer de forme dans les muscles !
Il est, en effet, bien certain que ces nerfs,
confondus et peut-être identifiés avec les
fibres musculaires, sont l' âme véritable de
leurs mouvemens ; et il paraît assez facile
de concevoir pourquoi ceux de ces mouvemens
qui subsistent après la mort, se raniment
aussitôt qu' on sépare un muscle du membre
dont il fait partie, ou qu' on le morcèle
par de nouvelles sections, quand tout autre
stimulant a perdu le pouvoir de le faire
contracter : car le tranchant du scalpel agit
alors sur d' innombrables expansions nerveuses,
cachées dans l' épaisseur des chairs ; et ces
expansions se rapportent également aux deux
portions du muscle qu' on divise. La section
doit être ici considérée comme

p84

un irritant simple, mais plus efficace, parce
qu' il pénètre dans l' intérieur des fibres, qu' il
les traverse de part en part : et d' ailleurs
elle ne doit pas seulement ranimer par là,
leur faculté contractile ; elle doit rendre aussi
leurs contractions moins laborieuses, en
diminuant le volume et la longueur des parties
qui se froncent.
Mais, je le répète, cette dernière question ne
tient pas immédiatement à l' objet qui nous
occupe ; et sa solution semble appartenir plutôt
à un ouvrage de pure physiologie.
iii.
Revenons à notre expérience. J' ai dit qu' il en
résulte plusieurs vérités essentielles. Elle
prouve en effet, 1) que les nerfs sont les
organes de la sensibilité ; 2) que de la
sensibilité seule dépend la perception qui
se produit en nous de l' existence de nos propres
organes et de celle des objets extérieurs ;
3) que tous les mouvemens volontaires ne
s' exécutent pas seulement en vertu de ces
perceptions qu' elle nous procure, et des
jugemens que nous en tirons, mais encore que
les organes moteurs, soumis aux organes sensitifs,
sont animés et dirigés par eux ; 4) que tous
les mouvemens indépendans de la volonté,
ceux dont nous n' avons point la conscience, ceux
dont nous n' avons même aucune notion, en un mot,
que tous les mouvemens

p85

quelconques qui font partie des fonctions de
l' économie animale, dépendent d' impressions
reçues par les diverses parties dont les organes
sont composés, et ces impressions de leur
faculté de sentir.
Nous avons déjà fait quelques pas importans.
Certains points assez obscurs sont éclaircis ;
et nous entrevoyons les seuls moyens véritables
de répandre la même lumière sur tous les autres,
ou du moins sur la plupart.
Mais, quand on veut pousser l' analyse jusqu' à
ses derniers termes, on peut se faire une nouvelle
question : le sentiment est-il en effet ici
totalement distinct du mouvement ? Est-il
possible de concevoir l' un sans l' autre ? Et
n' ont-ils d' autre rapport que celui de la cause
à l' effet ?
Toute sensation ou toute impression reçue par
nos organes, ne saurait sans doute avoir lieu sans
que leurs parties éprouvent des modifications
nouvelles. Or, nous ne pouvons concevoir de
modification nouvelle sans mouvement. Quand nous
sentons, il se passe donc en nous des mouvemens,
plus ou moins sensibles, suivant la nature des
parties solides ou des liqueurs auxquelles ils sont
imprimés, mais néanmoins toujours réels et
incontestables. Cependant, il faut observer que
les sensations ou les impressions, dépendant de
causes situées hors des nerfs qui les reçoivent,
il y

p86

a toujours un instant rapide comme l' éclair, où
leur cause agit sur le nerf qui jouit de la
faculté d' en ressentir la présence, sans
qu' aucune espèce de mouvement s' y passe encore ;
que c' est, en quelque sorte, pour le seul
complément de cette opération que le mouvement
devient nécessaire ; et qu' on peut toujours
le distinguer du sentiment, et sur-tout la
faculté de sentir de celle de se mouvoir. Nous
ne devons pourtant pas dissimuler que
cette distinction pourrait bien disparaître encore
dans une analyse plus sévère ; et qu' ainsi la
sensibilité se rattache, peut-être, par quelques
points essentiels, aux causes et aux lois du
mouvement, source générale et féconde de tous les
phénomènes de l' univers.
Nous observerons aussi qu' en disant que les nerfs
sont incapables de se mouvoir, nous avons entendu
de se mouvoir d' une manière sensible, ou de faire
éprouver à leurs parties des déplacemens
reconnaissables, par rapport à celles des autres
organes qui les entourent. Tous leurs mouvemens
sont intérieurs ; ils se passent dans leur
intime contexture ; et les parties qui les
éprouvent, ou qui les exécutent sont si déliées,
que l' action s' en est jusqu' à

p87

présent dérobée aux observations les plus
attentives, faites avec les instrumens les plus
parfaits.
Au reste, cette distinction du sentiment et du
mouvement, mais sur-tout des facultés qui s' y
rapportent, nécessaire en physiologie, et sans
inconvéniens pour la philosophie rationnelle, se
déduit de tous les faits évidens, sensibles, les
seuls sur lesquels doivent porter nos recherches
et s' appuyer nos raisonnemens : car les vérités
subtiles, infécondes de leur nature, sont
principalement inapplicables à nos besoins les
plus directs ; et l' on peut dédaigner
hardiment celles qui n' offrent pas une certaine
prise à l' intelligence.
Tous les points ci-dessus étant bien convenus et
bien éclaircis, reprenons la suite de nos
propositions.
On voit donc clairement, et cela résulte des
observations les plus simples, que les impressions
n' ont pas lieu d' une manière uniforme ; qu' elles
ont, au contraire, relativement à l' individu qui
les reçoit, des effets très-différens. Les
unes lui viennent des objets extérieurs ;
les autres, reçues dans les organes internes,
sont le produit des diverses fonctions
vitales. L' individu a presque toujours la
conscience des unes ; il peut du moins s' en
rendre compte : il ignore les autres ; il n' en
a du moins aucun sentiment distinct : enfin
les dernières déterminent des mouvemens, dont
la liaison avec leurs causes échappe à ses
observations.

p88

Les philosophes analystes n' ont guère considéré
jusqu' ici que les impressions qui viennent des
objets extérieurs, et que l' organe de la pensée
distingue, se représente et combine : ce sont
elles seulement qu' ils ont désignées sous le
nom de sensations ; les autres restent pour
eux dans le vague. Quelques-uns d' entre eux
semblent avoir voulu rapporter au titre
générique d' impressions, toutes
les opérations inaperçues de la sensibilité : ils
renvoient même ces dernières parmi celles qui,
pouvant être aperçues et distinguées, ne le sont
pas actuellement faute d' une attention
convenable.
C' est ici, je le répète, que l' on peut suivre
deux routes différentes. Comme elles mènent à des
résultats en quelque sorte opposés, on ne saurait
choisir au hasard.
Iv.
La question nouvelle qui se présente, est de
savoir, s' il est vrai, comme l' ont établi
Condillac et quelques autres, que les idées et
les déterminations morales se forment toutes
et dépendent uniquement de ce qu' ils appellent
sensations ; si

p89

par conséquent, suivant la phrase reçue, toutes
nos idées nous viennent des sens, et par les
objets extérieurs : ou si les impressions
internes contribuent également à la production des
déterminations morales et des idées, suivant
certaines lois, dont l' étude de l' homme sain
et malade peut nous faire remarquer la
constance : et, dans le cas de l' affirmative,
si des observations particulièrement dirigées
vers ce point de vue nouveau, pourraient nous
mettre facilement en état de reconnaître
encore ici les lois de la nature, et de
les exposer avec exactitude et évidence.
Quelques faits généraux me paraissent résoudre
la question.
Il est notoire que dans certaines dispositions des
organes internes, et notamment des viscères du
bas-ventre, on est plus ou moins capable de
sentir ou de penser. Les maladies qui s' y forment,
changent, troublent et quelquefois intervertissent
entièrement l' ordre habituel des sentimens et des
idées. Des appétits extraordinaires et bizarres se
développent ; des images inconnues assiégent
l' esprit ; des affections nouvelles s' emparent
de notre volonté : et, ce qu' il y a peut-être
de plus remarquable, c' est que souvent alors
l' esprit peut acquérir plus d' élévation,
d' énergie, d' éclat, et l' âme se nourrir
d' affections plus touchantes, ou mieux
dirigées. Ainsi donc, les idées riantes ou
sombres, les sentimens doux ou funestes,
tiennent alors directement

p90

à la manière dont certains viscères abdominaux
exercent leurs fonctions respectives ;
c' est-à-dire, à la manière dont ils reçoivent
les impressions : car nous avons vu que les
unes dépendent toujours des autres, et que
tout mouvement suppose une impression qui
le détermine.
Puisque l' état des viscères du bas-ventre peut
intervertir entièrement l' ordre des sentimens et
des idées, il peut donc occasionner la folie,
qui n' est autre chose que le désordre ou le
défaut d' accord des impressions ordinaires : c' est
en effet ce qu' on voit arriver fréquemment. Mais
on observe aussi des délires qui tiennent aux
altérations survenues dans la sensibilité de
plusieurs autres parties internes. Il en est
qui sont aigus ou passagers ; il en est qui sont
chroniques, dans lesquels les extrémités
sentantes extérieures des nerfs qui composent ce
qu' on appelle les sens, ne se trouvent point du
tout affectées, ou ne le sont du moins que
secondairement : et ces délires se guérissent
par des changemens directs opérés dans l' état
des parties internes malades. Les organes
de la génération, par exemple, sont très-souvent
le siége véritable de la folie. Leur sensibilité
vive est susceptible des plus grands désordres :
l' étendue de leur influence sur tout le système
fait que ces désordres deviennent presque
toujours généraux, et sont principalement
ressentis par le centre cérébral. La folie se
guérit alors par tout moyen capable de remettre
dans son état naturel,

p91

ou de ramener à l' ordre primitif, la sensibilité
de ces organes : quelques accidens ont même fait
voir que leur destruction pouvait, dans certains
cas, produire le même effet.
L' époque de la puberté nous présente des
phénomènes encore plus frappans et plus décisifs.
Ils méritent d' autant plus d' attention, que tout
s' y passe suivant des lois constantes et d' après
le voeu même de la nature. Dans les animaux qui
vivent séparés de tous ceux de la même espèce,
la maturité des organes de la génération arrive
un peu plus tard : loin des objets dont la
présence pourrait la hâter par l' excitation de
l' exemple, ou par certaines images qui
réveillent la nature assoupie, l' enfance
se prolonge : mais elle cesse enfin, même dans
la solitude la plus absolue ; et le moment des
premières impressions de l' amour n' en est souvent
que plus orageux. Les choses se passent de la
même manière dans l' homme, avec cette seule
différence, que ses organes étant plus parfaits,
sa sensibilité plus exquise, et les objets
auxquels elle s' applique plus étendus et plus
variés, les changemens qui s' opèrent alors en
lui, présentent des caractères plus remarquables,
modifient plus profondément toute son
existence. Comme l' imagination est sa faculté
dominante, comme elle exerce une puissante
réaction sur les organes qui lui fournissent ces
tableaux, l' homme est celui de tous les êtres
vivans connus, dont la puberté peut être le plus
accélérée par des

p92

excitations vicieuses, et son cours ordinaire le
plus interverti par toutes les circonstances
extérieures qui font prendre de fausses routes à
l' imagination. Ainsi, dans les mauvaises moeurs
des villes, on ne donne pas à la puberté le tems
de paraître ; on la devance : et ses effets se
confondent d' ordinaire avec l' habitude précoce
du libertinage. Dans le sein des familles pieuses
et sévères, où l' on dirige l' imagination des
enfans vers les idées religieuses, on voit
souvent chez eux la mélancolie amoureuse
de la puberté se confondre avec la mélancolie
ascétique : et pour l' ordinaire aussi, elles
acquièrent l' une et l' autre, dans ce mélange,
un degré considérable de force ; quelquefois même
elles produisent les plus funestes explosions,
et laissent après elles des traces ineffaçables.
Mais lorsqu' on permet à la nature de suivre
paisiblement sa marche ; lorsqu' on ne la hâte,
ni en l' excitant, ni en la réprimant (car cette
dernière méthode est encore un genre d' excitation),
l' homme, ainsi que les animaux moins parfaits,
prend tout à coup, à cette époque, d' autres
penchans, d' autres idées, d' autres habitudes.
L' éloignement des objets qui peuvent satisfaire
ces penchans, et vers lesquels ces idées se
dirigent alors d' une manière tout à fait
innocente et vague, n' empêche point un nouvel
état moral de naître, de se développer, de prendre
un ascendant rapide. L' adolescent cherche ce qu' il
ne connaît pas : mais il le cherche avec
l' inquiétude

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du besoin. Il est plongé dans de profondes
rêveries. Son imagination se nourrit de peintures
indécises, source inépuisable de ses
contemplations : son coeur se perd dans les
affections les plus douces, dont il ignore
encore le but ; il les porte, en attendant,
sur tous les êtres qui l' environnent.
Chez les jeunes filles, le passage est encore
plus brusque et le changement plus général,
quoique marqué par des traits plus délicats.
C' est alors que l' univers commence véritablement
à exister, que tout prend une âme et une
signification pour elles ; c' est alors
que le rideau semble se lever tout à coup
aux yeux de ces êtres incertains et étonnés ;
que leur âme reçoit en foule tous les sentimens
et toutes les pensées relatives à une passion,
l' affaire principale de leur vie, l' arbitre
de leur destinée, et dont elles répandent
quelquefois sur la nôtre, le charme ou
les douleurs.
Quelle est la cause de tous ces grands
changemens ? S' est-il fait des changemens
analogues ou proportionnels dans les extrémités
sentantes des nerfs ? Ces extrémités, où sont
reçues les impressions des objets externes,
ont-elles éprouvé par eux de profondes
modifications ? Non sans doute. Il ne s' est
rien passé que dans l' intérieur. Un système
d' organes, uni par de nombreux rapports à
tous ceux de l' abdomen, et qui s' est fait
remarquer à peine depuis la naissance, sort,
pour ainsi dire, tout à coup de son
engourdissement. Déjà sa sensibilité

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particulière, obscure jusqu' alors, se montre
toute développée : les opérations cachées dans sa
structure délicate, ont retenti de toutes parts : son
influence s' est fait sentir aux parties qui lui
paraissent le plus étrangères : en un mot, par lui
seul, tout a changé de face : et si les
sensations proprement dites, ne sont plus les
mêmes ; si elles donnent à tous les objets de la
nature un nouvel aspect et de nouvelles couleurs,
c' est encore à lui, c' est à sa puissante influence
qu' il faut l' attribuer.
En voilà sans doute assez sur cet article. Je ne
crois même pas nécessaire de parler des songes,
où l' esprit est assiégé d' images, et l' âme agitée
d' affections, évidemment produites les unes et les
autres sans la participation actuelle des
sens extérieurs, et sans le concours de ces
actes de la volonté par lesquels la mémoire est
mise en action. Observons seulement que ce
phénomène singulier n' est pas toujours, comme
on le dit, le tableau fidèle des pensées
ou des sentimens habituels ; qu' il tient
souvent, d' une manière sensible, au travail des
organes de la digestion, ou à la gêne du coeur et
des gros vaisseaux ; et qu' alors les idées
pénibles ou les sentimens funestes qui
l' accompagnent, peuvent navoir pas le moindre
rapport avec ce qui, pendant la veille, nous a le
plus occupés. Je passe également sous silence les
rêveries, ou les états particuliers du cerveau,
qui suivent l' emploi des liqueurs enivrantes, ou
des narcotiques, et dont

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la cause n' existe et n' agit que dans l' estomac, ou
dans les intestins. Je ne parlerai pas sur-tout de
ces dispositions vagues de bien être ou de mal
être, que chacun éprouve journellement, et presque
toujours sans en pouvoir assigner la source, mais
qui dépendent de dérangemens, plus ou moins
graves, dans les viscères et dans les parties
internes du système nerveux : dispositions
très-remarquables, qui, pour n' avoir aucun
rapport avec l' état des organes des sens, n' en
déterminent pas moins d' importantes modifications
dans la nature des penchans, ou des idées,
et très-certainement agissent d' une manière
immédiate sur la faculté de penser, sur
celle même de sentir. à des faits convaincans et
directs, il est sans doute inutile d' en ajouter
qui, pour avoir toute leur force, demanderaient de
plus longues explications.
Les observations précédentes prouvent donc que
les idées et les déterminations morales ne
dépendent pas uniquement de ce qu' on nomme les
sensations ; c' est-à-dire, des impressions
distinctes reçues par les organes des sens,
proprement dits : mais que les impressions
résultantes des fonctions de plusieurs organes
internes y contribuent plus ou moins, et,
dans certains cas, paraissent les produire
uniquement. Cela doit nous suffire pour le moment
actuel : la question que nous nous sommes
proposée est résolue.
Peut-être penserez-vous, citoyens, que nous

p96

employons une marche bien lente et une
circonspection bien minutieuse, pour établir
des vérités qui doivent, en résultat, vous
paraître si simples : mais je vous prie
d' observer que c' est ici l' un des points les
plus importans de la psychologie, et que
le plus sage peut-être de tous les analystes,
Condillac, s' est évidemment déclaré pour
l' opinion contraire. Quand nous croyons devoir
nous écarter des vues de ce grand maître, il est
bien nécessaire d' étudier soigneusement et
d' assurer tous nos pas.
Il resterait maintenant à déterminer quelles sont
les affections morales et les idées qui dépendent
particulièrement de ces impressions internes, et
dont les organes des sens ne sont, tout au plus,
que les instrumens subsidiaires : il resterait
ensuite à les classer et à les décomposer, comme
l' a fait Condillac pour toutes celles qui
tiennent directement aux opérations des sens,
afin d' assigner à chaque organe celles qui lui
sont propres, ou la part qu' il a dans celles
qu' il concourt seulement à produire ; car il semble
que l' analyse ne sera complète que lorsqu' elle
aura résolu ces deux nouvelles difficultés.
Mais la dernière est évidemment insoluble, du
moins dans l' état actuel de nos lumières : nous ne
connaissons pas assez les changemens qui peuvent
survenir dans la sensibilité des viscères, ou des
organes internes ; et nous serions dans
l' impossibilité

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d' assigner en quoi consistent ces changemens.
On répliquera peut-être que nous ne connaissons
pas mieux ceux qui surviennent dans les organes
des sens. rien n' est plus vrai : mais la
nature des impressions propres à chacun de ces
derniers organes est déterminée, et par conséquent
celle des objets dont il transmet l' image au
cerveau ne peut être équivoque : tandis que nous
ignorons absolument si, par exemple, les organes de
la digestion, ou ceux de la génération, ne
transmettent constamment ou ne contribuent à
réveiller que le même genre d' images ; quoique
nous sachions bien qu' ils sont évidemment la
source de certaines déterminations.
En observant que ces dernières impressions,
bien que démontrées, ont cependant un caractère
vague ; que l' individu n' en a point la conscience,
ou ne peut l' avoir que d' une manière confuse ; en
convenant que les rapports du sentiment au
mouvement, quoiqu' ils soient aussi directs, et
peut-être même plus invariables dans ces
impressions, s' y dérobent pourtant à l' observation
de l' individu : comme ils sont indépendans de sa
volonté ; nous avons dû renoncer à l' espoir de
ranger toutes ces opérations particulières en
classes bien distinctes, à chacune desquelles
viendraient correspondre les différens états
moraux qui sont leur ouvrage. Au reste, s' il est
possible d' obtenir un jour, sur cet objet, des
lumières plus étendues, ce n' est

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que dans la physiologie et dans la médecine qu' on
pourra les trouver : car il appartient
exclusivement à ces deux sciences de faire
connaître, d' une part, les modifications
régulières qui surviennent dans les organes
par les fonctions mêmes de la vie ; de l' autre,
les changemens accidentels qu' y produisent
les affections morbifiques, notamment
celles qui sont accompagnées de phénomènes
particuliers relatifs aux opérations du cerveau :
seul moyen d' y rapporter avec exactitude chaque
effet à sa cause.
Je n' ajouterai qu' une dernière observation : c' est
que l' ordre établi sur ce point, par la nature,
est extrêmement favorable à la conservation et au
bien-être des animaux. La nature s' est
exclusivement réservé les opérations les plus
compliquées, les plus délicates, les plus
nécessaires. Celles qu' elle a laissées au choix
de l' individu, sont les plus simples, les plus
faciles, et peuvent souffrir des suspensions,
ou des retards. Elle semble ne s' être
fiée qu' à elle-même, de tout ce qui devait se
passer dans l' intérieur, où les impressions, par
leur multiplicité, par leur complication, par la
variété des effets qu' elles doivent produire,
sont nécessairement confondues, embarrassées les
unes dans les autres : elle abandonne seulement à
chaque être, l' étude de ses relations avec les
corps extérieurs ; relations déterminées par des
impressions moins confuses, ou plus uniformes,
qu' elle semble avoir

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rangées d' avance elle-même sous cinq chefs
principaux, comme pour en diminuer encore la
confusion.
Quant à la première difficulté (savoir quelles
sont les idées et les affections morales qui
tiennent à chacun de ces deux genres d' impressions),
peut-être n' est-il pas tout-à-fait impossible de
l' éclaircir.
Chapitre v.
Dans le ventre de la mère, les animaux
n' éprouvent, à proprement parler, presque
aucune sensation. Environnés des eaux de
l' amnios, l' habitude émousse et rend nulle
pour eux, l' impression de ce fluide : et
s' ils rencontrent dans leurs mouvemens les
parois de la matrice ; si même il leur
arrive quelquefois d' en être pressés
étroitement, il ne résulte de là pour eux
vraisemblablement aucune notion, aucune
conscience précise et distincte des corps
extérieurs ; du moins tant que leurs mouvemens
ne sont pas l' ouvrage d' une volonté distincte,
qui, seule, peut les conduire à placer hors
d' eux la cause des résistances qu' elle rencontre.
En effet, tant que les impressions, reçues par un

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sens quelconque ne sont pas accompagnées, ou
n' ont pas été précédées de celle de la résistance
perçue, leur effet se réduit à des modifications
intérieures, mais sans jugement formel,
nettement senti par l' animal, qui le porte à
penser qu' il existe autre chose que lui-même.
Pendant toute cette première époque, son
existence propre, plus ou moins distinctement
perçue, semble presque uniquement concentrée dans
les impressions produites par le développement
et l' action des organes : ces impressions
peuvent toutes être regardées comme
internes. La vue, l' ouïe, l' odorat et le goût,
ne sont pas encore sortis de leur engourdissement ;
et les effets du tact extérieur ne paraissent pas
différer de ceux du tact des parties internes,
exercé dans les divers mouvemens qui sont
propres à leurs fonctions. Dès lors
cependant, il existe déjà des penchans
dans l' animal ; il s' y forme des déterminations.
Si l' enfant trépigne dans les derniers tems
de la grossesse, s' il s' agite avec une inquiétude
d' autant plus impétueuse et plus continuelle, qu' il
est plus vivace et plus fort, ce n' est pas,
comme l' ont dit presque tous les physiologistes,
parce qu' il

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se trouve à l' étroit et mal à l' aise dans la
matrice, il y nage, au contraire, au milieu des
eaux. Mais ses membres ont acquis un certain
degré de force ; il sent le besoin de les
exercer. Son poumon a pris un certain
développement : la quantité d' oxigène
qui lui vient de la mère, avec le sang de la
veine ombilicale, ne lui suffit plus ; il lui
faut de l' air, il le cherche avec l' avidité du
besoin. Ces circonstances, jointes à la
distention de la matrice, dont les fibres
commencent à ne pouvoir prêter davantage, et à
l' état particulier où se trouvent alors les
extrémités de ses vaisseaux, abouchés avec
les radicules du placenta, sont la véritable
cause déterminante de l' accouchement.
Jusqu' alors, il est difficile de saisir par
l' observation ce qui se passe dans le foetus.
Cependant quelques faits nous apprennent que
cette existence intérieure, étrangère aux
impressions des corps extérieurs environnans,
est nécessaire au travail fécond qui développe
les organes, et qui les empreint d' une
sensibilité toujours croissante. On a conservé
des enfans nés avant terme, en imitant
le procédé de la nature, c' est-à-dire, en les
tenant sur des couches mollettes, au milieu d' une
température égale à celle du corps humain ; en
les environnant d' une vapeur humide, et leur
faisant sucer de tems en tems quelques gouttes
d' un fluide gélatineux. Ceux qu' on a conservés
de cette manière sont restés dans une sorte
d' assoupissement

p102

jusqu' au neuvième mois ; et ce n' est pas sans
admiration qu' on les a vus alors s' agiter avec
force, comme s' il eût été véritablement question
pour eux de naître. Leur respiration, pendant tout
le tems de cette gestation artificielle, avait
été presque insensible : ce n' est qu' à l' époque
de leur réveil, ou de leur nouvelle naissance,
qu' ils ont commencé de respirer pleinement à la
manière des animaux à sang chaud. Nous en avons un
exemple célèbre dans Fortunio Liceti,
savant recommandable du seizième siècle, qui vint
au monde à l' âge de cinq mois, et que son père,
médecin de réputation, conserva par les soins les
plus minutieux. Brouzet, dans son éducation
physique des enfans,
cite deux ou trois
faits à peu près semblables et non moins
étonnans.
Quand l' enfant a vu le jour, quand il
respire, quand l' action de l' air extérieur
imprime à ses organes plus d' énergie, plus
d' activité, plus de régularité dans les
mouvemens, ce n' est pas un simple changement
de quelques habitudes qu' il éprouve, c' est
une véritable vie nouvelle qu' il commence.
Dès ce moment, les appétits qui dépendent
de sa nature particulière, c' est-à-dire,
de son organisation et du caractère de sa
sensibilité, se montrent avec évidence. Produits
par une série de mouvemens et d' impressions
qui, par leur répétition

p103

continuelle, ont acquis une grande force,
et dont aucune distraction n' est venue affaiblir
ou troubler les effets, ils mettent au jour
le résultat sensible de ces opérations
singulières, que les lois ordonnatrices ont
conduites avec tant de lenteur et de silence : eh
bien, avant qu' il ait pu combiner les nouvelles
impressions qui l' assaillent en foule, l' enfant
a déjà des goûts, des penchans, des désirs ;
il emploie tous ses faibles moyens pour
les manifester et les satisfaire. Il cherche
le sein de sa nourrice ; il le presse de ses
mains débiles, pour en exprimer le fluide
nourricier, il saisit et suce le mamelon.
Sans doute, citoyens, la succion ne doit pas
être regardée comme un grand phénomène dans
l' économie animale ; mais son mécanisme est
très-savant aux yeux du physicien ; et c' est
toujours une chose bien digne de remarque, qu' un
être exécutant des mouvemens aussi compliqués,
sans les avoir appris, sans les avoir essayés
encore. Hyppocrate en était singulièrement
frappé : il concluait de là que le foetus a déjà
sucé l' eau de l' amnios dans le ventre de la
mère. Mais ce grand homme ne faisait ainsi que
reculer la difficulté. D' ailleurs, comme la
respiration est nécessaire à la succion,
et que certainement, malgré les contes
populaires, répétés par quelques accoucheurs
et anatomistes, le foetus enveloppé de ses
membranes, et plongé dans un liquide lymphatique,
ne respire pas : cette

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explication, ou toute autre du même genre, est
entièrement inadmissible.
Une chose plus digne encore d' être remarquée,
quoique peut-être on la remarque moins, ce sont
toutes ces passions qui se succèdent d' une
manière si rapide, et se peignent avec tant
de naïveté sur le visage mobile des enfans.
Tandis que les faibles muscles de leurs bras
et de leurs jambes savent encore à peine
former quelques mouvemens indécis, les muscles
de la face expriment déjà, par des mouvemens
distincts, quoique les élémens en soient
bien plus compliqués, presque toute la suite
des affections générales propres à la nature
humaine : et l' observateur attentif reconnaît
facilement dans ce tableau les traits
caractéristiques de l' homme futur. Où chercher
les causes de cet apprentissage si compliqué, de
ces habitudes qui se composent de tant de
déterminations diverses ? Où trouver même les
principes de ces passions, qui n' ont pu se
former tout à coup ; car elles supposent
l' action simultanée et régulière de tout
l' organe sensitif ? Sans doute ce n' est pas dans
les impressions encore si nouvelles, si confuses,
si peu concordantes, des objets extérieurs. On sait
que l' odorat n' existe point, à proprement
parler, chez les enfans qui viennent de naître ;
que leur goût, quoiqu' un peu plus développé,
distingue à peine les saveurs ; que leur oreille
n' entend presque rien ; que leur vue est incertaine
et sans la moindre

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justesse. Il est prouvé, par des faits certains,
qu' ils sont plusieurs mois sans avoir d' idée
précise des distances. Le tact est le seul de leur
sens qui leur fournisse des perceptions
distinctes ; vraisemblablement parce que c' est
le seul qui, dans le ventre de la mère, ait
déjà reçu quelque exercice. Mais les notions
formelles qui résultent de ces opérations
incertaines d' un sens unique, sont très-bornées et
très-vagues ; il ne peut guère sur-tout en
résulter instantanément une suite de
déterminations si variées et si complexes. C' est
donc, on peut l' affirmer, dans les impressions
intérieures, dans leur concours simultané,
dans leurs combinaisons sympathiques,
dans leur répétition continuelle pendant tout le
tems de la gestation, qu' il faut chercher à la
fois et la source de ces penchans qui se
montrent au moment même de la naissance, et celle
de ce langage de la physionomie, par lequel
l' enfant sait déjà les exprimer, et celle enfin
des déterminations qu' ils produisent. Il ne
saurait, je pense, y avoir de doute sur ce point
fondamental.
Nous avons déjà vu, nous allons voir encore dans
un moment, que cette conclusion se trouve
confirmée par les déterminations analogues qui
se forment à d' autres époques de la vie.
L' enfant nous présente en outre ici quelques
faits qui sont relatifs à sa nature et à l' état
actuel de ses organes. Les petits des animaux
nous en fournissent d' autres, qui se rapportent
également à leur structure

p106

particulière, aux progrès qu' ils ont faits dans
la vie, au rôle qu' ils doivent y remplir. Les
oiseaux de la grande famille des gallinacés
marchent en sortant de la coque. On les voit
courir diligemment après le grain, et le béqueter
sans commettre aucune erreur d' optique : ce qui
prouve que non seulement ils savent se servir
des muscles de leurs cuisses, mais qu' ils
ont un sentiment juste de chacun de
leurs mouvemens ; qu' ils savent également
se bien servir de leurs yeux, et qu' ils jugent
avec exactitude des distances. Ce phénomène
singulier, et que pourtant on peut observer
journellement dans les basses-cours, est bien
capable de faire rêver beaucoup les véritables
penseurs.
Plusieurs quadrupèdes naissent avec les yeux
fermés : ceux-là ne peuvent chercher leur
nourriture, c' est-à-dire, la mamelle de leur
mère, que par le moyen du tact, ou de l' odorat.
Mais il paraît que chez eux l' un et l' autre de
ces deux sens sont d' une sagacité remarquable.
Les petits chiens et les petits chats sentent
de loin l' approche de leur mère : ils
ne la confondent point avec un autre animal de
leur espèce et du même sexe : ils savent ramper
entre ses jambes, pour aller chercher le mamelon ;
ils ne se trompent, ni sur sa forme, ni sur la
nature du service qu' ils en attendent, ni sur
les moyens d' en exprimer le lait. Souvent les
petits chats allongent leur cou pour chercher
la mamelle, tandis que leurs reins et leurs
cuisses sont encore engagés

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dans le vagin et dans la matrice de la mère.
Assurément, je le répète, rien n' est plus digne
d' attention. Haller a vu plusieurs espèces
d' animaux, tels que les petits des brebis et des
chèvres, à l' instant même qu' ils sortaient de la
matrice, aller chercher leur mère, à des distances
considérables, avant qu' aucune expérience eût pu
leur apprendre à se servir de leurs jambes, ni
leur donner l' idée que leurs mères seules
pouvaient fournir au premier de leurs besoins.
Enfin, pour ne pas nous arrêter sur beaucoup
d' autres faits dont la conséquence générale est
la même, Gallien ayant tiré, par l' incision,
un petit chevreau du ventre de sa mère, lui
présenta différentes herbes : du cytise s' y trouva
mêlé par hasard ; le chevreau le choisit de
préférence, après avoir flairé dédaigneusement
les autres plantes, et se mit sur-le-champ à le
retourner entre ses mâchoires débiles.

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Ces résultats des impressions intérieures,
reçues par les petits des animaux pendant le
tems de la gestation, et relatives, dans chaque
espèce, à l' ordre du développement de ses
organes et à la nature de sa sensibilité,
paraissent si convaincans et si décisifs, ils
se lient d' ailleurs si bien aux phénomènes
analogues, qui se présentent aux époques
subséquentes de la vie, qu' on ne peut trop
engager les philosophes à les méditer, à les
comparer, à peser toutes leurs conséquences.
Nous ne reviendrons pas sur ceux de ces
phénomènes qui tiennent à la maturité des organes
de la génération : ce que nous en avons déjà dit
fait voir assez nettement qu' ils ont lieu par le
même mécanisme dont dépendent les premières
déterminations de l' animal naissant. Les uns
et les autres ne sont le fruit d' aucune expérience,
d' aucun raisonnement, d' aucun choix fondé sur
le système connu des sensations.
Mais la nature vivante nous présente encore,
sur cette matière, quelques faits généraux
qui méritent de n' être pas passés sous silence.
à mesure que les animaux se développent, la
nature leur apprend à se servir de nouveaux
organes ; et c' est même en cela sur-tout que
consiste leur développement. Ce progrès de la vie
se montre,

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dans certaines circonstances particulières, sous
un jour qui le rend encore plus digne de
remarque. Souvent l' animal essaie de se servir
d' une partie, avant qu' elle ait atteint le
degré de croissnce nécessaire, quelquefois
même avant qu' elle existe. Les petits oiseaux
agitent leurs ailes privées de plumes,
et couvertes à peine d' un léger duvet : et
l' on ne peut pas dire qu' ils ne font en cela que
suivre les leçons, ou l' exemple de leurs mères ;
car ceux qu' on fait éclore par des moyens
artificiels, manfestent le même instinct. Les
chevreaux et les agneaux cherchent à frapper,
en se jouant, des cornes qu' ils n' ont
pas encore : c' est ce que les anciens, grands
observateurs de la nature, avaient remarqué
soigneusement, et ce qu' ils ont retracé dans des
tableaux pleins de grace.
Mais de tous ces penchans, qu' on ne peut
rapporter aux leçons du jugement et de
l' habitude, l' instinct maternel n' est-il pas
le plus fort, le plus dominant ? à quelle
puissance faut-il attribuer ces mouvemens
d' une nature sublime dans son but et dans
ses moyens, mouvemens qui ne sont pas
moins irrésistibles, qui le sont peut-être même
encore plus dans les animaux que dans l' homme ?
N' est-ce pas évidemment aux impressions déjà
reçues dans la matrice, à l' état des mamelles,
à la disposition sympathique où se trouve tout
le système nerveux, par rapport à ces organes
éminemment sensibles ? Ne voit-on pas
constamment

p110

l' amour maternel d' autant plus énergique et plus
profond, que cette sympathie est plus intime et
plus vive ; pourvu toutefois que l' abus, ou
l' abstinence déplacée des plaisirs amoureux n' ait
pas dénaturé son caractère ? -il est sûr qu' en
général, les femmes froides sont rarement des
mères passionnées.
Je crois inutile d' insister davantage sur ce
point.
Mais le tems qui précède la maternité nous
montre, dans les animaux, une suite d' actions qui
sont bien plus inexplicables encore, suivant la
théorie de Condillac. Dans ce tems, toutes les
espèces sont occupées des sentimens et des
plaisirs de l' amour : elles y paraissent livrées
tout entières. Cependant, les oiseaux, au milieu
de leurs chants d' allégresse, et plusieurs
quadrupèdes au milieu de

p111

leurs jeux, préparent déjà le berceau de leurs
petits. Quel rapport y a-t-il entre les
impressions qui les captivent, et les soins de leur
maternité future ? J' insiste particulièrement encore
ici sur l' instinct maternel, parce que la
tendresse des pères, dans toutes les espèces,
paraît fondée d' abord presque uniquement sur
l' amour qu' ils ont pour leur compagne, dont
ce sentiment, toujours impérieux, souvent
profond et délicat, leur fait partager les
intérêts et les soins. Alors on voit les oiseaux
construire d' eux-mêmes les édifices les plus
ingénieux, sans qu' aucun modèle leur en ait
fait connaître le plan, sans qu' aucune leçon
leur en ait indiqué les matériaux : car les
petits élevés à la brochette et dans nos
cages, font aussi des nids dans la saison
de leurs amours ; l' exécution seulement en
paraît plus imparfaite, parce que la nature
particulière de tous les êtres vivans se
détériore dans l' esclavage, et que l' homme
n' est pas le seul dont il enchaîne et dégrade
les facultés. Dans tous les tems et dans tous
les pays, la forme de ces édifices est
toujours la même pour chaque espèce : elle est la
mieux appropriée à la conservation et au
bien-être des petits ; et chez les espèces que les
lois de leur

p112

organisation et le caractère de leurs besoins
fixent dans un pays particulier, elle se trouve
également appropriée au climat et aux divers
dangers qui les y menacent. Bonnet a rassemblé
sur cet objet beaucoup de détails curieux dans sa
contemplation de la nature. il est vrai que
c' est pour en étayer la philosophie des causes
finales à la réalité desquelles il croyait
fortement, quoique Bacon, dans un siècle
moins éclairé, les eût déjà comparées, avec
raison, à des vierges qui se consacrent au
seigneur et qui n' enfantent rien : mais la
prévention de Bonnet à cet égard ne serait pas un
motif suffisant pour faire rejeter d' intéressantes
observations. La philosophie rationnelle
analytique doit commencer à marcher d' après les
faits, à l' exemple de toutes les parties de la
science humaine qui ont acquis une véritable
certitude.
Nous pourrions rapporter encore ici quelques
autres observations générales qui se confondent
avec les précédentes. Nous pourrions citer, par
exemple, les effets produits par la mutilation sur
les penchans de l' homme et des animaux, et les
appétits singuliers qui se manifestent dans
certaines maladies, notamment à l' approche des
crises : mais la multiplicité des preuves
identiques n' ajouterait rien ici à la vérité
des conclusions.
Vous voyez donc, citoyens, que les déterminations
dont l' ensemble est désigné sous le nom
d' instinct, ainsi que les idées qui en
dépendent,

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doivent être rapportées à ces impressions
intérieures, suite nécessaire des diverses
fonctions vitales. Et puisque Locke et ses
disciples ont prouvé que les jugemens raisonnés
se forment sur les impressions distinctes qui nous
viennent des objets extérieurs par l' entremise des
sens ; comme ils ont même, suivant la méthode
des chimistes, décomposé les idées, et les ont
ramenées à leurs élémens primitifs ; qu' ils les
ont ensuite recomposées de toutes pièces, de
manière à ne laisser aucun doute sur
l' évidence de leurs résultats : il semble
que le partage entre ces deux espèces de causes
se trouve fait de lui-même. à l' une appartiendra
l' instinct ; à l' autre le raisonnement. Et ceci
nous explique fort bien pourquoi l' instinct
est plus étendu, plus puissant, plus éclairé
même, si l' on peut se servir de cette
expression, dans les animaux que dans
l' homme ; pourquoi dans ce dernier, il l' est
d' autant moins, que les forces intellectuelles
s' exercent davantage. Car vous savez que chaque
organe a, dans l' ordre naturel, une faculté de
sentir limitée et circonscrite ; que cependant
des excitations habituelles peuvent reculer
beaucoup les bornes de cette faculté ; mais que
c' est toujours aux dépens des autres organes :
l' être sensitif n' étant capable que d' une
certaine somme d' attention, qui cesse de
se diriger d' un côté, quand elle est absorbée de
l' autre. Vous sentez aussi, sans que je le dise,
que dans l' état le plus ordinaire de la nature
humaine,

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les résultats de l' instinct se mêlent avec ceux du
raisonnement, pour produire le système moral de
l' homme. Quand tous ses organes jouissent d' une
activité moyenne, et en quelque sorte
proportionnelle, aucun ordre d' impressions ne
domine ; toutes se compensent et se confondent.
Ces circonstances, les plus conformes d' ailleurs,
je crois, à sa véritable destination, sont par
conséquent celles où l' analyse que nous venons
d' esquisser est le plus difficile. Mais de même
que certains phénomènes de la santé ne se
connaissent bien que par la considération des
maladies ; de même ce qui paraît confus et
indiscernable dans l' état moral le plus
naturel, se distingue et se classe avec
évidence, sitôt que l' équilibre entre les
organes sentans est rompu, et que, par suite,
certaines opérations, ou certaines qualités,
deviennent dominantes.
Je me sers ici du mot instinct, non que je
regarde comme suffisamment déterminée l' idée qu' on
y attache dans le langage vulgaire ; je crois même
indispensable de traiter ce sujet plus à fond, et je
me propose d' y revenir dans un mémoire particulier :
mais le mot existe ; il est, ou son équivalent,
usité dans toutes les langues ; et les
observations précédentes combattant une opinion
qui tend à le faire regarder comme vide de sens,
ou comme représentatif d' une idée vague et fausse,
il était impossible de lui substituer un autre
mot, qui nécessairement aurait eu l' air de
dénaturer la question.

p115

J' observe d' ailleurs qu' il semble avoir été fait
exactement dans l' esprit du sens rigoureux que
je lui donne : en effet, il est formé des deux
radicaux in ou en, dans, dedans, et
stidzein, verbe grec, qui veut dire piquer,
aiguillonner.
l' instinct est donc,
suivant la signification étymologique,
le produit des excitations dont les stimulus
s' appliquent à l' intérieur, c' est-à-dire,
justement suivant la signification que nous lui
donnons ici, le résultat des impressions reçues
par les organes internes.
Ainsi, dans les animaux en général et dans
l' homme en particulier, il y a deux genres bien
distincts d' impressions, qui sont la source de
leurs idées et de leurs déterminations morales ;
et ces deux genres se retrouvent, mais dans des
rapports différens, chez toutes les espèces. Car
l' homme, placé, par quelques circonstances de son
organisation, à la tête des animaux, participe de
leurs facultés instinctives ; comme, à leur tour,
quoique privés, en grande partie, de l' art des
signes, qui sont le vrai moyen de comparer les
sensations, et de les transformer en pensées, ils
participent jusqu' à certain point, de ses
facultés intellectuelles. Et peut-être, en y
regardant bien attentivement, trouverait-on que la
distance qui le sépare, sous ce dernier point de
vue, de certaines espèces, est bien petite
relativement à celle qui sépare plusieurs
de ces mêmes espèces les unes des autres ; et que

p116

la supériorité d' instinct que la plupart ont sur
lui, jointe sur-tout à leur absence presqu' absolue
d' imagination, compense, pour leur bonheur
réel, les avantages qui lui ont été prodigués,
et dont elles ne jouissent pas.
C' est beaucoup d' avoir bien établi que toutes
les idées et toutes les déterminations morales
sont le résultat des impressions reçues par les
différens organes : c' est avoir fait, je crois,
un pas de plus, d' avoir montré que ces
impressions offrent des différences générales
bien évidentes, et qu' on peut les distinguer
par leur siége et par le caractère de leurs
produits, quoique cependant, encore une
fois, elles agissent sans cesse les unes sur
les autres, à cause des communications rapides
et continuelles entre les diverses parties de
l' organe sensitif. Car, suivant l' expression
d' Hippocrate, tout y concourt, tout
y conspire, tout y consent.
c' est encore
quelque chose peut-être, d' avoir rattaché les
observations embarrassantes qui regardent
l' instinct, à l' analyse philosophique, qui, ne
leur trouvant pas d' origine dans les sensations
proprement dites, les avait écartées comme
erronées, ou dangereuses dans leurs conséquences,
et capables de tout brouiller de nouveau.
Mais il reste encore une grande lacune entre les
impressions internes, ou externes, d' une part, et
les déterminations morales, ou les idées, de
l' autre. La philosophie rationnelle a
désespéré de la remplir :

p117

l' anatomie et la physiologie ne se sont pas
encore dirigées vers ce but. Voyons s' il est en
effet impossible d' y marcher par des routes sûres.
Mais je crois nécessaire de nous arrêter un
moment, sur quelques circonstances qui peuvent
faire mieux connaître la manière dont
s' exécutent les opérations de la sensibilité.
Chapitre vi.
Les psycologues et les physiologistes ont rangé,
comme de concert, les impressions, par rapport
à leurs effets généraux dans l' organe
sensitif, sous deux chefs qui les embrassent
effectivement toutes : le plaisir et la
douleur. je ne m' attacherai pas à
prouver que l' un et l' autre concourent
également à la conservation de l' animal ;
qu' ils dépendent de la même cause, et se
correspondent toujours entre eux, dans
certains balancemens nécessaires. Il
suffit de remarquer qu' on ne peut concevoir
sans plaisir et douleur, la nature animale ;
leurs phénomènes étant essentiels à la
sensibilité, comme ceux de la gravitation
et de l' équilibre aux mouvemens des grandes
masses de l' univers. Mais ils sont accompagnés
de circonstances particulières qui méritent
quelque attention.
Les extrémités sentantes des nerfs, ou plutôt les
gaînes qui les recouvrent, peuvent être dans deux
états très-différens. Tantôt les bouts extérieurs
du

p118

tube éprouvent une constriction forte et vive,
qui repousse en quelque sorte le nerf en
lui-même ; tantôt ils se relâchent, et lui
permettent de s' épanouir en liberté. Ces
dex états, à raison soit de leur
degré, soit de l' importance ou de l' étendue
des organes qui en sont le siége primitif,
se communiquent plus ou moins à tout le
système nerveux, et se répètent, suivant les
mêmes lois, dans toutes les parties de la
machine vivante. Comme ils apportent une
gêne considérable dans les fonctions, ou leur
donnent au contraire une grande aisance, on voit
facilement pourquoi il en résulte des
perceptions si diverses. Quand ils sont faibles
et peu marqués, ils ne produisent qu' un
sentiment de malaise, ou de bien-être :
quand ils sont prononcés plus fortement,
c' est la douleur ou le plaisir. dans
le premier cas, l' animal se retire tout entier
sur lui-même, comme pour présenter le moins de
surface possible : dans le second, tous ces
organes semblent aller au-devant des impressions ;
ils s' épanouissent pour les recevoir par
plus de points. On sait assez, sans qu' il
soit nécessaire de le dire, que ces deux
circonstances dépendent ou de la nature des
causes qui agissent

p119

sur les nerfs, ou de la manière dont ces causes
exercent leur action. Mais l' on ne doit pas
négliger d' observer que les impressions
agréables peuvent, par leur durée ou leur
intensité, produire le malaise, ou même la
douleur ; et que les impressions douloureuses,
en déterminant un afflux plus considérable
de liqueurs dans les parties qu' elles
occupent, y produisent souvent quelques-uns
des effets, pour ainsi dire, mécaniques et
locaux, du plaisir : ce qui du reste n' apporte
aucun changement à la distinction établie.
Quoique la sensibilité veille par-tout et sans
cesse à la conservation de l' animal, soit en
l' avertissant des dangers qui le menacent, ou
des avantages qu' il peut recevoir de la part
des objets extérieurs ; soit en entretenant,
dans l' intérieur, la suite non interrompue des
fonctions vitales : cependant les impressions
ne paraissent pas avoir lieu d' une manière
instantanée ; elles ne se font point sentir dans
tous les cas avec la même force ; et pour
qu' elles aient leur plein effet, il y faut
toujours un certain degré d' attention de l' organe
sensitif, attention dont la mesure peut
donner, sous plusieurs rapports, celle de leur
différence.
L' observation réfléchie de oi-même suffit pour
faire voir que les extrémités sentantes des
nerfs reçoivent d' abord, pour ainsi dire, un
premier avertissement ; mais que les résultats
en sont incomplets, si l' attention de l' organe
sensitif ne met

p120

ces extrémités en état de recevoir et de lui
transmettre l' impression toute entière. Nous
savons, avec certitude, que l' attention modifie
directement l' état local des organes ; puisque,
sans elle, les lésions les plus graves ne
produisent souvent ni la douleur, ni
l' inflammation qui leur sont propres ; et
qu' au contraire, une observation minutieuse des
impressions les plus fugitives peut leur donner
un caractère important, ou même occasionner
quelquefois des impressions véritables, sans
cause réelle extérieure, ou sans objet qui les
détermine.
L' on peut donc considérer les opérations de la
sensibilité comme se faisant en deux tems.
D' abord, les extrémités des nerfs reçoivent
et transmettent le premier avertissement à tout
l' organe sensitif, ou seulement, comme on le
verra ci-après, à l' un de ses systèmes isolés ;
ensuite, l' organe sensitif réagit sur elles,
pour les mettre en état de recevoir toute
l' impression : de sorte que la sensibilité, qui,
dans le premier tems semble avoir reflué de la
circonférence au centre, revient, dans le second,
du centre à la circonférence ; et que, pour tout
dire en un mot, les nerfs exercent sur eux-mêmes
une véritable réaction pour le sentiment, comme
ils en exercent une autre sur les parties
musculaires pour le mouvement. L' observation
journalière montre que cela se passe évidemment
ainsi, par rapport aux impressions intérieures ;
elle peut prouver que cela ne se passe pas d' une
manière

p121

différente par rapport à celles des organes
internes : car les unes et les autres
s' accroissent également par leur propre
durée, qui ne fait que fixer l' attention
sensitive : elles sont indistinctement, et
tour-à-tour, absorbées, les plus faibles par les
plus fortes ; celles qui deviennent dominantes
détruisant quelquefois tout l' effet de celles qui
ne se fortifient pas dans la même proportion.
Enfin, chez les sujets éminemment sensibles,
les impressions intérieures, et même, dans
certains cas, les opérations des viscères qui
s' y rapportent, deviennent percevables au moyen
de l' extrême attention que ces sujets y
donnent : et l' on ne peut pas douter que
la même chose n' arrivât plus fréquemment, si
les objets extérieurs n' occasionnaient de
continuelles diversions.
Remarquons donc ici que la sensibilité se
comporte à la manière d' un fluide, dont la
quantité totale est déterminée, et qui, toutes
les fois qu' il se jette en plus grande
abondance dans un de ses canaux, diminue
proportionnellement dans les autres. Cela
devient très-sensible dans toutes les
affections violentes, mais sur-tout dans les
extases, où le cerveau et quelques autres
organes sympathiques jouissent du dernier
degré d' énergie et d' action ; tandis que la
faculté de sentir et de se mouvoir, tandis que
la vie, en un mot, semble avoir entièrement
abandonné tout le reste. Dans cet état violent,
des fanatiques ont reçu quelquefois

p122

impunément de fortes blessures qui, dans l' état
naturel, eussent été mortelles, ou
très-dangereuses : car la gravité des accidens
qui s' ensuivent de l' action des corps sur nos
organes, dépend principalement de la sensibilité
de ces derniers ; et nous voyons tous les jours
que ce qui serait un poison violent pour
l' homme sain, n' a presque plus d' effet
sur l' homme malade. C' est en mettant à profit
cette disposition physique, que les charlatans,
de tous les genres et de tous les pays,
ont opéré la plupart de leurs miracles : c' est par
là que les convulsionnaires de Saint-Médard
ont pu souvent étonner les imaginations faibles,
de leurs coups d' épée et de bûche, qu' ils
appelaient ascétiquement des consolations :
c' est la véritable verge magique au moyen de
laquelle Meser faisait quelquefois cesser les
douleurs habitueles, et, donnant une direction
nouvelle à l' attention, établissait tout-à-coup,
dans les constitutions mobiles, des séries
de mouvemens inaccoutumés, presque toujours
funestes, ou du moins dangereux : c' est ainsi
que les illuminés de France et d' Allemagne
anéantissent, pour leurs adeptes, l' effet
des sensations extérieures, et qu' ils les font
exister dans un monde qui ne s' y rapporte
en rien.

p123

Mais revenons à notre analyse.
Cette réaction de l' organe sensitif sur lui-même
pour produire le sentiment, et sur les autres
parties pour produire le mouvement, a lieu
dans toutes les opérations de la vie : elle
succède aux simples impressions, d' une part,
pour les compléter, de l' autre, pour amener
toutes les déterminations qui s' y coordonnent.
Nous avons laissé pressentir que la réaction ne
s' exécute pas dans une étendue toujours la même
de l' organe sensitif. Souvent elle l' embrasse
tout entier : quelquefois elle est renfermée
dans l' un de ses principaux départemens ; il y a
même des cas où elle est entièrement isolée
du système général, et ne dépasse pas les limites
d' un organe particulier. Le point d' où elle part
est toujours un centre nerveux, soit des gros
troncs, comme le sont la moelle épinière et le
cerveau ; soit des troncs inférieurs,
comme les gros troncs et les ganlions ; soit
enfin des ramifications les plus déliées, comme
les troncs inférieurs : et l' importance de ce
centre est toujours proportionnée à celle des
fonctions vitales que la réaction détermine,
ou à l' étendue des organes qui les exécutent.
Tout cela résulte directement des faits.

p124

Je passe sous silence une foule d' observations
relatives aux sympathies, qui, pour être bien
expliquées, m' entraîneraient beaucoup au delà
des bornes que je me suis prescrites. Il nous
suffira de considérer la matière animée dans
quelques états, où tantôt les lois fixes de la
nature, et tantôt ses jeux bizarres, nous
la présentent. Nous ne sortirons même pas des
faits qu' on observe dans l' espèce humaine.
Chapitre vii.
Pour qu' il y ait intégrité dans toutes les
fonctions, il faut qu' elle existe dans tous les
organes ; il faut notamment que le système
cérébral et toutes ses dépendances n' aient
éprouvé aucune lésion, ni dans leur formation
primitive elle-même, ni postérieurement et par
l' effet des maladies. Par exemple, pour penser,
il faut que le cerveau soit sain. Les
hydrocéphales, chez lesquels sa substance
se détruit et s' efface par degrés, deviennent
stupides. Cependant l' influence de la moelle
épinière suffit encore alors pour faire vivre
les viscères de la poitrine et de l' abdomen : et
même, quand cette moelle a subi le sort du
cerveau, les gros troncs nerveux entretiennent
assez longtems un reste de vie. Quelques
enfans naissent sans tête : ceux-là

p125

meurent aussitôt après leur naissance, parce
que la nutrition qui se faisait par le cordon
ombilical ne peut plus avoir lieu de cette
manière, ni d' aucune autre qui suffise au maintien
de la vie. Mais ils sont d' ailleurs souvent gros
et gras : leurs membres sont bien conformés ;
ils ont tous les signes de la force.
Chez d' autres enfans, l' état du cerveau empêche
entièrement la pensée. Ils n' en vivent pas moins
sains et vigoureux : ils digèrent bien ; tous
leurs autres organes se développent ; et les
déterminations instinctives qui tiennent à la
nature humaine générale, se manifestent chez eux
à peu près aux époques et suivant les lois
ordinaires. Il n' y a pas longtems que j' eus
l' occasion d' observer un de ces automates. Sa
stupidité tenait à la petitesse extrême
et à la mauvaise conformation de la tête,
qui n' avait jamais eu de sutures. Il était
sourd de naissance. Quoiqu' il eût les yeux
en assez bon état, et qu' il parût recevoir
quelques impressions de la lumière, il n' avait
aucune idée des distances. Cependant il était
d' ailleurs très-sain et très-fort ; il
mangeait avec avidité. Quand on ne lui donnait
pas bien vîte un morceau après l' autre, il
entrait dans de violentes agitations. Il aimait
à empoigner ce qui lui tombait sous la main,
particulièrement les corps animés, dont la douce
chaleur, et, je crois, aussi les émanations,
paraissaient lui être agréables. Les organes de la
génération étaient

p126

chez lui dans une activité précoce ; et l' on
avait des preuves fréquentes qu' ils excitaient
fortement son attention.
Enfin, l' on voit se former dans la matrice et
dans les ovaires des masses charnues, ou des
parties osseuses, telles par exemple que des
mâchoires garnies de leurs dents, qui se
développent, et jouissent d' une vie véritable ;
car elles sont animées par des nerfs, dont
l' influence y détermine les mêmes mouvemens
que dans celles qui font partie d' un corps
complet et régulier. Il en est de ces
productions anomales comme des monstres
sans tête dont nous avons parlé plus haut : la
vie ne s' y conserve qu' autant qu' elles restent
attachées aux organes qui leur ont donné
naissance ; la nature les y forme et les y
nourrit par un artifice particulier. Celles qui
peuvent être rejetées dans une espèce
d' enfantement, se flétrissent et meurent
aussi-tôt qu' elles sont livrées à elles-mêmes ;
parce qu' elles ne pompent plus alors de sucs
nourriciers analogues à leur nature. Mais on voit
qu' elles avaient une vie propre, plus ou moins
étendue, suivant celle de leurs nerfs, qui
forment évidemment un système, comme le fait tout
l' organe sensitif dans un enfant bien conformé.

p127

Ainsi donc, je le répète, l' action et la réaction
du système nerveux, qui constituent les
différentes fonctions vitales, peuvent s' exercer
sur des parties isolées de ce système. à mesure
que le cercle, ou l' influence de ces parties
s' étend, les fonctions se multiplient, ou
se compliquent. Le développement des viscères
du thorax et du bas-ventre peut avoir
lieu par la seule influence de la moelle
épinière. Mais la pensée, qui se produit dans
le cerveau, ne saurai exister quand cet organe
manque : elle s' altère plus, ou moins, quand il
est mal conformé, ou malade : et l' on n' en
sera pas surpris, puisque les nerfs de la vue,
de l' ouïe, du goût et de l' odorat, en partent
directement, et que les nerfs brachiaux,
dont dépendent les opérations les plus
délicates du tact, y tiennent de très-près,
étant formés, en grande partie, des paires
cervicales.
Pour se faire une idée juste des opérations dont
résulte la pensée, il faut considérer le cerveau
comme un organe particulier, destiné
spécialement à la produire ; de même que
l' estomac et les intestins à opérer la
digestion, le foie à filtrer la bile,
les parotides et les glandes maxillaires
et sublinguales

p128

à préparer les sucs salivaires. Les impressions,
en arrivant au cerveau, le font entrer en
activité ; comme les alimens, en tombant dans
l' estomac, l' excitent à la secrétion plus
abondante du suc gastrique, et aux mouvemens
qui favorisent leur propre dissolution. La
fonction propre de l' un est de percevoir chaque
impression particulière, d' y attacher des signes,
de combiner les différentes impressions, de les
comparer entre elles, d' en tirer des jugemens
et des déterminations, comme la fonction
de l' autre est d' agir sur les substances
nutritives, dont la présence le stimule,
de les dissoudre, d' en assimiler les sucs
à notre nature.
Dira-t-on que les mouvemens organiques par
lesquels s' exécutent les fonctions du cerveau
nous sont inconnues ? Mais l' action par laquelle
les nerfs de l' estomac déterminent les opérations
différentes qui constituent la digestion ;
mais la manière dont ils imprègnent le suc
gastrique de la puissance dissolvante la plus
active, ne se dérobent pas moins à nos
recherches. Nous voyons les alimens tomber
dans ce viscère, avec les qualités nouvelles : et
nous concluons qu' il leur a véritablement fait
subir cette altération. Nous voyons également
les impressions arriver au cerveau, par
l' entremise des nerfs : elles sont alors
isolées et sans cohérence. Le viscère entre
en action ; il agit sur elles : et bientôt il les
renvoie métamorphosées en idées, que le langage de
la physionomie et du geste, ou les signes de la
parole

p129

et de l' écriture, manifestent au dehors. Nous
concluons avec la même certitude, que le cerveau
digère en quelque sorte les impressions ; qu' il
fait organiquement la sécrétion de la pensée.
Ceci résout pleinement la difficulté élevée par
ceux qui, considérant la sensibilité comme une
faculté passive, ne conçoivent pas comment
juger, raisonner, imaginer, ne peut jamais être
autre chose que sentir. La difficulté n' existe
plus, quand on reconnaît, dans ces diverses
opérations, l' action du cerveau sur les
impressions qui lui sont transmises.
Mais si, de plus, l' on fait attention que le
mouvement, dont toute action des organes suppose
l' existence, n' est dans l' économie animale,
qu' une modification, qu' une transformation du
sentiment, on verra que nous sommes bien
véritablement dispensés de faire aucun
changement dans la doctrine des analystes
modernes, et que tous les phénomènes
physiologiques ou moraux, se rapportent
toujours uniquement, en dernier résultat,
à la sensibilité.
Chapitre viii.
Conclusion.
En revenant sur la série des idées que nous
venons de parcourir, on peut en résumer les
conséquences

p130

dans ce petit nombre de propositions :
la faculté de sentir et de se mouvoir forme le
caractère de la nature animale.
La faculté de sentir consiste dans celle qu' a le
système nerveux d' être averti des impressions
produites sur ses différentes parties, et
notamment sur ses extrémités.
Les impressions sont internes, ou externes.
Les impressions externes, lorsque la perception
en est distincte, portent particulièrement le nom
de sensations.
les impressions internes sont très-souvent
confuses et vagues ; et l' animal n' en est alors
averti que par des effets dont il ne démêle, ou
ne sent pas directement la liaison avec leur
cause.
Les unes résultent de l' application des objets
extérieurs aux organes des sens :
les autres, du développement des fonctions
régulières, ou des maladies propres aux différens
organes.
Des premières, dépendent plus particulièrement
les idées :
des secondes, les déterminations qui portent le
nom d' instinct.
le sentiment et le mouvement sont liés l' un à
l' autre.
Tout mouvement est déterminé par une impression ;
et les nerfs, organes du sentiment, animent
et dirigent les organes moteurs.

p131

Pour sentir, l' organe nerveux réagit sur
lui-même.
Pour mouvoir, il réagit sur d' autres parties
auxquelles il communique la faculté contractile,
principe simple et fécond de tout mouvement
animal.
Enfin, les fonctions vitales peuvent s' exercer
par l' influence de quelques ramifications
nerveuses, isolées du système : les facultés
instinctives peuvent se développer, quoique
le cerveau soit à peu près entièrement détruit,
et qu' il paraisse dans une entière inaction.
Mais pour la formation de la pensée, il faut que
ce viscère existe, et qu' il soit dans un état
sain : il en est l' organe spécial.
En tirant ces conclusions, nous nous sommes
toujours appuyés sur les faits, à la manière des
physiciens ; nous avons marché de proposition en
proposition, à la manière des géomètres ; et, je le
répète, nous avons trouvé par-tout, pour unique
principe des phénomènes de l' existence animale,
la faculté de sentir.
mais quelle est la cause de cette faculté ? Quelle
est sa nature, ou son essence ?
Ce ne seront pas des philosophes qui feront ces
questions.
Nous n' avons d' idée des objets que par les
phénomènes observables qu' ils nous présentent : leur
nature ou leur essence ne peut être pour nous que
l' ensemble de ces phénomènes.

p132

Nous n' expliquons les phénomènes que par leurs
rapports de ressemblance, ou de succession, avec
d' autres phénomènes connus. Quand l' un
ressemble à l' autre, nous l' y rattachons d' une
manière plus ou moins étroite, suivant que la
ressemblance est plus ou moins parfaite. Quand
l' un succède constamment à l' autre, nous
supposons qu' il est engendré par lui ;
et nous établissons entre eux les relations
exprimées par les deux termes d' effet et de
cause. c' est là ce que nous appelons
expliquer.
Par conséquent, les faits généraux ne
s' expliquent point, et l' on ne saurait en
assigner la cause.
Puisqu' ils sont généraux, ils ne se rapportent
point, par ressemblance, à un autre ; attendu que,
dans cette dernière supposition, ils cesseraient
d' être généraux, soit en se subordonnant à lui,
soit en s' y confondant d' une manière absolue.
Encore moins peut-on y chercher les rapports d' un
effet à sa cause ; puisque ces rapports
ne peuvent

p133

s' établir qu' entre des phénomènes également
connus, qui sont offerts par la nature dans un
ordre constant de succession, et puisque
le dernier, ou le fait général, perdrait
évidemment son caractère, du moment qu' il
serait possible de le subordonner à un autre
qui, dès ce même moment, en effet, viendrait
le remplacer.
En un mot, les faits généraux sont, parce
qu' ils sont : et l' on ne doit pas plus
aujourd' hui vouloir expliquer la sensibilité
dans la physique animale et dans la philosophie
rationnelle, que l' attraction dans la physique
des masses.
Au reste, l' on sent que ces diverses questions
tiennent directement à celles des causes
premières,
qui ne peuvent être connues,
par cela même qu' elles sont premières, et
pour beaucoup d' autres raisons que ce n' est
pas ici le lieu de développer.
L' inscription de l' un des temples anciens, où la
sagesse paraît s' être réfugiée avant que le
charlatanisme y eût élevé son trône, faisait
parler d' une manière véritablement grande et
philosophique, la cause première de l' univers : je
suis ce qui est, ce qui a été, ce qui sera ;
et nul n' a connu ma nature.

une autre inscription disait : connais-toi
toi-même.

la première est l' aveu d' une ignorance
inévitable.
La seconde est l' indication formelle et précise du
but que doivent se tracer la philosophie
rationnelle

p134

et la philosophie morale : elle est, en quelque
sorte, l' abrégé de toutes les leçons de la
sagesse sur ces deux grands sujets de nos
méditations.
Car si nous considérons les opérations de notre
intelligence, nous voyons qu' elles dépendent des
facultés attachées à nos organes.
Et si nous recherchons les principes de la
morale, nous trouvons que les règles doivent en
être fondées sur les rapports mutuels des hommes ;
que ces rapports découlent de leurs besoins et de
leurs facultés ; que leurs facultés et leurs besoins
dépendent de leur organisation.
Ainsi, ce mot si célèbre dans l' antiquité, gnôthi
seauton, est très-digne de servir d' inscription à
cette salle, aussi bien qu' au temple de Delphes.
Tel est, en particulier, citoyens, l' objet des
travaux de notre classe. Elle s' y attachera
constamment ; elle l' embrassera tout entier : mais
elle poursuivra l' examen de chaque partie avec
autant de circonspection dans la méthode que de
hardiesse et d' indépendance dans les vues : sans
jamais sortir de la route qu' une saine philosophie
lui trace ; sans laisser égarer ses recherches
dans des questions oiseuses, où l' observation
et l' expérience ne pouvant nous servir de guides, il
est impossible aux esprits les plus fermes
de faire autre chose que des faux pas.

p135

Tel est, dis-je, notre but ; telle est la route
par laquelle nous pouvons y parvenir. Aucun de vous
n' ignore que, si le bonheur individuel et social
ne peut se fonder que sur la vertu, la vertu ne se
fonde, à son tour, que sur la connaissance de la
nature, sur la raison, sur la vérité.

TROISIEME MEMOIRE



p136

suite de l' histoire physiologique des
sensations.

j' avais cru pouvoir, citoyens, renfermer dans
un seul mémoire, le tableau général des
phénomènes qui constituent l' exercice ou
l' action de la sensibilité. Mais, après avoir
passé les bornes ordinaires d' une lecture,
je me suis encore vu forcé de renvoyer à un
mémoire supplémentaire quelques idées qui sont,
ou le développement naturel, ou le complément
indispensable de celles dont vous avez entendu
l' exposition. C' est pour vous rendre compte de
ces idées que je demande aujourd' hui la parole.
Mon soin principal, après celui de n' en
négliger aucune qui soit essentielle, sera de les
resserrer dans le plus court espace.
Chapitre i.
Nous avons vu que les êtres animés ne reçoivent
pas seulement des impressions relatives aux
objets externes dont les sens éprouvent l' action ;
mais que, par l' exercice régulier de la vie,
par celui des

p137

fonctions qui la réparent et la maintiennent, par
le développement progressif des organes, enfin,
par toute espèce de causes capables d' agir sur la
sensibilité des parties internes, ces êtres
reçoivent aussi d' autres impressions auxquelles
l' univers extérieur n' a point de part directe. Nous
avons vu que ces deux genres de modifications
organiques influent sur la formation des idées
et sur les déterminations ; et nous avons cru
pouvoir rapporter à chacun d' eux le système
d' opérations intellectuelles, ou de penchans et
d' actes qui paraissent en dépendre plus
particulièrement.
Mais si nous voulons avoir une idée complète de
cette action générale du système nerveux, nous
devons encore faire un pas de plus.
La distinction des organes sensibles en internes
et externes, et celles des impressions qu' ils
peuvent recevoir, ne présentent plus, je pense,
aucune difficulté. Mais l' analyse ne doit point
en rester là.
Nous avons dit que le système nerveux réagit
sur lui-même pour produire le sentiment, et sur
les muscles, pour produire le mouvement. Mais
il peut encore recevoir des impressions directes,
par l' effet de certains changemens qui se passent
dans son intérieur, et qui ne dépendent d' aucune
action exercée, soit sur les extrémités sentantes
extérieures, soit sur celles des autres organes
internes. Dans la circonstance dont je parle,
la cause des

p138

impressions s' applique uniquement à la pulpe
cérébrale ou nerveuse. L' organe sensitif réagit
sur lui-même pour les accroître, comme il
réagit sur ses propres extrémités dans les cas
ordinaires : il entre en action pour les
combiner, comme si elles lui venaient du dehors.
Souvent ces impressions, et l' activité du centre
cérébral qu' elles sollicitent, sont d' une
grande énergie, et communément il en
résulte des mouvemens et des déterminations qui
frappent d' autant plus l' observateur, que leur
source échappe entièrement à sa curiosité, et qu' ils
n' ont aucun rapport avec les causes régulières
et sensibles.
De même que les opérations de la sensibilité,
quand elles se rapportent aux impressions reçues
par les viscères, ou par les organes externes,
peuvent intéresser l' ensemble, ou seulement
certaines parties du système nerveux : de même
celles qui se passent uniquement dans le sein de ce
système, peuvent aussi, tantôt résulter de son
excitation générale, tantôt se renfermer dans l' une
de ses dépendances, où la cause réside
spécialement et borne son action.
Enfin ; l' action générale du système peut, dans
plusieurs circonstances, se diriger vers certains
organes particuliers, et s' y concentrer
exclusivement : comme aussi les excitations
partielles de l' une ou de plusieurs de ses
divisions, peuvent également se faire ressentir
d' une manière spéciale à

p139

d' autres divisions, avec lesquelles leur
sympathie est plus étroite, ou plus vive, et
finir quelquefois par entraîner le système
tout entier.
Ces différentes propositions se déduisent de
quelques faits également simples et concluans.
L' on observe tous les jours, dans la pratique de
la médecine, des folies, des épilepsies, des
affections extatiques, en un mot, différens
dérangemens des fonctions du système cérébral, qui
ne se rapportent aux lésions d' aucun autre
organe, soit interne, soit externe. L' observation
clinique prouve que leur cause réside dans
l' organe nerveux lui-même ; et les dissections
l' ont souvent démontré de la manière la plus
invincible : car la consistance, la couleur et
l' organisation même de la pulpe cérébrale se sont
trouvées alors dans un état contre nature ;
quelquefois même on y a découvert des corps
étrangers, tels que des matières lymphatiques
épanchées, des amas gélatineux, des échardes
osseuses, des squirres, ou des pétrifications,
dont la présence occasionnait tous les
accidens.
Dans ces cas, où l' observation peut lier les
phénomènes avec leurs causes, nous voyons
clairement que les impressions reçues dans le
sein de l' organe sensitif, s' y comportent de la
même manière que celles qui lui viennent des
objets externes ; qu' elles se renforcent et
deviennent plus distinctes par leur durée ;
que l' organe les combine et les

p140

compare ; qu' il en tire des jugemens et des
déterminations ; qu' il imprime aux parties
musculaires, en vertu de ces mêmes impressions,
des mouvemens qui, n' étant dans aucun rapport
avec celles reçues par les autres organes externes
ou internes, ont été longtems attribués à des
causes surnaturelles. Ici l' économie animale
se présente à nous dans une de ces circonstances
extrêmes, qui servent à faire connaître sa
manière d' agir dans celles qui sont plus
régulières. Entre cet état, où toutes les
opérations semblent interverties, et l' état
naturel, où leurs phénomènes suivent des lois
plus connues, il y a beaucoup de nuances
intermédiaires, dans lesquelles l' ordre et le
désordre sont comme combinés en différentes
proportions, mais qui laissent toujours
également échapper les signes certains
de l' énergie et de l' action propre de l' organe
sensitif.
Dans l' état le plus naturel, avec un peu
d' attention nous le voyons encore entrer de
lui-même en activité : nous voyons qu' il peut,
pour cela, se passer d' impressions étrangères ;
qu' il peut même, à certains égards, les écarter,
et se soustraire à leur influence. C' est ainsi
qu' une attention forte, une méditation profonde,
peut suspendre l' action des organes sentans
externes ; c' est ainsi, pour prendre un exemple
encore plus ordinaire, que s' exécutent les
opérations de l' imagination et de la
mémoire. Les notions des objets qu' on se rappelle

p141

et qu' on se représente, ont bien été fournies, le
plus communément, il est vrai, par les
impressions reçues dans les divers organes : mais
l' acte qui réveille leur trace, qui les offre
au cerveau, sous leurs images propres, qui met
cet organe en état d' en former une foule de
combinaisons nouvelles, ne dépend souvent en
aucune manière de causes situées hors de
l' organe sensitif.
Je n' insisterai pas davantage sur ce point de
doctrine, qui me semble suffisamment éclairci par
le simple énoncé des phénomènes. Mais il est
nécessaire de ne point en perdre les résultats
de vue : ils s' appliquent aux questions les plus
importantes de la physiologie et de l' analyse
philosophhque ; et, sans eux, on n' a qu' une
idée très-fausse des opérations directes de la
sensibilité. Nous verrons ailleurs qu' ils
peuvent aussi jeter beaucoup de jour
sur les phénomènes du sommeil, dont nous avons
laissé pressentir que la théorie se lie
naturellement à celle de la folie et des
différens délires.
D' autres faits aussi simples prouvent également
que cette action, en quelque sorte, spontanée de
l' organe sensitif, est quelquefois bornée à l' une
de

p142

ses divisions. Dans plusieurs maladies, dont tous
les médecins rencontrent chaque jour des
exemples, l' on remarque certaines erreurs
singulières, mais partielles, de la sensibilité ;
erreurs qui sont fréquemment rectifiées par les
impressions plus justes des autres organes, mais
qui, fréquemment aussi, deviennent dominantes, et
déterminent au moins de faux jugemens particuliers.
J' ai vu des vaporeux qui se trouvaient si légers,
qu' ils craignaient d' être emportés par le moindre
vent ; j' en ai vu qui croyaient avoir le nez d' une
grandeur excessive, et qui certifiaient qu' ils le
sentaient grossir d' une manière distincte.
Quelques-uns recevaient l' impression de certaines
odeurs extraordinaires ; d' autres entendaient,
ou des bruits incommodes, ou des sons agréables.
Un homme qui avait un abcès dans le corps
calleux, m' a dit plusieurs fois, pendant le cours de
sa maladie, qu' il sentait son lit se dérober sous
lui, et qu' une odeur cadavéreuse le poursuivait
sans cesse depuis plus de six mois. Il prenait
beaucoup de tabac pour la dissiper : mais
c' était inutilement ; les deux odeurs, ou leurs
impressions, se confondaient d' une manière
insupportable ; et il les rapportait également
l' une et l' autre à l' organe même de l' odorat.
On pourrait citer encore ici ces sensations
étranges que Boerhaave observa sur lui-même,
dans une maladie où le système nerveux se trouvait
singulièrement

p143

intéressé. Le même cas, à-peu-près, s' est
offert à moi chez un homme, d' ailleurs plein
d' esprit et d' une raison très-sûre. Il se sentait
tour à tour étendre et rapetisser, pour ainsi dire,
à l' infini. Cependant la vue, l' ouïe, le goût,
etc., restaient à peu près dans leur état
naturel ; et le jugement conservait toujours, en
général, la même fermeté.
Les autres malades, indiqués ci-dessus, étaient
également en état de rectifier leur premier
jugement.
Mais on sait que la raison des hypocondriaques
n' échappe pas toujours à la puissance de ces
illusions. Tout le monde connaît, du moins par
ouï-dire, les histoires de plusieurs d' entre
eux, qui croyaient fermement avoir des jambes
de verre ou de paille, ou n' avoir point de tête,
ou qui soutenaient que leur corps renfermait
d' immenses amas d' eaux, capables d' inonder tout
un pays, s' ils se permettaient d' uriner, etc. à
des visions si ridicules, sur lesquelles ils ne
formaient pas plus de doute que sur les vérités
les plus constantes, ils joignaient souvent un
sens droit et des opinions justes sur différens
autres objets : quelques-uns même étaient
capables, pendant ce tems, d' exécuter des
travaux fort ingénieux. C' est au milieu des accès
de la plus terrible hypocondriasie, que
Swammerdam faisait ses plus brillantes
recherches. Mais, s' étant mis dans la tête que
Dieu pouvait s' offenser

p144

d' un examen si curieux de ses oeuvres, il
commença par renoncer à poursuivre de très-belles
expériences sur les injections, dont il avait eu
l' idée longtems avant Ruisch, et dont il avait
même déjà perfectionné beaucoup la méthode : et,
dans un paroxysme plus violent, il finit par
livrer aux flammes une grande partie de ses
manuscrits.
Les faits que je rapporte sont, dis-je, assez
connus : et l' on sait aussi par quels moyens
ingénieux la médecine est quelquefois parvenue
à dissiper les illusions de cette espèce de
malades.
Chapitre ii.
Mais ce n' est pas seulement pour les sensations ;
c' est aussi pour les mouvemens, que l' action
spontanée du système nerveux se borne souvent à
certains points isolés.
Tout mouvement des parties vivantes suppose
dans le sein du centre cérébral, ou dans le centre
particulier des nerfs qui les animent, un mouvement
analogue, dont il est, en quelque sorte, la
représentation. Quand nous voyons des organes
musculaires se mouvoir, nous sommes assurés que
les points, ou les divisions, soit du cerveau,
soit de ses dépendances qui s' y rapportent, sont
mues aussi dans un ordre correspondant. Les
mouvemens partiels apparens dépendent d' autres
mouvemens cachés, qui sont également partiels : comme
dans

p145

les spasmes cloniques généraux, où toutes
les parties musculaires s' agitent à la fois,
les divisions cérébrales et nerveuses qui
régissent les différentes parties, sont
très-certainement, soit par excitation
directe, soit par sympathie, dans une convulsion
générale. L' anatomie nous a fait voir que
certaines lésions du cerveau, de la moelle
épinière, ou des ganglions, dont l' effet est de
déterminer des mouvemens irréguliers dans les
organes extérieurs, les impriment de préférence à
l' un plutôt qu' à l' autre, et que ces mouvemens
se trouvent circonscrits dans des limites plus
ou moins étroites. Les expériences faites sur
les animaux vivans confirment

p146

cette même vérité. Si l' on pique, ou si l' on
irrite d' une manière quelconque, différens points
de l' organe cérébral, on voit les convulsions,
qui sont ordinairement produites par ce moyen,
passer tour à tour d' un muscle à l' autre,
et souvent ne pas s' étendre au delà de ceux
qui se rapportent aux points irrités. L' observation
des phénomènes réguliers donne encore les
mêmes résultats. Dans le sommeil, l' on agite
le bras, la jambe, ou toute autre partie du
corps, suivant le siége des impressions que
l' organe sensitif reçoit et combine, suivant
le caractère propre des idées qui se forment
alors dans le cerveau : et pendant la veille,
dans l' état le plus naturel, on voit des
souvenirs lointains retracés par la mémoire,
ou des tableaux formés par l' imagination,
produire dans certains organes particuliers
des mouvemens circonscrits, dont la cause agit
sans doute exclusivement sur les points du
système cérébral avec lesquels ces organes
correspondent.
Enfin, les concentrations, soit de la sensibilité,
soit du mouvement, dans certains points
particuliers de ce système, vers lesquels
alors l' irritation générale se dirige
spécialement, et va se fixer ; leur passage
de l' un à l' autre ; les opérations exécutées
dans d' autres points que ceux où elles paraissent
avoir été conçues, c' est-à-dire, les opérations
dont les causes déterminantes, appliquées à ces
derniers, produisent dans les premiers leurs
plus importans

p147

effets : tous ces phénomènes, dis-je, se
démontrent encore par les observations les
plus simples et par les expériences les
plus faciles.
On sait que l' épilepsie idiopathique, ou celle qui
tient à l' affectation propre du système nerveux,
ne se manifeste pas, à beaucoup près, d' une
manière uniforme, générale et simultanée, dans
tous les organes susceptibles de convulsions. Pour
l' ordinaire, l' accès commence par un sentiment
de malaise à l' orifice supérieur de l' estomac,
et au diaphragme. Le malade éprouve de la
pesanteur de tête, un léger vertige : ses yeux
deviennent hagards, et tout-à-coup il perd la
connaissance. Souvent à l' affection de la tête,
succèdent des frémissemens particuliers le
long de la moelle épinière et des gros
troncs nerveux ; à ces frémissemens, des
impressions plus ou moins vives dans les organes
de la génération. La cause des mouvemens
convulsifs, concentrée d' abord à la région
précordiale, se répand de proche en proche,
en suivant le trajet des expansions nerveuses
dans les organes les plus sensibles ; et
l' observateur attentif voit leurs impressions
s' appeler, en quelque sorte, et se déterminer
mutuellement, jusqu' à ce qu' enfin l' agitation
devienne universelle.
Dans d' autres épilepsies, qu' on appelle
sympatiques, parce qu' elles dépendent d' une
affection locale, qui se communique et s' étend par
consensus,

p148

c' est dans le siége même du mal que les
accidens se préparent. Par exemple, si le mal
est situé dans un nerf de la jambe, duquel la
pulpe sentante soit viciée intérieurement, ou
comprimée par quelque corps étranger, le malade
éprouve d' abord, dans le lieu même, certaines
sensations extraordinaires, ou douloureuses,
ou simplement incommodes et fatigantes. Bientôt
une autre sensation, qu' il compare à celle d' une
vapeur, ou d' un air frais, et qu' on nomme,
par cette raison, en médecine, aura epileptica,
suit le trajet du nerf, en remontant vers la tête :
et l' accès commence au moment où l' aura
semble pénétrer dans la cavité du crâne.
Au début de certaines fièvres malignes, on
remarque également des concentrations, tantôt
de sensibilité nerveuse, tantôt de spasme et de
contraction musculaire, qui se prolongent pendant
plusieurs jours. Elles sont le prélude, ou d' un
désordre général dans les fonctions de l' organe
sensitif, ou de convulsions effrayantes, qui,
durant le cours de la maladie, se porteront
simultanément, ou tour à tour, sur les différens
muscles. Ordinairement c' est à l' estomac, ou dans
les organes des sens, que ces écarts de la
sensibilité se manifestent ; c' est à la gorge,
ou sur les muscles de la mâchoire,

p149

que ces spasmes se fixent de préférence : et la
gravité des uns et des autres, paraît pouvoir
se mesurer sur le voisinage de leur siége, et de
l' origine commune des nerfs.
Dans d' autres cas, au contraire, certains organes
sont, pour ainsi dire, le rendez-vous particulier
de toutes les affections et de tous les
mouvemens. L' impression commence par être
générale ; la convulsion semble n' épargner aucun
muscle. Mais bientôt tout se dirige vers la
partie faible ; et plus les accès durent,
ou se répètent fréquemment, plus aussi,
par degrés, la concentration devient absolue et
rapide. Enfin, les maladies nerveuses nous
présentent journellement des désordres subits de
l' estomac, qui résultent de certaines idées, ou de
certaines passions : les accès hystériques, ou
hypocondriaques se terminent assez souvent par une
augmentation de sensibilité, ou par des
convulsions fixées dans certains organes : et
chez quelques sujets mobiles, le seul effort de
l' attention, ou de la pensée, suffit pour les
faire naître.
Quant à la communication sympathique des
affections d' un organe à l' autre, en ne parlant,
comme nous le faisons ici, que de celles dont les
causes agissent directement dans le sein même de
l' organe sensitif, les exemples se présentent en
foule tous les jours, au praticien observateur : les
livres de médecine en sont remplis. Ainsi, quelques
lésions du cerveau causent des inflammations et des
suppurations

p150

dans le foie ; comme quelques lésions du
foie causent réciproquement, mais suivant des
lois qui ne se rapportent pas à notre objet,
et l' inflammation, et l' abcès du cerveau. Ainsi,
dans les rêves suffoquans, dits cochemars (je
parle encore uniquement de ceux qui ne tiennent
point à des dispositions nerveuses particulières) ;
dans les cochemars, dis-je, l' observation nous
annonce, et nous fait reconnaître quelquefois,
ou des sensations, ou des mouvemens qui
commencent dans une partie, et vont se terminer
dans une autre ; ou qui passent de la première
à la seconde, sans qu' on puisse en trouver la
cause dans les sympathies organiques connues.
Ces transitions dépendent évidemment de
déterminations conçues dans le sein même du
système nerveux.
Un fait général met cette proposition hors de
doute, et la présente dans tout son jour.
Les gens de lettres, les penseurs, les artistes,
en un mot, tous les hommes dont les nerfs et le
cerveau reçoivent beaucoup d' impressions, ou
combinent beaucoup d' idées, sont très-sujets à
des pertes nocturnes, très-énervantes pour eux.
Cet accident se lie presque toujours à des rêves ;
et quelquefois ces rêves prennent le caractère du
cochemar, avant de produire leur dernier effet.
J' ai traité plusieurs malades de ce genre ; car il
n' est pas rare que leur état devienne une vrai
maladie. J' en ai rencontré deux, chez lesquels
l' événement était précédé

p151

par un rêve long et détaillé : ils voyaient une
femme, ils l' entendaient approcher de leur lit,
ils la sentaient s' appuyer du poids de tout son
corps sur leur poitrine : et c' était après avoir
essuyé pendant plusieurs minutes, les angoisses
d' un véritable cochemar, que les organes de la
génération se trouvant excités par la présence de
cet objet imaginaire, la catastrophe du rêve
amenait ordinairement la fin du sommeil. Plusieurs
autres médecins ont observé le même fait avec peu
de variétés dans les circonstances.
La conclusion qui peut s' en tirer est sans doute
remarquable : mais elle ne résulte pas, au reste,
moins nettement de tous les actes de la mémoire ou
de l' imagination, dont les impressions originelles
appartiennent à un organe, tandis que les
déterminations paraissent ne réagir passagèrement
sur lui, que pour se diriger entièrement vers un
autre.
Mais revenons un moment sur la suite de nos
propositions, et résumons-les en peu de mots.
Le système cérébral a la faculté de se mettre en
action par lui-même, c' est-à-dire, de recevoir des
impressions, d' exécuter des mouvemens, et de
déterminer des mouvemens analogues dans les
autres organes, en vertu de causes dont l' action
s' exerce dans son sein, et s' applique directement
à quelque point de sa pulpe interne.
Dans ces circonstances, les impressions
ressenties

p152

généralement par tout le système nerveux,
peuvent se concentrer dans une de ses parties : les
impressions reçues par l' une de ses parties
peuvent, tantôt devenir générales, et mettre en
jeu tout le système ; tantôt passer, par voie de
sympathie, d' un point à l' autre, et produire leurs
derniers effets ailleurs que dans le siége où
réside la cause, ou dans le lieu de son
application.
Toutes ces propriétés du système nerveux sont
inhérentes à sa nature, ou à son existence
elle-même, dans l' état de vie. Il faut les
connaître, il faut en avoir des idées précises,
pour bien concevoir le mécanisme de ses
fonctions : et l' on ne doit pas craindre de
peser sur toutes les observations qui
peuvent éclaircir tant d' admirables phénomènes.
Ainsi donc, suivant l' expression de Sydenham,
il y a dans l' homme un autre homme intérieur,
doué des mêmes facultés, des mêmes affections,
susceptible de toutes les déterminations
analogues aux phénomènes extérieurs, ou plutôt
dont les faits apparens de la vie ne font que
manifester au dehors les dispositions secrètes,
et représenter en quelque sorte les opérations. Cet
homme intérieur, c' est l' organe cérébral. L' on
voit aisément qu' il faut encore ici distinguer
les impressions qui lui sont essentiellement
et exclusivement propres, de celles reçues
par les différentes parties internes, et les
mouvemens conçus dans son sein, de ceux dont il ne
fait qu' apercevoir au dehors les motifs par ses
extrémités

p153

sentantes, pour envoyer les déterminations
qui en résultent, aux différens organes moteurs.
Nous remarquons donc clairement trois sortes
d' opérations de la sensibilité, que la différence
de leurs effets nous force de ne pas confondre : la
première se rapporte aux organes des sens : la
seconde aux parties internes, notamment aux
viscères des cavités de la poitrine et du
bas-ventre (et nous rangeons avec ces derniers,
les organes de la génération) la troisième à
l' organe cérébral lui-même, abstraction faite
des impressions qui lui sont transmises par ses
extrémités sentantes, soit internes, soit externes.
De ce qui précède, et de ce que nous avons déjà
fait observer dans le dernier mémoire, on peut
conclure facilement que les nerfs et le cerveau
ne sont point des organes purement passifs ; que
leurs fonctions supposent, au contraire, une
continuelle activité, qui dure autant que la vie.
La nature de ces fonctions, et la manière dont
elles s' exécutent, suffiraient pour le prouver :
d' ailleurs, la connaissance physiologique de ces
organes, c' est-à-dire, celle de leur structure et
des mouvemens par lesquels ils se nourrissent
et reproduisent sans cesse la cause immédiate de la
sensibilité, le démontre avec une évidence que
l' oeil peut saisir. Et de célèbres médecins ont
fait voir, en outre, que le sommeil lui-même,
cet état de repos où les organes des sens
ne reçoivent plus d' impressions ; où le système
sensitif

p154

tout entier semble vouloir se dérober à celles
qui ne sont pas indispensables pour le maintien de
la vie ; où la pensée enfin est le plus souvent
tout-à-fait suspendue : ces médecins, dis-je,
ont fait voir que le sommeil n' est point une
fonction passive, et que, pour le produire,
l' organe cérébral entre dans une véritable
action.
Ces différentes vérités, qui sont, en quelque
sorte, l' énonciation directe des phénomènes bien
vus, jettent à leur tour beaucoup de lumière sur
les phénomènes. Elles aident à concevoir ces
extases, dont l' effet est de concentrer la
sensibilité, la pensée et la vie, dans les foyers
nerveux : elles rendent raison des songes,
particulièrement de ceux qui ne sont pas le
produit d' impressions reçues par les extrémités
sentantes : elles expliquent d' une manière
plus satisfaisante ces délires, tantôt
partiels, tantôt généraux, qui non seulement
changent les relations morales de l' homme avec le
monde extérieur, mais qui modifient encore si
puissamment la manière dont nos facultés purement
organiques sont affectées dans ces nouvelles
relations. C' est également ici qu' il faut
rapporter certains états particuliers qui, faisant
taire une grande partie des impressions
extérieures, rendent percevables d' autres
impressions internes qui, dans l' état ordinaire,
échappent à la conscience de l' individu ;
ces fausses associations d' idées, qui brouillent
tout, en rapprochant des objets sans relation
véritable

p155

entre eux ; enfin, ces dispositions si communes,
même chez les penseurs, lesquelles font trop
souvent confondre les notions distinctes et
directes, qui viennent des choses par les sens,
avec les impressions qui naissent en même tems,
ou par suite, dans le cerveau ; confusion qui
bientôt en rend les images entièrement
méconnaissables, si l' on n' a pas l' habitude
de les ramener sans cesse à leur source.
Avec un peu de réflexion, tout cela doit
s' entendre et s' expliquer assez de soi-même ;
et je crois inutile d' entrer dans aucun détail
à cet égard.
J' observerai seulement que si la puissance de
l' imagination est plus étendue, si sa réaction sur
certains organes par exemple, sur ceux de la
génération,
est plus complète pendant le
sommeil que durant la veille : la raison en est
très-simple ; on peut la trouver ici sans
difficulté. En effet, pendant la veille, il
arrive toujours au cerveau quelques impressions
externes, qui modifient plus ou moins ses
opérations propres, et rectifient à certains
degrés les erreurs de l' imagination : au
lieu que, dans le sommeil, tout se passe à
l' intérieur ; les impressions internes
deviennent par conséquent plus vives, ou plus
dominantes ; les illusions sont entières, et les
déterminations qui s' y lient ne rencontrent aucun
obstacle dans les impressions contraires
reçues par les sens.
Les points ci-dessus, encore une fois, me
paraissent

p156

suffisamment éclaircis : poursuivons notre
marche.
Chapitre iii.
Pour entrer en action, pour la communiquer
facilement et sans trouble aux différens organes,
le système cérébral doit se trouver dans certains
états sur lesquels l' observation peut encore
fournir quelques lumières. Soit que les
impressions lui viennent de ses extrémités
sentantes externes et internes ; soit que leurs
causes agissant dans lui-même, les opérations
qu' elles excitent lui soient plus spécialement
propres, la condition de son intégrité doit
paraître la plus indispensable. Mais on
n' a pas encore bien établi en quoi consiste
l' intégrité du cerveau, de la moelle épinière,
du système nerveux en général. Il est certain
qu' on peut retrancher des portions considérables
de ce système, sans léser les fonctions
sensitives de ce qui reste intact ; sans porter
de désordre apparent dans les opérations
intellectuelles. Les organes dont le concours
n' est pas indispensable au maintien de la
vie, sont fréquemment amputés avec leurs nerfs ;
des portions considérables du cerveau lui-même
sont consumées par différentes maladies, sont
enlevées par divers accidens, ou par des
opérations nécessaires, sans que la sensibilité
générale, les fonctions les plus délicates de la
vie, et les facultés

p157

de l' esprit en reçoivent aucune atteinte. Il est
vrai que ce qui se passe de cette manière, sans
inconvénient chez tel individu, peut devenir
grave, et quelquefois entièrement funeste chez
tel autre, et que les parties à l' exacte
conservation desquelles la nature attache celle
de la vie, ou de ses plus importantes fonctions,
ne sont pas, à beaucoup près, les mêmes dans tous
les sujets. Mais l' expérience n' en démontre pas
moins, elle démontre même mieux, qu' à
l' exception de ces organes, qui ne peuvent
cesser d' agir sans que la vie elle-même
cesse, il est extrêmement difficile de
déterminer le degré ou les lésions doivent
inévitablement produire tel effet connu. Le cerveau,
le cervelet, lui-même, et les dépendances de
l' un et de l' autre, ne font plus aujourd' hui
d' exception (on peut l' affirmer d' après des
observations et des expériences très-sûres) : et
quoique leurs maladies vives et subites,
sur-tout lorsqu' elles portent sur le
point central, qui forme plus particulièrement
l' origine commune des nerfs, deviennent assez
constamment fatales, beaucoup d' exemples ont
appris que, dans les cas moins caractérisés,
dans les maladies plus lentes, on ne peut former
de pronostic certain touchant la vie ou la mort,
la perte ou la conservation des facultés
sensitives et intellectuelles.
Nous disons cependant que la pensée exige
l' intégrité du cerveau ; parce que sans cerveau ;
l' on

p158

ne pense point, et que ses maladies apportent des
altérations analogues et proportionnelles dans les
opérations de l' esprit. Mais j' avoue ingénûment
que je suis hors d' état d' établir avec
exactitude en quoi consiste cette intégrité.
L' intime organisation de la pulpe cérébrale nous
est encore assez mal connue ; il ne paraît même
pas que nos instrumens actuels puissent nous y
procurer beaucoup de nouvelles découvertes. Nous
avons, je crois, épuisé ce que peut l' emploi du
microscope et l' art des injections. Si l' on veut
pousser plus loin l' anatomie humaine en
général, et celle du système nerveux en
particulier, il faut imaginer d' autres
méthodes, d' autres instrumens. Aussi, les
conditions organiques sans lesquelles ce
système remplit mal, ou ne remplit point ses
fonctions, sont au moins très-difficiles à
déterminer : mais l' observation des maladies
et l' ouverture des cadavres ont fourni
quelques considérations utiles, qui se lient
d' ailleurs très-bien avec les phénomènes
ordinaires de la sensibilité. Je vais rapprocher
ces différens résultats.
Dans l' état naturel du cerveau, l' on s' aperçoit
facilement que sa couleur, sa consistance, et le
volume des vaisseaux qui l' embrassent, ou qui se
plongent dans ses divisions, ont été déterminés et
réglés par la nature. L' on ne peut douter qu' il n' y
ait un rapport direct entre ces circonstances, et la
manière dont s' opèrent les fonctions de la
sensibilité ;

p159

car, si les unes changent, les autres sont
modifiées dans la même proportion. Quand la pulpe
est plus ou moins ferme qu' elle ne doit l' être ;
quand elle est plus ou moins colorée ; quand ses
vaisseaux se trouvent dans un état d' affaissement,
ou d' excessive dilatation ; quand les fluides
qu' ils contiennent ont trop de consistance ou de
ténuité, sont inertes ou acrimonieux, les
fonctions sensitives ne s' exercent plus suivant
l' ordre établi.
Tantôt, on trouve le cerveau dans un état de
mollesse particulière. Il est abreuvé de
sérosités, ou de matières lymphatiques et
gélatineuses ; sa couleur est ternie ; il est
un peu jaunâtre ; ses vaisseaux, presque
affaissés, offrent à peine dans leurs
troncs principaux, quelques vestiges d' un sang
pâle et appauvri. Tantôt, la masse cérébrale est,
au contraire, d' une consistance plus ferme que
dans l' état naturel : sa pulpe a quelque chose de
sec ; elle est presque friable au toucher : souvent
alors, ses vaisseaux sont injectés d' un sang vif et
vermeil, quelquefois d' un sang épais, noirâtre, et
comme poisseux. Quelquefois aussi, l' oeil y
reconnaît les traces d' une véritable
inflammation : c' est-à-dire que, non seulement
les artères et les veines sont dessinés vivement,
les unes en pourpre, les autres en bleu plus
rougeâtre qu' à l' ordinaire ; mais que les
membranes blanches et la pulpe elle-même
sont tachées, en différens points, d' un nuage
sanglant. Enfin, nous avons déjà remarqué dans le

p160

premier mémoire, que la pulpe pouvait être d' une
consistance fort inégale, ferme et sèche dans un
point, molle et humide dans un autre ; et qu' il s' y
formait assez fréquemment des corps étrangers de
divers genres, des ossifications, des noyaux
pierreux, des cartilages, des squirres, etc.
Telles sont, en général, les dispositions
organiques du cerveau, dont l' anatomie médicale a
fourni les exemples et les preuves. Or la
comparaison de beaucoup de cadavres a mis en état
de rapporter ces divers phénomènes aux
dispositions sensitives qui leur correspondent
pendant la vie.
Mais l' observation de l' homme sain et malade
nous fournit d' autres faits généraux, qui, sans
pouvoir se lier, avec la même évidence, à des
états organiques bien constans du système
cérébral, n' en doivent pas moins être considérés
comme exprimant les lois principales suivant
lesquelles s' exécutent ses fonctions.
Pour que les impressions soient reçues, ou
agissent convenablement, il faut qu' elles aient
une certaine vivacité déterminée ; qu' elles se
portent de la circonférence, au centre, pour
produire le sentiment, et reviennent ensuite du
centre à la circonférence, pour produire le
mouvement ; le tout avec une vélocité moyenne : il
faut que le sentiment ne soit point émoussé,
point languissant, mais qu' il ne soit point trop
vif et tumultueux ; que le mouvement le suive avec
la vitesse de l' éclair,

p161

mais qu' il ne soit point inquiet et précipité. Si
les impressions sont faibles, vagues, traînantes,
les déterminations se forment avec lenteur, et
d' une manière incomplète. Si les impressions sont
excessivement profondes, dominantes, ou rapides,
les déterminations prennent divers caractères
nouveaux, plus ou moins analogues, qui peuvent les
dénaturer également.
On voit, par exemple, des hommes dont les
pensées et les volontés ne semblent naître
qu' après coup, et manquent essentiellement du
degré d' énergie et d' activité convenable. On en
voit d' autres, au contraire, qui s' efforcent
vainement de secouer certaines impressions
dominantes, et qui manifestent dans leurs idées,
comme dans leurs penchans, une tournure exclusive
et opiniâtre. On en voit qui, démêlant avec peine
une foule de choses qu' ils sentent à la fois,
ne se donnent pas le tems d' en comparer les
élémens divers, et dont, en conséquence, toutes
les habitudes prennent un caractère de
précipitation qu' ils ne paraissent pas les
maîtres de modérer.
Sans doute il existe des rapports directs entre la
manière dont le sentiment se forme, et celle dont
le mouvement se détermine : la proposition,
presentée ainsi d' une manière générale, ne souffre
point d' objection. Mais comme on rencontre ici des
faits qui seblent, au premier coup-d' oeil,
entièrement contradictoires, il faut commencer
par bien

p162

éclaircir les circonstances qui les caractérisent,
si l' on veut arriver à des résultats complets et
satisfaisans.
Un sentiment obscur et faible produit des
mouvemens incertains et sans énergie : mais il
ne s' ensuit pas que les organes moteurs soient
toujours alors dans un état de faiblesse
radicale. D' autre part, quoiqu' un sentiment
vif produise des mouvemens prompts et forts,
du moins relativement, il ne s' ensuit
pas non plus que ces mêmes organes aient alors
une grande force réelle. Il n' y a pas de doute que
les forces motrices sont entretenues par
l' influence des forces sensitives ; et quand
celles-ci s' éteignent, ou cessent d' agir,
celles-là s' éteignent également, ou languissent
et s' affaissent. Mais pour que la sensibilité
soit une source de vie et d' action, il faut
qu' elle s' exerce d' une manière régulière, et
suivant l' ordre de la nature. Des impressions trop
vives et trop multipliées, altèrent, usent, ou
appauvrisent singulièrement l' énergie musculaire.
Les hommes très-sensibles sont faibles en
général : non que leur sensibilité tienne
toujours à la faiblesse de leurs organes ; mais
parce que le principe même des mouvemens,
la cause nerveuse qui les détermine,
employée avec excès dans cette réaction que nous
avons dit être nécessaire pour sentir, ne saurait
s' appliquer à celle qui l' est plus évidemment
encore pour exécuter les mouvemens.
Chez ces hommes donc, les mouvemens sont vifs

p163

et précipités ; mais ils n' ont pas une énergie
stable. La précipitation devient telle
quelquefois, qu' ils vivent dans un état
continuel de mobilité. Sensibles à toutes
les impressions, ils obéissent à toutes
en même tems ; et comme elles se multiplient
sans terme et sans relâche, ils paraissent
ne savoir à laquelle entendre. J' ai vu des
femmes vaporeuses, et même quelques hommes
hypocondriaques, sur-tout de ceux dont l' état
tient à l' abus des plaisirs de l' amour,
qui tressaillaient au moindre bruit, que le
moindre mouvement, exécuté devant eux, mettait
dans une véritable agitation. Chez Mesmer,
quelques-unes des femmes éminemment nerveuses,
dont son baquet était le rendez-vous, semblaient
dans l' impossibilité de voir faire un geste sans
en être émues. Les médecins hollandais et
anglais nous ont conservé l' histoire d' un homme
si mobile, qu' il se sentait forcé de répéter
tous les mouvemens et toutes les attitudes
dont il était témoin : si alors, on l' empêchait
d' obéir à cette impulsion, soit en saisissant
ses membres, soit en lui faisant prendre des
attitudes contraires, il éprouvait une angoisse
insupportable. Ici, comme on voit, la faculté
d' imitation se trouve portée jusqu' au degré
de la maladie : et quoique cette faculté soit
la principale source de notre perfectionnement,
il est aisé de sentir que lorsqu' elle
passe certaines limites, elle rend incapable
de réfléchir, et même de former une volonté.
Ces rapports alternatifs des forces sensitives et

p164

des forces motrices, nous font voir pourquoi,
dans l' épilepsie et dans la manie furieuse,
où les sens externes reçoivent une moindre somme
d' impressions, les organes moteurs acquièrent
un surcroît souvent inconcevable d' énergie : c' est
précisément le cas inverse de ces états de
débilité musculaire dont nous venons de parler,
et qui dépendent d' une excessive sensibilité.
Ces rapports font voir très-nettement
aussi l' immédiate liaison de la cause qui
sent, avec la cause qui meut : et l' on est
directement conduit à reconnaître que tous
les ouvemens ont leur point d' appui dans le
sein du système cérébral, comme toutes les
impressions quelconques y vont chercher leurs
points de réunion.
Ainsi donc, les forces motrices s' engourdissent
et s' éteignent, quand la sensibilité, par son
influence vivifiante, par son action continuelle
et régulière, ne les renouvelle pas ; mais elles
se dégradent également, elles perdent de leur
stabilité, de leur énergie, quand les impressions
sont trop vives, trop rapides, trop multipliées.
Nous savons, à n' en pouvoir douter, que l' épuisement
qui suit les plaisirs de l' amour, dépend bien moins
des pertes matérielles qui les accompagnent, que des
impressions voluptueuses qui leur sont propres.
D' autres émotions de plusieurs genres laissent
également après elles, lorsqu' elles sont vives ou
profondes, un sentiment durable de fatigue dans
tout l' organe nerveux ; et les efforts
de l' imagination,

p165

ou de la méditation, qui consistent, les uns
à recevoir et reproduire, les autres à reproduire
et comparer les impressions, en l' absence des
objets, ne causent pas une moindre lassitude
que les plaisirs les plus énervans, ou les
travaux manuels les plus énibles. C' est là
principalement ce qui rend le sommeil
nécessaire ; car il faut sur-tout interrompre
les sensations : c' est là ce qui le rend plus
nécessaire encore peut-être aux penseurs,
aux hommes dont le moral est très-développé,
qu' aux hommes de peine, dont les muscles fatigués
ont, il est vrai, besoin de tranquillité, mais
qui, sentant moins, pensant peu, ne s' épuisent
point, comme les premiers, par le seul effet
de la veille. Les femmes, qui reçoivent, en
général, des impressions plus multipliées, ou
plus diverses, et quelques hommes qui
se rapprochent d' elles par leur constitution
primitive, ou par leurs maladies, ne
peuvent également se passer d' un long sommeil.
Sa longueur nécessaire peut se mesurer, en
quelque sorte, sur la quantité des sensations,
autant et plus que sur celle des mouvemens.
J' ai connu quelques personnes qui, ne fermant
presque pas l' oeil depuis plusieurs années,
étaient par conséquent dans l' impossibilité
de se soustraire entièrement à l' action
des objets extérieurs, ou au travail de la
mémoire et de l' imagination ; mais qui,
chaque jour, éprouvaient, une ou deux fois,
une espèce d' engourdissement périodique de
quelques heures, pendant

p166

lequel elles devenaient à pe près incapables
de sentir et de penser.
Une autre considération résulte encore ici de
l' examen réfléchi des faits : c' est que l' énergie
et la persistance des mouvemens se proportionnent
à la force et à la durée des sensations. Je dis à
leur force et à leur durée ; car nous venons de
voir que des sensations trop vives, trop rapides,
trop multipliées produisent un effet contraires.
Cette considération se lie parfaitement à tout
ce qui précède : elle conduit à des vues
nouvelles sur le caractère des déterminations,
relativement à celui des impressions dont
elles naissent, et des organes où ces
impressions sont reçues : elle établit plus
nettement encore le rapport véritable des forces
sensitives et des forces motrices : elle peut
même servir à rendre raison de leurs balancemens
alternatifs, c' est-à-dire, de ces circonstances
où les unes paraissent agir d' autant moins que
l' excitation des autres est plus considérable.
Les premiers physiologistes avaient observé déjà
que les habitudes du système musculaire, ou
moteur, sont dans une espèce d' équilibre
singulier avec celles du système nerveux, ou
sensitif. Une énergie extraordinaire, une tenacité
quelquefois merveilleuse dans les mouvemens,
se trouve unie, chez certains sujets, à une
manière de sentir forte, profonde, en quelque
sorte ineffaçable. Cette disposition, quand elle
est constante et suffisamment

p167

prononcée, forme un tempérament à part,
ou plutôt diverses nuances de tempérament,
qui se rapprochent et se tiennent par ce point
commun, la persistance de toutes les habitudes.
mais on peut penser que les impressions ne sont
profondes et durables, que parce que les fibres
élémentaires des organes sont fortes et tenaces ;
qu' ainsi, les forces sensitives peuvent
se trouver modifiées par l' état des forces
motrices plutôt qu' elles ne les modifient,
ou ne les déterminent elles-mêmes. Rien
ne paraît, en effet, plus vraisemblable au premier
coup-d' oeil ; et comme cette observation seule
pourrait établir entr' elles une distinction plus
évidente, il est assez remarquable que Haller
et ses disciples n' aient pas pris la question
par ce côté, qui leur offrait des argumens
bien plus solides que la plupart de ceux
dont ils s' étayent. Il est vrai que de
nouveaux faits ne tardent pas à réformer cette
première conclusion. Les muscles les plus
robustes, comme il suit de ce que nous avons dit
plus haut, s' énervent par le seul effet de sensations
trop vives, ou trop multipliées, reçues par
l' individu, toutes choses restant égales
d' ailleurs ; et lorsque certains accidens
changent le caractère des sensations chez
les personnes même faibles et languissantes ;
lorsque, par exemple, certaines maladies
appliquent directement au système nerveux,
des causes d' impressions fortes, profondes
et durables, ou que seulement elles le
rendent susceptible de recevoir de

p168

semblables impressions du dehors : les muscles
les plus débiles acquièrent sur-le-champ
la faculté d' eécuter des mouvemens d' une
énergie et d' une violence qu' on peine
à concevoir.
C' est ainsi qu' on voit souvent des femmes
vaporeuses qui, dans leur état habituel, peuvent
à peine se tenir debout, vaincre, dans leurs
accès convulsifs, des résistances qui seraient
au dessus des forces de plusieurs hommes réunis.
C' est ainsi que, dans les affections mélancoliques,
dans la rage, sur-tout dans le maladies
maniaques, des hommes faibles et chétifs
brisent les plus forts liens, quelquefois
de grosses chaînes, qui seraient, dans
l' état aturel, capables de déchirer tous leurs
muscles ; ce qui, pour le redire en passant
tablit une bien grande différence entre les
forces mécaniques de la fibre musculaire, et les
divers degrés des forces vivantes qui
l' animent. C' est encore ainsi

p169

que, dans toutes les passions énergiques, chaque
homme trouve en lui-même une vigueur qu' il ne
soupçonnait pas, et devient capable d' exécuter
des mouvemens dont l' idée seule l' eût effrayé dans
des tems plus calmes. Et l' on ne peut pas dire
qu' on ne fait alors que reconnaître en soi, que
mettre en action des forces existantes, mais
assoupis : les observations générales que je viens
d' indiquer, prouvent qu' il se produit alors
véritablement de nouvelles forces, par la manière
nouvelle dont le système nerveux est affecté. Je
fais, au reste, ici, comme il est aisé de le
voir, abstraction des dérangemens que les
émotions profondes peuvent occasionner dans les
fonctions des organes réparateurs ; dérangemens
qui, par parenthèse, ne détruisent pas toujours,
à beaucoup près, les forces musculaires, ou la
cause immédiate des mouvemens.
Mais nous devons également tenir compte d' une
dernière considération, sans laquelle les
opérations du système nerveux demeurent
enveloppées de beaucoup d' incertitudes : il est
sur-tout nécessaire de ne pas la négliger, si
l' on veut se faire des notions exactes du
caractère des idées et des déterminations,
ou des traces que les unes laissent après
elles, et des habitudes dans lesquelles les
autres se transforment.
à mesure que les sensations diminuent, ou
deviennent plus obscures, on voit souvent
les forces

p170

musculaires augmenter, et leur exercice acquérir
un nouveau degré d' énergie. Les maniaques
deviennent quelquefois presque entièrement
insensibles aux impressions extérieures ; et
c' est alors sur-tout qu' ils sont capables des
plus violens efforts. Les sujets stupides ou
bornés, les épileptiques qui, pour l' ordinaire,
ont des sensations très-engourdies ; en un mot,
tous les hommes qui sentent moins que les autres,
paraissent avoir généralement des forces
musculaires plus considérables. Plusieurs bons
observateurs en ont déduit la règle, que ces
forces sont en raison inverse de la
sensibilité, et réciproquement. Mais, avec un
peu de réflexion, il est aisé de reconnaître
qu' il y a quelque confusion dans ce résultat : j' en
trouve la preuve dans les faits même qu' on
allègue. L' augmentation des forces, chez les
épileptiques et chez les maniaques, coincide,
j' en conviens, avec l' affaissement, ou même
avec l' entière cessation des impressions
extérieures : mais ce n' est pas de cette
circonstance qu' elle tire sa source. La pratique
de la médecine et l' anatomie médicale nous
apprennent qu' elle est due à de puissantes
impressions, dont les cause s' appliquent
directement au système cérébral, et qui produisent
en même tems la stupeur des sens externes. Chez
les hommes d' un esprit borné, mais d' ailleus
sains et vigoureux, les impressions d' après
lesquelles les déterminations musculaires
acquièrent ce degré d' énergie,

p171

ont toujours également leur principe immédiat
dans le système cérébral, ou dans les autres
organes internes. Or, la mesure de l' intelligence
se tire de l' étendue et du caractère des notions
que nous avons acquises sur les objets environnans ;
et l' imbécillité sera d' autant plus complette, que
les impressions reçues par les organes des sens
seront moins vives, moins profondes et moins
variées.
On peut entrevoir maintenant le but vers lequel
nous marchons ; et l' on sent, je crois, la
sûreté du fil qui nous dirige.
Chapitre iv.
Sortons des mouvemens musculaires proprement
dits, et revenons aux images que se retrace, et
aux déterminations que forme directement le
système nerveux. Mais nous avons déjà vu
qu' elles sont bien évidemment produites, les
unes et les autres, par des mouvemens exécutés
dans le sein de ce système : nous pouvons donc
rapporter ses opérations immédiates aux mêmes
lois qui règlent l' action d' un membre
quelconque. Or, que se passe-t-il quand
un membre se meut ? La cause du mouvement
lui est transmise par les nerfs ; et cette cause
se proportionne à des impressions reçues et
combinées dans un centre nerveux. En d' autres
termes, tout mouvement est précédé d' impressions
analogues :

p172

ce sont elles qui le déterminent ; et toujours
il en garde le caractère. Nous devons retrouver
le même ordre de phénomènes dans les opérations
propres de l' organe cérébral. Ainsi donc,
puisque les faits nous apprennent que les
mouvemens produits par des causes qui agissent
d' une manière immédiate sur le système nerveux
lui-même, sont les plus persistans et les plus
forts : qu' ils dominent constamment, et
quelquefois étouffent, oumasquent tous
les autres, ou plutôt que leurs causes ne
paraissent alors pouvoir être distraites dans
l' action qu' elles exercent, par aucun autre
genre d' impressions : il est évident aussi que
les idées, les déterminations, les souvenirs,
les habitudes, lesquelles ne sont elles-mêmes
que des souvenirs de déterminations, ou
d' idées ; il est évident, dis-je, que toutes ces
opéations doivent devenir essentiellement
dominantes, lorsqu' elles dépendent du même genre
de causes. Et c' est, en effet, ce que nous voyons
clairement chez les maniaques, chez les
visionnaires, et chez certains mélancoliques qui
se rapprochent des uns ou des autres. Les objets
extérieurs, les nécessités ême les plus
pressantes de la vie, ne peuvent souvent les tirer
de leurs rêveries accoutumées, et faire
diversion à leurs habitudes opiniâtres.
En second lieu, puisque les organes internes
sont dans une activité constante, et qu' il se fait
entr' eux et le centre cérébral, un échange
continuel

p173

d' impressions et de mouvemens, les idées,
les affections et les habitudes qui dépendent de
leurs fonctions, doivent obtenir le second
rang en énergie, en persistance et en tenacité.
Tel est aussi le caractère essentiel des
déterminations instinctives, qui, d' après
l' analyse faite dans le précédent mémoire,
tiennent plus particulièrement au développement
successif, et aux fonctions propres de
ces organes internes, mais dont il ne faut pas,
à la vérité, séparer les fonctions directes et le
développement de l' organe nerveux lui-même,
qui, sans doute, y entrent pour une part
considérable.
Troisièmement, puisque les organes des sens ne
sont point dans une activité continuelle, et que,
chaque jour, pendant le sommeil, ils cessent
presque entièrement de recevoir des impressions ;
puisque d' ailleurs ils ne peuvent en recevoir tous
à la fois, et que celles qui se rapportent à
l' un, sur-tout lorsqu' elles sont un peu vive,
émoussent, ou même absorbent entièrement celles
qui se rapportent à l' autre ; puisqu' enfin ils
sont exposés à éprouver de continuelles
diversions de la part des différens rganes
internes : leurs impressions doivent videmment
avoir un degré plus faible de force ou de
profondeur ; elles doivent laisser des traces
moins durables ou des souvenirs moins familiers.
Et maintenant, si l' on peut déterminer quels sont,
parmi les organes des sens, ceux auxquels les
causes extérieures

p174

s' appliquent avec le plus d' énergie ou de
persistance, il ne sera peut-être pas difficile
de classer les idées, ou les habitudes qu' elles
produisent, relativement au degré de mémoire
particulier à chacun de ces organes. En outre,
s' il est vrai, comme semble l' indiquer
l' observation la plus attentive des phénomènes,
que, par la nature de leurs fonctions, les
organes des sens se rapprochent plus ou moins
de l' organe immédiat de la pensée ; leurs
extrémités nerveuses étant inégalement modifiées
dans leur manière de sentir, suivant la structure
de leurs gaînes, et les dispositions des parties
non sensibles qui les recouvrent ou les
environnent : nous aurons encore un moyen
de classer les diverses idées, déterminations,
habitudes, etc. ; nous pourrons assigner
plus nettement la cause de leurs différences.
Quelques anthropologistes disent que les
opérations de certains sens sont plus près de
l' état spirituel que celles des autres ;
que les premiers semblent plus appartenir à
l' esprit, tandis que les seconds tiennent
plus à la matière organisée. il est
facile de voir que, si ces écrivains avaient
eu quelque idée claire dans la tête en
s' exprimant ainsi, c' eût été celle que je viens
d' énoncer en d' autres termes ; et je n' ai pas
besoin de dire pourquoi j' écarte ceux dont
ils se sont servis.

p175

Chapitre v.
Les nerfs ne paraissen différer entre eux, ni
par leur substance, ni par leur structure. La pulpe
cérébrale se distribue avec uniformité dans les
troncs principaux : elle y est entièrement
homogène ; et la manière dont les filets
intérieurs sont rangés et distribués par
paquets, établit une ressemblance parfaite entre
un nerf et un nerf. En les examinant à leurs
extrémités, il est impossible d' y saisir
de différences : et si les recherches se
portent sur cette substance caséiforme,
qu' ils laissent échapperlorsqu' on les coupe
transversalement, on voit qu' elle est la même
dans tous ; qu' elle est identique avec celle
que le cerveau, la moelle allongée et la moelle
épinière fournissent aux troncs principaux
dont ils sont l' origine commune. Ce n' est
pas seulement au scalpel, à l' oeil, au
microscope, que cette substance se montre
toujours la même : examinée par la chimie, on
n' y remarque aucune différence, ni par rapport
à ses produits, ni par rapport aux phénomènes
de sa décomposition. Et quant à l' enveloppe
extérieure des nerfs, on n' ignore pas que c' est
un simple tissu cellulaire épaissi, dont
les fonctions semblent se borner à loger
en sûreté leur pulpe, et à lui donner la
consistance et la tenacité nécessaires pour
résister au froissement des parties
environnantes. Tout nous

p176

porte donc à croire que la différence des
impressions tient à la structure diférente,
non des nerfs, mais des organes dans lesquels
ils sentent ; à la manière dont leurs
extrémités y sont épanouies ; à celle
dont les causes des impressions agissent sur leurs
épanouissemens. Voyons si l' anatomie et la
physiologie peuvent nous fournir quelques lumières
à cet égard. Je n' entrerai point dans de grands
détails : ils sont presque toujours inutiles
pour l' intelligence des lois de la nature ; ils
pourraient ici jeter de l' embarras sur des
idées, qui n' auront de prix que par leur
évidence et leur simplicité.
Toutes les impressions peuvent, et doivent même
se rapporter au tact. C' est, en quelque sorte, le
sens général : les autres n' en sont que des
modifications, ou des variétés. Mais le tact
de l' oeil, qui distingue les impressions de la
lumière, et celui de l' oreille, qui remarque
et note les vibrations sonores, ne se ressemblent
point entre eux : ils ne ressemblent pas
d' avantage l' un et l' autre au tact de la
langue, ou de la membrane pituitaire, dont la
fonction est de reconnaître les saveurs, ou les
odeurs ; ni même à celui de l' organe externe, dont
les opérations sont relatives à des qualités, en
quelque sorte, plus matérielles des corps, tels que
leur forme extérieure, leur volume, leur
température, leur consistance, etc.
Ce dernier, ou le toucher proprement dit, s' exerce
par toute la peau, qu' on peut en considérer comme

p177

l' organe spécial. La peau est formée de feuillets
cellulaires plus ou moins épaissis, de vaisseaux
infiniment déliés et de filets nerveux. Ce sont les
filets nerveux qui l' animent et lui prêtent
le sentiment. En se terminant à sa surface
externe, ils se dépouillent de leur première
enveloppe, laquelle se divise en lambeaux
frangés, et va se perdre dans le corps qu' on
nomme réticulaire. Dépouillée de son
enveloppe la plus grossière, l' extrémité du nerf
s' épanouit, et s' élève entre les mailles de ce
réseau muqueux ; elle prend la forme d' un petit
fungus, ou d' un mamelon. Dans cet état, il s' en
faut grandement que la pulpe nerveuse soit à nu :
des couches d' un tissu cellulaire condensé
l' environnent encore, sous forme de membrane ;
et ce n' est qu' à travers ces intermédiaires, devenus
plus ou moins épais, suivant l' action plus ou
moins forte et continue des corps extérieurs ;
ce n' est qu' à travers ces espèces de langes, que
e nerf reçoit les impressions. Les mamelons sont
même logés dans des sillons, ou rainures
tracées sur la peau ; ce qui les dérobe encore
à l' action trop vive, ou trop immédiate des
corps : et ces sillons, pls profonds à
l' extrémité des doigts, où les mamelons sont aussi
plus nombreux, s' y trouvent d' ailleurs rangés
en spirales : de sorte que les fonctions tactiles
peuvent et doivent s' y exercer de tous les côtés,
et sur tous les points.
Dans l' organe spécial du goût, la nature
ne paraît

p178

pas s' être beaucoup écartée de cette forme,
qu' on peut regarder comme la plus générale. Les
nerfs de la langue se terminent également par des
mamelons, mais qui sont plus saillans, plus
spongieux, plus épanouis. Le tissu cellulaire qui
les entoure est plus lâche, leurs gaînes plus
inégales ; ils sont inondés de sucs muqueux
et lymphatiques. Au reste, la langue n' est pas
l' organe exclusif du goût : on a cité plusieurs
exemples de personnes qui l' avaient perdue toute
entière par l' effet de différentes maladies,
et qui goûtaient fort bien les alimens.
' anatomie en peut même assigner la raison ; car
elle a découvert des mamelons semblables à ceux de
la langue, dans l' intérieur des joues, au palais,
et dans le fond de la bouche.
La membrane pituitair qui revêt les cavités des
narines, ainsi que les sinus maxillaires et
frontaux, n' est pas uniquement composée de tissu
muqueux, de vaisseaux et de nerfs ; elle est en
outre parsemée d' une quantité considérable
de glandes. Mais les nerfs, ou plutôt les filets
nerveux, y sont innombrables. Ils viennent des
olfactifs qui forment la première paire, et qui
sortent du crâne, par les prosités de l' os
ethmoïde. L' ophthalmique leur fournit aussi
une branche ; et c' est vraisemblablement par là
que s' établissent les rapports sympathiques
entre les yeux et le nez, entre la vue et
l' odorat. On peut remarquer, à l' oeil nu, que la
membrane pituitaire forme une espèce de velouté

p179

très-court et très uni. Les pinceaux en
paraissent entièrement muquex ; et les filets
nerveux, qui sont ici plus mous que dans
l' organe externe et dans l' intérieur de la
bouche, se terminent par de petits mamelons,
qui sont aussi beaucoup plus fins et
plus dépourvus de consistance. Leur enveloppe
n' est qu' une gaze légère et transparente, à travers
laquelle la pulpe cérébrale, rougie par une foule
innombrable de petits vaisseaux artériels et
veineux, dont elle est entourée, bourgeonne en
grains délicats.
Quoique les fonctions de l' odorat paraissent plus
éloignées du tact simple, que celles de l' ouïe,
qui semble se borner à reconnaître les vibrations
sonores ; cependant comme l' organe interne de
l' ouïe est sans cesse baigné par un fluide
lymphatique, et que l' air pénètre, au contraire,
sans cesse dans les cavités du nez, les
extrémités sentantes du nerf auditif, c' est-à-dire,
celles de sa partie molle, qui vont tapisser
l' intérieur de la rampe du limaçon et des
canaux demi circulaires, sont plus délicats et plus
muqueuses. Ici, la pulpe cérébrale semble s' être
dépouillée de presque tout ce qui pouvait
offusquer pour elle les impressions. Mais, au reste,
il ne serait pas difficile de faire voir que le
nombre et le rapport des vibrations du corps
sonore ne forment que le matériel inanimé du
son : sans doute, il s' en faut beaucoup que ce
soit là le son lui-même. Les chefs-d' oeuvre
de Pergolèze, de Paësiello, de Sacchini,
ne sont pas une simple suite de frémissemens

p180

réguliers : et quand on considère les fonctions
admirables de l' ouïe, même en faisant abstraction de
l' influence que ce sens exerce par la parole, sur
les opérations intellectuelles, on voit qu' il est
autant au dessus de l' odorat, par l' importance et
l' étendue de ces mêmes fonctions, que les
épanouissemens du nerf auditif sont, par leur
molesse, au dessus de ceux du nerf olfactif. La
gradation de la nature n' est donc troublée ici
par aucune anomalie organique.
Enfin, dans la rétie, ou dans l' expansion du
nerf optique qui est le véritable organede la vue,
la nature est allée encore plus loin : car les
extrémités du nerf auditif forment un tout
solide avec la membrane sur la surface de laquelle
elles sont épanouies. Mais l' expansion du nerf
optique n' est, en quelque sorte, qu' une mucosité
flottante ; le réseau membraneux qui la recouvre
par ses deux faces, celle qui regarde le corps
vitré, et celle qui s' applique à la choroïde, est
d' une telle ténuité, que l' eau pure n' est pas
plus transparente : et quoique la rétine
elle-même admette un assez grand nombre de
vaisseaux dans sa structure, la pulpe nerveuse
y peut être regardée comme à peu près
entièrement à nu.
Chapitre vi.
Tels sont, en peu de mots, les instrumens
immédiats des sensations ; c' est-à-dire, telle est
la disposition

p181

des extrémités nerveuses, dans les divers
organes des sens. Depuis celui du tact, qui
reçoit les sensations les plus générales et les plus
simples, jusqu' à celui de la vue, qui reçoit
les plus circonstanciées, les plus délicates
et les plus complèxes, les nerfs s' y
débarrassent de plus en plus, de tous les
intermédiaires placés entre eux et les objets
extérieurs ; ils se dépouillent de plus en plus
de leurs enveloppes ; et leurs impressions
se rapprochent, par degrés, de celles dont la
cause est appliquée immédiatement à la pulpe
sentante, dans le sein même de l' organe cérébral.
Il nous reste maintenant à voir comment ont lieu
les différentes sensations, ou quelles sont les
circonstances les plus évidentes et les plus
générales qu' on peut regarder comme propres aux
fonctions de chacun des organes des sens.
C' est une loi constante de la nature animée, que
le retour fréquent des impressions les rende plus
distinctes, que la répétition des mouvemens les
rende plus faciles et plus précis. Les sens se
cultivent par l' exercice ; et l' empire de
l' habitue s' y fait sentir d' abord, avant de
se manifester dans les organes moteurs. Mais
c' est une loi non moins constante et non
moins générale, que des impressions trop
vives, trop souvent répétées, ou trop nombreuses,
s' affaiblissent par l' effet direct de ces dernières
cironstances. La faculté de sentir a des bornes
qui ne peuvent être franchies. Les sucs du tissu
cellulaire

p182

affluent dans tous les endroits où elle est
vicieusement excitée : il s' y forme des
gonflemens momentanés ou de nouvelles enveloppes,
en quelque sorte artificielles, qui masquent de
plus en plus les extrémités des nerfs ; et
souvent la sensibilité même s' altère et s' use
alors immédiatement. Ainsi la conservation de la
finesse des sens, et leur perfectionnement
progressif exigent que les impressions
n' aillent pas au delà des limites naturelles de la
faculté de sentir ; comme il faut, en même tems,
qu' elles l' exercent toute entière pour qu' ils ne
s' engourdissent pas.
Par la nature même de leurs fonctions, les
extrémités sentantes des nerfs du tact sont
exposées à l' action, trop souvent mal graduée,
des corps extérieurs. C' est le sens qui reçoit
d' ordinaire le plus d' impressions capables de le
rendre obtus et calleux. Souvent, l' intérieur
des mains et le bout des doigts, ses organes
plus particuliers, se recouvrent, dans
les différens travaux, d' un cuir épais et dur,
qui forme des espèces de gants naturels. Il en est
de même des pieds, où la distribution des nerfs, et
leurs épanouissemens en extrémités mamelonnées,
sont exactement semblables à ceux des mains : ce
qui, pour le dire en passant, contrarie un peu la
philosophie des causes finales ; car on ne voit pas
trop à quoi bon cet appareil si sensible, dans une
partie destinée aux plus fortes pressions, et qui
doit porter tout le poids du corps.

p183

D' après cela, l' on ne sera point étonné que le
tact, qui dailleurs est le sens le plus sûr,
parce qu' il juge des conditions les plus simples
ou les plus saillantes des objets, et qu' il
s' applique sur eux, immédiatement et par toutes
leurs faces, ne soit pas cependant celui qui
a e plus de mémoire, ou dont les impressions
laissent les traces les plus nettes, et
se rappellent le plus facilement. Je parle ici
de l' état ordinaire : car l' on sait, d' après
beaucoup d' exemples, qu' une culture particulière
peut donner au tact, autant de mémoire et
d' imagination qu' à la vue elle-même. Quelques
amateurs de sculpture jugent mieux de la beauté
des formes par la main que par l' oeil. Le
sculpteur Ganibasius ayant perdu la
vue, ne renonça point à son art : en touchant des
statues, ou des corps vivans, il savait en saisir
les formes, il les reproduisait fidèlement : et
l' on voit tous les jours des aveugles qui se
rappellent et se peignent vivement tous les
objets, par des circonstances uniquement
relatives ax impressions du tact.
Le tact est le premier sens qui se développe ;
c' est le dernier qui s' éteint. Cela doit être,
puisqu' il est la base des autres ; puisqu' il est,
en quelque sorte, la sensibilité même, et que son
entière et générale abolition suppose celle
de la vie.
Mais il peut paraître étonnant que le goût, dont
les opérations sont liées à l' un de nos premiers
besoins, et qui s' exerce par des actes si répétés,
n' acquière

p184

pas plus promptement le degré de culture,
ou de finesse dont il est susceptible ; qu' il
ne conserve pas mieux la trace de ce qu' il a senti.
L' on doit s' en étonner d' autant plus, que ses
impressions se confondent, à quelques égards,
avec celles qui accompagnent la digestin
stomachique. Les unes et les autres concourent
à renforcer le sentiment impérieux de la faim,
dont elles dirigent les déterminations. Ce
qu' il y a de sûr, c' est que, dans la
première enfance, le goût est avide sans être
éclairé, ou délicat ; que, dans la jeunesse,
ses plaisirs bornés font place à d' autres
sensations qui sont d' un tout autre prix,
et dont l' influence sur le système est
d' ailleurs bien plus étendue. J J Rousseau,
qui si souvent a peint la nature avec une
inimitable vérité, dit que la gourmandise
appartient à l' époque qui précède l' adolescence.
Mais ce n' est que dans l' âge mûr, lorsque
d' autres appétits commencent à n' avoir plus le
même empire, que l' on devient exigeant et
recherché dans ses repas ; et le véritable
âge des apicius est peut-être encore plus voisin
de la vieillesse. Il est également certain que
rien n' est plus difficile que de se rappeler
ou d' imaginer un goût particulier, dont on
n' éprouve pas actuellement la sensation.
Quelques courtes réflexions suffisent pour faire
disparaître ce que ces observations présentent de
singulier.
1 les impressions qui dépendent du manger

p185

et du boire sont souvent accompagnées d' un désir
vif, qui les rend emportées et tumultueuses, on
est plus enclin à les précipiter et à les
renouveler qu' à les goûter et à les étudier.
2 le sentiment de bien-être de l' estomac,
qui s' y mêle immédiatement, empêche l' attention
de peser beaucoup sur elles. 3 elles sont courtes
de leur nature ; du moins chacune a peu
de persistance. 4 il est rare qu' elles soient
simples ; elles s' associent, se confondent, et
changent à tout instant. 5 la chute des
alimens dans l' estomac excite ordinairement
l' activité du cerveau. Quand on mange en
compagnie, la conversation, sans troubler le
plaisir direct du goût, empêche de s' arrêter
sur chaque sensation particulière, et de s' en
former des images distinctes ; et lorsqu' on
mange seul, on est généralement entraîné dans
une suite souvent confuse de pensées.
6 enfin, il faut aussi, je crois, compter
pour quelque chose la disposition spongieuse
des nerfs du goût, qui leur permet, à la
vérité, de recevoir des sensations vives, mais
qui les soustrait à des impressions durables,
par les flots de mucosités dont ils sont
abreuvés aussitôt, et qui délayent, ou dénaturent
les principes sapides.
Cependant, on a vu des hommes qui mangeaient
avec une attention particulière, dont même
quelques-uns mangeaient seuls, pour n' être pas
distraits du recueillement qu' ils portaient dans
leurs

p186

repas ; ils semblaient s' être fait une mémoire
vive, nette et sûre de tous les goûts des
alimens, ou des boissons. J' en ai rencontré
qui disaient se rappeler très-bien celui
d' un vin dont ils avaient bu trente ans
auparavant.
Des rapports intimes et multipliés unissent le
goût et l' odorat. On flaire les alimens et les
boissons, avant de manger et de boire ; et leur
odeur ajoute beaucoup aux sensations qu' on éprouve
en buvant et mangeant. Il y a même entre le nez et
le canal intestinal, certaines sympathies
singulières, qui ne sont peut-être que le produit
de l' habitude ; mais comme on les retrouve dans
tous les pays et chez tous les hommes, quoique
à différens degrés, et se rapportant à divers
objets, on peut les ranger parmi les habitudes
nécessaires, qui ne peuvent guère être distinguées
des phénomènes naturels. Tout le monde sait que
certaines mauvaises odeurs soulèvent l' estomac,
et sont quelquefois capables d' occasionner
des vomissemens terribles.
Mais il est un autre système d' organes avec lequel
l' odorat paraît avoir des rapports encore plus
étendus ; je veux parler des organes de la
génération. Les médecins avaient remarqué, dès
l' origine même de l' art, que lesaffections qui
leur sont propres peuvent être facilement
excitées ou calmées par différentes odeurs. La
saison des fleurs est en

p187

même tems celle des plaisirs de l' amour : les
idées voluptueuses se lient à celles des jardins,
ou des ombrages odorans ; et les poètes
attribuent, avec raison, aux parfums la
propriété de porter dans l' âme une douce
ivresse. Quel est l' homme, même le plus
sage, à moins qu' il ne soit mal organisé,
dont les émanations d' un bosquet fleuri n' émeuvent
pas l' imagination, à qui elles ne rappellent pas
quelques souvenirs ? Mais je ne veux point
considérer les odeurs dans leurs effets éloignés
et moraux ; c' est-à-dire, comme réveillant, par
le seul effet de la liaison des idées, une foule
d' impressions qui ne dépendent pas directement de
leur propre influence. Les odeurs agissent
fortement, par elles-mêmes, sur tout le système
nerveux ; elles le disposent à toutes les
sensations de plaisir ; elles lui communiquent
ce léger degré de trouble qui semble en être
inséparable ; et tout cela, parce qu' elles
exercent une action spéciale sur les organes
où prennent leur source les plaisirs les plus
vifs accordés à la nature sensible. Dans l' enfance,
l' influence de l' odorat est presque nulle ; dans la
vieillesse, elle est faible : son époque
véritable est celle de la jeunesse, celle
de l' amour.
On a remarqué que l' odorat avait peu de mémoire : la
raison en est simple. En général, ses

p188

impressions ne sont pas fortes ; et elles ont peu
de constance. Lorsqu' elles sont fortes, elles
émoussent promptement la sensibilité de l' organe :
lorsqu' elles ont quelque constance, elles cessent
bientôt d' être aperçues. Leur cause, qui nage
dans l' air, s' applique aux extrémités nerveuses
d' une manière fugitive et diffuse. Elles laissent
donc peu de traces, si ce n' est lorsque certaines
particuls odorantes, plus énergiques, restent
embarrassées dans les mucosités de la
membrane pituitaire. Mais alors, comme
je viens de le dire, on ne les remarque
pas longtems. Enfin, sans parler des périodes
de tems, ou des intervalles pendant lesquels
l' odorat est dans une espèce d' engourdissement,
il est aisé de voir que, par la nature même de
ses impressions, il ébranle plutôt le système
nerveux qu' il ne le rend attentif : qu' on doit,
par conséquent, plutôt savourer ces mêmes
impressions, que les distinguer ; en être
affecté, que s' en faire des images bien distinctes.
C' est par la vue et par l' ouïe, que nous viennent
les connaissances les plus étendues ; et la
mémoire de ces deux sens est la plus durable,
comme la plus précise. Une circonstance particulière
donne à l' ouïe, beaucoup d' exactitude ; c' est
la propriété de recevoir et d' analyser les
impressions du langage parlé. Les sons que
produit le larynx de l' homme tinnent à son
organisation : les cris qu' il

p189

pousse pour exprimer sa joie, ses peines, et ses
différens appétits, sont spontanés, comme les
premiers mouvemens de ses muscles ; c' est un
instinct vague qui les détermine. Il n' en est pas
ainsi de la parole : parler est un art qu' on
apprend lentement, en attachant à chaque
articulation un sens convenu. Or, l' on apprend
à parler par le moyen de l' oreille : sans son
secours, nous ne pourrions tenter cet
apprentissage ; nous n' aurions même aucune
idée des sons articulés qu' il a pour but de
nous accoutumer à reproduire, en y attachant les
idées, ou les sentimens dont ils sont les signes
convenus. L' oreille est donc obligée ici de peser
sur chaque impression particulière, d' y revenir
cent et cent fois ; de la résoudre dans ses
élémens, de la recomposer, de la comparer avec
les autres impressions du même genre ; en un mot,
d' analyser avec la plus grande circonspection.
C' est là ce qui donne à l' ouïe, cette justesse, et
à ses souvenirs cette persistance et cette
netteté qui leur sont particulières. Mais l' on
voit que, du moins sous ce rapport, l' artifice
de ses sensations et de sa mémoire, est fondé sur une
lente culture : leurs plus simples résultats
supposent le long exercice d' une attention
commandée.
Une autre circonstance, qui tient de plus près aux
lois directes de la nature, paraît influer, non pas
au même degré, mais cependant beaucoup, sur
les qualités de l' ouïe : c' est le caractère
rhythmique

p190

en effet, ses impressions. Par cette puissance de
l' habitude dont il a déjà été question ci-dessus, la
nature se plaît aux retours périodiques ; elle aime
à trouver et à saisir des rapports réguliers,
non seulement entre les impressions, mais
sur-tout entre les divers espaces de tems qui les
séparent : et les accords harmoniques de tous les
genres fixent son attention, facilitent son
analyse, et lui laissent des traces plus durables.
Il est inutile de dire que je veux ici parler du
chant. Les rapports réguliers quant au nombre
entre diverses vibrations sonores, ne forment pas
seulement une agréable symétrie ; les sons
déterminés par ces vibrations ont chacun, pour
ainsi dire, une âme ; et leurs combinaisons
produisent une langue bien plus passionnée,
quoique moins précise et moins cironstanciée
que la précédente. Cette langue, qui, dans
l' état de perfection des sociétés, devient
l' objet d' un art savant, semble pourtant fournie
assez immédiatement par la nature. Les enfans
aiment le chant ; ils l' écoutent avec l' attention
du plaisir, longtems avant de pouvoir articuler
et comprendre un seul mot, longtems même avant
d' avoir des notions distinctes relatives aux
autres sens : et, dans l' état de la plu
grossière culture, la voix humaine sait déjà
produire des sons pleins d' expression et
de charme.
Le rhythme de la poésie, n' est qu' une imitation

p191

de celui de la musique. Comme rhythme proprement
dit, les impressions qu' il occasionne, sont
moins vives et moins fortes : mais, par des images
plus détaillées, mieux circonscrites, ou par des
sentimens développés avec plus d' ordre, t d' une
manière qui suit de plus près leurs mouvemens, ou
leurs nuances, la poésie obtient souvent aussi de
grands effets immédiats. Ces effets sont même, en
général, plus durables, parce que les objets
qu' elle retrace étant plus complets et mieux
déterminés, fournissent plus d' aliment à la
réflexion. Au reste, le rhythme du chant et celui
des vers, soit lorsque ce dernier dépend de la
mesure des syllabes, soit lorsqu' il n' est fondé
que sur leur nombre, soit enfin, lorsqu' il tient
au retour périodique des mêmes sons articulés,
rendent l' un et l' autre les perceptions de
l' ouïe plus distinctes, et leur rappel plus
facile.
L' audition se fait par l' intermède d' un fluide
lymphatique contenu dans l' oreille interne, lequel
transmet les vibrations de l' air aux extrmités
nerveuses. Il en est de même de la vue. La rétine
embrasse le corps vitré qui la soutient ; elle ne
reçoit l' impression des rayons lumineux, qu' à
tavers cette gelée transparente : et l' utilité
des différentes humeurs de l' oeil n' est pas
seulement de les réfracter et de les diriger ;
il paraît aussi qu' elles en approprient les
impressions à la sensibilité de la pulpe du nerf
optique.

p192

On observe, dans les opérations de l' oeil, deux
circonstances principales qui doivent beaucoup
influer sur leur caractère. 1 la lumière agit
presque constamment sur cet organe, pendant tout
le tems de la veille : elle excite fortement son
attention par des impressions vives et variées ;
et les jugemens qui s' y rapportent, se mêlent à
l' emploi de toutes nos facultés, à la satisfaction
de tous nos besoins. 2 l' oeil peut prolonger,
reouveler, ou varier à son gré les impressions : il
peut s' appliquer cent et cent fois aux mêmes
objets, les considérer à loisir, sous toutes leurs
faces et dans tous leurs rapports ; en un mot,
quitter et reprendre à volonté les impressions.
Ce ne sont pas elles qui viennent l' affecter
fortuitement ; c' est lui qui va les chercher
et les choisir. Il résulte de là, qu' elles
réunissent toutes les qualités qui peuvent en
rendre les résultats bien distincts, et donner
à leurs souvenirs un grand caractère de
persistance. L' on ne s' étonnera donc pas que la
vue soit le sens doué de la plus grande force
de mémoire et d' imagination.
Ne passons point sous silence, au sujet de
l' oreille et de l' oeil, une remarque qui peut
mener à des vues nouvelles, peut-être même à des
notions plus exactes sur les sensations en
elles-mêmes, et sur les traces qu' elles laissent
dans l' organe sensitif. Nous avons dit que la
perception des objets extérieurs ne paraît
pas proprement se faire dans les organes des
sens. Les circonstances dans lesquelles on rapporte

p193

des douleurs à certaines parties qui n' existent
plus, semblent le prouver. Il est d' ailleurs
vraisemblable que la perception se fait au même
lieu que la comparaison : or, le siége de la
comparaison est bien évidemment le centre
commun des nerfs, auquel se rapportent les
sensations comparées. Cependant, je ne serais
pas éloigné de penser que les sens, pris
chacun à part, ont leur mémoire propre ;
quelques faits de physiologie paraissent
l' indiquer relativement au tact, au goût et
à l' odorat. Mais une observation que tout le
monde a faite, ou peut faire facilement sur
soi-même, en fournit la preuve, ou l' induction
plus directe pour l' ouïe et pour la vue. Quand on
a longtems entendu les mêmes sons, ce n' est
pas dans la mémoire proprement dite, c' est dans
l' oreille qu' ils restent, ou se renouvellent, et
souvent d' une manière fort importune. Quand on a
fixé les regards pendant quelques minutes sur des
corps lumineux, si l' on ferme l' oeil, leur image ne
s' en efface pas tout de suite ; elle y reste même
quelquefois, un tems plus long que la durée de
l' impression réelle. Mais ses couleurs vont
s' affaiblissant de moment en moment, jusqu' à ce que
l' image se perde entièrement dans l' obscurité.
J' ai souvent fait cette expérience sur une fenêtre
vivement éclairée par le soleil : je fixais les
compartimens de ses carreaux

p194

pendant quelques minutes et je fermais ensuite les
yeux. La trace des impressions durait
ordinairement, à peu près le double du tems
qu' avaient duré les impressions elles-mêmes.
Ce n' est point ici le lieu de tirer de ce fait
toutes ses conséquences : mais il est aisé de
sentir qu' elles peuvent avoir beaucoup
d' importance et d' étendue.
D' après la distinction entre les impressions reçues
par les sens externes, celles qui sont propres aux
organes intérieurs, et celles dont la cause agit
directement dans le sein de l' organe sensitif, on
pourrait se demander, avec quelque raison, si la
division actuelle des sens est complète, et s' il
n' y en a véritablement pas plus de cinq. Assurément
les impressions qui se rapportent aux organes de la
génération, par exemple, diffèrent autant de celles
du goût, et celles qui tiennent aux opérations de
l' estomc, diffèrent autant de celles de l' ouïe,
que celles qui sont propres à l' ouïe et au goût,
diffèrent e celles de la vue et de l' odorat : rien
n' est plus certain. Les déterminations produites
par l' action

p195

directe de différentes causes sur les centres
nerveux eux-mêmes, ont aussi des caractères bien
particuliers ; et les idées, ou les penchans qui
résultent de ces différens ordres d' impressions,
se ressentent nécessairement de leur origine.
Cependant, comme il paraît impossible encore de
les circonscrire avec assez de précision,
c' est-à-dire, de ramener chaque produit à son
instrument, chaque résultat à ses données, une
analyse sévère rejette, comme prématurées, les
nouvelles divisions qui viennent s' offrir
d' elles-mêmes ; et le sens du toucher étant un
sens général qui répond à tout, peut-être
seront-elles toujours regardées comme inutiles.
L' on voit, au reste, bien clairement ici, quelle
est la seule signification raisonnable qui puisse
être attachée au mot sens interne , dont
quelques philosophes se sont servis avec assez
peu de précaution. Pour la déterminer avec
plus d' exactitude, il faudrait y rapporter
toutes les opérations qui n' appartiennent point
aux organes des sens proprement dits : et dès
lors, ce mot ne serait plus, je pense, un sujet
de débats et de nouvelles incertitudes.
Conclusion.
Je terminerai ce long mémoire, en observant que
les sensations, nécessaires pour acquérir des
idées, pour éprouver des sentimens, pour avoir
des volontés,

p196

en un mot, pour être , le sont à différens
degrés, suivant les dispositions primitives, ou
les habitudes propres à chaque individu : je veux
dire que l' un a besoin d' en recevoir beaucoup,
ou de les recevoir très-fortes, très-vives ;
que l' autre n' en peut, en quelque manière, digérer
qu' un petit nombre, ou ne les supporte que plus
lentes et moins prononcées. Cela dépend de l' état
des organes, de la force, ou de la faiblesse du
système nerveux, mais sur-tout de la manière
dont il sent.
Les sensations de plaisir sont celles que la nature
nous invite à chercher : elle nous invie également
à fuir celles de la douleur. Il ne faut cependant
pas croire que les premières soient toujurs
utiles, et les secondes toujours nuisibles.
L' habitude du plaisir, même lorsqu' il ne va point
jusqu' à dégrader directement les forces, nous rend
incapables de supporter les changemens brusques que
les hasards de la vie peuvent amener. De son côté,
la douleur e donne pas seulement d' utiles leçons :
elle contribue aussi plus d' une fois à fortifier
tout le corps ; elle imprime plus de stabilité,
d' équilibre et d' aplomb aux systèmes nerveux et
musculaire. Mais il faut toujours, pour cela,
qu' elle soit suivie d' une réaction proportionnelle ;
il faut que la nature se relève avec énergie
sous le coup. C' est ainsi que le malheur
moral augmente la force de l' âm, quand il ne va
pas jusqu' à l' abattre. Il ne se borne point à faire

p198

voir sous des points de vue plus vrais, les hommes
et les choses ; il élève encore et trempe le
courage dans lequel nous pouvons trouver presque
toujours, quand nous savons y recourir, un asyle
sûr contre les maux de la destinée humaine.

QUATRIEME MEMOIRE


de l' influence des âges sur les idées et sur
les affections morales
.
Introduction.
Tout est sans cesse en mouvement dans la
nature ; tous les corps sont dans une continuelle
fluctuation. Leurs élémens se combinent et se
décomposent ; ils revêtent successivement ille
formes fugitives : et ces métamorphoses, suite
nécessaire d' une action qui n' est jamais
suspendue, en renouvellent à leur tour les causes,
et conservent l' éternelle jeunesse de l' univers.
Pour peu qu' on y réfléchisse, il est aisé de
sentir que tout mouvement entraîne ou suppose
destruction et reproduction ; que les conditions des
corps qui se détruisent et renaissent, doivent
changer à chaque instant ; qu' elles ne sauraient
changer, sans imprimer de nouveaux caractères aux
phénomènes qui s' y rapportent ; qu' enfin, si l' on
pouvait marquer nettement toutes les circonstances
de ces phases successives que parcourent les êtres
divers, la grande énigme de leur nature et de leur

p199

existence se trouverait peut-être enfin assez
complètement résolue, quand même l' existence et la
nature de leurs élémens devraient rester à jamais
couvertes d' un voile impénétrable.
Chapitre i.
La durée de l' existence des différens corps, sous
la forme qui leur est propre, et les faces sans
cesse nouvelles qu' ils doivent prendre, dépendent
sans doute de leurs matériaux constitutifs : mais
elles dépendent encore plus des circonstances qui
président à la formation de ces corps. Il paraît
que ces circonstances et la suite d' opérations
qu' elles occasionnent, dénaturent considérablement
les matériaux eux-mêmes ; et c' est vraisemblablement
dans la manière dont ils sont modifiés par elles, que
consiste le principal artifice de la nature.
Quand on jette un coup-d' oeil véritablement
observateur sur cette immense variété de
combinaisons, que le mouvement reproducteur
affecte, on reconnaît bientôt que certains
procédés, plus ou moins généraux, les ramènent
toutes à des chefs communs ; que certaines
différences essentielles et constantes les
distinguent et les classent. Les compositions
et décompositins des corps qu' on peut
appeler chimiques , se font suivant des lois
infiniment moins simples que celles de l' attraction
des

p200

grandes masses ; les êtres organisés existent
et se conservent suivant des lois plus savantes
que celles des attractions électives : et du
végétal à l' animal, quoique l' un et l' autre
obéissent à des forces qui ne sont proprement
ni mécaniques, ni chimiques, il est encore
des différences si générales et si marquées,
que c' est la main de la nature elle-même
qui semble les avoir distinguées dans les tableaux
de la science : enfin, entre le végétal et le
végétal, entre l' animal et l' animal, on aperçoit
des nuances et des degrés qui ne permettent point
de confondre les êtres que leurs caractères
principaux ont placés dans le voisinage le plus
immédiat.
Dans les plantes même, dont l' organisation est
la plus grossière ou la plus simple, on observe
déjà des forces exclusivement propres aux corps
organisés : on remarque dans les produits des
différentes parties de ces plantes, plusieurs
traits distinctifs absolument étrangers à la
nature animale. Quelques animaux, dont l' organisation
semble à peine ébauchée, offrent néanmoins, dans
cet état informe, certains phénomènes, ou certains
résultats particuliers qui n' appartiennent qu' à
la nature sensible.
C' est dans les végétaux que la gomme ou le
mucilage commence à se montrer. En passant dans
les animaux qui vivent d' herbes, de grains ou de
fruits, et dont il forme la véritable, ou du moins

p201

la principale nourriture, le mucilage éprouve
un nouveau degré d' élaboration ; il se transforme
en gélatine, en suc muqueux, en lymphe
coagulable et fibreuse. Par l' action des vaisseaux
de la plante, par le mélange de l' air et des
autres gaz, en un mot, par l' effet de cette
suite de phénomènes compris sous le nom de
végétation , le mucilage devient susceptible
de s' organiser, d' abord en tissu spongieux,
ensuite en fibres ligneuses, en écorce,
en feuilles, etc. ; dans les opérations qui
constituent la vie animale, la gélatine élaborée
à différens degrés s' organise, d' abord en tissu
cellulaire, ensuite en fibres vivantes, en
vaisseaux, en parties osseuses : de sorte, qu' à
côté d' un phénomène végétatif, on pourrait presque
toujours placer le phénomène analogue que
l' animalisation présente.
En examinant le mucilage, on voit qu' il a, par
sa nature, une forte tendance à lacoagulation.
Sitôt que l' eau, qui le tient si facilement dissous
et suspendu entre ses molécules, vient à lui
manquer, il se rapproche et s' épaissit. Si la
dissipation de l' eau s' est faite d' une manière
rapide, le résidu muqueux

p202

ne forme qu' un magma confus et sans
régularité. Mais quand le mucilage perd
l' humidité surabondante par une éaporation
graduelle, on découvre çà et là dans son sein,
des stries allongées qui se croisent ; et l' on
ne tarde pas à s' apercevoir que ces stries,
en se multipliant et se rapprochant, transforment
le mélange en un corps assez régulier,
divisé par locules, ou par rayons, dont les
cloisons transparentes peuvent aisément être
aperçues au microscope.
Tels sont les premiers matériaux du végétal.
Maintenant, si l' on observe la gélatine dans des
circonstances analogues, on verra que sa tendance
à se coaguler est encore plus forte que celle du
mucilage. Combinée, ou simplement mêlée avec la
fibrine (qui n' est elle-même qu' une de ses formes
nouvelles), elle s' organise directement en fibres,
plus ou moins tenaces, suivant la température plus
ou moins élevée qui produit l' évaporation deson
humidité surabondante : et leur entrelacement,
assez semblable en apparence, à celui des filamens
mucilagieux, est d' autant plus régulier, que
l' expérience est conduite avec plus de lenteur
et de repos.
Tels sont les premiers matériaux de l' animal.
Nous avons dit que les produits végétaux ont des
caractères qui ne se trouvent point dans le règne
minéral ; que les produits des matières animales
diffèrent essentiellement de ceux des parties
fournies par les plantes. Les diverses combinaisons
des gaz

p203

répandus dans le sein de la nature, et la
producton de certains ga particuliers qui
paraissent résulter du développement des corps
organiques, paraissent aussi déterminer ces
différences. Nous devons cependant observer
que dans quelques plantes, dont la saveur
piquante et vive plaît en général aux animaux,
et qui peuvent devenir des remèdes utiles
pour eux, dans les cas d' affaiblissement des
forces assimilatrices, on découvre déjà quelques
traces du gaz qu' ils sont regardés comme
exclusivement propres à former ; gaz que la
décomposition dégage en si grande abondance de
l' intime structurede leurs parties. Dans
d' autres végétaux, ou plutôt dans leurs
graines, dont les peuples civilisés tirent une
grande partie de leur nourriture, la chimie a
démotré l' existence d' un gluten , qui se
rapproche singulièrement de la fibrine animale.
Dépouillé d' un amalgame purement gommeux, ou
amylacé, qui le masque, le pénètre et le divise, ce
gluten présente l' aspect d' une membrane
animale ridée et flottante : ses fibres tenaces
se prêtent à tous les efforts ; elles obéissent
à la main, et s' allongent sans peine : rendues
à elles-mêmes, elles se retirent vivement, et
reprennent leur première forme : enfin, pour
compléter la ressemblance, elles contractent en peu
de tems, l' odeur propre aux débris des animaux ;
et la chimie en retire les mêmes gaz.
Mais ces observations, dont il est absolument
nécessaire de tenir compte, n' empêchent pas qu' on

p204

ne puisse toujours distinguer les matériaux et les
produits affectés à ces deux grandes divisions des
corps organisés : rapprochées par des nuance,
elles n' en sont pas moins séparées l' une de l' autre
par des caractères essentiels ; quoique d' ailleurs
ces points de contact, s' ils peuvent être
multipliés par l' observateur, entre le végétal
et le minéral, doivent servir peut-être un jour
à développer le mystère de l' organisation.
Le mucilage a donc la propriété de s' épaissir, et
de former des fibres plus ou moins fermes et
souples, suivant les circonstances où il se
rencontre : la gélatine et la fibrine animales
ont la propriété de former des fibres et des
membranes d' une ténacité, d' une élasticité, d' une
souplesse beaucoup plus remarquables et plus
constantes encore. Cependant, il n' y a point
une plante dans la goutte de mucilage qui
s' épaissit ; il n' y a point un animal dans la
goutte de gélatine qui devient cellulaire, ou dans
la fibrine fluide qui devient fibre musculaire.
D' où vient donc cette vie particulière dont l' une
et l' autre peuvent être animées jusque dans leurs
derniers élémens ?
Quelque idée qu' on adopte sur la nature de la
cause qui détermine l' organisation des végétaux

p205

et des animaux, ou sur les conditions nécessaires
à leur production et à leur développement, on ne
peut s' empêcher d' admettre un principe, ou une
faculté vivifiante que la nature fixe dans les
germes, ou répand dans les liqueurs séminales.
Comme c' est ici l' opération la plus étonnante de
toutes celles qu' offre l' étude de l' univers, les
circonstances en sont extrêmement délicates et
compliquées : elles restent couvertes d' un voile
mystérieux ; et l' on n' a pu jusqu' à présent en
saisir que les apparences es plus grossières. Mais
nous savons que dans beaucoup de plantes, et dans la
plupart des animaux, la matière de leurs premiers
rudimens, ou leurs premiers rudimens eux-mêmes,
déjà tout formés, existent à part de la cause qui
doit leur donner la vie, c' est-à-dire, de la
matière

p206

prolifique qui en contient le principe. Cette
dernière matière, en s' unissant à la précédente,
forme avec elle une combinaison d' une durée
quelconque, déterminée par les circonstances
elles-mêmes. Dans le végétal, elle s' attache à ds
organes peu connus, mais qui font certainement
ensuite partie de l' écorce : dans l' animal, elle
s' identifie au système nerveux ; et de là, elle
exerce son influence sur tout le corps, pendant
le tems que dure la combinaison, ou que rien
n' empêche l' action des organes vitaux.
L' observation des phénomènes qui suivent
l' amputation des parties susceptibles de se
régénérer chez différens animaux ; l' histoire mieux
connue de la suppuration, de la formation des
cicatrices, de la reproduction des os ; les
recherches sur le corium du sang et sur
l' organe cellulaire ; enfin, l' examen plus
attentif des coagulations lymphatiques-membraneuses,
qui recouvrent souvent les viscères, dans les
inflammations mortelles, ont fait voir que la
gélatine et la fibrine sont la véritable matière
des membranes, d' où se forment ensuite les
vaisseaux, les glandes, les enveloppes des
nerfs, etc., qu' elles contiennent les principes
des fibres musculaires, et ceux même de
l' ossification : et s' il est vrai, comme je crois
l' avoir porté ailleurs à un assez haut degré de
vraisemblance, que la fibre musculaire organisée
soit produite par la combinaison de la pulpe
nerveuse et

p207

du tissu cellulaire, réunis et transformés l' un
et l' autre dans leur mélange, les élémens des
corps animés se réduisent à la gélatine, simple ou
fibreuse, et à la partie médullaire des nerfs.
Quoi qu' il en soit, au reste, de ce point de
doctrine, comme l' état du muscle se rapporte
toujours à celui des autres parties, qui sont
évidemment formées de tissu cellulaire, les
conséquences resteront toujours les mêmes,
relativement à l' objet qui nous occupe,
c' est-à-dire, relativement aux dispositions
physiques des organes dans les différentes
époques de la vie, et à l' influence directe que
ces dispositions exercent sur toutes les
fonctions intellectuelles et morales.
Je vous demande pardon, citoyens, de vous
arrêter si longtems sur des idées préliminaires
qui paraissent ne pas entrer immédiatement dans
notre sujet : je les crois pourtant nécessaires à
l' intelligence plus complette de celles que nous
allons parcourir rapidement.
Chapitre ii.
Ainsi donc, dans le tableau successif de l' état
des organes, tout semble pouvoir se réduire à la
détermination de l' état du système nerveux et du

p208

tissu cellulaire ; et dans le tableau comparatif des
variations que subissent les diverses facultés,
tout doit pouvoir se ramener à des élémens d' une
égale simplicité.
Par les effets de la végétation, le mucilage va
s' élaborant chaque jour de plus en plus. Dans
l' enfance des plantes, il est presque entièrement
aqueux ; il n' acquiert, par le repos, qu' une
consistance faible et sans tenacité : sa saveur
est à peine sensible, elle se confond avec le
goût erbacé commun à toute la nature végétale ;
et les sels, les huiles odorantes, et les autres
principes actifs ne s' y combinent qu' à mesure
que la plante acquiert tout son développement.
Chez les jeunes animaux, la gélatine fibreuse
semble tenir encore beaucoup du mucilage : leurs
humeurs ont un caractère inerte, insipide, et les
décoctions, ou les extraits de leurs parties,
singulièrement abondans en matières muqueuses,
subissent une longue fermentation acide avant de
passer à la putréfaction. Ils ont toujors
très-peu, quelquefois même ils n' ont point du tout
l' odeur propre à l' espèce de l' animal ; ils
fournissent une faible quantité des principes,
ou des gaz ammoniacaux :

p209

en un mot, ils semblent tenir encore à
l' état végétal dont ils viennent de sortir, et
ils gardent, en quelque sorte, le même caractère
incertain que les êtres dont ils ont été tirés.
Mais bientôt la vie agit avec une force
toujours croissante, sur des humeurs qui paraissent
presque homogènes dans les différentes espèces
vivantes, et dans les différentes parties du même
animal : elle donne à chacune de ces humeurs
son caractère particulier ; elle les distingue dans
les races, dans les individus, dans les organes.
Leurs qualités se prononcent chaque jour
davantage ; jusqu' à ce qu' enfin, à raison même de
leur exaltation, elles commencent à produire dans
les solides, des contractins trop vives et trop
durables ; ou que, par suite de leur épaississement,
elles les solidifient de plus en plus, et
concourent ainsi, avec d' autres causes qui font
décliner l' énergie vitale, à précipiter encore sa
chute, en rendant l' action de ses divers
instrumens plus tumultueuse, ou plus lente
et plus pénible.
Dans cette suite d' opérations qui font vivre et
développent le végétal et l' animal, l' existence et
le bien-être de l' un sont liés à l' existence et au
bien-être de l' autre. Le végétal paraît pomper
de l' atmosphère crtains principes étrangers, ou
surabondans, très-nuisibles à la vie des
animaux ; il lui rend, au contraire, en grande
quantité, l' espèce de gaz qui peut être regardé
comme l' aliment propre de la

p210

flamme vitale : et les gaz produits par la
respiration des animaux, les émanations qui
s' exhalent sans cesse de leurs corps, les
produits de leur décomposition, sont précisément
ce qu' il y a de plus capable de donner à la
végétation toute son énergie et toute son
activité.
Mais, s' il est vrai que les plantes rendent la
terre plus habitable pour les animaux, et que les
animaux la rendent plus fertile pour les plantes ;
s' il est vrai qu' ils se prêtent une nourriture
mutuelle, afin de maintenir entre les deux
règnes, un constant équilibre ; s' il est certain
que l' état où les corps animés, en supposant
qu' ils fussent seuls et suffisamment nombreux
sur le globe, devraient nécessairement mettre
à la longue l' atmosphère, soit excessivement
défavorable

p211

à leur conservation : d' autre part, les
inconvéniens attachés au rapprochement et à
l' entassement des espèces vivantes, sont compensés
par une foule de précieux avantages ; et ces
différentes espèces, en devenant l' aliment les
unes des autres, font subir aux sucs animaux,
des élaborations répétées qui leur donnent
une perfection progressive, dont la supériorité
des espèces carnassières dépend sans
doute à plusieurs égards.
Passant d' un animal à l' autre, la gélatine
s' animalise donc encore davantage : comme en
passant e repassant par les divers systèmes
d' organes dans le même individu, son assimilation
aux différentes humeurs, ou ses diverses
transformations deviennent plus entières et plus
parfaites. Ainsi l' homme, qui peut vivre de
presque toutes les espèces, semble dire aux
animaux frugivores : préparez pour moi
les sucs des plantes que mon faible estomac
aurait trop de peine à digérer
; aux espèces
qui se nourrissent d' êtres vivans comme elles-mêmes :
élaborez encore des sucs déjà modifiés
puissamment par l' influence de la sensibilité :
c' est à vous d' approprier à ma nature un
aliment qui, sous un petit volume, et presque
sans travail de la part de ms organes,

p212

y porte des principes éminemment réparateurs
.
Chapitre iii.
Les végétaux, qui, par leur produits chimiques,
ont de l' analogie avec les matières animales, sont
une nourriture fort convenable pour un grand
nombre d' êtres vivans, c' est ce dont on ne peut
douter, d' après cette saveur agréable et vive, qui
les fait rechercher avec avidité de toutes les
espèces herbivores ; c' est ce que confirme plus
directement encore la pratique de la médecine
et de l' art vétérinaire. Les graines céréales,
qui contiennent la matière glutineuse,
fournissent abondamment le principe propre
à réparer les pertes occasionnées par
le mouvement vital lui-même : en d' autres mots,
elles sont très-nourrissantes ; ' est ce
qu' atteste encore l' expérience des plus anciennes
et des plus grandes nations civilisées. Enfin,
les fortes décoctions, ou les gelées de chair,
sur-tout celles tirées de certains animaux
à qui d' autres espèces servent de proie, sont
l' aliment le plus concentré, le plus
sapide et le plus restaurant ; celui dont
l' assimilation est, dans beaucoup de cas, la plus
prompte et

p213

la plus facile : c' est ce que fait voir clairement
l' observation journalière, c' est ce que
démontrent encore avec plus d' évidence, un grand
nombre de faits de pathologie et de thérapeutique,
recueillis par des médecins exacts et judicieux.
Je me contente de citer pour preuve de cette
dernière assertion, l' histoire rapportée par
Lower.
Un jeune homme attaqué d' une violente hémorragie,
qu' on avait arrêtée plusieurs fois vainement,
et qui se renouvelait sans cesse, fut soutenu dans
ses défaillances, avec du bouillon très-fort, ou,
pour mieux dire, avec du jus de viande.
L' hémorragie continuant toujours, et le fluide
qu' elle fournissait étant à peine coloré, l' on
s' aperçut par son odeur et par son goût, que
c' était ce jus lui-même qui circulait dans les
vaisseaux au lieu de sang. Cependant le jeune
homme se rétablit, recouvra ses forces ; et
quelques années après sa constitution devint
athlétique, suivant l' expression de l' observateur.
Le même fait s' est renouvelé deux fois sous mes
yeux, dans des circonstances presque entièrement
semblables.
Il est seulement nécessaire d' observer ici, que
l' abondance de la matière glutineuse dans les
graines céréales, les rend quelquefois trop
nourrissantes ; que les plantes crucifères , ou
tétradynames sont plutôt des assaisonnemens
et des remèdes que des alimens, et que leur abus,
ou leur usage déplacé

p214

peut quelquefois porter un principe de dissoltion
dans les humeurs, ou même de désorganisation
dans les solides ; qu' enfin, les sucs animaux,
à force d' être successivement élaborés dans
différentes espèces, acquièrent un degré
d' exaltation qui rend leur odeur rebutante, leur
saveur insupportable, et leur usage pernicieux.
Chapitre iv.
Pendant que les changemens dont nous avons
parlé, se passent dans la gélatine, et
particulièrement dans l' organe cellulaire, qui peut
en être considéré comme le grand réservoir, il se
fait dans le système nerveux d' autres changemens
plus importans encore. Son volume, relativement à
celui des autres systèmes de parties qui doivent
lui rester constamment subordonnés, est d' autant
plus considérable ; ses rapports avec eux
paraissent d' autant plus marqués, ou leur
communication d' autant plus facile et prompte,
que les animaux sont plus prêts de leur origine. à
peine a-t-il reçu l' impulsion vivifiante qui,
par lui, se communique à tous les autres organes ;
à peine la combinaison qui lui donne la
faculté de sentir et de les faire vivre, est-elle
formée, qu' il agit sur eux avec une activité
à laquelle les impressions extérieures
n' apportent encore, dans ces premiers momens,
presqu' aucune distraction. Son influence vive,
rapide, et continuellement renouvelée,

p215

est nécessaire pour les imprégner graduellement
des facultés vitales qui leur seront propres.
La nature semble avoir pris des soins particuliers
pour que cette influence s' exerce alors avec la
plus grande facilité. De là dépend, à beaucoup
d' égards, la disposition convenable des organes
dans les époques suivantes : et, pour cet effet,
non seuement l' énergie nerveuse n' éprouve aucune
résistance de la part des solides, qui sont encore
dans un état presque uniquement géatineux, mais
la pulpe cérébrale se trouve elle-même dans un
état de mollesse et de perméabilité, qui permet
aux causes dont elle est animée, d' agir dans son
sein avec la liberté la plus entière, et de faire
communiquer toutes ces parties avec une célérité
inexprimable.
Mais bientôt les couches de tissu cellulaire, qui
s' insinuent dans les divisions du cerveau, qui se
glissent entre les stries médullaires, et forment,
en les accompagnant hors du crâne, les enveloppes
des toncs et des filets nerveux ; ces couches,
dis-je, d' abord à peine organisées, commencent à
prendre par degrés plus de consistance : les sucs
muqueux qui les abreuvent, se changent
progressivement en solides ; elles se condenset,
elles embrassent de plus près la pulpe sentante.
La pulpe elle-même acquiert plus de fermeté, et si
l' odeur singulière qui lui est propre annonce, en
se caractérisant mieux avec l' âge, que la vie
s' y confirme, en quelque sorte, de plus en plus,
que son influence

p216

s' exerce avec une force toujours plus considérable,
ou que ses effets s' exaltent en proportion
de sa durée, l' observation prouve en même tems
que le système nerveux agit progressivement avec
plus de lenteur, comme avec plus de régularité, et
que le moment où sa perfection graduelle
commence à devenir le plus remarquable, est
également celui qui présage de loin son déclin
futur.
En effet, à mesure que la quantité du fluide
aqueux qui entre dans la formation des stries
méullaires, diminue ; que le mucus animal, avec
lequel elles sont confondues à leur premier
origine, s' élabore et prend plus de corps : à mesure
que les causes vitales parviennent, pour ainsi
dire, à leur maturité, l' action des stimulus sur
les parties sensibles est moins vive ; la réaction
des centres de sensibilité sur les organes moteurs
est moins précipitée. Cependant ces impressions, bien
loin d' abord d' être plus faibles, seront au
contraire plus fortes : à raison même de leur
lenteur, elles seront plus profondes et plus
durables. Mais en avançant, reçues avec plus
de difficulté, elles commencent à s' affaiblir ;
elles deviennent confuses, embarrassées : et
quand elles en sont venues au point de ne pouvoir
plus être transmises de la circonférence au centre,
et du centre à la circonférence, la cause de la vie
elle-même, la sensibilité, ne peut se reproduire ou
s' entretenir ; l' individu n' existe déjà plus.
Cependant, à mesure que le mucus animal ou la

p217

gélatine, a pris dans les organes ce degré toujours
croissant de consistance ; à mesure que les
stimulus, à chaque instant plus énergiques,
froncent et contractent de plus en plus les solides
fibreux, dans lesquels la vie l' a transformé,
l' action du système sensitif sur les diverses
parties, qui toutes partagent plus ou moins
les effets de ce changement, éprouve de son
côté des résistances graduelles analogues.
Ces résistances, qui la règlent d' abord, la gênent
dans la suite et la troublent ; elles
l' affaiblissent même radicalement, en altérant
les fonctions qui reproduisent sa cause : et
quelquefois leur intensité peut s' accroître
jusqu' à réduire, sans autre maladie caractérisée,
l' énergie nerveuse à la plus entière impuissance.
Il est vraisemblable que les choses se
passent ainsi dans certains cas de mort sénile,
mais non dans tous, comme le pensait Boerhaave.
Cette mort, dont j' ai eu l' occasion d' observer
deux ou trois exemples sur des sujets d' un âge
peu avancé, et sans que les cadavres ayent
ensuite présenté aucun vestige d' ossification
extraordinaire, ou d' endurcissement des solides,
arrive, en effet, le plus souvent par
l' extinction directe des forces du système nerveux.
Tels sont les changemens généraux qui
surviennent dans l' économie animale, aux
différentes époques, et par l' action même de la
vie. Mais pour bien connaître leurs effets, il ne
suffit pas de les considérer ainsi par grands
résultats : si l' on veut sur-tout

p218

pouvoir faire de cette connaissance une utile
application à l' étude morale de l' homme, il
devient indispensable d' entrer dans quelques
détails à ce sujet.
Chapitre v.
On a fait, depuis longtems, sur l' état organique
des jeunes animaux, deux observations qui sont
également vraies, mais dont on ne paraît pas avoir
senti toute l' importance : l' une, que le nombre des
vaisseaux est d' autant plus grand, l' autre,
que l' irritabilité des muscles est d' autant
plus considérable, que le corps est moins éloigné
du moment de sa formation.
Ce nombre presque infini de vaisseaux, qui rend
les cadavres des enfans si faciles à injecter, et
qui fait pénétrer la couleur des injections dans
toutes les parties des membranes, dans tous les
points de la peau, produit des effets
très-appropriés aux besoins de ces êtres, pour
qui la vie commence, et dont le premier intérêt
est d' apprendre à connaître les objets qui les
environnent. Il n' en résulte pas seulement
une grande facilité dans le cours des différentes
liqueurs, et, par conséquent, une grande
promptitude dans l' exercice des fonctions qui
dépendent presque toutes de cette circonstance : mais
par là, toutes les extrémités nerveuses sentantes
se trouvent encore dans un état d' épanouissement
singulier ; ce qui multiplie pour elles les
objets des

p219

sensations, et donne à chaque sensation
particulière une vivacité qu' elle ne peut avoir
que dans ce premier âge.
Si l' on adopte l' idée que la fibre charnue est le
produit immédiat de la pulpe nerveuse,
combinée avec le mucus fibreux du tissu
cellulaire, qui, dans cette combinaison
particulière, éprouve un nouveau degré
d' animalisation ; la plus grande irritabilité
des musclesà cette première époque, où le
système cérébral domine si puissamment sur toutes

p220

les autres parties, rentre dans les lois connues
de l' économie vivante. Suivant cette manière de
concevoir les muscles, ils ne sont, pour ainsi
dire, que d' autres extrémités des nerfs, mais des
exrémités déguisées par leur intime mélange
avec une substance étrangère : ils ne sont plus
seulement les instrumens dociles de l' organe
nerveux ; ils en font partie. Les rapports
directs du sentiment et du mouvement, ou plutôt
l' unité de leur source bien reconnue, fait du
moins disparaître quelques obscurités
répandues sur ce double phénomène ; et
l' on voit sur-tout assez clairement pourquoi,
tandis que le système cérébral est le plus
faiblement contre-balancé par les autres parties ;
tandis que son action a le plus de vivacité,
s' exerce et se renouvelle avec le plus d' aisance
et de promptitude, l' on voit, dis-je, pourquoi
ses extrémités musculaires doivent alors être
dans l' état de la plus grande mobilité, et
conserver dans leurs mouvemens les mêmes
caractères qui distinguent à cette même
époque, toutes les sensations.
Sans cela, peut-être, serait-il assez difficile
d' expliquer comment il se fait que les muscles
soient plus sensibles à l' action des causes
motrices, précisément lorsqu' ils sont encore
le plus incapables d' exécuter des mouvemens, et
que cette sensibilité s' affaiblisse à mesure
qu' ils deviennent plus propres à remplir
leurs fonctions. Dans certains états de
faiblesse, qui ramènent, en quelque sorte,
l' homme

p221

à celui de l' enfance ; et chez les femmes, qui,
sous plusieurs rapports, sont presque toute leur
vie des enfans, on remarque cette plus grande
mobilité jointe à la faiblesse musclaire : et c' est
bien évidemment ici de la même cause que ce
phénomène dépend ; je veux dire de la
prédominance de l' organe sensitif, et de son
influence redevenue plusvive et plus
tumultueuse.
Il est une autre circonstance organique,
particulière au premier âge, qui tient peut-être
de plus près encore à l' ensemble de celles qui
font l' objet de nos recherches, ou qui contribue
plus puissamment à la production de cet état
particulier physique et moral dont nous essayons
de tracer le tableau : mais, pour être bien
saisie, elle demanderait d' assez longues
explications ; et je ne puis que l' indiquer
en peu de mots.
Depuis le moment où la première dentition est
achevée, jusqu' à celui où commence le travail de
la seconde, il se fait dans les glandes, et dans
tout l' appareil lymphatique, des changemens qui
ont la plus grande influence sur l' état général
des solides et des humeurs. Chez l' enfant qui
vient de naître, comme chez les petits animaux
des autres espèces, es glandes sont plus
volumineuses. Il en existe même quelques-unes
qui sont exclusivement propres à cette époque,
et qui dans la suite doivent se flétrir et
s' effacer. On les trouve toutes alors gonflées
d' un suc laiteux très-abondant ; leur tissu

p222

semble en être comme imbibé : les vaisseaux
lymphatiques qui les traversent, sont dans un
état de distension et de mollesse ; et leurs
fonctions absorbantes n' ont que peu d' énergie
et d' activité. Une grande partie de
l' assimilation paraît, dans le foetus,
se faire par le moyen de ces vaisseaux et
sur-tout par le travail des glandes : de là
l' engorgement habituel des uns et des autres ;
et par suite de cet engorgement celui du tissu
cellulaire, et l' état muqueux de tout le corps.
Quand le système lymphatique commence à
prendre plus de ton, les glandes deviennent
sujettes à des états particuliers de spasme. C' est
le moment du carreau mésentérique des oreillons,
du premier développement des affections
scrophuleuses. Or, quand les glandes viennent
à s' engorger ainsi d' une manière plus profonde
et plus générale, le cerveau s' en ressent
immédiatement, par une de ces sympathies dont les
liens intimes nous sont inconnus, mais que
l' observation des faits constate chaque jour.
Les dispositions maladives du cerveau qui
dépendent de cette circonstance, n' apportent pas
toujours un obstacle direct aux opérations
intellectuelles, au développement moral : elles
les hâtent souvent, au contraire ; elles semblent
les rendre plus parfaites, aussi bien que plus
précoces : quelquefois même l' ensemble de
l' organe cérébral redevient, à cette époque,
plus volumineux relativement

p223

aux autres parties ; d' où s' ensuivent différens
phénomènes physiologiques ou pathologiques qu' on
a souvent attribués à des causes imaginaires.
Je n' entrerai pas ici dans de plus grands
détails touchant la révolution qui s' opère alors
dans les vaisseaux lymphatiques et dans les
glandes, révolution dont l' effet est si puissant
sur toute l' économie animale. Il nous suffit de
dire que, dès ce moment, l' absorption se fait tous
les jours d' une manière plus active et plus
complète dans le tissu cellulaire, et
que souvent l' organe nerveux, en vertu des
changemens arrivés dans les glandes, acquiert
tout-à-coup une activité vicieuse.
Ainsi, la prédominance relative du système
nerveux, la quantité plus considérable de
vaisseaux, l' élaboration encore imparfaite du
mucus animal, jointe à la surabondance
d' humidité qu' il contient ; l' irritabilité plus
vive des muscles ; enfin, les changemens qui
surviennent, soit graduellement, soit
par l' effet de certaines révolutions soudaines,
dans le système absorbant et lymphatique : telles
sont les considérations générales que présente
l' état des organes chez les enfans.
Chapitre vi.
Nous allons voir maintenant ces instrumens
nouveaux entrer en action par l' influence de
l' énergie vitale ; ce système nerveux, où la vie
est à peine ébauchée,

p224

en imprégner de plus en plus toutes les
parties du corps ; ces parties souples et dociles
en essayer, en confirmer l' exercice par des
mouvemens vifs, rapides, peu durables, mais
fréquemment renouvelés.
Au milieu d' impressions qui sont toutes également
neuves pour lui, l' enfant semble courir
rapidement de l' une à l' autre. Quand il ne dort
pas, ses muscles, excités par les plus faibles
stimulans, par l' acte le plus fugitif de sa
volonté naissante, sont dans un mouvement
continuel : et soit qu' il dorme ou qu' il
veille, les fibres musculaires des organes vitaux
se contractent avec la même vitesse ; ces organes
exécutent des mouvemens toujours également
rapides et précipités.
Avide de sentir et de vivre, son instinct lui fait
prendre toutes les attitudes, dirige son attention
vers tous les objets : ses sens encore embarrassés,
incertains, se développent de moment en moment,
se familiarisent avec leurs propres opérations. C' est
en réitérant ses observations et ses tentativs ;
c' est en revenant sans cesse sur les objets
auxquels elles s' appliquent, qu' il apprend à se
servir des instrumens qu' elles mettent en usage,
qu' il perfectionne ces instrumens eux-mêmes. Or,
de la seule multiplicité des impressions,
doivent résulter alors nécessairement des
déterminations tumultueuses, changeantes,
embarrassées, pour ainsi dire, les unes
dans les autres. Mais en même tems, l' organe
cérébral,

p225

dans lequel les principes même de la vie
se préparent et s' élaborent, moins raffermi par
les membranes cellulaires qui l' embrassent, ou qui
se glissent dans ses divisions, entre facilement
en jeu. Les moindres impressions qui lui viennent
de ses extrémités sentantes, les moindres stimulans
dont il éprouve l' action directe dans son sein,
excitent de sa part des opérations d' autant plus
faciles et plus promptes, qu' elles tiennent encore
de près à celles de l' instinct, et d' autant plus
favorables au développement de tout le corps,
qu' elles sont plus générales et diffuses, qu' elles
se fixent plus rarement dans un point particulier :
de sorte que la vie s' exerçant par-tout et sans
cesse d' une manière égale, y prend chaque jour
une nouvelle consistance.
D' autre part (et cela même arrive encore en
vertu de la plus grande irritabilité des organes,
et par l' effet des mouvemens plus vifs, ou des
sécrétions plus abondantes qu' elle détermine) ;
d' autre part, les digestions se font avec un
singulière promptitude : l' estomac ne peut
rester un instant oisif ; son activité demande
des repas fréquens. Mais ces digestions si rapides
sont en général imparfaites ; leurs produits
n' acquièrent qu' un degré peu complet
d' animalisation. Le foie, beaucoup plus volumineux
à cet âge, filtre une quantité considérable de
bile ; mais il ne peut encore lui donner
l' énergie qu' elle aura dans la suite. La bile
participe

p226

du caractère des autres humeurs ; elle est
gélatineuse, presque inodore, presque insipide ;
et le chyle qu' elle concourt à former, traîne avec
lui, dans le torrent de la circulation, un amas
muqueux, que la faiblesse des vaisseaux et des
poumons ne peut corriger entièrement. De là, par un
cercle inévitable d' actions et de réactions
mutuelles et successives, il résulte de nouvelles
humeurs inertes et muqueuses, comme les
précédentes ; de cet état des humeurs, s' ensuit
également celui des vaisseaux et du système
cérébral : comme enfin de l' état du système
cérébral, dépend son genre d' action, ou
d' influence ; et de cette influence, jointe à
l' extrême souplesse des fibres, la grande
irritabilité des organes moteurs.
En conséquence, on voit qu' à ces impressions
vives, nombreuses, sans stabilité, doivent
correspondre des idées rapides, incertaines, peu
durables.
Il y a quelque chose de convulsif dans les
passions, aussi bien que dans les maladies de
l' enfant. Les objets de ses besoins et de ses
plaisirs sont simples, immédiats : il n' est point
distrait de leur étud, par des pensées qui ne
peuvent exister que plus tard dans son cerveau,
par des passions qui lui sont encore absolument
étrangères. Tout ce qui l' environne éveille
successivement son attention. Sa mémoire neuve
reçoit facilement toutes les empreintes : et comme
il n' y a point de souvenirs antérieurs qui
puissent les affaiblir, elles sont aussi

p227

durables que faciles. C' est le moment où
se forment les plus importantes habitudes.
Les idées et les sentimens les plus généraux
de la nature humaine se développent, pour ainsi
dire, à l' insu de l' enfant, pendant cette première
époque : ils se développent, par le même artifice
que plusieurs déterminations instinctives
l' ont déjà fait, pendant son séjour dans
le ventre de la mère ; et ils acquièrent, dans
l' ensemble de l' organe nerveux, leur consistance et
leur maturité, de la même manière que la vie
s' ébauche et se consolide dans les organes
particuliers, par la répétition fréquente
des impressions et des mouvemens.
Nous avons souvent lieu d' être étonnés des moyens
que la nature met en usage, dans l' exécution de
ses plans, ou, pour parler avec plus d' exactitude,
dans les opérations résultantes de son mécanisme
général. S' il est des circonstances défavorables
à la vie des animaux, ce sont sans doute, et la
douleur et la maladie : l' une présage, l' autre
atteste le danger, plus ou moins pressant,
de destruction dont ils sont menacés. Cependant,
la maladie et la douleur concourent plus d' une
fois elles-mêmes aux mouvemens par lesquels
les forces ordonnatrices imprègnent les organes
de nouvelles facultés.
Deux époques principales se font remarquer chez
les enfans : je veux dire celles des deux
dentitions. Les observateurs savent quelles
souffrances périlleuses

p228

accompagnent l' éruption des premières dents,
et quels changemens avantageux se font dans tout
le système après qu' elle est terminée. Ce
changement m' a toujours paru plus remarquable
chez les sujets pour lesquels il avait été
précédé de plus d' orages, quand ces sujets
étaient d' ailleurs bien constitués et sains.
Mais la dernière dentition a beaucoup plus
d' influence encore sur l' état général des forces
vivantes. Les anciens médecins, qui divisaient
la durée de la vie par grandes périodes
climatériques, fixaient le terme de la première
de ces périodes, à l' apparition des dents de sept
ans. Ils n' avaient pas eu de peine à remarquer
que les solides et les humeurs prennent alors
tout à coup des caractères plus prononcés : le
passage est trop brusque pour qu' il pût
échapper à leur observation. Ces exacts
contemplateurs de la nature n' ont pas ignoré
la révolution qui se fait en même tems dans le
moral : et si tous les peuples civilisés placent
à cette même époque, l' âge de raison, il ne faut
pas croire que ce soit au hasard et sns motif.
Parmi les maladies propres au premier âge, on
compte ordinairement les hémorragies du nez. Nous
avons une belle dissertation de Stahl sur les
affections pathologiques des âges, dans laquelle il
observe que, pendant ce tems, la direction
des humeurs les pousse principalement vers
la tête. Il

p229

explique même par là, les délires, les convulsions,
et les autres accidens nerveux qui surviennent si
communément alors.
Mais il faut remonter plus haut. Le cerveau ne
perd que par degrés, de son volume relatif, ou
proportionnel. Il attire d' abord à lui, plus de
sang que les autres parties : et jusqu' à ce que
ses membranes extérieures et leurs prolongemens
interlobulaires aient acquis une certaine
densité ; jusqu' à ce qu' il ait pris lui-même
plus de consistance ; il est hors d' état
de résister à l' impulsion du sang artériel. Nous
devons rappeler en outre, que par les lois de
l' économie animal, la plus grande activité d' un
organe entraîne nécessairement celle de ses
vaisseaux. Ainsi, cette direction particulière
des humeurs vers la tête, que les anciens avaient
remarquée également au début de presque toutes les
fièvres aiguës, sur-tut de celles du printems, ou,
comme ils aimaient à le dire, de l' enfance de
l' anée, est l' effet plutôt que la cause
des dispositions du cerveau. Cependant, elle n' en
a pas moins, à son tour, une grande influence sur
les opérations de cet organe, notamment sur la
formation des idées et des déterminations qui s' y
rapportent. C' est pour cela sur-tout que j' ai cru
devoir en faire mention.
Mais ce n' est pas avant l' âge de sept ans, que les
saignemens de nez sont le plus communs : ils le
sont, au contraire (je parle des saignemens
spontanés), assez peu dans les premières années
de la

p230

vie. Quand ils s' établissent, leur abondance et leurs
retours fréquens annoncent un surcroît d' énergie
et de densité, encore plus qu' une augmentation
réelle de volume dans les humeurs : et les derniers
vaisseaux artériels ont commencé de s' obliérer et
de refuser le passage au sang, lorsqu' en se jetant
ailleurs, il force ainsi les extrémités de ceux qui
ne sont point encore affermis par un épiderme
suffisamment solide pour lui résister.
L' époque des hémorragies nasales est une des
plus intéressantes pour l' observateur ; elle va
se confondre avec celle de la puberté. On peut
la considérer comme renfermée entre l' âge de
sept ans et celui de quatorze, seconde période
climatérique des anciens. Dans cet intervalle,
si précieux pour l' acquisition des premières
connaissances, et sur-tout pour le développement
de la raison, déjà le tissu cellulaire est plus
élaboré, les solides ont plus de ton, les
stimulus, répandus dans chacun des fluides, ont
pris, comme nous venons de le dire, une
activité plus considérable : et, quoique la
perméabilité des parties paraisse un peu moindre,
leur action est à peu près aussi vive, et en même
tems beaucoup plus ferme que dans le premier âge.
J J Rousseau, qui fut tout-à-la-fois un grand
observateur de la nature, quoique sa manière
d' écrire,

p231

si belle et si riche, ne soit pas toujours
parfaitement naturelle ; et un esprit
très-philosophique, quoique, par ses paradoxes
et ses déclamations, il ait, pour ainsi dire,
à tout prix, voulu se ranger parmi les ennemis
de la philosophie : J J Rousseau s' est
attaché particulièrement, dans son plan
d' éducation, à tracer l' histoire et à montrer
la véritable direction de cette époque importante
de la vie : il en a suivi le développement avec
une attention scrupuleuse ; il l' a peinte avec
la plus grande vérité ; et les leçons pratiques
dont il y donne les exemples, sont des modèles
d' analyse. On ne retrouve cette méthode, portée
au même point de perfection, dans aucun autre de
ses écrits : à pein même pourrait-elle avoir
quelque degré de précision de plus, entre les
mains des philosophes les plus exacts : et
l' admirable talent de l' auteur prête aux vérités
qu' elle lui dévoile, une vie, un charme, et même
une lumière, qui les font passer tout ensemble dans
les esprits et dans les coeurs.
Cette époque est en effet, je le répète, la plus
décisive pour la culture du jugement : c' est alors
que les impressions commencent à se rasseoir, à se
régler ; que la mémoire, sans avoir perdu de sa
facilité à les retenir, commence à mettre mieux en
ordre la multitude de celles qu' elle a recueillies,
et devient tout ensemble plus systématique et plus
tenace ; que l' attention, sans avoir encore tous les
motifs qui, plus tard, la rendent souvent
passionnée,

p232

acquiert un caractère remarquable de force
et de suite : c' est alors aussi qu' il s' établit,
entre l' enfant et les êtres sensibles qui
l' environnent, des rapports véritablement
moraux, que son jeune coeur s' ouvre aux affections
touchantes de l' humanité. Heureux, lorsqu' une
excitation précoce ne lui donne pas des idées
qui ne sont point de son âge, et n' éveille
pas en lui des passions qu' il ne peut encore
diriger convenablement, ni même sentir et goûter !
Chapitre vii.
Durant l' enfance, la tendance générale des
humeurs les porte donc vers la tête. à mesure que
l' enfant approche de l' adolescence, cette première
direction s' affaiblit, et la poitrine devient, de
plus en plus, le terme principal des congestions.
Les relations des organes de la génération et de
ceux de la poitrine ne s' expliquent point par
l' anatomie ; mais tous les faits de pratique
les attestent. Les maladies des glandes des aînes
et de celles du poumon, l' état des testicules
et celui de la trachée, ou du larynx, les
affections de l' utérus et des mamelles, par
la manière dont on les voit se produire
mutuellement, ou se balancer, ne permettent pas de
méconnaître ces relations singulières. Ainsi, l' on
sera moins étonné de voir que les efforts
particuliers de la nature aient lieu à la fois,
dans ces deux espèces d' organes, dont la situation
respective exge pourtant

p233

la division mécanique des forces ou des moyens
qu' elle met alors en usage.
Dun autre côté, même sans adopter entièrement
l' application que la chimie moderne a faite de la
théorie de la combustion à celle de la chaleur
animale, je ne pense pas qu' on puisse mettre en
doute l' influence de la respiration sur la
production de cette chaleur : et l' on sait
d' ailleurs assez qu' elle action spéciale la
chaleur en général, et celle de la vie
en particulier, exercent sur les organes de la
génération, dont elles paraissent être le stimulant
le plus efficace et le plus constant.
Enfin, l' expérience nous apprend qu' une plus
grande chaleur pousse le sang avec plus
d' abondance et de force, vers le poumon ;
que la résorption de la semence porte dans
le sang, les causes indirectes d' une chaleur
nouvelle ; que les congestions sanguines du
poumon, ou les irritations locales qu' une
circulation tumultueuse et gênée y produit
quelquefois, excitent directement les organes
de la génération,

p234

donnent un penchant plus vif pour les plaisirs
vénériens. C' est ici l' un de ces nombreux
exemples que l' économie animale présente,
et dans lesquels on voit les phénomènes
s' entrelacer, en quelque sorte, et devenir
tour à tour effet et cause, sans qu' il
soit possible de démêler celui dont un, ou
plusieurs autres ne sont que la conséquence. Voilà
ce qui fait dire à Hippocrate que la vie est un
cercle, où l' on ne peut trouver ni commencement
ni fin : car
, ajoute-t-il, dans un cercle,
tous les points de la circonférence peuvent
être fin, ou commencement :
et rien n' est
plus propre à faire voir comment, dans
l' organisation, toutes les parties sont liées
entre elles ; comment, dans les fonctions,
il n' en est point qui ne se supposent les unes les
autres, et qui ne soient plus ou moins nécessaires
à l' ordre du tout.
Les circonstances physiques particulières à
l' adolescence sont donc naturellement enchaînées
entre elles ; elles forment un système auquel
viennent se rapporter encore quelques phénomènes
accessoires, dont l' exposition nous entraînerait
dans des détails trop minutieux ; et comme la plus
remarquable de toutes ces circonstances, je veux
dire le développement, ou l' acton nouvelle des
organes de la génération, exerce une grande
influence sur l' état moral ; comme elle crée
tout-à-coup d' autres idées et d' autres penchans,
nous ne pouvons douter que le nouvel état moral
ne tienn, du moins

p235

d' une manière médiate, à l' ensemble de ces mêmes
circonstances, et ne se coordonne avec celles
qu' on eût, au premier aspect, dû le moins
soupçonner d' y contribuer par de véritables
rapports.
Mais je me propose de revenir sur ce sujet, dans
le mémoire suivant, où nous considérerons
l' influence des sexes. Contentons-nous maintenant
de quelques observations générales.
Il est évident que l' adolescence introduit dans le
système, une série nouvelle de mouvemens. Elle
trouve déjà le tissu cellulaire et toute la
contexture des solides, dans un état de
condensation, d' élaboration, d' énergie que
manifeste la force journellement croissante
des opérations. Déjà le sang et les autres
humeurs ont acquis un degré considérable
de vitalité. L' adolescence, en faisant refluer
dans le sang un nouveau principe extrêmement
actif, augmente beaucoup encore les qualités
stimulantes de ce fluide. La proportion de la
partie colorante et de la partie fibreuse,
relativement aux autres, augmente dans les mêmes
rapports ; et les solides, plus vivement excités,
plus complètement réparés, deviennent aussi,
de jour en jour, plus denses et plus vigoureux.
La fin de cette époque n' est, en quelque sorte,
que le passage de l' adolescence à la jeunesse ; ou
la jeunesse n' est que le complément de
l' adolescence. On pourrait se dispenser de les
séparer par des distinctions absolues ; elles
ne sont séparées dans

p236

la nature que par des nuances. Cependant
les anciens médecins avaient observé que vers
l' âge de vingt-un ans, il se fait une troisième
révolution qui termine quelques maladies des âges
précédens ; révolution marquée ordinairement
et en général, par une espèce de mortalité
climatérique, et dans chaque cas particulier,
par un surcroît d' activité dans le système
artériel, d' où résultent des dispositions
plus habituelles aux fièvres aiguës inflammatoires,
et aux affections chroniques du même genre. En
effet, dans la secousse qui se fait sentir
alors à toute la machine, d' une manière si
évidente pour des yeux attentifs, la vie et la
densité des humeurs, la force et le ton des
organes paraissent redoubler, pour ainsi dire,
brusquement. Mais, encore une fois, ce n' est pas
un nouvel ordre de phénomènes : c' est une
gradation plus forte, une nuance plus marquée de
l' énergie des fonctions.
Au début de l' adolescence, le cerveau, comme
étonné des impressions singulières qui lui
parviennent, en démêle mal d' abord le véritable
sens : leur nombre et leur volonté ne lui laissent
pas le pouvoir d' en saisir les rapports. C' est
le moment, dans l' ordre même le plus naturel, où
l' organe cérébral tout entier reçoit le plus de
ces impressions que nous avons dit lui être plus
spécialement propres, de celles dont les causes
agissent dans son sein même : c' est aussi le moment
où l' imagination

p237

exerce le plus d' empire : c' est l' âge de toutes
les idées romanesques, de toutes les illusions ;
illusions qu' il faut bien se garder, sans doute,
d' exciter et de nourrir par art, mais qu' une fausse
philosophie peut seule vouloir dissiper
entièrement, sans choix et toutà-coup. Alors,
tutes saffections aimantes se transforment
si facilement en religion, en culte ! On adore
les puissances invisibles, comme sa maîtresse ;
peut-être uniquement parce qu' on adore, ou qu' on
a besoin d' adorer une maîtresse ; parce que tout
remue des fibres devenues extrêmement sensibles,
et que cet insatiable besoin de sentir dont on est
tourmenté, ne peut toujours se satisfaire
suffisament sur des objets réels. De là,
non seulement résultent beaucoup de jouissances
et de bonheur pour le moment ; mais naissent
et se développent la plupart de ces dispositions
sympathiques et bienveillantes, qui seules assurent
le bonheur futur, et des individus qui les
éprouvent, et de ceux qui, dans la vie, doivent
faire route commune avec eux.
Je n' ai pas besoin d' ajouter que l' âge où l' on
sent le plus, où l' imagination jouit de la plus
grande activité, est, sans contredit, aussi celui
où se recueillent le plus de ces idées et de ces
sentimens, qui ne sont encore, pour ainsi dire,
que de vagues impressions ; mais qui forment la
collection la plus précieuse pour l' avenir ;
et quand la réflexion vient enfin prédominer sur
toutes les opérations de l' organe

p238

cérébral, elle s' exerce principalement sur les
matériaux qui lui ont été fournis par cette
époque intéressante.
Quant à la jeunesse proprement dite, elle
commence, nous venons de le voir, au tems où
la force et la souplesse des solides, la densité,
les propriétés stimulantes, et la vivacité dans le
mouvement des humeurs, commencent elles-mêmes à se
trouver réunies et portées au plus haut degré. Le
système nerveux et les organes musculaires sont
montés alors à leur plus haut ton. Rien ne résiste
à l' énergie du coeur et des vaisseaux artériels. Les
différentes circulations, et toutes les fonctions
vitales qui en dépendent, s' exécutent, avec une
véhémence qui ne reconnaît point d' obstacles. Aussi
cet âge est-il tout à la fois celui des maladies
éminemment aiguës, des passions impétueuses, et
des idées hardies, animées par tous les sentimens
de l' espérance.
Nous avons dit que depuis la naissance de l' enfant,
et même depuis la formation du foetus, jusqu' à
l' âge de quatorze ans, le volume et la
prédominance du cerveau appellent particulièrement
le sang vers la tête ; que depuis quatorze ans,
jusqu' à la fin de la jeunesse, les humeurs se
portent, particulièrement aussi, vers la poitrine.
Les crachemens de sang, ou plutôt les hémorragies
pulmonaires, peuvent distinguer pathologiquement
toute cette dernière époque. Mais sa durée n' est
peut-être pas facile à

p239

déterminer avec précision ; et les observateurs ne
nous fournissent aucun résultat satisfaisant
touchant le terme qu' il convient de lui fixer.
Il paraît que, chez quelques sujets précoces,
ce terme arrive à vingt-huit ans, moment de la
quatrième révolution septénaire, ou de la seconde
quatuordécimale. Mais le plus ordinairement
ce n' est que vers trente-cinq, à la fin de la
cinquième révolution : et cela vient de ce
que la première époque, ou celle de la direction
du sang vers la tête, se prolonge encore jusqu' à
vingt-un ans ; cette direction ne s' affaiblissant
que par degrés insensibles : de sorte que,
jusqu' à cette troisième révolution, les humeurs
se portent presque également vers les différentes
parties situes au dessus du diaphragme, et que
c' est alors seulement que les organes pulmonaires
deviennent le terme spécial de la congestion. Or,
voilà pourquoi les hémorragies nasales se
reproduisent bien longtems encore après quatorze
ans ; et que depuis lors, jusqu' à vingt-un,
les esquinancies, qui semblent former
l' intermédiaire entre les maladies de la tête et
celle de la poitrine, sont si communes et si
dangereuses.
Ainsi donc, c' est vers trente-cinq ans qu' il faut
placer le passage de la jeunesse à l' âge mûr.
Cette époque est celle des plus notables
changemens dans le physique et dans le moral
de l' homme.

p240

Chapitre viii.
Jusqu' à ce moment, l' activité du système
nerveux, l' énergie du coeur et des artères, la vie
et l' impétuosité des humeurs, ont surmonté
facilement toutes les résistances que la force
et le ton, toujours croissans, des solides, opposent
au mouvement circulatoire et à l' exercice des
diverses fonctions, dont ce mouvement lui-même fait
une partie essentielle. Beaucoup de vaisseaux
se sont successivement oblitérés : les parois
et les extrémités des autres, en s' étendant
et devenant, de jour en jour, plus denses et
plus fermes, ont perdu par degrés de leur
souplesse ; elles sont devenues, de plus en plus,
incapables de céder. Mais l' énergie vitale s' est
accrue dans une plus grande proportion ; elle
peut surmonter sans peine ces premiers
obstacles : et les actes de la vie ne sont encore
accompagnés d' aucun sentiment de gêne et de
travail. Aussi, la conscience de sa force
pousse-t-elle sans cesse le jeune homme hors
de lui-même : elle n' inspire à son coeur
et à son cerveau, que des affections et des idées
de confiance et de bonheur.
Tout le tems que dure ce premier état respectif
des vaisseaux et des forces vitales, la pléthore
sanguine est dans le système artériel ; c' est-à-dire,
que les artères contiennent une plus grande
abondance relative de sang : et les hémorragies
sont fournies

p241

directement par leurs extrémités. Mais au moment
où la résistance des solides commence à
contrebalancer l' action du système nerveux et
l' impulsion des humeurs, il se fait une révolution
presque subite dans la distribution du sang : la
pléthore passe des artères aux veines. Alors
paraissent les hémorragies variqueuses.
Ce n' est pas ici le lieu d' exposer le mécanisme
de ces deux états différens de la circulation, et le
passage de l' un à l' autre : il nous suffit de les
énoncer comme des faits constans, et faciles
d' ailleurs à vérifier par l' observation
journalière. La pléthore veineuse commence à se
former, ou du moins elle se fait remarquer
d' abord dans laveine porte et dans ses
principales dépendances. Cette pléthore tient,
en général, à la lenteur plus grande de la
circulation dans les veines : il est donc
naturel que sa première apparition ait
particulièrement lieu dans ceux de ces vaisseaux
où le cours du sang est toujours le plus paresseux.
Quand l' action de la vie commence à rencontrer
de fortes résistances, et le mouvement des fluides
à se faire avec moins de facilité, ce sentiment de
force et de bien-être qui caractérise la jeunesse,

p242

ne disparaît pas tout-à-coup ; mais il diminue de
jour en jour, d' une manière remarquable. L' homme
commence à ne plus se croire invincible ;
il s' aperçoit que ses moyens sont bornés. Ses
idées et ses affections ne s' élancent plus au loin
avec la même hardiesse : il n' a plus cette
confiance sans bornes dans lui-même ; et,
par une conséquence nécessaire, bientôt il perd
une grande partie de celle qu' il avait
dans les autres.
La sagesse et la circonspection tiennent, en effet,
à l' insuffisance présumée des moyens dont on
dispose. Tant qu' on ne suppose même pas la
possibilité de cette insuffisance, on marche
directement et sans hésiter, vers chaque but
que le désir indique. Mais sitôt qu' on se défie
de ses moyens, on sent la nécessité de n' en
négliger aucun, d' augmenter leur puissance
par un meilleur usage : on cherche à les
fortifier de tous les secours extérieurs que
l' observation et l' expérience peuvent fournir. La
situation présente de l' homme commence à l' occuper
sérieusement ;

p243

et ses regards ne se portent pas sans inquiétude
vers l' âge qui s' avance. C' est le moment
d' économiser, d' étendre tous les moyens actuels,
de se créer des ressources pour l' avenir. Aussi,
l' âge mûr est-il caractérisé, chez tous les grands
peintres de la nature humaine, par des
déterminations plus mesurées et plus réfléchies ;
par le soin de ménager les hommes avec lesquels
on a des rapports, et de cultiver l' opinion
publique ; par une plus grande attention
donnée à tous les moyens de fortune.
Si nous remontons à la source même du
bonheur, nous verrons qu' il consiste particulièrement
dans le libre exercice des facultés, dans le
sentiment de la force et de l' aisance avec
lesquelles on les met en action. Les opérations des
organes ne sont pas toutes également nécessaires ;
et, parmi les besoins, il en est qui souffrent
plus d' interruptions, ou de retards queles autres ;
mais c' est un besoin général pour la machine
vivante, de sentir et d' agir : et la
vie est d' autant plus entière, que tous les
organes sentent et agissent plus fortement,
sans sortir toutfois de l' ordre de la nature.
Voilà ce qui constitue le bien-être physique : et
c' est encore n cela que réside le bonheur
moral, qui en est un résultat particulier, ou
plutôt qui n' est que ce même bien-être,
considéré sous un autre point de vue, et dans
d' autres rapports.
Je crois pouvoir me dispenser d' ajouter ici, qu' il
n' est pas toujours nécessaire, pour le bonheur,
d' éprouver

p244

actuellement même les impressions dont il
dépend : il suffit souvent de leur souvenir
et de la conscience qu' elles restent en notre
pouvoir.
Mais lorsque cette conscience devient incertaine ;
lorsque le sentiment des forces commence à
s' émousser, l' existence prend déjà quelque chose
d' inquiet et de fâcheux : l' imagination a,
dès lors, besoin de se rassurer par les impressions
d' une force factice, exercée sur les objets
extérieurs ; impressions qui, constatant
elles-mêmes ce commencement de décadence,
n' en font que mieux sentir le vide qu' on
cherche à remplir par elles, et sont de bien
faibles dédommagemens à des pertes trop
véritables. L' âge mûr est donc encore celui
de l' ambition, de cette passion égoïste et
sombre, dont les jouissances ne font qu' irriter
d' insatiables désirs.
Nous avons vu qu' au moment où l' activité de la
circulation s' affaiblit, le système veineux
s' engorge, et les hémorragies deviennent
variqueuses. Les mouvemens vitaux, qui se mettent
presque tous en rapport avec celui du sang,
se font alors avec plus de lenteur : les maladies
sont moins inflammatoires ; leur marche, leurs
crises, leurs solutions, prennent un caractère
général, en quelque sorte, chronique. Nous avons
vu d' ailleurs que le système de la veine porte,
où le cours d' un sang épais et gras n' est pas
aidé par l' action directe des muscles,
comme dans les vaisseaux externes, est le premier
à ressentir le changement dont dépend la pléthore

p245

veineuse. Les humeurs qui reviennent de toutes les
parties flottantes du bas-ventre, cheminent avec
plus d' embarras : les viscères que cette cavité
contient, t particulièrement le foie et la rate,
sont sujets à s' obstruer. De là, ces maladies
hypocondriaques si tenaces, dont l' effet n' est
pas seulement d' exagérer le sentiment de la
diminution des forces, mais encore de donner
à toutes les idées et à tous les penchans, une
tournure singulière d' opiniâtreté : de là,
ces conceptions plus fortes, plus réfléchies ;
ces passions plus lentes à se former, mais
plus profondes et plus incurables. Et l' on ne dira
pas que les dispositions de l' esprit et de l' âme
doivent alors être rapportées à la seule
expérience, aux combinaisons nouvelles et plus
nombreuses qu' amène la durée de la vie ; car les
sujets dans lesquels la résistance des solides
et la gne de la circulation du sang veineux
abdominal se manifestent avant le tems, sont
également précoces relativement ax idées
et aux affections de cette troisième époque.
Ainsi donc, soit par l' impression directe de la
plus grande résistance des vaisseaux, et d' une
faiblesse relative que cette résistance entraîne
après elle ; soit par les effets les plus prochains
de la pléthore veineuse qui commence à s' établir
alors, on explique facilement les habitudes
morales propres à l' âge mûr : et les traits qui le
caractérisent sont l' ouvrage immédiat et nécessaire
de quelques changemens

p246

physiques, qu' on purrait juger de peu
d' importance au premier coup-d' oeil.
La durée de l' âge mûr n' est pas la même chez
tous les hommes. Elle comprend une période ou
de quatorze, ou de vingt-un ans, suivant la
constitution primitive du sujet, le genre de vie
qu' il mène, les maladies qu' il a éprouvées. Pour
les personnes dont la jeunesse a été précoce,
ou valétudinaire, l' âge mûr se termine quelquefois
vers la quarante-neuvième année ; mais souvent il
se prolonge jusqu' à la cinquante-sixième. Sa
terminaison est marquée par une cinquième ou
sixième révolution, très-sensible dans l' économie
vivante. Cette révolution occasionne différentes
maladies, et ces maladies amènent des crises
qui méritent toute l' attention des observateurs.
L' époque n' en est guère moins dangereuse pour
les hommes, que celle de la cessation des règles
(qui, par certaines raisons particulières,
la devance dans les climats chaud et tempérés),
ne l' est ordinairement pour les femmes : c' est
pour les deux sexes un véritable âge climatérique.
La pratique de la médecine nous présente
chaque jour le tableau de cette révolution ; et
la comparaison attentive des tables de mortalité
confirme ses effets. Car on voit clairement dans
ces tables, que les probabilités de la vie ne
vont point en augmentant ou diminuant d' un pas
égal, et suivant la marche progressive établie
par le plus grand

p247

nombre des calculateurs ; mais que cette marche
est souvent suspendue, ou devient stationnaire à
différentes époques, et qu' elle semble même
quelquefois devenir rétrograde pendant certains
momens, à la vérité fort courts.
Quand l' homme échappe aux dangers de cet âge
climatérique, il entre alors dans la vieillesse.
Chapitre ix.
Pendant tout le tems que durent les congestions
hypocondriaques abdominales, les glandes sont
plus sujettes aux dégénérations squirreuses : il
se forme même assez souvent alors des corps comme
glanduleux, dans différens points du tissu
cellulaire. Ces états sont toujours accompagnés
d' affections de l' âme, tristes et mélancoliques.
Mais vers la première septénaire de la troisième
époque, c' est-à-dire, vers la quarante-deuxième
année, il se fait, pour l' ordinaire, un changement
qui dissipe en grande partie les maladies
dominantes jusqu' alors, et qui les remplace par
des maladies nouvelles.
En s' élaborant de plus en plus, les humeurs ne
peuvent éviter de prendre un certain degré
d' acrimonie : cette acrimonie y produit un
commencement de décomposition, elles deviennent
plus ténues et plus fluides. Les embarras de la
circulation dans le bas-ventre, diminuent dès
ce moment ; et les affections directement
dépendantes de l' engorgement de la veine porte,
font place à la goutte,

p248

à la gravelle, à la pierre, au rhumatisme, aux
dispositions apoplectiques, u catarrhe
suffocant, qui n' est lui-même qu' une véritable
apoplexie du poumon.
Ces différentes maladies, dont les rapports
mutuels ont excité plus d' une fois l' attention
des observateurs, paraissent dépendre du
mouvement de fonte dont nous venons de parler ;
de la diminution des diverses perspirations
insensibles, soit internes, soit externes, de la
quantité plus grande des parties terreuses que
cette diminution laisse alors dans les fluides.
Cette quantité n' est plus employée toute
entière à l' accroissement, ou à la réparation
des os : t par l' effet direct de la décomposition
des fluides, le phosphate calcaire et différens
autres élémens terreux, ou salins, s' en
séparent précipitmment ; ils n' ont plus le tems
d' être complètement évacués par les émonctoires
naturels ; ils se déposent sur certains organes,
et forment des concrétions osseuses, ou
pierreuses de différens caractères, suivant
la manière dont leurs molécules s' arrangent,
et les dispositions du gluten qui les unit.
Telles sont les circonstances auxquelles
paraissent devoir être rapportés les dépôts
goutteux, la gravelle, la pierre, les ossifications
artérielles, et les concrétions pierreuses
de toute espèce.
En même tems, l' acrimonie des humeurs agit
sur les nerfs, ou sur leurs enveloppes, sur les
muscles, ou sur leurs gaînes aponévrotiques : les
parties les plus âcres se réunissent par une espèce
d' attraction

p249

élective ; elles vont se fixer sur un organe
spécial. De là, le rhumatisme, l' apoplexie, le
catarrhe suffocant.
Enfin, la diminution, tous les jours plus
marquée, de la transpiration insensible extérieure,
résultat nécessaire de l' affaiblissement
graduel de la circulation, de l' endurcissement
de la peau ; et de toutes les causes combinées
dont nous venons de faire mention, produit et
rend nécessaires les évacuations catarrhales
de la gorge, du poumon, de la vessie, etc.,
qu' on observe particulièrement chez les
vieillards.
Ces diverses circonstances physiques forment un
ensemble, une sorte de système : et il est aisé de
voir qu' elles se lient et correspondent
intimement avec celui des affections morales,
propres à cette même époque de la vie.
Au moment où les humeurs perdent une partie de
leur tenacité, les penchans et les idées qui
dépendent de l' engorgement des viscères
abdominaux, commencent à perdre également, et
dans la même proportion, une partie de leur
caractère opiniâtre. Presque toujours les
dispositions mélancoliques s' affaiblissent
alors ; souvent même elles disparaissent
enièrement. Mais d' un côté, l' acrimonie des
humeurs, sur-tout celle de la bile, qui prend
une activité singulière, et stimule plus vivement
les extrémités nerveuses ; de l' autre, la
rigidité des solides, qui, de jour en jour
augmentant, multiplie aussi

p250

de jour en jour, les résistances : ces deux
circonstances, dis-je, déterminent une forte
réaction de l' organe nerveux sur lui-même. Il
semble que la vie revienne sur ses pas, que
l' homme commence une nouvelle jeunesse. Les
idées reprennent de la hardiesse, en conservant
le degré de force et de consistance qu' elles
ont acquis ; les passions deviennent violentes
et colériques. Telle est en particulier,
la tournure des sujets disposés à l' apoplexie,
chez qui les extrémités, suivant l' expression de
Bordeu, forment une espèce de conjuration contre
la tête, en y poussant avec violence les humeurs,
ou peut-être en dirigeant vers elle, l' action
d' autres causes d' un mouvement excessif.
L' apparition de la goutte, du rhumatisme, ou de
la pierre, ne change pas moins l' état moral que
l' état physique. Toutes ces différentes maladies
sont, le plus souvent, de véritables transformations
de celles qui tiennent aux embarras de la
circulation dans e système de la veine porte.
Elles peuvent devenir la cause de vives
souffrances : mais dans le

p251

principe, elles sont de véritables crises ; elles
prouvent l' énergie de l' action vitale : et
quand le rhumatisme et la goutte ont un cours
régulier, je veux dire, quand leur cause se porte
sur les extrémités et ne reflue point vers les
organes internes ; quand les matériaux de la
pierre s' évacuent en sable léger, à mesure
qu' ils se rassemblent dans la vessie, ou
dans les reis : la nature satisfaite d' avoir
éloigné son ennemi, mêle souvent alors aux
douleurs même les plus vives, un sentiment de
bien-être qui se manifeste par l' activité de
l' esprit, par les affections bienveillantes et
la gaîté. Mais si l' humeur lithique,
goutteuse ou rhumatismale, est au contraire
incertaine dans sa direction ; si elle affecte
ou menace d' affecter les parties précordiales :
alors l' inquiétude, l' anxiété, s' emparent
de tout l' être sensitif ; l' esprit est
sans force et sans lumière ; l' âme se refuse
à tous les sentimens de bonheur.
En entrant dans la vieillesse, l' homme
s' aperçoit trop évidemment de son déclin. Mais
cet effet ne date pas uniquement de l' époque qui
le met en évidence. Il y a déjà longtems qu' après
être parvenue à son plus haut sommet, la vie
roule et se précipite, avec une vîtesse toujours
accélérée, vers cet abîme où toutes les existences
passagères vont s' engloutir. Mais c' est au moment
dont je parle, que chaque pas de la chute devient
sensible. Les solides acquièrent encore plus de
densité, plus de roideur ; la gêne de l' influence
vitale s' accroît sans cesse ; les

p252

humeurs, mal dépurées par des excrétions
incomplètes ou languissantes, se décomposent
de plus en plus : et soit par les irritations
contre nature qu' elles portent dans le
système nerveux, soit par la faiblesse, ou par
l' embarras des fonctions réparatrices,
ce système perd progressivement de ses forces ;
le principe même du mouvement s' affaiblit à
mesure que les instrumens deviennent moins
capables d' obéir à son impulsion.
Sans entrer dans de nouveaux détails, on doit
sentir qu' à raison des progrès de l' âge, les
opérations de l' esprit doivent, de jour en jour,
prendre plus de lenteur et d' hésitation ;
le caractère devenir de plus en plus timide,
défiant, ennemi detoute entreprise hasardeuse.
La difficulté d' être, augmente alors dans une
progression continuelle ; le sentiment de la
vie ne se répand plus au dehors ; une nécessité
fatale replie sans cesse le vieillard
sur lui-même : et ne voit-on pas que cet égoïsme,
qu' on lui reproche, est l' ouvrage immédiat de la
nature ?
Mais si le vieillard n' existe qu' avec peine, il

p253

agit avec bien plus de peine encore : il ne
rencontre par-tout que des résistances. Les
corps extérieurs semblent prendre, à son égard,
une force d' inertie, à chaque instant plus
ordres de sa volonté. Tout le ramène de plus en
plus au repos : jusqu' à ce qu' enfin l' absolue
impossibilité de soutenir, même les faibles
impressions d' une vie défaillante, lui rende
nécessaire et désirable ce repos éternel que la
nature ménage à tous les êtres, comme une nuit
calme après un jour d' agitation.
Chapitre x.
On a remarqué depuis longtems que, dans la
vieillesse, les impressions les plus récentes
s' effacent aisément ; que celles de l' âge mûr
s' affaiblissent :

p254

mais que celles du premier âge redeviennent, au
contraire, plus vives et plus nettes. Ce phénomène,
très-constant et très-général, est en effet bien
digne d' attention : il a dû fixer particulièrement
celle des métaphysiciens et des moralistes.
D' après notre manière de voir, il peut, je crois,
s' expliquer facilement.
Dans l' enfance, la mollesse du cerveau le rend
susceptible de toutes les impressions : sa
mobilité les multiplie et les répète
indéfiniment et sans cesse ; j' entends celles
qui sont relatives aux objets que l' enfant
a sous les yux, et qui intéressent sa
curiosité. Or, ces objets sont bornés quant
à leur nombre ; et les rapports sous lesquels
il les considère sont très-simples : de sorte
que la puissance de l' habitude se joint, pour
lui, bientôt à l' influence des premiers et
des plus pressans besoins, à l' attrait de
la plus vive nouveauté. Tout concourt onc à
donner alors aux combinaisons que fait
l' intlligence naissante, un caractèr durable ;
à les identifier, en quelque sorte, avec
l' organisation ; à les rapprocher des opérations
automatiques de l' instinct.
Mais, à mesure que le cerveau devient plus ferme,
et que les extrémités sentantes, garanties par
des enveloppes plus denses, se trouvent moins
immédiatement exposées à l' action des corps
extérieurs, les impressions deviennent moins
vives, leur répétition moins facile, la
communication des divers centres de sensibilité
moins rapide ; en un mot,

p255

tous les mouvemens prennent plus de lenteur. En
même tems, le nombre des objets à considérer
augmentant de moment en moment, leurs rapports se
compliquent, et l' univers s' agrandit.
Or, si la rigidité des organes rend les
impressions difficiles, embarrassées, il est
impossible qu' elle ne les rende pas incomplètes :
car leur perfection tient sur-tout à la liberté
des mouvemens qui les produisent, ou qui les
accompagnent ; et leur trace n' est forte et
durable qu' autant qu' elles sont elles-mêmes
vives, nettes et profondes.
Et si, d' autre part, la grande variété des objets
multiplie et diversifie les impressions, elle les
rend aussi, par là même, faibles et confuses : leur
souvenir, auquel d' ailleurs l' influence d' une
entière nouveauté ne donne plus cette vivacité
native, exclusivement réservée au premier âge, n' a
pas le tems de se graver profondément dans le
cerveau ; elles n' y laissent que des empreintes,
en quelque sorte, équivoques, et dont la durée
dépend de celle du système d' idées et
d' affections auxquelles on est alors livré.
Ainsi donc, au moment où le besoin de recevoir
et de combiner des impressions nouvelles, cesse
de se faire sentir ; au moment où, pour ainsi
dire, aucun objet n' excite plus la curiosité
des organes, ni celle d' un esprit rassasié,
l' on doit voir, et l' on voit en effet, les
souvenirs s' effacer dans l' ordre inverse où
les impressions ont été reçues, en commençant

p256

par les plus récentes, qui sont les plus
faibles, et remontant jusqu' aux plus anciennes qui
sont les plus durables. Et à mesure que celles
dont la mémoire était comme srchargée,
s' évanouissent, les précédentes, qu' elles
offusquaient, reparaissent. Bientôt tous
les intérêts, toutes les pensées qui nous
ont le plus occupés dans le cours des âges
postérieurs, n' existant plus pour nous, les
momens où nous avons commencé de sentir, peuvent
seuls rappeler encore vers eux nos regards ;
ils peuvent seuls ranimer notre attention
défaillante : jusqu' à ce qu' enfin nous cessions
d' être, en perdant presque à la fois, et les
impressions du moment présent, et les
traces de ces images brillantes et magiques que
laissent, dans notre cerveau, les premières lueurs
de la vie.
Il n' est pas rare de voir les vieillards tomber
dans une véritable enfance. Non seulement leurs
idées et leurs passionsse rapportent alors
uniquement aux mêmes appétits directs que celles
de l' animal qui vient de naître, mais ils
reprennent encore cette même mobilité qui
caractérise les enfans. Le

p257

cerveau, perdant le point d' appui que lui
prêtaient la force des muscles, et l' ensemble
des habitudes acquises pndant la vie, se
retrouve, pour ainsi dire, au même point que
lorsque la mollesse des organes ne lui opposait
aucune résistance. Comme son énergie
particulière s' est affaiblie en même tems et dans
la même proportion, cette dernière circonstance de
la vie qui s' éteint, compense amplement la
souplesse qui n' existe plus dans l' organe du
cerveau : et la ressemblance des deux
extrémités de l' existence humaine se trouve
complète, relativement à la mobilité du
système cérébral ; ce qui, pour le dire en
passant, prouve que le défaut de consistance dans
les déterminations, tient moins au défaut de
fermeté des fibres musculaires qu' à la faiblesse
de l' organe nerveux, à l' impuissance des
opérations qui lui donnent le sentiment de la vie.
Conclusion.
Non, sans doute, la mort, en elle-même, n' a
rien de redoutable aux yeux de la raison : tout ce
qui peut la rendre douloureuse est de quitter des
êtres chéris ; et c' est bien là, en effet, la
véritable mort. Quant à la cessation de
l' existence, elle ne peut épouvanter que les
imaginations faibles, incapables d' apprécier au
juste ce qu' elles quittent, et ce qu' elles vont
retrouver ; ou les âmes coupables,

p258

qui souvent au regret du passé, si mal mis à
profit pour leur bonheur, joignent les terreurs
vengeresses d' un avenir douteux. Pour un esprit
sage, pour une conscience pure, la mort n' est que
le terme de la vie : c' est le soir d' un beau
jour
.
Mais, considérée indépendamment des affections
qui la rendent quelquefois amère à l' homme le plus
raisonnable, la mort peut être accompagnée de
divers genres de sensations, suivant l' âge auquel
elle arrive, et le caractère de la maladie qui
l' amène. Dans la jeunesse et dans les maladies
aiguës, elle est souvent convulsive, quelquefois
douloureuse. Ses approches peuvent occasionner
de vives angoisses. Cependant, en général, à
cette époque elle n' affecte point l' âme de
regrets pusillanimes, ou de vaines terreurs ;
et même dans certains cas, ou l' activité
du cerveau se trouve augmentée par l' effet même
de la maladie, et où la vie, avant de s' éteindre,
paraît concentrer toute son influence sur cet
organe, l' esprit acquiert une énergie et une
élévation, les sentimens de courage et
d' enthousiasme prennent un ascendant, dont
l' effet est de donner à cette dernière scène
quelque chose de surnaturel aux yeux
des assistans émus.
Les fièvres lentes phthisiques semblent
spécialement propres à la jeunesse : or, on sait
qu' elles sont assez ordinairement accompagnées
d' un sentiment habituel de bien-être et
d' espérance. Les malades machent à la mort sans
la craindre, souvent sans

p259

la prévoir : ils expirent en faisant de longs
projets de vie, et se berçant des plus douces
illusions.
Les maladies lentes, hypocondriaques et
mélancoliques, les passions ambitieuses, tristes
et personnelles appartiennent à l' âge mûr : il
paraît aussi que c' est l' époque où, généralement
parlant, on meurt avec le moins de résignation.
L' effet le plus fâcheux, sans doute, des
affections hypocondriaques, est de causer
une terreur invincible de la mort, de multiplier,
pour ainsi dire, cet événement inévitable,
en présentant sans cesse son image à des regards
qui n' osent plus la fixer. Les maladies aiguës de
l' âe mûr participent ordinairement du caractère
de ces affections ; et leur terminaison, souvent
funeste, le devient encore plus par les idées
sombres et le morne découragement qui s' y
mêlent. Telle est, en effet, l' agonie des fièvres
malignes nerveuses, des fièvres attrabilaires
syncopales, etc., qui s' observent principalement
chez des sujets d' un âge moyen.
Dans la vieillesse, et dans les maladies
dépendantes de la destruction des forces vitales,
comme, par exemple, dans les diverses hydropisies,
dans la gangrène, etc., l' esprit est calme ;
l' âme n' éprouve aucun sentiment pénible de
terreur ou de regret. Cependant, le malade voit
alors, sans aucun doute, approcher le coup
fatal : il parle de sa propre mort

p260

comme de celle d' un étranger ; et quelquefois il en
calcule le moment avec une précision remarquable.
Dans les fièvres continues atoniques, qu' on peut
regarder comme les analogues aigus des maladies
dont il vient d' être question, l' observateur
retrouve encore le même état moral : je parle
ici de l' ordre le plus naturel des choses, et
je suppose toujours que l' imagination n' ait pas
l' habitude d' être vicieusement excitée.
Enfin, dans la mort sénile, le malade n' éprouve
que cette difficulté d' être , dont le sentiment
fut, enquelque sorte, la seule agonie de
Fontenelle. On a besoin de se reposer de la vie,
comme d' un travail que les forces ne sont plus en
état de prolonger. Les erreurs d' une raison
défaillante, ou d' une sensibilité qu' on égare, en
la dirigeant vers des objets imaginaires, peuvent
seules, à ce moment, empêcher de goûter la mort
comme un doux sommeil.
Si l' on avait observé les maladies dans cet
esprit, il n' aurait pas été difficile d' apercevoir
que les circonstances physiques qui les
caractérisent, et le genre de mort par lequel elles
se terminent, ont, avec l' état moral des moribonds,
plusieurs rapports directs et constans : et
l' on aurait pu tirer de là quelques vues
utiles sur la manière de rendre leurs derniers
momens heureux encore, ou du moins paisibles.
C' est un sujet que Bacon avait recommandé, de
son tems, aux recherches des médecins. Il
regardait

p261

l' art de rendre la mort douce, comme le complément
de celui d' en retarder l' époque, persuadé
que la durée commune de la vie de l' homme peut
être rendue beaucoup plus longue, par différentes
pratiques dont il n' appartient qu' à la médecine de
tracer les règles ; il voulait, dans ses voeux de
perfectionnement général, que l' art réunît toutes
ses ressources pour améliorer notre dernier terme,
comme un poète dramatique rassemble tout son génie
pour embellir le dernier acte de sa pièce. En un
mot, si la vie ne lui paraissait devoir produire
tous ses fruits, que lorsque le cours de ses
diverses saisons serait devenu moins rapide ; il
pensait également qu' elle ne peut être entièrement
heureuse, que lorsqu' on saura les moyens de donner
à ses derniers momens, le caractère paisible et
doux que, sans nos erreurs de régime et nos
préjugés, ils auraient peut-être presque toujours
naturellement.
Quand je parlerai de l' influence que la médecine
doit avoir un jour, sur le perfectionnement et sur
le plus grand bien-être de la race humaine, je me
propose de traiter avec étendue les deux sujets
indiqués par Bacon.
Il me suffit maintenant d' avoir fait sentir, par
quelques

p262

faits généraux, que chaque âge a des maladies
qui lui sont plus particulièrement propres ; que
les différentes espèces de maladies, et le genre de
mort qu' elles déterminent, ont, relativement à
l' état de l' esprit et de l' âme, deseffets
très-distincts ; et que, par conséquent, les âges
exercent encore, même dans ce moment fatal, qui
semble pourtant les égaliser tous et les
confondre, une influence dont on reconnaît
aisément la trace dans les idées et dans les
affections morales des agonisans.

CINQUIEME MEMOIRE



p263

de l' influence des sexes sur le caractère
des idées et des affections morales
.
Introduction.
Dans le système de l' univers, ce qui se passe tous
les jours est précisément ce qui mérite le plus
d' attention. Rien n' appelle si fortement les
regards des hommes véritablement réfléchis, que
ce retour régulier des mêmes circonstances et des
mêmes phénomènes ; rien sur-tout n' est si digne
de leurs méditations, que ce renouvellement
successif des mêmes formes vivantes, que cette
reproduction continuelle des mêmes êtres, ou
des mêmes races, qui portent en elles le
principe d' une durée indéfinie.
à mesure qu' on fait de nouveaux pas dans la
connaissance de la nature, on voit combien sont
variées les méthodes qu' elle met en usage pour la
perpétuation des races. C' est un des objets qu' elle
semble avoir eus le plus à coeur ; c' est celui pour
lequel elle a déployé toute la richesse de ses
moyens. Vainement, par de savantes classifications,
s' est-on efforcé de ramener des phénomènes si
divers, à certaines

p264

lois communes et constantes : de nouveaux
faits ont sans cesse renversé, ou modifié les
résultats trop ambitieux des faits précédemment
connus ; et l' imagination peut à peine concevoir
des formes possibles de propagation, dont la
nature ne fournisse bientôt les exemples aux
observateurs.
Il n' entre point dans notre plan de parcourir ce
tableau, qui s' étend et se diversifie tous les
jours davantage ; ni sur-tout d' assigner les
circonstances propres à chaque forme particulière.
Mais les historiens du système animal, ceux
spécialement qui s' attachent à peindre les moeurs
des différentes espèces, doivent regarder maintenant
comme indispensable, de fixer plus particulièrement
leur attention sur l' ordre des phénomènes dont je
parle ici. Peut-être n' auront-ils pas de peine à
voir que les penchans et les habitudes propres à
chacue, tiennent, en grande partie, à la manière
dont elle se propage ; et que le caractère
de ses besoins, de ses plaisirs et de ses
travaux, sa sociabilité, sa perfectibilité,
l' étendue ou l' importance de ses relations,
soit avec les autres espèces, soit avec les
divers agens, ou corps extérieurs, tirent
particulièrement leur source des circonstances,
ou des conditions auxquelles sa reproduction
est attachée, et de la disposition des organes
employés à cette fin.
Quant à nous, c' est l' homme seulement que nous
avons en vue ; l' homme dont la sensibilité plus
étendue et plus délicate, embrassant plus
d' objets et

p265

s' appliquant à plus de nuances, peut être
singulièrement modifiée par les moindres
changemens survenus, ou dans la manière dont
elle s' exerce, ou dans les dispositions des
agens extérieurs. Nous ne sortirons donc point
de ce sujet, déjà si vaste par lui-même,
si difficile à saisir sous toutes ses faces :
et même dans l' histoire des sexes, qui forme
proprement l' objet de ce mémoire, pour ne pas
faire un gros livre, nous serons encore obligés
de nous borner aux points sommaires et généraux ;
ou si nous nous arrêtons quelquefois sur des faits
particuliers, ce ne sera du moins qu' autant que leur
connaissance paratra nécessaire à la sûreté de
notre marche, et à l' évidence de nos résultats.
Notre intention n' est point de retracer des
tableaux faits pour plaire à l' imaginatio ; rien
assurément ne serait ici plus facile. Dans les
sujets de cette nature, le physiologiste est
sans cesse entouré d' images qui peuvent le
captiver et le troubler lui-même : et la
peinture des sentimens les plus passionnés vient,
presque malgré lui, se mêler sans cesse aux
observations du moraliste philosophe. Nous voulons
éloigner, au contraire, tout ce qui pourrait
s' écarter de la plus froide observation : nous
sommes, en effet, des observateurs, non des
poètes ; et dans la crainte de détourner
l' attention que cet examen demande, par des
impressions entièrement étrangères à notre but,
nous aimons mieux n' offrir que le plus simple
énoncé des opérations de la nature, et nous

p266

renfermer dans les bornes de la plus aride et de la
plus froide exposition.
Chapitre i.
L' homme, ainsi que les autres animaux les plus
parfaits, à la tête desquels le placent sa
structure et son éminente sensibilité, se propage
par les concours de deux êtres, dont l' organisation
a beaucoup de choses communes, mais qui diffèrent
cependant par plusieurs traits particulier. Il
sort du sein de la mère avec des organes
capables de résister aux impressions de l' air
atmosphérique, et d' assimiler la nourriture : il
peut déjà vivre de sa vie propre. Il
ne doit pas rester encore, durant des espaces de
tems indéterminés, comme l' ovipare, recouvert
d' une enveloppe étrangère, et plongé dans un
sommeil qui ne paraît guère pouvoir être distingué
de celui du néant : il n' attend pas qu' une
chhleur créatrice vienne lui communiquer le
mouvement et la vie, au milieu des fluides
nourriciers préparés d' avance par la nature,
comme une douce provision pour le premier
âge, tels que ceux dans lesquels nage longtems,
comme un point invisible, l' embryon du serpent,
de la tortue et de l' oiseau. Dans l' utérus, le
foetus humain a vécu d' humeurs animalisées par
l' action des vaisseaux de la mère : immédiatement
après sa naissance, il vit du lait que lui
préparent chez elle des organes cnsacrés
spécialement à cet objet.

p267

Mais la durée de la gestation, elle de l' enfance,
où les secours du père et de la mère sont
indispensables, et l' époque de la puberté,
c' est-à-dire, ce moment où la faculté d' engendrer
se manifeste par des signes sensibles, ne sont
pas, à beaucoup près, les mêmes dans les
différentes espèces d' animaux ; ces circonstances
ne sont point liées entre elles et par des
rapports uniformes et constans. L' enfance de
l' homme est la plus longue, et sa puberté la plus
tardive, quoique le tem de la gestationsoit plus
court pour lui que pour quelques autres races. Ces
circonstances, encore une fois, ont l' influence la
plus marquée sur les besoins, sur les facultés sur
les habitudes de l' homme. Mais, pour en apprécier
avec justesse les effets, on sent bien qu' il faut
prendre la mesure comparative, soit de l' enfance,
soit des autres époques, d' après la durée totale
de la vie.
Semblable encore, à cet égard, aux animaux les
plus parfaits, l' homme ne naît donc pas avec la
faculté de reproduire immédiatement son semblable :
les organes qui doivent servir un jour à cette
importante fonction, paraissent plongés dans un
profond engourdissement ; et les appétits qui la
sollicitent n' existent pas encore.
Mais la nature n' a pas simplement distingué les
sexes par les seuls organes, instrumens directs de
la génération : entre l' homme et la femme, il existe
d' autres différences de structure, qui se rapportent
plutôt au rôle qui leur est assigné qu' à je ne sais

p268

quelle nécessité mécanique qu' on a voulu chercher
dans les relations de tout le corps avec
quelques-unes de ses parties.
Chez la femme, l' écartement des os du bassin est
plus considérable que chez l' homme ; les cuisses
sont moins arquées ; les genoux se portent plus en
dedans ; et, lorsqu' elle marche, le changement du
point de gravité qui marque chaque pas, est
beaucoup plus sensible.
D' un autre côté, les fibres de l femme sont plus
molles, ses muscles moins vigoureux.
De cette double circonstance, il résulte non
seulement que les diverses parties de la charpente
osseuse n' ont pas entre elles les mêmes rapports
dans les deux sexes, mais que les muscles plus forts
de l' un produisent, par leur action répétée, certaines
courbures, certaines éminences des os, beaucoup
plus remarquabls chez lui : de sorte que les
rainures profondes qu' ils y tracent, par une
compression continuelle, pourraient seules servir
à faire distinguer le squelette de l' homme. De là,
il résulte également que la partie centrale,
ou le ventre des muscles devient moins saillant
et moins prononcé dans la femme ; qu' entourés de
toutes parts d' un tissu cellulaire lâche, ces
organes conservent aux membres les molles
rondeurs et la souplesse de formes, que les
grands artistes ont si bien reproduites dans
les images de la beauté. Enfin, de là,
il résulte encoe que chez les femmes, certaines

p269

parties, naturellement plus lâches et plus
abreuvées de sucs cellulaires, prennent un
accroissement particulier, au moment où leur
sympathie avec l' utérus les faisant entrer en
action de concert avec lui, appelle dans tous
leurs vaisseaux une quantité plus considérable
d' humeurs.
Chapitre ii.
Mais ces différences ne se font remarquer bien
distinctement que vers le moment où les deux
sexes se trouvent parvenus au terme de leur
perfection spéciale et respective. Dans la
première enfance, elles restent confondues sous
des apparences extérieures, qui sont à peu près
les mêmes pour l' un et pour l' autre. Les muscles
n' ont encore produit aucun changement notable dans
la direction des os ; les parties charnues et
glandulaires ne paraissent différer encore ni
quant à leur forme, ni quant à leur volue
relatif : et la distinction des squelettes
se tire même difficilement alors, de l' écartement
des hanches et de la largeur comparée du bassin.
La même confusion semble régner dans les
dispositions morales des enfans de l' un et de
l' autre sexe. Les petites filles participent à la
pétulance des petits garçons ; les petits garçons,
à la mobilité des petites filles. Les appétits,
les idées, les passions de ces êtres naissans à la
vie de l' âme, de ces êtres encore incertains, que
la plupart des langues confondent

p270

sous le nom commun d' enfans , ont, dans les
deux sexes, la plus grande analogie. Ce n' est pas
cependant qu' un observateur attentif ne
remarque entre eux déjà, de notables différences ;
que déjà les traits distinctifs de la nature
ne commencent à se montrer, et dans les formes
générales de l' organisation, et dans les habitudes
morales, ou dans les accens naïfs des affections
de cet âge. Sans doute, les garçons ont quelque
chose de plus emporté dans leurs mouvemens ; ils
donnent moins d' attention aux petites choses :
peut-être même, en y regardant de plus près,
trouverait-on que leurs attitudes ne son
pas seulement plus libres et plus prononcées,
mais qu' elles diffèrent aussi par la disposition
habituelle à tel mouvement plutôt qu' à tel autre.
Les petites filles sont déjà sensiblement
occupées de l' impression qu' elles font sur les
personnes qui les entourent ; sentiment presque
inconnu dans ces premiers tems, aux petits garçons,
du moins lorsque des excitations artificielles
n' ont pas fait naître en eux une vanité
précoce : et dans leurs jeux, comme J-J
Rousseau l' observe très-bien, les filles
préfèrent toujours ceux qui sont le plus relatifs
au rôle que la nature leur destine ; elles semblent
vouloir s' y préparer en le répétant de toutes
les manières. Enfin, déjà l' art de la conversation,
par lequel elles doivent un jour assurer leur
empire, commence à leur devenir familier : elles
s' y exercent incessamment : et ce tact délicat
des convenances, qui distingue

p271

particulièrement leur sexe, paraît se développer
chez elles, comme une faculté d' instinct,
bien longtems avant que les jeunes garçons en aient
la plus légère idée, longtems même avant qu' ils
aient reçu les impressions qui lui donnent
naissance, et senti de quel usage il peut être
dans la vie.
Mais, encore une fois, la différence physique et
morale des sexes ne se prononce bien distinctement
qu' à l' époque de la puberté.
Nous ne sommes point encore, et peut-être ne
serons-nous jamais en état de déterminer par quelle
action particulière les orgnes de la génération
influent sur les autres organes ; comment ils
dirigent, en quelque sorte, leurs opérations, et
modifient le caractère et l' ordre des phénomènes
qui s' y rapportent. Mais cette influence est
évidente, elle est incontestable. Les formes
et les habitudes des hommes mutilés se
rapprochent de celles de la femme. Les
femmes chez qui l' utérus et les ovaires restent
dans une inertie complète pendant toute la vie,
soit que cela tienne à quelque vice de
conformation, soit que la sensibilité du système
nerveux, ou de quelques-unes de ses divisions
ne s' exerce pas chez elles suivant l' ordre
naturel ; ces femmes se rapprochent des
formes et des habitudes de l' homme. Dans ces deux
espèces d' êtres indécis, on ne retrouve ni la
disposition des membres et des articulations, ni la
démarche, ni les gestes, ni le son de voix, ni la
physionomie,

p272

ni la tournure d' esprit et les goûts propres
leur sexe respectif.
Il n' y a rien de plus absurde que de chercher une
cause mécanique de ces phénomènes accidentels,
et même des phénomènes plus réguliers dont ils
viennent contrarier l marche, mais dont cependant
ils servent à faire mieux reconnaître les lois. Les
uns et les autres ne peuvent assurément se déduire
ni de la structure des organes auxquels ils
appartiennent, ni de la nature connue des liqueurs
qui s' y préparent. Mais la considération de
quelques circonstances physiologiques assez
simples en elles-mêmes, semble pouvoir nous faire
sortir un peu de ce vague des causes occultes,
auxquelles les anciens bornaient leur théorie,
et dont les modernes n' ont guère fait jusqu' à
présent, que changer la dénomination. Et même,
on peut le dire, ces derniers, en substituant
aux suppositions des anciens, d' autres explications
plus dogmatiques, ont donné naissance à
des erreurs bien plus graves et bien plus
dangereuses : ils ont fait contracter, aux
esprits, la mauvaise habitude de chercher à
déterminer la nature des causes, dans les cas
où nous ne pouvons qu' observer les effets ;
et en déterminant ces causes, ils ont souvent
personnifié de pures abstractions.
C' est d' abord un fait certain, n' importe la
manière dont il a lieu, que les fibres charnues
sont plus faibles, et le tissu cellulaire plus
abondant chez

p273

les femmes que chez les hommes. Secondement, on
ne peut douter que ce ne soit la présence et
' influence de l' utérus et des ovaires qui
produisent cette différence : elles la
produisent infailliblement toutes les fois
que ces organes sont originairement bien
conformés, et que leur développement se fait
suivant l' ordre naturel. Or, cette faiblesse des
muscles inspire un dégoût d' instinct pour les
violens exercices ; elle ramène à des
amusemens, et, quand l' âge en rend l' individu
susceptible, à des occupations sédentaires. Il
est même constant que les personnes à fibres
molles et chargées de tissu cellulaire,
ont besoin de peu de mouvement pour conserver
leur santé : lorsqu' elles en font davantage,
leurs forces s' épuisent bien vîte, et elles
vieillissent avant le tems. On peut ajouter que
l' écartement des hanches rend la marche plus
pénible chez les femmes à raison du mouvement
plus considérable qui se fait à chaque pas,
comme on l' a vu ci-dessus, pour changer le
centre de gravité. Voilà donc leur genre
de vie, pour ainsi dire, indiqué d' avance
par une circonstance d' organisation qu' on
pourrait considérer comme très-minutieuse, que
même, ans le premier âge, on saisit encore à
peine. D' autre part, ce sentiment habituel de
faiblesse inspire moins de confiance. Ne se
sentant pas les moyens d' agir sur les objets par
une force directe, la femme en cherche d' autres
plus détournés : et moins elle se trouve en état
d' exister par elle-même, plus elle

p274

a besoin d' attirer l' attention des autres, de
fortifier sa propre existence de celle des êtres
environnans qu' elle juge les plus capables de la
protéger.
Es observations suffiraient presque pour
expliquer les dispositions, les goûts et les
habitudes générales des femmes. Les femmes
doivent préférer les travaux qui demandent,
non de la force musculaire, mais une adresse
délicate : elles doivent s' exercer sur de
petits objets : leur esprit acquerra
par conséquent plus de finesse et de pénétration,
que d' étendue et de profondeur. Menant une vie
sédentaire (car la nature des travaux qui leur
conviennent ne les y retient pas moins fortement,
que les penchans immédiats dépendans de leur
organisation), vous voyez, en quelque sorte,
se développer en elles un nouveau système
physique et moral. Elles sentent leur faiblesse ;
de là, le besoin de plaire : elles ont besoin de
plaire ; de là, cette continuelle observation de
tout ce qui se passe autour d' elles ; de là,
leur dissimulation, leurs petits manèges, leurs
manières, leurs grâces, en un mot leur
coquetterie , qui, dans l' état social actuel,
doit être regardée comme la réunion, ou le
résultat de leurs bonnes et de leurs mauvaises
qualités.
Par les raisons contraires, les petits garçons
trouvent dans leur instinct une pente originelle
et caractéristique : ils doivent, en conséquence,
contracter des manières et des habitudes
absolument opposées. Plein du sentiment de leur
force naissante,

p275

et du besoin de l' exercer, le repos leur est
désagréable et pénible : l leur faut des mouvemens
vifs ; et ils s' y livrent avec impétuosité. Ainsi
donc, sans entrer dans de grands détails, l' on
voit que de leurs dispositions originelles et du
genre d' amusemens ou d' occupations qu' elles les
déterminent à préférer, se forment directement
la tournure de leurs idées et le caractère de
leurs passions. Or, les passions et les idées
de l' homme fait, ne sont que celles de l' enfant,
développées et complétées par la maturité des
organes et par l' expérience de la vie.
Chapitre iii.
Mais, jusqu' ici, rien ne nous apprend comment
ces modifications si générales, peuvent dépendre
des conditions propres à certains organes
particuliers. Il est donc nécessaire de remonter
plus haut, pour voir si, dans l' xplication de
cette grande influence qu' exercent ceux de la
génération, on peut tirer quelque lumière de leur
structure, de leurs fonctions, de leurs
rapports physiologiques avec les autres branches
du système.
Nous voyons d' abord que les parties qu' animent
des nerfs venus de différens troncs, ou formés de
différens nerfs réunis, sont, ou plus sensibles, ou
plus irritables, et presque toujours l' un et
l' autre à la fois. La nature semble avoir, à
dessein, placé les ganglions et les plexus dans
le voisinage des viscères,

p276

où l' influence nerveuse doit être le plus
considérable. L' épigastre et la région
hypocondriaque en sont comme tapissés : aussi
leur sensibilité est-elle extrêmement vive,
leurs symphaties extrêmement étendues : et les
portions du canal intestinal qui s' y rapportent,
jouissent d' une irrtabilité que celle du
coeur paraît égaler à peine, ou même
n' égale pas. Voilà un premier fait qui ne peut
échapper aux observateurs.
Mais les nerfs des parties de la génération, dans
l' un et dans l' autre sexe, sans être en apparence
fort importans par leur volume ou par leur
nombre, sont pourtant formés de beaucoup de nerfs
différens : ils ont des relations avec ceux de tous
les viscères du bas-ventre, et par eux, ou
plutôt par le grand sympathique qui leur sert de
lien commun, avec les divisions les plus
essentielles et l' ensemble du système nerveux.
Enfin, autour ou dans le voisinage de ces parties,
il en est plusieurs autres presque aussi
sensibles qu' elles-mêmes, et qui concourent,
par leur influence puissante et non interrompue, à
les imprégner sans cesse d' une plus grande vitalité.
Les hommes instruits dans l' économie animale,
savent combien ces diverses circonstances réunies
peuvent donner d' étendue et de force aux
sympathies d' un organe, quelles que soient
d' ailleurs ses fonctions.
En second lieu, des observations certaines
prouvent que le système nerveux (dont l' organisation

p277

primitive et la manière d' agir déterminent
la sensibilité générale de tous les organes, pris
dans leur ensemble, et la sensibilité particulière
de chacun d' eux considéré séparément), ces
observations prouvent que le système nerveux peut,
à son tour, être lui-même puissamment modifié
par le caractère des fonctions de ceux dont le
rôle est le plus important ; c' est-à-dire, en
d' autres termes, par les impressions habituelles
qui lui viennent de quelques-unes de ses
extrémités les plus sensibles. La perte
d' un sens ne produit pas seulement une
augmentation d' énergie, ou d' attention dans ceux
qui restent, et qui semblent, dans ce cas,
redoubler d' efforts pour le remplacer ; mais il
en résulte encore que la manière de sentir et de
réagir du système nerveux n' est plus la même,
et qu' il contracte de nouvelles habitudes, dont
la liaison est évidente avec les impressions
insolites quces sens commencent alors à
recevoir. La pratique de la médecine nous prouve
par des exemples journaliers, que les affections des
différentes parties influent de la manière la plus
directe, sur les goûts, sur les idées, sur les
passions.
Dans les maladies de poitrine, les dispositions
morales ne sont point du tout les mêmes que dans
celles de la rate, ou du foie. On a plus ou moins de
pente vers un certain ordre d' idées, ou de
sentimens (comme, par exemple, vers celui qui se
rapporte aux croyances religieuses), dans certains
états particuliers de langueur, que dans d' autres : et
la plus

p278

grande aptitude aux travaux qui demandent, ou
beaucoup de force et d' activté dans l' imagination,
ou des méditations opiniâtres et profondes,
dépend souvent d' un état maladif général, introduit
dans le système, par le dérangement des fonctions de
quelques viscères abdominaux.
Ainsi donc, que des organes douées d' une sensibilité
singulière, exercent un empire très-étendu sur
l' organe général de la vie, rien de plus conforme
aux lois de l' économie animale ; et l' on n' a pas de
peine à reconnaître que c' est ici seulement l' un
des phénomènes les plus remarquables qui se
rapportent à ces lois.
En troisième lieu, les parties des organes de la
génération qui paraissent être le principal foyer de
leur sensibilité propre, sont de nature glandulaire ;
et, pour le dire en passant, ces glandes
particulières diffèrent singulièrement par là de la
plupart des autres, qui se montrent presque
insensibles dans l' état naturel. Or, tous ls
faits pathologiques prouvent que le système
glandulaire forme, en quelque sorte, un tout
distinct, dont les différentes parties
communiquent entre elles, et ressentent vivement
et profondément les affections les unes des
autres. Ainsi, l' engorgement des glandes de

p279

l' aîne produit bientôt celui des glandes de
l' aisselle, ou du cou ; et celles des bronches
partagent bientôt les maladies de celles du
mésentère. Mais nous avons vu, dans le mémoire
précédent, que l' état des glandes influe
beaucoup sur celui du cerveau, dont l' énergie
peut être considérablement augmentée ou
diminuée par cette cause ; et cela doit être vrai
sur-tout pour des glandes qui se distinguent
particulièrement par leur éminente sensibilité.
Quatrièmement, nous savons que les organes de
la génération, chez les mâles, préparent une
liqueur particulière, dont les émanations,
refluant dans le sang, lui communiquent un
caractère plu stimulant et plus actif. C' est
à l' époque de la formation, ou de la maturité de
cette liqueur, que la voix devient plus forte,
les mouvemens musculaires plus brusques, la
physionomie plus hardie et plus prononcée. C' est
alors que paraissent les poils de la face
et de quelques autres parties, signes non
équivoques d' une vigueur nouvelle. Dans quelques
animaux, la liqueur séminale imprime à toutes les
autres humeurs une odeur forte, qui fait distinguer
facilement et l' espèce, et le sexe de
l' individu : souvent aussi la production des cornes
et de certaines protubérances calleuses tient
évidemment à sa présence et à son action.

p280

D' autre part, tout annonce que, dans les ovaires
des femmes, il se forme également une humeur
particulière, qui contient les matériaux de
l' embryon, qui du moins concourt à les fournir,
et dont la résorption dans le sang y porte des
principes analogues aux excitations nouvelles
qui doivent être ressenties par tout le
système. Les vésicules lymphatiques, que
plusieurs physiologistes ont considérées comme de
véritables oeufs, et les corps jaunes (corpora
lutea
, nous présentent cette humeur sous deux
formes différentes, qu' elle est susceptible de
prendre dans certaines circonstances déterminées :
et l' apparition des règles ; la turgescence des
glandes mammaires et du tissu cellulaire qui les
environne ; quelques sympathies remarquables, qui
n' existaient pas avant que les ovaires entrassent
en action ; l' éclat plus vif des yeux, et le
caractère plus expressif, mais

p281

plus timide et plus réservé, des regards et de tout
le visage, ne nous laissent aucun doute sur
l' impulsion générale que la présence de cette
humeur donne à tous les organes ; impulsion
correspondante à celle que nous venons de
remarquer dans les adolescens, et parfaitement
conforme à la destination propre de la femme.
Une preuve que tout cela se passe par
l' influence directe des ovaires, et vraisemblablement
aussi par celle du fluide éminemment vitalisé qui se
prépare et circule dans leurs vaisseaux, c' est que
tout le tems que ces corps glanduleux, et par
sympathie l' utérus, restent dans l' engourdissement
de l' enfance, il ne survient aucun des phénomènes
dont nous venons de parler. Si cet état se prolonge
encore après l' époque ordinaire de la puberté, la
femme paraît bientôt se rapprocher de l' homme par
quelques-uns de ses caractères extérieurs, par
quelques-uns même de ses goûts : et si la langueur
des organes de la génération tient à quelque
vice accidentel, indépendamment de la suspension
des phénomènes propres à la puberté chez les
filles, il survient une espèce de maladie dont le
principal symptôme est l' inertie de la
sanguification. Or, non seulement cette maladie
ne se guérit que lorsque la matrice et les
ovaires rentrent dans l' orde régulier
de leurs fonctions ; mais sa cure peut s' opérer
assez souvent par leur excitation directe.
Cinquièmement enfin, pour bien entendre
l' influence

p282

différente de ces organes dans les deux sexes
(car ce que nous avons dit jusqu' ici s' applique
également à l' un et à l' autre), il faut
concevoir des dispositions particulières dans la
formation primitive du système nerveux, ainsi que
dans celle du tissu cellulaire, des muscls et des
os. Ces dispositions dépendent sans doute des
circonstances inconnues, en vertu desquelles
l' embryon lui-même se forme, vit et se
développe : leur raison se rapporte donc à
celle de la différence des sexes ; ce sont de
simples faits qu' il faut admettre comme tels, sans
prétendre remonter plus haut. Mais une fois admis,
et laissant ainsi leurs causes de côté, l' on peut
se faire une idée assez juste de ce qu' ils sont en
eux-mêmes, et sur-tout du vrai caractère des
phénomènes subséquens qui s' y lient. Quelques
considérations physiologiques, immédiatement
enchaînées à des vérités déjà reconnues, suffisent,
je crois, pour éclaircir, en particulier, la
question qui nous occupe maintenant.
Chapitre iv.
Dans la femme, la pulpe cérébrale participe de
la mollesse des autres parties. Le tissu cellulaire
qui revêt cette pulpe, ou qui s' insinue dans ses
divisions, est plus abondant ; les enveloppes qu' il
forme sont plus muqueuses et plus lâches. Tous les
mouvemens s' y font d' une manière plus facile, et
par conséquent plus prompte ; ils s' en font aussi
d' une manière plus vive, tant à cause de la
docilité correspondante des

p283

fibres musculaires et des vaisseaux, que de la
briéveté relative de toute la stature. Or, la
promptitude et la vivacité d' action dans le
système nerveux, sont la mesure de la
sensibilité générale du sujet. Mais, d' un côté,
nous avons vu que, même dans les cas où la
faiblesse des fibres charnues n' est pas
originelle, l' effet de cette sensibilité si grande
et si rapide est bientôt de produire
directement cette faiblesse ; comme, au
contraire, la force radicale des muscles se lie à
des impressions fortes, profondes, et par conséquent
moins précipitées. D' un autre côté, dans
l' économie animale il n' y a point d' impulsion
énergique, toutes les fois que cette impulsion
n' éprouve point de résistance : sa facilité même
l' énerve et l' anéantit. Si l' énergie de réaction
dépend de celle d' action, à son tour l' action
s' entretient par la réaction qui lui succède,
et qui devient pour elle un stimulant
indispensable. Ainsi, tandis que chez l' homme la
vigueur du système nerveux et celle du système
musculaire s' accroissent l' un par l' autre, la femme
sera plus sensible et plus mobile, parce que la
contexture de tous ses organes est plus molle et plus
faible, et que ces dispositions organiques
primitives sont reproduites à chaque instant, par la
manière dont s' exerce chez elle, la sensibilité.
Maintenant, il ne faut pas oublier que, si les
nerfs vont porter la vie à tous les organes, chaque
organe en particulier, à raison des impressions qu' il
reçoit et des fonctions qu' il remplit, influe de son
côté plus, ou moins, sur l' état de tout le système

p284

nerveux. Les effets d' une affection locale
deviennent souvent généraux ; souvent une seule
partie semble tenir le tout sous son empire : et
plus la sensibilité sera grande, et les
communications libres et rapides, plus aussi cette
influence devra produire de phénomènes, non pas
durables et profonds, mais subits, variés,
extraordinaires.
L' on voit donc que les organes de la génération,
par leur éminente sensibilité, par les fonctions que
la nature leur confie, par le caractère des
liqueurs qui s' y préparent, doivent réagir
fortement sur l' organe sensitif général, et
sur d' autres parties très-sensibles comme eux,
avec lesquelles ils sont dans des rapports
directs de sympathie. Cette réaction
doit se faire remarquer particulièrement à
l' époque où leurs fonctions commencent. En effet,
c' est alors seulement (car tout ce qui se passe
d' analogue dans l' enfance paraît dépendre
principalement des dispositions organiques
primitives, dont nous avos déjà parlé) ; c' est
alors qu' une suite de déterminations
particulières imprime à l' un et l' autre sexe les
penchans et les habitudes propres à leur rôle
respectif. On voit aussi que ce qu' il y a de
commun à tous les deux, sous ce point de vue,
s' explique par la vivacité des sensations et la
puissance sympathique des organes génitaux ; ce
qu' il y a de différent, par la contexture
originelle des diverses parties, qui, certainement,
n' est pas la même dans les deux sexes : on voit,
en un mot, que toutes les lois

p285

de l' économie animale, ou tous les faits
physiologiques généraux se rapportent ici d' une
manière tantôt directe, tantôt médiate, à celui qui
nous occupe, et qu' ils se réunissent pour
l' éclaircir.
Telle est l' idée qu' on peut se faire des
circonstances principales qui déterminent cet
ébranlement général du système, qu' on observe au
moment de la puberté ; circonstances qui servent
également à expliquer les différences singulières
de ses effets dans l' homme et dans la femme : telle
est du moins la manière dont je les conçois ; et
quand il resterait encore ici quelque chose
d' obscur et d' indéterminé, les phénomènes n' en
seraient pas moins constans, ni l' application de
leurs résultats à nos recherches idéologiques
et morales moins sûre et moins utile.
Mais il ne suffit pas d' établir ces points sommaires
de doctrine : des conséquences si générales ont
besoin d' être rattachées à quelques détails plus
sensibles et plus positifs.
Suivons encore la nature dans les principales
modifications qu' elle imprime aux sexes différens, et
dont elle se sert pour les mieux approprier l' un et
l' autre à leur but respectif.
Chapitre v.
L' époque de la puberté est, comm nous venons
de le voir, celle d' un changement général dans
toute l' existence humaine. De nouveaux organes
entrent en action ; de nouveaux besoins se font
sentir ;

p286

un nouvel état moral se développe. C' est alors
que l' enfant cesse d' être enfant, et que sa
destination, relativement à l' espèce, se marque
par des traits qu' il n' est plu possible
de méconnaître.
Nous avons dit que ce changement était annoncé
par quelques circonstances physiques, qui tendent
à distinguer les deux sexes de plus en plus.
L' objet même qu' ils ont à remplir exige que la
douce confusion qui a régné entre eux jusqu' à
ce moment ne se prolonge pas davantage. Nous avons
dit que les formes extérieures propres à l' un ou à
l' autre prenaient alors un caractère plus
prononcé ; que ce n' était pas seulement dans les
organes qui la caractérisent spécialement que cette
distinction se trouvait tracée ; mais que
l' empreinte en devenait sensible dans la structure
de presque toutes les parties, et sur-tout dans la
manière dont s' exécutent leurs fonctions.
Parmi ces circonstances, il en est deux qui
paraissent, en quelque sorte, communes aux deux
sexes, et qui méritent une attention particulière,
parce qu' elles peuvent jeter encore quelque jour sur
les procédés de la nature. On va voir qu' elles se
rapportent directement aux considérations exposées
ci-dessus.
Nous n' avons pas négligé d' établir les rapports
sympathiques qui existent entre toutes les branches
du système glandulaire ; et nous savons que les
parties des organes de la génération, qu' on peut
regarder

p287

comme le foyer principal de leur sensibilité
particulière, ou qui paraissent imprimer aux autres
la vie et le mouvement, sont, à proprement
parler, des glandes. Aussi, du moment que
l' évolution de ces organes commence, il se fai
un mouvement général dans tout l' appareil
lymphatique : les glandes des aînes, celles des
mamelles, des aisselles, du cou, se gonflent ;
souvent elles deviennent douloureuses. Ce n' est
pas seulement chez les filles que les glandes
mammaires acquièrent alors un volume plus
considérable ; je les ai vues, nombre de
fois, former, chez les jeunes garçons, des tumeurs
qui paraissaient inflammatoires : assez souvent aussi
je les ai vu prendre pour telles par des médicastres
ignorans. Pour l' ordinaire, cet accident cause de
l' inquiétude à ceux qui l' éprouvent : mais leur
inquiétude est moins causée par la douleur (qui ne
laisse pourtant pas quelquefois de gêner beaucoup
les mouvemens du corps), que par l' influence de
cette activit nouvelle, que l' ébranlement général
du système imprime alors à l' imagination.
Le premier essai des plaisirs de l' amour est
souvent nécessaire pour compléter le développement

p288

des organes qui en sont le siége ; et la sensibilité
de ces organes n' existe toute entière qu' après
s' être exercée. Aussi, le gonflement général de
toutes les parties où se trouvent situées les
glandes, notamment celui du sein et de la face
antérieure du cou, est-il souvent la suite de cette
vive commotion. Les caractères qui manifestent
ce gonflement sont beaucoup plus remarquables chez
les femmes ; cela doit être encore. La contexture
molle de tous les organes les rend, chez elles,
plus susceptibles de ces turgescences spontanées :
ils sont entourés et pénétrés par un tissu
cellulaire plus abondant ; et ce tissu
prend toujours lui-même une part active à l' état des
parties auxquelles il se trouve uni. Ce n' est donc
pas sans quelque raison, peut-être, que les anciens
médecins, et même quelques modernes, ont donné
le gonflement subit du cou dans les jeunes filles,
pour un signe de défloraison. Mais ils ont eu tort
d' en faire un signe général et certain : il n' est
assurément ni l' un ni l' autre.
La tuméfaction du système glandulaire et
lymphatique se lie, à son tour, à des dispositions
intérieures particulières, et à certaines directions
nouvelles que le sang commence à prendre en même
tems : ces relations sympathiques forment la
seconde circonstance dont nous avons voulu parler.
Chapitre vi.
Il est certain que la résorption des humeurs
spéciales

p289

que préparent les organes de la génération,
et l' influence directe qu' ils exercent par leur
vive sensibilité, sur tout le système sanguin,
donnent alors au sang, plus d' énergie et de vitalité.
Ce fluide devient plus stimulant pour les
vaisseaux qui le contiennent. Leur ton, et
particulièrement celui des artères, augmente
considérablement. Enfin, la circulation prend une
activité qu' elle n' avait pas encore. Tout cela
se manifeste avec évidence par l' accroissement
des forces et de la chaleur animale, par
l' impétuosité des mouvemens vitaux, par la flamme
nouvelle dont brillent les regards et la
physionomie, par les hémorragies, tantôt anomales
et tantôt régulières, mais toujours actives et
spontanées, qui s' établissent simultanément. Des
changemens si notables dans l' état et dans le
cours du fluide dont toutes les autres humeurs
sont formées, produisent nécessairement une
révolution générale : chacune de ces humeurs
acquiert des qualités, et sur-tout reçoit des
impulsions analogues : leurs organes sécrétoires
et leurs vaisseaux redoublent d' action. Or,
la lymphe, les glandes et les vaisseaux blancs qui
leur appartiennent, doivent sans doute, par leur
importance et par l' étendue de leurs fonctions, être
des premiers à s' en ressentir : et cette révolution
entre d' ailleurs si bien dans le système des
opérations successives de la vie, elle est si
nécessaire à leur enchaînement, que, lorsqu' elle
vien à manquer, soit par l' état général de débilité
des nerfs

p290

et du cerveau, soit par les affections particulières
des organes dont elle dépend, il en résulte, comme
nous l' avons déjà fait bserver, une maladie
exclusivement propre à cet âge et à ces
circonstances.
Tout le monde sait que les jeunes filles chez qui
le caractère distinctif de la nubilité ne se
montre pas à l' époque ordinaire, tombent souvent dans
une langueur cachectique, connue sous le nom de
chloroses , ou pâles couleurs . On attribue
communément les pâles couleurs , à la suspension
du flux menstruel ; et pour les guérir, on cherche
à le provoquer ou à le rappeler. Mais c' est ici
prendre l' effet pour la cause. Ce flux ne saurait
avoir lieu lorsque les organes de la génération,
et particulièrement les ovaires, négligent
d' entrer en action ; car alors les artères ne
reçoivent point ce surcroit de ton, et le sang,
cette impulsion forte qui leur vinnent de ces
organes : double condition dont dépendent les
nouveaux mouvemens hémorragiques. D' un autre
côté, l' utérus restant dans l' inertie, par
l' effet sympathique de celle des ovaires,
n' appelle point une quantité plus considérable
de sang dans ses vaisseaux artériels ; et les
matériaux de l' hémorragie locale manquent eux-mêmes.
Que faut-il faire dans ce cas ? Employer les moyens
qui peuvent tout ensemble imprimer plus d' énergie
à la sanguification, et stimuler directement les
organes dont l' influence nécessaire à son
perfectionnement, peut seul déterminer les directions
nouvelles de la

p291

circulation. Heureusement, c' est ce que font
très-bien les remèdes dits emménagogues ,
sur-tout le fer, qu' on peut regarder ici comme un
véritable spécifique : et ce n' est pas au reste, le
seul exemple d' une pratique utile, fondée sur des
principes théoriques incomplets, ou même erronnés.
Nous avons déjà fait remarquer les rapports
établis par la nature, entre la poitrine et les
organes de la génération, rapports qui rendent
raison de plusieurs phénomènes singuliers de
physiologie et de pathologie, et qui paraissent
tenir évidemment à ce que la sanguification, sur
laquelle ces derniers organes exercent l' influence
dont nous venons d' essayer de rendre compte, se
fait particulièrement dans les poumons. Mais pour
mieux faire sentir l' uniformité des procédés de la
nature, même au milieu des différences qu' elle
semble avoir voulu marquer le plus fortement,
il est nécessaire d' observer que la chlorose ne
se montre pas seulement chez les jeunes filles : je
l' ai rencontrée plusieurs fois chez les jeunes
garçons, avec presque tous ses symptômes ;
et je l' ai vu guérir par les mêmes moyens qu' on
emploie dans l' intention de rétablir le flux
menstruel. On remarque aussi chez les adolescens,
certaines affections nerveuses analogues à celles
que produit si fréquemment, dans les sujets de
l' autre sexe, le travail préparatoire de la
nubilité. C' est encore par les mêmes remèdes
qu' ils se guérissent chez les filles et chez
les garçons : le meilleur de tous ces remèdes

p292

est fourni par la nature. On sait de quelle
manière Rousseau, dans sa première jeunesse,
allant consulter les médecins de Montpellier, se
délivra, pendant la route, de ses palpitations ; et
comment, à son arrivée dans cette ville médicale,
il reprit bientôt ses langueurs et ses anxiétés.
Voilà pour l' état physique particulier à cette
époque : nous n' ajouterons rien de plus. Les autres
phénomènes accessoires, ceux particulièrement qui
sont relatifs à la distinction des sexes,
s' expliquent suffisamment par ce qui a été dit
ci-dessus.
Chapitre vii.
Maintenant, si nous voulons porter nos regards
sur l' état moral, le tableau qui se présente est
infiniment plus vaste ; les objets et les points de
vue en sont infiniment plus nombreux et plus
variés. Pour procéder avec ordre, et pour pouvoir
se reconnaître au milieu de tant de phénomènes
confus, il est indispensable de remonter jusqu' à
leur source, et de les classer, en les rapportant à
certaines considérations principales.
Les partisans des causes finales ne trouvent

p293

nulle part, d' aussi forts argumens en faveur de leur
manière de considérer la nature, que dans les lois
qui président, et dans les circonstances de tout
genre qui concourent à la reproduction des races
vivantes. Nulle part, les moyens employés ne
paraissent si clairement relatifs à la fin. Mais
ce qu' il y a de sûr, c' est que si les moyens
n' avaient ici résulté nécessairement des lois
générales, les races n' auraient fait que passer ;
dès longtems elles n' existeaient plus.
Dans l' état d' isolement, l' homme est l' être le plus
faible, le plus incapable de se défendre contre les
intempéries des saisons, contre les attaques des
autres animaux, contre la faim et la soif ; en un
mot, le plus incapable de pourvoir complètement à
ses premiers besoins. Il ne peut guère se
conserver, et sur-tout se reproduire, que dans la
vie sociale. La longueur de son enfance exige
une cntinuité de soins assidus, qui supposent au
moins la société du père et de la mère : ces soins
eux seuls la nécessiteraient sans doute, si, par
une impulsion antérieure, par des besoins plus
personnels et plus directs, cette société ne se
trouvait déjà formée. Mais ici, tout tient à des
directions primitives, indépendantes de la
raison et de la volonté des individus : tout
se lie, se coordonne, et ne tend pas moins à leur
plus grand bien-être, qu' à la perpétuation paisible
et sûre de l' espèce.
Pour l' accomplissement de ce dernier but, comme

p294

l' a très-bien fait voir Rousseau, l' homme doit
attaquer ; la femme doit se défendre. L' homme doit
choisir les momens où le besoin de l' attaque se fait
sentir, où ce besoin même en assure le succès : la
femme doit choisir ceux où il lui est le plus
avantageux de se rendre ; elle doit savoir céder à
propos à la violence de l' aggresseur, après l' avoir
adoucie par le caractère même de la résistance ;
donner le plus de prix possible à sa défaite ; se
faire un mérite de ce qu' elle-même n' a pas désiré
moins vivement peut-être d' accorder que li
d' obtenir ; elle doit enfin savoir trouver, dans la
sage et douce direction de leurs plaisirs mutuels, le
moyen de s' assurer un appui, un défenseur.
Il faut que l' homme soit fort, audacieux,
entreprenant ; que la femme soit faible, timide,
dissimulée.
Telle est la loi de la nature.
De cette première différence, relative au but
particulier de chacun des deux sexes, et qui se
trouve déterminée directement par l' organisation,
naît celle de leurs penchans et de leurs habitudes.
Par sa force même, l' homme est moins sensible
ou moins attentif aux petites impressions : son
attention n' est fixée que par des objets frappans ;
ses sensations, moins vives et moins rapides, sont
plus profondes et plus durbles.
Si le premier besoin de tout animal est celui
d' exercer ses facultés, de les développer, de les

p295

étndre, de s' en assurer, en quelque sorte, la
conscience ; il est évident que les phénomènes, ou
les produits de leur énergie, qui résultent de cette
serie de déterminations et de fonctions, ne peuvent
être les mêmes pour l' homme et pour la femme,
dont les facultés sont si différentes.
L' homme a le besoin d' employer sa force, de s' en
confirmer à lui-même, tous les jours, le sentiment
par des actes qui la déploient. La vie sédentaire
l' importune : il s' élance au dehors ; il brave les
injures de l' air. Les travaux pénibles sont ceux
qu' il préfère : son courage affronte les périls ;
il n' aime à considérer la nature en général, et
les êtres qui l' entourent en particulier, que sous
les rapports de la puissance qu' il peut exercer sur
eux.
La faiblesse de la femme n' entre pas seulement
dans le système de son existence comme élément
essentiel de ses relations avec l' homme ; mais elle
est sur-tout nécessaire, ou du moins très-utile, pour
la conception, pour la grossesse, pour
l' accouchement, pour la lactation de l' enfant
nouveau né, pour les soins qu' exige son éducation
pendant les premières années de la vie. On a déjà
vu que la faiblesse musculaire et liée, dans
l' ordre naturel,

p296

avec une plus grande sensibilité nerveuse, avec des
impressions plus vives et plus mobiles ; et c' est
particulièrement sous ce point de vue, ou plutôt
dans ce rapport avec d' autres qualités coexistantes
avec elle, qu' il faut la considérer en ce moment.
Par une nécessité sévère, attachée au rôle que la
nature lui assigne, la femme se trouve assujétie à
beaucoup d' accidens et d' incommodités : sa vie est
presque toujours une suite d' alternatives de
bien-être et de souffrance ; et trop souvent la
souffrance domine. Il fallait donc que ses fibres
fussent assez souples pour se prêter à ces
tiraillemens continuels ; que leur contractilité
moins forte fût cependant vive et prompte, afin de
pouvoir les ramener sur-le-champ à leur état
moyen : il fallait également, et même à plus
forte raison, que la sensibilité générale eût
ce même caractère de promptitude et de
vivacité, qui la rend susceptible de revenir
facilement à son ton naturel, après avoir cédé
sans résistance à toutes les impressions, après
s' être laissé pousser, en quelque sorte, à tous
les extrêmes, soit en plus, soit en moins. Pour
ajouter à la douce séduction du sexe et de la
beauté, la nature ne semble-t-elle pas avoir même
pressenti qu' il convenait de mettre la femme dans
un état habituel de faiblesse relative ? La
principale grâce de l' homme est dans sa vigueur :
l' empire de la femme est caché dans des ressorts
plus délicats ; on n' aime point qu' elle soit si
forte. Aussi, toutes celles qu' un instinct

p297

sûr dirige, évitent-elles de le paraître, même
dans les objets qui, n' étant que du ressort de
l' esprit, écartent toute idée d' un effort corporel
et mécanique : elles sentent bien que ces objets ne
sont plus faits pour elles, du moment qu' ils
exigent de grandes méditations.
à raison de sa faiblesse, la femme, par-tout où
la tyrannie et les préjugés des hommes ne l' ont pas
forcée à sortir de sa nature, a dû rester dans
l' intérieur de la maison ou de la hutte. Des
incommodités particulières et le soin des enfans
l' y retenaient, ou l' y ramenaient sans cesse : elle
a dû se faire une habitude de ce séjour. Incapable
de supporter les fatigues, d' affronter les hasards,
de résister au choc tumultueux des grandes
assemblées d' hommes, elle leur a laissé ces forts
travaux, ces dangers qu' ils avaient choisis de
préférence : elle ne s' est point mêlée aux
discussions d' affaires publiques, auxquelles non
seulement doit toujours présider une raison
sévère et forte, mais où l' accent du caractère et de
l' énergie ajoute singulièrement à la puissance
de la raison. En un mot, la femme a dû laisser
aux hommes les soins extérieurs et les emplois
politiques ou civils : elle s' est réservé les
soins intérieurs de la famille, t ce doux
empire domestique, par lequel seul elle devient
tout à la fois respectable et touchante.

p298

Chapitre viii.
Mais si la faiblesse de la femme fait, pour ainsi
dire, partie de ses facultés et de ses moyens,
sa sensibilité vive et changeante était encore
plus nécessaire à la perfection de l' objet qu' elle
doit remplir. Tandis que l' homme agit sur la
nature et sur les autres êtres animés par la
force de ses organes, ou par l' ascendant de son
intelligence, la femme doit agir sur l' homme par
la séduction de ses manières et par l' observation
continuelle de tout ce qui peut flatter son coeur,
ou captiver son imagination. Iil faut ! Pour cela !
Qu 4 elle sache se plier â ses go-ts ! C 2 der
sans contrainte ! M 8 me aux caprices du moment !
Et saisir les intervalles oü quelques obervations !
Jet 2 es comme au hasard ! Peuvent se faire
jour.
Une sensibilité qui retient profondément les
impressions des objets, et d' où résultent des
déterminations durables, convient donc au rôle de
l' homme. Mais une sensibilité plus légère, qui
permet aux impressions de se succéder rapidement,
qui laisse presque toujours prédominer la dernière,
est la seule qui convienne au rôle de la femme.
Changez cet ordre, et le monde moral n' est plus le
même. En effet, le système des affections dépend
presque tout entier des rapports sociaux ; et toute
société civile quelconque a toujours pour base, et

p299

nécessairement aussi pour régulateu, la société
primitive de la famille.
Il ne faut pas croire que la vie du foetus soit
uniquement l' ouvrage de cet instant indivisible, où
la nature combine les matériaux qui doivent la
former, où elle leur imprime un mouvement régulier
d' évolution. L' utérus est, sans doute, de tous les
organes celui qui jouit constamment de la plus
éminente sensibilité. Depuis le moment de la
conception jusqu' à celui de l' accouchement, il
devient en outre le but, ou le centre de toutes
les sympathies. C' est le point de réunion des
impressions diverses les plus vives ; c' est le
terme commun vers lequel, sur-tout alors, se
dirige l' action de la sensibilité générale : c' est
là que vont aboutir les efforts et l' influence
des organes particuliers. Pendant tout
c tems, l' utérus se trouve monté au plus haut ton
de la sensibilité physique. Le but de tous les
mouvemens qu' il exécute alors est, si je puis me
servir de ce mot, de fomenter la vie naissante de
l' embryon : il faut que, par une véritable
incubation intérieure, il l' en imprègne chaque jour
de plus en plus. Or, cette action vivifiante, comme
la plupart des autres fonctions animales, s' exerce
en vertu des impressions que l' organe a reçus
lui-même préalablement. Ces impressions, il les doit
à l' être nouveau, dont la présence le sollicite et le
fait entrer incessamment en action. Il faut qu' il en
suive et qu' il en partage toutes les affections, tous
les

p300

mouvemens. Sa manière d' agir se règle donc sur
des ensations extrêmement fugitives et
changeantes.
Cela posé, l' on voit que, d' une part, comme
réservoir et source de sensibilité, ou de vie, son
influence sur le foetus est continuelle ; de
' autre, qu' elle résulte d' une suite de
déterminations variées à l' infini. Mais ces deux
circonstances ne peuvent avoir lieu qu' au moyen
d' un système vital, sensible et mobile, pour
ainsi dire, à l' excès.
De très-longtems, l' enfant qui vient de naître
n' est en état d' exécuter les mouvemens les plus
nécessaires à sa conservation. Bien différent en
cela, des petits de plusieurs autres espèces
d' animaux, ses sensne lui fournissent aucun
jugement précis sur les corps extérieurs ; ses
muscles débiles ne peuvent l' aider à se garantir
des chocs dangereux, ni même à chercher la mamelle
qui doit l' allaiter.
Dans les premiers tems, il diffère peu du foetus :
et sa longue enfance, si favorable d' ailleurs à la
culture de toutes ses facultés, exige des soins si
continuels et si délicats, qu' ils renden presque
merveilleuse l' existence de l' espèce humaine.
Sera-ce le père qui voudra s' assujétir à cette
vigilance de tous les momens ; qui saura deviner
un langage, ou des signes ont le sens n' est pas
encore déterminé pour celui même qui les emploie ?
Sera-ce lui qui pourra devancer, par la prévision
d' un instinct fin et sûr, non seulement les
nécessités premières,

p301

sans cesse renaissantes, mais encore tous
ces petits besoins de détail dont la vie de
l' enfant se compose ? Non, sans doute. Chez
l' homme, les impressions ne sont pas, en général,
assez vives ; les déterminations ont trop de
lenteur. Le nourrisson aurait longtems à
souffrir, avant que la main paternelle vînt
le soulager ; les secours arriveraient
presque toujours trop tard. Observez, en outre,
la mal-adresse et a lourdeur avec lesquelles un
homme remue les êtres faibles et souffrans. Ils
courent toujours avec lui quelque risque ; il les
blesse par la rudesse de ses movemens, ou les
salit par la manière négligée dont il leur
distribue la nourriture et la boisson. Et quand il
les soulève et les porte, on peut presque
toujours craindre qu' occupé de quelque autre objet,
il ne les laisse échapper de ses bras, ou ne
les heurte par mégarde, dans sa marche brusque,
contre les corps environnans. Ajoutez encore
que l' homme n' eut jamais, et que jamais il ne
saurait avoir ni l' attention minutieuse nécessaire
pour pouvoir songer à tout, comme une nourrice
et une garde, ni la patience qui triomphe des
dégoûts, inséparables de ces deux emplois.
Qu' on mette, au contraire, une femme à sa place,
elle paraît sentir avec l' enfant, ou le malade ;
elle entend le moindre cri, le moindre geste, le
moindre mouvement du visage, ou des yeux ; elle
court, elle vole ; elle est par-tout, elle pense
à tout ; elle prévient jusqu' à la fantaisie la plus
fugitive : et i 302
rien ne la rebute, ni le caractère dégoûtant des
soins, ni leur multiplicité, ni leur durée.
Or, ces qualités touchantes de la femme,
dépendent nécessairement du genre de sensibilité
que nous avons dit lui être propre : c' est
également à cette cause, qu' il faut rapporter,
en grande partie, le développement spontané, ou
plutôt l' explosion de l' amour maternel, le pus
fort de tous les sentimens de la nature, la plus
admirable de toutes les inspirations de
l' instinct.
Les observateurs de la nature, qui n' ont pas
toujours été des raisonneurs bien sévères, et
dont il est d' ailleurs si simple que l' imagination
soit frappée et subjuguée par la grandeur du
spectacle qu' ils ont sous les yeux ; les observateurs
n' ont pas eu de peine à remarquer cette
correspondance parfaite des facultés et des
fonctions, ou, selon leur langage, des moyens
et du but, coordonnés avec intention dans un
sage dessein : ils se sont attachés à la montrer
dans des tableaux, auxquels l' éloquence et la
poésie venaient si naturellement prêter
tout leur charme. Mais une seule réflexion suffit
pour rendre encore ici, la cause finale beaucoup
moins frappante : c' est que les fonctions et les
facultés dépendent également de l' organisation ; et,
découlant de la même source, il faut bien
absolument qu' elles soient liées par d' étroits
rapports. Les finalistes seront donc obligés de
remonter plus haut ; ils s' en prendront aux
merveilles de l' organisation

p303

elle-même. Mais, sur ce dernier point, une logique
sévère ne peut pas davantage s' accommoder de
leurs suppositions. Les merveilles de la nature en
général, et celles en particulier, qui sont
relatives à la structure et auxfonctions des
animaux, méritent bien, sans doute, l' admiration des
esprits réfléchis : mais elles sont toutes dans les
faits ; on peut les y reconnaître, o peut même les
célébrer avec toute la magnificence du langage,
sans être forcé d' admettre dans les causes, rien
d' étranger aux conditions nécessaires de chaque
existance. Du moins est-on fondé, d' après
l' analogie des faits qui s' expliquent maintenant,
à penser que tous ceux dont les causes peuvent
être constatées, s' expliqueront par la suite de la
même manière, et que l' empire des causes
finales, déjà si resserré par les précédentes
découvertes, se resserrera chaque jour davantage,
à mesure que les propriétés de la matière
et l' enchaînement des phénomènes seront mieux
connus.
Nous sommes, au reste, très-éloignés de vouloir
réveiller ici des discussions oiseuses ; nous
n' avons pas, sur-tout, la prétention de résoudre des
problêmes insolbles : mais nous pensons qu' il
serait bien tems de sentir enfin le vide d' une
philosophie qui ne rend véritablement raison de
rien, précisément parce que, d' un seul mot, elle
s' imagine rendre raison de tout.
Revenons à notre sujet.

p304

Chapitre ix.
Les différences qu' on observe dans la tournure
des idées, ou dans les passions de l' homme et de
la femme, correspondent à celles que nous avons
fait remarquer dans l' organisation des deux
sexes, et dans leur manière de sentir. Il y a sans
doute dans leur manière de sentir, un grand nombre
de choses communes ; celles-là se rapportent à la
nature humaine générale : mais il y en a plusieurs
essentiellement différentes ; et ce sont ces dernières
qui tiennent à la nature particulière des sexes.
Le point de vue sous lequel les objets se
présentent à nous, ne peut manquer d' influer
beaucoup sur le jugement que nous en portons : or,
indépendamment de ce que la femme ne sent pas comme
l' homme, elle se trouve dans d' autres rapports avec
toute la nature ; et sa manière d' en juger est
relative à d' autres buts et à d' autres plans, aussi
bien qu' elle se fonde sur d' autres considérations.
Jugeant différemment des objets qui n' ont pas
le même genre d' intérêt pour elle, son attention ne
fait pas entre eux, le même choix ; elle ne
s' attache qu' à ceux qui ont de l' analogie avec ses
besoins, avec ses facultés. Ainsi, tandis que
d' une part, elle évite les travaux pénibles et
dangereux ; tandis qu' elle se borne à ceux qui,
plus conformes à sa faiblesse, cultivent en même
tems l' adresse délicate de ses doigts,

p305

la finesse de son coup-d' oeil, la grace de tous
ses mouvemens : d' autre part, elle est justement
effrayée de ces travaux de l' esprit, qui ne
peuvent s' exécuter sans des méditations longues
et profondes : elle choisit ceux qui demandent
plus de tact que de science, plus de vivacité
de conception que de force, plus d' imagination
que de raisonnement ; ceux dans lesquels il
suffit qu' un talent facile enlève, pour
ainsi dire, légèrement la superficie des objets.
Elle doit se réserver aussi cette partie de la
philosophie morale, qui porte directementsur
l' observation du coeur humain et de la société.
Car vainement l' art du monde couvre-t-il et les
individus, et leurs passions, de sonvoile
uniforme : la sagacité de la femme y démêle
facilement chaque trait et chaque nuance.
L' intérêt continuel d' observerles hommes et
ses rivales, donne à cette espèce d' instinct
une promptitude et une sûreté que le jugement
du plus sage philosophe ne saurait jamais
acquérir. S' il est permis de parler ainsi, son oeil
entend toutes les paroles, son oreille voit tous
les mouvemens ; et, par le comble de l' art, elle
sait presque toujours faire disparaître cette
continuelle observation sous l' apparence de
l' étourderie ou d' un timide embarras.
Que si le mauvais destin des femmes, ou
l' admiration funeste de quelques amis sans
discernement, les pousse dans une route
contraire ; si, non contentes de plaire par les
grâces d' un esprit naturel,

p306

par des talens agréables, par cet art de la
société qu' elles possèdent, sans doute, à un bien
plus haut degré que les hommes, elles veulent encore
étonner par des tours de force, et joindre le
triomphe de la science à des victoires plus douces
et plus sûres : alors, presque tout leur charme
s' évanouit ; elles cessent d' être ce qu' elles
sont, en faisant de très-vains efforts pour
devenir ce qu' elles veulent paraître ; et
perdant les agrémens sans lesquels l' empire
de la beauté lui-même est peu certain, ou peu
durable, elles n' acquièrent le plus souvent de la
science, que la pédanterie et les ridicules. En
général, les femmes savantes ne savent rien au
fond : elles brouillent et confondent tous les
objets, toutes les idées. Leur conception vive
a saisi quelques parties ; elles s' imaginent
tout entendre. Les difficultés les rebutent ;
leur impatience les franchit. Incapables
de fixer assez longtems leur attention sur ue
seule chose, elles ne peuvent éprouver les vives
et profondes jouissances d' une méditation forte ;
elles en sont même incapables. Elles passent
rapidement d' un sujet à l' autre ; et il ne leur en
reste que quelques notions partielles, incomplètes,
qui forment presque toujours dans leur tête les
plus bizarres combinaisons.
Et pour le petit nombre de celles qui peuvent
obtenir quelques succès véritables, dans ces genres
tout à fait étrangers aux facultés de leur esprit,
c' est peut-être pis encore. Dans la jeunesse, dans
l' âge

p307

mûr, dans la vieillesse, quelle sera la place de
ces êtres incertains, qui ne sont, à proprement
parler, d' aucun sexe ? Par quel attrait
peuvent-elles fixer le jeune homme qui cherche une
compagne ? Quels secours peuvent en attendre des
parens infirmes, ou vieux ? Quelles douceurs
répandront-elles sur la vie d' un mari ? Les
verra-t-on descendre du haut de leur génie,
pour veiller à leurs enfans, à leur ménage ? Tous
ces rapports si délicats, qui font le charme
et qui assurent le bonheur de la femme,
n' existent plus alors : en voulant étendre son
empire, elle le détruit. En un mot, la nature des
choses et l' expérience prouvent également que, si la
faiblesse des muscles de la femme lui défend de
descendre dans le gymnase et dans l' hippodrome, les
qualités de son esprit et le rôle qu' elle doit jouer
dans la vie, lui défendent plus impérieusement
encore, peut-être, de se donner en spectacle dans le
lycée, ou dans le portque.
On a vu cependant quelques philosophes qui, ne
tenant aucun compte de l' organisation primitive
des femmes, ont regardé leur faiblesse physique
elle-même comme le produit du genre de vie que
la société leur impose, et lur infériorité ans
les sciences, ou dans la philosophie abstraite,
comme dépendante uniquement de leur mauvaise
éducation. Ces philosophes se sont appuyés sur
quelques faits rares, qui prouvent seulement qu' à
cet égard, comme à plusieurs autres, la nature peut
franchir

p308

quelquefois, par hasard, ses propres limites.
D' ailleurs, la femme appartenant à celle des
espèces vivantes dont les fibres sont, tout
ensemble, les plus souples et les plus fortes,
elle est assurément très-susceptible d' être
puissamment modifiée par des habitudes
contraires à ses dispositions originelles. Mais
il s' agit de savoir si d' autres habitudes ne lui
conviennent pas mieux ; si elle ne les prend pas
plus naturellement, si, lorsque rien d' accidentel
et de prédominant ne violente son instinct, elle ne
devient pas telle que nous disons qu' elle doit
être. Ce qu' il y a de sûr, du moins, c' est que
ces femmes extraordinaires qu' on nous oppose
furent, ou sont presque toutes peu propres au
but principal que leur assigne la nature, et aux
fonctions dans lesquelles il faut absolument
qu' elles se renferment pour le bien remplir : il
est sûr que l' homme n' entrevoit guère,
au milieu de tout ce grand fracas, ce qui seul peut
l' attirer et le fixer. Or, le bonheur des femmes
dépendra toujours de l' impression qu' elles font sur
les hommes : et je ne pense pas que ceux qui les
aiment véritablement, pussent avoir grand plaisir
à les voir portant le mousquet et marchant au pas
de charge, ou régentant du haut d' une chaire, encore
moins de la tribune où se discutent les intérêts
d' une nation.
De tous les écrivains qui ont parlé des femmes,
Jean-Jacques Rousseau me paraît avoir le mieux
démlé leurs penchans naturels et connu leur
véritable destination. Le livre tout entier de
Sophie ,

p309

dans émile , est un chef-d' oeuvre de philosophie
et de raison, autant que de talent et d' éloquence.
Immédiatement après Jean-Jacques, je ommerai
l' auteur du système physique et morale de la
femme
, M Roussel, membre de l' institut
national. On ne peut, je pense, rien ajouter de
bien important aux observations qu' ils ont
rassemblées l' un et l' autre, pour déterminer la
véritable place que la femme doit occuper dans
le monde, et l' emploi de ses facultés le plus
propre à faire son bonheur et celui de l' homme. Je
ne m' arrêterai donc pas davantage sur cet objet ;
et je renvoie à leurs écrits.
Chapitre x.
Mais il es nécessaire de revenir un instant, sur
l' époque de la puberté dans les deux sexes, et de
jeter encore un regard sur les changemens qu' elle
y détermine : car c' est de là que tirent leur
source, et c' est là que se rattachent tous les
phénomènes sexuels qui se manifestent aux époques
subséquentes de la vie.
S' il n' y avait pas une différence originelle dans
l' organisation générale de l' homme et de la femme,
les

p310

impressions que communiquent au système nerveux
les parties génitales, se ressembleraient au fond
parfaitement dans l' un et dans l' autre. Dans l' un et
dans l' autre, en effet, la puberté stimule également
les glandes et le cerveau ; elle imprime au sang
des mouvemens et des qualités qui paraissent
relativement les mêmes ; elle agit d' une manière,
au moins analogue, sur les instrumens particuliers
de la voix. Mais d' un sexe à l' autre, la contexture
générale des organes, et les nouvelles liqueurs
stimulantes qui se préparent alors, diffèrent
essentiellement. Dans le jeune homme, il faut que la
roideur des fibres augmente, que toutes les
impressions deviennent plus brusques. Dans la
jeune fille, l' extrême facilité des mouvemens les
retient à un degré bien plu bas de force ; ils
prennent seulement un caractère plus vif.
Le nouveau besoin qui se fait sentir à lui, produit
dans le jeune homme un mélange d' audace et
de timidité : d' audace, parce qu' il sent tous ses
organes animés d' une vigueur inconnue ; de
timidité, parce que la nature des désirs qu' il ose
former l' étonne lui-même, que la défiance de leur
succès le déconcerte. Dans la jeune fille, ce
même besoin fait naître un sentiment ignoré
jusqu' alors ; la pudeur , qu' on peut regarder
comme l' expression détournée des désirs, ou le
signe involontaire de leurs secrètes impressions :
il développe un ressort qui ne s' est fait encore
sentir qu' imparfaitement ; la coquetterie ,

p311

dont les effets sembleraient d' abord destinés
à compenser ceux de la pudeur, mais qui véritablement
sait tout ensemble, leur prêter et en tirer
à son tour une puissance nouvelle. Qui ne connaît
enfin l' état de rêverie mélancolique, où la
puberté plonge également les deux sexes, et le
système d' affections, ou d' idées qu' elle développe
presque subitement ? Ces phénomènes suffiraient
déjà pour montrer l' influence des organes de la
génération sur le moral : d' autres phénomènes la
prouvent d' une manière peutûêtre plus évidente
encore.
Indépendamment des affections, ou des idées
qui se rapportent aux fonctions particulières de
ces organes, l' époque qui nous occupe produit souvent
une révolution complète dans les habitudes de
l' intelligence. Ce n' est pas sans fondement, qu' on a
dit que l' esprit venait alors aux filles ; et les
plaisanteries relatives au moyen par lequel ce
prétendu miracle s' opère, porte sur un fond réel et
physique. Les premières années qui succèdent à la
nubilité, sont quelquefois accompagnées d' une
espèce d' explosion de talens de plusieurs genres.
J' ai vu nombre de fois, la plus grande fécondité
d' idées, la plus brillante imagination, une
aptitude singulière à tous les arts, se développer
tout-à-coup chez des filles de cet âge, mais
s' éteindre bientôt par degrés, et faire place,
au bout de quelque tems, à la médiocrité d' esprit
la plus absolue. La même cause, ou la même
circonstance n' a souvent pas moins de

p312

puissance, chez les jeunes garçons : souvent aussi
les heureux effets n' en sont pas plus durables. Il
paraît cependant qu' on observe plus ordinairement
chez les femmes, cette exaltation et cette chute
climatérique de la sensibilité.
C' est une remarque singulière et qui revient
parfaitement à notre sujet, que la folie n se
montre presque jamais dans la première époque de la
vie. On rencontre, avant l' âge de puberté, des
imbécilles, des épileptiques ; j' ai même observé
dès lors, quelques vaporeux : mais on ne rencontre
point encore avant cette époque, du moins que je
sache, de fous proprement dits. Pour rendre le
cerveau capable des excitations internes vicieuses,
qui caractérisent la manie, il semble que les nerfs
aient besoin d' avoir reçu l' influence des liqueurs
séminales, ou les impressions particulières dont la
présence de ces liqueurs est accompagnée. Aussi,
quelques médecins ont-ils conseillé la castration,
comme un remède extrême, dans le traitement de cette
maladie cruelle, où les remdes ordinaires échouent
si fréquemment : et si l' on peut s' en rapporter aux
observations dont ils appuient ce conseil, il n' a
pas été quelquefois sans efficacité. Quoi qu' il en
soit, au reste, de leur exactitude, nous sommes bien
sûrs que ce moyen n' aurait pas toujours un effet
utile ; car dans les grandes maisons publiques de
fous, on voit assez souvent ces malheureux
s' arracher les testicules au milieu de leurs accès
de fureur,

p313

sans qu' il résulte de là, le moindre changement
dans l' état du cerveau : et de plus, l' expérience
journalière prouve que la folie peut se prolonger
jusques dans la décrépitude, c' est-à-dire,
bien longtems après que les organes de la
génération ont perdu leur activié. Il est vrai que
la nature prépare encore, même dans ces derniers
tems, quelques faibles quantités de liqueurs
séminales : mais leur action sur le système peut
être regardée comme réduite à celle des plus
faibles stimulans généraux ; puisque les désirs et
les déterminations organiques auxquelles ils sont
liés, se trouvent alors pour l' ordinaire
entièrement abolis.
L' orgasme nerveux dont la première éruption des
règles est accompagnée, se renouvelle en partie
aux périodes mensuelles suivantes, qui ramènent
cette commotion. à chacune de ces époques, la
sensibilité devient plus délicate et plus vive.
Pendant

p314

tout le tems que dure la crise, les observateurs
attentifs ont souvent remarqué dans la
physionomie des femmes, quelque chose de plus
animé ; dans leur langage, quelque chose de plus
brillant ; dans leurs penchans quelque chose de
bizarre et de capricieux.
On peut étendre cette observation au tems de la
grossesse, quoique les dispositions qui se montrent
durant cette dernière époque, diffèrent, à plusieurs
égards, de celles qui paraissent inséparables de la
menstruation. Durant la grossesse, une sorte
d' instinct animal régit la femme, avec une puissance
d' autant plus irrésistible, que les ressorts secrets
en sont plus étrngers à la réflexion : et pour peu
qu' on sache entendre le langage de la nature, on
ne saurait méconnaître, pendant tout ce tems, les
signes d' une sensibilité qui s' exerce par
redoublemens périodiques d' énergie, et qui,
susceptible d' être excitée dans les intervalles, par
les causes les plus légères, peut se laisser
entraîner facilement à tous les écarts.
Chapitre xi.
Lorsque la crise de la puberté se fait d' une
manière régulière et conforme au plan général de la
vie, elle occasionne un grand nombre de changemens
utiles dans le système animal. C' est le moment oùse
terminent plusieurs maladies propres à l' enfance.
L' on peut même espérer alors, avec beaucoup de

p315

fondement, la guérison de plusieus affections
chroniques, communes à tous les âges. Mais pour peu
que les opérations de la nature soient contrariées,
comme elles mettent ici en action des organes d' une
sensibilité singulière, l' impuissance, ou la
mauvaise direction des efforts produit une foule de
désordres nerveux généraux. De là résultent des
dispositions extraordinaires de l' esprit, des
affections, ou des penchans singuliers. On connaît
toutes les bizarreries dont les pâles couleurs sont
accompagnées chez les jeunes filles ; et j' ai
déjà remarqué que cette maladie n' était pas
tout-à-fit étrangère aux jeunes garçons mobiles
et délicats. Dans l' un et dans l' autre sexe,
presque indifféremment, il se présente, à
cette même époque, beaucoup d' autres maladies
nerveuses, qui peuvent changer directement tout
l' ensemble des habitudes. Or, on ne peut mettre
en doute que ces maladies dépendent de l' état des
organes de la génération, puisqu' elles
s' affaiblissent à mesure que l' activité de
ceux-ci diminue, et qu' on peut même ordinairement
les guérir tout-à-coup, en exerçant les facultés
nouvelles qui viennent dese développer, ou
laissant du moins un libre cours à des appétits
dont la satisfaction entre dans l' ordre
des mouvemens naturels.
Les livres de médecine et l' observation journalière
fournissent beaucoup d' exemples de ces maladies,
regardées souvent par l' ignorance comme

p316

l' ouvrage de quelque puissance surnaturelle. Rien
n' est moins rare que de voir des femmes (car, par
plusieurs raisons faciles à trouver, elles sont les
plus sujettes à ces désordres nerveux) ; rien n' est
moins rare que de lesvoir acquérir, dans leurs
accès des vapeurs, une pénétration, un esprit, une
élévation d' idées, une éloquence qu' elles n' avaient
pas naturellement : et ces avantages, qui ne sont
alors que maladifs, disparaissent quand la santé
revient. Robert Whytt, Lorry, Sauvages, Pomme,
Tissot, Zimmermann, en un mot, tous les
médecins qui traitent des maladies des nerfs,
citent beaucoup de faits de ce genre. J' ai souvent
eu l' occasion d' en observer de très-singuliers ;
j' en ai même rencontré des exemples, quoique plus
rarement sans doute, chez certains hommes
sensibles et forts, mais trop continens. Dans un
de ses derniers volumes, Buffon a rappelé
l' histoire célèbre d' un curé de l' ancienne
Guyenne, qui, par l' effet d' une chasteté
rigoureuse, dont son tempérament ne s' accommodait
pas, était tombé dans un délire vaporeux voisin
de la manie. Pendant tout le tems que dura ce
délire, le malade déploya divers talens qui
n' avaient pas été cultivés en lui : il faisait
des vers et de la musique ; et, ce qui est encore
bien plus remarquable, sans avoir jamais touché
de crayon il dessinait, avec beaucoup de
correction et de vérité, les objets qui se
présentaient à

p317

ses yeux. La nature le guérit par des moyens
très-simples. Il paraît même qu' il sut parfaitement
bien, dans la suite, se garantir de toute
rechûte. Mais, quoiqu' il restât toujours homme
d' esprit, il avait vu s' évanouir, avec sa maladie,
une grande partie des facultés merveilleuses
qu' elle avait fait éclore.
Je crois devoir observer à ce sujet, que la
continence abslue a des effets très-différens,
suivant le sexe, le tempérament et les dispositions
particulières de l' individu. Chez les femmes, ces
effets ne sont pas les mêmes que chez les hommes.
En général, elles supportent dans ce genre plus
facilement les excès, et plus difficilement les
privations : du moins ces privations, lorsqu' elles
ne sont pas absolument volontaires, ont-elles
ordinairement pour les femmes, sur-tout dans
l' état de solitude et d' oisiveté, des inconvéniens
qu' elles n' ont que plus rarement pour les hommes.
Ls sujets bilieux et mélancoliques, à fibres tout
à la fois sensibles et fortes, éprouvent
généralement, par suite d' une continence hors de
saison, des inquiétudes qui dénaturent quelquefois
entièrement leur humeur, et changent toutes leurs
dispositions habituelles. Ce régime les expose à des
maladies inflammatoires ou convulsives ; il imprime
à leur imagination une activité funeste, et leur
caractère en devient âpre, incommode et malheureux.
Au contraire, pour les sujets à fibres molles, qui

p318

sont en même tems faibles et peu sensibles, une
continence presque absolue paraît quelquefois
nécessaire. Dans les tempéramens moyens,
lorsqu' elle n' est pas poussée à l' excès, elle
augmente l' activité des mouvemens vitaux, élève
le degré de la chaleur animale, donne à l' esprit
plus de pénétration, de force, de hardiesse ;
elle nourrit particulièrement dans l' âme toutes les
dispositions tendres, bienveillantes et généreuses :
comme au contraire, rien n' affaiblit plus
l' intelligence, ne dégrade plus le coeur,
que l' abus des plaisirs de l' amour, sur-tout
lorsqu' après qu' ils ont cessé d' être un besoin,
l' on a recours à ds excitations factices pour en
rappeler les désirs.
Chapitre xii.
En parant de cet intervalle qui sépare, chez la
femme, la première éruption des règles et leur
cessation définitive, intervalle qui forme le tems
le plus précieux de son existence, on pourrait
juger nécessaire d' entrer dans quelques détails,
touchant les effets moraux de la grossesse et de la
lactation. Entre la mère et le foetus renfermé
dans son sein,

p319

entre la nourrice et l' enfant qu' elle allaite, il
s' établit des rapports qui méritent particulièrement
d' être observés. Dans l' une et dans l' autre
circonstance, la nature des deux êtres associés
paraît, en quelque sorte, identifiée et confondue :
elle l' est cependant beaucoup moins dans la
seconde circonstance que dans la première. Mais de
ces deux genres, ou plutôt de ces deux degrés de
sympathie, car ls appartiennent à la même
source, l' on voit également naître des séries de
sentimens et d' habitudes, qui ne peuvent tre
imputés qu' à l' influence des organes de la
génération. Au reste, cette question de physiologie
morale, pour être traitée complètement, exigerait
beaucoup plus d' étendue qu' il ne nous est permis de
lui en donner ici. Mais nous voyons les effets ;
nous en assignons les causes avec certitude : cela
nous suffit ; et nous pouvons négliger, dans ce
moment, la recherche des moyens par lesquels
ces causes exercent leurs actions.
Le tems de la cessation des règles est, sans doute,
une époque importante dans la vie des femmes.

p320

Quand un être vivant perd la faculté d' engendrer,
il entre dans une existence tout individuelle,
bornée à la durée probable de sa propre vie.
Auparavant, il coexistait, pour ainsi dire, avec
toute la suite des générations ; il appartenait
à tous les tems futurs, omme à tous les tems
passés. Un changement si important ne se fait
pas, sans qu' il en survienne en même tems
beaucoup d' autres dans les dispositions générales
et dans les affections intérieures du sujet. Or,
il n' est pas douteux que nous ne devions les
rapporter tous également, à l' état des parties de
l' économie animale, dans lesquelles a lieu
le changement primitif, dont les autres ne
sont que des conséquences.
On peut comparer la révolution qui se fait alors
dans le cours du sang chez la femme, à celle que
nous avons fait observer chez l' homme (mémoire
sur les âges)
, vers l' époque où le flux
hémorroïdal se tranforme en gravelle, en goutte,
en dispositions apoplectiques, etc. Plusieurs
médecins ont regardé le flux hémorroïdal comme une
espèce de menstruation : l' observation confirme en
effet quelques-uns des rapports qu' ils ont
indiqués. On peut même noter un nouveau point de
ressemblance entre les deux sexes, relativement
à ces évacuations critiques ; je veux parler de
l' espèce de seconde jeunesse, ou turgescence de
tempérament, dont nous avons fait mention dans le
même mémoire, et qui correspond à l' époque où
les viscères hypocondriaques

p321

se dégorgent, du moin momentanément, par
l' effet de certaines circonstances climatériques.
Ce phénomène se marque chez la femme, par des
symptômes encore plus frappans, au moment de la
suppression des règles. Mais il ne faut pas ici,
sans doute, le rapporter aux mêmes causes. L' utérus,
ses dépendances, et d' autres organes adjacens sont
alors dans un travail particulier : leur sensibilité,
portée au dernier terme d' excitation, réagit avec
une force proportionnelle sur tout le système, et
notamment sur le cerveau. De là, des idées que les
empreintes de l' âge, presque toujours trop évidentes,
rendent si souvent hors de saison ; de là, des
sentimens plus passionnés, qu' une beauté qui s' efface
transforme trop de fois, en véritables malheurs. Sur
ce point, comme sur quelques autres, les femmes
ont été traitées sévèrement par la nature. L' homme
n' a pas, à beaucoup près, autant qu' elles, à se
plaindre des désirs, ou des affections qu' une
période un peu tardive de l' âge renouvelle en lui,
puisqu' il lui reste encore ordinairement quelques
moyens de les faire partager.
Chapitre xiii.
Après la cessation des règles, les organes de la
génération ne perdent pas tout à coup leur
activité particulière : quelquefois même le
travail périodique, par lequel cette évacuation
se reproduit, continue pendant fort longtems.
J' ai vu des femmes qui,

p322

dix ou douze ans après, ressentaient encore
chaque mois, une pléthore locale et des
pressions à l' utérus, avec divers autres
symptômes dont la menstruation véritable
est accompagnée. Dans ce cas, les changemens
généraux qui doivent s' ensuivre de la
cessation définitive de ce flux, m' ont paru
beaucoup moins évidens : et alors la femme reste
malheureusement femme, à trop d' égards encore,
jusque bien avant dans la vieillesse.
Mais lorsque le système des organes de la
gnération, suivant une marche plus conforme
à la nature, perd, vers ce tems, la partie
de sensibilité qui se rapporte plus directement
à la reproduction de l' espèce ; lorsque ses
fonctions s' engourdissent par degrés, et
cessent entièrement enfin à l' époque convenable,
toutes les habitudes de l' économie animale
éprouvent certaines modifications qu' il est
facile de saisir. La voix devient plus forte ;
le léger duvet de la jeunesse acquiert sur
le visage une épaisseur, une longueur,
une consistance qu' on ne voudrait lui
trouver que dans l' homme : les goûts n' ont
plus cette tournure vive et délicate ; les
idées prennent une autre direction.
Je ne citerai, relativement à l' état moral, qu' un

p323

seul exemple, mais qui me paraît tenir à tout,
et, pour ainsi dire, tout expliquer.
Les jeunes filles, même avant que la nubilité
se déclare, éprouvent un attrait singulier
pour les enfans : elles ne sont jamais plus
heureuses, que lorsqu' on les charge de veiller
sur eux, de les soigner, de leur donner des
instructions. Lorsqu' elles n' ont pas
d' enfant sous la main, des poupées leur
en tiennent lieu. La journée entière sepasse
à lever ces poupées, à les coucher, à leur
distribuer une feinte nourriture, à leur
apprendre à parler ; en un mot, à les
gouverner sur tous les points. Cet attrait, qui
se fortifie ensuite considérablement à l' époque
de la nubilité, reste toujours le même jusqu' à
celle de la cessation des règles. La destination
dela femme paraît ici bien marquée dans
ces inclinations. Mais au moment où la nature
lui enlève la faculté de concevoir, elle
laisse en même tems s' éteindre en elle,
le penchant sans lequel les soins de mère
fussent devenus impossibles. Ce phénomène est
surûtout remarquable dans les vieilles filles,
chez qui l' habitude, ou des sentimens plus
réfléchis, fondés sur les rapports de la
parenté, ou de l' amitié, ne remplacent pas
l' impulsion de l' instinct. Mais, quoique
moins remarquable dans les vieilles femmes
qui ont eu des enfans, il l' est encore pour
des yeux attentifs : elles deviennent, à
peu près, ce que sont en général tous les hommes
que la paternité, ou

p324

certaines habitudes de coeur, peuvent seules
modifier à cet éard. Il faut pourtant
excepter les grand' mères, aussi bien que les
grand' pères, dont la tendresse aveugle pour
leurs petits-enfans, est un sentiment
très-composé, qu' on doit analyser avec
beaucoup de soin dans toutes ses nuances,
et même, il faut le dire, dans tous ses
caprices, si l' on veut en bien connaître
les véritables sources. Mais, au reste,
ce sentiment ne ressemble en rien à l' espèce
d' instinct machinal dont nous parlons.
La femme devient donc ordinairement, à la
cessation des règles, ce qu' on a vu qu' étaient,
après l' âge de puberté, les filles chez
lesquelles cet âge ne fait point entrer en action
les ovaires et l' utérus. C' est encore un de ces
cas où les moyens paraissent se rapporter
à la fin, d' une manière extrêmement
raisonnée : mais c' est toujours, comme nous
l' avons fait rearquer ailleurs, parce que
la fin et les moyens tiennent également à
la même cause, aux lois de l' organisation.
Chapitre xiv.
On peut vouloir rechercher s' il se passe quelque
chose d' analogue chez les hommes. Ceux à qui la
nature a refusé la force virile, et ceux qui
la perdent avec l' âge, n' éprouvent-ils point
des modifications dépendantes de l' absence
de ces facultés,

p325

qu' ils n' ont pas reçues, ou qui leur ont
été ravies ? Cette question nous force
à dire un mot des effets de la mutilation.
Les observateurs de tous les siècles
ont remarqué dans les animaux mutilés,
un ensemble d' habitudes particulières,
qui n' ont pas toutes des rapports bien
directs avec les fonctions des organes
de la génération. Non seulement les désirs
de l' amour, ou disparaissent entièrement
et sans retour pour ces individus dégradés,
ou changent bizarrement de nature, et
produisent en eux de nouvelles déterminations ;
mais, de plus, le fond même de l' organisation
générale se trouve alors singulièrement
affecté. Le tissu cellulaire devient plus
abondant et plus lâche ; les mscles
s' affaiblissent ; les courbures de certains
os changent de direction ; les articulations
se gonflent ; la voix devient plusaiguë : enfin,
les causes de quelques maladies paraissent
détruites ; d' autres maladies les remplacent ;
et leurs mouvemens critiques suivent un ordre
différent.
Le changement qui se fait dans les dispositions
morales, est peut-être plus remarquable encore.
Les anciens croyaient que la mutilation dégrade
l' homme, et perfectionne, au contraire,
l' animal. Le fait est qu' elle les dégrade
également l' un et l' autre, puisqu' elle altère
leur nature. Mais en rendant l' animal plus
faible, elle le rend plus docile et plus
propre aux vues de l' homme : en brisant le
lien qui l' unit le plus fortement à son espèce, elle

p326

développe en lui des sentimens plus vifs
d' attention et de reconnaissance pour la
main qui le nourrit.
L' effet est le même dans l' homme. La mutilation
le sépare, pour ainsi dire, de son espèce : et
la flamme divine de l' humanité s' éteint
presque entièrement dans son coeur, à la suite
de l' évènement fatal qui le prive des plus
doux rapports établis par la nature, entre
les êtres semblables.
On sait que les eunuques sont, en général
la classe la plus vile de l' espèèe humaine : lâches
et fourbes, parce qu' ils sont faibles ; envieux
et méchans, parce qu' ils sont malheureux.
Leur intelligence ne se ressent pas moins
de l' absence de ces impressions qui donnent
au cerveau tant d' activité, qui l' animent
d' une vie extraordinaire, qui, nourrissant
dans l' âme tous les sentimens expansifs et
généreux, élèvent et dirigent toutes les
pensées. Narsès est, peut-être, la seule
exception très-imposante qu' on puisse opposer
à cette règle, d' ailleurs véritablement
générale : c' est du moins le seul grand
homme parmi les eunuques, dont le nom vive
encore dans l' histoire. Combien n' est-il donc
pas immoral, combien n' est-il pas cruel et
funeste à la société, cet usage qui fait ainsi,
comme à plaisir,

p327

des hommes dégradés et corrompus ? ... mais
enfin les réclamations des sages seront
écoutées : secondées par l' opinion publique,
elles n' auront point été élevées sans fruit,
dans un siècle de lumières et d' humanité.
Les différences relatives au mode et à l' époque
de cette opération, en mettent beaucoup dans ses
effets. L' amputation complète de tous les
organes externes de la génération étruit
d' une manière bien plus entière et plus
générale, les penchans qui leur appartiennent,
que l' amputation partielle, ou le froissement
de quelques-uns de ces organes, ou la
ligature comprimante des cordons spermatiques.
Quand on mutile l' homme, ou les animaux, dans
leur première enfance, on les dénature bien plus
que lorsque l' opération se fait après la
puberté. J' ai vu même assez souvent chez
des adultes, dont certaines maladies avaient
obligé d' extirper ceux de ces organes qu' on
ampute, ou froisse dans la seconde
méthode de castration, les désirs vénériens
subsister avec une grande force, et les
signes extérieurs de la puissance virile
se reproduire encore longtems après, par
les excitations ordinaires, mais on
voit quelquefois aussi, ces sujets tomber dans
l' apathie la plus profonde, ou dans une
mélancolie sombre et funeste, dont rien ne peut
plus les tirer. Ce dernier état du système
cérébral a été observémême chez des hommes
que l' âge, ou leurs

p328

opinions avaient fait déjà renoncer entièrement
aux plaisirs de l' amour.
Chez les jeunes gens à qui la nature a refusé,
soit en tout, soit en partie, les facultés
viriles, la puberté ne produit point
ses effets accoutumés ; et cela doit être.
Mais en outre, à cette époque, toutes
les parties osseuses et musculaires vont
se rapprochant tous les jours d' avantage,
des formes extérieures et des dispositions
propres à la femme. Jai rencontré de ces
personnages équivoques, chez qui, non
seulement la voix était plus grêle, les muscles
plus débiles, et la contexture générale du
corps plus molle et plus lâche, mais qui
présentaient encore cette plus grande largeur
proportionnelle du bassin, que nous avons
dit caractériser la charpente osseuse du corps
des femmes : et par conséquent ils marchaient
comme elles, en décrivant un plus grand
arc autour du centre de gravité. Dans ces
cas, l' état physique m' a toujours paru
accompagné d' un état moral parfaitement
correspondant.
Mais, quand la destruction des facultés
génératrices est le produit tardif des maladies,
ou de l' âge, elle n' a pas, à beaucoup près, la
même influence. La disposition des fibres et la
sensibilité de l' individu sont déjà profondément
modifiées par les habitudes naturelles de son
sexe particulier. Et dans l' extinction qu' amène
la vieillesse, les choses se passant d' une
manière lente, graduelle, et suivant les

p329

lois ordinaires de la nature, rien ne devient
remarquable à cet égard, parce que tout est
comme il doit être ; parce que la nécessité
de l' affaiblissement progressif de la vie
dans tous les organes, se lie à celle
de son irrévocable abolition.
Dans les cas d' impuissance précoce, ainsi que
dans certaines maladies qui, sans produire
directement cet état, dégradent d' une manière
spéciale les organes de la génératon, on
remarque cependant encore que toute l' existence
en est singulièrement affectée. J' ai connu
trois hommes qui, dans la force de l' âge,
étaient devenus tout à coup impuissans.
Quoiqu' ils se portassent bien d' aileurs,
qu' ils fussent très-occupés, et que l' habitude
de la continence, ou du moins d' une grande
modératio, ne leur rendît pas les désirs
qu' ils avaient perdus très-regrettables, leur
humeur devint sombre et chagrine, et leur
esprit parut bientôt s' affaiblir de jour en jour.
D' un autre côté, le célèbre Ribeiro Sanchès,
élève de Boerhaave, observe, dans son
traité des maladies vénériennes chroniques ,
que ces maladies disposent particulièrement
aux terreurs superstitieuses. J' ai recueilli
moi-même un assez grand nombre de faits
qui confirment son assertion. Cet effet
singulier m' a toujours paru dépendre d' une
dégradation très-marquée des organes génitaux.

p330

Conclusion.
Telles sont, citoyens, les considérations
générales qui me semblent démontrer
invinciblement la grande influence des sexes
sur la formation des affections morales
et des idées. Vous sentez qu' il serait
facile de pousser beaucoup plus loin leurs
applications aux phénomènes que présente
journellement l' homme physique et moral : mais
il suffit, pour notre objet, de bien noter
les points principaux, auxquels tous les
détails peuvent être rapportés facilement.
Je ne parlerai même pas des effets prodigieux
de l' amour sur les habitues de l' esprit
et sur les penchans, ou les affections de
l' âme : premièrement, parce que l' histoire de
cette passion est trop généralement connue
pour qu' il puisse être utile ici de
la tracer de nouveau ; ; secondement, parce que,
tel qu' on l' a dépeint, et que la société le
présente en effet quelquefois, l' amour est sans
doute fort étranger au plan primitif de la
nature.
Deux circonstances ont principalement contribué,
dans les sociétés modernes, à le dénaturer par une
exaltation factice : je veux dire, d' abord,
ces barrières mal-adrites que les parens, ou
les institutions civiles, prétendent lui opposer,
et tous les autres obstacles qu' il rencontre
dans les préjugés relatifs à la naissance,
aux rangs, à la fortune ; car, sans

p331

barrières et sans obstacles, il peut y avoir
beaucoup de bonheur dans l' amour, mais non du
délire et de la fureur : je veux dire, en
second lieu, le défaut d' objets d' un intérêt
véritablement grand et le désoeuvrement
général des classes aisées, dans les
gouvernemens monarchiques ; à quoi l' on peut
ajouter encore les estes de l' esprit de
chevalerie, fruit ridicule de l' odieuse
féodalité, et cette espèce de conspiration
de la plupart des gens à talens pour diriger
toutel' énergie humaine vers des dissipations
qui tendaient de plus en plus à river pour toujours
les fers des nations.
Non, l' amour, tel que le développe la nature,
n' est pas ce torrent effréné qui renverse tout : ce
n' est point ce fantôme théâtral qui se nourrit de
ses propres éclats, se complaît dans une vaine
représentation, et s' énivre lui-même des effets
qu' il produit sur les spectateurs. C' est encore
moins cette froide galanterie qui se joue
d' elle-même et de son objet, dénature, par une
expression recherchée, les sentimens tendres et
délicats, et n' a pas même la prétention de
tromper la personne à laquelle ils
s' adressent ; ou cette métaphysique subtile
qui, née de l' impuissance du coeur et de
l' imagination, a trouvé le moyen de rendre
fastidieux les intérêts les plus chers aux âmes
véritablement sensibles. Non, ce n' est rien de
tout cela. Les anciens, sortis à peine
de l' enfance sociale, avaient, ce semble,
bien mieux

p332

senti ce que doit être, ce qu' est véritablement
cette passion, ou cepenchant impérieux, dans
un état de choses naturel : ils l' avaient
peint dans des tableaux à la vérité défigurés
encore par les travers et les désordres
que toléraient les moeurs du tems, mais
cependant plus simples et plus vrais.
Sous le régime bienfaisant de l' égalité,
sous l' influence toute-puissante de la
raison publique, libre enfin de toutes
les chaînes dont l' avaient chargé
les absurdités politiques, civiles ou
superstitieuses, étranger à toute exagération,
à tout enthousiasme ridicule, l' amour sera le
consolateur, mais non l' arbitre de la vie ;
il l' embellira, mais il ne la remplira
point. Lorsqu' il la remplit, il la dégrade ;
et bientôt il s' éteint lui-même dans les
dégoûts. Bacon disait de son tems que cette
passion est plus dramatique qu' usuelle : plus
scenae quàm vitae prodest
. Il faut espérer
que dans la suite on dira le contraire.
Quand on en jouira moins rarement et mieux dans
la vie commune, on l' admirera bien peu telle que
la représentent en général nos pièces de théâtre
et nos romans. Bacon prétend aussi, dans le même
endroit, qu' aucun des grands hommes de
l' antiquité ne fut amoureux. Amoureux, dans le
sens qu' on attache ordinairement à ce mot ?
Non assurément. Mais il en est peu qui n' aient
cherché dans le sentiment le plus doux de la
nature, dans un sentiment qui devient la base
de tou ce que l' état social offre

p333

de plus excellent, les véritables biens
qu' elle-même nous y a préparés.
Le coeur humain est un champ vaste, inépuisable
dans sa fécondité, mais que de fausses
cultures semblent avoir rendu stérile ;
ou plutôt ce champ est, en quelque sorte,
encore tout neuf. On ignore encore
quelle foule de fruits heureux on le verrait
bientôt produire, si l' on revenait toutde bon
à la raison, c' est-à-dire, à la nature. En
interrogeant avec réflexion et docilité
cet oracle, le seul véridique, en réformant,
d' après ses leçons fidèles, les institutions
politiques et morales, on verrait bientôt
éclore un nouvel univers. Et qu' on se garde bien
de craindre avec quelques esprits bornés,
qu' ennemie des illusions et de leurs vaines
jouissances, la saine morale puisse jamais,
en les dissipant, nuire au véritable
bonheur. Non, non : c' est, au contraire, à la
raison seule qu' il appartient non seulement
de le fixer, mais encore d' en multiplier pour
nous les moyens, de l' étendre, aussi bien que
de l' épurer et de le perfectionner chaque jour
davantage. Sans doute, à mesure que l' art
d' exister avec soi-même et avec les autres,
cet art si nécessaire à la vie, mais
cependant presque entièrement étranger parmi
nous, du moins presque entièrement inconnu
dans notre système d' éducation, à mesure que cet
art fera des

p334

progrès, on verra s' évanouir tous ces
fantômes imposans, soitdes fausses vertus,
soit des faux biens, qui, trop longtems,
ont composé presque toute l' existence morale
de l' homme en société. En fouillant
dans les trésors cachés de l' âme humaine, on
verra s' ouvrir de nouvelles sources de bonheur ;
on verra s' agrandir journellement le cercle
de ses destinées : et la raison n' a pas moins
de découvertes utiles à faire dans le monde
mora, que n' en font dans le monde physique,
ses plus heureux scrutateurs.
C' est encore ainsi, qu' en même tems que l' art
social marchera de plus en plus vers la
perfection, presque toutes ces grandes merveilles
politiques, l' objet de l' admiration de
l' histoire, dépouillées l' une après l' autre
du vain éclat dont on les a revêtues,
ne paraîtront plus que des jeux frivoles,
et trop souvent funestes, de l' enfance du
genre humain. Les événemens, les institutions,
les opinions que l' ignorant enthousiasme
a le plus déifiés, exciteront bientôt à
peine quelque sourire d' étonnement. Les forces
de l' homme, presque toujours employées à lui
créer des malheurs, dans la poursuite de
pitoyables chimères, seront enfin tournées vers
des objets plus utiles et plus réels ;
des ressorts extrêmement simples en dirigeront
l' emploi, et le génie ne s' occupera plus que
des moyens d' accroître les jouissances solides
et le bonheur véritable ; je veux dire les
jouissances et le bonheur qui découlent
directement et sans mélange

p35

de notre nature. Tel est, en effet, le seul
but auquel le génie puisse aspirer ; telles sont
les recherches qui méritent seules d' exercer
et de déployer oute sa puissance ; telles
sont enfin les succès qu' il doit considérer
comme réellement dignes de couronner
et de consacrer ses efforts.

SIXIEME MEMOIRE



p336

de l' influence des tempéramens sur la
formation des idées et des affections
morales
.
Introduction.
à chaque pas nouveau que nous faisons dans
l' étude de l' univers, les rapports des
objets s' étendent, se multiplient, se
compliquent à nos yeux ; et, dans chaque
genre, leur connaissance et leur
exposition systématique constituent ce qu' on
appelle la science.
Sous quelque point de vue que l' on considère
les objets, on est sûr d' avance d' y trouver
des rapports. Mas tous les rapports ne sont,
ni également faciles, ni également importans
à saisir. Il en est dont la connaissance ne
peut être que le résultat de beaucoup
d' observations, ou d' expériences, et qui
se cachent, pour ainsi dire, dans l' intime
composition des corps, ou dans leurs propriétés
les plus subtiles. Il en est aussi qui,
portant sur des objets, ou fort éloignés de
nous, ou dont nous n' avons encore appris à faire
aucun usage, semblent

p337

étrangers au but principal de nos recherches, et
du moins n' excitent qu' un simple intérêt de
curiosité. Quelques-uns dépendent de
considérations si bizarres ou si minutieuses,
qu' ils doivent être regardés comme absolument
frivoles. D' autres enfin, dont l' imagination
fait tous les frais, forment le vaste
domaine des visions.
Sans doute, les rapports les plus importans à
observer sont ceux qui se remarquent entre les
objets que la nature a placés le plus près de
nous, entre les objets dont nous faisons plus
particulièrement usage. Il n' est pas moins
évident que si nous devons soupçonner des
rapports certains, immédiats, étendus, c' est
sur-tout entre les opérations que nous
présente chaque jour l' ordre constant de
la nature, et les instrumens immédiats qui
les exécutent ; entre des opérations diverses
exécutées par les mêmes instrumens.
à ce double titre, rien n' était plus utile, rien
n' était plus naturel que de cherher des rapports
entre les facultés physiques de l' homme, et
ses facltés qu' on appelle morales. En effet,
d' une part, l' objet le plus voisin de nous,
c' est l' homme sans doute, c' est nous-mêmes ;
et tout notre bien-être ne peut être fondé que
sur le bon usage des facultés attachées à
notre existence. D' autre part, ce mot
facultés de l' homme , n' est assurément que
l' énoncé plus ou moins général des opérations
produites par le jeu de ses organes : c' est
leur abstraction

p338

que les esprits les plus exacts ont souvent
bien de la peine à ne pas personnifier. à
proprement parler, les facultés physiques,
d' où naissent les facultés morales,
constituent l' ensemble de ces mêmes
opérations : car la langue philosophique ne
distingue ces deux modifications u physique
et du moral, que parce que les observateurs,
pour ne pas tout confondre dans leurs
premières analyses, ont été forcés de considérer
les phénomènes de la vie sous deux points
de vue différens.
Ces motifs, ou d' autres parfaitement analogues,
engagèrent les anciens à rechercher les lois
de cette correspondance, établie entre les
dispositions organiques, et le caractère, ou
la tournure des idées, entre les affections
directes qui résultent de l' action des objets
inanimés sur les diverses parties de notre
corps, et les affections plus réfléchies que
produisent la coexistence et la sympathie avec
des êtres sensibles comme nous. L' on dut même
penser que cette recherche non seulement était
essentielle, non seulement devait conduire
à des résultats certains, mais qu' elle était
encore facile, et que le besoin journalier
nous ramenant sans cesse à l' observation
des phénomènes physiques et moraux, la
liaison des ciconstances qui les déterminent,
ne devait pas tarder à se faire sentir.
En voyant combien les ancies s' étaient hâtés
d' associer la médecine à la philosophie,
avec quel soin ils avaient fait entrer
les connaissances physiologiques

p339

dans leurs institutions civiles et dans leurs
plans d' éducation, nous pouvons juger de
l' importance qu' ils attachaient à cette
manière générale de considérer l' homme.
Leur doctrine des tempéramens en fut
peut-être le fruit principal. Ces grands
observateurs ne tardèrent pas à s' apercevoir
que l' action des corps extérieurs ne modifie
que jusqu' à un certain point les dispositions
organiques ; et que, soit dans la structure
intime des parties, soit dans leur manière de
recevoir les impressions, il y a des dispositions
fixes, qui semblent essentielles à l' existence
même des individus, et que nulle habitude
ne peut changer.
Ce que j' ai dit, dans le premier mémoire, sur
cette doctrine et sur les objections dont
elle paraît susceptible, est plus que suffisant ;
je ny reviendrai pas. D' ailleurs, s' il y a
quelques matières où les opinions de nos
prédécesseurs peuvent être d' un grand poids
à nos yeux, il y en a beaucoup d' autres
touchant lesquelles peu nous importe c qu' ils
ont pensé. On consulte avec fruit les anciens
sur les faits particuliers dont ils ont
été les témoins, ou même sur certains faits
généraux qui ne peuvent se préseter de
nouveau, qu' après de longs intervalles
de tems, et qu' ils ont eu l' avantage d' observer ;
mais, quand il s' agit d' objets qui sont
habituellement sous nos yeux, de phénomènes
que le cours ordinaire des choses reproduit
et ramène à chaque instant, interrogeons la
nature, et non les livres ; voyons ce

p340

qu' il y a dans ces objets et dans ces
phénomènes, sans trop nous embarrasser de ce
que les autres ont cru y voir. Si quelquefois
leurs observations nous servent e guides,
et nous aident à mieux observer nous-mêmes,
trop souvent aussi la paresse, sous le
nom de respect, se repose sur l' autorité : on
ne se sert, pour ainsi dire, plus de ses
propres yeux ; on ne voit que par ceux
d' autrui ; et bientôt la vérité même,
en passant de livre en livre, prend tous
les caractères de l' imposture et de l' erreur.
On peut, dans le sujet qui nous occupe, plus
peut-être que dans tout autre, s' adresser avec
confiance directement à la nature. Tous les
élémens de la question sont sous nos yeux,
et les lois que nous chechons à déterminer sont
éternelles. Cherchons donc à reconnaître
ce qu' il y a de plus évident et de plus simple
dans les faits qui s' y rapportent.
Chapitre i.
Quand on compare l' homme avec les autres
animaux, on voit qu' il en est distingué par des
traits caractéristiques qui ne permettent pas de
le confondre avec eux. Quand on compare l' homme
avec l' homme, on voit que la nature a mis entre
les individus, des différences analogues,
et correspondantes, en quelque sorte, à celles
qui se remarquent entre les espèces. Les
individus n' ont pas tous la même taille, les
mêmes formes extérieures ; les fonctions

p341

de la vie ne s' exécutent pas chez tous, avec
le même degré de force ou de promptitude ;
leur penchans n' ont pas la même intensité,
ne prennent pas toujours la même direction.
Les différences qui frappent le premières,
se tirent de la taille et de l' embonpoint. Il
y a des hommes d' une stature élevée ; il y en
a dont la stature est courte. Tantôt, ils sont
ou doués de muscles puissans, ou chargés
de graisse ; tantôt, ils sont maigres
ou même décharnés. La couleur des cheveux,
des yeux, de la peau, fournit encore quelques
autres distnctions, qui doivent également
être rapportées aux formes extérieures.
Si nous observons ces corps en mouvement, si
nous les voyons déployer les facultés et
remplir les fonctions qui leur sont propres,
nous trouverons que les uns sont vifs, alertes,
quelquefois impétueux ; que les autres
sont lents, engourdis, inertes. Leurs
maladies présentent, à plusieurs égards,
les mêmes caractères que leur constitution
physique : leurs penchans, leurs goûts,
leurs habitudes obéissnt à la même
impulsion, et subissent des modifications
analogues à celles de leurs maladies : et
l' on voit assez souvent cet état primitif des
organes étouffer certaines passions, faire
éclore des passions nouvelles à certaines
époques déterminées de la vie, et changer,
en un mot, tout le système moral.
En établissant ainsi, presque dès le premier
pas, la correspondance des formes extérieures
du corps

p342

avec le caractère des mouvemens, et du
caractère des mouvemens avec la tournure
et la marche des maladies, avec la direction
des penchans et la formation des habitudes,
sans doute, nous franchissons beaucoup
d' intermédiaires, qui n' ont été parcourus
que lentement par les observateurs. Il a
fallu de l' attention et du tems, pour découvrir,
dans les ouvrages de la nature, ces rapports
directs de toutes les parties qui les composent
et de tous les mouvemens dont ils sont
animés : il a fallu beaucoup d' observations,
pour concevoir l' idée que ces parties
sont faites l' une pour l' autre, ou plutôt
que leur réunion systématique en un tout,
que leurs proprités, ou leurs fonctions,
dépendent de certaines lois communes qui
les embrassent toutes également. Mais
cette vue générale porte avec elle un
si grand caractère d' évidence et de certitude,
eôle naît si directemnt de la nature des
choses et de notre manière de les concevoir,
qu' il serait très-superflu, sur-tout d' après
ce que j' ai dit dans le mémoire déjà cité,
de vouloir revenir sur la suite de ses
preuves. On peut donc l' admettre avec confiance,
comme le résultat le plus immédiat des faits.
Ces premières remarques commencent à
déterminer l' état de la question.
Mais, en étudiant l' homme, on s' aperçoit bientôt
que la connaissance des formes extérieures est
peu de chose. Les mouvemens les plus importans,
les opérations les plus délicates ont lieu
dans son intérieur.

p343

Pour s' en faire des notions exactes, il est
donc nécessaire d' étudier les instrumens
internes qui les exécutent. C' est ainsi
qu' on remonte, du moins quand cela se peut,
jusqu' aux circonstances qui déterminent
le caractère de leur action.
Les progrès véritables de l' anatomie ont
été fort lents ; ils ont dû l' être : mais
on n' a pas eu besoin d' y faire de grandes
découvertes, pour distiguer dans le
volume relatif des organes, dans la proportion,
ou la densité de leurs parties constitutives,
certaines différences qui se rapportent à
clles des formes extérieures, et par
conséquent, aux propriétés dont on avait
déjà reconnu la liaison avec ces dernières.
Certainement la proportion des solides et
des fluides n' est pas toujours la même ;
la densité des uns et des autres peut varier
aussi beaucoup dans les différens individus
que l' on compare. Certains corps sont, en
quelque sore, desséchés ; d' autres,
au contraire, sont abreuvés et comme inondés
de sucs lymphatiques et muueux. Il en est dont
les chairs et les membranes compactes et tenaces,
résistent aux compressions, aux tiraillemens
les plus forts, et même au tranchant du
scalpel ; il en est chez lsquels elles
paraissent tantôt muqueuses, tantôt
comme cotonneuses, et n' ont aucune fermeté.
Ces circonstances frappent les yeux les moin
attentifs. Enfin, l' on n' a pas eu de peine
à remarquer que le cerveau, le poumon,
l' estomac, le foie, etc., peuvent

p344

être plus ou moins volumineux, sans que cette
différence dépende toujours du volume total
du corps.
Si ces dernières observations se lient
constamment et par des rapports exacts, avec
les observations précédentes, nous aurons
déjà fait quelques pas dans le sujet de
nos recherches.
Mais il n' est pas toujours, à beaucoup près,
nécessaire de suivre péniblement la marche
tardive des inventeurs. Ici, l' on peut,
sans danger, partir des derniers résultats
auxquels la science est parvenue : car
les connaissances descriptives d' anatomie
portant sur des objets palpables et
directement soumis à l' examen des sens,
elles sont du nombre des plus certaines,
du moins relativement à ces points,
les plus matériels et les plus grossiers : et
pourvu que nos raisonnemens physiologiques
se renferment sévèrement dans les faits,
nous procéderons avec une entière certitude.
Nous avons dit ailleurs, que, sous le point
de vue purement anatomique, le corps vivant
peut se réduire à des élémens très-simples ;
savoir : 1 le tissu cellulaire, où flottent
les sucs muqueux que l' influence vitale
organise, et qui, recevant d' elle différens
degrés d' animalisation, fournissent à leur
tour, les matériaux immédiats des membranes
et des os ; 2 le système nerveux, où réside
le principe de la senssilité ; 3 la fire
charnue, instrument général des mouvemens : encore
même, comme nous

p345

l' avons fait observer, est-il assez vraisemblable
que la fibre charnue n' est que le produit
d' une combinaisn de la pulpe nerveuse avec
le tissu cellulaie, ou avec les sucs dont
il est le réservoir, combinaison dans laquelle,
ainsi que dans plusieurs de celles dont
la chimie nous offre les exemples, le
caractère des parties constitutives disparaît
entièrement, pour faire place à de nouvelles
propriétés.
C' est par des expériences directes, qu' on a fait
voir, que, chez les animaux les plus parfaits, le
mouvement et la vie sont imprimés à toutes les
parties du corps, par les nerfs, ou plutôt par
le système nerveux : rien ne paraît plus
complètement démontré dans la physique des
corps vivans. C' est donc aussi de la manière
dont le système nerveux exerce son acion,
et dont cette action est éprouvée ou ressentie
par les organes, qu' il faut déduire les
différences observées dans les fonctions,
ou dans les facultés, qui ne sont, à leur
tour, que les fonctions elles-mêmes, ou
leurs résultats généraux.
Pour se faire une idée complète de l' action du
système nerveux, il est nécessaire de le
considérer sous deux points de vue un peu
différens : je veux dire 1 comme agissant par
son énergie propre sur

p346

tous les organes qu' il anime ; 2 comme recevant,
par ses extrémités sentantes, les impressions
en vertu desquelles il réagit ensuite sur
les organes moteurs, pour leur faire produire
les mouvemens et exécuter les fonctions.
Nous avons indiqué dans un des précédens
mémoires, les principales observations
qui démontrent la première manière d' agir
des centres nerveux : l' évidence de cette
action résulte d' ailleurs du fait même
de la vie, ou de la sensibilité physique, dont
ces centres sont la source. C' est en effet de
là qu' elle découle, et va se distribuer dans
toutes les parties dès le moment même de la
formation du foetus : et vraisemblablement,
c' est encore son énergie qui organise
graduellement les matériaux inertes dont il
est formé, en leur faisant ressentir l' impulsion
vitale. Quant à la faculté qu' a le système
nerveux, de recevoir les impressions par ses
extrémités sentantes, et de déterminer les
mouvemens qui s' y rapportent, c' est encore
un fait incontestable, et d' ailleurs si facile
à saisir dans l' observaion journalière,
qu' il porte en lui-même sa preuve, et n' a
besoin proprement que d' être énoncé.
Il est possible que les circonstances
particulières qui président à la formation
de chaque individu de la même espèce, déterminent
irrévocablement le degré d' énergie, et le
caractère de sa sesibilité. Par exemple, il est
possible qu' il y ait d' homme à homme,
des différences primordiales dans ce quon

p347

peut appeler le principe sensitif lui-même : il
est du moins très-sûr que ces différences
ont lieu d' espèce à espèce. Mais, comme nous
ne savons point de quelle combinaison dépend
le phénomène de la sensibilité, tout ce
que nous pouvons, est de rechercher la
cause de ses modifications, dans celles des
parties où cette faculté s' exerce, sans qu' une
saine logique puisse jamais nous permettre
de personnifier réellement la sensibilité
elle-même, en lui prêtant des qualités
antérieures à l' existence de ces parties,
ou indépendantes des circonstances de leur
organisation.
Chapitre ii.
Quoique le système nerveux ait une organisation
très-particulière, il partage cependant,
à beaucoup d' égards, les conditions générales
des autres parties vivantes. L tissu cellulaire
qui forme ses enveloppes extérieures, qui
se glisse entre les divisions de ses stries
médullaires, est tantôt plus spongieux,
plus lâche, plus noyé de sucs ; tantôt il est
plus dense, plus ferme, plus sec. D' ailleurs,
la moelle elle-même reçoit une quantité
considérable de vaisseaux qui lui portent
son aliment : et de la manière dont elle
s' en empare, dont ses fonctions s' exécutent,
dont les résorptions s' opèrent dans son sein,
il résulte de grandes différences dans la
proportion, et par conséquent aussi, dans la
qualitédes humeurs qui s' y préparent ou qui
s' y fixent.

p348

Ces différences de proportion ont frappé dès
longtems, les anatomistes les moins réfléchis : il
ne faut que des yeux pour les reconnaître. Les
différences de qualité ne se manifestent guère
que dans un état extrême ; c' est-à-dire,
lorsqu' elles ont produit es altérations
notables, comme dans les cas d' endurcissement
squirreux, d' altération e la couleur, ou
d' érosion de la substance du cerveau. Mais
nous savons que son état humide, ou muqueux,
sa mollesse, sa flaccidité, se lient à des
sensaions lentes, ou faibles, que sa
ténacité, sa fermeté, sa sécheresse, se lient
au contraire à des sensations vives,
impétueuses, ou durables. Nous savons, en outre,
que les humeurs animales ont une tendance
continuelle à s' exalter progressivement,
à mesure qu' elles se rapprochent et se
concentrent ; sur-tout lorsque cette
concentration tient, comme elle le fait ici
presque toujours, à l' augmentation de
mouvement, ou d' action dans l' organe. Et de là
nous tirons quelques conséquences qui jettent
du jour sur la question. Car, quoiqu' on ait
fait encore assez peu de progrès dans
la connaissance des altérations que les diverses
humeurs peuvent subir, et principalement dans
celle des effets physiologiques qui en
résultent, les observations les plus certaines
nous ont appris qu' un surcroît d' action, de la
part des organes, produit un surcroît d' énergie
dans les sucs vivans ; et qu' à son tour
l' extrême vitalité de ces sucs, ou l' excès

p349

des qualités qui leur sont propres, augmente
la sensibilité des organes, toujours
proportionnelle à l' activité de leurs
stimulans naturels.
Jusqu' à présent, nous devons en convenir,
l' application des idées chimiques à la
physique animle n' a pas éé fort heureuse.
Cependant, sans le secours de la chimie, nous
n' aurions sans doute jamais bien connu
plusieurs substances qui se produisent dans
les corps animés, ou qui se développent lors de
leur décomposition ; et les dernières
expériences des chimistes français semblent
offrir de nouveaux points de vueet de
nouvelles espérances à la médecine. Ce
sont eux, en particulier, qui nous ont fait mieux
connaître le phosphore, dont la découverte date
du commencement du siècle, mais dont la doctrine
de Lavoisier, touchant la combustion, a pu seule
assigner la place parmi les corps non encore
décomposés de la nature.
N sait que le phosphore se retire des matières
animales. Il se retrouve aussi dans le règne
minéral. Mais on pourrait mettre en doute s' il
n' y est pas produit, comme les terres
calcaires, par la décomposition des
débris d' animaux : on peut du moins
regarder celui qui se retire directement
de ces débris comme une production immédiate
de la vie sensitive, comme un résultat des
changemens que les

p350

solides et les fluides animaux sont susceptibles
d' éprouver ; ou, si l' on veut, comme une des
substances simples qu' ils ont particulièrement
la propriété de s' assimiler. Dans les corps
des animaux qui se décomposent, le phosphore
paraît éprouver une combustion lente : sans
produire de flamme véritable, sans être
du moins, pour l' ordinaire, capable de
faire entrer en ignition les corps combustibles
qui l' avoisinent, il devient lumineux, et
répand dans les ténèbres de vives clartés
qui, plus d' une fois, ont pu donner beaucoup
de consistance à ces visions, qu' on redoute
et qu' on cherche tout ensemble, près
des tombeaux. Les parties qui semblent être
le réservoir spécial du phosphore, sont le
cerveau et ses appendices, ou plutôt le système
nrveux tout entier ; car c' est à la décomposition
commençante de la pulpe cérébrale, que sont dues
ces lumières phosphoriques qu' on observe si
souvent la nuit dans les amphithéâtres ; et
c' est principalement autour des cerveaux
mis à nu, ou de leurs débris épars sur les
tables de dissections, qu' elles se font remarquer.
Or, un assez grand nombre d' observations me font
présumer que la quantité de phosphore qui se
développe après la mort, est proportionnelle à
l' activité du système nerveux pendant la vie. Il
m' a

p351

paru que les cerveaux des personnes mortes
de maladies caractérisées par l' excès de cette
activité, répandaient une lumière plus vive et
plus éclatante. Ceux des maniaques sont
très-lumineux : ceux des hydropiques et des
leuco-flegmatiques le sont beaucoup moins.
Chapitre iii.
Depuis que les belles expériences de Franklin
ont fixé l' attention des savans sur les
phénomèes de l' électricité, on n' a pas eu
de pene à s' apercevoir que les corps vivans
ont la faculté de produire ces condensations
du fluide électrique, parlesquelles son
existence se manifeste. Les animaux à fourrures
épaisses, particulièrement ceux qui se
tiennent propres, et qui se garantissent
soigeusement de l' humidit, comme
les chats et toutes les espèces analogues,
sont fort électriques. La propriété des
pointes aide, sans doute, à mieux expliquer
le fait : mais les hommes, ceux même qui sont
le moins velus, condensent une quantité
considérable d' électricité ; et les
procédés ordinaires, employés par les
physiciens, peuvent la rendre sensible.
C' est un résultat direct

p352

et naturel des fonctions vitales : seulement
l' exercice et les frictions artificielles
ugmentent beaucoup cette quantité d' électricité,
que les corps vivans sont susceptibles
d' accumuler et de retenir, à la manière
des substances idioélectriques. Ces moyens
la renden quelquefois si considérable, que
le rétablissement de l' équilibre se fait avec
de vives étincelles et des crépitations dont
certaines personnes sont effrayées. Il paraît
même que l' organe nerveux est une espèce
de condensateur, ou plutôt un véritable
réservoir d' électricité, comme de phosphore.
Mais il diffère certainement des autres substances
idioélectriques, en ce qu' il est en même tems un
excellent conducteur de l' électricité extérieure ;
tandis que ces substances interceptent, à la
vérité, le cours du fluide, le reçoivent et
l' accumulent par frotteent, mais ne le
transmettent pas, quand il est accumulé sur
d' autres corps qui leur sont contigus. Peut-être,
au reste, le système nerveux n' est-il
si bon conducteur, que par ses enveloppes
cellulaires externes, et non pa sa pulpe
cérébrale interne, à laquelle seule sont attachées
toutes les facultés qui le caractérisent
particulièrement.
Ces condensations d' électricité, qui se produisent
pendant la vie, dans le système nerveux, paraissent
ne pas se détruire tout-à-coup au moment même
de la mort. Nous sommes fondés à croire qu' elles
subsistent quelque tems encore après ; et peut-être
l' équilibre n' est-il entièrement rétabli que
lorsque la

p353

pulpe cérébrale a subi un certain degré de
décomposition. Peut-être aussi trouvera-t-on
que ce changement s' opère par cette combustion
lente du phosphore dont il a été question
ci-dessus ; ce qui nous indiquerait peut-8 tre
encore des rapports entre le fluide 2 lectrique
et le phosphore ! Et pourrait jeter plus
de lumi 7 re sur la nature de ces deux 8 tres
singuliers.
Quoi qu' il en soit, la quantité de flide
électrique que les corps vivans accumulent par le
simple effet des fonctions, ou par celui de
l' exercice et du frottement, n' est pas, à
beaucoup près, la même chez les divers
individus ; la différence est même très-grande,
à cet égard, de l' un à l' autre : et l' on
observe que les circonstances propres à condenser
une quantité plus considérable d' électricité, sont
celles qui déterminent, ou qui annoncent une plus
grande activité du système nerveux ; c' est-à-dire,
celles-là précisément dont nous a semblé dépendre
la production d' une quantité plus considérable de
phosphore.
Il paraît difficile de ne pas admettre que les
phénomènes du galvanisme, et par conséquent ceux
de l' irritabilité des parties musculaires, soit
pendant la vie, soit après la mort, sont dus
à la portion d' électricité retenue dans les
nerfs, laquelle s' en dégage plus ou moins
lentement, à raison de l' espèce, de l' âge
et des dispositions organiques particulières

p354

de l' animal. Suivant cette manière de voir, les
fibres charnues irritées opéreraient
successivement, par leurs contractions, le
dégagement de l' électricité condensée dans les
nerfs qui les animent ; et ces contractions
pourraient se renouveler, jusqu' au moment
où le dégagement serait entièrement terminé.
Chaque irritation produirait donc une secousse
électrique : et lorsque la partie aurait perdu
la faculté de se contracter par les irritations
mécaniques, ou chimiques, on pourrait la
lui rendre assez longtems encore, en
lui faisant subir des sections réitérées ;
attendu qu' à chaque section le scalpel irait
chercher et provoquer les plus petits ilets
nerveux qui se perdent dans les muscles.
L' expérience de Galvani porte à croire que le
système nerveux est une espèce de bouteille
de Leyde, et que la différence du métal qui
touche le nerf et de celui qui touche le
muscle, représente la différence

p355

de la surface interne et de la surface extérieure
de la bouteille. C' est ici, par le moyen de métaux
différens, qu' on fait communiquer les deux
surfaces, et qu' on produit l' explosion
éectrique, ou la contraction musculaire qui
en est l' effet. Dans cette même expérience,
faite, dit-on, sans l' intermédiaire des métaux,
et par l' application immédiate du nerf
dénudé sur les fibres musculaires, on
voit u corps électrique, mais d' un caractère
particulier, qui se décharge sur son conducteur,
ou dans son récipient propre : et peut-être le
nerf conserve-t-il encore, ici, le caractère
de bouteille de Leyde ; l' une de ses extrémités,
celle qui va se ramifier

p356

et se perdre dans le muscle, représentant la
surface interne ; l' autre, c' st-à-dire, celle
qui est flottante et qu' on met artificiellement
en contact avec les fibres, représentant la
surface eterne.
Dans l' une et dans l' autre expérience, tous les
faits observés sur le mort et sur le vivant,
paraissent établir sans difficulté la doctrine
que nous exposons : et les plus savans phsiciens
donnent unanimement à ces phénomènes
l' électricité pour cause. Il ne faut
cependant pas, quand on parle de l' électricité
animale, attacher à ce mot le même sens qu' un
faiseur d' expériences, opérant sur les machines
inanimées, attache aux phénomènes dépendans
de l' accumulation du fluide électrique universel.
Lla vie fait subir â toutes les substances
qu 4 elle combine ! Des modifications
remarquables ? Et suppos 2 ! Comme je
suis port 2 â le penser ! Que la sensibilit 2
n 4 existe point sans une accumulation de fluide
2 lectrique ! Ou du moins que cette accumulation
soit le résultat immédiat et nécessaire des
fonctions vitales, il faut toujours admettre
que ce fluide ne se comporte pas dans les
corps vivans et dans leurs débris après
la mort, comme dans les instrumens de nos
cabinets et de nos laboratoires, ni comme
dans les

p57

nuages et dans les brouillards, où la température
et l' humidité très-inégales des différentes
couches de l' atmosphère le distribuent
inégalement. En éprouvant l' action de la
nature sensible, il entre, sans doute,
dans des combinaisons qui changen son
caractère primitif : et les phénomènes particuliers
qui dépendent de cet état nouveau, ne cessent
entièrement, que lorsque le luide est tout
rentré, jusqu' à la dernière molécule, dans le
réservoir commun.

p358

Si les faits du galvanisme, qui se rapprochent par
plusieurs points de ceux de l' électricité
purement physique, s' en éloignent par quelques
autres, nous ne devons donc pas pour cela,
rejeter précipitamment l' identité de la cause
qui les détermine. Les considérations précédentes
peuvent rendre raison de cette apparente
irrégularité. Et quand nous ferons attention
à la différence singulière des produits
chimiques fournis par les matières qui ont eu vie,
et de ceux qui se retirent des minéraux, ou même des
végétaux, nous ne serons plus étonnés que
l' électricité, devenue partie constituante des
premières, ne se manifeste point par les mêmes
signs, que celle qui se trouve accumulée dans
les autres corps, par l' action de différentes
causes, et que ce fluide, ainsi décomposé,
présente une suite de phénomènes qi
paraissent, à quelques égards, tout-à-fait
nouveaux.
Chapitre iv.
Je ne suis point encore en état, je l' avoue, de
tirer de conclusions directes des faits que je viens
d' indiquer ; je suis sur-tout bien éloignéde
vouloir rien établir de dogmatique, d' après
les simples conjectures qu' ilsme suggèrent,
quelque vraisemblables

p359

qu' elles puissent paraître d' ailleurs. Mais par
l' exemple de la production du phosphore, et des
différences quepeut y apporter l' état particulier
du système nerveux, ou le degré d' énergie de
ses fonctions, j' ai voulu faire voir combien il
serait utile, ombien même il est maintenant
nécessaire d' étudier la combinaison des corps
animés, sous un point de vue moins général
et plus relatif aux dispositions organiques
de chaque espèce et de chaque individu. C' est
de cette manière, que ls expériences
chimiques, dont l' objet spécial est de
déterminer les principes constitutifs de diverses
parties animales, pourront jeter une grande
lumière sur l' économie vivante ; qu' elles
fourniront des vues directement applicables
à la médecine, à l' hygiène, à l' éducation
physique de l' homme, et leveront peut-être
encore quelques-uns des voiles qui couvrent
e mystère de la sensibilité. Il ne suffit pas,
en effet, d' avoir spécifié les caractères
distinctifs des matières animalisées en général,
ni même d' avoir décomposé et résous dans leurs
parties constitutives, différens organes,
ou différens systèmes d' organes en particulier : je
voudrais que ces génies heureux,

p360

à qui nous devons déjà de si belles tentatives,
fissent entrer les circonstances physiologiques et
médicales, qui se rapportent à l' individu dont ils
font le sujet de leurs expériences, comme
élément essentiel des problêmes à résoudre. Je
voudrais, s' il m' est permis de peser sur l' objet
dont il vient d' être question, que tout ce qui
peut concerner cette singulière production
du phosphore, la combinaison de l' azote,
l' absorption et l' assimilation de l' oxygène
dans les corps qui vivent et sentent, fut examiné
suivant les nouvelles méthodes d' analyse, soit en
comparant espèce à espèce, et partie à partie ; soit
en rapprochant l' individu de l' individu, chez les
deux sexes, à toutes les époques de la vie, et
dans tous les états qui constituent des différences
majeures et constantes. Il est plus que
vraisemblable qu' à ces différences dans la
constitution primitive, ou dans

p361

les dispositions accidentelles des corps vivans, on
verrait correspondre certaines variétés sensibles
dans l' intime combinaison des solides et des
humeurs : quand les matériaux se trouveraient
toujours exactement les mêmes, le genre, ou le
degré de leur combinaison différerait sans doute
considérablement : en un mot, il est vraisemblable
que ce ne seraient plus les mêmes êtres ; et
l' on sent combien l' étude de l' homme gagnerait
à ces éclaircissemens.
Chapitre v.
Mais, revenant du second point de vue, sous
lequel l' action de l' organe nerveux doit être
considérée (c' est-à-dire, à la faculté de recevoir
des impressions par ses extrêmités sentantes), nous
trouverons que les circonstances purement
anatomiques qui peuvent modifier cette faculté, sont
parfaitement analogues à celles qu' on observe dans
la structure de l' organe lui-même. En effet, ses
extrémités sont tatôt plongées dans les sucs
cellulaires, ou graisseux ; tantôt, leur pulpe
épanouie et mise presque à nu, s' offre, en quelque
sorte, sans intermédiaire, aux impressions ;
tantôt, ces extrémités sont molles et comme
flottantes ; tantôt, elles sont sèches et tendues.
Or, l' observation

p362

nous apprend, d' une part, que l' action des
corps extérieurs et des stimulans internes
est singulièrementengourdie par la surabondance
de la graisse ettdes mucosités ; que,
d' autre part, au contraire, les papilles
nerveuses sont d' autant plus sensibles,
que ces stimulans et ces corps agissent
plus immédiatement sur elles. C' est encore
un fait général, constaté par l' observation,
que la sensibilité des parties est en raison
directe de la tension des membranes. Tout
ce qui peut resserrer et dessécher une partie,
sans durcir trop considérablement ses enveloppes,
la rend plus sensible ; tout ce qui la relâche
et la détend, la rend en même tems aussi
mois susceptible d' impressions.
Pour suivre l' ordre le plus naturel des matières,
il faudrait maintenant, peut-être, examiner
l' état des organes du mouvement, soumis à
l' action du système nerveux, pour reconnaître
ainsi, ce qui, dans leur structure, est capable
de changer directement leur manière d' agir, et,
par conséquent, de modifier l' influence du
sentiment, ou des nerfs qui le transmettent.
Mais, comme nous trouverions encore ici
les mêmes circonstances anatomiques générales ;

p363

comme d' ailleurs, elles ne suffisent pas, à
beaucoup près, pour rendre raison de tous les
phénomènes, nous allons passer à d' autres
considérations, d' autant plus capables
d' éclaircir notre sujet, même relativement
aux points sur lesquels nous n' avons encore
osé prendre aucun parti définitif, qu' elles
se tirent de la contemplation de l' homme
vivant, c' est-à-dire de ce sujet lui-même, et
qu' elles ne se fondent plus uniquement sur
l' examen des humeurs et des parties mortes, où
le scalpel et l' analyse chimique ne retrouvent
que des empreintes infidèles de la vie.
L' inconstance des rapports entre les parties,
quant à leur grandeur, ou la différence de leur
volume relatif, est un de ces faits anatomiques qui
semblent devoir frapper au premier coup-d' oeil :
cependant il paraît n' avoir été bien observé
que par les anatomistes modernes. On avait déjà
soupçonné l' influence de ces variétés sur les
divers mouvements vitaux avant de les déterminer
elles-mêmes avec quelque exactitude. Celles qui
se rapportent aux âges, sont peut-être les
premières qu' on ait remarquées ; mais nous devons
convenir que leur liaison avec les phénomènes
physiologiques, ne peut s' expliquer encore d' une
manière bien complète. Ces dernières variétés
sont d' ailleurs étrangères à la question
qui nous occupe maintenant ; nous n' en
parlerons pas. Celles qu' on observe entre des
individus de même âge, n' ont été considérées avec le

p364

soin convenable, que depuis qu' on s' occupe
sérieusement d l' anatomie médicale, ou
pathologique ; de cete anatomie qui recherche
dans les cadavres, le siége et la cause des
maladies : et véritablement, l' étude de l' homme
sain et celle de l' homme malade sont également
indispensables, pour bien comprendre l' infuence
de ces dernières variétés sur les abitudes
du tempérament.
à raison du volume du corps, aussi bien qu' à
raison des différentes opérations vitales propres à
la nature de l' homme, nos organes doivent avoir
certaines proportions déterminées : ils doivent être
doués d' une certaine force : ils doivent exercer
une certaine somme d' action. Sans cela, le système
ne conserverait point son équilibre, et les
fonctions seraient souvent interverties, altérées,
quelquefois même totalement suspendues. Ce juste
rapport entre le volume des organes et leur
énergie respective, constitue l' excellence
de l' organisation ; il produit le sentiment
du plus grand bien-être, maintient l' intégrité
de la vie et garantit sa durée. Ce qui tient
à la nature, dans cet heureux état d' exacte
proportion, est sans doute un don précieux : ce qui
dépend de nous (je veux dire, toutes les vues qui
peuvent tendre à le produire artificiellement, par
des méthodes particulières de régime), doit être le
but de nos observations les plus attentives, de nos
expériences les plus assidues. Gardons-nous
cependant, sur ce point comme sur tout autre,
de croire

p365

qu' il y ait dans la nature des termes précis,
auxquels elle reste invariablement fixée : elle
flotte, pour l' ordinaire, entre certaines limites
qu' il lui est interdit de franchir ; et le terme
moyen que, suivant notre manière de voir,
nous considérons comme lui étant le plus
convenable, ou le plus familier, est peut-être
celui, dans le fait, auquel elle s' arrête
le plus rarement.
Cette règle, qu' on peut dire générale, est
spécialement applicable à l' objet particulier de la
discussion actuelle. Dans chaque homme, il y a des
parties d' un volume proportionnel plus ou moins
grand : chacun de nous a son organe fort et son
organe faible : certines fonctions prédominent
toujours sur les autres. Enfin, les irrégularités de
la vie, les erreurs du régime et des passions
augmentent encore ces écarts de la nature en
dirigeant presque toute la sensibilité vers
certains points, en rendant ces points
particuliers le centre de presqu tous les
mouvemens.
Les variétés relatives au volume, qui sont, ici,
proprement la circonstance matérielle, peuvent
tenir à des causes très-différentes. Une partie est
plus grande, ou plus renflée, tantôt parce qu' elle
est plus énergique ou plus active, et que,
par conséquent, elle attire à elle une quantité
plus considérable de sucs nourriciers ; tantôt,
au contraire, parce qu' elle est plus faible, que
les extrémités de ses vaisseaux n' ont pas assez
de ton pour résister

p366

à l' impulsion des humeurs, que ces humeurs s' y
amassent en plus grande quantité ; ou, pour parler
le langage de l' école ancienne, qu' il s' y forme des
fluxions. Car, en vertu des lois de l' équilibre, les
fluides contenus dans des canaux dont les parois
élastiques les pressent de toutes parts, se portent
vers les endroits où ils rencontrent le moins de
résistance : et, à mesure que la résistance diminue
dans un point du système, ses effets doivent
devenir proportionnellement plus sensibles dans les
autres ; ce qui, par d' autres lois propres à
l' économie vivante, augmente bientôt la cause Mme de
cette direction particulière des humeurs.
Dans ces deux cas bien distincts, le plus grand
volume des parties a, sans doute, une influence
très-différente sur les habitudes du tempérament ;
mais l' influence est également marquée dans tous
les deux.
Chapitre vi.
Ne nous arrêtons point aux petits détails ; ils sont
toujours trop incertains, ou trop insignifians :
attachons-nous seulement aux traits principaux, aux
circonstances dont la liaison avec les phénomènes
est évidente, et dont les effets peuvent être
reconnus et constatés.

p367

Je prends d' abord pour exemple le poumon.
Les médecins observateurs et les artistes qui
s' occupent à reproduire les formes de la nature, ont
remarqué depuis longtems, de grandes variétés
dans les dimensions de la poitrine : ils ont vu que
la structure générale du corps se ressent toujours,
plus ou moins, de ces différences ; que l' extrême
de chaque différence constitue une difformité dans
l' organisation, et un état maladif dans les
fonctions.
Mais nous ne parlons ici que de l' état sain.
La capacité plus grande de la poitrine est
toujours, ou presque toujours, accompagnée du
volume plus considérable du poumon ; il est même
vraisemblable qu' elle en dépend pour l' ordinaire.
Le volume du poumon paraît aussi déterminer
communément celui du coeur : ou du moins l' énergie

p368

des fibres de celui-ci se proportionne au volume de
celui-là : et tous les deux déterminent de concert,
les dispositions générales du système sanguin.
Tout le monde sait que la fonction propre du
poumon est de respirer l' air atmosphérique,
c' est-à-dire, d' attirer et de rejeter alternativement
des portions de ce fluide dans lequel nous sommes
toujours plongés. Mais la respiration n' est pas,
comme l' avaient prétendu quelques physiologistes, un
simple mouvement mécanique, destiné seulement à
faire marcher les liqueurs dans les vaisseaux
pulmonaires, par cette pression alternative d' un
fluide qui s' applique à leur srface : cen' est pas
uniquement un moyen direct de stimuler le coeur,
et par lui les artères, pour mettre en jeu
tout l' appareil hydraulique de la vie. Le poumon
décompose l' air : il détermine par là, dans
le sang, plusieurs changemens remarquables ;
il transforme le chyle en sang : enfin,
quoiqu' il y ait encore quelquesdoutes, ou
quelques obscurités touchant laproduction de la
chaleur animale, et la ressemblance de ses
phénomènes avec ceux de la combustion proprement
dite, n peut admettre, sans erreur, que cette
production dépend, en grande partie, de la
respiration ; puisque, dans les diverses espèces
d' animaux et dans les divers individus de chaque
espèce, elle paraît assez généralement
proportionnelle à la capacité de la poitrine.
Ainsi donc, un poumon plus volumineux produit,

p369

toutes choses égales d' ailleurs, une sanguification
plus active, ou plus complète ; il fournit une
plus grande quantité de chaleur animale ; il mprime
un mouvement plus rapide au sang. Pour sentir
l' évidence de ce dernier effet, il suffit de se
rappeler l' observation faite ci-dessus, que le coeur,
soit pour le volume, soit pour la force, est
toujours en rapport avec le poumon. D' ailleurs, une
chaleur plus considérable entraîne, ou supose une
circulation plus rapide et plus forte. Souvet
aussi, dans ce cas, tout le corps est couvert de
poils épais : la poitrine en est sur-tout
hérissée ; ce qui paraît concourir très-sensiblement
à produire une plus grande chaleur.
Supposons maintenant que toutes les circonstances
ci-dessus se trouvent réunies à des fibres
médiocrement souples, à un tissu cellulaire
médiocrement abreuvé de sucs ; et je dis que
cela doit arriver ordinairement, parce qu' une plus
grande énergie dans la circulation tient tous les
vaisseaux

p370

libres, porte par-tout une quantité suffisante
d' humeurs, et que cette même énergie, jointe à la
chaleur vitale plus grande, empêche qu' il ne s' y
fasse des congestions lentes, et donne aux solides
plus de vie et de ton : supposons donc cette
réunion, si naturelle d' après les vues de la
théorie, et si commune dans le fait ; nous aurons
un tempérament caractérisé par la vivacité et la
facilité des fonctions. Nous verrons sur-tout
que la chose doit être ainsi, en considérant
l' état organique du système nerveux,
qui est toujours, dans ce cas, analogue à l' état
des autres parties : quelquefois même, par des
raisons qui seront exposées ci-après, ce système
exerce alors une action, en quelque sorte
surabondante, qui peut contribuer à rendre les
mêmes résultats encore plus complets.
En effet, qu' arriverait-il dans le cas physiologique
que nous venons de caractériser dans notre
supposition ? Des extrémités nerveuses, épanouies
au milieu d' un tissu cellulair qui n' est ni
dépourvu de suc muqueux, ni surchargé d' humeurs
inertes, et sur des membranes médiocrement
tendues, doivent recevoir des impressions vives,
rapides, faciles. Puisqu' elles sont faciles,
elles doivent être variées ; puisqu' elles sont
rapides, elles doivent se succéder sans cesse ;
enfin, puisqu' elles sont vives, elles doivent
aussi s' effacer sans cesse mutuellement. Exécutés
par des muscles souples, par des fibres dciles,
et qu' en même tems imprègne une vitalité

p371

considérable, une vitalité par-tout égale et
constante, les mouvemens acquerront la même
facilité, la même promptitude, qui se manieste
dans es impressions. L' aisance des fonctions
donnera un grand sentiment de bien-être ; les
idées seront agréables et brillantes, les
affections bienveillantes et douces. Mais les
habitudes auront peu de fixité : il y aura
quelque chose de léger et de mobile dans
les affections de l' âme ; l' esprit manquera de
profondeur et de force : en un mot, ce sera le
tempérament sanguin des anciens, avec tous les
caractères qu' ils lui prêtent dans leurs
descriptions.
Mais comment peut-il donc se faire que cette
plus grande largeur de la poitrine, ou ce plus
grand volume du poumon, que nous considérons ici
comme la circonstance principale du tempérament
sanguin, se retrouve pourtant encore chez les
individus les plus inertes, chez ces hommes
chargés de tissu cellulaire et de graisse,
qu' on désigne par le nom générique de
flegmatiques , ou ptuiteux ? Pour
répondre à cette question, il faut quitter la
poitrine, et passer aux viscères abdominaux.
Considérons d' abord le foie, ou plutôt le système
entier de la veine-porte, qui sert de lien commun
à tous les organes contenus dans la cavité du
bas-ventre.

p372

Chapitre vii.
Dans le foetus, le foie est d' un volume
proportionnel très-considérable ; et pendant
toute la durée de l' enfance, il ne se rapproche
qu' insensiblement de celui qu' il doit avoir à un
âge plus avancé. Mais dans les premiers tems,
quoique le foie filtre beaucoup de bile, cette
bile est muqueuse, inerte, sans activité :
conséquemment le viscère n' exerce que
très-incomplètement encore, la grande influence
qu' il doit acquérir plus tard, sur l' ensemble de
l' économie animale ; influence qui, du reste, comme
je viens de l' indiquer, tient à ce qu' étant le
rendez-vous de tous les vaisseaux veineux qui
rapportent le sang des diverses parties
flottants du bas-ventre, il correspond avec
elles, par les sympathies les plus directes
et les plus étendues, et leur fait toujours
ressentir vivement, t partager jusqu' à un certain
point, la manière dont s' exécutent ses fonctions.
Quand cette rédominance de volume du foie
survit dans l' adulte, aux révolutions de l' âge ;
quand ce viscère, après que la bile a pris toute
son activité, continue à la fournir dans la même
abondance proportionnelle, les phénomnes de la
vie présenten de nouveaux caractères : il se
prépare un genre particulier de tempérament.
Parmi les humeurs animales qui peuvent être
facilement soumises à l' examen, la bile est
certainement

p373

une ds plus dignes d' attention. Formée
d' un sang qui s' est dépouillé de plus en plus,
dans son cours, de ses parties purement
lymphatiques et muqueuses, elle est surchargée
de matières huileuses et grasses : et cependant
ce sang rapporte, i l' on peut s' exprimer
ainsi,, des impressions de vie multipliées,
de chacun des organes qu' il a parcourus. Aux
yeux du chimiste, la bile est une substance
inflammale, albumineuse, savonneuse, etc.,
d' un genre particulier : aux yeux du physiologiste,
c' est une humeur très-active, très-stimulante,
agissant comme menstrue énergique sur les sucs
alimentaires et sur les autres humeurs, imprimant
aux solides des mouvemens plus vifs et plus forts,
augmentant d' une manière directe, leur ton
naturel. Ses usages pour la nutrition, sont
extrêmement imporans ; ses ffets, relativement
aux habitudes générales, sont extrêmement
étendus : il est même certain qu' elle agit
directement sur le système nerveux, et, par lui,
sur les causes immédiates de la sensibilité.
Ordinairement, les effets stimulans de la bile
coïncident avec ceux de l' humeur séminale. Ces
deux produits d' organes et de fonctions si
différens, acquièrent toute leur énergie à peu
près aux mêmes

p374

époques ; et le plus souvent, ils ont des degrés
correspondans d' exaltation.
Nous avons parlé ailleurs de l' influence de
l' humeur séminale, ou de celle des organes de la
génération qui préparent cette humeur : il suffit
ici de rappeler que tout le système des idées
et des affections éprouve tout à coup une
commotion singulière, au moment où ces organes
entrent décidément en action, et que la
production des poils, la fermeté des ligamens
articulaires, quelques circonstances
de l' ossifiction elle-même, paraissent dépendre
e cette même cause, d' une manière particulière et
irecte.
Reprenons ici nos suppositions. Je choisis pour
exemple un individu chez qui le foie produit une
plus grande quantité de bile, ou une bile plus
active, que dans l' état ordinaire. Il est
très-vraisemblable, il est presque certain,
que l' inspection anatomique nous fera découvrir
chez lui, un foie plus volumineux ; soit que
cet organe se trouve tel dès l' origine, soit
qu' une plus grande énergie, une plus
grande somme d' action, l' ait fait croître au delà
des proportions communes.
Mais nous venons de dire que l' énergie de la
liqueur séminale est presque toujours en rapport
avec celle de la bile, ou que l' influence du
foie et celle des organes de la génération se
correspondent et s' exercent de concert.
Admettons que les choses se passent effectivement

p375

ainsi dans le cas supposé : admettons, de plus,
qu' il y ait un certain état général de tention et de
roideur dans tout le système, dans tous les points
où s' épanouissent les extrémités sensibles, dans
toutes les fibres musculaires.
Si nous recherchons ce que doivent produire ces
diverses circonstances physiologiques réunies,
il est facile de voir que les sensations auront
quelque chose de violen, les mouvemens quelque
chose de brusque et d' impétueux.
Supposon encore, pour compléter les données,
que la poitrine ait une capacité, et le poumon,
aussi bien que le coeur, un volume considérable :
alors, à des sensations exaltées, à des
déterminations véhémentes, se joinront une
grande énergie dans les mouvemens circulatoires
et beaucop de chaleur vitale.
Or, presque toutes ces mêmes circonstances
réagissent les unes sur les autres, et se prêtent
une force nouvelle. L' activité des organes de la
génération augmente celle du foie ou de la bile ;
l' activit de la bile accroît celle de tous les
mouvemens, et en particulier de la circulation ;
la production plus considérable de la chaleur
se rapporte à une circulation plus forte ou plus
accélérée ; l' état de la respiration tient
à celui de la circulation : enfin, chacune des
fonctions ci-dessus agit sur le système nerveux,
qui réagit, à son tour, sur toutes à la fois.
Puisque les membranes sont sèches et tendues,

p376

et que l' activité des liqueurs bilieuse et
séminale augmente la sensibilité des extrémités
nerveuses, les sensations, je le répète, seront
donc extrêmement vives. Leurtransmission de la
circonférence au centre, la réaction du système
nerveux, la détermination et l' exécution des
mouvemens rencontreront ar-tout des
résistances dans la roideur des parties : mais
toutes les résistances seront énergiquement
vaincues par cette force plus grande de la
circulation, dont nous venons de parler. Ainsi,
les impressions seront aussi rapides, aussi
changeantes que dans le tempérament sanguin.
Comme chacune aura un degré plus considérable
de force, elle deviendra momentanément plus
dominante encore. De là, résultent
des idées et des affections plus absolues, plus
exclusives, et en même tems aussi plus
inconstantes.
Cependant les résistances qui se font sentir dans
toutes les fonctions, le caractère âcre et ardent
que les dispositions, ou la quantité de la bile,
impriment à la chaleur du corps, l' extrême
sensibilité de toutes les parties du système,
donnent à l' individu un sentiment presque
habituel d' inquiétue. Le bien-être
facile du sanguin lui est entièrement inconnu. Ce
n' est que dans les grands mouvemens, dans les
occasions qui emploient et captivent toutes ses
forces, dans les actions qui lui en donnent la
conscience pleine et entière, qu' il jouit
agréablement et facilement de l' existence : il n' a,
pour ainsi dire, de repos que dans l' excessive
activité. Or, encore une

p377

fois, les causes de cette activité s' entretiennent
et se renouvellent sans cesse par l' énergie
directe du système nerveux, et par celle des
organes de la génération, dont l' action est si
puissante sur ce système, considéré dans son
ensemble, et sur les autres organes principaux,
pris séparément.
Nous venons donc de peindre, trait pour trait,
le tempérament bilieux des anciens. Parvenusau
même résultat par des routes différentes,
cette conformité devient pour nous une nouvelle
preuve de leur génie observateur : elle garantit
l' exactitude de nos communes observations.
Je n' ajoute ici qu' une remarque. Dans ce
tempérament, les vaisseaux artériels et veineux
ont un plus grand calibre ; et la quantité du
sang paraît beaucoup plus considérable que dans le
sanguin proprement dit. C' est Staahl qui, le
premier, a fait ette remarque ; mais il n' en a pas
donné la raison. Dans notre manière de voir,
cette circonstance s' explique très-naturellement,
ainsi que la plus grande chaleur propre aux
bilieux : l' une et l' autre, en effet,
semblent bien véritablement dues à l' influence
prédominante du poumon et du coeur, combinée
avec celle du foie. Mais Staalh n' avait pas encore
des idées bien nettes touchant l' action du poumon
dans la sanguification ; il ne soupçonnait même pas
les rapports de la respiration avec la production de
la chaleur animale. Au reste, il est assez
étonnant que les anciens, qui regardaient le foie
comme le

p378

centre et le rendez-vou de tout le système
sanguin, n' aient pas rapporté leur tempérament
bilieux à cette ypothèse, plutôt qu' à la
considération des qualités, ou de la quantité
de la bile. Mais ces fidèles contemplateurs
de la nature s' en sont tenus à l' énonciation
de faits physiologiques et médicaux : ils ont
eu grandement raison.
Chapitre viii.
Nous sommes maintenant en état de faire
connaître dans son principe le tempérament inerte,
désigné sous le nom de pituiteux , ou
flegmatique ; tempérament dans lequel,
malgré la capacité plus grande de la poitrine
et le volume du poumon, la production de la
chaleur et la force de la circulation sont peu
considérables.
Il suffira d' observer que chez certains
individus, 1 les fibres sont originairement
plus molles ; 2 que, chez ces mêmes individus,
les organes de la génération et le foie
manquent souvent d' énerie : deux dispositions
organiques générales, qui résultent
très-certainement d' un concours de circonstances

p379

particulières, relatives aux élémens dont les
différentes parties sont composées, ou à l' état
de la sensibilité qui les anime.
Nous pourrions établir aussi que, dans ce cas, le
système nerveux n' a reçu lui-même originairement
qu' une somme lus faible d' activité ; c' est-à-dire
que les sources de la vie y sont réellement moins
abondantes. Maiscomme cette dernière
considération, quoiqu' infiniment probable,
ne peut être appuyée sur des observations, ou
sur des expériences directes ; nous croyons
devoir la laisser de côté ; ce qui, du reste,
ne change rien aux résultats.
Le foetus n' est, pour ainsi dire, qu' un mucus
organisé. Dans l' enfant nouveau né, les
cartilages et même plusieurs os ne sont encore
que des substances mucilagineuses, condensées
et raffermies par la force croissante des
fonctions. Jusqu' à l' âge de puberté,
l' enfant est sujet aux dégénérations glaireuses : ses
intestins en sont farcis ; ses vaisseaux
lymphatiques et ses glandes en sont baignés,
embarrassés : enfin, chez lui, le tissu
cellulaire est plus lâche et plus abreuvé
de sucs. Pendant toute cette première époque,
l' état contraire est toujours, en quelque sorte,
un état de maladie ; il suppose dans les humeurs
une exaltation contre nature, ou certains
développemens préoces de la sensibilité. Mais les
dispositions propres à l' enfant, changent du
moment où l' action du système génital se fait
sentir ; elles s' effacent par degrès, à mesure
que la bile s' exalte ; elles disparaissent

p380

enfin d' autant plus entièrement, que cette
humeur acquiert une plus grande activité.
Si donc l' humeur séminale et la bile sont filtrées
en quantité plus faible, ou ne se trouvent pas
douées de toute l' énergie convenable, la puberté,
la jeunesse et les premières années de l' âge mûr
n' amèneront pas les changemens dont nous venons
de parler. Nous savons, par des observations
très-sûres, que la présence de ces deux humeurs,
non-seulement aiguise la sensibilité, donne plus de
ton aux fibres ; mais en outre, qu' elle favorise la
production de la chaleur, soit directement et par
elle-même, soit indirectement, en stimulant toutes
les fonctions, notamment la circulation des
différens fluides vitaux. Ainsi, dns le cas
donné, la circulation sera plus lente et la
chaleur plus faible. Il s' ensuit que les
résorptions se feront mal ; et par conséquent
les sucs muqueux s' accumuleront : que
les coctions assimilatoires seront incomplètes ; et
par conséquent l' abondance des sucs muqueux ira
toujours en croissant. Ces sucs épanchés de toutes
parts, gêneront et affaibliront de plus en plus les
vaisseaux, ils engorgeront les poumons ; ils
dégraderont immédiatement, dans leur source, la
sanguification et la production de la chaleur.
Mais leurs effets ne s' arrêtent pas là. Bientôt ils
émoussent la sensibilité des extrémités nerveuses ;
ils assoupissent le système cérébral lui-même :
enfin les fibres charnues, que ces mucosités
inondent,

p381

et qui ne se trouvent sollicitées que par de
faibles excitations, perdent graduellement leur
ton naturel ; et la force totale des muscles
s' énerve et s' engourdit.
Que chez les sujets flegmatiques, ou pituiteux,
le foie et les organes de la génération aient moins
d' activité, c' est un fait constant que
l' observation démontre. On ne remarque point ici,
l' appétit vif et les digestions rapides propres au
bilieux. Les résultats de digestions incomplètes
s' y rapprochent beaucoup de ce qu' on observe dans
les enfans. Elles produisent, comme dans ces
derniers, des mucosités intestinales
très-abondantes, des déjections d' une
couleur moins foncée. On remarque aussi que les
pituiteux n' éprouvent qu' à des degrés plus faibles,
les changemens occasionnés dans la physionomie
et dans le son de la voix, par l' action de
l' humeur séminale : ils sont moins velus, et la
couleur de leurs poils est moins foncée ; leurs
différentes humeurs ont une odeur moins forte :
enfin, ce qui est plus frappant et plus direct, ils
sont moins ardens pour les plaisirs de l' amour.
D' après tout ce qui vient d' être dit, l' état des
sensations, l' ordre des mouvemens, le caractère des
habitudes seront ici très-faciles à prévoir.
Les sensations ont peu de vivacité : de là
résultent des mouvemens faibles et lents ; de là
résulte encore une tendance générale de toutes les
habitudes vers le repos. Comme les fonctions
vitales n' éprouvent

p382

pas de grandes résistances, à cause de la
souplesse, et de la flexibilité des parties, le
flegmatique ne connaît point cette inquiétude
particulière au bilieux ; son état habituel est un
bien-être doux et tranquille. Comme les organes
n' éprouvent chez lui que de faibles irritations,
et comme les impressions reçues par les
extrémités nerveuses se propagent avec lenteur,
il n' a ni la vivacité, ni la gaîté brillante, ni
le caractère changeant du sanguin. Les fonctions
et tous les mouvemens quelconques se font, pour
lui, d' une manière traînante : sa vie a quelque
chose de médiocre et de borné. En un mot,
le pituiteux sent, pense, agit lentement
et peu.
Chapitre ix.
Les caractères distinctifs du bilieux sont
extrêmement prononcés : cette empreinte est même la
plus forte qui s' observe dans la nature humaine
vivante. Cependant quelques changemens assez
légers dans les conditions essentielles à ce
tempérament, vont produire un ordre de phénomènes
tout nouveau ; au lieu deces poumons et de ce foie
volumineux qui lui sont propres, supposons une
poitrine étroite et serrée, jointe à la
constriction habituelle du système épigastrique ; et
tout hange de face. Les causes de résistance
sont portées à-peu-près à leur dernier terme ;
cependant les moyens de les vaincre n' existent
pas. La roideur originelle

p383

des solides est très-grande ; et la langueur de la
circulatton fait que cette roideur s' accroît de plus
en plus. Les extrémités nerveuses sont douées d' une
sensibilité vive, les muscles sont très-vigoureux ;
la vie s' exerce avec une énergie constante : mais
elle s' exerce avec embarras, avec une sorte
d' hésitation. Une chaleur active et pénétrante
n' épanouit pas ces extrémités, d' ailleurs si
sensibles ; elle n' assouplit pas ces
fibres desséchées ; elle ne donne point au
cerveau ce mouvement et cette conscience de force,
dont l' effet moral semble lui-même si nécssaire
pour venir à bout de tant d' obstacles.
Je ne chercherai pas à déterminer si la gêne avec
laquelle se filtre la bile, si la stagnation du
sang dans les rameaux de la veine-porte, si ses
congestions dans le tissu spongieux de la rate,
dépendent uniquement ici du resserrement de la
région épigatrique, et par conséquent de celui du
foie, organe important situé dans cette région ; ou
si l' état particulier de la sensibilité dans tous
les viscères abdominaux, influe en même tems sur la
production de tous ces phénomènes. Dans l' économie
animale, les faits qui paraissent pouvoir se
rapporter à des causes très-simples, appartiennent
souvent à des causes très-compliquées. Au reste,
ceux que j' expose sont palpables et certains : cela
nous suffit. L' embarras de la circulation dans tout
l système de la veine-porte, accru par les
spasmes diaphragmatiques et hypocondriaques, rend
suffisamment

p384

raison des lenteurs qu' éprouve la circulation
générale, de la difficulté de tous les mouvemens,
du sentiment de gêne et de mal-aise qui les
accompagne, de ce défaut de confiance dans les
forces (qui sont pourtant alors très-considérables) ;
enfin, des singularités dans la nature même des
sensations, qui caractérisent le tempérament
mélancolique. C' est en effet ce tempérament que nous
venons d' observer et de peindre encore trait pour
trait.
Mais nous devons noter une autre circonstance,
sans la connaissance de laquelle il serait
peut-être assez difficile de concevoir la grande
énergie et l' activité constante du cerveau chez le
mélancolique ; je veux parler de l' influence
particulière des organes de la génération.
Chez le bilieux, toutes les impulsions sont
promptes, toutes les déterminations directes. Chez
le mélancolique, des mouvemens gênés produisent des
déterminations pleines d' hésitation et de
réserve : les sentimens sont réfléchis, les volontés
ne semblent aller à leur but que par des détours.
Ainsi, les appétits, ou les désirs du mélancolique,
prendront plutôt le caractère de la passion que
celui du besoin ; souvent même le but véritable
semblera totalement perdu de vue : l' impulsion sera
donnée avec force pour un objet ; elle se dirigera
vers un objet tout différent. C' est ainsi, par
exemple, que l' amour, qui est toujours une affaire
sérieuse pour

p385

le mélancolique, peut prendre chez lui mille
formes diverses qui le dénaturent, et devenir
entièrement méconnaissable pour des yeux qui
ne sont pas familiarisés à le suivre dans ses
métamorphoses. Cependant le regard observateur
sait le reconnaître par-tout : il le reconnaît
dans l' austérité d' une morale excessive, dans
les extases de la superstition, dans ces maladies
extraordinaires, qui jadis constituaient
certains individus de l' un et de l' autre sexe,
prophètes, augures, ou pythonisses, et qui n' ont
pas encore entièrement cessé d' attirer autour de
leurs trétaux, le peuple ignorant de toutes les
casses : il le retrouve dans les idées et les
penchans qui paraissent les plus étrangers
à ses impulsions primitives ; il le signale
jusques dans les privations superstitieuses, ou
sentimentales qu' il s' impose lui-même. Chez
le mélancolique, c' est l' humeur séminale
elle seule qui communique une âme nouvelle
aux impressions, aux déterminations, aux
mouvemens : c' est elle qui crée, dans le sein de
l' organe cérébral, ces forces étonantes, trop
souvent employées à poursuivre des fantômes,
à systématiser des visions.
Jusqu' ici, ne dirait-on point que nous n' avons fait
que suivre pas à pas, la doctrine des médecins
grecs, la raccorder avec les faits anatomiques,
l' exposer sous un nouveau point de vue ? Et
véritablement,

p386

plus on observe avec attention la nature
vivante, plus on voit qu' ils l' avaient bien
observée eux-mêmes ; quoique d' ailleurs
relativement à l' objet particulier qui nous
occupe mantenant, nous ne puissions admettre,
ni leurs explications, ni par conséquent les
dénominations dont elles les ont portés à se
servir.
Mais il nous reste à considérer quelques
circonstances auxquelles n' avaient pu penser
les anciens,

p387

et dont la détermination est pourtant nécessaire
au complément de l' esquisse que nous essayons de
tracer.
Chapitre x.
L' étude plus attentive de l' économie animale a
fait reconnaître que les forces vivantes, quoique
toutes émanées d' un principe unique, subissent, en
produisant les fonctions particulières, des
modifications qui les différencient et les
distinguent. La distinction devient sur-tout
évidente, quand on remarque que ces forces
peuvent être dans des rapports fort différens
entre elles. On a vu que la faculté de mouvement
n' est pas toujours en raison directe de la
sensibilité. Une partie, ou même le corps
tout entier, peut être médiocrement, ou
même très-peu sensible, et cependant capable de
se mouvoir avec vigueur ; ou peu capable de se
mouvoir, quoique fort sensible. De là, cette
distinction, si connue, des forces sensitives et
des forces motrices ; ou plutôt de l' énergie
sensitive du ystème nerveux, et de la manière dont
elle s' exerce dans les organes du mouvement.
Sans entrer dans l' examen des conclusions qu' on
a tirées de ce fait général, et mettant sur-tout de
côté les preuves qui le constatent, nous
l' énonçons lui-même en d' autres termes, et nous en
formons les propositions suivantes.

p388

Il y a des sujets chez lesquels le système
cérébral et nerveux prédomine sur le système
musculaire.
Il en est d' autres chez lesquels, au contraire, ce
sont les organes du mouvement qui prédominent
sur ceux de a sensibilité.
La prédominance du système nerveux peut se
rencontrer avec des muscles forts, ou des muscles
faibles.
Avec des muscles forts, elle produit des
sensations vives et durables ; avec des muscles
faibles, elle produit des sensations vives, mais
superficielles, t communique aux différentes
fonctions une excessive mobilité.
Quand le système musculaire prédomine, cela
dépend, tantôt de la force originelle des fibres,
tantôt de l' influence extraordinaire qu' exerce sur
lui le système nerveux.
Ainsi donc, après avoir reconnu la prédominance
alternative de certains organes particuliers les
uns sur les autres, nous ne faisons qu' étendre
cette observation ; et nous sommes conduits, par
les faits, à l' appliquer aux deux systèmes
d' organes les plus généraux.
La prédominance du système nerveux paraît
dépendre quelquefois de la plus grande quantité de
pulpe cérébrale ; mais il est très-certain que
souvent elle ne dépend pas de cette circonstance.
Un cerveau plus volumineux, une moelle épinière
plus

p389

renflée, des troncs de nerfs d' un plus gros
calibre, se rencontrent en effet dans certains
sujets, chez lesquels la vivacité des sensations
est supérieure la force des mouvemens. Mais
cet empire de la sensibilité est fréquemment
caché dans les secrets de l' organisation
cérébrale : il peut tenir à la nature, ou à
la quantité des fluides qui s' y rendent, ou qui s' y
produisent ; à des rapports encore ignorés de
l' organe sensitif avec les autres parties du corps.
Quelle que soit, au reste, sa source, ou sa cause,
cet état se manifeste par des signes évidens, par
des effets certains. L' action musculaire est plus
faible ; les fonctions qui demandent un grand
concours de mouvemens languissent. En même tems,
on observe que les impressions se multiplient, que
l' attention devient plus soutenue, que toutes les
opérations qui dépendent directement du cerveau, ou
qui supposent une vive sympathie de quelque autre
organe avec lui, acquièrent une énergie
singulière. Cependant les fonctions particulièrement
débilitées en altèrent d' autres, de proche en
proche. La vie ne se balance plus d' une manière
convenable dans les diverses parties ; elle ne s' y
répand plus avec égalité ; elle se concentre dans
quelques points plus sensibles : et lorsque ce
défaut d' équilibre pass certaines limites, il
entraîne, à sa suite, des maladies qui
non seulement achèvent d' altérer les organes
affaiblis, mais qui troublent, dénaturent la
sensibilité elle-même.

p390

Cet état se remarque particulièrement dans les
individus qui montrent une aptitude précoce aux
travaux de l' esprit, aux sciences et aux arts.
Nous avons dit que l' influence prédominante du
cerveau peut s' exercer sur des fibres fortes, ou
sur des fibres foibles. Dans le premier cas, il
résulte de cette prédominance des déterminations
profondes et persistantes ; dans le second, des
déterminations légères et fugitives. Or, il est
aisé de sentir combien cette seule différence
doit en apporter dans la nature, ou dans le
caractère des idées, des affections,
ou des penchans. Là, je vois des élans durables,
un enthousiasme habituel, des volontés passionnées :
ici, des impulsions multipliées qui se succèdent sans
relâche, et se détrisent mutuellement ; des idées
et des affections passagères qui se poussent et
s' effacent, en quelque sorte, comme les rides d' une
eau mobile.
Si maintenant nous voulons individualiser ces deux
modifications de la nature humaine générale, nous
verrons encore bien mieux qu' elles se présentent en
effet sous la forme de deux êtres tout différens. Et
si nous voulons les considérer sous le rapport de
leur classification physiologique, nous trouverons
que l' une appartient plus spécialement à la nature
particulière de l' homme ; l' autre à la nature
particulière de la femme : non que la femme, par une
roideur accidentelle des fibres, ne puisse
quelquefois se rapprocher de l' homme, et ce dernier
se

p391

rapprocher d' elle, par sa faiblesse musculaire et
sa mobilité ; mais la sensibilité changeante de la
matrice, établit toujours entre les deux sexes une
distinction dont on aperçoit encore la trace, même
dans les cas qui semblent en offrir les signes le
plus intimement confodus.
Nous avons dit également que la grande force
musculaire, accompagnée de la faiblesse et de la
lenteur des impressions, peut dépendre, ou d' une
disposition primitive inhérente à l' organisation
même, ou e certains changemens accidentels
survenus dans l' action et dans l' influence
nerveuse. Le dernier cas semble être entièrement
étranger à notre objet ; il sort de l' ordre
régulier de la nature, et constitue pour
l' ordinaire un véritable état de maladie.
Cependant ses phénomènes peuvent servir à
faire mieux concevoir ceux qui caractérisent le
premier : peut-être même dépend-il toujours, comme
lui, d' une disposition originelle du système, mais
d' une disposition qui reste cachée, et ne
développe ses effetsque lorsque certaines
causes occasionnelles la mettent en jeu. Il
mérite donc au moins d' être noté.
Depuis longtems, on a remarqué que les
individus les plus robustes, ceux dont les muscles
ont le plus de volume et de force, sont
communément les moins sensibles aux impressions.
Les athlètes, chez les anciens, passaientpour des
hommes qui ne regardaient pas de si près aux
choses. Leur prototype

p92

Hercule, malgré son caractère divin, était
lui-même plus fameux par son courage que par son
esprit ; et les poètes comiques s' étaient permis,
plus d' une fois, de lui prêter ce qu' on appelle
vulgairement des blourdises, et de faire rire le
peuple à ses dépens.
Hippocrate observe que le dernier degré de force
athlétique touche de près à lamaladie : il en donne
une bonne raison. L' état du corps change, dit-il,
à chaque instant ; et lorsqu' il est parvenu au
dernier terme du bien, il ne peut plus changer
qu' en mal. Mais cette raison n' est pas la seule ;
elle n' est même peut-être pas la meilleure. Les
hommes dont la sensibilité physique est émoussée
par une grande force, s' aperçoivent plus tard
des dérangemens de leur santé : avant qu' ils y
donnent quelqu' attention, la maladie a déjà
fait des progrès considérables. D' ailleurs,
ces corps, si vigoureux pour l' exécution des
mouvemens, paraissent n' avoir, en quelque sorte,
qu' une force mécanique : la véritable énergie,
l' énergie radicale du système nerveux, se
rencontre bien plutôt dans des corps grèles et
faibles en apparence. La plus légère indisposition
suffit souvent pour abattre les portefaix et les
hommes de peine. Ils ne sont pas seulement plus
sujets aux fièvres inflammatoires et violentes ;
mais leurs forces ont encore besoin d' être plus
ménagées dans le traitement de toutes leurs
maladies. Des saignées abondantes, ou des
purgatifs inconsidérément employés, les

p393

énervent et les accablent rapidement. C' est
Baillou, je crois, qui, le premier, a fait
cette observation relatvement aux purgatifs.
J' ai plusieurs fois eu l' occasion de la répéter
dans les infirmeries publiques ; et j' ai
remarqué que l' abus des saignées, qu' on y
multiplie souvent avec une sorte de fureur, était
bien plus désastreux encore.
Au reste, je n' indique en passant ces
considérations médicales que parce qu' elles
peuvent jeter quelque jour sur notre sujet.
On voit donc maintenant ce qu' il faut entendre
par le mot tempérament musculaire
(musculosum-torosum
, comme s' exprime Haller) :
car celui dont nous parlonsest absolument le
même ; nous n' avons fait que le déterminer
et le circonscrire avec plus d' exactitude et de
précision.
La plus légère attention suffit pour faire voir que
la circonstance qui distingue ce tempérament, doit
nécessairement donner une empreinte particulière
à toutes les habitudes ; qu' entre l' homme qui sent
vivement, ou profondément, et celui qui ne vit
que par l' exercice, ou la conscience de sa force
extérieure, il y a des différences fondamentales ;
que leurs moeurs doivent sembler quelquefois
appartenir à peine au même système d' existence ;
qu' enfin le tems et la pratique de la vie, en
développant, en fortifiant leurs caractères
divers, ne font que rendre plus sensible cette
ligne de démarcation.

p394

Il en est de la force physique comme de la force
morale : moins l' une et l' autre éprouvent de
résistance de la part des objets, moins elles
nous apprennent à les connaître. Nous avons
presque toujours des idées incomplètes, ou
fausses, de ceux sur lesquels nous agissons
avec une puissance non contestée : nous ne
sentons pas le besoin de les considérer sous
tous leurs points de vue. L' habitude de
produire de grands mouvemens, de tout emporter
de haute lutte, et le besoin grossier d' exercer
sans relâche des facultés mécaniques, nous rend
plus capables d' attaquer que d' observer ; de
bouleverser et de détruire, que d' asservir
doucement, par l' application des lois de la
nature, ou d' organiser et de vivifier par de
nouvelles combinaisons. Entraînés dans une
action violente et continuelle, qui presque
toujours devance la réflexion, et qui souvent
la rend impossible, nous obéissons alors à des
impulsions, dépourvues quelquefois même des
lumières de l' instinct. Enfin, ce mouvement
excessif et continuel, qui, dans le cas supposé,
peut seul faire sentir l' existence, devient alors
de plus en plus nécessaire, comme l' abus des
liqueurs fortes, quand on a pris l' habitude de
ces sensations vives et factices qu' elles
procurent.

p395

Car la vie individuelle est dans les sensations : il
faut absolument, en général, que l' homme sente
pour vivre. Sentir est donc son premier besoin. Or,
cet homme, en particulier, dont il est question
maintenant, ne sent, pour ainsi dire, que
lorsqu' il se meut. Sa sensibilité hors de là,
est extrêmement obscure, incertaine, languissante.
Privé, en grande partie, de cette source féconde
des idées et des affections, il n' existe
nécessairement que dans quelques vues bornées
et dans ses volontés brutales.
Je n' insisterai pas plus longtems sur ce qui doit
résulter de ces impressions vives, multipliées ou
profondes, d' une part ; et de ces impressions
rares, engourdies, languissantes, de l' autre : de
cette disposition qui, faisant éprouver le
sentiment habituel d' une certaine faiblesse
musculaire relative, porte nécessairement
à réfléchir sur les moyens de compenser ce qui
manque en force motrice, par l' emploi mieux
dirigé de celle qu' on a ; d' où il suit alors
qu' on pense plus qu' on n' agit, et qu' avant d' agir,
on a presque toujours beaucoup pensé : et de cette
autre disposition toute contraire, qui, par la
conscience d' une grande vigueur, nous pousse sans
cesse au mouvement, le rend indispensable au
sentiment de la vie, et produit l' habitude de tout
considérer, de tout évaluer sous le rapport des
opérations de

p396

la force, et de son ascendant trop souvent
victorieux.
Mais il nous reste encore un mot à dire touchant
les altérations accidentelles d' équilibre, qui font
passer tout à coup dans les muscles, les forces
employées primitivement dans les nerfs ; et touchant
les altérations contraires, où l' on voit
quelquefois la sensibilité s' accroître
passagèrement, par l' effet de la diminution
des facultés motrices. Pour éclaircir
complètement ces nouveaux phénomènes, il
serait nécessaire d' entrer dans des explications
particulières, et même de considérer d' une
manière générale, l' influence des maladies sur les
habitudes morales qui en dépendent. C' est ce queje
me propose de faire dans un des mémoires suivans.
Ici, je me borne à l' indication de quelques vues, ou
plutôt de quelques faits bien observés.
La prépondérance accidentelle des forces
musculaires,

p397

peut survenir dans deux circonstances
très-différentes. Ou les fibres avaient déjà
d' avance une certaine énergie ; ou les muscles
étaient, au contraire, dans un état de
faiblesse très-marqué. Le premier cas est celui
des maniaques et de quelques épileptiques ;
le second est celui des femmes vaporeuses
et délicates, qui, dans leurs accès convulsifs,
acquièrent souvent une force que plusieurs hommes
robustes ont peine à contenir. Dans l' un et dans
l' autre cas, à mesure que cette énergie
extraordinaire des organes moteurs se montre, ou se
développe, la sensibilité diminue en même
proportion ; et le changement survenu dans les
muscles, dépend toujours d' u changement
antérieur survenu dans le ystème nerveux. Voilà
ce qui prouve évidemment que, dans les cas
ordinaires de cette même prépondérance, l' état
des fibres motrices tient à la manière dont les
nerfs exercent leur action ; que le mouvement
augmenté n' est ici, qu' une modification
du sentiment, au ton duquel il paraît se monter
pour le balancer et lui servir de contrepoids. Cela
prouve enfin que, lorsque le sentiment s' émousse,
pour laisser prédominer le mouvement, c' est
encore par une opération du système sensitif.
Ainsi donc, j' augmente le nombre des tempéramens
principaux ou simples. Au lieu de quatre,
j' en admets six. 1 celui qui est caractérisé par
la grand capacité de la poitrine, l' énergie
des organes de la génération, la souplesse des
solides,

p398

l' exacte proportion des humeurs : il représente le
sanguin des anciens ; 2 celui qui joint aux deux
premières conditions (c' est-à-dire, à la grande
capacité du thorax et à l' influence énergique des
organes de la génération), le volume plus
considérable, ou l' activité plus grande du foie,
et la rigidité des parties solides de tout le
corps : ce second tempérament représente le
bilieux ; 3 celui dans lequel les organes de la
génération conservent beaucoup d' énergie, où
la poitrine est serrée, où tous les olides
sont d' une rigidité extrême, le foie et
tout le système épigastrique dans un état de
constriction : ce tempérament remplit ici la place
du mélancolique ; 4 celui chez lequel le système
génital et le foie sont inerte, les solides lâches,
la quantité des fluides trop considérables, et, par
suite, malgré le grand volume des poumons, la
circulation se fait lentement et faiblement, la
chaleur reproduite est moins abondante, les
dégénérations muqueuses sont habituelles et
communes à tous les organes : c' est le flegmatique
ou pituiteux ; 5 celui qui est caractérisé par la
prédominance du sytème nerveux, ou sensitif
sur le système musculaire ou moteur ; 6 enfin,
celui qui se distingue, au contraire, par la
prédominance du système moteur sur le système
sensitif.
Ces six tempéramens se mêlangent et se compliquent
les uns avec les autres. Les proportions de
ces mélanges sont aussi diverses que les
combinaisons

p399

et les complications elles-mêmes : et celles-ci
peuvent être aussi multipliées, que les divers
degrés d' intensité et les nuances dont chaque
tempéament est susceptible ou, pour ainsi dire,
à l' infini. Mais on ramènera facilement à ces
chefs généraux, tous les cas physiologiques que
l' observation présente. Chacun de ces cas
pourra être considéré par deux côtés,
qui se correspondront avec exactitude ; je
veux dire par le côté physique, et par ce qu' on
appelle le côté moral. Et j' ajoute que la
connaissance et la juste évaluation de leurs
rapports mutuels, ne demandent que l' applcation
méthodique des règles générales, directement
résultantes de tout ce qui précède.
Mais ici, pour descendre aux exemples, et
sur-tout pour le faire utilement, il faudrait
se perdre dans les détails. Ces exemples, au
reste, s' offriront en foule aux esprits
observateurs et réfléchis.
Chapitre xi.
En revenant sur l' ensemble des idées que
renferme ce mémoire, il serait facile de
déterminer quel est le meilleur tempérament,
celui qu' on peut regarder comme le type, ou
l' exemplaire général de la nature humaine. Il
est évident que toutes les forces, tous les
organes, toutes les fonctions doivent s' y
trouver dans un équilibre parfait. Mais
ce tempérament n' est-il point une véritable
abstraction,

p400

un modèle purement idéal ? A-t-il jamais existé
réellement dans la nature ? Il est vraisemblable que
non. Et quand la nature formerait quelquefois des
individus sur ce modèle, il est encore plus
vraisemblable que les mauvaises habitudes de la
vie ne tarderaient pas à dégrader leur
constitution primitive. L' observation nous fait
voir seulement que le plus parfait tempérament
est celui qui se rapproche le plus de ce type.
L' homme dont les forces sensitives et
motrices sont dans le rapport le plus exact ; chez
qui nul organe ne prédomine trop considérablement
par son volume, ou par son activité ; dont
toutes les fonctions s' exercent de la manière la
plus régulière et la plus rigoureusement
proportionnelle , si l' on put s' exprimer
de la sorte : cet homme a sans doute reçu
le tempérament qui promet la santé la
plus égale, et du corps et de l' âme ; le plus de
sagesse et de bonheur. Et s' il apprend à porter la
même proportion, ou le même équilibre, dans
l' emploi de ses facultés ; s' il sait balancer
ses habitudes les unes par les autres ; s' il
n' excède les forces d' aucun de ses organes,
et s' il n' en laisse aucun dans la langueur
et l' inerti : non seulement, comme
nous l' avons déjà fait observer, il jouira plus
pleinement, plus parfaitement, de chacun des
instans de la vie, mais encore toutes les
vraisemblances qui peuvent garantir la longue
durée de cette vie, alors parfaitement heureuse
et désirable, se réuniront en sa faveur.

p401

Mais j' ai dit que les habitudes sont quelquefois
capables d' altérer le tempérament. On peut
demander si elles e sont pas capables aussi de le
détruire, ou de le changer ; si même ce n' est pas
des habitudes seules, qu' il dépend ; si ce n' est
point uniquement leur action lente et graduelle
qui le produit. La réponse est dans les faits ;
et ces faits viennent s' offrir d' eux-mêmes
à l' observation.
L' observation nous apprend que le tempérament
peut en effet être modifié jusqu' à un certain
point, par les circonstances de la vie ;
c' est-à-dire, par le régime, en prenant ce mot
dans son sens le plus étendu : mais elle nous
apprend aussi qu' un tempérament bien caractérisé
ne change pas. Les causes accidentelles qui
modèrent, ou suspendent ses effets, venant
à cesser d' agir, il reprend son cours ;
et tous ces effets renaissent : souvent même
lorsque l' application de ces causes se prolonge,
elles perdent graduellement de leur puissance ;
et la nature primitive reparaît avec tous ses
attributs.
L' observation nous apprend encore que les habitudes
de la constitution se transmettent des pères
et ères, aux enfans ; qu' elles se conservent, comme
une marque ineffaçable, au milieu des circonstances
les plus diverses de l' éducation, du climat, des
travaux, du régime : au milieu des atteintes
qu' elles

p402

reçoivent incessamment de toutes ces circonstances
réunies, on les voit résister au tems lui-même.
Et si les races humaines ne se mêlaient pas
continuellement, tout semble prouver que les
conditions physiques propres à chacune,
se perpétueraient par la génération ; en sorte
que les hommes de chaque époque représenteraient
exactement à cet égard, les hommes des tems
antérieurs.
Voilà ce qui se remarque en effet chez les peuples,
les tribus, ou les hordes dont les familles vont
toujours se chercher pour les mariages ; chez ces
races qui, mêlées géographiquement et
civilement avec les autres nations, ne confondent
point leur sng avec ce sang étranger, dont
elles reconnaissent à peine la primitive
fraternité. C' est parmi elles que se rencontrent
les tempéramens dont lempreinte est la
plus ferme et la plus nette. C' est vraisemblablement
aussi par la même raison, que chez les anciens
grecs, qui vivaient plus resserrés dans l' étendue
de leurs territoires respectifs, dans l' enceinte
de leurs villes, et séparés par les lignes de
démarcation de leurs tribus, les tempéramens
étaient bien plus marqués et plus distincts, qu' ils
ne le sont chez les peuples modernes, où les
progrès du commerce tendent à confondre toutes les
races, toutes les formes, toutes les couleurs.
Ce fait général, et toutes les conséquences qui
en découlent, peuvent se confirmer encore par la
considération des maladies héréditaires. Ces
maladies

p403

dépendent certainement des circonstances qui
président à la formation de l' embryon : voilà ce
que personne ne conteste. Mais de plus, elles
paraissent inhérentes à l' organisation même ; car
les observations les plus exactes portent à penser
qu' elles sont bien moins soumises à la puissance
de l' art, que le plus grand nombre des maladies
accidentelles. On suspend leurs accès, on les
pallie elles-mêmes, on les modifie, on leur fait
prendre une marche nouvelle : mais il paraît qu' on
ne les guérit presque jamais radicalement. Or, ces
maladies peuvent avoir, elles ont même en effet une
grande influence sur les habitudes de la
constitutin. Souvent le tempérament ne se
perpétue dans les familles, que par un état
maladif, transmis des pères et mères, aux
enfans : car un tempérament dans son
extrême, est une maladie véritable ; et toute
maladie rapproche le système de quelqu' une de ces
conditions physiques, désignées sous le nom de
tempérament.
Conclusion.
Sans doute il est possible, par un plan de vie
combiné sagement et suivi avec constance, d' agir
à un assez haut degré, sur les habitudes même de
la constitution : il est par conséquent possible
d' améliorer la nature particulière de chaque
individu ;

p404

et cet objet, si digne de l' attention du
moraliste et du philanthrope, appelle toutes les
recherches du physiologiste et du médecin
observateur. Mais si l' on peut utilement modifier
chaque tempérament, pris à part, on peut influer
d' ne manière bien plus étendue, bien plus
profonde, sur l' espèce même, en agissant d' après
un système uniforme et sans interruption, sur
les générations successives. Ce serait
peu maintenant que l' hygiène se bornât à tracer
des règles applicables aux différentes circonstances
où peut se trouver chaque homme en particulier :
elle doit oser beaucoup plus ; elle doit considérer
l' espèce humaine comme un individu dont
l' éducation physique lui est confiée, et que la
urée indéfinie de son existence permet de
rapprocher sans cesse, de plus en plus, d' un type
parfat, dont son état primitif ne donnait même
pas l' idée : il faut, en un mot, que l' hygiène
aspire à perfectionner la nature humaine générale.
Après nous être occupés si curieusement des
moyens de rendre plus belles et meilleures les races
des animaux, ou des plantes utiles et agréables ;
après avoir remanié cent fois celles des chevaux et
des chiens ; aarès avoir transplanté, greffé,
travaillé de toutes les manières les fruits et les
fleurs, combien n' est-il pas honteux de négliger
totalement la race de l' homme ! Comme si elle nous
touchait de moins près ! Comme s' il était plus
essentiel

p405

d' avoir des boeufs grands et forts, que des hommes
vigoureux et sains ; des pêches bien odorantes, ou
des tulipes bien tachetées, que des citoyens sages
et bons !
Il est tems, à cet égard comme à beaucoup
d' autres, de suivre un système de vues plus digne
d' une époque de régénération : il est tems d' oser
faire sur nous-mêmes, ce que nous avons fait si
heureusement sur plusieurs de nos compagnons
d' existence, d' oser revoir et corriger l' oeuvre
de la nature. Entreprise hardie ! Qui mérite
véritablement tous nos soins, et que la nature
semble nous avoir recommandée particulièrement
elle-même. Car, n' est-ce pas d' elle, en effet,
que nous avons reçu cette vive faculté
de sympathie, en vertu de laquelle rien
d' humain ne nous demeure étranger ; qui nous
transporte dans tous les climats où notre
semblable peut vivre et sentir ; qui nous ramène
au milieu des hommes et des actions des tems
passés ; qui nous fait coexister fortement avec
toutes les races à venir ? C' est ainsi qu' on
pourrait à la longue, et pour des collections
d' hommes prises en masse, produire une espèce
d' égalité de moyens, qui n' est point dans
l' organisation primitive et qui, semblable à
l' égalité des droits, serait alors une création
des lumières et de la raison perfectionnée.
Et dans cet état de choses lui-même, il ne faut
pas croire que l' observation ne pût découvrir
encore

p406

des différences notables, soit par rapport au
caractère et à la direction des forces physiques
vivantes, soit par rapport aux facultés et aux
habitudes de l' entendement et de la volonté.
L' égalité ne serait réelle qu' en général : elle
serait uniquement approximative dans les cas
particuliers.
Voyez ce haras, ù l' on élève, avec des soins
égaux et suivant des règles uniformes, une race de
chevaux choisis : ils ne les produisent pas tous
exactement propres à recevoir la même éducation, à
exécuter le même genre de mouvemens. Tous, il
est vrai, sont bons et généreux ; ils ont même tous
beaucoup de traits de ressemblance, qui constatent
leur fraternité : mais cependant chacun a sa
physionomie particulière ; chacun a ses
qualités prédominantes. Les uns se font remarquer
par plus de force ; les autres par plus de
vivacité, d' agilité, de grâce : les uns sont plus
indépendans, plus impétueux, plus difficiles à
dompter ; les autres sont naturellement plus
doux, plus attentifs, plus dociles, etc., etc.,
etc. De même, dans la race humaine,
perfectionnée par une longue culture physique et
morale, des traits particuliers distingueraient
encore, sans doute, les individus.
D' ailleurs, il existe sur ce point, comme sur
beaucoup d' autres, une grande différence entre
l' homme et le reste des animaux. L' homme, par
l' étendue et la délicatesse singulières de sa
sensibilité,

p407

est soumis à l' action d' un nombre infini de causes :
par conséquent, rien ne serait plus chimérique que
de vouloir ramener tous les individus de son
espèce, à un type exactement uniforme et commun.
Les hommes, tels que nous les supposons ici,
seraient donc également propres à la vie
sociale ; ils ne le seraient pas également à tous
les emplois de la société : leur plan de vie ne
devrait pas être absolument le même ; et le
tempérament, comme la disposition personnelle des
esprits et des penchans, offrirait encore beaucoup
de différences aux observateurs.
Or, ce sont les remarques de ce genre qui peuvent
seules servir de base au perfectionnement
progressiffde l' hygiène particulière et générale.
Car, soit qu' on veuille appliquer ses principes
aux cas individuels, soit qu' on la réduise en
règles plus sommaires, communes à tout le genre
humain, il faut commencer par étudier la
structure et les fonctions des parties vivantes : il
faut connaître l' homme physique pour étudier avec
fruit l' homme moral ; pour apprendre à gouverner
les habitudes de l' esprit et de la volonté,
par les habitudes des organes et du tempérament. Et
plus on avancera dans cette route d' amélioration,
qui n' a point de terme, plus aussi l' on sentira
combien l' étude qui nous occupe est importante : de
sorte qu' un des plus grands sujets d' étonnement pour
nos neveux, sera sans doute d' apprendre

p408

que chez des peuple qui passaient pour
éclairés, et qui l' étaient réellement à beaucoup
d' égards, elle n' entra pour rien dans les systèmes
les plus savans et dans les établissemens les plus
vantés d' éducation.

SEPTIEME MEMOIRE



p409

de l' influence des malaies sur la formation
des idées et des affections morales
.
Introduction.
Chapitr i.
La question que je me propose d' examiner dans
ce mémoire, intéresse également l' art de guérir
et la philosophie rationnelle : elle tient aux
points les plus délicats de la science de l' homme,
et jette un jour nécessaire sur des phénomènes
très-importans. C' est peut-être, dans le plan de
travail que je me suis tracé, celle qu' il est le plus
essentiel de bien résoudre. En effet, toutes les
autres s' y rapportent ; elles en dépendent même
d' une manière immédiate ; elles ne sont, en quelque
sorte, que cette même question considérée sous
différens points de vue, et dans ses développemens
principaux. Mais plus le sujet est intéressant et
vaste, moins je puis espérer de ne pas rester au
dessous de ce qu' il

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exige. C' est au milieu des langueurs d' une santé
défaillante, que j' ai pris la plume : il est
impossible que mes idées ne se ressentent pas de
la disposition dans laquelle je les ai rassemblées.
Au reste, mon objet est de montrer l' influence de la
maladie sur les fonctions morales : l' auteur en sera
luiûmême sans doute le premier exemple ; et je dois
craindre de ne prouver par là, que trop bien, la
thèse générale que j' établis.
Mais entrons en matière.
L' ordre règne dans le monde physique. L' existence
de cet univers, et le retour constant de certains
phénomènes périodiques suffisent pour le
démontrer.
L' ordre prédomine encore dans le monde moral.
Une force secrète, toujours agissante, tend, sans
relâche, à rendre cet ordre plus général et plus
complet. Cette vérité résulte également de
l' existence de l' état social, de son
perfectionnement progressif, de sa stabilité,
malgré des institutions si souvent contraires
à son véritable but.
Toute l' éloquence des déclamateurs vient échouer
contre ces faits constans et généraux.
Mais ce qu' il y a de plus remarquable dans les
lois qui gouvernent toutes choses, c' est qu' étant
susceptibles d' altération, elles ne le sont
pourtant que jusqu' à un certain point ; que le
désordre ne peut jamais passer certaines bornes
qui paraissent avoir été fixées par la nature
elle-même ; qu' il emble

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enfin porter toujours lui-même en soi, les
principes du retour vers l' ordre, ou de la
reproduction des phénomènes conservateurs.
Ainsi donc l' ordre existe. Il peut être troublé :
mais il se renouvelle, ou par la urée, ou par
l' excès d' action des circonstances mêmes qui
tendent à le détruire.
Mais, en outre, parmi ces circonstances
perturbatrices, il en est qui sont plus ou moins
soumises à l' influence des êtres vivans doués de
volonté : il en est que le développement
automatique des propriétés de la matière,
et la marche constante de l' univers, paraissent
pouvoir changer à la longue, ou même empêcher
de renaître. Là, (je veux dire dans ces deux
ordres de circonstances) se trouvent
placées, comme en réserve, et pour agir à des
époques indéterminées, les causes efficaces d' un
perfectionnement général.
Nous voyons le monde physique qui nous
environne, se perfectionner chaque jour rlativement
à nous. Cet effet dépend sans doute, en
très-grande partie, de la présence d l' homme
et de l' influence singulière que son industrie
exerce sur l' état de la terre, sur celui des eaux,
sur la constitution même de l' atmosphère, dont
il tire le premier et le plus indispensable
aliment de la vie. Mais il paraît permis
de croire que cet effet dépend encore, à certains
égards, de la simple persistance des choses, et de

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l' affaiblissement successif des causes naturelles
qui pouvaient, dans l' origine, s' opposer aux
changemens avantageux. Ainsi, les améliorations
évidentes qui se remarquent sur le globe, ne
seraient pas dues simplement aux progrès de l' art
social et des travaux qu' il exige ; elles seraient
encore, en quelques points, l' ouvrage de la
nature, dont le concours les aurait beaucoup
favorisées. Il n' est pas même impossible que
l' ordre général, que nous voyons régner entre
les grandes masses, se soit établi
progressivement ; que les corps célestes aient
existé longtems sous d' autres formes et dans
d' autres relations entr' eux : enfin, que ce
grand tout soit susceptible de se perfectionner
à l' avenir, sous des rapports dont nous n' avons
aucune idée, mais qui n' en

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changeraient pas moins l' état de notre globe, et
par conséquent aussi l' existence de tous les êtres
qu' enfante son sein fécond.
Il est aisé de le voir, l' influence de l' homme, sur
la nature physique, est faible et bornée : elle ne
porte que sur les points qui le touchent, en quelque
sorte, immédiatement. La nature morale, au
contraire, est presque toute entière soumise à sa
direction. Résultat des penchans, des affections, des
idées de l' home, elle se modifie avec ces idées,
ces affections, ces penchans. à chaque institution
nouvelle, elle prend une autre face : une habitude
qui s' introduit, une simple découverte qui se fait,
suffit quelquefois pour y changer subitement
presque tous les rpports antérieurs. Et
véritablement, il n' y a d' indépendant et
d' invariable dans ses phénomènes, que ce qui tient
à des lois physiques, éternelles et fixes : je dis
éternelles et fixes ; car la partie qu' on
appelle plus particulièrement physique dans
l' homme, est elle-même susceptible des plus grandes
modifications ; elle obéit à l' action puissante et
variée d' une foule d' agens extérieurs. Or,
l' observation et l' exérience peuvent nous
apprendre à prévoir, à calculer, à diriger cette
action ; et l' homme deviendrait ainsi, dans ses
propres mains, un instrument docile dont tous
les ressorts et tous les mouvemens, c' est-à-dire,
toutes les facultés et toutes les opérations
pourraient tendre toujours directement
au plus grand développement de ces mêmes
facultés,

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à la plus entière satisfaction des besoins, au
plus grand perfectionnement du bonheur.
Chapitre ii.
Dans le nombre des phénomènes physiques
capables d' influer puissamment sur les idées et les
affections morales, j' ai placé l' état de maladie
pris en général. Il s' agit de voir jusqu' à quel
point cette proposition se trouve vraie ; et si
l' on peut à chaque particularité bien caractérisée
de cet état, rapporter une particularité
correspondante dans les dispositions du moral. En
effet, puisque les travaux du génie observateur
nous ont fait connaître les moyens d' agir
sur notre nature physique ; de changer les
dispositions de nos organes ; d' y rétablir, et
même d' y rendre quelquefois plus parfait, l' ordre
des mouvemens naturels : nous ne devons pas
considéer l' application savante et méthodique
des remèdes, seulement comme capable de soulager
des maux particuliers, de rendre le bien-être
et l' exercice de leurs forces à des êtres
intéressans ; nous devons encore penser qu' on
peut, en améliorant l' état physique, améliorer
aussi la raison et les penchans des individus,
perfectionner même à la longue, les idées
et les habitudes du genre humain.
Si l' on voulait se borner à prouver que la maladie
exerce véritablement une influence sur les idées et
sur les passions, la chose ne serait pas difficile
sans

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doute : il suffirait pour cela, des faits les plus
familiers et les plus connu. Nous voyons, par
exemple, tous les jours, l' inflammation aiguë
ou lente du cerveau, certaines dispositions
organiques de l' estomac, les affections du
diaphragme et de toute la région épigastrique,
produire soit la frénésie, ou le délire
furieux ou passager, soit la manie, ou la folie
durable : et l' on sait que ces maladies se
guérissent par certains remèdes capables d' en
combattre directement la cause physique.
Ce n' est pas uniquement la nature ou l' ordre des
idées qui change dans les différens délires : les
goûts, les penchans, les affections changent encore
en même tems. Et comment cela pourrait-il ne pas
être ? Les volontés et les déterminations
dépendent de certains jugemens antérieurs dont on a
plus ou moins la conscience, ou d' impressions
organiques directes : quand les jugemens sont
altérés, quand les impressions sont autres, ces
olontés et ces déterminations pourraient-elles
rester encore les mêmes ? Dans d' autres cas,
où les sensations sont en général conformes
à la réalité des choses, et les raisonnemens,
en général aussi, tirés avec justesse des
sensations, nous voyons que le dérangement d' un seul
organe peut produire des erreurs singulières
relatives à certains objets particuliers, à
certains genres d' idées ; que par suite, il peut
dénaturer toutes les habitudes, par rapport à
certaines affections particulières de l' âme. Ces
effets, le dérangement dont

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nous parlons les produit, en modifiant d' une
manière profonde les penchans physiques, dont
toutes ces habitudes dépendent. Je pourrais
accumuler les exemples à l' appui de cette
assertion. Je me borne à citer la nymphomanie,
maladie étonnantepar la simplicité de sa cause,
qui pour l' ordinaire est l' inflammation lente
des ovaires et de la matrice ; maladie
dégradante par ses effets, qui transforment
la fille la plus timide en une bacchante, et la
pudeur la plus délicate en une audace furieuse,
dont n' approche même pas l' effronterie de la
prostitution.
Que si, d' un autre côté, l' on voulait entrer dans
le détail de tous les changemens que l' état de
maladie peut produire sur le moral ; si l' on
voulait suivre cet état jusques dans ses nuances
les plus légères, pour assigner à chacune, la
nuance analogue qui doit lui correspondre dans
les dispositions de l' esprit et dans les affections,
ou dans les penchans : on s' exposerait sans doute à
tomber dans des minuties ridicules, à prendre
des rêves pour les vraies opérations de la
nature, et des subtilités méthodiques pour les
classifications du génie. On évite en effet
bien rarement ce danger, toutes les
fois que dans les recherches difficiles, on ne se
borne pas à saisir les choses par les points de vue
qui offrent le plus de prise à l' observation et au
raisonnement.
Mais il ne s' agit ici, ni de prouver ce qui frappe

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tous les yeux, ni de mettre en avant de vaines
hypothèses.
Les idées et les affections morales se forment en
vertu des impressions que reçoivent les organes
externes des sens, et par le concours de celles qui
sont propres aux organes internes les plus
sensibles.
Il est prouvé par des faits directs, que ces
dernières impressions peuvent modifier beaucoup
toutes les opérations du cerveau.
Mais quoique toutes les parties, externes ou
internes, soient susceptibles d' impressions, toutes
n' agissent pas, à beaucoup près, au même degré sur
le cerveau. Celles qui sont le plus capables de le
faire d' une manière distincte et déterminée, ne le
font pas toujours d' une manière directe. Il existe
dans le corps vivant, indépendamment du cerveau
et de la moelle épinière, différens foyers de
sensibilité, où les impressions se ressemblent en
quelque sorte, comme les rayons lumineux, soit pour
être réfléchies immédiatement vers les fibres
motrices, soit pour être envoyées dans cet état
de rassemblement, au centre universel et commun.
C' est entre ces divers foyers et le cerveau que les
sympathies sont très-vives et très-multipliées : et
c' est par l' entremise des premiers, que les parties,
dont les fonctions sont moins étendues, et par
conséquent aussi la sensibilité plus obscure,
peuvent communiquer particulièrement, soit entre
elles, soit avec le centre commun. Parmi ces
foyers, qui peuvent

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être plus ou moins nombreux et plus ou moins
sensibles, suivant les individus, nous en
remarquerons trois principaux (non compris le cerveau
et la moelle de l' épine), auxquels les uns et les
autres se rapportent également. J' entends
1 la région phrénique, qui comprend le
diaphragme et l' estomac, dont l' orifice
supérieur est si sensible, que Vanhelmont
y plaçait le trône de son archée , ou de
son principe directeur de l' économie vivante :
2 la région hypocondriaque à laquelle
appartiennent, non seulement le foie et la rate,
mais tous les plexus abdominaux supérieurs, une
partie considérable des intestins grêes, et la
grande courbure du colon. Ces deux foyers se
trouvent souvent confondus dans les écrivains
systématiques, sous le nom d' épigastre ; mais
comme ils différent beaucoup par rapport
aux effets physiques ou moraux, que
produisent les affections qui leur sont
respectivement propres, la bonne doctrine médicale
et la saine analyse exigent qu' ils soient distingués ;
3 le dernier foyer secondaire est placé dans les
organes de la génération : i embrasse en outre,
le système urinaire et celui des intestins
inférieurs.
Rappelons aussi, qu' indépendamment des
impressions reçues par les extrémités sentantes,
externes et internes, le système nerveux est encore
susceptible d' en recevoir d' autres qui lui
apprtiennent plus spécialemen ; puisque leur
cause réside, ou agit dans son propre sein, soit le
long du

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trajet de ses grandes divisions, soit dans ses
différens foyers particuliers, soit à l' origine
même des nerfs et dans leur centre commun.
Chapitre iii.
Mais, pour que les impressions soient transmises
d' une manière convenable ; pour que les
déterminations, les idées, les affections morales
qui en résltent, correspondent exactement avec les
objets extérieurs, ou avec les causes internes dont
elles dépendent, le concours de quelques
circonstances physiques, que l' observateur peut
parvenir à déterminer, est absolument indispensable.
Les opérations diverses dont l' ensemble constitue
l' exercice de la sensibilité, ne se rapportent pas
uniquement au système nerveux, l' état et la manière
d' agir des autres parties y contribuent
également. Il faut une certaine proportion
entre la masse totale des fluides et celle des
solides : il faut dans les solides, un certain
degré de tension ; dans les fluides,
un certain degré de densité : il faut une certaine
énergie dans le système musculaire, et une certaine
force d' impulsion dans les liqueurs circulantes : en
un mot, pour que les diverses fonctions des nerfs et
du cerveau s' exécutent convenablement, toutes les
parties doivent jouir d' une activité déterminée ; et
l' exercice de cette activité, doit être facile,
comlet et soutenu.

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D' ailleur, les dispositions générales du système
nerveux ne sont point indépendantes de celles des
autres parties. Ce système n' est pas seulement dans
un rapport continuel d' action avec elles ; il est
aussi formé d' élémens analogues ; il est, en
quelque sorte, jeté dans le même moule : et si,
par les impressions qu' il en reçoit, et par les
mouvemens qu' il leur imprime, il partage sans
cesse leurs affections, il partage aussi leur
état organique, par le tissu cellulaire
qu' il admet dans son sein, et par les nombreux
vaisseaux dont il est arrosé.
Dans l' état le plus naturel, les trois foyers
secondaires, indiqués ci-dessus, exercent une
influence considérable sur le cerveau. Les
affections stomacales et phréniques, celles des
viscères hypocondriaques, les différens états des
organes de la géération sont ressentis par tout
le système nerveux. On observe que les dispositions
même des extrémités sentantes, le caractère et
l' ordre des déterminations sot modifiés par là,
suivant certaines lois générales, non moins
constantes que celles dont dépendent leurs
mouvemens réguliers : et le caractère des idées,
la tournure et même le genre des passions, ne
servnt pas moins à faire reconnaître ces diverses
circonstances physiques, que ces mêmes circonstances
à faire présager avec certitude, les effets moraux
qu' elles doivent poduire. Enfin, comme
nous l' avons répété plusieurs fois, les
opérations de l' ntelligence et les déterminations
de la

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volonté résultent, non seulement des impressions
transmises au centre nerveux commun, par les
organes externes des sens, mais encore de celles qui
sont reçues dans toutes les parties internes.
Or, la sensibilité de ces dernières parties peut
subir de grandes variations, par l' effet des
maladies dont elles sont susceptibles, et dont
quelques-unes paraissent être plus
particulièrement des maladies de la sensibilité
même. En un mot, les combinaisons, les
déterminations et les réactions du centre
cérébral, tiennent à toutes ces données réunies : et
s' il imprime le mouvement aux différentes parties de
l' économie vivante, sa manière d' agir est
elle-même subordonnée aux divers états de leurs
fonctions respectives.
Pour ramener les effets moraux des maladies à
quelques points principaux et communs ; pour
montrer sur-tout la liaison de ces effets avec
leurs causes, nous sommes forcés d' entrer dans
quelques détails de médecine : mais nous rendrons
ces détails fort courts, en évitant de discuter
les motifs de classification que nous allons
adopter. Nous tâcherons sur-tout de rattacher
directement toutes les considérations sur
lesquelles nous nous arrêterons un moment,
à l' objet précis de la question.
Chapitre iv.
Dans la division générale des maladies, on
distingue

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celles qui affectent les solides, de celles qu' on
peut regarder comme particulièrement propres aux
fluides. Cette division, quoiqu' un peu vague, est
assez bonne au fond ; elle peut être conservée. Il
faut pourtant se garder de croire qu' elle soit
exempte de tout arbitraire, ou de tout esprit de
système, ettqu' elle puisse devenir fort utile
dans l' étude pratique de l' homme malade : car il
est infiniment rare que les affections de ces
deux grandes classes de parties vivanèes,
ne soient pas compliquées les unes
avec les autres. Peut-être l' état des fluides
n' éprouve-t-il aucune modification qui n' ait sa
source dans celui des solides, auxquels la plupart
des physiologistes pensent que la vie est
particulièrement attachée ; ou plutôt les solides
et les fluides sont-ils toujours, peut-être,
affectés et modifiés simultanément.
Mais cette question serait absolument étrangère
à l' objet qui nous occupe. Quoi q' il en soit donc,
les maladies des solides peuvent, à leur tour, être
divisées en maladies qui s' étendent à des systèmes
tout entiers, tels que les systèmes nerveux,
musculaire, sanguin, lymphatique, et en celles qui
se bornent à des organes particuliers, comme
l' estomac, le foie, le poumon, la matrice, etc.
Les maladies des fluides peuvent également se
diviser en maladies générales du sang, de la lymphe,
du mucus, etc., et en affections particulières dans
lesquelles ces mêmes humeurs ont subi des
altérations

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notables, ou sont agitées de mouvemens
extraordinaires, mais dont les effets se fixent
sur une partie circonscrite, ou sur un organe
particulier.
On peut ajouter à cette seconde subdivision, les
maladies qui passent pour affecter également les
solides et les fluides, comme le sorbut, les
écrouelles, le rachitis, etc. ; enfin, les
maladies consomptives, avec ou sans fièvre lente,
soit qu' elles paraissent tenir au dépérissement
général de toutes les fonctions, soit qu' elles
doivent être rapportées à la colliquation de
quelque organe important.
Comme les affections propres du système nerveux
ont l' effet le plus direct et le plus étendu sur les
dispositions de l' esprit et sur les déterminations
de la volonté, elles demandent une attention
particulière ; et leur histoire analytique, si elle
était faite d' une manière exacte, permettrait de
glisser plus rapidement sur les phénomènes
relatifs aux autres affections.
Le système nerveux, comme organe de la
sensibilité, et comme centre de réaction,
d' où partent tous les mouvemens, est susceptible
de tomber dans différens états de maladie
qu' on peut réduire : 1 à l' excessive sensibilité
aux impressions, d' une part ; et de l' autre,
à l' excès d' action sur les organes moteurs ;
2 à l' incapacité de recevoir les impressions
en nombre suffisant, ou avec le degré d' énergie
convenable, et à la diminution de l' activité
nécessaire pour la production des mouvemens ;
3 à la

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perturbation générale de ses fonctions, sans qu' on
puisse d' ailleurs y remarquer d' excès notable ni en
plus, ni en moins ;
4 à la mauvaise distribution de l' influence
cérébrale, soit qu' elle s' exerce d' une manière
très-inégale, par rapport au tems (c' est-à-dire,
qu' elle ait des époques d' excessive activité,
et d' autres d' intermission ou de rémission
considérable), soit qu' elle se répartisse mal
entre les différens organes, abandonnant en queque
sorte les uns, pour concentrer dans les autres la
sensibilité, les excitations ou les forces qui
opèrent les mouvemens.
Ces diverses affections du système nerveux
peuvent être idiopathiques ou sympathiques,
c' est-à-dire, dépendre directement de son état
propre, ou tenir à celui des organes principaux
avec lesquels ses relations sont le plus étendues.
Elles peuvent, par exemple, être la suite d' une
lésion du cerveau, de la présence de certaines
humeurs, du pouvoir de certaines habitudes, qui
troublent directement ses fonctions, ou résulter
de l' état de l' estomac, de la matrice et des autres
viscères abdominaux. J' observe que, dans les auteurs,
ces diveses affections nerveuses se trouvent
désignées indifféremment, par le nom générique de
spasme ; mot, comme on voit, excessivement
vague, et dont les médecins les plus exacts
abusent eux-mêmes beaucoup trop. Ce mot,
au reste, paraît avoir été adopté par les
solidistes, pour exprimer tous les phénomènes
indéterminés qu' accompagnent de grands désordres des

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fonctions, ou mêmes certaines douleurs vives, sans
qu' il y ait d' ailleurs rien de changé dans l' état
organique des parties, sauf cette disposition
souvent passagère des nerfs qui les animent.
Suivant le degré d' énergie ou d' activité, dont
jouissent alors les viscères et les organes moteurs,
ces affections produisent des effets
très-différens. Celles qui sont spécialement
dues au dérangement de certains organes, ou de
certaines fonctions, ont aussi leur caractère
propre, et s manifestent par des phénomènes
très-particuliers.
On peut établir en général, que, dans toutes les
affections dites nerveuses , il y a des
irrégularités plus ou moins fortes, et
relativement à la manière dont les impressions
ont lieu, et relativement à celle dont
se forment les déterminations, soit automatiques,
soit volontaires. D' une part, les sensations
varient alors sans cesse de moment en moment,
quant à leur vivacité, à leur énergie, et même
quant à leur nombre : de l' autre, la force, la
promptitude et l' aisance de la réaction sont
extrêmement inégales. De là, des alternatives
continuelles de grande excitation et de langueur,
d' exaltation et d' abattement, une tournure
d' esprit et des passions singulièrement mobiles.
Dans cet état, l' âme est toujours disposée à se
laisser pousser aux extrêmes. Ou l' on a beaucoup
d' idées, beaucoup d' activité d' esprit ; ou l' on
est en quelque sorte, incapable de penser.
Robert Whitt a très-bien observé que les

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hypocondriaques sont, tour à tour, craintifs et
courageux : t comme les impressions pèchent
habituellement en plus, ou en moins, relativement à
presque tous les objets, il est extrêmement rare que
les images répondent à la réalité des choses ; que
les penchans et les volontés restent dans un juste
milieu.
Si maintenant, à ces inégalités générales que
présentent, dans ce cas, les fonctions du système
nerveux, vient se joindre la faiblesse des organes
musculaires, ou celle de quelque viscère
important, tel, par exemple, que l' estomac, les
phénomènes, analogues quant au fond, se
distingueront par des particularités remarquables.
Dans les tems de langueur, l' impuissance des
muscles rendra plus complet, plus décourageant,
ce sentiment de faiblesse et de défaillance ;
la vie semblera près d' échapper à chaque
instant. De là des passions tristes, minutieuses
et personnelles ; des idées petites, étroites
et portant sur les objets des plus légères
sensations. Dans les tems d' excitation, qui
surviennent d' autant plus brusquement que la
faiblesse est plus grande, les déterminations
musculaires ne répondent à l' impulsion du cerveau,
que par quelques secousses sans énergie et sans
persistance. Cette impulsion ne fait que mieux
avertir l' individu de son impuissance réelle ;
elle ne lui donne qu' un sentiment d' impatience,
de mécontentement, d' anxiété. Des penchans,
quelquefois assez vifs, mais, pour la plupart,
réprimés parla conscience habituelle

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de la faibbesse, en aggravent encore la
décourageante impression. Comme l' organe spécial
de la pensée ne peut agir sans le concours de
plusieurs autres ; comme il partage dans ce
moment, jusqu' à certain point, l' état de
débilité des organes du mouvement : les idées
se présentent en foule ; elles naissent, mais
ne se développent pas ; la force d' attention
nécessaire manque : il arrive, enfin, que
cette activité de l' imagination, qui semblerait
devoir être le dédommagement des facultés dont on
ne jouit plus, devient une nouvelle source
d' abattement et de désespoir.
Chapitre v.
Par sa grande influence sur toutes les parties du
système nerveux, et notamment sur le cerveau,
l' estomac peut souvent faire partager ses divers
états à tous les organes. Par exemple, sa faiblesse,
jointe à l' extrême sensibilité de son orifice
supérieur et du diaphragme, se communique
rapidement aux fibres musculaires de tout le corps
en général. Peut-être même ces communications
ont-elles lieu relativement à quelques muscles
particuliers, par l' entremise directe de leurs
nerfs et de ceux de l' estomac, sans le concours du
centre cérébral commun. Quoi qu' il en soit,
la vive sensibilité, la mobilité, la aiblesse
du centre phrénique, sont constamment
accompagnées d' une énervation, plus ou moins
considérable, des organes moteurs ; et par
conséquent, ls

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idées et les affections morales doivent présenter
tous les caractères résultans de ce dernier état.
Mais, comme l' action immédiate de l' estomac
sur le cerveau, est bien plus étendue que celle du
système musculaire tout entier, il est évident que
ces effets seront nécessairement beaucoup plus
marqués et plus distincts dans la circonstance
dont nous parlons. Toute attention deviendra
fatigue : les idées s' arrangeront avec peine,
et souvent elles resteront incomplètes : les
volontés seront indécises et sans vigueur,
les sentimens sombres et mélancoliques :
du moins, pour penser avec quelque force et
quelque facilité, pour sentir d' une manière
heureuse et vive, il faudra que l' individu
sache saisir ces alternatives d' excitation
passagère qu' amène l' inégal emploi des
facultés. Car la mauvaise distribution des
forces, commune à toutes les affections nerveuses,
est spécialement remarquable dans celles dont
l' estomac et le diaphragme sont le siége
primitif. L' observation nous apprend que les
sujets chez lesquels la sensibilité et les
forces de ces organes se trouvent considérablement
altérées, passe continuellement et presqe
sans intervales, d' une disposition à
l' autre. Rien n' égale quelquefois la promptitude, la
multiplicité de leurs idées et de leurs affections ;
mais aussi rien n' est moins durable : ils en sont
agités, tourmentés ; mais à peine laissent-elles
quelques légers vestiges. Le tems de rémission
vient ; ils tombent dans l' accablement : et la
vie s' écoule

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pour eux dans une succession non interrompue, de
petites joies et de petits chagrins, qui donent à
toute leur manière d' être un caractère de
puérilité d' autant plus frappant, qu' on l' observe
souvent chez des hommes d' un esprit d' ailleurs fort
distingué.
Cette remarque, presqu' également applicable à
l' un et à l' autre sexe, est vraie, sur-tout pour le
plus faible et le plus mobile.
Mais, quant aux affections nerveuses générales,
déterminées par celles des organes de la
génération, il n' en est pas de même, à beaucoup
près. Si quelquefois elles paraissent augmenter
encore la mobilité des femmes, et porter leurs
goûts et leurs idées au dernier terme du caprice
et de l' inconséquence ; souvent aussi ces
affections produisent sur elles, des effets
analogues à ceux qu' elles amènent ordinairement
chez les hommes : elles impriment à leurs
habitudes un caractère de force et de fixité
qui ne leur est pas naturel ; elles peuvent même
leur donner une tournure de violence et
d' emportement, qu' on jugerait d' ailleurs
incompatible avec des sentimens délicats et fins.
En général, lorsque les femmes se rapprochent de
la manière d' être des hommes, cet effet
singulier dépend de l' état de la matrice et des
ovaires : l' inertie et l' excès d' action
de ces organes sont également capables de le
produire ; et l' on remarque alors, tantôt une
grande indifférence, tantôt le penchant le plus
impétueux pour les plaisirs de l' amour.

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Nous avons fait ailleurs, le tableau sommaire des
changemens remarquables et subits, que le
développement de la puberté détermine dans tout le
système moral. Les vives affections nerveuses des
organes de la génération peuvent en occasionner
quelquefois de plus brusques encore et de plus
frappans. Souvent l' énergie, ou la faiblesse de
l' âme, l' élévation du génie l' abondance et
l' éclat des idées ; ou leur absence presque
absolue, et l' impuissance des organes
intellectuels, dépendent uniquement et
directement de l' état d' excessive activité, de
langueur, de désordre où se trouvent ceux de la
génération. Je ne parle même pas de certaines
inflammations lentes, auxquelles ils sont fort
sujets, et qui peuvent dénaturer entièrement les
fonctions de tout le système nerveux. Je me borne
à citer ces maladies spasmodiques singulières,
qu' on observe principalement chez les femmes, quoi
qu' elles ne soient pas étrangères aux hommes ;
maladies dont la source est évidemment dans le
système séminal, et qui sont accompagnées de
phénomènes dont la bizarrerie à paru,
dans les tems d' ignorance, supposer l' opération
de quelque être surnaturel. Les catalepsies, les
extases, et tous les accès d' exaltation, qui se
caractérisent par des idées et par une éoquence
au dessus de l' éducation et des habitudes de
l' individu, tiennent le plus souvent aux spasmes
des organes de la génération.
Sans doute ces maladies, qui semblent, en

p431

quelque sorte, appartenir à l' état de l' âme,
plutôt qu' à celui des parties organiques, sont,
après la folie et le délire proprement dits,
celles qui nous montrent le plus évidemment les
relations immédiates du physique et du moral.
Cette évidence est même si frappante, qu' après
avoir écarté les causes imaginaires admises
par la superstition, il a bien fallu chercher
d' autres causes plus réelles, dans les
circonstances physiques propres à chaque cas
particulier. Nous sommes pourtant obligés de
convenir qu' en faisant sur ce point, comme sur
beaucoup d' autres, marcher la théorie avant les
faits, on n' a pas beaucoup avancé dans la
connaissance des véritables procédés de la
nature. Les fils secrets qui lient les dérangemens
des parties organiques à ceux de la sensibilté
n' ont pas toujours été bien saisis ; mais
la correspondance intime de deux genres de
phénomènes est devenue de plus en plus sensible :
et l' on a pu souvent déterminer avec assez
d' exactitude, ceux qui se correspondent
particulièrement les uns aux autres, dans les deux
tableaux.
Il serait curieux de considérer, en détail, la
suite des observations qui prouvent sans réplique et
par des faits irrécusables, cette correspondance
régulière. On pourrait y voir la manière de sentir,
ou de recevoir les impressions, la manière de les
combiner, le caractère des idées qui en résultent,
les penchans, les passions, les volontés changer en
même tems et dans le même rapport, que les
dispositions

p432

organiques : comme la marche de l' aiguille
d' une montre se drange aussitôt qu' o
introduit quelque changement dans l' état et dans le
jeu des rouages. On verrait les plus grands
désordres de ces facultés admirables, qui placent
l' homme à la tête des espèces vivantes, et qui lui
garantissent un empire si étendu sur la nature,
dépendre souvent de circonstances physiques,
insignifiantes en apparence, et le rayon divin,
indignement terni par l' atrabile et la pituite, ou
par des irritations locales, dont le siége
paraît étroitement circonscrit. Mais ici,
plus les faits sont concluans, moins il est
nécessaire de nous y arrêter. J' observerai
seulement que les maladies extatiques, et leurs
analogues, tiennent toujours à des concentrations
de sensibilité dans l' un des foyers principaux,
et particulièrement, comme on vient de le voir,
dans le foyer inférieur. Or, le premier effet de
cette concentration, en même tems que l' énergie
et l' influence du foyer augmente, est de diminuer,
dans une égale proportion, l' énergie et l' influence
des autres organes, et par conséquent de troubler
leurs opérations et leurs rapports mutuels. Cet
effet peut même aller jusqu' à suspendre leurs
fonctions et l' exercice de leur sensibilité : et
c' est ainsi qu' il finit quelquefois par ramener
presque toute la vie à l' intérieur du
système nerveux, qui paraît alors ne sentir que
dans son propre sein, et n' être mis en activité
que par les impressions qu' il y reçoit.

p433

Pour ce qui regarde les affections nerveuses,
dont la cause réside dans les viscères
hypocondriaques, je renvoie aux deux mémoires sur
les âges et sur les tempéramens. Il suffit de
rappeler ici les principaux résultats de ces
affections :
1 elles donnent un caractère plus fixe et plus
opiniâtre aux idées, aux penchans, aux déterminations.
2 elles font naître, ou développent toutes les
passions tristes et craintives.
3 en vertu des deux premières circonstances,
elles disposent à l' attention et à la méditation ;
elles donnent aux sens et à l' organe de la pensée
l' habitude d' épuiser, en quelque sorte, les sujets
à l' examen desquels ils s' attachent.
4 elles exposent à toutes les erreurs de
l' magination : mais elles peuvent enrichir le
génie de plusieurs qualités précieuses ; elles
prêtent souvent au talent beaucoup d' élévaaion,
de force et d' éclat. Et là-dessus, on peut, en
général, établir qu' une imagination brillante
et vive suppose, ou des concentrations nerveuses
actuellement existantes, ou du moins une
disposition très-prochaine à leur formation :
elle-même, par conséquent, semble devoir être
regardée comme une espèce de maladie.
5 enfin, j' ajouterai que ces affections, quand
elles sont portées à leur dernier terme, tantôt se
transforment en démence et fureur (état qui résulte

p434

directement de l' excès des concentrations et de la
dissonnance des impressions que cet excès entraîne) ;
tantôt accablent et stupéfien le système nerveux,
par l' intensité, la persistance et l' importunité des
impressions, d' où s' ensuivent et la résolution des
forces, et l' imbécillité.
Il est aisé de voir, d' après ce qui précède, que
les états nerveux, carctérisés par l' excès de
sensibilité, se confondent avec ceux que nous
avons dit dépendre de la perturbation, ou de
l' irrégularité des fonctions du système. En
efet, une excessive sensibilité générale manque
rarement d concentrer son action dans l' n des
foyers principaux ; et le cerveau lui-même,
considéré comme organe pensant, peut devenir,
dans beaucoup de cas, le terme de cette
concentration : ou bien (et ce cas-ci paraît
le plus ordinaire), à des tems d' excitation
générale extrême, succèdent des intervalles
d' apathie et de langueur ; seconde circonstance
qui, tantôt seule, et tantôt de concert avec
la première, accompagne presque toujours le
désordre des fonctions nerveuses.
Chapitre vi.
Nous pouvons encore nous dispenser de nous
arrêter sur les altérations locales,
qui surviennent quelquefois dans la
sensibilité des organes des sens eux-mêmes :
d' abord, parce qu' ordinairement,

p435

lorsque ces altérations ne tiennent pas à
l' état où se trouve la sensibilité générale,
ils dépendent plutôt de certains vices
primitifs de conformation, que de maladies
accidentelles, soumises à l' influence
des causes que l' art peut changer ou diriger :
en second lieu, parce que leurs effets
se confondent avec ceux des erreurs de
sensation, qui tiennent à l' état du centre
nerveux commun, ou de l' une de ses divisions
les plus importantes, ou les plus sensibles.
Par exemple, l' ouïe est quelquefois originairement
fausse, soit que les dux oreilles n' entendent
point à l' unisson, comme Vandermonde
prétendait que cela se passe toujours en pareil
cas ; soit que dans les parties dont chacune
d' elles est composée, il se trouve des causes
communes de discordance par rapport à l' action
des frémissemens sonores. Or, une maladie peut
produire le même effet, quoiqu' elle n' affecte
point directement l' oreille. Des matières
corrompues, fixées dans l' estomac, un accès
de fièvre intermittente, des spasmes hypocondriaques,
ou hystériques, suffisent souvent pour cela.
Il en est de même d la vue. La structure

p436

primitive de l' oeil peut présenter différens
vices. Cet organe est souvent affecté de
myopie ; il peut être presbyte ; les deux
yeux peuvent être doués d' une force inégale,
soit dans les muscles qui les meuvent, soit
dans leurs nerfs, et par conséquent dans
le siége même des sensations qui leur sont
propres : enfin, quelquefois ils agissent comme
de véritables multiplians. Dans cette dernière
circonstance, l' individu voit les objets doubles,
triples, quadruples, ou multipliés à l' infini.
J' ai deux fois eu l' occasion d' observer cette
disposition habituelle de l' oeil. Pour qu' il
n' en résulte pas, chez l' individu, des
erreurs préjudicables de jugement, et,
pour éviter des efforts pénibles en cherchant
à corriger ces erreurs, il est obligé de se
servir de verres particuliers, tantôt concavs,
tantôt convexes, à raison de certaines particularités
organiques, que je n' ai pu déterminer exactement,
et dont on n' apprend à corriger les effets
que par un tâtonnement méthodique, et par
l' expérience. Dans les fièvres aiguës très-graves,
dans quelques délires maniaques, dans l' extrême
vieillesse, à l' approche de la mort, on
voit quelquefois également les objets

p437

doubles, triples, etc. Enfin, sans parler du tact
et du goût, également susceptibles d' altérations
singulières, certaines personnes sont entièrement
insensibles aux odeurs. La pratique de la médecine
m' a présenté cinq ou six faits de ce dernier genre,
chez des persones, saines d' ailleurs : et dans les
maladies, j' ai vu pareillement, tantôt ls
fonctions de l' odorat tout à fait abolies ou
suspendues, tantôt le malade poursuivi par des
odeurs particulières, comme celles d' encens,
de musc, d' hydrogène sulphuré, d' éther, ou même
par d' autrs qui lui semblaient toutes nouvelles,
et qu' il ne pouvait rapporter à aucun objet connu.
Mais, il est évident que l' absence d' un certain
ordre de sensations produit celle des idées
relatives aux choses que ces sensations retracent ;
et que des sensations fausses, irrégulières, ou
sans objet réel, doivent, suivant le plus ou
moins d' aptitude que l' individu peut avoir
à corriger leurs résultats dans son cerveau,
produire des erreurs, plus ou moins grossières
et dangereuses, par rapport aux jugemens et aux
déterminations.
Parmi les affections nerveuses directes, il ne nous
reste maintenant à considérer que celles qui se
caractérisent par un affaiblissement
considérable de la faculté de sentir. Le
système peut se trouver alors dans différens
états qui demandent à être déterminés avec
précision.
Tantôt cette diminution de la sensibilité n' est que

p438

locale, et se borne à quelque organe originairement
plus débile, ou rendu tel par des altérations
subséquentes, produites elles-mêmes par les
erreurs du régime et par les maladies. Mais
alors, il y a souvent surcroît d' excitation dans
un ou dans plusieurs des autres organes les
plus sensibles ; et, par conséquent,
le cas se rapporte, pour l' ordinaire, à l' un
de ceux que nous avons déjà spécifiés. Tantôt,
en même tems que la sensibilité générale est dans
une grande langueur, les forces musculaires sont
très-considérables ; quelquefois même elles
paraissent beaucoup accrues, par suite de
l' affection nerveuse ; et les mouvemens
extérieurs, quoique disposés à devenir
irréguliers et convulsifs, développent une
énergie constante, qui n' est point en rapport
avec celle des autres fonctions.
Nous avons essayé de déterminer, dans le
mémoire sur les tempéramns, une partie des effets
moraux qui doivent résulter de cette manière d' être
de l' économie animale : nous avons du moins
indiqué les plus importans de ces effets. Je
n' ajoute ici qu' une seule réflexion : c' est que
l' état convlsif, en consommant dans des efforts
inutiles et déréglés, ce qui reste de forces
nerveuses, en altère encore la source ; et
qu' en achevant de désordonner toutes
les fonctions du système, il le dégrade
radicalement lui-même de plus en plus.
Enfin, la diminution de sensibilité peut être
véritablement générale, et ses effets s' étendre
aux excitations

p439

musculaires, qui dépendent toujours, en
résultat, de l' influence nerveuse. Ici, les
extrémités sentantes reçoivent peu d' impressions ;
et ces impressions sont vagues et incertaines. Le
cerveau les combine languissamment et mal. Il y a
peu d' idées : et ces idées, lorsqu' elles ne
portent pas sur les objets directs des besoins
journaliers, paraissent échapper sans cesse
à l' esprit, et flotter comme dans un nuage. Il
se forme à peine des volontés : elles sont
sans force, sans persistance, souvent même sans
précision dans leur but. Ainsi, le sentiment
habituel d' une impuissance universelle semblerait
devoir porter le malade aux affections
mélancoliques et craintives : mais on n' a plus
alors la force de rien sentir vivement ; et
l' âme reste plongée dans la même stupeur que
le corps. Les maladies paralytiqus, qu' on
doit regarder comme un dernier degré
de l' état dont nous parlons, ne produisent des
accès violens de colère ou de terreur, que
lorsqu' elles sont locales et bornées, lorsqu' il
existe encore quelques parties de système
où de vives excitations peuvent avoir lieu,
du moins par momens.
Chapitre vii.
Mais les affections directes du système nerveux
nesont pas les seules qui changent, tout à la
fois, le caractère des impressions reçues par les
extrémités sentantes, et celui des opérations
du cerveau.

p440

Les maladies générales, soit du système artériel
et veineux, soit du système musculaire, soit du
système lymphatique, produisent aussi des effets
analogues, qui ne sont ni moins évidens, ni moins
dignes d' être notés. Je renvoie encore au mémoire
sur les âges, et à celui sur les tempéramens, pour
ce qui regarde l' influence morale des différens
états où peuvent se trouve les muscles. Les plus
importans résultats y sont suffisamment indiqués. Il
ne nous reste plus à parler ici, que du système
sanguin, c' est-à-dire, de l' ensemble des vaisseaux
artériels et veineux, et de l' appareil lymphatique,
dans lequel celui des glandes se trouve compris.
Certainement l' état fébrile ne tient pas
exclusivement aux dispositions du sang et de ses
vaisseaux, comme l' ont cru longtems les médecins.
Cet état est ressenti dans toutes les parties de la
machine vivante : il est le symptôme constant de
presque toutes leurs affections un peu graves : et,
si l' on vet remonter à sa cause immédiate, on voit
assez clairement que cet état résulte toujours
d' une réaction, plus ou moins régulière, du
système nerveux tout entier. Mais ses effets
se font remarquer ordinairement d' une manière
plus articulière dans les vaisseaux artériels,
dont le mouvement qui le rend sensible,
modifie directement et par lui-même, l' état
et les fonctions. L' on a même coutume de
déterminer son intensité d' après ce signe, qui,
pourtant, dans beaucoup de circonstances, est
assez équivoque.

p441

Cela suffit pour nous autoriser à suivre les
divisions reçues ; leur application n' entraînant
ici d' ailleurs aucun inconvénient.
S' il est des affections qui appartiennent
évidemment et immédiatemen aux vaisseaux
sanguins, ce sont sans doute les inflammations
et lesdiathèses, ou dispositions inflammatoires :
car, quoique leurs phénomnes dépendent, ainsi ue
tous ceux qui peuvent se manifester dans nos
différens organes, de l' impulsion du système
nerveux, le siége de l' inflammation est
véritablement dans les artères, dont
le spasme la constitue, ou la caractérise ; et
quoiqu' elle produise presque toujours par sa
durée, des congestions et des tuméfactions
considérables dans différens points de l' organe
cellulaire, c' est toujours à l' action augmentée
des extrémités artérielles à l' effort qu' elles
supportent, aux épanchemens qu' elles
laissent se former dans leur voisinage, que sont
dus ces derniers effets. Ainsi donc, nous
rapportons les mouvemens fébriles et la diatèse
inflammatoire, à l' état de l' appareil circulatoire
du sang en général ; et nous pourrions les
rapporter, en particulier, à celui du système
artériel.
Si l' on considérait l' état fébrile, comme composé
d' une suite d' excitations uniformes, on s' en ferait
une tès-fausse idée. Ce que les anciens
appelaient la fièvre continente , c' est-à-dire,
cette fièvre où l' exaltation, la chaleur,
l' accélération du cours des liquides étaient
supposées marcher toujours d' un

p442

pas égal, et se soutenir constamment au même
degré, n' existe point réellement dans la nature :
ce n' est qu' une abstraction, due à l' esprit
subtil des grecs et des arabes : et quand ces
médecins en faisaient une espèce de modèle, ou
de type général, auquel leur plan de pratique
rapportait les cas particuliers, qui, dans a
réalité, s' en écartent tous, ils ne faisaient
autre chose que subordonner des faits vrais à
des suppositions, et donner pour terme
de comparaison, à ceux que l' expérience présente
tous les jours, celui qu' elle ne présente jamais.
Non seulement il y a dans le cours d' une fièvre,
différens tems bien distincts et bien marqués ; des
tems de formation, d' accroissement, de plus haut
degré, de déclin de la maladie : mais dans la
chaîne des mouvemens qui composent le paroxysme
total, il y a plusieurs anneaux, ou paroxysmes
particuliers qui ont égalemen leurs divrs
périodes, et dont les tems plus rapprochés
font mieux connaître le génie particulier de
l' affection fébrile
. Chaque paroxysme est
accompagné de symptômes d' autant plus brusques,
ou plus violens, qu' il doit être lui-même
plus rapide, ou plus fort. Il y a d' abord

p443

mal-aise, avec un sentiment léger de froid aux
extrémités. Des frissons rampent par intervalles,
le long de l' épine du dos : le froid des
extrémités augmente : le visage pâlit. Le pouls
se concentre de plus en plus ; quelquefois
il se ralentit considérablement. Bientôt les
frissons redoublent : tous les mouvemens
volontaires et involontaires paraissent
suspendus : le système nerveux est comme frappé
de stupeur : et des anxiétés précordiales, plus ou
moins fortes, rendent le sentiment de la vie
difficile et fatigant. Tel est le premier tems,
ou celui de l' horror febrilis .
Mais, par une loi constante de l' économie
animale, plus ce refoulement vers l' intérieur,
cette concentration de toutes les forces sur les
foyers nerveux principaux, sont considérables, plus
aussi la réaction qui succède, est vive et
prompte, du moins lorsque le principe de la vie
n' est point accablé par la violence du choc. Les
artères commencent à battre avec plus de force : la
chaleur ardente, rasemblée dans les parties
internes, se fait jour à travers tous les
obstacles ; elle gagne de proche en proche,
et se porte vers la superficie, en résolvant
par degré, tous les spasmes, ou resserremens
qu' elle rencontre sur son chemin. La peau
dvient brûlante, le visage rouge et enflammé, les
yeux étincelans, la respiration plus grande et plus
haute. Les anxiétés précordiales redoublent
quelquefois,

p444

dans cette lutte. Tel est le second tems,
ou celui de l' ardor febrilis .
Enfin, la peau s' assouplit peu à peu : la sueur
coule ; les autres évacuations, suspendues
jusqu' à ce moment, ou réduites à l' inutile
expression de quelques fludes aqueux, paraissent
en plus grande abondance, prennent un caractère
critique. Alors, le centre phrénique se dégage
graduellement : la fièvre commence à se
ralentir : le désordre général s' appaise ;
et le système revient peu à peu au même état
où il était avant l' accès.
Ces divers tems sont plus ou moins marqués, et
chacun d' eux plus ou moins long, suivant le
caractère de la fièvre, ou la nature de la maladie
primitive dont elle dépend.
En observant avec attention les dispositions
morales de l' individu, pendat un paroxysme
fébrile, on n' a pas eu de peine à s' apercevoir
qu' elles correspondent exactement avec celes des
organes, c' est-à-dire, avec tous les phénomènes
physiques. Dans le tems du froid, les sensations
sont obscures et foibles : la gêne que
l' accumulation du sang vers les gros vaisseaux
et vers le coeur, occasionne dans toute
la région précordiale, donne un sentiment de
tristesse et d' anxiété. Le cerveau tombe dans la
langueur ; il combine à peine les impressions les
plus habituelles et les plus directes ; l' âme
paraît être

p445

dans un état d' insensibilité. Mais, à mesure que
l' accès de chaud s' établit, les extrémités
nerveuses sortent de leur engourdissement : les
sensations renaissent et se multiplient ;
elles peuvent même alors devenir fatigantes
et confuses par leur nombre et par leur
vivacité. En même tems, tous les foyers
nerveux, et notamment le centre cérébral,
acquièrent une activité surabondante. De là,
cette espèce d' ivresse, ce désordre des idées,
ces délires qui prennent différentes teintes,
à raison des organes originairement affectés,
et des humeurs viciées qui séjournent dans les
premières voies, ou qui roulent dans les
vaisseaux. L' exercice d' une plus grande
force, et le renvoi plus énergique du sang vers la
circonférence, diminuent l' anxiété, le mal-aise, la
tristesse : mais l' âme éprouve ces dispositions à
l' impatience, à l' emportement, à la colère, et ce
trouble, cette incertitude des volontés qui
résultent toujours, ou du nombre excessif, ou du
caractère violent des sensations.
Enfin, pendant le déclin du paroxysme, le
bien-être revient par degrés ; le calme et
l' accord ds idées se rétablisent ; l' âme
reprend son assiette naturelle : en un mot,
tout rentre dans l' ordre antérieur ; si ce n' est
qu' il reste un sentiment de fatigue

p446

et de faiblesse, et qu' on se trouve plus sensible à
toutes les impressions.
Chapitre viii.
Mais il reste, en outre, dans le système, une
disposition qu' on peut appeler générale, et qui
forme le caractère de la maladie. Cett disposition
est relative aux fonctions de l' organe
particulièrement affecté, aux humeurs dont la
génération cause la fièvre, au genre de mouvemens
que l' effort critique déermine, à celui des
affections dominantes pendant la durée de
l' accès. Pour peu qu' on soit au fait des lois
de l' économie animale, on sait que dans les
fièvres aiguës, le redoublement ne jouant presque
toujours qu' un rôle secondaire, doit prendre le
caractère de la maladie primitive, mais qu' il ne le
détermine pas lui-même ; que dans les fièvres
nerveuses, avec prostration des forces cérébrales,
il doit, tour à tour, aggraver ou suspendre
momentanément les phénomènes ; que dans les
fièvres malignes convulsives, s' il ne tend pas
directement à résoudre les spasmes et à rétablir
l' harmonie des fonctions, profondément
troublée, il ne fait encore qu' accroître
le mal ou le rendre plus évident ; qu' enfin, la
situation habituelle de l' esprit et de l' âme
se rapporte à la manière dont le centre nerveux
commun se trouve modifié par les causes fixes de la
fièvre, et par l' état de certains organes sur
lesquels elle agit plus directement.

p447

Les personnes qui ont eu l' occasion d' observer
des maladies aiguës, savent combien cette
situation peut offrir de variétés, combien il est
certain que ces variétés tiennet toutes aux
modifications de l' état physique : puisque les unes
t les autres naissent et se développent en même
tems ; qu' elles se modèrent, se suspendent, ou se
détruisent par les secours des mêmes moyens. Au
reste, les effets dont nous parlons sont ordinairement
passagers ; ils ne laissent de traces durables,
qu' autant que la maladie altère profondément les
organes : et alors, ils sont analogues à ceux des
maladies chroniques qui peuvent lui succéder.
Mais dans les paroxysmes d' intermittentes,
l' influence de l' état fébrile est beaucoup plus
distincte et plus marquée : elle introduit même
quelquefois des affections morales profondes,
que la longue durée de quelques-unes de ces
fièvres transforme en habitudes.
Les anciens ont presque tout systématisé dans
leurs doctrines physiologiques et médicales.
D' abord, celle des élémens, et dans la suite, celle
des tempéramens, qui s' y liait sans beaucoup
d' efforts, leu ont servi de base pour les
explications des phénomènes, tant de la maladie,
que de la santé : elles ont dirigé souvent, en
grande partie, leurs plans théoriques de traitement.
Dans leurs classifications, ils divisaient les
fièvres intermittentes en autantde chefs
principaux et de combinaisons que les
élémens,

p448

ou les tempéramens eux-mêmes ; et chacun
de ces chefs correspondait à l' un des élémens et à
l' un des tempéramens, ou se rapportait à l' humeur
qu' on supposait être l' analogue du premier, ou
dont la prédominance formait le caractère du
second. Ainsi, pour prendre nos exemples dans les
généralités, les anciens disaient que la fièvre
quotidienne est occasionnée par le mouvemens
critiques du sang ; la tierce, par ceux de la
bile ; la quarte, par les crises plus lentes de
l' atrabile. Et quant à la pituite, elle pouvait,
selon son différent degré d' inertie et de froideur,
appartenir à l' une ou à l' autre de ces fièvres,
ou même en produire dautres entièrement
nouvelles, caractérisées par des intervalles
beaucoup plus longs entre les accès. Les
anciens prétendaient qu' en suivant, dans tous les
détails, l' application de cette vue, on rendait
raison de tous les faits, notamment de ceux qui
paraissent le plus inexplicables sans cela.
Il n' y a pas de doute que leur prétention ne fût
exagérée ; qu' ils n' eussent dépassé de beaucoup,
surce point, comme sur une infinité d' autres,
les résultats d' une sévère observation. Mais, en
se trompant dans leurs hypothèses générales, ils
avaient souvent raison dans les applications aux
faits particuliers : l' hypothèse était fausse ;
le fait était presque toujours bien observé.
En général, les fièvres intermittentes dépendent
de certaines affections des viscères abdominaux,

p449

principalement de ceux dont la réunion porte le
nom d' épigastre . L' estomac, et par sympathie
tout le rste du canal intestinal ; plus souvent
encore le foie, la rate, et, par suite, tout
l' appareil biliaire, tout le système de la
veine-porte, sont le siége véritable et primitif
de la cause qui détermine ces mouvemens.
La fièvre quotidienne paraît se rapporter plus
particulièrement aux affections de l' estomac : elle
a plus de penchant que les autres intermittentes à
se combiner avec les inflammations ; et,
conformément à l' observation des pères de la
médecine, son caractère est plus spécialement
sanguin.
Dans la fièvre tierce, on trouve assez
constamment le foie malade, ses fonctions
interverties et la bile altérée, ou dans ses
qualités les plus essentielles, ou seulement
par rapport à la quantité qui s' en reproduit.
On remarque enfin que les fièvres quartes
appartiennent d' une manière, en quelque sorte,
constante et générale, mais cependant non
exclusive, au tempérament dit mélancolique, à
l' âge où les congestions de la veine-porte et les
affections opiniâtres qui en dépendent, ont
coutume de se former ; en un mot, à cette
dégénération atrabilaire des humeurs, que les
anciens regardaient comme l' extrême d' un état
régulier.
Pour nous en tenir à ces points simples, il est
évident que la quotidienne ne suppose pas
l' altération

p450

générale et profonde de tous les organes
épigastriques : les frissons et les tems de
mal-aise y sont d' ailleurs beaucoup plus
courts : elle ne doit donc produire sur le
système, ni des effets aussi violens,
ni des effets aussi durables. En outre,
cette fièvre a souvent une grande tendance à
partager son accès en deux : par là, elle se
rapproche de la fièvre lente consomptive, qui
n' occasionne pas toujours, à beaucoup près,
comme on va le voir dans un instant,
l' imperfection des opérations de l' esprit,
et sur-tout ne développe pas toujours des
sentimens de tristesse et d' anxiété. Dans la
fièvre tierce, c' est le foie, avons-nous dit,
qui se trouve pour l' ordinaire, affecté
particulièrement. Or, le foie, qui n' a
peut-être pas des relations moins étroites que
l' estomac avec le diaphragme, en a de plus
étendues avec les autres viscères de l' abdomen ;
il en a de très-directes avec l' estomac
lui-même. J' ajoute que les frissons durent
beaucoup plus longtem dans cette fièvre : et
quoiqu' en général la diathèse inflamatoire
y soit assez rare, les mouvemens en
sont brusques, forts et décisifs. Aussi,
pourrait-on, je crois, admettre que la tournure
morale propre à la fièvre tierce prolongée,
se rapproche toujours, à quelques égards, de celle
attribuée par les anciens, à leur tempérament
bilieux.
Ce n' est pas de la fièvre même que dépendent
plusieurs des phénoènes qui l' accompagnent : ce
n' est pas sur-tout de chaque genre d 4 intermittente !

p451

Ou de chacun de ses accès, pris en lui-même, qu' il
faut déduire certains effets, qui pourtant
concourent à former son caractère. Les fièvres
aiguës sont très-souvent dépuratoires, ou
critiques, celles d' accès le sont plus souvent
encore. L' objet, ou le terme de leurs mouvemens,
est alors de résoudre des spasmes profonds ;
de corriger des dégénérations graves d' humeurs,
ou de dissiper des engorgemens formés dans les
viscères principaux, et qui troublent ou gênent
leurs fonctions. Ce sont donc ces affections
maladives antérieures, et non les maladies
secondaires qu' elles produisent, auxquelles
on doit, en ce cas, rapporter presque tous les
phénomènes, ceux spécialement qui paraissent
avoir le plus de fixité. Ainsi, par exemple, la
profonde mélancolie, les idées funestes, les
passions malheureses, qui fréquemment
accompagnent la fièvre quarte, sont une suite des
dispositions primitives du sujet, ou des
obstructions formées dans les viscères
hypocondriaques : elles ne tiennent point
proprement aux accès même de la fièvre ; et comme
chaque accès tend presque toujours à dissiper leur
cause, il arrive assez fréquemment que les
phénomènes physiques, ou moraux, s' affaiblissent
par degrés et de plus en plus, à mesure que la
chaîne des mouvemens se prolonge. J' ai vu chez un
homme, dont toutes les habitudes étaient
mélancoliques au dernier point, des accès de
fièvre quarte opiniâtre produire un changement
complet d' humeur, de

p452

goûts, d' idées et même d' opinions. Du plus morne
de tous les êtres qu' il avait été jusqu' alors,
il devint vif, gai, presque folâtre : sa sévérité
naturelle fit place à beaucoup d' indulgence. Son
imagination n' était plus occupée que de tableaux
rians et de plaisirs. Comme la fièvre dura
pendant plus d' un an, cet état eut le tems de
devenir presque habituel. Deux ou trois ans
après, ce malade, qui habitait alors un
département, étant revenu à Paris,
je trouvai qu' il se ressentait encore beaucoup
de cette singulière révolution : et quoique son
ancienne manière d' être soit ensuite revenue à la
longue, il n' a jamais repris ni toute sa
mélancolie primitive, ni toute son ancienne
âpreté.
On sent bien, sans que je le dise, que dans les
maladies aiguës, passagères de leur nature, les
effets doivent être passagers aussi bien
qu' elles. à moins donc qu' elles ne laissent à
leur suite, quelque dérangement chronique,
capable d' influer sur les fonctions du cerveau,
les nouvelles affections morales que ces maladies
auront pu fairenaître, s' effaceront à mesure
que la santé reviendra. Ainsi, peut-être
est-il inutile de considérer les effets des
fièvres intermittentes malignes, qui tuent presque
infailliblement au troisième ou au quatrième
accès, lorsqu' elles ne sont pas étouffées
sur-le-champ. Dans les excellentes descriptions
qui nous ont été données de ces fièvres par
Mercatus, Morton, Torti, Werloff et
quelques autres, on voit qu' elles peuvent

p453

prendre le masque de la plupart des maladies
graves. Mais parmi leurs divers effets, ceux qui
rentrent véritablement dans nore sujet, sont les
anxiétés précordiales, la langueur, ou
l' impuissance absolue de l' esprit, l' abattement
et le désespoir. Il faut seulement observer
que les intermittentes malignes sont ordinairement
le résultat ou le produit de longues et graves
erreurs de régime ; que leurs accès ne
constituent pas proprement la maladie, mais
qu' ils en sont le dernier terme. En effet,
lorsqu' on remonte aux circonstances qui les
ont précédées, on apprend toujours, ou presque
toujours, qu' il s' était fait, dès longtems,
certains changemens particuliers dans les
habitudes de l' individu ; changemens qui, pour
l' ordinaire, ne paraissent porter sur l' état
physique, qu' après s' être fait remarquer
longtems dans l' état moral.
Sans nous arrêter d' avantage sur les effets de ces
maladies, et sur les effets analogues de quelques
autres, passons donc à la fièvre lente.
Chapitre ix.
Quoiqu' uniforme dans sa marche, et simple
dans son caractère, cette fièvre ne tient pas
toujours à des causes d' un seul et même genre.
Elle peut dépendre du dépérissement général de
toutes les forces, ou d' une consomption qui
s' étend à tous les organes. Mais le plus
souvent, elle est occasionnée par la suppuration,
ou la colliquation chronique

p454

de quelqu' un des viscères principaux. On la
voit aussi quelquefois, succéder à des spasmes
opiniâtres, dont l' effet est de détruire avec le
tems, les forces, en arrêtant ou gênant les
mouvemens.
Ses symptômes propres, en tant que fièvre lente,
se ressemblent assez dans les différens cas :
mais ses effets sur l' ensemble du système sont
extrêmement variés. Celle qui se joint à
certaines inflammations, mais qui ne se trouve
compliquée d' aucune altération grave, ou
spasme durable des viscères abdominaux
et du centre phrénique, bien loin d' aggraver le
mal-aise, le dissipe presque toujours : elle est
presque toujours accompagnée d' une action plus libre
et plus facile du cerveau, que la circulation
accélérée des humeurs stimule et ranime. Toutes
les affections sont heureuses, douces et
bienveillantes. Le malade paraît être dans une
légère ivresse, qui lui montre les objets
sous des couleurs agréables, et qui remplit
son âme d' impressions de contentement
et d' espoir. Des hommes sombres et moroses
jusqualors, deviennent, par son effet, d' une
humeur paisible, même joviale : des hommes,
habituellement durs et méchans, deviennent
sensibles et bons. Il y a longtems qu' on a fait
la remarque que les personnes attaquées de
consomptions suppuratoires, inspirent un tendre
intérêt à ceux qui les approchent ; qu' elles
laissent après elles de longs regrets.
Ces maladies développent, pour ainsi dire,
tout-à-coup les facultés morales des enfans : elles
éclairent

p455

leur esprit d' une lumière précoce : elles leur font
sentir avant l' âge, et dans un court espace de tems,
comme en dédommagement de la vie qui leur
échappe, les plus touchantes affections du coeur
humain.
Mais dans les cas d' obstruction, ou de spasme des
viscères abdominaux ; dans les cas d' une
sensibilité vicieuse du centre phrénique ;
dans ceux de destruction générale des forces,
ou de colliquation putride de quelques organes
essentiels ; dans ceux principalementoù
la fièvre lente tient à l' altération
consomptive des viscères hypocondriaques : son
caractère participe de celui de la maladie
principale, et ses effets moraux s' y rapportent
entièrement. Or, la maladie principale est
presque toujours caractérisée par des angoisses
continuelles, par ds excès en plus ou en moins
de l' action sensitive, par des idées tristes et
des sentimens malheureux.
Je ne crois pas devoir entrer dans de grands
détails, touchant les inflammations. Pour agir
d' une manière profonde sur le système nerveux, il
faut qu' elles se dirigent particulièrement vers
l' un de ses foyers principaux ; c' est-à-dire vers
l' organe cérébral, vers le centre phrénique, vers
les hypocondres, ou vers les organes de la
génération. Dans ces différentes circonstances,
une forte, inflammation produit toujours le
délire. Elle commence par exciter les fonctions
du cerveau ; elle finit souvent par les
suffoquer et les abolir. Moins forte ; elle
enfante

p456

des erreursplus légères, ou plus fugitives,
de l' imagination et de la volonté. Mais une
diathèse inflammatoire, quelque faible qu' elle
puisse être, trouble toujours les opérations
intellectuelles et morales, quand elle affecte
directement l' un des points très-sensibles
du système nerveux. Au reste, ses effets
les plus dignes de remarue sont ceux qui
appartiennent à des affections chroniques, dont
elle détermine fréquemment la formation. Ceux-là,
dis-je, sont les plus dignes de remarque, comme
étant les plus fixes : mais il ne faut pas
oblier qu' ils ont d' ailleurs tout le caractère,
et subissent toutes les variations de la maladie
dont ils dépendent.
La longueur de ce mémoire, et l' abondance des
objets qui se présentent encore, me forcent à ne
faire également qu' indiquer certains changemens
que la fièvr, l' inflammation et diverses autres
circonstances propres aux maladies aiguës,
peuvent produire, ou dans les organes des sens,
ou dans le cerveau : telle, par exemple, est
l' augmentation, ou la diminution de sensibilité
qui peut survenir dans les organes du tact,
de l' odorat, de la vue ; l' altération, ou la
perte du goût et de l' ouïe ; tel l' affaiblissement,
ou l' entière destruction de la mémoire.
Cependant je crois nécessaire de rappeler
ici particulièrement ces maladies aiguës
singulières, dans lesquelles on voit naître
et se développer tout-à-coup, des facultés
intellectuelles qui n' avaient point existé
jusqu' alors. Car, si les fièvres graves

p457

altèrent souvent les fonctions des organes de la
pesée, elles peuvent aussi leur donner plus
d' énergie et de perfection : soit que cet
effet, passager comme sa cause, cesse
immédiatement avec elle ; soit que les
révolutions de la maladie amènent, ainsi qu' on
l' a plus d' une fois observé, des crises favorables
qui changent les dispositions des organes des
sens, ou du cerveau, et qui transforment, pour le
reste de la vie, un imbécille en homme d' esprit
et de talent.
Je crois devoir cter encore ces altérations que
produisent, non sulement dans les idées, ou dans
les penchans, mais dans les habitudes
instinctives elles-mêmes, certaines maladies
éminemment nerveuses ; comme par exemple, la
rage, dont, à raison de ce phénomène, on ne peut
douter que le virus n' agisse directement et
profondément sur le système cérébral ; nous avons
vu, dans le premier mémoire, que ce virus
développe quelquefois chez l' homme, l' instinct
etles appétits du loup, du chien, du boeuf,
ou de tout autre animl par lequel le
malade peut avoir été mordu. L' on voit aussi,

p458

dans quelques maladies extatiques et convulsives,
les organes des ens devenir sensibles à des
impressions qu' ils n' apercevaint pas dans leur
état ordinaire, ou même recevoir des impressions
étrangères à la nature de l' homme. J' ai plusieurs
fois observé chez des femmes, qui sans doute
eussent été jadis dexcellentes pythonisses, les
effets les plus singuliers des changemens dont je
parle. Il est de ces malades qui distinguent
facilement à l' oeil nu, des objets microscopiques ;
d' autres qui voient assez nettement dans
la plus profonde obscurité, pour s' y conduire
avec assurance. Ilen est qui suivent les personnes
à la trace comme un chien, t reconnaissent à
l' odorat, les objets dont ces personnes se sont
servies, ou qu' elles ont seulement touché. J' en ai
vu dont le goût avait acquis une finesse
particulière et qui désiraient, ou savaient
choisir les alimens et même les remèdes qui
paraissaient leur être véritablement utiles, avec
une sagacité qu' on n' observe pour l' ordinaire
que dans les animaux. On en voit qui sont en
état d' apercevoir en elles-mêmes, dans
le tems de leurs paroxysmes, ou certaines crises
qui se préparent, et dont la terminaison prouve
bientôt après, la justesse de leur sensation, ou
d' autres modifications organiques, attestées par
celle du

p459

pouls et par des signes encore plus certains. Les
charlatans, médecins ou prêtres, ont dans tous les
tems, tiré grand parti de ces femmes hystériques
et vaporeuses, qui d' ailleurs, pour la plupart, ne
demandent pas mieux que d' attirer l' attention, et
de s' associer à l' établissement de quelque
nouvelle imposture.
Dans tous les cas ci-dessus, le système nerveux
contracte des habitudes particulières ; et le
changement survenu dans l' économie animale n' y
devient pas moins sensible par certaines
altérations dans l' état moral, que par celles qui
se manifestent directement dans les fonctions
purement physiques, propres aux organes
principaux.
Il y aurait sans doute beaucoup d' observations à
faire encore sur ces crises, qui viennent imprimer
un nouvel ordre de mouvement aux organes de la
pensée ; sur ces changemens généraux, produits dans
les facultés de l' instinct, ar l' application de
certaines causes accidentelles ; sur ces
exaltations, ou plutôt sur ces concentrations de la
sensibilité, qui tantôt rendent plus vives ou plus
fortes les impressions dans tel ou tel sens, en
particulier, tantôt les abolissent, en quelque
sorte, dans tous les sens externes proprement dits,
pour rendre plus distinctes celles des organes
intérieurs ; d' où s' ensuivent de si notables
différences, et dans la manière dont les
idées se forment, et dans le caractère même des
matériaux

p460

qui s' y trouvent combinés : l' analyse
philosophique pourrait, aussi bien que la
physiologie, en tirer de nouvelles lumières. Mais
encore une fois, l' abondance des matières nous
presse ; et nous sommes obligés de glisser sur
diverses parties de notre sujet.
Dans plusieurs des mémoires précédens, on a vu
que le caractère des impressions dépend de
l' état des organes, et notamment de celui de
leurs parties où s' épanouissent les extrémités
sentantes de leurs nerfs ; état qui peut,
à son tour, être considérablement modifié
par ls maladies. Des solides tendus,
enflammés, desséchés ou ramollis, flasques,
et dépourvus de ressort et de sensibilité ;
un tissu cellulaire condensé, durci, racorni,
pour ainsi dire, ou baigné de sucs muqueux,
séreux et lymphatiques, des fluides épaissis,
ou dissous, acrimonieux, ou dépourvus des
qulités stimulantes qui leur sont propres,
dénaturent les impressions de plusieurs
manières très-différentes, il est vrai, les unes
des autres, mais toutes différentes aussi de la
plus naturelle qui forme leur terme moyen
commun.
J' ai tâché d' exposer ailleurs les conclusions les
plus directes et les plus générales, qui
résultent des faits observés dans ces dispositions
organiques diverses. Ainsi, quoique ces mêmes
dispositions pussent nous fournir encore des
détails curieux, toujours déterminé par lemême
motif, je renvoie pour

p461

la troisième fois, et sans plus longue explication,
aux mémoires sur les âges, sur les sexes et sur les
tempéramens.
Chapitre x.
Mais il paraît indispensable de considérer les
effets de quelques maladies, qui dégradent en même
tems les solides et les fluides. En effet, des
fluides grossiers et mal élaborés obstruent les
organes, y troublent l' action de la vie,
empêchent leur développement, ou leur font
prendre un volue excessif. En changeant
les proportions ordinaires du volume
de ces organes, en dérangeant leurs fonctions,
elles altèrent les humeurs qu' ils péparent, elles
dénaturent l' ordre de leur influence sur le
système. De cette altération résultent des
combinaisons entièrement nouvelles dans la
structure même des solides : et par suite,
à ces nouvelles combinaisons, sont dus tantôt
l' accroissement de la masse cérébrale
et l' excitation plus vive des fonctions du centre
commun ; tantôt la dépression de cette même masse
et la suffocation des mouvemens dont ses fonctions
se composent. Il me paraît également indispensable
de jeter un coup d' oeil sur ces vices des
humeurs qui n' altèrent que certains genres de
solides, certains organes, certanes fonctions, et
qui peuvent affecter profondément la sensibilité
générale, sans troubler beaucoup, en apparence,
les opérations

p462

des organes particuliers, ou qui débilitent,
suspendent, abolissent ces mêmes opérations, sans
que celles du cerveau, et l' état de la sensibilité
générale, semblent en être affectés. Enfin, je
crois encore devoir considérer les effets de
quelques mouvemens critiques, dont l' appareil
préparatoire, l' exécution, les suites, modifient
de plusieurs manières le système nerveux : oit
que ces mouvemens s' exécutent à des périodes
fixes, soit que la force de réaction
que déploie la nature les produise et les ramène à
des tems et après des intervalles indéterminés.
Nous prendrons pour premier exemple les vices
de la lymphe, manifestés par l' engorgement du
système glandulaire. Au degré le plus faible, ces
vices introduisent dans l' économie animale des
désordres qui ne s' étendent pas au delà des
organes affectés. Cependant les obstructions du
mésentère, la formation des tubercules dans le
poumon, la dégénération de la substance même du
destinés à filtrer, les engorgemens des ovaires
et de la matrice, toutes affections congénères
qui s' observent fréquemment dans la diathèse
écrouelleuse, viennent bientôt exercer une
influence plus ou moins considérable sur
tout le système. à l' obstruction du foie et du
pancréas, se joignent des digestions imparfaites ;
à celle du mésentère, une absorption difficile du
fluide chyleux, et sonincomplète élaboration dans
les glandes mésaraïques ; à la formation des
tubercules

p463

dans le poumon, une assimilation vicieuse du chyle
avec le sang, une mauvaise sanguification ; à
toutes ces altérations réunies, un empâtement
général, la langueur de toutes les fonctions,
l' engourdissement de l' intelligence et des
déterminations propres à la volonté.
De l' engorgement de la matrice et des ovaires,
ou de l' inertie de l' humeur séminale, qui lui
correspond dans les mêmes circonstances, chez les
sujets de l' autre sexe, résultent des effets plus
étendus et plus remarquables encore. Aussi,
l' époque de la puberté vient-elle ordinairement
plus tard pour les enfans écrouelleux. Quoique
d' ailleurs forts et robustes, leur enfance,
relativement à l' impression des désirs de l' amour,
ne se prolonge pas seulement ; mais en outre,
les passions que ces désirs enfantent
se développent chez eux à des degrés plus faibles :
elles ont, en général, moins d' énergie et de
vivacité. J' ai souvent eu l' occasion de faire
cette remarque sur des jeunes gens dont les
révolutions ordinaires de l' âge n' avaient pu
détruire complètement la disposition écrouelleuse.
J' ai connu plusieurs femmes chez lesquelles cette
disposition, après avoir retardé la première
éruption des règles, en avait toujours depuis
troublé le retour, et dont toutes les habitudes
annonçaient le peu d' influence des organes
de la génération.
Nous ne parlerons point de ces cas où l' engorgement
est si général et si complet, qu' il étouffe la

p464

sensibilité de tous les organes, et produit
la stupidité la plus absolue dans certains pays
montueux, où les goîtres sont endémiques, on
remarque cette espèce d' engorgement chez un
certain nombre de sujets, désignés sous le nom
de cretins . Nous passerons encore sous
silence cet engourdissement de tout le tissu
cellulaire, qui forme un genre de maladie
analoue, dans lequel j' ai reconnu l' état le
plus marqué de gêne, d' embarras et d' inertie de
toutes les facultés morales. J' observerai
seulement que chez les vrais cretins, le cerveau
n' ayant presqu' aucune action comme organe de la
pensée, le foyer inférieur prend, avec l' âge, une
prédominance remarquable, et que les organes de la
génération, par une espèce de compensation
naturelle, deviennent extrêmement actifs et
volumineux ; d' où s' ensuivent, chez ces êtres
dégradés, les plus dégoûtantes habitudes de la
masturbation.
Mais il peut arriver que les dégénérations de la
lymphe, et la mixtion imparfaite du sang,
se manifestent par des phénomènes différens de ceux
que nous venons de retracer. Les deux foyers,
hypocondriaque et phrénique, peuvent acquérir une
sensibiité parriculière ; le sang peut se porter
en plus grande abondance vers le centre cérébral
commun, et se trouver doué de qualités
stimulantes extraordinaires, lesquelles, pour le
dire en passant, paraissent tenir à certaines
circonstances capables de troubler en même tems
l' ossification. Ainsi donc,

p465

tandis que le sang abonde dans les cavités du
crâne et de la colonne épinière ; tandis que les
fonctions des organes qu' elles renferment se
trouvent fortement excitées : les parois
osseuses affaiblies cèdent à' impulsion
intérieure ; ces cavités s' agrandissent ;
l' organe cérébral acquiert plus de volume et
d' activité. Quelquefois même les organes des
sens deviennent directement plus sensibles,
acquièrent plus de finesse. On voit clairement
que les fonctions du cerveau doivent ici
prédominer sur celles des autres parties. Les
dispositions analogues de tout l' épigastre,
où semblent se former, et que mettent en
effet plus spécialement en jeu les affections de
l' âme, doivent alors en multiplier les causes,
en augmenter la force, aiguiser, pour ainsi dire,
presque toutes les impressions dont elles sont le
résultat. Toutes choses d' ailleurs égales,
le moral doit être plus développé. Et c' est
aussi ce qu' on observe ordinairement chez les
enfans rachitiques : car les faits contraires,
notés par quelques écrivains, paraissent
n' être qu' une exception rare dans nos climats ; et
d' ailleurs, ils s' expliquent par certaines
circonstances particulières qui ne tiennent pas
toujous à la maladie primitive et dominante.
Le scorbut sera notre second exemple. Dans cette
maladie, le sang et les autres humeurs se
décomposent ; leur vie propre s' énerve. Le sang
estd' abord surchargé de matières muqueuses
inertes : mais la maladie faisant des progrès,
il paraît bientôt

p466

dans un état de dissolution. D' un autre côté,
toute la force du système musculaire se détruit
succssivement ; les mouvemens tombent dans une
invincible langueur. Cependant la digestion
stomachique et intstinale se fait assez bien :
l' appétit ne s' émousse et ne se perd que lorsque
la faiblesse est portée à son dernier terme, et
que la mort approche. Les fonctions du cerveau
conservent également toute leur intégrité. Il n' y
a nul désordre dans les snsations, nule
altération dans les jugemens. Le système
nerveux semble n' être affecté en aucune manière,
si ce n' est que le découragement est extrême, et
même forme un des caractères de la maladie : comme
aussi, dans les circonstances propres à la
déterminer, la maladie est, à son tour,
singulièrement aggravée par le découragement.
Voyez les relations des voyageurs de mer, et les
ouvrages des hommes de l' art les plus célèbres,
qui ont écrit sur le scorbut.
Ces effets des dégénérations lymphatiques, de
l' engorgement des glandes et de l' altération des
humeurs, ne sont pas les seuls qui méritent encore
attention. Choisissons donc un troisième exemple.
Souvent l' altération de la lymphe se manifeste par
une acrimonie singulière des humeurs, par des
éruptions rongeantes, par des tubercules cutanés,
par des excoriations ulcéreuses, d' un caractère
opiniâtre et féroce. Dans ces circonstances,
l' irritation des extrémités sentantes des nerfs
est extraordinaire ; le système tout entier est
dans un état d' inquiétude,

p467

plus ou moins violent. Suivant le degré de cet
état, il se développe des appétits, il se forme
des habitudes de différentes espèces. Le degré
le plus faible ne produit qu' ne excitation
incommode ; il en résulte une certaine âpreté
dans les idées, et de fréquentes boutades
dans l' humeur. Un degré plus fort donne
aux idées une tournure plus mélancolique, aux
passions un emportement plus sombre. Enfin le
dernier degré de la maladie produit une sorte de
fureur habituelle, et transforme, à quelques égards,
l' homme en une bête sauvage. Dans tous ces cas,
l' exaltation de la bile est proportionnelle à la
violence du mal ; celle de l' humeur séminale, et
l' éréthisme des organes de la génération, sont
aussi portés au dernier terme. Les anciens
médecins ont soigneusement décrit ces phénomènes,
en traçant l' histoire de différentes maladies
de peau très-redoutables, dont quelques-unes ont
resqu' entièrement disparu chez les peuples
modernes : amélioration qui, pour le dire
en passant, dépend d' une plus grande propreté,
de plus de soin dans le choix des alimens, et
des progrès de la police. Il est sûr, au reste, que
les affections lépreuses, les satyriasis, les
lycanthropies, ont, dans tous les tems, dépendu de
profondes altérations de la lymphe ; et qu' elles
se manifestent d' abord par l' engorgement général de
tout le système glandulaire et par des éruptions
d' un aspect effrayant.
Toutes les fois que l' ordre des fonctions
régulières

p468

se trouve interverti par une cause accidentelle
quelconque, si les forces de réaction dont est
douée la nature, conservent encore de l' énergie, il
s' établit de nouvelles séries de mouvemens, dont
l' objet et le terme sont de ramener le corps
vivant à son état naturel. Ces mouvemens ne
constituent pas proprement la maladie, puisqu' ils
sont au contraire destinés à la combattre : c' est
d' eux cependant que naissent les phénomènes dont
l' ensemble porte ce nom. Ainsi, dans le sens
vulgaire, la maladie est l' ouvrage de la nature,
dont les efforts peuvent être bien, ou mal
dirigés, mais qui ne se débat que pour
résister au mal véritable qui la menace. Et l' on ne
serait peut-être pas loin de la vérité, en
considérant ces forces vigilantes comme l' effet
simpleet direct des habitudes antérieures, qui
tendent sans cesse d' elles-mêmes à reprendre leur
cours. Car la puissance des habitudes gouverne le
monde animé. Toute maladie peut donc être
considérée comme une crise. Mais on est dans
l' usage de ne désigner par le nom de critiques ,
que les mouvemens brusques et courts qui marchent
immédiatement à la solution, soit qu' ils forment
des accès distincts et tout à fait isolés, soit
qu' ils fassent partie d' une chaîne d' autres
mouvemens, dont ils marquent les périodes les
plus importans et les plus décisifs.
Dans tout accès critique quelconque, il y a trois
tems bien déterminés : celui de l' appareil
préparatoire, celui du trouble, ou du plus
violent effort,

p469

et celui de la crise proprement dit, ou de la
terminaison. Le premier est caractérisé par un
désordre vague, par une inquiétude sans objet, par
l' impossibilité de peser et de sntir à la
manière accoutumée ; le second, par une agitation
plus tumultueuse des facultés morales, analogue à
celle qui règne alors dans tout le système
physique : le troisième varie suivant la nature
de la terminaison elle-même ; car cette
terminaison peut être salutaire, ou fatale,
résoudre entièrement la maladie, ou laisser
après elle le principe d' un nouvel accès.
La goutte nous présente l' effet propre aux deux
premiers tems, d' une manière non moins évidente
que les paroxysmes fébriles le plus éminemment
critiques ; elle nous présente celui qui se
manifeste dans le dernier, avec des caractères
frappans, que cet effet n' a peut-être dans
aucune autre maladie.
Tant que la matière, ou plutôt l' affection
goutteuse flotte, encore indécise, entre les
divers organes, menaçant de se fixer sur les
viscères principaux, l' âme est dans un état de
mal-aise et d' angoisse ; l' espri dans un état de
trouble t d' impuissance. Mais sitôt que les
douleurs sont décidément fixées aux extrémités,
quelque vives qu' elles soient du reste, le
malade les supporte, non seulment avec
patience, mais même avec une espèce de
contentement intérieur. Sa gaîté revient ;
ses idées acquièrent un degré de vigueur et de
lucidité remarquables :

p470

et la nature, comme nous l' avons fait
observer ailleurs, semble jouir avec triomphe de
sa victoire sur le mal.
Dans la gangrène, au contraire, après avoir
essayé d' inutiles efforts, la nature paraît se
résigner avec calme, mais d' une manière sombre :
et si de nouvelles tentatives ne séparent pas
enfin le vif du mort, le sujet expire
tranquillement, mais avec une expression
funste dans tous les traits.
Il arrie quelquefois alors, une chose qu' on
observe aussi dans les fièvres aiguës les plus
graves ; c' est que la vie se concentre sur l' un
des organes principaux ; comme, par exemple, sur
le cerveau, sur l' estomac, etc. Si la
concentrationôse dirige vers l' estomac, il peut
survenir une faim extraordinaire, qui,
jointe aux autres signes dangereux, annonce
que la mort est assurée et prochaine. Si l' effet se
porte sur le cerveau, les idées prennent un
caractère d' élévation, et le langage acquiert
tout à coup une sublimité, qui sont également
alors, des symptômes mortels.
Embarrassé de la multitude d' objets que
présente l' examen de la question qui nous
occupe aujourd' hui ; je me suis borné à
considérer les plus essentiels, j' ai choisi presque
au hasard, et j' ai développé sans ordre, mes
exemples et mes preuves. On ferait facilement
encore sur le même sujet, un mémoire beucoup
plus étendu que celui-ci.

p471

C' est pour cela même que je me hâte de
terminer, par les conclusions suivantes qui
résultent de tous les faits ;
1 l' état de maladie influe d' une manière directe
sur la formation des idées et des affections
morales : nous avons même pu montrer, dans
quelques observations particulières, comment
cette influence s' exerce : et pour peu qu' on
ait suivi la marche de nos déductions, on doit
sentir qu' il est impossible qu' elle ne se fasse
pas toujours sentir à quelque degré.
2 l' observation et l' expérience nous ayant fait
découvrir les moyens de combattre assez souvent
avec succès, l' état de maladie, l' art qui met en
usage ces moyens, peut donc modifier et
perfectionner les opérations de l' intelligence et
les habitudes de la volonté.
Le développement de cette seconde proposition
entrera dans le plan d' u ourage particulier.

HUITIEME MEMOIRE



p1

de l' influence du régime sur les dispositions
et sur les habitudes morales.

introduction.
Nous avons déjà suivi quelques-uns des chaînons
qui unissent la nature morale à la nature physique.
Ces premiers aperçus nous ont mis à portée de
résoudre plusieurs questions importantes : ils ont,
en même tems, préparé la solution d' autres questions
plus importantes encore, mais dont nous n' avons
pas jugé convenable de nous occuper maintenant.

p2

à mesure que nous avançons dans cet examen,
nous avons occasion de nous assurer de plus en
plus, que les deux grandes modifications de
l' existence humaine se touchent et se confondent par
une foule de points correspondans : ce qui nous reste
à dire achevera de prouver avec la dernière
évidence, que l' une et l' autre se rapportent à une
base commune ; que les opérations désignées sous le
nom de morales, résultent directement, comme
celles qu' on appelle physiques, de l' action, soit
de certains organes particuliers, soit de l' ensemble
du système vivant ; et que tous les phénomènes de
l' intelligence et de la volonté prennent leur source
dans l' état primitif ou accidentel de l' organisation,
aussi bien que les autres fonctions vitales et les
divers mouvemens dont elles se composent, ou qui sont
leur résultat le plus prochain.
En simplifiant le système de l' homme, ces vues
et ces conclusions l' éclaircissent beaucoup : elles
écartent un grand nombre d' idées fausses ; elles
montrent nettement au philosophe observateur, le
véritable objet de ses recherches ; elles offrent à
l' idéologiste, des points d' appui plus visibles, sur
lesquels il peut, avec toute certitude, asseoir les
résultats de ses analyses rationnelles ; enfin, elles
indiquent au moraliste, les bases plus solides sur
lesquelles il peut fonder toutes ses leçons : car en
partant de l' organisation humaine, en déterminant les
besoins et les facultés qu' elle fait naître, il peut

p3

rendre, pour ainsi dire, palpables les motifs de
toutes les règles qu' il trace : il pourrait encore
prouver et faire sentir d' une manière évidente, que
l' accomplissement des devoirs les plus sévères, que
les actes du plus généreux dévoûment sont
étroitement liés, quand la raison les impose, à
l' intérêt direct et au bonheur de celui qui les
pratique ; et que les habitudes fortes et vertueuses
en font alors, pour lui, un besoin non moins
impérieux, que celui des vertus les plus paisibles
de la vie commune et des plu doux sentimens de
l' humanité.
Nous allons examiner aujourd' hui, l' influence du
régime sur les fonctions des organes de la pensée,
sur la détermination des penchans, sur la
production des habitudes, en un mot, sur le système
moral de l' homme.
I.
Mais avant d' entrer en matière, je crois indispensable
de bien déterminer ce que nous devons
entendre par le mot régime. on peut attacher à
ce mot, une signification, ou trop étendue, ou trop
bornée : tâchons donc de fixer son véritable sens.
Par régime, quelques personnes entendent
uniquement l' emploi systématique, ou fortuit, des
alimens et des boissons. Cette signification est trop
bornée.

p4

Par le même mot, les anciens médecins entendaient
l' usage de tout ce qu' ils appelaient si improprement,
les choses non naturelles. or, les alimens
et les boissons n' étaient qu' une division particulière
de ces choses. ils comprenaient encore sous la
même catégorie, l' air respiré, l' exercice et le
repos, le sommeil et la veille, les travaux habituels,
les affections de l' âme.
La dernière signification est évidemment trop
étendue pour nous : car nous considérons ici les
affections de l' âme, non point en tant qu' elles
produisent des changemens dans l' état des organes, ce
qu' en effet elles sont capables de faire, mais en tant
qu' elles résultent elles-mêmes de ceux qu' ont déjà
déterminés les habitudes physiques.
Ainsi, nous entendrons par régime, l' ensemble
de ces habitudes, soit que les circonstances les
nécessitent ; soit qu' elles aient été tracées par
art, d' après des vues arbitraires, et qu' elles soient
l' ouvrage du goût, ou du choix des individus.
Ce mot, une fois bien éclairci, nous sommes
assurés de nous bien comprendre nous-mêmes, et de
nous faire comprendre des autres : du moins la suite
de nos raisonnemens ne peut plus être troublée, par
cette incertitude qu' y répand toujours nécessairement
l' indétermination du sujet.

p5

Ii.
Tous les corps de l' univers peuvent agir les uns
sur les autres : mais le caractère et le degré de
cette action sont différens, suivant la nature des
corps et suivant les circonstances où ils se trouvent
placés. Les matières non organisées peuvent éprouver
de la part de celles qui les avoisinent, une action
mécanique, ou une action chimique. La première se
borne à changer les rapports de situation, soit entre
les différens corps, soit entre les parties qui les
constituent : la seconde peut produire des êtres tout
nouveaux, tantôt en opérant de simples
décompositions, tantôt en faisant éclore des
combinaisons qui n' existaient pas auparavant.
Mais les modifications que les corps organisés
peuvent subir sont beaucoup plus variées ;
quelques-unes présentent un caractère exclusivement
propre à ces corps ; et toutes y sont d' une bien plus
grande importance. En effet, outre les changemens
mécaniques, ou chimiques qu' ils sont également
eux-mêmes susceptibles d' éprouver ; outre le genre
particulier de réaction qu' ils exercent sur les
objets dont ils sentent l' influence, les corps
organisés peuvent encore, sans aucune altération
visible de leur nature, être profondément modifiés
dans leurs dispositions intimes ; acquérir une
aptitude toute nouvelle à recevoir certaines
impressions, à exécuter

p6

certains mouvemens ; perdre même jusqu' à un certain
point leurs dispositions originelles, ou celles
qu' ils avaient contractées immédiatement, en vertu
de leur organisation : en un mot, ils peuvent, non
seulement obéir d' une manière qui leur est
exclusivement propre, à l' action présente des corps
extérieurs ; mais aussi contracter des manières
d' être particulières, qui se perpétuent ensuite, ou
se reproduisent, même en l' absence des causes dont
elles dépendent : c' est-à-dire, qu' ils peuvent
contracter des habitudes. or, voilà ce qui les
caractérise bien plus exclusivement encore.
Ainsi, l' on voit les plantes, maniées par un
habile cultivateur, acquérir des qualités absolument
nouvelles, imprimer à leurs produits un caractère
qu' ils n' avaient pas primitivement. L' art a même su
trouver les moyens de fixer ces modifications
accidentelles et factices, tantôt en assujétissant à
ses vues les procédés ordinaires de la génération ;
tantôt en opérant des reproductions purement
artificielles : monument précieux de son pouvoir sur
la nature ! C' est encore ainsi que l' animal,
travaillé par le climat et par toutes les autres
circonstances physiques, reçoit une empreinte
particulière, qui peut servir à constater et
distinguer ces mêmes circonstances ; ou nourri,
cultivé, dressé systématiquement par
l' homme, il acquiert des dispositions nouvelles, et
entre dans une nouvelle série d' habitudes. Mais ces
habitudes ne se rapportent pas uniquement à la

p7

structure et aux opérations physiques des organes ;
elles attestent encore que le système intelligent et
moral, propre à chaque nature sensible, s' est
développé par l' effet de cette culture ; qu' un
certain ordre d' impressions a fait naître en lui
certaines inclinations et certains sentimens : et
ces dispositions acquises, qui paraissent chez
l' animal, gravées en traits plus distincts et plus
fermes que dans la plante, s' y perpétuent aussi plus
sûrement de race en race, et montrent aux yeux les
plus irréfléchis combien le génie de l' observation
et de l' expérience peut améliorer les choses autour
de nous.
Iii.
Mais, de tous les animaux, l' homme est sans
doute le plus soumis à l' influence des causes
extérieures ; il est celui que l' application fortuite,
ou raisonnée des différens corps de l' univers, peut
modifier le plus fortement et le plus diversement. Sa
sensibilité plus vive, plus délicate et plus
étendue ; les sympathies multipliées et singulières
des diverses parties éminemment sensibles de son
corps ; son organisation mobile et souple qui se
prête sans effort à toutes les manières d' être, et,
en même tems, cette ténacité de mémoire, pour
ainsi dire physique, avec laquelle elle retient les
habitudes, si facilement contractées : tout, en un
mot, se réunit pour faire prendre constamment à
l' homme un caractère et

p8

des formes analogues, ou correspondantes au
caractère et aux formes des objets qui l' entourent,
des corps qui peuvent agir sur lui. C' est en cela que
consiste, à son égard, la grande puissance de
l' éducation physique, d' où résulte immédiatement
celle de l' éducation morale : c' est par là qu' il est
indéfiniment perfectible, et qu' il devient, en
quelque sorte, capable de tout.
Nous savons que nos idées, nos jugemens, nos
désirs, dépendent des impressions que nous recevons
de la part des objets externes, ou de celles
que nous éprouvons à l' intérieur, soit par les
extrémités sentantes des nerfs qui se distribuent
aux viscères, soit dans le sein même du système
nerveux ; ou enfin du concours des unes et des autres,
qui paraît presque toujours nécessaire au complément
des sensations. Nous savons, en conséquence, que
les changemens survenus dans le caractère, dans
l' ordre, ou dans le degré des impressions internes,
peuvent modifier singulièrement celles qui nous
viennent des objets extérieurs.
Pour démontrer l' influence du régime sur la
formation des idées et des penchans, il suffirait
donc de faire voir qu' il est capable de modifier les
impressions intérieures et les dispositions
habituelles des organes qui les éprouvent. Mais, de
plus, parmi les impressions qui viennent de
l' extérieur, il en est un grand nombre qui sont
immédiatement soumises à l' influence du régime,
dans le sens que nous donnons

p9

à ce mot, qui nous viennent d' objets, ou qui
dépendent de fonctions que le régime embrasse dans
son domaine. Voyons encore si des observations plus
directes ne constatent pas cette influence, et
fixons-nous d' après l' ensemble des faits, comparés
avec soin et limités avec précision.
Dans toute circonstance donnée, c' est du concours
de toutes les causes, ou de toutes les forces
agissantes que résulte l' effet connu. Cette vérité,
qu' il suffit d' énoncer pour la rendre sensible, ne
souffre sans doute aucune exception : mais elle
devient, en quelque sorte, plus frappante, et les
conséquences qu' on peut en tirer sont bien plus
dignes de remarque dans l' observation des
phénomènes de la vie. En effet, ces phénomènes, si
compliqués et si variables, résultant toujours d' une
foule de causes qui doivent agir simultanément et
de concert, chacune d' elles influe sur l' action, non
seulement de chaque autre, mais de toutes, prises
dans leur ensemble : chacune des autres, et toutes
les autres réunies, influent, à leur tour, sur la
première dont l' effet est toujours ou complété, ou
limité par le genre et le degré d' action de ces
différentes forces, mises simultanément en jeu. En
un mot, suivant l' expression d' Hippocrate, que nous
avons déjà citée, tout concourt, tout conspire,
tout consent.
ainsi donc, quand on étudie
l' homme, il faut sans doute le considérer d' une vue
générale et commune, qui embrasse, comme dans un
point unique et sous un

p10

seul regard, toutes les propriétés et toutes les
opérations qui constituent son existence, afin de
saisir leurs rapports mutuels et l' action simultanée,
dont résulte chacun des phénomènes qu' on veut
soumettre à l' observation. Mais cela ne suffit pas.
Après ce premier coup-d' oeil, qui fixe l' objet tout
entier dans son cadre, l' étude détaillée de chaque
ordre de phénomènes, sans laquelle celle de leur
ensemble systématique est nécessairement imparfaite,
demande que l' observation l' isole et le considère à
part. La sévérité des procédés analytiques est
sur-tout nécessaire dans l' étude d' objets si
diversifiés, si mobiles et si délicats.
Iv.
Nous avons donc reconnu que l' expression générale
régime embrasse l' ensemble des habitudes
physiques ; et nous savons, d' ailleurs, que ces
habitudes sont capables de modifier et même de
changer non seulement le genre d' action des organes,
mais encore leurs dispositions intimes et le
caractère des déterminations du système vivant. En
effet, il est notoire que le plan de vie, suivant
qu' il est bon ou mauvais, peut améliorer
considérablement la constitution physique, ou
l' altérer, et même la détruire sans ressource.
Par cette influence, chaque organe peut se
fortifier ou s' affaiblir ; ses habitudes se
perfectionner ou se dégrader de jour en jour. Les
impressions

p11

par lesquelles se reproduit l' ordre des mouvemens
conservateurs, impressions qui tendent sans
cesse à introduire de nouvelles séries de mouvemens,
sont elles-mêmes susceptibles d' éprouver des
changemens notables. Si, par l' effet avantageux ou
nuisible du régime, les organes acquièrent de
nouvelles manières d' être et d' agir, ils acquièrent
également de nouvelles manières de sentir. Enfin, le
changement primitif ne fût-il que circonscrit et
local, ces modifications de la sensibilité sont le
plus souvent imitées, en quelque sorte, par tout le
système vivant.
Tel est le principe, ou la cause des grands effets,
que les anciens attribuaient, avec raison, à la
diététique en général, et en particulier à la
gymnastique, dont ils avaient d' ailleurs eux-mêmes
déjà si bien reconnu les inconvéniens. Telles sont
encore les données d' où partirent les différens
fondateurs d' ordres religieux, qui, par des pratiques
de régime plus ou moins heureusement combinées,
s' efforcèrent d' approprier les esprits et les
caractères au genre de vie dont ils avaient conçu le
plan.
Puisque le régime influe sur la manière d' agir

p12

des organes, il doit en effet encore influer sur leur
manière de sentir ; et puisqu' il influe sur le
caractère des sensations, il est évidemment impossible
qu' il n' influe pas sur celui des idées et des penchans.
Car, sans parler encore ici des altérations
profondes que l' usage de certaines substances peut
porter dans toute l' économie animale, on n' a pas de
peine à voir que l' état de force, ou de faiblesse,
l' état d' inquiétude ou d' hilarité, les dispositions
constantes d' organes, tous plus ou moins sympathiques,
dont l' action est libre, vive, facile, entière, ou
de ces mêmes organes quand leur action devient au
contraire embarrassée, sourde, pénible, incomplète,
ne peuvent éveiller, dans l' organe spécial de la
pensée, qui partage directement leurs dispositions,
ou qui les imite bientôt sympathiquement, le même
degré d' attention, ni déterminer la même manière
de considérer les impressions reçues des objets. Ainsi
donc, nos appétits et nos désirs ne peuvent alors
établir les mêmes rapports entre ces objets et nous :
nos idées, nos jugemens et les déterminations qui
en résultent, ne sauraient être les mêmes. Or,
l' action de l' air, des alimens, des boissons, de
l' exercice ou des travaux, du repos ou du sommeil,
continuée pendant un long espace de tems, est-elle
capable d' influer sur toutes les circonstances dont
l' état physique se compose ? C' est assurément ce
que personne n' entreprendra de nier.
Nous l' avons déjà dit, l' homme est un : tous les

p13

phénomènes qui font partie de son existence, se
rapportent les uns aux autres ; et il s' établit entre
eux des relations qui tantôt leur donnent plus
d' intensité, tantôt les modifient, les compensent
mutuellement, ou même les dénaturent d' une manière
absolue. Quelquefois un effet très-faible en
lui-même, ou déterminé par l' application fortuite et
fugitive de sa cause à des organes de peu d' importance,
acquiert secondairement une force considérable,
ou fait naître dans d' autres organes, et même
dans des organes essentiels, une série sympathique
de nouveaux phénomènes très-frappans. Quelquefois,
au contraire, un effet fortement prononcé dans
l' origine, loin de transmettre au reste du système,
l' agitation de l' organe primitivement affecté,
s' affaiblit rapidement, à raison de la disposition des
autres organes, et bientôt disparaît sans retour.
En général, tout mouvement introduit dans l' économie
vivante, a besoin d' un concours de toutes
les causes qui peuvent agir sur les différens
organes, de toutes les circonstances qui peuvent
modifier leurs intimes dispositions : et il n' est
proportionnel à sa cause particulière, qu' autant que
ces forces collatérales le secondent, suivant l' ordre
de correspondance établi entr' elles par la nature,
et qu' autant aussi que les dispositions organiques ne
viennent apporter aucun changement dans les résultats
de leur action.

p14

V.
L' air peut agir sur le corps humain par différentes
propriétés ; il peut y produire différens genres
de modifications. Son degré de pesanteur ou de
légèreté, de chaleur ou de froid, de sécheresse ou
d' humidité ; le changement de proportion dans les
gaz, dont la combinaison le constitue, ou son
mélange avec d' autres gaz qui lui sont étrangers, et
dont la présence le vicie essentiellement ; enfin, la
nature et la quantité proportionnelle des matières
qu' il tient en dissolution, apportent de notables
changemens dans son action sur l' économie animale :
la pratique de la médecine et l' observation
journalière en fournissent des preuves multipliées ;
et peut-être n' est-il personne qui n' ait observé
fréquemment sur lui-même, plusieurs effets
très-différens de ce fluide, dans lequel la vie a
besoin de rallumer à chaque instant son flambeau.
L' air pèse continuellement sur nous d' un poids
très-considérable ; il nous enveloppe de toutes parts ;
il nous presse par tous les points de notre corps,
comme l' eau dans laquelle nage le poisson,
l' enveloppe et le presse en tout sens : mais avec
cette différence que, par ses propres forces, le
poisson peut, à volonté, s' élever à toutes les
hauteurs du fluide qui forme son partage ; tandis
que nous

p15

sommes attachés à la base terrestre sur laquelle
viennent s' appuyer les portions inférieures de l' air,
et qu' il nous est impossible, sans le secours de
forces étrangères, de nous porter à de plus hautes
régions. Cette pression étant dans l' ordre de la
nature, paraît nécessaire au maintien de l' équilibre
entre les solides vivans et les humeurs qui
circulent, ou qui flottent dans leur sein : elle
empêche l' expansion et la séparation des gaz qui
entrent dans la composition des uns et des autres ;
elle tend à perfectionner la mixtion des sucs
réparateurs, en soutenant l' énergie et le ton des
vaisseaux. Quand cette pression augmente, ou
diminue beaucoup, et sur-tout brusquement, des
changemens analogues ont lieu dans l' état et dans
l' action des organes ; et leurs effets sont d' autant
plus inévitables, que nous sommes ordinairement,
comme on vient de le dire, dans l' impossibilité de
les compenser, ou de les affaiblir, en nous plaçant,
suivant le besoin, à différentes hauteurs du
fluide. Si la pesanteur de l' air diminue jusqu' à
un certain point, les hommes les plus vigoureux
ressentent une diminution, en quelque sorte,
proportionnelle de leurs forces : leur respiration
n' est pas entièrement libre ; ils éprouvent un
léger embarras dans la tête : et d' ailleurs, les
sensations ne conservant plus la même vivacité,
l' action de la pensée devient fatigante : ils ont
une sorte de dégoût général. Les hommes plus faibles
et plus mobiles, éprouvent de véritables anxiétés
précordiales,

p16

de l' étouffement, des éblouissemens, des
vertiges : ils deviennent incapables d' attention ; ils
ne peuvent suivre ni les idées d' autrui, ni même les
leurs propres ; ils tombent dans la langueur et le
découragement. Si cet état est moins prononcé,
tous les phénomènes ci-dessus sont eux-mêmes
caractérisés plus faiblement. On observe alors
quelques-uns de ceux qui sont particuliers aux
affections vaporeuses et hypocondriaques : des peurs
ridicules, des désordres singuliers d' imagination,
des tremblemens nerveux, des spasmes convulsifs,
etc. J' ai remarqué chez quelques femmes délicates,
sur-tout à l' époque où, dans les tems voisins
de leurs règles, une sorte d' altération de l' esprit
et du caractère, que l' on pouvait, en toute confiance,
regarder comme l' annonce ou des orages,
ou des vents étouffans du midi, prêts à bouleverser
l' atmosphère. Cette altération était, au reste,
facile à distinguer, de celle que la peur du
tonnerre occasionne quelquefois chez certains sujets
pusillanimes. J' ai même souvent observé que, parmi
les animaux, ceux qui sont naturellement peureux, le
deviennent beaucoup plus dans les tems qu' on
appelle lourds, par les vents du midi ou du
sud-ouest, et généralement toutes les fois que la
chute du mercure annonce une diminution notable dans
la pesanteur de l' air.

p17

Quand cette pesanteur est augmentée, au contraire,
le ton général du système augmente, pour
ainsi dire, dans le même rapport : et, pourvu que
le changement soit graduel et modéré, toutes les
fonctions s' exercent plus librement ; les mouvemens
sont plus faciles et plus forts ; un vif sentiment
d' énergie, d' alacrité, de bien-être, fait courir
au devant des sensations, fait désirer l' action comme
un plaisir, et la transforme en besoin. Les sensations
elles-mêmes deviennent plus nettes et plus brillantes ;
le travail de la pensée se fait avec plus
d' aisance et d' une manière plus complète. Enfin,
l' individu jouissant de toute la plénitude de son
être, repousse ces impressions chagrines, quelquefois
malveillantes, que produit la conscience
habituelle de la faiblesse et de l' état d' anxiété ;
et, par suite, il ne s' attache naturellement qu' à des
idées d' espérance et de succès, qu' à des affections
douces, élevées et généreuses.
Il peut arriver que l' augmentation de pesanteur
de l' air soit trop forte, ou trop brusque, comme
on l' observe quand les grands froids surviennent
tout à coup. Dans ce cas, le ton excessif de tous
les solides, et la compression, en quelque sorte,
purement mécanique des vaisseaux et du tissu
cellulaire

p18

externes, refoulent le sang et toutes les autres
humeurs vers les viscères, notamment vers ceux
qui résistent le moins. De là, différens phénomènes
sur lesquels nous reviendrons ci-après, quand il
sera question des effets du froid. Je me borne à
rappeler, en passant, que Gmelin vit en Sibérie, à
l' apparition d' un froid soudain, les oiseaux tomber
de toutes parts sur la terre, faisant de vains
efforts pour s' élever dans l' air, quoiqu' ils
agitassent leurs ailes librement et avec force ; ce
que le célèbre voyageur et naturaliste attribue
à la pesanteur et à l' extrême densité de l' air, dont
ils étaient, en quelque sorte, accablés. Cependant il
est vraisemblable que le froid agissait ici
directement et par lui-même, indépendamment des
changemens particuliers qu' il pouvait avoir produits
dans la constitution de l' air. N' oublions point, en
effet, que les êtres animés qui, dans tous les
climats, conservent le degré de chaleur vitale
propre à leur nature, doivent, pour cela même,
en reproduire d' autant plus, que la température
qui les environne, est plus froide. Or, en
avançant vers les régions polaires, ou en entrant
dans la saison des frimats, ils ne s' habituent
que par degrés, à reproduire ce surcroît de chaleur ;
comme en s' approchant des climats plus doux, ou
en revenant vers la saison tempérée, ils ne perdent
que par degré aussi, l' habitude d' en reproduire trop
pour ces climats et pour ces beaux jours. Ainsi, les
oiseaux de Gmelin, saisis tout à coup par ce froid
imprévu,

p19

n' avaient pas encore assez de chaleur propre
pour contrebalancer l' action comprimante de l' air :
la masse de leur corps, trop resserrée, ne pouvait
même peut-être occuper l' espace nécessaire pour
s' élever librement dans ce fluide. Sans doute aussi,
le froid avait frappé leur poumon et leur cerveau,
de ce reflux du sang et de cette stupeur dont nous
venons de parler ; et très-vraisemblablement encore,
les muscles de leurs ailes étaient privés dans ce
moment, d' une partie considérable de leur vigueur.
Vi.
Mais les effets de l' air froid ou chaud, sont bien
plus étendus et plus importans que ceux de l' air
pesant, ou léger. La chaleur, en raréfiant ce fluide,
le froid, en augmentant sa densité, doivent
eux-mêmes souvent être regardés comme la cause
véritable des phénomènes qui se rapportent
directement aux variations survenues dans sa
pesanteur : et le degré de cette dernière est trop
constamment analogue, ou proportionnel à celui de sa
température, pour qu' on ne puisse pas se permettre
de considérer sous le même point de vue, l' influence
de ces deux genres de modifications.
Brown, auteur d' un nouveau système de médecine
qui mérite peu sa grande célébrité, a cependant
eu raison de rejeter les idées trop généralement
reçues, touchant l' action du froid et de la chaleur
sur

p20

l' économie animale. On ne peut douter que la
chaleur ne soit un excitant direct : et si le froid,
sédatif et débilitant par sa nature, produit souvent
des effets tout contraires, ces effets ne sont
évidemment dus qu' à la réaction des organes vivans ;
et ils se proportionnent toujours à l' énergie qui
la caractérise dans chaque cas particulier.
Un certain degré de chaleur est nécessaire au
développement des animaux, comme à celui des
plantes : un degré plus fort l' accélère et le
précipite. Dans les pays chauds, les enfans sont
hâtifs ; l' explosion de la puberté se fait de bonne
heure ;

p21

leurs idées et leurs passions éclosent avant le tems.
Mais le développement des forces musculaires ne
marche point, chez eux, du même pas que celui
de la sensibilité, et de certaines fonctions qui lui
sont plus spécialement soumises. Hommes par leurs
penchans, et même, à beaucoup d' égards, par
l' avancement prématuré de leur intelligence, ils sont
encore enfans relativement à la force d' action, qui,
dans le plan de la nature, est tout à la fois
l' instrument nécessaire d' un système moral
très-développé, et le contre-poids des forces sensitives
exaltées par ce développement. De cette excitation
précoce, qui agit particulièrement sur certains
organes et sur certaines fonctions ; ou plutôt de ce
défaut d' équilibre entre les diverses parties du
système vivant, s' ensuivent des modifications
singulières de toute l' existence morale. Dans l' ordre
naturel, nos affections et nos penchans naissent et
croissent avec les forces nécessaires pour en
poursuivre avec fruit et pour en subjuger, ou s' en
approprier les objets. Le tems lui-même, c' est-à-dire
un espace de tems relatif à la durée totale de la vie,
entre comme élément nécessaire dans l' établissement
des vrais rapports de l' homme avec la nature et avec
ses semblables.

p22

Ainsi, d' un côté, le mouvement précoce
imprimé au système sensitif en général, et aux
fonctions particulières qui semblent lui appartenir
plus directement et plus spécialement ; de l' autre,
ce défaut d' harmonie entre les diverses parties, ou
les diverses opérations d' une machine, où tout doit
être en rapport et s' exécuter de concert : telles sont
les véritables, ou du moins les principales causes
des dispositions convulsives qui se remarquent dans
les affections morales, comme dans les maladies
propres aux habitans des pays chauds. Sans doute
l' application continuelle de la chaleur, dont l' effet,
ainsi que celui de tout autre excitant quelconque,
est d' énerver sans cesse de plus en plus les
organes musculaires, doit aggraver aussi de plus en
plus, et ces dispositions, et cette discordance.
Enfin, le goût du repos et le genre de vie indolente,
inspirés par le sentiment habituel de la faiblesse et
par l' impossibilité d' agir sans une extrême fatigue,
au milieu d' un air embrâsé, viennent encore à
l' appui de toutes les circonstances précédentes, pour
en augmenter les effets : car s' ils rendent, d' un
côté, l' économie animale plus sujette aux états
spasmodiques ; de l' autre ils nourrissent les penchans
contemplatifs ; et donnent naissance à tous les écarts
des imaginations mélancoliques et passionnées.
Les observateurs de tous les siècles l' ont remarqué ;
c' est dans les pays chauds que se rencontrent
ces âmes vives et ardentes, livrées sans réserve à

p23

tous les transports de leurs désirs ; ces esprits,
tout à la fois profonds et bizarres, qui, par la
puissance d' une méditation continuelle, sont
conduits, tour à tour, aux idées les plus sublimes
et aux plus déplorables visions : et l' on n' a pas
de peine à voir que cela doit être ainsi. L' état
habituel d' épanouissement des extrémités sentantes
du système nerveux, et le bien-être dont nous avons
dit ailleurs que cet épanouissement est la cause,
ou le signe, donnent entrée aux impressions
extérieures, en quelque sorte par tous les pores ;
ils rendent ces impressions plus fortes ou plus
vives ; ils font que cette plus grande force,
ou cette plus grande vivacité, devient nécessaire
à l' entretien et à la reproduction de tous les
mouvemens vitaux. De là, cette passion pour les
boissons, ou pour les drogues stupéfiantes, qui se
remarque sur-tout dans les hommes des pays chauds :
de là, cette espèce de fureur avec laquelle ils
recherchent toutes les sensations voluptueuses, et
qui les conduit si souvent à des goûts bizarres ou
crapuleux, et brutaux : de là, leur penchant pour
l' exagération et le merveilleux ; enfin, de là, leur
talent pour l' éloquence, la poésie, et généralement
pour tous les arts d' imagination.
Vii.
L' homme physique des climats glacés ne ressemble
point à celui des régions équatoriales : l' homme
moral

p24

des uns n' est pas celui des autres. Mais, je le
répète, les différences qui les distinguent,
considérées dans leur ensemble, ne doivent pas sans
doute être imputées au seul état de l' air. Cependant,
comme ce n' est point ici le lieu d' examiner les
autres causes qui peuvent y concourir, il nous suffit
de reconnaître la réalité du fait, de limiter ainsi
d' avance le sens de nos propres conclusions, et de les
garantir, dans l' esprit du lecteur, d' une extension
qu' elles ne doivent réellement point avoir.
Pour se faire une idée juste et complète des effets
de l' air froid, ou, si l' on veut, du froid en
général, sur les corps vivans, il faut nécessairement
tenir compte et de son degré d' intensité, et de la
durée de son application : car, suivant que le froid
est plus ou moins intense, et que son application est
plus ou moins prolongée, ces effets sont
très-différens. Un froid modéré, qui n' agit que
passagèrement sur nous, produit un léger resserrement
de tous les vaisseaux qui rampent à la superficie du
corps et des bronches pulmonaires. Cette première
impression est suivie d' une réaction prompte, qu' on
peut facilement reconnaître au coloris plus brillant
du visage, quelquefois même à la rougeur foncée
soit de toute la peau, soit uniquement de celle des
parties spécialement frappées par le froid. Ainsi,
d' un côté, le ton des solides est augmenté
directement ; de l' autre, un vif sentiment de force
se communique à toutes les divisions du système : et
le

p25

principe des mouvemens agit avec un surcroît de
vigueur et d' aisance, correspondant à celui que
viennent de recevoir l' énergie tonique et le ressort
des organes moteurs.
En même tems, l' air plus dense applique au poumon
une quantité relativement plus grande de gaz
oxigène ; il s' y produit immédiatement une somme
de chaleur plus considérable : tandis que, de leur
côté, les viscères du bas-ventre, notamment ceux
de la région épigastrique, dont on connaît
l' influence étendue sur tout le système, se trouvent
plus vivement sollicités par ce refoulement
momentané des humeurs et des forces vers l' intérieur,
et par les sympathies plus particulières qui lient
cette région avec l' organe externe et le centre
cérébral. Or, toutes ces circonstances réunies
concourent au même but, à produire cette
augmentation de force et de liberté dans tous les
mouvemens et dans toutes les

p26

fonctions, que nous avons dit être la suite de la
première impression d' un froid qui n' est pas
excessif.
Quand le froid est plus violent, et sur-tout quand
il s' applique pendant un tems plus long soit au corps
tout entier, soit à quelqu' une de ses parties, il
paraît que son effet comprimant demeure renfermé
dans les mêmes limites que ci-dessus. Mais la
réaction n' a pas lieu de la même manière. Le froid
exerce alors son action propre ; c' est-à-dire, qu' il
agit comme un sédatif direct : il suffoque les
mouvemens vitaux dans les parties exposées à son
action, et frappe ces parties d' une espèce
particulière de gangrène. Dans ces circonstances,
les humeurs qui rencontrent des obstacles invincibles
à leur cours régulier, sont

p27

contraintes de refluer vers les parties internes,
sur-tout vers la poitrine et vers la tête. En
conséquence, la gêne du cerveau ralentit le
mouvement de la respiration ; la gêne du poumon
engorge de plus en plus le cerveau : et si
l' impression prolongée du froid est véritablement
générale, l' individu tombe par degrés dans un
sommeil que le plus souvent il trouve doux, mais,
qu' au reste, il voudrait secouer en vain, et qui
se termine bientôt par l' apoplexie et la mort.
Il est vrai qu' un exercice vigoureux peut soutenir
longtems la réaction vitale, même au sein du froid
le plus vif : il peut souvent, au moyen d' une plus
grande quantité de chaleur reproduite, prévenir les
derniers effets que nous venons de retracer. Mais,
pour cela, les organes épigastriques, centre et point
d' appui des mouvemens musculaires, doivent être
puissamment excités par des alimens abondans, ou
difficiles à digérer, par des boissons fermentées
très-fortes, par des esprits ardens. On peut aussi,
quand le sommeil perfide dont il vient d' être
question commence à se faire sentir, échapper à sa
funeste douceur par une vive et forte excitation de
la volonté, par des mouvemens musculaires
proportionnels au degré du froid : mais il faut s' y
prendre à tems, et continuer avec courage ce grand
exercice, tant que

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l' on reste soumis à la même température ; sans cela,
l' on périt infailliblement, à moins qu' on ne se trouve
avec des personnes qui conservent plus de vigueur
et de volonté, et qui vous arrachent au danger du
premier engourdissement.
Enfin, il est possible de remédier au genre
particulier de gangrène, qui suit immédiatement la
suffocation de la vie dans les organes frappés du
froid ; mais le rappel du mouvement et de la chaleur
doit être progressif : et s' il faut éviter qu' une
chaleur extérieure ne saisisse tout à coup ces
organes, et ne s' y recombine tumultueusement, comme
dans une matière inanimée, il ne faut pas moins
craindre que l' action vitale, en se réveillant d' une
manière soudaine, n' y cause elle-même une irréparable
désorganisation.
L' effet d' un froid médiocre est donc d' imprimer
une plus grande activité à tous les organes, et
particulièrement aux organes musculaires ; d' exciter
toutes les fonctions, sans en gêner aucune ; de
donner un plus grand sentiment de force ; d' inviter
au mouvement et à l' action. Dans les tems et dans les
pays froids, on mange et l' on agit davantage. Il
semble qu' à mesure qu' une plus grande somme
d' alimens devient nécessaire, la nature trouve en
elle-même plus de moyens de force pour assurer la
subsistance de l' individu. Mais de cela seul, il
résulte qu' une portion considérable de la vie est
employée à des mouvemens extérieurs, ou même se perd
dans

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des repas fréquens : or, la plus légère réflexion
suffit pour déduire de cette circonstance, si simple
en elle-même, plusieurs différences importantes entre
les hommes du nord et ceux du midi. Les uns, sans
cesse distraits par des mouvemens, ou par des besoins
corporels, n' ont que peu de tems à donner à
la méditation ; les autres vivant d' une petite
quantité de grains et de fruits, que la nature verse
en abondance autour d' eux, cherchent le repos par
goût et par besoin, et, dans leur inaction musculaire,
se trouvent incessamment ramenés à la méditation.
Ainsi, quand toutes choses seraient égales d' ailleurs ;
quand la nature et la vivacité des sensations
seraient les mêmes dans les pays chauds et dans les
pays froids, leurs habitans ne pourraient pas plus se
ressembler par leurs habitudes morales, que par leur
forme extérieure et par leur constitution.

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Mais, à mesure que le froid devient plus vif, et
que son application dure plus longtems, une action
continuelle et forte devient elle-même plus
nécessaire. On est forcé de manger plus souvent et
davantage à la fois. Tout l' organe externe et toutes
les fibres motrices contractent un certain degré de
roideur. Les mouvemens conservent toute leur
vigueur ; ils en acquièrent même une plus grande :
mais ils commencent à perdre de leur aisance et de
leur souplesse. Le cerveau, frappé souvent d' une
légère stupeur, devient moins sensible à l' action des
divers stimulans, soit naturels, soit artificiels.
Pour être réveillé, pour sentir, pour réagir sur les
viscères et sur les organes moteurs, il a besoin
d' excitations d' autant plus fortes, qu' il trouve plus
de résistance dans la densité, considérablement
accrue, des muscles, des vaisseaux et des divers
tissus membraneux.
C' est ainsi que se forme la constitution robuste,
mais peu sensible, de ces peuples dont Montesquieu
dit, qu' il faut les écorcher pour les
chatouiller.
c' est pour cela que les derniers
navigateurs, auxquels on doit de si belles
descriptions des côtes occidentales du nord de
l' Amérique, ont observé chez les sauvages habitans
de l' entrée de Cook,

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une insensibilité physique si grande, qu' elle est à
peine égalée par la férocité de leurs habitudes
morales. Ils les ont vus s' enfoncer dans la plante des
pieds, ordinairement si sensible à cause des
innombrables extrémités de nerfs qui la tapissent, de
longs morceaux de bouteilles cassées, dont les
blessures sont parmi nous si douloureuses, parce
qu' elles déchirent plutôt qu' elles ne coupent : et ils
faisaient cela, sans avoir l' air d' y donner la moindre
attention. On les a même vus se taillader tout le
corps, avec les mêmes morceaux de verre, pour
toute réponse aux avis que les matelots voulaient
leur donner à ce sujet.
Il faut donc joindre aux effets moraux que nous
avons déjà notés, ceux que nécessite ce resserrement
du cercle des sensations ; cette insensibilité
physique, qui ne laisse, pour ainsi dire, aucune
prise aux affections que le retour sur soi-même et
la sympathie développent ; enfin, cette lutte
continuelle contre des besoins grossiers, sans cesse
renaissans, ou contre la sévérité d' une nature marâtre,
qui n' offre par-tout aux créatures vivantes, reléguées
dans de si mornes climats, que de pénibles
et funestes impressions.
En parlant des moyens graduels, qu' il est nécessaire
d' employer dans le traitement de la gangrène
causée par le froid, et des fatales conséquences
qu' à toujours alors l' application subite de la
chaleur, j' ai voulu seulement offrir, sous un seul
point

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de vue, une suite d' effets particuliers étroitement
liés entr' eux : je n' ai point prétendu que chaque
trait de ce tableau dût nous fournir une suite de
conclusions directes, toutes également applicables
à notre sujet. Cependant, il ne serait peut-être pas
hors de propos de s' arrêter ici, sur un fait assez
remarquable : c' est que le corps peut passer
brusquement d' une chaleur très-forte à un froid assez
vif, sans éprouver les mêmes inconvéniens que dans
le passage contraire ; du moins le danger est-il d' un
autre genre : et quelques expériences bien constatées
me font penser que ce danger est beaucoup
moindre qu' on ne le croit pour l' ordinaire. Peut-être
aussi trouverions-nous dans cette simple observation,
la raison directe et spéciale de la profonde
mélancolie qu' éprouvent les hommes et les animaux
des pays très-froids, quand on les transporte dans
les pays chauds, où l' on a jusqu' ici vainement
essayé de les acclimater ; et cette autre raison plus
générale, qui fait que les races humaines, après
avoir commencé par couvrir les zones tempérées
de la terre, et s' être répandues également du côté
des pôles et du côté de l' équateur, sitôt qu' elles ont
atteint les limites extrêmes du froid, et qu' elles s' y
sont habituées, reviennent rarement et difficilement
sur leurs pas : tandis que les habitans des zones
brûlantes s' acclimatent sans peine dans les pays
tempérés, et peuvent même se familiariser assez
vîte avec les froids les plus rigoureux.

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Quoi qu' il en soit, nous devons nous borner à
des faits très-concluans, et ne tirer que des
résultats absolument incontestables. En voilà déjà
beaucoup sur ce point, puisque nous devons examiner
ailleurs l' influence propre des climats.
Viii.
En général, les effets de l' air sec et de l' air
humide peuvent se rapporter à ceux de l' accroissement
et de la diminution de son ressort. Cependant,
quelques circonstances particulières qui rentrent ici
dans notre sujet, méritent encore d' être prises en
considération. En effet, la grande sécheresse de
l' air, lorsqu' elle se trouve associée, comme elle
l' est ordinairement chez nous, à des vents du nord,
ou de l' est, dont le souffle aigu l' augmente
beaucoup directement ; cette grande sécheresse, après
avoir d' abord favorisé la transpiration insensible,
soit en la saisissant et l' enlevant à la surface du
corps à mesure qu' elle s' y présente, soit en
imprimant une action plus vive aux solides, finit
par dessécher la peau, par la durcir, par boucher
l' extrémité des vaisseaux exhalans : de sorte que le
ton même des organes que cette résistance irrite
encore, ne fait que rendre toutes les fonctions
très-pénibles et très-embarrassées. De là résulte,
sur-tout chez les sujets fort sensibles, un état
de malaise et d' inquiétude, une disposition
singulière à l' impatience et à l' emportement,

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une difficulté, plus ou moins grande, de fixer
leur attention sur le même objet, et par
suite, une mobilité fatigante d' esprit.
Dans certains pays où la sécheresse de l' air et
le vent du nord règnent habituellement, quelques
médecins instruits et bons observateurs ont regardé
comme pouvant devenir utile à la santé des habitans,
ce qui par-tout ailleurs, imprime à l' air un
caractère constant et général d' insalubrité : je veux
dire les amas d' eaux stagnantes, les cloaques boueux,
les ordures humides dispersées dans les rues. Ces
médecins ont vraisemblablement poussé trop loin
leurs assertions à cet égard : mais ce qu' il y a de
certain, c' est que dans les lieux auxquels se
rapportent leurs observations, ni les exhalaisons des
eaux stagnantes, ni celles des cloaques, ni celles
même des matières les plus corrompues et les plus
fétides, ne produisent leurs effets accoutumés. L' air,
avide d' humidité, l' enlève et l' absorbe sans cesse ;
il s' empare de toutes les matières susceptibles
d' être dissoutes dans son sein ; il volatilise tout ;
il dévore tout : enfin son mouvement continuel a
bientôt dissipé les miasmes dangereux, dont une
humidité tiède peut seule exalter et développer tout
le poison.
Dans les pays chauds, l' air est souvent très-sec :

p35

les vents brûlans le dessèchent encore. Ces vents
abattent et détruisent, en quelque sorte, toutes
les forces physiques : les forces intellectuelles et
morales tombent alors en même tems, dans la plus
grande langueur. Mais, ordinairement, l' effet est
passager comme sa cause. L' air se trouve même
purgé par là, de toute émanation putride et
dangereuse : et si le climat est sain d' ailleurs, les
corps et les esprits y reprennent bientôt leur degré
d' activité ordinaire.
L' humidité de l' air a, par elle-même, des effets
débilitans ; elle n' est utile quelquefois que par
cette propriété : c' est-à-dire que, dans certaines
circonstances, en diminuant le ton excessif du
système, elle peut ramener l' énergie des organes et
l' impulsion

p36

motrice, à ce degré moyen qu' exigent et la
régularité des mouvemens, et l' aisance des
fonctions. Mais le plus souvent, l' humidité de l' air
est nuisible : combinée avec le froid, elle altère
profondément les principales fonctions, et produit
des affections scorbutiques, rhumatismales,
lentes-muqueuses, etc. Or, à ces affections, sont
liées, comme nous l' avons vu dans un précédent
mémoire, certaines dispositions morales
correspondantes : l' inertie de l' intelligence et
des désirs, les déterminations traînantes et
incomplètes, les goûts paresseux et le découragement.
Unie à la chaleur, l' humidité de l' air débilite
d' une manière plus profonde et plus radicale encore.
La grande insalubrité du Bender-Abassi, des
environs de Venise, des marais Pontins, de l' île
Saint-Thomé, de la Guiane, de Porto-Belo, de
Carthagène, etc., dont on peut voir les effrayans
tableaux dans les voyageurs et dans les médecins,
tient évidemment à cette combinaison fatale de la
chaleur et de l' humidité. Une vieillesse précoce, des
affections hypocondriaques désespérées, des
éruptions éléphantiasiques et lépreuses, des fièvres
intermittentes du plus mauvais caractère, des fièvres
continues, nerveuses, malignes et pestilentielles, en
sont les effets en quelque sorte inévitables : et,

p37

dans ces pays malheureux, les personnes qui, par
la force de leur constitution, ou par un régime
très-attentif, trouvent le moyen d' échapper aux
principaux dangers qui les environnent, n' en traînent
pas moins habituellement une vie languissante et
timide, qui glace toutes leurs facultés et les
décourage dans tous leurs travaux. Ainsi donc,
comme on ne peut y demeurer que retenu par la verge
du despotisme, ou par les fureurs de l' avarice et
l' avidité forcenée du gain, il est aisé de concevoir
que ces circonstances physiques doivent nécessairement
produire à la longue, dans le moral, la plus
dégoûtante dégradation.
Buffon, dans ses admirables tableaux des
caractères propres aux diverses températures, et des
formes principales qu' elles impriment à la nature
vivante, n' a pas manqué de recueillir les faits
relatifs à l' influence des climats humides. Il a
prouvé qu' ils détériorent en général, la constitution
de tous les animaux terrestes, autres que les
insectes et les reptiles ; mais que nul animal n' en
éprouve au même degré que l' homme, les atteintes
énervantes. Il observe que la puissance de
reproduction, ainsi que le penchant au plaisir de
l' amour, en sont particulièrement

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affaiblis : et ce génie, toujours éminemment
philosophique dans ses vues, même lorsqu' il
n' est pas assez réservé dans le choix de ses
matériaux, en conclut, avec raison, que cette
altération profonde d' un penchant sur lequel
reposent presque tous les sentimens expansifs de la
nature, suffit pour changer l' ordre des rapports
sociaux, pour arrêter les progrès de la civilisation,
pour empêcher le développement des facultés
individuelles elles-mêmes ; en un mot, pour
retenir les peuplades dans une espèce d' enfance.
Qu' on me permette de rappeler, en passant, ce que
nous avons vu plus en détail, dans le mémoire sur les
tempéramens, touchant l' influence des organes de
la génération, et des fonctions qui s' y rapportent.
Je prie le lecteur de ne pas oublier combien ces
fonctions et ces organes exercent un empire étendu,
non seulement sur la production des penchans heureux
de l' amour, de la bienveillance ; de la tendre et
douce sociabilité, mais encore sur l' énergie et
l' activité de tous les autres organes, particulièrement
de l' organe pensant, ou du centre nerveux principal.
Ix.
Parmi les émanations dont l' air atmosphérique se
charge dans diverses circonstances, il faut compter
d' abord les fluides aériformes, dont le mélange peut
altérer considérablement ses caractères et ses effets.

p39

La chimie moderne, à l' aide de l' art expérimental
qu' elle perfectionne chaque jour, est venue à bout
de résoudre l' air dans ses élémens constitutifs ; de
le faire de toutes pièces, pour me servir de
l' expression d' un homme de génie ; de le ramener à la
condition des corps sur lesquels, en imitant la
nature, l' homme exerce la puissance la plus étendue,
celle, en quelque sorte, de créateur. Deux gaz
élémentaires entrent dans la composition de l' air
atmosphérique : leurs proportions sont déterminées ;
et la combinaison n' est fixe et durable qu' autant que
ces justes rapports s' y trouvent observés exactement.
La surabondance de l' un ou de l' autre gaz, n' y peut
être que momentanée. Dans les mouvemens continuels
de fluctuation qui l' agitent, l' air s' en débarrasse
bientôt ; et par-tout il est, à peu de chose
près, homogène, à moins que des causes constantes
ne lui fournissent incessamment ce surcroît de l' un
de ses gaz constitutifs, ou de toute autre émanation
volatile quelconque. Mais, comme cet aliment
immédiat de la vie est à chaque instant nécessaire à
son maintien, les altérations de l' air, lors même
qu' elles ne sont que passagères, agissent toujours
d' une manière prompte sur la disposition des organes
et sur la marche des fonctions.
L' addition d' une certaine quantité d' oxygène produit
un plus grand sentiment de bien-être et de

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force : les systèmes nerveux et musculaire acquièrent
plus d' activité ; il se forme plus de chaleur animale ;
toutes les excitations intérieures deviennent plus
vives ; tous les organes deviennent plus sensibles à
l' action des stimulans extérieurs. Ce n' est pas que
l' air, surchargé d' oxygène, fût habituellement plus
salutaire que l' air atmosphérique commun : nous
sommes, au contraire, bien fondés à penser qu' il
introduirait, dans l' économie vivante, une
sensibilité vicieuse et une série d' excitations
excessives ; et s' il conservait longtems le même degré
d' action, il userait prématurément la vie, comme le
font tous les stimulans dont l' habitude n' affaiblit
pas promptement les effets. Mais, par cela même qu' il
userait à la longue la vie, il l' exalte
passagèrement ; et cette propriété, qui peut être
utilement employée quelquefois pour le traitement
des maladies, produit, dans l' état de l' intelligence
et des affections, tous les changemens analogues à
ceux que les organes ont éprouvés.
Des changemens contraires résultent de la
sur-abondance du gaz azote dans l' air atmosphérique,
la gêne de la respiration, une langueur défaillante
qui saisit la région précordiale, la lourdeur et
l' étonnement de la tête, l' embarras des idées,
l' impuissance et le dégoût de tout mouvement,
s' emparent bientôt des personnes qui respirent un
air surchargé de ce gaz malfaisant.
Par l' introduction du gaz acide carbonique, l' air

p41

contracte des altérations d' un autre genre, mais qui
peuvent le rendre également nuisible et même mortel.
Il paraît que ce fluide aériforme agit sur le poumon,
comme un sédatif direct ; qu' il le paralyse
immédiatement ; et qu' impropre à l' objet spécial de
la respiration, il engourdit en outre et suffoque les
forces par lesquelles cette fonction s' entretient et
se reproduit. Mais loin d' éprouver des anxiétés ou du
malaise, les personnes qui se trouvent enveloppées
d' une atmosphère de gaz acide carbonique, tombent
par degrés dans un sommeil paisible, accompagné
de sensations agréables : elles meurent sans avoir
aucune conscience du danger de leur situation, et
sur-tout sans tenter aucun effort pour s' y dérober.
Il faut observer que les gaz azote et carbonique
doivent être mêlés à l' air dans des proportions fortes,

p42

pour produire, sur l' économie animale, les effets qui
leur sont particuliers. De plus, ces effets ne
peuvent guère avoir lieu que dans des endroits clos :
par-tout ailleurs, la légèreté proportionnelle du
gaz azote, fait qu' il s' élève bientôt et se disperse
dans l' atmosphère : et quoique le gaz acide
carbonique soit plus pesant que l' air respirable,
il paraît cependant qu' en s' y dissolvant d' une
manière égale et rapide, il peut être facilement
enlevé et chassé au loin, de même que l' humidité
des vapeurs et des brouillards : ou si, retenu
par son poids, il reste dans les basses régions
atmosphériques, le moindre courant le balaie, et le
distribue sur de vastes espaces ; et là, dans tous
les momens, les végétaux et différentes espèces
d' insectes le décomposent, pour s' en approprier la
base, et la recombiner dans leurs sucs réparateurs.
Les gaz hydrogène sulfuré et hydrogène phosphoré ;
le gaz muriatique, et sur-tout le muriatique
oxygéné ; l' air commun surchargé d' acide sulfureux ;
le même air imprégné de miasmes putrides, vénéneux,
contagieux ; l' azote saturé d' émanations animales,
corrompues, qu' il paraît propre à dissoudre
en grande abondance, et qu' il exalte encore par sa
combinaison avec elles : tous ces airs font subir aux
organes, soit tout à coup, soit par degrés, des
changemens dont plusieurs observateurs nous ont
conservé

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des tableaux curieux. Mais ces effets, en tant
qu' ils intéressent l' état moral, peuvent être
rapportés à l' influence des maladies. Par exemple,
s' il était vrai que les exhalaisons d' acide
sulfureux pussent toujours produire, comme de bons
esprits assurent l' avoir distinctement observé
quelquefois, des engorgemens tuberculeux dans les
poumons et dans les viscères du bas-ventre, ce
serait plutôt aux affections hypocondriaques qui
surviennent alors secondairement, qu' à l' action
directe des exhalaisons acides, qu' il faudrait
imputer les idées délirantes et les penchans
bizarres propres à ces affections.
Chapitre x.
En établissant certaines règles relatives à l' action
des différentes substances qui sont, ou qui peuvent
être appliquées au corps de l' homme, n' oublions
point que ces règles ne doivent jamais se prendre
dans un sens trop absolu ; car alors les
applications particulières seraient souvent
très-fautives. L' organisation animale se modifie
singulièrement par l' habitude :

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celle-ci peut, à la longue, rendre également
nuls et les effets les plus utiles, et les effets
les plus pernicieux. L' organisation de l' homme,
dont nous avons déjà fait plusieurs fois remarquer
l' extrême souplesse, est capable de se prêter à
toutes manières d' être, de prendre toutes les formes.
L' homme peut, à la lettre, se familiariser par
degrés avec les poisons : quelquefois même l' habitude
lui rend à la fin nécessaires des impressions qu' elle
seule a pu lui rendre supportables ; et ce ne serait
pas toujours sans danger qu' on passerait du plus
mauvais régime au régime le plus sage et le meilleur.
Les habitans des pays malsains ne se trouvent pas
toujours mieux d' un air plus pur : les asthmatiques,
à qui les lieux aérés conviennent en général seuls,
peuvent cependant quelquefois s' être fait une espèce
de besoin de l' air épais et lourd auquel ils sont
accoutumés ; alors, un air plus vif peut redoubler
leurs accès et leur causer d' effrayantes suffocations.
Enfin, l' on a vu des prisonniers, sortis sains et
vigoureux des cachots infects où leurs crimes les
avaient fait détenir long-tems, tomber malades,
rester languissans au grand air, et ne recouvrer
la santé que lorsque de nouveaux crimes les
ramenaient dans leur ancien séjour, devenu pour eux
une sorte de pays natal.
Au reste, ce qui est vrai par rapport à l' influence
de l' atmosphère, l' est encore plus peut-être par
rapport à celle des alimens et des boissons. Mais il
ne s' ensuit pas de cette puissance de l' habitude,
qui, sans

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doute, a ses limites comme toutes les autres, que
les phénomènes dépendans du régime, ne présentent
point un ordre général régulier et constant, ni
qu' on ne puisse en conséquence tracer des principes
fixes de diététique : il s' ensuit uniquement que,
dans l' observation de ces phénomènes et dans la
détermination de ces principes, il faut tenir compte
d' une quantité très-considérable d' exceptions, qui
peuvent elles-mêmes être ramenées à des règles
constantes. Et il en est ainsi de toutes les
anomalies qui s' observent dans les faits naturels,
ce qui arrive, ou peut arriver tous les jours, est
nécessairement soumis à des lois.
Chapitre xi.
L' influence des alimens sur l' économie animale,
est donc très-étendue ; ses effets sont très-profonds
et très-durables. Agissant tous les jours et par des
impressions qui se renouvellent pour l' ordinaire
plus d' une fois dans les vingt-quatre heures, qui
même chaque fois, se prolongent pendant un certain
espace de tems ; cette influence serait incalculable,
si, comme nous venons de l' indiquer, elle
ne s' affaiblissait par la simple habitude, et si elle
ne tendait à s' affaiblir d' autant plus, que certaines
circonstances particulières ont pu lui donner
accidentellement plus de force et de vivacité.
Les alimens ne réparent point les corps des animaux

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par la seule quantité de sucs propres à
l' assimilation, qu' ils contiennent et fournissent :
ils les réparent encore, et plus puissamment
peut-être, par le mouvement général que l' action de
l' estomac et du système épigastrique imprime et
renouvelle. Aussi leur influence sur l' état de
l' économie animale, paraît dépendre beaucoup moins de
la nature de ces sucs, que du caractère et du degré
de cette impulsion. Car, bien que plusieurs alimens
remarquables par certaines apparences extérieures, ou
chimiques, tels que les farineux, les substances
muqueuses, les graisses, ou les huiles, produisent
certains effets constans, qu' on rapporte à leurs
propriétés, il est prouvé, par des observations
directes, qu' ils n' agissent pas toujours alors comme
substances alibiles ; et lors même qu' ils agissent
véritablement en cette qualité, ce n' est, la plupart
du tems, que d' une manière secondaire, et par l' effet
prolongé des impressions qu' ils ont fait ressentir
aux organes de la digestion. Ce serait, d' ailleurs,
se faire une idée bien grossière de la réparation
vitale, que de la considérer sous le simple rapport
de l' addition journalière et de la juxtaposition des
parties destinées à remplacer celles qu' enlèvent les
différentes excrétions : elle consiste sur-tout dans
l' excitation et l' entretien des différentes fonctions
organiques, dont les excrétions elles-mêmes ne sont
qu' un résultat secondaire, et, pour ainsi dire,
accidentel.
L' homme est donc susceptible de s' habituer à

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toute espèce d' alimens, comme à toute température
et à tout caractère de climat : mais tous les climats
et tous les alimens ne lui sont pas également
convenables, ou du moins ils n' éveillent et
n' entretiennent pas en lui les mêmes facultés ;
c' est-à-dire, que leur usage ne lui donne, ou ne
lui laisse point une aptitude égale aux mêmes
fonctions organiques, aux mêmes travaux. Il peut
vivre de substances végétales, ou de substances
animales : mais les unes et les autres ont sur lui
des effets très-différens. Il faut en dire autant
des boissons, que nous ne pouvons séparer ici des
alimens, puisqu' elles en font presque toujours
partie, et que même elles remplissent souvent les
fonctions alimentaires, dans toute l' étendue du
sens qu' on attache ordinairement à ce mot.
Les substances animales ont sur l' estomac une
action beaucoup plstimulante que les végétaux :
à volume égal, elles réparent plus complètement et
soutiennent plus constamment les forces. Il y a
certainement une grande différence entre les hommes
qui mangent de la chair, et ceux qui n' en mangent
pas. Les premiers sont incomparablement plus actifs
et plus forts. Toutes choses égales d' ailleurs,
les peuples carnivores ont, dans tous les tems, été
supérieurs aux peuples frugivores, dans les arts qui
demandent beaucoup d' énergie et beaucoup d' impulsion.
Non seulement ils sont plus courageux à la guerre,
mais ils déploient en général, dans leurs
entreprises, un caractère plus audacieux et plus

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obstiné. Il est vrai que la nature semble avoir voulu
que, dans certains climats, les hommes se nourrissent
préférablement de substances animales. Dans
les climats opposés, les végétaux peuvent suffire
seuls à la réparation journalière ; et peut-être, ils
conviennent mieux. Sous les zones glaciales, il faut
des alimens qui reproduisent beaucoup de chaleur,
qui, par une digestion plus difficile et plus lente,
entretiennent l' action vigoureuse de l' estomac,
nécessaire pour élever le ton de tous les organes, au
degré qu' exige la température et le ressort de l' air.
Dans les pays chauds, il faut, au contraire,
diminuer la reproduction de la chaleur, ménager la
faiblesse de l' estomac, qu' énervent puissamment
l' excitation non interrompue de l' organe extérieur,
et l' excessive transpiration ; il faut prévenir les
dégénérations putrides, auxquelles les viandes et les
poissons ont beaucoup plus de tendance que les
herbages, les fruits, les amandes, ou les grains.
Cependant les hommes qui, dans ces derniers climats,
usent modérément de substances animales,
sont beaucoup plus forts que ceux qui n' en usent
point du tout : et, pourvu qu' ils prennent d' ailleurs
les précautions diététiques convenables, ils sont,
non seulement plus capables de supporter des
travaux soutenus, mais ils sont, en outre, beaucoup
plus sains ; ils se dérobent plus facilement au
danger de cette vieillesse précoce qu' une excessive
irritabilité produit si souvent dans ces mêmes climats.

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Or, cette irritabilité doit être regardée comme
directement dépendante de la faiblesse musculaire
habituelle : d' où il suit que certains excès ont
pour cause véritable, la faiblesse et son sentiment
habituel, ou plutôt les irritations trompeuses et
les désirs qui en résultent. Le moral s' altère alors,
en raison directe de l' altération des organes ; et
l' état de ces derniers peut fournir à l' observateur
la mesure des désordres de l' intelligence et du
délire des penchans.
Plusieurs fondateurs d' ordres ont eu l' intention
formelle d' affaiblir leurs religieux, en leur
interdisant l' usage de la chair : ceux qui ont voulu
les affaiblir davantage, leur ont interdit en même
tems celui du poisson. Quelques-uns de ces
législateurs pieux sont allés plus loin : ils ont
prescrit des saignées, plus ou moins fréquentes ; ils
ont tracé les règles de leur administration. Cette
pratique est ce qu' ils appellent, dans leur latin
barbare, minutio monachi : et, suivant la
température et l' état physique du pays, suivant le
régime et les travaux habituels des communautés,
suivant le tempérament et le caractère de chaque
moine, ils ordonnent d' éloigner, ou de rapprocher
les saignées, de les rendre plus ou moins abondantes,
en un mot, d' amoindrir le moine (minuere
monachum),
suivant l' exigeance des cas.
On a déjà remarqué que le régime appelé maigre,
et sur-tout les jeûnes et les abstinences, remplissent

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mal le but d' éteindre les désirs amoureux, et de
régler l' imagination, dont les désordres contribuent
bien plus que les besoins physiques réels, à nourrir
des passions profondes et funestes. Rien n' est
assurément plus mal entendu. Mais ce but n' était pas
le seul qu' eussent à remplir les fondateurs d' ordres :
il n' était pas même à beaucoup près, le plus
important pour eux. De quoi s' agissait-il en effet ?
De plier au joug une réunion d' hommes dans toute la
force de l' âge, que la retraite et l' uniformité de
leur vie ramenaient sans cesse aux mêmes impressions,
et qui pesaient longuement sur leurs moindres
circonstances ; à qui, la méditation contemplative
et l' inexpérience du monde, en leur offrant
sans cesse des peintures chimériques de ce qu' ils
avaient perdu, devaient nécessairement inspirer les
idées les plus bizarres, les penchans les plus
fougueux : il s' agissait de ranger ces êtres dégradés,
à des lois encore plus absurdes qu' eux-mêmes, à
des lois qui violaient et foulaient aux pieds tous les
droits et tous les sentimens de la nature humaine.
Il fallait faire plus ; il fallait, s' il était
possible, leur faire approuver et chérir la barbarie
elle-même de ces lois.
Ces esprits ardens et mélancoliques, ces jeunes
gens, dont les erreurs de l' imagination, l' inquiétude
avanturière, des goûts singuliers, des espérances
folles déçues, où l' indolence et la fainéantise
peuplaient les cloîtres ; ces hommes dévoués au

p51

malheur, dont tout concourait à troubler de plus
en plus la tête, à faire fermenter les passions,
avaient besoin d' être réprimés sans cesse, d' être
rabaissés au dessous d' eux-mêmes. Leur existence
toute entière n' eût été qu' un tourment pour eux. Mais
on peut juger, en outre, d' après les relations les
plus exactes qui nous ont été transmises de la vie
intérieure des cloîtres, que les séditions et les
révoltes étaient toujours près d' éclater dans ces
lieux de désespoir, et que la sûreté des supérieurs
leur paraissait demander la diminution directe des
forces physiques de leurs infortunés esclaves.
D' ailleurs, si les dispositions mélancoliques, le
penchant à l' enthousiasme, les sentimens concentrés,
les fureurs extatiques et amoureuses, étaient encore
aggravés

p52

par la diète monastique ; d' un autre côté, les
chaînes religieuses dont on voulait charger ces
imaginations affaiblies, en recevaient une nouvelle
force. Il était plus facile de subjuguer des âmes
avilies, de les environner de terreurs fantastiques,
de sombres et décourageantes illusions. Ces tristes
victimes devenaient sans doute plus malheureuses ;
mais en même tems elles étaient plus soumises : et
soit que le fondateur crût, ou ne crût point mieux
assurer par là, leur bonheur dans un autre monde, il
avait assuré la durée et la sécurité de son empire
dans celui-ci : il avait atteint son but principal.

p53

Au reste, je n' entrerai point ici dans le détail des
idées et des penchans bizarres, et même pervers,
ou dangereux, que ce régime tend à faire naître.
Quoique l' abstinence en général ou tel genre
d' abstinence en particulier, puisse y contribuer
beaucoup, cependant ces phénomènes sont, pour
l' ordinaire, produits par un concours de
circonstances qui mériteraient d' être examinées
chacune à part.
Le lecteur peut consulter sur ce sujet le traité
de la solitude, de Georges Zimmermann. Il y
verra le tableau fidèle de la férocité stupide qui
caractérisait les moines d' orient dans les premiers
siècles de l' église ; des folies inconcevables de
ceux de la Thébaïde, dont un soleil brûlant
allumait le cerveau : enfin, de la fourberie, des
moeurs abominables et du malheur profond de ceux
d' Europe, qui, semblables aux armées de tous les
despotes, ne servaient à tenir les peuples dans
l' oppression, qu' en se rendant eux-mêmes
très-infortunés.
Les habitudes particulières des peuples ichthyophages
dépendent beaucoup moins de la nature de
leur aliment habituel, que du caractère des
travaux auxquels ils se livrent pour se le procurer,
ou des impressions propres à l' élément qui le
fournit, et dont ils bravent sans cesse les
influences. Il en est de ces peuplades, comme de
celles qui vivent

p54

de chasse. Les hordes de chasseurs (car ils ne
peuvent former que des hordes), offrent par-tout, et
toujours elles ont offert à peu près le même fond
d' habitudes ; sauf toutefois les différences que
doivent amener, ou celle du climat, ou le caractère
des relations qui s' établissent entre ces hordes et
les peuples voisins. Obligés de parcourir de grands
espaces, pour se procurer la quantité de gibier
nécessaire ; toujours en guerre avec quiconque
voudrait venir partager avec eux les produits de
leurs forêts ; poussés par le besoin, père de toute
industrie, qui les force à se créer des armes, à
imaginer des embûches, à faire une étude particulière
des moeurs qui caractérisent chaque espèce de gibier ;
enfin, toujours en butte aux intempéries de l' air :
telles sont, en effet, les principales causes des
habitudes qu' on observe chez les peuples chasseurs.
C' est encore ainsi, je le répète, que la nécessité de
vivre sans cesse sur des rivages humides, ou sur
des eaux couvertes de brouillards, d' affronter les
vagues et les vents, de faire de la pêche un art
véritable, et d' en approprier les règles à toutes les
circonstances, doit développer un certain genre
d' idées, doit faire naître certains goûts et
certaines passions. Or, dans les deux cas on observe
que les effets se rapportent parfaitement à la
nature de ces circonstances, et l' on obtient de cette
manière, par une autre voie de raisonnement, la
confirmation des résultats que l' observation directe
a fournis.

p55

Il faut donc attribuer particulièrement les moeurs
des ichthyophages à l' influence de leurs travaux.
Cependant l' usage exclusif et longtems continué
du poisson pour nourriture, peut avoir des effets
immédiats sur les habitudes du tempérament : il
peut, en conséquence, agir médiatement par ses
habitudes sur les opérations des organes de
l' intelligence et de la volonté. Les poissons, en
général, mais particulièrement ceux de la mer et des
grands lacs, qui, du reste, peuvent seuls fournir la
quantité d' alimens nécessaire pour une peuplade,
contiennent une grande abondance de principes huileux
et muqueux ; ils ont une tendance directe et rapide
à la putréfaction. Ces principes introduits dans les
humeurs, y portent un surcroît de nourriture, qui
s' extravase dans les mailles du tissu cellulaire, et
produit une corpulence inerte et froide, souvent fort
incommode. De là, résultent très-souvent aussi des
obstructions opiniâtres dans tout le système
glandulaire, des maladies cutanées, plus ou moins
douloureuses, ou désagréables, mais qui toujours
impriment au système nerveux un mouvement habituel
d' irritation. Or, cette irritation produit, à son
tour, des appétits bizarres, quelquefois des penchans
funestes et cruels.
Je ne parle pas même dans ce moment de certaines
lèpres causées par l' usage inconsidéré de quelques
espèces de poissons, pris dans le tems du frai ;
maladies terribles, qui portent le trouble dans toutes

p56

les fonctions, inspirent une espèce de fureur pour
les plaisirs de l' amour, et peuvent, par l' état de
malaise et par les excitations désordonnées qu' elles
occasionnent, pousser leurs malheureuses victimes à
des actes redoutables de désespoir. Ces faits
étaient observés autrefois assez fréquemment dans
différens pays, ils sont devenus beaucoup plus rares,
à mesure que la police s' est perfectionnée, que
l' aisance plus générale a permis de suivre, dans le
système de vie, les règles d' une plus sage
diététique, et que le goût de la propreté, soit sur
les personnes, soit dans l' intérieur des maisons,
est devenu plus général.
La manière dont agit une nourriture, composée
uniquement de poissons gras et gélatineux, est
analogue à celle dont agissent divers autres alimens
grossiers et de difficile digestion. Par l' usage
habituel des uns et des autres, les glandes
s' engorgent fréquemment ; une grande quantité de
bile se forme : des dégénérations putrides, ou des
tendances prochaines à ces dégénérations,
s' introduisent dans les humeurs. Tout le tissu
graisseux et cellulaire s' empâte ; quelquefois même
il s' endurcit au point de gêner toutes les fonctions.
Peu de tems avant la révolution, je fus consulté
pour une femme chez laquelle cet empâtement et
cet endurcissement général amenèrent bientôt par
degrés la suffocation complète de la vie. Quand on
lui parlait, il fallait le faire très-lentement. Elle
ne répondait qu' au bout de quelques minutes, et d' une

p57

manière plus lente encore. Son esprit semblait
hésiter et chanceler à chaque mot. Avant sa maladie,
elle avait eu beaucoup d' intelligence : quand je la
vis, elle était dans un état d' imbécillité véritable.
Elle avait été fort vive : elle ne paraissait presque
plus capable de former le moindre désir ; elle ne
montrait plus aucun sentiment de répugnance, ou
d' affection.
L' effet des alimens grossiers, sur-tout lorsque des
boissons analogues le secondent, est d' engourdir,
à différens degrés, les sensations ; de ralentir, à
des degrés correspondans, l' action des organes
moteurs. L' effet est plus remarquable, il est même
différent, à quelques égards, toutes les fois que les
viscères du bas-ventre s' obstruent. C' est ce
qu' Hippocrate avait déjà remarqué de son tems. Enfin,
cet effet est d' autant plus fort, que les cas où on
l' observe, se rapprochent davantage de celui que je
viens de citer.
Ainsi, dans certains pays, où la classe indigente
vit presqu' uniquement de châtaignes, de blé-sarrazin,
ou d' autres alimens grossiers, on remarque
chez cette classe toute entière un défaut
d' intelligence presque absolu, une lenteur
singulière dans les déterminations et les mouvemens.
Les hommes y sont d' autant plus stupides et plus
inertes, qu' ils vivent plus exclusivement de ces
alimens : et les ministres du culte avaient souvent,
dans l' ancien régime, observé que leurs efforts
pour donner des

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idées de religion et de morale à ces hommes abrutis,
étaient encore plus infructueux dans le tems où
l' on mange la châtaigne verte. Le mélange de la
viande, et sur-tout l' usage d' une quantité modérée
de vins non acides, paraissent être les vrais moyens
de diminuer ces effets : car la différence est plus
grande encore entre les habitans des pays de bois
châtaigniers, et ceux des pays de vignobles, qu' entre
les premiers, et ceux des terres à blé les plus
fertiles. En traversant les bois, plus on se
rapproche des vignobles, plus aussi l' on voit
diminuer cette différence, qui distingue leurs
habitans respectifs.
Le lait, que je considère ici comme aliment, et
non comme boisson, peut produire des effets
très-divers, suivant le tempérament primitif, et
l' état accidentel où peut se trouver l' économie
animale, au moment où l' on en fait usage. Dans les
changemens que le lait subit lui-même par des
préparations artificielles, il devient susceptible
d' agir d' une manière qui ne se rapporte plus du tout
à sa nature propre. Le lait frais et pur agit sur
tout le système comme un sédatif direct, non
stupéfiant ; il modère la circulation des humeurs ;
il porte dans les organes du sentiment un calme
particulier ; il dispose les organes moteurs au
repos. Par son influence, les idées semblent
devenir plus nettes ; mais elles ont peu
d' activité : les penchans sont paisibles et doux ;
mais, en général, ils manquent d' énergie : et
quoique cet aliment facile entretienne une force
totale suffisante,

p59

il fait prédominer tous les goûts indolens ;
l' on pense peu, l' on désire peu, l' on agit peu.
Tels sont les effets qu' ont observés sur elles-mêmes
des personnes qui, pour cause de maladie, avaient
passé tout à coup d' un genre de vie plus stimulant
à la diète lactée pure, et qui, par conséquent, ont
pu mieux reconnaître l' influence réelle de la
dernière espèce de nourriture dans ce changement
brusque et total. On peut croire que ces effets
dépendent immédiatement de la faiblesse ou de
l' obscurité des impressions que le lait produit sur
l' estomac, et de la moindre action de ce viscère et
de tout le système digestif. Ils tiennent aussi
peut-être, mais indirectement, et par une suite
d' impressions plus éloignées, à la nature émulsive
de cet aliment : car toutes les espèces de lait
contiennent, suivant diverses proportions, l' huile,
le simple mucilage et le gluten faiblement animalisé,
unis dans un degré de combinaison suffisant pour les
empêcher de subir, tout à coup, aucune dégénération
spéciale, mais trop incomplet pour les rendre
susceptibles de la dégénération propre aux
combinaisons plus intimes des mêmes principes.
Mais dans certains tempéramens et dans certains
états de maladie, l' usage du lait produit des effets
particuliers, très-différens de ceux que nous venons
de lui reconnaître en général. Quelquefois, il
cause directement des affections mélancoliques, qui,
lorsqu' elles prennent un caractère de persistance,
amènent bientôt

p60

à leur suite, tous les désordres de l' imagination
et tous les écarts de la volonté, que nous avons dit
tant de fois leur être propres. Plus souvent encore,
il est suivi d' indigestions putrescentes,
très-funestes, ou de dégénérations bilieuses,
d' obstructions du foie, de la rate et de tout le
système hypocondriaque, lesquelles, à leur tour,
entraînent la lésion profonde de plusieurs fonctions
importantes.
Il n' est pas de mon sujet de spécifier ici tous les
divers effets du lait frais et pur, ni les
circonstances où chacun de ces effets peut avoir
lieu : je me contenterai d' observer que cet aliment,
dont une pratique bannale fait le principal remède
des maladies lentes de poitrine, y devient souvent
très-pernicieux, et qu' il demande presque toujours,
même lorsque son usage doit être utile, une grande
circonspection dans le choix du moment et dans la
manière de l' employer. J' ajouterai que, quoique d' une
facile digestion, le lait réussit mieux, en général,
aux personnes qui font un grand exercice, qu' à celles
qui mènent une vie sédentaire. Il peut, d' ailleurs,
devenir un véritable poison pour les sujets bilieux
et pour ceux dont les hypocondres sont habituellement
gonflés ; et il ne convient que rarement aux
hommes dont le moral est très-actif, dont toutes les
fonctions vitales se trouvent liées à de continuelles
et vives sensations. Enfin, le lait, ainsi que les
farineux, fournit une nourriture copieuse et
réparatrice ; comme eux, il imprime des habitudes
de lenteur

p61

aux mouvemens musculaires, dont il paraît propre
à conserver la force organique : mais il n' émousse
pas la sensibilité d' une manière aussi profonde
et aussi durable ; il en modère seulement l' action,
et se borne à rabaisser le ton du système sensitif.
Ce que je viens de dire de la manière dont je
considère ici le lait, je le dirai de tous les autres
alimens : mon dessein ne peut être d' en rechercher
tous les effets, ni de tirer de leur observation, des
règles diététiques, ou médicales. Un si vaste sujet,
au lieu d' un court paragraphe, demanderait un
long mémoire. Il nous suffira d' avoir constaté par
quelques faits généraux, l' influence des alimens
sur l' état moral. C' est à l' hygiène, devenue plus
philosophique entre les mains de médecins modernes,
qu' il appartient de développer, par ordre,
tous les faits de détail ; d' en circonstancier les
modifications et les nuances ; de tracer, d' après
cette étude approfondie, des préceptes plus
détaillés eux-mêmes, applicables à tous les cas
particuliers, et faits pour améliorer de plus en
plus les dispositions physiques de l' homme, et par
suite, son intelligence, sa sagesse, son bonheur.
Chapitre xi.
Avant de quitter les alimens, pour passer aux
boissons, il me paraît convenable de dire un mot

p62

de certaines substances, qui ne peuvent être rangées
ni dans l' une ni dans l' autre classe, mais qui
cependant sont usuellement employées sous
différentes formes, par plusieurs nations : je veux
parler des substances narcotiques, ou stupéfiantes.
L' économie animale tombe souvent dans la langueur,
ou par l' excès, ou par le défaut, ou par le
caractère désordonné des sensations. De là vient
que le goût des stimulans est général. La plupart des
animaux les recherchent avidement, aussi bien que
l' homme. Quoique ce ne soient pas précisément les
mêmes stimulans qui conviennent aux différentes
espèces, peut-être n' est-il aucun de ceux que nous
avons fait entrer dans l' usage commun, auquel on
ne puisse accoutumer assez vîte, presque tous les
animaux qui vivent auprès de nous, dans l' état de
domesticité. Ce qu' il y a de sûr, c' est qu' employés
avec modération, ceux qu' ils adoptent par choix
et librement, ne leur sont pas moins utiles
qu' agréables. Les sensations, au moins momentanées,
de force et d' alacrité qui résultent de cet emploi,
leur donnent, comme à nous, une plus agréable
conscience de la vie ; et chez eux, comme chez
l' homme, cette conscience devient souvent nécessaire
pour entretenir, ou renouveler les fonctions.
Quoique l' effet des narcotiques diffère de celui
des purs stimulans, ces deux classes de substances
ont cependant quelque analogie l' une avec l' autre.
Il est aujourd' hui bien reconnu que les narcotiques

p63

sont doués d' une véritable action stimulante. Cette
action n' est pas, à la vérité, simple ; ils
produisent en même tems un autre effet dont la
combinaison avec le premier, constitue leur vertu
totale : mais c' est en cela même que consiste leur
grande utilité dans le traitement de certaines
maladies, leur danger dans le traitement de quelques
autres, auxquelles on les avait cru d' abord
appropriés, les sensations délicieuses qu' ils
procurent dans certaines circonstances, et la
passion vive qu' ils inspirent bientôt aux personnes
qui en font un usage familier.
Je crois nécessaire d' entrer, à cet égard, dans
quelques explications.
L' économie animale forme sans doute un système
où tout se correspond, où tout est lié d' une
manière étroite : mais il s' en faut beaucoup que les
fonctions s' exécutent et marchent toujours dans un
rapport mutuel et proportionnel bien exact. Nous
savons que la sensibilité de l' organe nerveux peut
être vive et forte, tandis que la puissance de
mouvement des fibres musculaires reste très-faible ;
et réciproquement les forces motrices peuvent être
fort énergiques, tandis que les sensations sont
engourdies et comme suffoquées. Nous savons aussi
que certains organes, ou certains systèmes d' organes
peuvent prédominer sur les autres. Or, cette
distribution vicieuse des forces, et cet exercice
disproportionné des fonctions, produisent, suivant
les circonstances,

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tantôt certains tempéramens généraux, tantôt
différentes espèces de maladies, notamment plusieurs
de celles qui se développent lentement, et par une
suite de désordres successifs. Par exemple, les
travaux de l' esprit exaltent singulièrement la
sensibilité du système nerveux, et diminuent, en
quelque sorte dans le même rapport, l' énergie
tonique des fibres musculaires : les travaux du corps,
au contraire, particulièrement ceux qui n' exigent
que peu de combinaisons et de réflexions, rendent les
muscles plus vigoureux, tandis que, d' autre part, ils
émoussent la sensibilité. Nous observons, en outre,
que certaines circonstances accidentelles, ou
certaines pratiques de régime affaiblissent, ou
fortifient certains organes particuliers. Enfin, des
expériences nombreuses nous ont appris que parmi les
substances qui peuvent être appliquées au corps
vivant, il en est dont l' action s' exerce sur un
genre particulier de forces, sur un, ou sur plusieurs
organes spéciaux, sur un certain ordre de fonctions.
Ainsi, l' impression de quelques miasmes contagieux
détruit sur-le-champ la sensibilité du système
cérébral. Il en est d' autres dont l' action se porte
directement sur les forces musculaires. La morsure du
boïquira, ou serpent à sonnettes, fait tomber toutes
les parties et toutes les humeurs dans un état de
dissolution putride : la morsure du naïa, ou
lunetier, produit des convulsions et une espèce de
gangrène sèche dans la partie mordue : celle de
l' aspic,

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ou vipère égyptienne, cause un profond sommeil.
Ainsi, l' aloës, pris intérieurement, pousse en plus
grande abondance, ou avec plus d' impétuosité, le
sang vers les parties inférieures. Enfin, pour ne pas
trop multiplier les exemples, les cantharides portent
spécialement et directement leur action sur les voies
urinaires et sur le système entier des organes de la
génération.
Mais souvent, cet effet spécial dont nous parlons,
se trouve joint à d' autres effets accessoires, ou
plutôt il se compose de deux ou trois effets
particuliers, qu' une seule cause produit en même tems.
Par exemple, l' action que tous les observateurs ont
reconnue dans les cantharides, prises intérieurement,
est accompagnée d' une inflammation plus ou moins
forte de la membrane interne de l' estomac ;
inflammation qui, par les sympathies étendues de ce
viscère, va, pour ainsi dire, retentir par-tout,
notamment dans l' organe cérébral. Appliquées à
l' extérieur, les cantharides peuvent affecter aussi
la vessie et les reins : mais alors, l' affection,
pour peu qu' elle soit profonde, passe rapidement, et
par sympathie, des reins à l' estomac. Enfin,
l' utilité, qu' on n' a pas moins unanimement reconnue
dans les plantes crucifères, ou tétradynames,
pour le traitement des maladies scorbutiques,
dépend tout à la fois, et de leur action stimulante
directe sur les organes digestifs, et de leur
propriété diurétique, et des principes d' assimilation
plus parfaite, que

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leurs sucs portent dans le sang et dans les autres
humeurs.
L' action des narcotiques est également complexe.
Leur application produit deux effets distincts
très-remarquables : l' un de diminuer la sensibilité ;
l' autre d' augmenter la force de la circulation, et
par elle, ou, plus directement encore, par l' état
du système nerveux, celle des organes moteurs.
C' est uniquement à raison de ce dernier effet, que
les narcotiques doivent être considérés comme
stimulans. Ils en produisent néanmoins encore un
autre, mais qui s' identifie si intimement avec
chacun des deux premiers, qu' il ne paraît guère
pouvoir en être séparé : je veux parler de la forte
direction vers la tête, qu' il imprime au sang
artériel. Aussi, pour accroître véritablement les
forces musculaires, les narcotiques doivent être
employés à doses modérées : car, à mesure qu' on
augmente la dose, l' engourdissement des nerfs augmente
lui-même ; et le cerveau, comprimé de plus en plus,
par l' afflux extraordinaire du sang, transmet de
moins en moins, et peut finir par cesser
entièrement de transmettre aux muscles, les principes
d' excitabilité.
D' après ce simple exposé, l' on pourrait, en quelque
sorte, par la théorie, entrevoir quel genre de
sensations et de perceptions doit occasionner l' emploi
de ces substances. Dans le cours ordinaire de la vie,
par l' effet des impressions souvent tumultueuses, et

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des travaux souvent mal ordonnés, dont elle se
compose, de mauvaises répartitions des forces entre
les divers organes, ont lieu presqu' inévitablement :
des points de sensibilité vicieuse et de
concentration d' énergie vitale, se forment dans
diverses parties. Alors, l' équilibre se trouve rompu :
et quoique cet état lui-même donne fréquemment au
système nerveux, une plus grande aptitude à tel ou
tel genre particulier d' opérations, il en résulte
bientôt cependant, sur-tout lorsque l' attention du
centre cérébral ne se trouve pas fortement subjuguée,
des impressions de malaise qui se proportionnent à
l' intensité des spasmes, et plus encore à
l' importance des organes qui en sont le siége, ou
les excitateurs. Or, les narcotiques dissipent ces
spasmes ; ils les dissipent même d' une manière
d' autant plus prompte et plus complète, que leur
triple action concourt simultanément à cet effet.
Car, 1 il est constant que lorsque la sensibilité
s' engourdit, c' est dans les points devenus
accidentellement plus sensibles et sans cause
locale persistante, que l' engourdissement se fait
sentir d' abord, et qu' il est le plus marqué ;
2 l' augmentation de force dans la circulation,
contribue efficacement à la résolution des spasmes :
elle peut même quelquefois les résoudre toute
seule, comme cela se prouve par l' efficacité
de l' exercice, de la fièvre, ou de certains
stimulans employés dans les mêmes cas, et qui
produisent des effets directs analogues ;
3 l' engorgement

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progressif de l' organe cérébral amène la détente
générale ; et par une loi constante de l' économie
animale, cette détente est d' autant plus entière, que
l' état contraire était plus fortement prononcé.
Ces premières impressions font éprouver un grand
sentiment de bien-être. Mais le bien-être devient
bientôt beaucoup plus vif, par l' activité nouvelle
qu' impriment au cerveau, l' accroissement d' énergie
dans la circulation ; par sa direction vers de
nouveaux objets, et par la conscience agréable d' une
plus grande puissance musculaire générale. Enfin, la
quantité plus considérable de sang qui se porte vers
le cerveau, y sollicite de douces oscillations, mêlées
d' un léger embarras ; d' où résulte cet état de
rêverie vaporeuse, qui, joint à la conscience d' une
plus grande force motrice, ainsi que je l' ai dit
tout à l' heure, est celui qui donne le sentiment le
plus heureux de l' existence. Et cet état se perpétue,
tant que la quantité de sang, ou la véhémence avec
laquelle il est poussé, ne passe pas certaines
limites : car si l' un ou l' autre va plus loin, le
sommeil s' ensuit ; et si la progression continue, elle
amène enfin l' apoplexie et la mort.
On regarde assez généralement les narcotiques,
et sur-tout l' opium, comme des aphrodisiaques
directs. Si cette opinion était fondée, elle pourrait
servir à mieux rendre compte des agréables
sensations qui suivent l' usage de ces substances. En
effet, nous avons vu, dans un autre mémoire, quelle

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grande influence les organes de la génération
exercent sur tout le système, et combien leur
excitation est vivement ressentie en particulier par
le centre cérébral. Mais il est vraisemblable que les
narcotiques n' agissent sur les organes de la
génération que comme sur tous les autres ;
c' est-à-dire, qu' ils les excitent, il est vrai,
mais d' une manière proportionnelle à l' augmentation
de force dans le cours du sang, et de ton dans les
fibres musculaires, comme nous l' avons déjà dit
plusieurs fois. Il est encore vraisemblable que les
impressions voluptueuses qu' ils procurent souvent,
dépendent des circonstances dans lesquelles on a
l' habitude de les employer, qu' elles se lient à
d' autres impressions, ou à des idées particulières
qui les réveillent. Si pour un sultan, couché sur son
sopha, l' ivresse de l' opium est accompagnée de
l' image des plus doux plaisirs ; si elle occasionne
chez lui, cette douce et vive commotion que leur
prélude fait naître dans tout le système
nerveux : à cette même ivresse, sont liées
dans la tête d' un janissaire, ou d' un spahi, des
idées de sang et de carnage, des transports et des
accès, dont la fureur barbare n' a sans doute aucun
rapport avec les plus vives agitations de l' amour.
Et c' est en vain qu' on allègue en preuve des vertus
aphrodisiaques de l' opium, l' état d' érection dans lequel
on trouve souvent les turs restés morts sur
le champ de bataille. Cet état dépend sans doute
du spasme violent et général, ou des mouvemens

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convulsifs dont le corps s' est trouvé saisi dans
l' instant de la mort : mais voilà tout ce qu' on peut
conclure de cette observation ; car on l' a faite aussi
parmi nous, sur les cadavres de plusieurs pendus. Il
paraît d' ailleurs que, dans les pays chauds, le même
phénomène se présente quelquefois chez les personnes
qui meurent de maladies convulsives ; et dans
nos climats, on l' a observé chez quelques épileptiques
morts, pendant un très-violent accès.
L' abus des narcotiques c' est-à-dire leur usage
habituel, contribue beaucoup à hâter cette vieillesse
précoce, si commune dans les pays chauds. On sait
que des excitations réitérées suffisent seules pour
affaiblir le système nerveux. Ces excitations ont
un effet beaucoup plus dangereux, lorsqu' elles se
trouvent combinées avec d' autres impressions qui
émoussent directement la sensibilité : elles
deviennent infiniment plus funestes encore dans le
cas particulier dont nous parlons maintenant, par la
direction plus forte du sang vers l' organe cérébral,
dont les vaisseaux, naturellement faibles, se
dilatent bientôt outre mesure, en cédant à son
impulsion. L' usage habituel des narcotiques énerve
donc avant le tems ; il dispose à l' apoplexie, à la
paralysie ; il frappe le cerveau d' un engourdissement,
qui, ne pouvant être dissipé que momentanément, et
par le moyen même qui l' a produit, s' aggrave de jour
en jour : enfin, cet usage débilite et détruit à la
longue, toute espèce de faculté de penser, et
nourrit

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des habitudes de rêverie vague, qui sont
incontestablement ce qu' il y a de plus propre à
frapper de stérilité les forces de l' esprit.
De toutes ces circonstances réunies, résultent
des goûts d' indolence et d' apathie ; des penchans
stupides et grossiers, sur lesquels la raison
n' exerce nul empire ; des passions effrénées,
souvent féroces et capables de produire les plus
horribles attentats. On connaît la frénésie de ces
nègres de l' Inde qui, du moment où le dégoût de la
vie s' est emparé de leur âme, prennent de fortes
doses d' extrait de chanvre et d' opium, mêlés
ensemble, s' élancent avec fureur le poignard à la
main, dans les rues, et frappent sans distinction
tout ce qu' ils rencontrent, jusqu' à ce qu' une foule
armée se réunissant contr' eux, les extermine enfin
comme des bêtes farouches.
Nous ramenons ici l' action des narcotiques en
général, à certains effets qui leur sont communs à

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tous ; et véritablement ces substances ont toutes
entr' elles plusieurs points de ressemblance.
Cependant, si l' on traitait expressément de leurs
propriétés, il faudrait sans doute, pour une entière
exactitude, distinguer et classer leurs différences
qui sont nombreuses et remarquables. Ainsi, l' on
trouverait que les uns paraissent agir plus
directement sur l' estomac, et ne causer des vertiges
qu' en soulevant ce viscère ; que d' autres
occasionnent une constriction, une sécheresse, une
ardeur de gorge particulières. Il en est dont
l' action est très-durable ; il en est qui n' agissent
que d' une manière fugitive. Quelques-uns ont un
effet stimulant plus marqué ; quelques autres, au
contraire, ne paraissent guère opérer que comme
stupéfians.
De tous les narcotiques, l' opium, quand son usage
reste renfermé dans certaines bornes, est celui qui
affaiblit et hébête le moins : l' extrait de chanvre
est celui qui affaiblit le plus. Le stramonium,
lorsque son effet n' est pas mortel, laisse après lui,
pour l' ordinaire, une incurable stupidité. Mais ces
détails sont étrangers à notre but : nous devons nous
borner à leur simple indication.
Chapitre xii.
En traitant des effets produits par les boissons,
il est également impossible, ou de se renfermer
dans de simples généralités, ou de particulariser

p73

assez les observations, pour évaluer toutes les
circonstances qui peuvent à cet égard modifier les
résultats. Afin d' éviter et le vague de la première
méthode, et les longueurs interminables de la
seconde, je crois qu' on peut ranger tous les faits
essentiels, sous les chefs suivans ; c' est à dire
les rapporter à l' action,
1 de l' eau, dans les différens états où la nature
la présente ;
2 des boissons fermentées ;
3 des esprits ardens ;
4 de certaines infusions, ou dissolutions, faites,
soit par l' intermède de l' eau, soit par celui des
liqueurs fermentées, ou des esprits ardens, et dont
l' usage est généralement établi chez différens peuples.
Il y a longtems qu' Hippocrate avait remarqué
la grande influence des eaux, sur les fonctions, de
l' économie animale, et l' influence directe de ces
fonctions, sur les habitudes de l' intelligence, sur
les affections, sur les penchans. Les eaux
saumâtres, chargées de dissolutions végétales
putrides, de substances terreuses, ou d' une quantité
considérable de sulfate de chaux, agissent d' une
manière très-pernicieuse, sur l' estomac et sur tous
les autres organes de la digestion. Leur usage produit
différentes espèces de maladies, tant aiguës, que
chroniques, toutes accompagnées d' un état d' atonie
remarquable, et d' une grande débilité du système
nerveux. Or, cette atonie, ou cette débilité, se
caractérise

p74

à son tour, par des affections vaporeuses
désolantes, qui tiennent l' esprit dans un état
continuel d' agitation et d' abattement ; ou par
l' anéantissement presqu' absolu des fonctions, par
un véritable état d' imbécillité. Les eaux dites
dures et crues, c' est-à-dire, celles qui
tiennent une très-grande quantité de sulfate de chaux
en dissolution, et une quantité proportionnelle
moindre d' oxgène, ou plutôt d' air atmosphérique,
font passer rapidement l' énervation funeste de
l' estomac et des entrailles, à tout le système des
glandes et des vaisseaux absorbans : elles
engorgent les glandes, dénaturent la lymphe
et gênent les différentes absorptions. De
l' engorgement des glandes et de l' altération de la
lymphe, naissent des maladies, dont l' effet est
quelquefois, je l' avoue, d' augmenter l' activité
du cerveau, mais plus souvent, de l' obstruer
lui-même ; maladies qui peuvent finir par lui laisser
à peine ce faible degré d' action, indispensable pour
entretenir les mouvemens vitaux. De la gêne des
différentes

p75

absorptions, s' ensuivent encore de nouvelles
altérations des organes et des facultés, qui tendent
toutes à dégrader, de plus en plus, le ton des
fibres et la vie du système nerveux. Ces effets
sont le dernier terme de ceux que peuvent produire
les eaux dures et crues ; et pour avoir
complètement lieu, ils ont vraisemblablement besoin
du concours de quelques autres circonstances, que
l' observation n' a pas encore déterminées avec assez
d' exactitude. Mais, lors même que les maladies
produites par la gêne du système absorbant, sont
caractérisées d' une manière plus faible, et qu' elles
se bornent à l' engorgement opiniâtre de différens
viscères du bas-ventre, il en résulte encore des
affections hypocondriaques et mélancoliques, dont
les effets moraux sont suffisamment connus.
L' eau froide, prise intérieurement, a, pour
l' ordinaire, une action tonique. On sait que les
bains froids ont la même vertu : mais ce n' est pas
uniquement à cause de la réaction que le froid
détermine dans l' une et dans l' autre circonstance.
Plusieurs observations, dont je ne puis donner encore
les résultats, m' autorisent à penser qu' il s' opère
soit dans l' intérieur, soit à la surface du corps,
une décomposition du fluide, qui cède une portion
considérable de son oxigène, et presque tout son
hydrogène en nature. De là vient aussi,
vraisemblablement, que les bains tièdes eux-mêmes
agissent souvent

p76

comme des toniques directs. Et si les boissons
chaudes ont besoin d' être imprégnées de substances
étrangères, pour ne pas produire l' énervation des
forces générales, c' est que, d' une part, l' estomac,
par une disposition particulière, aime et recherche,
si l' on peut parler ainsi, les sensations du froid ;
et que, de l' autre, sa débilitation, de quelque
manière qu' elle soit produite, s' étend rapidement à
tous les autres organes et à toutes les fonctions.
Du reste, les effets de l' eau, prise intérieurement,
dépendent de la nature et de la quantité des
matières étrangères qu' elle contient. Ainsi,
lorsqu' elle contient du cuivre, elle fait vomir et
purge avec violence ; ou même elle peut tuer dans ce
cas, presque immédiatement. Les eaux purement salines,
celles, par exemple, qui tiennent en dissolution du
muriate ou du sulfate de soude, du sulfate ou du
muriate de chaux et de magnésie, du nitrate de
soude, de chaux, etc., agissent à la manière des
substances dont elles sont chargées. Les sels
contenus dans l' eau, paraissent même quelquefois
avoir d' autant plus d' action, qu' ils se trouvent
étendus dans une plus abondante quantité de fluide :
c' est

p77

du moins ce que tous les médecins peuvent avoir
observé sur les eaux salines purgatives, soit
naturelles, soit artificielles. On observe également
tous les jours, que l' eau qui contient du fer, ou
sous forme de sulfate, ou sous celle de carbonate, ou
dissous, sans combinaison intime et complète, par
le gaz acide carbonique, par le gaz hydrogène-sulfuré,
etc., développe plus fortement, à plusieurs
égards, son caractère tonique : ainsi des autres
substances métalliques, salines, etc. Or, pour
déterminer, dans les diverses modifications que ces
substances étrangères lui font subir, les effets de
l' eau sur l' organe cérébral et sur ses fonctions, il
faut, avec Hippocrate, observer et savoir évaluer son
action sur les viscères du bas-ventre, et l' impression
secondaire que celle-ci produit à son tour sur le
système nerveux en général.
L' ivresse, occasionnée par des quantités trop
considérables des boissons fermentées, a quelque
analogie avec celle qui suit l' emploi des substances
narcotiques et stupéfiantes : mais elle en diffère
cependant par certains résultats essentiels. D' abord,
elle est plus fugitive, et ne laisse après elle que
des traces faibles et momentanées de débilité dans
le système nerveux. En second lieu, ces boissons ne
sont pas seulement des stimulans modérés, qui
s' appliquent immédiatement à l' estomac : ce sont
encore des toniques doux, imprégnés, pour
l' ordinaire, de substances extractives, qui tempèrent
à la fois et prolongent

p78

leur action. Peut-être même, suivant l' opinion
de plusieurs célèbres médecins, agissent-elles
encore comme des antiseptiques directs, capables
de prévenir les dégénérations putrides des alimens
et des sucs réparateurs.
On n' observe point des effets parfaitement semblables,
dans l' emploi des différentes liqueurs fermentées.
Quand la partie sucrée et fermentescible
se trouve unie à des principes aromatiques très-forts,
comme dans les boissons que retirent quelques peuples
sauvages de diverses épiceries écrasées et mêlées
au suc qui découle de certaines espèces d' arbres, ou
qui s' exprime de certains fruits, leur action est
plus profonde et plus durable : elle présente le
caractère tenace des huiles essentielles brûlantes,
qui nagent dans ces préparations ; et leur usage,
copieux ou prolongé, ne manquent guère de détruire
les forces de l' estomac, en les excitant violemment
et sans relâche. De là s' ensuivent différentes
maladies chroniques, accompagnées d' éruptions
hideuses, d' une extrême maigreur, et de
l' affaiblissement marqué de tout le système
cérébral.
Les boissons qui se retirent des graines céréales
fermentées, ont une action plus douce et plus
passagère : mais la quantité de matière nutritive
qu' elles contiennent exige un travail plus ou moins
considérable de la part de l' estomac et des autres
organes assimilateurs. Aussi, prises trop largement,
elles peuvent causer des indigestions pénibles ; et
leur

p79

usage prolongé, quoiqu' à dose moins forte, empâte
souvent les viscères du bas-ventre, et inonde les
chairs d' un mucus incomplètement élaboré.
Les plus saines, comme les plus agréables des
boissons fermentées, sont sans doute celles que
fournissent directement les fruits abondans en
principe sucré ; et parmi ces dernières, le vin
de raisin l' emporte de beaucoup à tous égards.
Par l' habitude des impressions heureuses qu' il
occasionne ; par une douce excitation du cerveau ;
par un sentiment vif d' accroissement dans les forces
musculaires, l' usage du vin nourrit et renouvelle la
gaîté, maintient l' esprit dans une activité facile et
constante, fait naître et développe les penchans
bienveillans, la confiance, la cordialité. Dans les
pays de vignobles, les hommes sont en général plus
gais, plus spirituels, plus sociables ; ils ont des
manières plus ouvertes et plus prévenantes. Leurs
querelles sont caractérisées par une violence
prompte : mais leurs ressentimens n' ont rien de
profond, leurs vengeances rien de perfide et de noir.
L' abus du vin, comme celui des autres stimulans,
peut sans doute détruire les forces du système
nerveux, affaiblir l' intelligence, abrutir tout à la
fois le physique et le moral de l' homme : mais pour
produire de tels effets, il faut que cet abus soit
porté jusqu' au dernier terme ; il est même rare
qu' il le produise, sans le concours des esprits
ardens, auxquels les grands buveurs finissent presque

p80

toujours par recourir, quand le vin n' agit plus assez
vivement sur leur palais et sur leur cerveau. J' ai
connu beaucoup de vieillards qui, toute leur vie,
avaient usé largement du vin, et qui, dans l' âge le
plus avancé, conservaient encore toute la force de
leur esprit, et presque toute celle de leur corps.
Peut-être même les pays où le vin est assez commun,
pour faire partie du régime journalier, sont-ils
ceux où, proportion gardée, on trouve le plus
d' octogénaires et de nonagénaires actifs, vigoureux
et jouissant pleinement de la vie.
Quoique les différentes espèces de vins aient
toutes des effets très-analogues, leur manière
d' agir sur l' estomac et sur le système nerveux,
présente cependant des nuances et des modifications
dignes de remarque. Pour en concevoir la cause, il
suffit d' observer : 1 que les différens vins ne
contiennent pas la même quantité proportionnelle
d' esprit, de matière extractive et de fluide aqueux ;
2 que le principe fermentescible s' y trouve
inégalement développé, ou altéré ; 3 que les sels
tartareux y sont eux-mêmes dans divers états, ou dans
diverses proportions. Ainsi, par exemple, les vins
spiritueux ont une action rapide et forte ; ceux qui
sont chargés de partie extractive, ont une action
douce et durable ; ceux dont la fermentation ne s' est
faite qu' incomplètement, et qui contiennent beaucoup
de gaz acide carbonique non combiné, ont une
action vive, mais passagère ; ceux enfin où le
principe

p81

fermentescible conserve encore une grande
partie de ses qualités de corps sucré, ont une
action tout à la fois puissante et durable. Les vins
cuits en général, et particulièrement ceux des pays
méridionaux, séjournent longtems dans l' estomac :
ce qui fait qu' ils réparent énergiquement les forces,
mais qu' on ne peut en prendre que de faibles
quantités à la fois.
Des observateurs philosophes ont affirmé que
tous les peuples des pays de vignobles avaient un
caractère analogue à celui de leurs vins.
Quelques-uns d' entr' eux ont cru voir, dans
l' excellence et dans la force des vins de la Grèce,
la cause de sa prompte civilisation, et du talent
particulier pour la poésie, pour l' éloquence et pour
les arts, qui distingua jadis, et qui distinguerait
encore ses habitans, s' ils vivaient sous un
gouvernement sensé. Il en est qui n' ont pas fait
difficulté d' attribuer à la violence de quelques-uns
de ces mêmes vins, les fureurs érotiques de leurs
femmes ; fureurs qui se développaient, avec le
dernier degré d' emportement, dans les mystères de
Bacchus. Peut-être ces philosophes sont-ils allés
trop loin, en rapportant à des causes purement
physiques, et surtout à certaines causes physiques
isolées, un ensemble d' effets moraux, auxquels
beaucoup de circonstances diverses ont pu concourir ;
mais ils ont eu raison de penser qu' un ordre
d' impressions fortes et renouvelées fréquemment,
ne pouvait manquer

p82

d' influer sur les habitudes des esprits et sur les
moeurs.
Nous aurons peu de choses à dire touchant les
esprits ardens. Dans les pays froids, sur-tout dans
ceux de ces pays où l' on fait un grand usage
d' alimens gras, on boit impunément de grandes
quantités d' eau-de-vie et d' autres liqueurs
spiritueuses. Elles n' y font point, sur les papilles
nerveuses de la bouche et de l' estomac, la même
impression que dans nos climats plus tempérés. Pour
produire l' ivresse, il faut, à Pétersbourg, plusieurs
fois autant de ces liqueurs, qu' à Paris et même
qu' à Londres, où les hommes de la classe ouvrière
sont plus familiarisés à leur abus : il en faut aussi
beaucoup plus pour les naturels du pays, que pour les
méridionaux qui ne font qu' y passer.
Les liqueurs spiritueuses paraissent utiles dans les
pays froids. Dans les pays chauds, elles sont
quelquefois nécessaires pour soutenir les forces, et
pour stimuler en particulier celles de l' estomac :
car l' excitation continuelle de l' organe extérieur,
et la tendance des mouvemens vers la circonférence,
énervent de plus en plus le ton de ce viscère. On
remarque même que sous les zones brûlantes, comme
sous les zones glaciales, ces liqueurs usent moins la
vie, que dans nos climats plus doux, sur-tout
lorsqu' on les emploie dans le tems des grandes
sueurs, et par doses faibles et réitérées. Leur usage
prudent peut donc encore avoir son utilité dans les
pays où

p83

l' action stimulante d' une atmosphère embrasée force
l' homme à combattre, par des excitations internes
vives, cette distraction habituelle des forces qui
se portent toujours au dehors. Mais dans nos climats,
elles devraient être réservées exclusivement aux
hommes de guerre, qui bravent jour et nuit toutes
les intempéries des saisons, et aux ouvriers que le
genre de leurs travaux soumet aux mêmes influences :
encore les uns et les autres ont-ils besoin d' en user
modérément. Du reste, hors quelques cas de débilité
soudaine, qu' il est nécessaire de dissiper par une
secousse vive, et ceux des maladies lentes, muqueuses,
dont le traitement exige que la nature
soit fortement stimulée ; enfin, hors quelques
dispositions habituelles du tempérament inerte, où la
vie devient languissante aussitôt qu' elle n' est plus
soutenue par des stimulans artificiels : hors ces cas,
bien moins communs qu' on ne le pense ordinairement,
l' usage des liqueurs spiritueuses est toujours
inutile, souvent nuisible, quelquefois tout-à-fait
pernicieux. En effet, l' observation prouve que leur
abus dégrade le système sensitif, autant que l' abus
des narcotiques eux-mêmes. Il hébête également
les fonctions de l' organe cérébral, il diminue plus
directement encore la sensibilité des extrémités
sentantes, en fronçant et durcissant les parties
solides dont elles sont entourées et recouvertes :

p84

et la gêne où cette circonstance retient toutes les
fonctions, porte un état d' inquiétude habituelle
dans l' économie animale. En même tems, l' excitation
contre nature, causée par l' énergie extrême
de ces stimulans, entretient une sorte de fièvre
continuelle. Ainsi, les boissons spiritueuses ne
frappent pas seulement, comme les narcotiques, le
cerveau d' une stupeur profonde, elles changent encore
l' état mécanique de toutes les parties contractiles ;
elles y déterminent un surcroît de mouvement :
et par la résistance qu' opposent ces parties,
il se forme une suite de sensations mixtes, où le
sentiment de la force accrue est couvert, en quelque
sorte, et rendu pénible par celui de l' embarras et
de l' hésitation des efforts vitaux. Aussi
remarque-t-on que l' habitude de ce genre d' ivresse
occasionne tout-à-la-fois la débilité des fonctions
intellectuelles, l' inquiétude habituelle de l' humeur,
et le penchant à la violence. Son résultat extrême
est la férocité, jointe à la stupidité.

p85

Qui ne connaît la grande influence qu' ont eue
sur le sort de l' Europe, la découverte de la
route des grandes-Indes par le cap de
Bonne-Espérance, celle des îles et du continent
de l' Amérique, et l' établissement des nouveaux
rapports politiques et commerciaux qui furent la
suite de ces deux grands événemens ? On sait que
les premières idées saines et les premières lueurs
de vraie liberté chez les modernes, datent de cette
époque. Ce fut alors que le commerce, devenu plus
général, créa, sur divers points de l' ancien
continent, des foyers actifs d' industrie, et que
rendant ainsi le pauvre et le faible moins dépendans
du riche et du fort, il prépara de loin le règne de
la véritable égalité sociale. Ce fut aussi vers la
même époque, à peu près, que l' esprit humain secoua
en partie, la plus pesante et la plus humiliante de
ses chaînes ; que la raison commença cette lutte
hardie qui doit infailliblement remettre un jour
dans ses mains, toutes les forces du monde moral ;
qu' enfin, des yeux libres et fermes osèrent envisager
sans crainte, les fantômes les plus redoutés
jusqu' alors. L' histoire et les progrès de ces grands
changemens appartiennent à celle de l' esprit humain :
et c' est depuis ce moment, sur-tout, qu' on voit agir
avec une énergie

p86

constante, deux ressorts tout-puissans (les lumières
et l' industrie) qui tendent à détruire de plus en
plus, dans le système social, la domination
arbitraire de certains individus et de certaines
opinions.
Mais les relations commerciales avec les deux
Indes amenèrent dans le régime des peuples de
l' Europe, d' autres changemens très-remarquables.
Les différentes productions étrangères que l' on
commençait dès lors à connaître, ou qui chaque jour
devenaient plus communes, par la diminution des
frais de transport, devaient nécessairement introduire
de nouvelles habitudes, et ces habitudes, améliorer,
ou dégrader la constitution physique et le moral
des individus.
Il y a longtems que les médecins anglais ont attribué
la diminution des maladies scorbutiques et
éléphantiasiques, à l' usage général du sucre. Ces
maladies sont, dans nos derniers tems, devenues
de plus en plus rares. Le fait est certain : mais
sans doute il ne peut dépendre d' une seule cause. Des
progrès de la civilisation, et particulièrement ceux
de la police, ont contribué beaucoup, comme nous
l' avons dit ailleurs, à faire disparaître ces
maladies produites par l' insalubrité des villes, par
la malpropreté des habitations, par la qualité
pernicieuse des denrées de première nécessité.
Cependant il est aujourd' hui reconnu que le sucre
fournit un aliment très-sain. Les animaux qui en ont
déjà goûté, le recherchent avec passion : il est
également salutaire

p87

à presque tous. Employé comme simple assaisonnement,
le sucre ne se borne pas à rendre agréables
d' autres alimens qui ne le seraient point sans lui ;
il les rend encore plus sains, et facilite leur
dissolution dans les estomacs débiles. Son usage
abondant et journalier dégoûte d' ailleurs, de
différentes saveurs plus fortes ; il donne un peu
d' éloignement pour le vin ; il fait qu' on désire
moins les liqueurs spiritueuses ; en tout, il paraît
inspirer des goûts doux et délicats comme lui-même :
et s' il contribuait à diminuer, par degrés, l' abus
que certaines nations font encore des stimulans
solides ou liquides, les plus âcres, il conserverait
beaucoup d' hommes, et peut-être aussi, comme on l' a
prétendu, influerait-il par les goûts qu' il ferait
prédominer, sur le progrès des habitudes sociales
les plus heureuses.
Il existe une grande analogie entre le principe
sucré et la matière alibile, particulièrement
réparatrice. C' est ce qu' on voit avec évidence dans
quelques maladies consomptives, où ce principe
s' échappe sous sa forme naturelle. Dans le véritable
diabétès, des urines abondantes, épaisses, présentent
quelquefois la consistance, souvent la couleur,
toujours la saveur du miel. Dans la plupart des
phthisies idiopathiques du poumon, le mal, qui
au début s' annonce par des crachats salés, devient
de plus en plus grave, sitôt que les crachats
commencent à paraître doux et sucrés au malade. La

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première observation est de Mead ; la seconde avait
été déjà faite par Hippocrate : la pratique
journalière les confirme également toutes deux.
On a dit beaucoup trop de mal des épiceries,
et de leur usage comme assaisonnemens. Les médecins
ont répété mille fois contr' elles, des anathèmes
dont l' expérience ne confirme nullement
la justesse ; et les mêmes hommes qui ordonnaient
à grandes doses, le girofle, la canelle, la muscade,
rapprochés dans un petit volume d' opiate ou
d' électuaire, se faisaient un devoir d' en proscrire
les plus petites quantités, étendues dans un volume
considérable d' alimens. C' est encore avec la même
déraison, que plusieurs praticiens se sont longtems
obstinés à regarder le sucre comme un aliment
dangereux. Mais tandis qu' ils l' interdisaient en
substance, ils ne faisaient pas difficulté de
l' ordonner largement dans leurs syrops et dans leurs
condits.
Il est sans doute très-facile de pousser l' usage des
épiceries à l' excès. Alors, elles produisent l' effet
de tous les vifs stimulans dont on abuse : elles
émoussent la sensibilité générale du système ; elles
énervent sur-tout, d' une manière directe, les forces
de l' estomac. Mais cet abus, qui produit quelquefois
dans les humeurs, certaines altérations dépendantes
de l' excès d' activité des organes et de
l' atonie qui lui succède ; cet abus ne laisse après
lui, ni l' hébétation de l' organe nerveux
qu' occasionnent les narcotiques, ni l' endurcissement
des

p89

fibres et des membranes que l' usage immodéré des
esprits ardens ajoute à cette hébétation. Employées
avec réserve, les épiceries soutiennent la digestion
stomachique, animent la circulation générale,
renouvellent l' énergie des organes musculaires,
maintiennent le système nerveux dans un état continuel
et moyen d' excitation : toutes circonstances propres
à multiplier les impressions, soit internes, soit
externes, à faciliter les opérations de l' organe
pensant, à rendre plus souples, plus libres, plus
promptes toutes les opérations de la volonté ; en un
mot, à donner un plus grand sentiment d' existence, et
à soutenir, dans un degré constant, le ton des
organes et toutes les fonctions de la vie.
Mais parmi les productions exotiques, dont le
commerce a rendu l' usage commun, celle contre
laquelle une médecine minutieuse, ignorante ou
prévenue s' est élevée avec le plus de fureur et
avec le moins de fondement, c' est le café. Sans
doute aussi, puisqu' il est capable de produire des
effets marqués et constans, le café peut être
habituellement nuisible à quelques personnes, ou le
devenir dans quelques états de maladie : mais il est
notoire qu' on brave chaque jour plus impunément, les
arrêts doctoraux lancés contre lui. Chacun peut
reconnaître sur soi-même que le plaisir de prendre du
café n' est rien en comparaison du bien-être que l' on
ressent après l' avoir pris : et comme toutes les fois
qu' il nuit véritablement, c' est par des excitations
directes,

p90

qui peuvent en effet ou rappeler certains désordres
nerveux, ou se diriger et s' accumuler vicieusement
sur des organes trop sensibles, ou enfin renouveler
des spasmes artériels inflammatoires ; le mal se fait
sentir immédiatement, et des impressions agréables
ne le déguisent presque jamais.
Ce n' est pas sans raison que quelques écrivains
ont appelé le café une boisson intellectuelle.
l' usage, pour ainsi dire général, qu' en font les gens
de lettres, les savans, les artistes, en un mot,
toutes les personnes dont les travaux exigent une
activité particulière de l' organe pensant ; cet
usage ne s' est établi que d' après des observations
multipliées, et des expériences très-sûres. Rien
n' est plus propre, en effet, à faire cesser les
angoisses d' une digestion pénible. L' action
stimulante de cette boisson, qui se porte également
sur les forces sensitives et sur les forces motrices,
loin de rompre leur équilibre naturel, le complète
et le rend plus parfait. Les sensations sont, à la
fois, plus vives et plus distinctes, les idées plus
actives et plus nettes : et non seulement le café
n' a pas les inconvéniens des narcotiques,
des esprits ardens, ni même du vin ; il est, au
contraire, le moyen le plus efficace de combattre
leurs effets pernicieux.
Je crois inutile d' entrer dans de plus longs détails
pour prouver la grande influence morale du régime
nouveau, que les heureux efforts du commerce ont
introduit en Europe. Cette influence est d' autant
plus

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étendue, que ce n' est point à quelques particuliers
isolés que ces jouissances sont aujourd' hui réservées
exclusivement : elles deviennent, par degrés, une
richesse commune : et lorsque les saines idées
d' égalité, pénétrant plus avant dans les lois et dans
les moeurs, auront amené parmi les hommes une plus
équitable répartition des jouissances, on ne
comptera plus ceux qui pourront se procurer ces doux
fruits de l' industrie humaine ; on comptera plutôt
ceux qui ne le pourront pas ; et cette amélioration
elle-même réagira sur les productions ultérieures du
génie et sur ses nobles travaux.
Dans le dernier siècle, la grande découverte de
la circulation du sang vint jeter une vive lumière
sur plusieurs phénomènes de l' économie animale ;
mais elle fit éclore en même tems plusieurs théories
absurdes de médecine. On ne fut plus occupé que
des moyens de tenir le sang assez fluide pour le faire
pénétrer facilement dans les petits vaisseaux, et les
vaisseaux assez souples et assez libres, pour qu' ils
fussent toujours disposés à le recevoir. De là, cet
effrayant abus des saignées et des boissons tièdes

p92

relâchantes, que quelques praticiens ordonnaient
avec une espèce de frénésie. Ce fut sur-tout en
Hollande qu' on porta le délire à son comble.
Bontekoë, par sa dissertation sur le thé, n' y
contribua pas médiocrement. Ce fut aussi chez les
hollandais que le thé prit d' abord faveur. Dans les
premiers tems, on le regardait comme un simple
remède : il est devenu depuis, chez plusieurs peuples,
une boisson de première nécessité.
Bontekoë et ses adhérens avaient beaucoup trop
célébré les grandes vertus de cette boisson : des
médecins modernes ont, de leur côté, je crois,
exagéré beaucoup ses inconvéniens. Assurément, le
thé ne produit point les miracles que, dans l' origine,
une admiration sincère, ou feinte, attribuait à son
usage ; mais il ne produit pas non plus tous les
mauvais effets dont on l' accuse. Comme eau chaude, le
thé débilite l' estomac, et par conséquent aussi le
système nerveux, qui partage si rapidement les
impressions reçues par ce viscère : mais cependant la
matière extractive astringente, qui s' y trouve
fortement concentrée, tempère beaucoup cet effet.
Dans les pays où son usage est général, on ne
remarque

p93

point que les personnes qui s' en abstiennent, toutes
choses égales d' ailleurs, se portent mieux que les
autres. Il paraît qu' outre la matière astringente et
le principe aromatique, combinés dans sa feuille,
le thé contient encore quelques particules
narcotiques ou sédatives : et c' est peut-être à cause
de cette triple combinaison, que chez quelques
personnes il agit comme un calmant direct ; tandis
que chez d' autres, il produit des agitations ou des
anxiétés parfaitement analogues à celles qui suivent
souvent l' usage de l' opium.
Chapitre xiii.
L' influence des mouvemens corporels sur les
dispositions et sur les habitudes morales, s' exerce
de trois manières : 1 par les impressions immédiates
qu' ils produisent et par l' état dans lequel ils
mettent directement les organes ; 2 par les
modifications successives qu' ils peuvent déterminer,
soit dans la structure organique elle-même des
diverses parties du corps, soit dans le caractère de
leurs fonctions ; 3 par la tournure particulière que
les déterminations prennent à la longue, en vertu
de ces impressions et de ces modifications.
Dans tous les siècles, les observateurs ont reconnu
la grande utilité de l' exercice, pour la
conservation de la santé. En effet, les mouvemens
corporels, en portant à l' extérieur les forces qui,
pendant l' état

p94

de repos, tendent presque toujours à se concentrer,
soit dans le cerveau, soit dans les viscères du
bas-ventre, en font une plus exacte répartition : ils
rétablissent ou maintiennent l' équilibre ; ils animent
la circulation, provoquent la perspiration insensible,
attisent, en quelque sorte, le foyer de la chaleur
vitale ; et par le surcroît de ton qu' ils donnent
aux fibres musculaires, ils empêchent la
prédominance vicieuse du système sensitif. Mais
l' exercice n' est pas également utile dans tous les
climats ; et son emploi demande d' importantes
modifications, suivant les tempéramens, et suivant les
divers états où le même individu peut se trouver.
Dans les pays chauds, la chaleur, en appelant les
forces à la circonférence, le supplée à plusieurs
égard ; et les sueurs débilitantes, qu' elle n' excite
déjà que trop sans lui, peuvent le rendre souvent
pernicieux. Chez les sujets à fibres molles, dont les
vaisseaux étroits et faibles se trouvent noyés dans
la graisse, l' exercice a besoin d' être fort modéré
pour ne pas user radicalement des forces musculaires
dépourvues d' une énergie primitive réelle.
S' il est très-violent, ou s' il dure un tems trop
long, il peut alors quelquefois occasionner des
inflammations adipeuses dans les viscères
hypocondriaques. Enfin, sans compter les maladies
aiguës, pendant

p95

lesquelles l' action musculaire est toujours nuisible,
il est différens états du corps où l' utilité de
l' exercice est fort douteuse ; il en est même où,
par la nature de ses effets directs, il ne peut
faire que du mal. Par exemple, je l' ai toujours
trouvé nuisible dans les diathèses inflammatoires
chroniques du poumon, sur-tout lorsqu' elles sont
combinées avec la faiblesse originelle des vaisseaux :
et quoique dans ce cas, qui demande beaucoup de tact
et de sagacité de la part du médecin, l' on ne puisse
terminer et compléter la cure que par des toniques,
dont l' exercice lui-même fait partie, ou dont il
seconde éminemment l' action, il faut cependant
commencer par des moyens tout contraires ; et tant
que la vraie diathèse inflammatoire dure, prescrire
un repos presqu' absolu.
L' effet direct de l' exercice est donc d' attirer les
forces, et, si je puis m' exprimer ainsi, l' attention
vitale dans les organes musculaires ; de faire sentir
plus vivement à l' individu, et d' accroître l' énergie
de ces organes ; de multiplier les impressions
extérieures, et d' en occuper tous les sens à la fois ;
de changer l' ordre des impressions internes, et de
suspendre le cours des habitudes contractées pendant
le repos. Ainsi, l' exercice, sur-tout l' exercice
pris en plein air, à l' aspect d' objets nouveaux et
variés, n' est point favorable à la réflexion, à la

p96

méditation, aux travaux qui demandent qu' on rassemble
et concentre toutes les forces de son esprit
sur un sujet particulier ; à moins que le rappel et la
combinaison des idées ne se trouvent liés par
l' habitude, à certaines séries de mouvemens
musculaires. Encore même, remarque-t-on que les esprits
ainsi disposés, s' occupent plutôt, en général,
d' objets d' imagination et de sentiment, que de ceux
qui demandent une grande force d' attention. C' est en
l' absence des impressions extérieures, qu' on devient
le plus capable de saisir beaucoup de rapports, et
de suivre une longue chaîne de raisonnemens,
purement abstraits.
Nous avons déjà remarqué, dans un des précédens
mémoires, que l' exercice de la force musculaire
émousse la sensibilité du système nerveux ;
que le sentiment de cette même force imprime des
déterminations, qui, transportant sans cesse l' homme
hors de lui-même, ne lui permettent guère de peser
sur les impressions transmises à son cerveau. Si ces
impressions se trouvent encore multipliées par des

p97

circonstances capables de produire une vive
distraction des forces vers l' extérieur, combien la
difficulté de les démêler et de s' arrêter
convenablement sur chacune, n' augmente-t-elle pas !
Combien l' action de l' organe cérébral n' est-elle pas
alors, dépendante des nouvelles sensations reçues
à l' instant même ! Combien la multitude des
jugemens n' altère-t-elle point leurs résultats !
Enfin, par cela seul que les impressions ne sont plus
les mêmes ; que l' ordre, et peut-être à plusieurs
égards, le caractère et la direction des mouvemens
organiques sont changés, le système nerveux
pourrait-il ne point partager ces divers changemens ?
En effet, il est démontré que, dans plusieurs cas, les
impressions ne modifient l' état de certains organes
particuliers, différens de celui qui les a reçues,
qu' après avoir été transmises au centre cérébral, et
par la réaction qu' elles le forcent d' exercer sur
eux : et quoiqu' il y ait différens centres de
réaction ; quoiqu' il puisse même y en avoir un
nombre indéfini dans les diverses branches du
système nerveux, et qu' ils soient tous relatifs à tel
ou tel genre particulier d' impressions et de
mouvemens, cependant l' entretien de la sensibilité
générale, et même l' influence de ces centres
secondaires, dans l' état naturel du corps vivant,
n' en sont pas moins subordonnés à la communication
de toutes les divisions du système nerveux avec le
centre cérébral commun.

p98

Nous devons observer que la force radicale et
constante des organes a besoin d' être en rapport
avec celle de la sensibilité, pour que le cerveau
soit capable d' une attention forte : la prédominance
du système sensitif sur le système moteur, quand
elle passe certaines bornes, empêche que les
fonctions de la pensée s' exercent pleinement et
avec un degré d' énergie soutenu. Mais il n' en est
pas moins vrai que la vivacité des sensations, la
facilité de leurs combinaisons, la concentration des
mouvemens dans l' organe cérébral, toutes circonstances
nécessaires aux travaux de l' esprit, ne sont plus les
mêmes quand les organes extérieurs se trouvent
dans un état continuel de force sentie et d' action.
Ainsi donc, le régime athlétique, qui d' ailleurs
n' augmente que les forces les plus grossières du
corps vivant, et qui diminue même les probabilités
d' une longue vie, soit en déterminant vers les
muscles, une partie considérable de la puissance
d' action destinée au système nerveux ; soit en
exposant le corps à de nouvelles causes de destruction ;
le régime athlétique ne convient point aux hommes
qui cultivent les sciences, les lettres, ou les
beaux-arts. Et si les exercices corporels leur sont
éminemment utiles, en empêchant que la concentration
des forces et des mouvemens ne devienne excessive ;
en conservant dans les organes moteurs, le degré
de ton nécessaire à l' action du cerveau ; enfin, en
ne laissant point tomber dans une langueur funeste

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les mouvemens réparateurs : d' autre part, ces
exercices ne doivent être ni trop forts, ni trop
longtems continués ; il est sur-tout convenable de ne
les employer que dans les intervalles du repos de
l' esprit. En effet, rien ne dégrade plus directement
et plus radicalement les forces vitales, que de
puissans efforts simultanés en sens contraires : car
ces tiraillemens non naturels, consomment une
beaucoup plus grande quantité de forces, que n' en
exige chaque mouvement particulier ; et d' ailleurs,
toute tentative incomplète, inefficace, lors même
qu' elle n' emploie que peu de forces, fatigue plus
la nature, que de très-grands efforts, quand ils
ont un plein succès.
En augmentant la vigueur radicale et le ton des
parties musculaires, l' exercice diminue à la longue
la mobilité nerveuse. Ainsi donc, quand l' impuissance
des fonctions intellectuelles tient à cette mobilité
trop vive, l' exercice contribue efficacement à
leur donner plus de stabilité d' énergie. Quelquefois
l' action des organes musculaires, mis en mouvement,
se trouve liée, par quelque dépendance directe, avec
des déterminations internes et des idées dont elles
sont en quelque sorte, la manifestation extérieure :
quelquefois aussi, comme nous l' avons dit ci-dessus,
on a contracté l' habitude de penser en agissant ; et
alors le mouvement corporel est devenu, pour ainsi
dire, nécessaire à ce travail du cerveau, qui
constitue l' attention et la méditation. Mais on peut
établir

p100

en thèse générale, que les exercices forts et
longtems continués, diminuent la sensibilité du
système nerveux ; qu' ils affaiblissent son action, à
peu près dans le même rapport qu' ils augmentent celle
du système musculaire ; qu' enfin, par le sentiment et
les habitudes de la force continuellement active, ils
tendent, à la longue, à développer dans le moral
les penchans à la violence, et l' habitude de
l' irréflexion.
Tels sont, en général, les effets directs des
exercices du corps ; tels sont aussi leurs principaux
effets éloignés.
Chapitre xiv.
Il est facile de concevoir que le repos doit avoir
des résultats tout contraires à ceux de l' exercice. En
laissant dans l' inertie une partie considérable des
fibres musculaires, le repos les affaiblit
directement ; en ne sollicitant point les forces qui
leur sont attribuées, il permet à ces forces de
suivre la tendance centrale qui les ramène naturellement
vers le système nerveux. Par là, toutes les fonctions,
plus directement dépendantes de la sensibilité,
acquièrent

p101

une prédominance notable sur celle qui ne sont, à
proprement parler, qu' une suite de mouvemens.
Aussi, remarque-t-on que, toutes choses égales,
d' ailleurs, la tête est plus active chez les hommes
qui vivent dans l' inaction, à moins que leur repos ne
soit coupé par des intervalles d' activité très-grande.
Les sentimens, tout ensemble vifs et profonds,
appartiennent encore aux personnes que les
impressions et les mouvemens extérieurs ne tirent
pas sans cesse hors d' elles-mêmes. Cependant le
repos, ou plutôt le sommeil, qu' on peut en
considérer à plusieurs égards, comme le dernier
terme, produit souvent des effets tout opposés.
Quand le sommeil est habituellement trop long, il
engourdit le système nerveux ; il peut même finir
par hébêter entièrement les fonctions du cerveau.
On verra sans peine que cela doit être ainsi, si
l' on veut faire attention que le sommeil suspend une
grande partie des opérations de la sensibilité,
notamment celles qui paraissent plus particulièrement
destinées à les exciter toutes : puisque c' est
d' elles que viennent les plus importantes impressions ;
et que, par l' effet de ces impressions même, dont
la pensée tire ses plus indispensables matériaux,
elles dirigent, étendent et fortifient le plus
grand nombre des fonctions sensitives, et réagissent
sympathiquement sur les autres : je veux parler
ici des opérations des sens proprement dits.
Dans l' état de repos, l' action du système nerveux
est entretenue par différens genres d' impressions,

p102

dont l' influence dépend des habitudes particulières
du sujet. Chez les personnes accoutumées à des
travaux manuels très-forts, les organes de la
digestion sont ceux qui paraissent agir le plus
directement sur le cerveau. Ce n' est pas seulement,
comme nous l' avons déjà dit plus d' une fois, par les
sucs réparateurs qu' ils y font parvenir ; c' est
encore, et c' est sur-tout par les mouvemens
sympathiques qui s' y reproduisent durant leur action,
que ces organes raniment et soutiennent celle de la
sensibilité, renouvellent les sources même de la vie,
et déterminent les opérations intellectuelles. De là
vient que ces personnes, quand on les force à garder
le repos, sans maladie capable d' énerver directement
l' estomac, ont besoin de manger beaucoup pour sentir
leur existence : en sorte que, malgré la diminution de
puissance digestive, qui, dans ce cas, a lieu chez
elles comme chez tout autre individu dans l' état
naturel, elles mangent souvent beaucoup plus que
pendant le tems de leurs plus violens travaux. Cet
excès de nourriture est alors, pour elles, le seul
moyen de se donner une partie des sensations fortes
que l' habitude leur a rendu nécessaires, et de tirer
un cerveau naturellement inerte de son engourdissement
et de sa langueur.
Chez les hommes étrangers aux grands mouvemens
musculaires, et dont la sensibilité plus développée
par la prédominance du système nerveux,
n' a besoin, pour ainsi dire, que d' elle-même pour

p103

s' entretenir, pour se réveiller, et pour renouer à
chaque instant la chaîne de ses fonctions, le repos
augmente encore la faiblesse habituelle de l' estomac ;
il rend la sobriété plus nécessaire. Ici, les
opérations de l' organe pensant se lient aux
impressions reçues dans le sein du système nerveux,
ou dans certaines parties très-sensibles, telles que
les organes de la génération, ou les plexus
mésentériques. Et l' on peut observer à ce sujet que
la grande activité de l' organe pensant est souvent
entretenue par les spasmes des viscères du
bas-ventre, ou par des points de sensibilité
vicieuse établis dans leur région ; d' où l' on
peut, ce semble, conclure qu' un état physique
maladif est souvent très-propre au développement
brillant et rapide de l' intelligence, comme à celui
des affections morales les plus délicates et les plus
pures : d' où il suit encore, et comme conséquence
ultérieure, qu' en rétablissant l' équilibre entre les
diverses fonctions, l' on peut sans doute être assuré
que la santé et le bien-être de l' individu ne
sauraient qu' y gagner ; mais on ne l' est pas toujours,
à beaucoup près, de ne point altérer l' éclat de ses
talens, sur-tout de ceux qui se rapportent aux
travaux de l' imagination. Enfin, quoique les
impressions pénibles attachées à l' état de maladie
fassent souvent éclore des sentimens et des passions
contraires à la bienveillance sympathique, base de
toutes les

p104

vertus, quelquefois cependant, je le répète,
l' élévation, la délicatesse, la pureté des penchans
moraux dépendent de certaines émotions vives et
profondes, qui tiennent à l' exaltation de la
sensibilité générale, ou à sa concentration dans
certains organes particuliers ; deux circonstances,
dans lesquelles n' existe plus le balancement des
fonctions qui caractérise l' état sain.
Nous avons indiqué les effets du sommeil les plus
généraux et les plus constans : ce que nous venons
de dire de ceux du repos, est applicable au
sommeil, avec plus d' étendue encore. Dans les diverses
circonstances, le sommeil peut agir très-différemment
sur tous les organes, mais particulièrement sur
le cerveau. Sans doute on guérit plus facilement un
grand nombre de maladies, lorsqu' on parvient à
procurer du sommeil ; il en est même quelques-unes
dont on peut le regarder comme le seul et véritable
remède : mais il est aussi des maladies qu' il

p105

aggrave ; et quelquefois il peut leur faire prendre un
cours entièrement fatal. On le voit également, tour
à tour, ou redonner une vie nouvelle à l' organe
pensant, et rendre toutes ses opérations plus
parfaites ; ou l' affaiblir, l' engourdir, et faire
tomber toutes les fonctions intellectuelles dans la
langueur.
Par exemple, les hommes très-sensibles et qui
reçoivent beaucoup d' impressions, ont, en général,
besoin de beaucoup de sommeil. Les veilles
prolongées font éprouver à leur intelligence, le
même affaiblissement et la même altération
qu' éprouvent toujours en pareil cas, les forces
musculaires. Mais quand l' excessive sensibilité
dépend de l' inertie de l' estomac, alors le sommeil,
en augmentant cette inertie, affaiblit directement
tout l' organe cérébral, et par conséquent dérange
toutes les opérations de la pensée et de la volonté.
Aussi dans certaines maladies nerveuses, les accès
paraissent-ils ordinairement au réveil : quand ils
restent longtems au lit, les malades sentent leur
état devenir de jour en jour plus grave ; et pour les
guérir, il suffit quelquefois de les laisser moins
dormir. Mais ces cas sont encore de ceux qui, pour
être déterminés avec certitude, demandent beaucoup de
sagacité de la part du médecin. Car la faiblesse et
l' inertie de l' estomac ne sont quelquefois
qu' apparentes ; elles peuvent tenir à son extrême
sensibilité primitive, ou accidentelle : or, dans
cette dernière circonstance, c' est au contraire par
un plus long

p106

sommeil, sur-tout par celui qui succède aux repas,
que l' on combat efficacement le vice des digestions,
et les désordres nerveux qu' il peut avoir
occasionnés.
Pour faire sentir combien il est important de
tracer de bonnes règles d' hygiène, relativement à
l' emploi du sommeil, et combien il est nécessaire
de se faire des idées justes de ses effets, soit
qu' on le considère comme un restaurant journalier et
nécessaire des forces ; soit qu' on veuille le ranger
parmi les moyens médicaux, et l' approprier au
traitement de certaines maladies : je me borne aux
observations suivantes ; et je les énonce
sommairement, sans entrer dans aucun détail touchant
les nombreuses conséquences pratiques qu' on peut en
tirer ; ces conséquences ne tenant à notre sujet
qu' indirectement et de loin.
1 le sommeil n' est point un état purement passif :
c' est une fonction particulière du cerveau, qui
n' a lieu qu' autant que, dans cet organe, il
s' établit une série de mouvemens particuliers : et
leur cessation ramène la veille ; ou les causes
extérieures du réveil le produisent immédiatement.
2 un certain degré de lassitude, ou de faiblesse
des fibres musculaires, semble favoriser le sommeil :
le sentiment de force et d' activité qui sollicite ces
fibres au mouvement, est en effet par lui-même un
stimulant direct pour le système nerveux. Mais
quand cette lassitude et cette faiblesse passent
certaines

p107

limites, le sommeil ne peut plus avoir lieu :
et des faits très-multipliés et très-concluans, ont
fait voir aux médecins que, pour le produire, il
faut alors employer des moyens tout contraires à ceux
qui réussissent ordinairement ; c' est-à-dire,
substituer aux relâchans et aux sédatifs directs, des
stimulans actifs et des toniques vigoureux.
3 dans l' état sain, le sommeil ne répare pas
les forces, seulement par le repos complet qu' il
procure à certains organes, et par la diminution
d' activité de tous ; c' est sur-tout en transmettant
du centre cérébral, à toutes les parties du système,
une nouvelle provision d' excitabilité, qu' il produit
ses effets salutaires. Car, lorsqu' il se borne à
suspendre les sensations et les mouvemens extérieurs,
son efficacité restaurante n' est plus la même : et
dans quelques états de maladie, où l' organe nerveux
ne se trouve plus capable de reproduire la
somme d' excitabilité qui s' épuise sans cesse dans son
propre sein, le sommeil fatigue les membres au lieu
de les reposer ; il use les forces musculaires, au
lieu de les réparer.
4 l' afflux plus considérable du sang vers la
tête, que le sommeil détermine, ou qui produit le
sommeil, ne peut manquer d' affaiblir beaucoup,
sur-tout lorsque celui-ci dure longtems, des
vaisseaux formés de tuniques naturellement débiles et
dépourvues de points d' appui qui les soutiennent :
leur distension va toujours alors en croissant ; elle

p108

finit par comprimer, d' une manière funeste, les
fibrilles pulpeuses ; et tôt ou tard alors, elle y
suffoque le principe de tout mouvement.
5 le sommeil, mettant le cerveau dans un état
actif, il s' ensuit que sa répétition trop fréquente,
et sur-tout son excessive prolongation, doivent
énerver cet organe, comme le fait toute autre
fonction quelconque, à l' égard de celui, ou de ceux
qui lui sont propres, lorsque sa durée ou son
énergie va au delà des forces qui doivent l' exécuter.
Ainsi, le trop de sommeil n' engourdit et n' oppresse
pas seulement le centre cérébral, comme nous
l' avons observé déjà plusieurs fois : il le débilite
encore d' une manière directe ; il use immédiatement
et radicalement les ressorts vitaux.
6 tous les organes dont le sommeil fait cesser
l' action, ne s' endorment point à la fois. L' organe
de l' ouïe veille encore, par exemple, longtems
après que celui de la vue ne reçoit plus de
sensations. Dans les états comateux, l' on voit
quelquefois l' odorat, mais plus souvent le goût, ou
le tact, sentir vivement encore, quand la vue et
l' ouïe ne donnent plus aucun signe de sensibilité. Il
en est de même des différentes parties, dont le
sommeil ne fait que rallentir les fonctions et
modérer l' activité propre : les poumons, l' estomac, le
foie, les organes de la génération ne s' endorment, ni
en même tems, ni au même degré. On peut en dire
encore autant des fibres musculaires elles-mêmes :

p109

certains mouvemens continuent à s' exécuter dans les
premiers tems du sommeil ; certaines contractions
acquièrent même plus de force, à mesure qu' il devient
plus profond. Si dans le sommeil régulier, la
force tonique persistante des muscles s' endort pour
l' ordinaire, avec celle de contraction ; dans quelques
affections soporeuses maladives, où les mouvemens
musculaires ne s' exécutent point spontanément,
les fibres retiennent avec une force tonique
très-durable, le degré de contraction que les
assistans veulent leur donner. Observons, en outre,
que les impressions qui peuvent être reçues alors,
soit par les extrémités sentantes internes et externes,
soit par les fibres pulpeuses elles-mêmes, et dans
le sein du système nerveux, sont capables d' éveiller
sympatiquement certaines parties correspondantes
du cerveau, et de rendre par là, le sommeil
incomplet. En effet, telle est la véritable cause des
rêves : et c' est aussi dans une discordance analogue
d' action, entre les diverses parties du cerveau,
qu' il faut chercher la cause des différens délires.
Mais cette influence réciproque du cerveau et
des autres organes, pendant le sommeil, n' est la
même, ni chez tous les individus, ni dans toutes
les circonstances : les effets ne s' en manifestent,
ni

p110

au même degré, ni dans le même ordre de succession.
Il faut donc observer ces effets à part, chez
chaque individu, et dans chaque circonstance
particulière : et cette étude, faite suivant l' esprit
qui doit la diriger, ne fournit pas seulement des
règles plus sûres touchant l' emploi du sommeil, elle
peut encore éclaircir beaucoup le caractère
distinctif de certains tempéramens et de certaines
maladies ; elle jette même un jour tout nouveau sur
des phénomènes, regardés comme inexplicables
jusqu' aujourd' hui.
Chapitre xv.
Les observateurs de tous les siècles, ont considéré
le travail, non seulement comme le conservateur des
forces corporelles et de la santé, comme la source
de toutes les richesses particulières, ou publiques,
mais aussi comme le principe du bon sens et des
bonnes moeurs, comme le véritable régulateur de
la nature morale. Les hommes laborieux se
distinguent par les habitudes de la raison, de
l' ordre, de la probité. Celui qui peut se procurer
une ample subsistance, ou même de la richesse, par
des moyens dont l' emploi le fait honorer de ses
semblables, ne va point recourir à des moyens
répréhensibles qui le mettraient nécessairement
en état de guerre avec la société, et dont l' emploi
devient toujours périlleux : celui dont le tems et
les forces sont consacrés à des occupations
régulières, n' a plus assez

p111

d' activité pour tourner son imagination et ses
désirs vers des objets dont la poursuite trouble
l' ordre public : enfin, celui dont l' esprit s' exerce
à des combinaisons, ou à l' invention de procédés qui
ne peuvent devenir profitables, qu' autant qu' ils sont
sagement conçus, ne peut manquer de faire prendre
à son esprit une direction constante vers la raison
et vers la vérité. Chez le même peuple, les personnes
habituellement occupées, se distinguent sans
peine de celles qui ne le sont pas. Entre les
différens peuples, ceux qui croupissent dans
l' indolence, semblent à peine appartenir à la même
espèce, que ceux dont l' industrie développée anime
et met en mouvement un grand nombre d' individus : et
la supériorité de ces derniers est toujours en raison
directe de l' étendue et de l' importance de leurs
travaux. Il faut cependant observer que, de même
qu' une activité vagabonde n' est pas le véritable
amour et le véritable esprit du travail, chez les
particuliers ; de même aussi le caractère remuant et
hasardeux n' est pas celui de la véritable industrie,
chez les nations : et si de mauvaises lois peuvent
altérer les fruits des plus utiles travaux, dans le
sein d' un peuple, certains vices dans les rapports
commerciaux, ou politiques des peuples différens,
peuvent produire divers genres de corruption
nationale, dont le bon sens et le caractère moral
des individus ne tardent pas eux-mêmes à se ressentir.
Vivre n' est autre chose que recevoir des
impressions,

p112

et exécuter les mouvemens que ces impressions
sollicitent : l' exercice de chacune des facultés
qui nous sont données pour satisfaire nos besoins,
est une condition sans laquelle l' existence demeure
toujours plus ou moins incomplète : enfin chaque
mouvement devient, à son tour, le principe, ou
l' occasion d' impressions nouvelles, dont la
répétition fréquente et le caractère varié doivent
agrandir de plus en plus le cercle de nos jugemens,
ou tendre sans cesse à les rectifier. Il s' ensuit de
là, que le travail, en donnant à ce mot sa signification
la plus générale, ne peut manquer d' avoir une
influence infiniment utile sur les habitudes de
l' intelligence, et par conséquent aussi sur celles de
la volonté. Et si l' on était dans l' usage de considérer
les idées et les désirs, sous leur véritable point de
vue, c' est-à-dire comme le produit de certaines
opérations organiques particulières, parfaitement
analogues à celles des fonctions propres aux autres
organes, sans en excepter même les mouvemens
musculaires les plus grossiers ; la distinction
reçue entre les travaux de l' esprit et ceux du corps,
ne s' offrirait point à nous dans ce moment ; nous les
embrasserions également tous sous le même mot ;
et l' influence dont je viens de parler, n' en serait
que plus étendue encore à nos yeux. Mais alors,
comme je l' ai fait remarquer ailleurs, en cherchant
à déterminer le sens du mot régime, elle le
serait trop pour l' objet qui nous occupe dans ce
moment :

p113

nous aurions dit plus que cet objet ne demande ; et
par la trop grande généralité de nos preuves, nous
n' aurions prouvé réellement que ce qui ne saurait
être contesté.
En effet, si toutes les opérations intellectuelles
étaient comprises sous ce nom commun de travaux ,
il ne serait pas sans doute nécessaire de faire voir
que les travaux influent sur les dispositions et sur
les habitudes morales. Aussi, n' est-ce point là, ce
que nous prétendons établir. Nous restreignons donc
ici le sens du mot travail : nous ne désignons,
par ce mot, que la partie manuelle et mécanique des
occupations de l' homme, dans les divers états de
société. Car en traitant des effets du régime, c' est
sur-tout, c' est même uniquement de cette classe de
travaux qu' il importe, dans ce moment, de
reconnaître l' influence sur l' état moral. Et quant à
l' utilité générale du travail, dont il vient d' être
question, elle n' a pas non plus besoin de nouvelles
preuves. Qui pourrait n' en être pas convaincu ?
Mais les différens travaux particuliers ont,
suivant leur nature, des effets moraux
très-remarquables ; et ces effets, ordinairement
utiles, peuvent cependant quelquefois être
pernicieux. Or, voilà ce qu' il serait essentiel de
bien déterminer, non seulement afin d' accumuler les
exemples qui constatent ces rapports continuels du
physique et du moral, mais encore, et principalement,
afin d' indiquer un nouveau sujet de recherches et de
méditations

p114

au moraliste philosophe, dont les découvertes
doivent toujours éclairer et diriger le législateur.
On peut, dans la distinction des travaux, considérer
d' abord ceux qui s' exécutent en plein air, et
ceux qui s' exécutent dans les lieux clos : ensuite,
ceux qu' on appelle sédentaires, parce que l' ouvrier
est assis : enfin, ceux qui, soit en plein air, soit
dans des lieux clos, demandent que l' ouvrier reste
habituellement debout. Mais la principale distinction
semble établie par la nature elle-même, entre les
travaux pénibles, auxquels il faut appliquer des
forces musculaires considérables, et les occupations
plus douces, qui n' exigent que de faibles mouvemens.
Il est vrai qu' en même tems, pour se faire une idée
complète des effets que les différens travaux peuvent
produire à la longue, sur les habitudes, il faut
encore tenir compte, 1 de la nature des instrumens
qu' ils exigent ; 2 de celle des matériaux qu' ils
façonnent ; 3 du caractère des objets dont les
personnes qui s' y livrent, sont ordinairement
environnées.
Dans les ateliers clos, sur-tout dans ceux où l' air
se renouvelle avec difficulté, les forces musculaires
diminuent rapidement ; la reproduction de la chaleur
animale languit ; et les hommes de la constitution
la plus robuste, contractent le tempérament
mobile et capricieux des femmes. Loin de l' influence
de cet air actif et de cette vive lumière, dont on
jouit sous la voûte du ciel, le corps s' étiole ,
en

p115

quelque sorte, comme une plante privée d' air et de
jour ; le système nerveux peut tomber dans la
stupeur ; trop souvent, il n' en sort que par des
excitations irrégulières. D' ailleurs, la monotonie
des impressions qui lui sont transmises, ne peut
manquer de rétrécir singulièrement le cercle de ses
opérations. Ajoutez que, si le nombre des ouvriers est
un peu considérable, l' altération progressive de
l' air agit d' une manière directe et pernicieuse,
d' abord sur les poumons, dont le sang reçoit son
caractère vital, et bientôt sur le cerveau lui-même,
organe immédiat de la pensée. Ainsi donc, sans
parler des émanations malfaisantes que les matières
manufacturées, ou celles qu' on emploie dans leurs
préparations, exhalent souvent, presque toutes les
circonstances se réunissent pour rendre ces ateliers
également malsains au physique et au moral.
On sait combien facilement presque tous les
genres de corruption se répandent parmi des personnes
renfermées et entassées. Mais cet effet est
généralement regardé comme purement moral :
prétendre le rapporter, en grande partie, à des
causes physiques, ce serait risquer de soulever contre
soi des oppositions qu' il est sur-tout nécessaire
d' éviter dans des recherches de la nature de celles
qui nous occupent. Je ne m' arrêterai donc pas à
quelques vues, qui naissent pourtant d' une manière
bien naturelle de l' ensemble des observations
recueillies dans ces mémoires. Je dirai seulement
qu' on

p116

n' a pas moins de peine à corriger par le
renouvellement de l' air, par l' introduction libre de
la lumière, et l' exacte observation de la propreté,
les inconvéniens physiques des ateliers clos, qu' à
prévenir les désordres moraux qui s' y développent,
par des réglemens sévères, et par la prompte
répression des abus.
Il y a cependant plusieurs avantages notables,
attachés aux travaux qui s' exécutent dans des lieux
fermés et couverts. D' abord, les ouvriers y sont à
l' abri de plusieurs maladies produites par
l' intempérie des saisons, et sur-tout par les
alternatives brusques de température de l' atmosphère.
On sent que cette circonstance seule a, dans ses
conséquences, une étendue analogue au nombre et à
l' importance de ces maladies. Mais en outre, par
l' effet plus direct des travaux qui permettent qu' on
abrite les ateliers, la sensibilité du système nerveux
augmente ; l' individu devient sensible à des
impressions plus délicates ; et toutes choses égales
d' ailleurs, les dispositions physiques particulières,
dont paraît dépendre immédiatement l' instinct social,
acquièrent plus de développement et d' intensité.
Les travaux exécutés en plein air, ont des effets
utiles d' un autre genre. Ils impriment un plus grand
sentiment de vie et de force aux organes moteurs ;
ils multiplient les objets, et diversifient
considérablement le caractère des impressions ; ils
trempent le corps, et fournissent souvent une plus
ample

p117

matière aux opérations de l' intelligence : et s' ils
n' entretiennent point dans le système nerveux une
sensibilité trop vive et, pour ainsi dire,
minutieuse ; ils le tiennent du moins dans un éveil
constant, par des sensations dont la variété même
attire et fixe nécessairement son attention.
Aussi, les hommes voués à ces travaux, diffèrent-ils
des précédens, par plus de courage, plus de
détermination, plus de fermeté ; par une tournure
de caractère et d' esprit, qui se prête mieux aux
diverses circonstances ; par plus d' aptitude à
trouver des expédiens dans toutes les situations ; par
plus d' indépendance et de fierté. Mais il est des
réflexions que le sentiment et l' exercice habituel de
la force empêchent de naître, des connaissances
morales qu' ils nous empêchent d' acquérir. En général,
ces hommes ne feront point ces réflexions ; ils
n' acquerront point ces connaissances : on leur
trouvera de l' âpreté dans les manières, de la
grossièreté dans les goûts ; et, tout demeurant égal
d' ailleurs, leurs dispositions et leurs penchans
auront quelque chose de moins social.

p118

Mais, je le répète, une différence bien plus
importante entre les divers travaux, est celle qui se
tire du degré de force nécessaire pour chacun d' eux.
C' est par là sur-tout, qu' ils modifient puissamment
les habitudes des organes. Les travaux qui
demandent de grands mouvemens, s' exécutant tous
debout, ou dans des attitudes forcées, dirigent vers
l' ensemble du système musculaire, ou vers certaines
divisions particulières des muscles, une plus grande
somme de forces vivantes. Ainsi, l' équilibre entre
l' organe sentant et les organes moteurs, se trouve
rompu. D' ailleurs, l' épuisement matériel ressenti
par les derniers, exigeant une plus fréquente et
plus ample réparation, l' activité de l' estomac et de
tous les organes qui concourent à l' assimilation des
alimens, se trouve considérablement accrue : et
dès lors, celle du centre cérébral diminue dans la
même proportion.
Les travaux qui ne demandent, au contraire, que
de faibles mouvemens ; ceux en particulier que l' on
exécute assis, énervent promptement, faute d' exercice,
les forces des muscles. En conséquence, la
sensibilité du système nerveux devient plus vive ;
ordinairement même elle devient irrégulière. Il
s' ensuit donc, tantôt des impressions multipliées,
sur-tout du genre de celles qui viennent des
extrémités sentantes internes, ou qui naissent dans le
sein même de l' organe nerveux ; tantôt des désordres
hypocondriaques et spasmodiques, maladies

p119

propres aux hommes sédentaires, et qu' on pourrait
presque toujours rapporter à l' inaction du corps,
ou plutôt à des occupations, où les organes internes
agissent seuls, et qui ne sont accompagnées d' aucun
mouvement extérieur. Or, dans ces deux circonstances,
qui du reste se réunissent ordinairement et
se confondent, toutes les dispositions morales sont
changées : et bientôt il se forme des habitudes
particulières, qui présentent différentes séries de
phénomènes, quelquefois très-étonnans, souvent
singuliers, toujours curieux.
En établissant ainsi l' extrême prédominance du
système musculaire dans le premier cas, et celle
du système nerveux dans le second, nous supposons
que les travaux corporels violens ne sont point
interrompus par des intervalles réguliers de
méditation sédentaire ; ni les travaux sédentaires,
qui ne demandent que peu de forces motrices, par des
exercices violens suffisamment répétés et prolongés.
Dans cette hypothèse, qui se trouve réellement
conforme au plus grand nombre de cas particuliers, on
peut observer encore que le tems matériel nécessaire
pour la réflexion, manque aux personnes occupées
des premiers travaux, et qu' ordinairement ils sont
du nombre de ceux pour lesquels elle est moins
indispensable ; tandis que les seconds, au contraire,
lui laissent toujours un certain espace de tems, et
que souvent même ils la provoquent et la cultivent
directement.

p120

Au reste, nous ne croyons pas devoir entreprendre
l' histoire circonstanciée des changemens divers,
qui peuvent survenir dans l' état moral, en vertu de
ce genre particulier de causes : ce serait se perdre
dans des détails, précieux sans doute, mais dont
l' exposition complète appartient à d' autres sujets.
Il nous suffit de prouver qu' ici des changemens ont
et doivent avoir lieu ; que ces changemens ont, et
doivent avoir un certain caractère général ; et que
les moyens de les prévenir, ou de les seconder, ne
peuvent être cherchés ailleurs, que dans l' étude
attentive et réfléchie de cette même cause qui leur a
donné naissance.
Enfin, la circonstance qui paraît modifier le plus
profondément l' effet moral direct des différens
travaux, est celle qui se rapporte au caractère des
instrumens qu' ils employent, et à la nature des
objets qu' ils présentent habituellement aux sens. On
a remarqué, dans tous les pays, que les hommes
livrés aux métiers les plus dégoûtans de la société,
contractent bientôt des moeurs analogues aux
sensations qui leur sont familières ; que ceux qui
pratiquent des arts périlleux, associent presque
toujours à l' audace, ou à l' insouciance, dont ils ont
besoin dans tous les momens, tantôt des idées
superstitieuses habituelles, tantôt des systèmes de
conduite peu réfléchis, et souvent les unes et les
autres à la fois. Les hommes qui manient continuellement
les armes, pourraient-ils manquer de prendre

p121

des habitudes de commandement et de despotisme ?
Le sentiment et l' exercice d' une force puissante ne
doivent-ils pas y faire rapporter toutes les idées et
toutes les passions, même les idées de justice, et
les passions qui n' ont que le bien pour objet ? Les
hommes employés par état à verser le sang des
animaux, et qui le voyent chaque jour couler à flots
sous leurs yeux, se font remarquer en général
par des moeurs dures, impitoyables, féroces. L' on
sait qu' il y a des pays où, pour différens actes
sociaux, la législation les sépare, en quelque sorte,
des autres citoyens.
La manière dont les chasseurs se servent des
armes meurtrières, est sans doute très-différente ;
aussi, leurs habitudes et leurs penchans ne sont-ils
pas ceux des bouchers ; mais leur genre de vie,
particulièrement l' habitude de donner la mort, les
endurcit nécessairement, jusqu' à un certain point :
et les fatigues qu' ils supportent ordinairement, ainsi
que les dangers qu' ils bravent quelquefois, peuvent
être, pour les hommes qui se destinent à la guerre,
un excellent apprentissage qui les prépare à
d' autres fatigues et à des dangers plus grands.
Les peuples chasseurs, indépendamment des difficultés

p122

qu' ils éprouvent à se procurer leur subsistance,
puisent, dans l' usage habituel des armes, et
dans leur état non interrompu de guerre avec les
autres animaux, ces penchans cruels, qui se
développent ensuite si facilement, dans l' occasion,
contre les hommes eux-mêmes. Mais comme leurs chasses
ne consistent pas seulement dans des attaques de
vive force ; qu' ils employent aussi, pour saisir les
animaux, toute sorte d' embûches et de pièges, leur
caractère se compose des habitudes de l' audace et
de celles de la ruse ; leurs moeurs présentent la
réunion de la perfidie et de la cruauté.
La nature sombre et farouche qui s' offre sans cesse
aux regards de ces peuples, contribue sans doute
beaucoup à confirmer la dureté de leurs penchans.

p123

Quelles douces impressions l' homme pourrait-il
recueillir au sein de ces forêts ténébreuses,
couvertes de neiges, au milieu de ces brouillards
presqu' éternels ? Dans ces marais fétides,
qu' enveloppent de meurtrières exhalaisons ? à
l' aspect de ces rocs hérissés, dont les torrens
furieux rongent et minent les bases ? La présence
continuelle de ces tableaux de destruction ; la
lutte contre les animaux féroces, qui viennent
sans cesse disputer à l' homme l' empire
de ces lieux désolés ; enfin les intempéries d' un
ciel âpre et rigoureux, et des saisons qui ne se
succèdent que pour amener de nouveaux désastres :
tout, en un mot, n' y concourt-il point à nourrir,
dans le coeur, des sentimens malheureux et des
projets sanguinaires ? à l' endurcir contre la pitié,
comme contre la peur ? à étouffer et à glacer presque
toutes les émotions sympathiques de l' humanité ?
On observe des habitudes et des penchans analogues
chez les peuples pêcheurs, sur-tout chez
ceux qui bordent les côtes des mers glaciales : et
cela doit être encore ainsi. Peut-être même le
caractère furieux de l' élément dont ils tirent leur
principale nourriture, les dangers qu' ils affrontent
pour la conquérir, les objets funestes qu' ils ont
sans cesse sous les yeux, l' austérité du froid et les
impressions pénibles de tout genre, doivent-ils les
rendre plus sauvages et plus féroces encore. Quant à
leur intelligence, quoique les travaux habituels
auxquels ils sont livrés, exigent beaucoup de
combinaisons,

p124

elle ne paraît cependant pas aussi développée, toutes
choses d' ailleurs égales, que celle des peuples
pasteurs : ce qui peut tenir, en écartant les causes
directement morales, dont nous ne devons pas tenir
compte ici, tantôt à la trop grande facilité de se
procurer leur subsistance ; tantôt à certaines
maladies particulières que sa nature fait éclore, ou
développe ; tantôt, enfin, au climat ; c' est-à-dire,
au concours de toutes les circonstances physiques,
qui caractérisent le local où sont fixées leurs
habitations.
Certaines traditions, prétendues historiques, les
fictions des poètes, les rêveries même de quelques
philosophes, ont représenté la vie pastorale comme
le modèle des vertus et du bonheur. Mais ces brillans
tableaux ne sont que des illusions, démenties
par tous les faits. Les peuples purement pasteurs
n' ont été de tout tems, et ne sont encore aujourd' hui,
que des hordes de brigands et de pillards. Dans
leur vie vagabonde, ils regardent tous les fruits
de la terre comme leur appartenant de droit : ils
n' ont aucune idée de la propriété territoriale, dont
les lois primitives sont la base, ou la source de
presque toutes les lois civiles ; ils ignorent sur-tout
ces conventions postérieures, qui sont venues bientôt
dans les sociétés agricoles et commerçantes,
consacrer indistinctement et d' une manière égale tous
les genres de propriété. Dans leur séparation forcée
des autres peuples, les peuples pasteurs s' habituent

p125

à traiter en ennemi tout ce qui leur est étranger.
Cette haine générale et constante de leurs semblables
fomente nécessairement dans leurs coeurs des
sentimens iniques, cruels et malheureux. C' est
uniquement sur quelques coins de terre favorisés de
la nature, et d' ailleurs très-bien cultivés ; c' est
au sein de quelques fortunés vallons que des bergers
riches et tranquilles ont pu donner des soins
particuliers à l' éducation de leurs troupeaux ; c' est
uniquement là que l' aisance de la vie pastorale, et
les doux loisirs qu' elle procure, tournant les esprits
vers la culture de la poésie, ou vers l' observation
des astres, ont pu réellement imprimer aux goûts de
l' homme social plus d' élégance, peut-être même
donner à ses moeurs plus de pureté. Mais, en faisant
ces concessions, qui pourraient encore être
facilement contestées, ajoutons qu' il faut
retrancher des images sous lesquelles on aime à se
représenter les pasteurs babyloniens, et ceux de
l' Arcadie, ou de la Sicile, tout ce que
l' enthousiasme des poètes bucoliques n' a pas craint
d' ajouter à la vérité de la nature, et tout ce que
l' imagination des lecteurs ajoute encore
elle-même ordinairement aux inventions de
ces poètes. Peut-être alors ces charmantes peintures
pourraient-elles se rapporter à quelques objets
réels. Mais, au reste, ce n' est point de cette
manière qu' il faut aujourd' hui louer la campagne :
la vie pastorale n' est pas la vie qu' on y retrouve,
n' est pas celle qu' on doit vouloir y retrouver ; et
de faux tableaux

p126

ne peuvent qu' en faire méconnaître les véritables
charmes à ses habitans.
Les peuples agriculteurs, dont la subsistance est
mieux assurée, jouissent d' un état social plus
stable ; et chez eux, on trouve plus de bon sens et
plus de vertus. Ils sont donc, même dès les premiers
tems de leur existence, les peuples les plus heureux.
Bientôt le commerce vient effacer peu à peu les
préjugés et multiplier les lumières : son influence
active vient éveiller tous les talens, en offrant à
l' homme industrieux de nouvelles sources de richesses,
à l' homme riche de nouveaux moyens de jouissance : et
rendant, enfin, le premier tous les jours plus
indépendant du second, il fait naître et développe
toutes les idées, tous les sentimens, toutes les
habitudes de la liberté. C' est alors que la nature
humaine voit s' ouvrir devant elle une belle et vaste
carrière d' améliorations, de bonheur véritable : alors,
il ne reste plus au philanthrope qu' un voeu à former ;
c' est que la consolidation d' un gouvernement soumis à
l' influence de la raison publique, fasse toujours
passer immédiatement dans les lois tous les progrès
réels des idées ; que les législateurs et les
premiers magistrats de la nation soient toujours aussi
soigneux à recueillir les fruits des lumières, et à les
propager elles-mêmes de plus en plus, que les
despotes et les charlatans le sont à les étouffer, à
les calomnier. Et, pour le dire en passant, cette seule
considération suffit pour montrer quels sont les
avantages d' un

p127

système de gouvernement fondé sur l' égalité et la
liberté : c' est donc bien en vain que les tyrans et
les déclamateurs qu' ils tiennent à leurs gages,
s' efforcent de renverser ou de flétrir ces principes
éternels.
Sans doute, dans les différens états de société,
les causes morales s' entremêlent toujours aux causes
physiques, pour produire les effets remarqués par
les observateurs : mais la nature des travaux
déterminant celle des habitudes journalières, ils
sont par conséquent du nombre des circonstances qui
méritent ici le plus d' attention. Au reste, il nous
a suffi de prouver qu' ils exercent leur part
d' influence sur les dispositions morales des
individus, et, par une suite nécessaire, sur celles
des nations.
Mais il est tems de terminer ce long mémoire. Je
regarde d' ailleurs comme inutile d' entrer dans
aucune particularité touchant certains travaux, dont
on peut à chaque instant observer les effets. Tels
sont, par exemple, ceux qui s' exécutent au sein des
bois ou des montagnes, et dans l' éloignement de toute
habitation. On sait que leur pratique, longtems
prolongée, imprime aux idées et aux moeurs un
caractère grossier, dur, sauvage. Tels sont encore
ceux des verreries et des forges, qui tout à la fois
exigent de puissans mouvemens musculaires, et
mettent le cerveau dans une espèce de
bouillonnement continuel. Car, de cette dernière
circonstance, s' ensuivent

p128

la plupart des effets de l' ivresse fréquente,
combinés avec ce caractère violent, que fait naître
le sentiment ou l' usage d' une grande force corporelle.
Tels sont, enfin, ceux qui donnent directement
naissance à certaines maladies, lesquelles, à leur
tour, ont le pouvoir de changer entièrement l' état
moral. On peut citer pour exemple de ce genre les
travaux qui nécessitent le maniement et l' emploi
journalier du mercure, des chaux de plomb, du
cobalt, etc.
Encore moins croirai-je devoir insister sur
l' influence morale des différens travaux, en tant
qu' elle résulte du caractère des objets qu' ils
offrent le plus habituellement aux sens.
Ce n' est pas sans doute la même chose d' être
retenu par la nature de ces occupations, au sein des
grandes villes, ou dans le fond des solitudes ;

p129

d' habiter sur les rocs qui bordent une mer agitée,
ou parmi des plaines riches et tranquilles ; dans des
souterrains obscurs, ou sous les doux rayons du
jour et du soleil ; au centre des déserts brûlans de
l' Afrique, ou sur les glaces du Spitzberg et du
Groënland. Dans des circonstances si diverses, ni
les objets, ni les impressions qu' ils font sur nous,
ni le résultat de ces impressions ne peuvent se
ressembler : on ne peut ni s' occuper du même genre
d' idées, ni se livrer aux mêmes penchans, ni
contracter les mêmes habitudes. Cette vérité si simple
doit être sensible, je pense, sans plus d' explications :
et quoique le tableau de ces différens effets pût
nous présenter encore plusieurs remarques
intéressantes, nous abandonnerons à la sagacité du
lecteur ce nouvel examen, sans doute maintenant
superflu pour notre objet.
Conclusion.
Ainsi donc le régime, c' est-à-dire l' usage
journalier de l' air, des alimens, des boissons, de la
veille, du sommeil et des divers travaux, exerce
une influence très-étendue sur les idées, sur les
passions, sur les habitudes, en un mot, sur l' état
moral.
Par conséquent, il importe beaucoup que l' hygiène
en détermine et circonstancie les effets ; qu' elle
tire de leur observation raisonnée des règles
applicables à toutes les circonstances, et propres
à perfectionner

p130

la vie humaine ; qu' enfin, la vraie philosophie
montre nettement la liaison de ces effets,
avec ceux qu' on appelle purement moraux , pour
les faire concourir plus sûrement les uns et les
autres, au seul but raisonnable de toutes les
recherches et de tous les travaux ; à l' amélioration
de l' homme, à l' accroissement de son bonheur.

NEUVIEME MEMOIRE



p131

de l' influence des climats sur les habitudes
morales.

chapitre i.
Introduction.
Plus nous avançons dans les recherches dont j' ai
osé tracer le plan, plus nous voyons avec évidence
que les questions qu' elles ont pour but d' éclaircir,
étroitement liées entr' elles, rentrent les unes dans
les autres ; qu' il n' en est aucune qu' on puisse
traiter complètement, sans toucher plus ou moins à
toutes, et que toutes empruntent de chacune des
lumières, des matériaux et même des solutions.
La question de l' influence morale des climats
paraît être celle qui prouve le mieux ces rapports
intimes : c' est ce que je me propose de faire voir
dans ce mémoire ; ou plutôt tel est le résultat de
l' examen dont je vous demande de vouloir bien
parcourir avec moi les principaux objets.
Mais il faut commencer par se faire une idée juste
de cette question elle-même, et tâcher de la poser

p132

avec plus de précision qu' on ne l' a fait jusqu' à ce
jour.
Après avoir suivi, pas à pas, les voyageurs et
les naturalistes, dans les descriptions qu' ils nous
ont données des différentes régions de la terre, si
l' on veut embrasser ce vaste tableau, comme d' un
coup-d' oeil, pour en rapprocher et comparer les
parties les plus remarquables, on ne peut s' empêcher
d' être également frappé, et des dissemblances,
et des analogies qui s' y rencontrent. Chaque
latitude a son empreinte, chaque climat a sa couleur.
Mais les différens êtres que la nature y a placés, ou
qu' elle y reproduit chaque jour, ne sont pas seulement
appropriés aux circonstances physiques de chaque
latitude et de chaque climat ; ils ont encore une
empreinte, et pour ainsi dire une couleur commune.
La nature des eaux se rapporte à celle de la terre ;
celle de l' air dépend de l' exposition du sol, de la
manière dont il est arrosé, de la direction des fleuves
et des montagnes, de la combinaison des gaz et des
autres exhalaisons qui s' élèvent dans l' atmosphère.
Dans les productions végétales, on retrouve les
qualités de la terre et des eaux ; elles se plient
aux différens états de l' air. Enfin, les animaux,
dont la nature est encore plus souple, modifiés et
façonnés sans relâche, par le genre des impressions
qu' ils reçoivent de la part des objets extérieurs,
et par le caractère des substances que le local fournit
à leurs besoins, sont, en quelque sorte, l' image

p133

vivante du local, de ses productions végétales,
des aspects qu' il présente, du ciel sous lequel il
se trouve placé. Et l' homme, le plus souple de tous
les animaux, le plus spécialement doué de toute
espèce de faculté d' imitation, le plus susceptible
de recevoir toutes les empreintes imaginables,
diffère si sensiblement de lui-même dans les divers
climats, que plusieurs naturalistes croient pouvoir
regarder la race humaine comme subdivisée en
plusieurs espèces distinctes. D' autre part,
l' analogie physique de l' homme avec les objets qui
l' entourent, et qu' il se trouve forcé d' approprier
à ses besoins, est en même tems si frappante, qu' à
la simple inspection, l' on peut presque toujours
assigner la nature et la zone du climat auquel
appartient chaque individu. " il est en effet parmi
les hommes, dit Hippocrate, des races, ou des
individus qui ressemblent aux terrains montueux et
couverts de forêts : il en est qui rappellent ces
sols légers qu' arrosent des sources abondantes : on
peut en comparer quelques-uns aux prairies et aux
marécages ; d' autres à des plaines sèches et
dépouillées. "

p134

ce grand homme ajoute : " les saisons déterminent
les formes : or, les saisons diffèrent entr' elles ;
la même saison diffère d' elle-même dans
les divers pays ; et les formes des êtres vivans
retracent toutes ces diversités. "
en parlant de certains peuples situés aux confins
de l' Asie et de l' Europe, vers les Palus
Méotides, et comparant leurs habitudes extérieures
avec celles des asiatiques et des égyptiens, il dit
encore : " la nature sauvage du pays qu' ils occupent, et
les brusques mutations des saisons auxquelles ils sont
exposés, établissent entre les individus qui
composent ces peuplades, des différences qui
n' existent pas chez les nations dont nous venons de
parler. "
ailleurs, après avoir décrit un canton particulier
de la Scythie, il termine en ces mots : " vous voyez
que les saisons n' y subissent aucun grand et
soudain changement ; qu' elles y gardent, au
contraire, une marche uniforme, et se rapprochent
beaucoup les unes des autres : voilà pourquoi les
formes des habitans y sont peu variées. Etc " .

p135

Voulant comparer le sol de l' Asie et celui de
l' Europe, il s' exprime ainsi dans un premier
passage : " si les asiatiques, énervés de mollesse,
sans activité, sans courage, sont moins belliqueux
que les européens, et s' ils ont des moeurs plus
douces, c' est encore dans l' influence du climat, et
dans la marche des saisons, qu' il faut en chercher la
cause. Etc. "
dans un autre endroit, il reprend la comparaison
de ces deux parties du monde. " en Europe, les
hommes diffèrent beaucoup, et pour la taille et
pour les formes, à cause des grandes et fréquentes
mutations de tems qui ont lieu dans le courant
de l' année. Etc. "

p136

c' est d' après ces observations et d' autres analogues,
dans le détail desquelles je crois inutile
d' entrer, qu' Hippocrate avait déjà, de son tems,
établi la doctrine de l' influence des climats sur les
habitudes morales des peuples.
Quelques philosophes modernes, en empruntant
ses opinions, leur ont donné de nouveaux
développemens : peut-être aussi leur ont-ils donné
trop d' extension ; du moins, il est certain qu' ils
ont franchi les limites dans lesquelles ce grand
observateur avait cru devoir se renfermer.
D' autres philosophes, également recommandables
par les vérités utiles qu' ils ont répandues, ont
pris occasion de là d' attaquer le fond même de la
doctrine :

p137

ils ont traité cette influence de chimère, et
rejeté, sans modifications, les conséquences
qu' Hippocrate, et sur-tout ses derniers partisans,
en avaient tirées.
Ces deux opinions contraires, plus particulièrement
débattues depuis le milieu du dix-huitième
siècle, ont eu leurs apôtres et leurs adversaires :
l' une et l' autre sont encore un objet de litige entre
des hommes d' ailleurs très-éclairés.
Il semble donc qu' on peut regarder la question
comme indécise. Elle ne le serait point sans doute,
si l' on recueillait les voix : le plus grand nombre
des observateurs partage l' opinion d' Hippocrate et
de Montesquieu. Mais celle d' Helvétius a pour elle
encore des penseurs distingués. Ainsi, quand cette
question n' entrerait pas nécessairement dans le plan
de mon travail, elle mériterait d' être discutée de
nouveau : et parmi celles qui intéressent
immédiatement l' état social lui-même, et que la plus
haute philosophie a pu seule élever, peut-être n' en
est-il aucune qui soit plus digne de votre attention
et de votre examen.
Chapitre ii.
Quand on manque des faits nécessaires pour résoudre
une question, rien n' est plus naturel que de
la voir rester indécise : il faut même réprimer
obstinément cette impatience et cette précipitation,
que

p138

l' homme n' éprouve que trop souvent au milieu des
plus importantes recherches, et qui le poussent à
conclure, avant d' avoir rassemblé tous les motifs de
la conclusion : il le faut absolument, supposé
toutefois qu' on mette quelque importance à la
vérité. Mais, quand les faits relatifs à une
question ont été rassemblés ; quand ils ont été
déjà considérés sous différens points de vue par des
hommes capables de les bien circonscrire et d' en
tirer toutes les conséquences : si cette question
n' est pas éclaircie, c' est qu' on ne l' a pas bien
saisie elle-même ; elle serait résolue si elle était
bien posée. Or, personne n' a prétendu nier que les
faits qui se rapportent à la question de l' influence
morale des climats, n' aient été recueillis, et
même soigneusement discutés. Les penseurs qui, dans
ce débat, se décident pour la négative, comme ceux
qui soutiennent l' affirmative, établissent également
qu' on a tous les moyens de conclure, et qu' on le
peut en toute sûreté. Il faut donc que les termes de
la question présentent encore du vague ; qu' elle ne
soit pas énoncée avec la précision convenable : il
faut, en un mot, qu' elle soit mal posée ; et certes,
rien n' est plus nécessaire, dans toute discussion,
que d' écarter ce nuage des termes, et d' éclaircir
cette confusion de langage, dans laquelle se perd
toujours le fil du raisonnement.
Si, par exemple, certains écrivains n' ont entendu
par le mot climat que le degré de latitude, ou
celui

p139

de froid et de chaud, propre à chaque pays, il
est évident qu' ils ne pouvaient jamais tomber
d' accord dans leurs conclusions, avec ceux qui
donnent à ce mot un sens plus étendu : et peut-être,
en effet, quelques philosophes ont-ils attaché une
trop grande importance à la simple action du froid
et du chaud. Mais ce n' est plus maintenant de cela
qu' il s' agit : en les combattant, on ne s' est point
borné à montrer qu' ils avaient poussé jusqu' à
l' extrême des vues justes au fond ; on a prétendu
renverser tout le système qui résulte de ces vues,
et l' on a cru pouvoir nier formellement que les
différences de l' homme moral dans les divers pays,
pussent dépendre en rien de l' influence des causes
physiques propres au local.
Revenons donc à la définition d' Hippocrate ; ou
plutôt, car il ne s' amuse point à faire des définitions
scholastiques, cherchons dans la manière dont
il a considéré ce sujet, quel sens il attache au
mot climat.
le titre même de son ouvrage pourrait, en quelque
sorte, lui seul, nous faire connaître l' esprit
dans lequel il se propose d' écrire : son ouvrage est
intitulé : des airs, des eaux et des lieux.
Hippocrate entend donc attribuer les effets dont il
va rendre compte, non seulement à la température
de l' air, mais à toutes ses autres qualités réunies ;
non seulement au degré de latitude du sol, mais
à sa nature, à celle de ses productions, à celle des

p140

eaux dont il est arrosé. Dans le corps de l' ouvrage,
l' auteur s' attache à décrire exactement toutes les
particularités qui peuvent frapper l' observateur,
dans la distinction des différens pays, et qui
tiennent essentiellement à chacun d' eux. Il
considère comme élémens nécessaires de la question,
tous les objets importans, propres à chaque sol, à
chaque situation, toutes les qualités constantes et
majeures, par lesquelles ces objets peuvent affecter
les sens et modifier la nature humaine : et l' on
n' aura pas de peine à sentir que cette signification
du mot climat , est la seule complète. Le climat
n' est donc point resserré dans les circonstances
particulières des latitudes, ou du froid et du chaud :
il embrasse, d' une manière absolument générale,
l' ensemble des circonstances physiques, attachées à
chaque local ; il est cet ensemble lui-même : et
tous les traits caractéristiques, par lesquels la
nature a distingué les différens pays, entrent dans
l' idée que nous devons nous former du climat .
Maintenant, que faut-il entendre par habitudes
morales ?
et comment ces habitudes peuvent-elles
naître et se développer ? Car, pour bien démêler
les circonstances susceptibles d' influer sur leur
production, il faut connaître les lois, ou l' ordre
suivant lequel elle peut et doit avoir lieu.
Si l' on considère les habitudes morales, dans un
peuple tout entier, comme l' ont fait Hippocrate et
Montesquieu, l' on trouvera sans peine, qu' elles ne

p141

sont autre chose que la série ordinaire de ses
affections, ou de ses penchans ; de ses idées, ou de
ses opinions ; de ses déterminations, ou des actes
qui résultent, et de ses opinions et de ses penchans.
L' on voit encore avec la même évidence, que ces
habitudes ne peuvent se former autrement que celles
des individus ; c' est-à-dire, qu' elles sont le
produit nécessaire des impressions que ce peuple
reçoit chaque jour ; des idées, ou des jugemens que
ces impressions font naître ; des volontés
instinctives, ou raisonnées, que ces mêmes
impressions et ces jugemens développent de concert.
C' est donc en résultat, dans le genre et le caractère
des impressions, qu' il faut chercher la véritable
cause déterminante du genre et du caractère des
habitudes. Mais les impressions se rapportant aux
objets qui les produisent, et aux dispositions des
organes sensibles sur lesquels s' exerce l' action de
ces objets, l' on voit évidemment qu' elles doivent
différer, et suivant la nature de ces derniers, et
suivant l' état des parties sensibles qui en
reçoivent les impressions.
Ainsi, l' on peut poser la question d' une seconde
manière : 1 la nature des objets est-elle la même
dans les différens climats ? 2 s' il est constant que
les objets n' y sont pas les mêmes, la sensibilité ne
doit-elle point subir des modifications, en présence
et par l' action continuelle de ces objets différens ?

p142

Nous voilà, ce me semble, plus avant dans le sujet.
Il s' agit donc de déterminer d' abord, si le
caractère des objets et les objets eux-mêmes, sont
véritablement identiques dans les différens climats.
Mais cela pourrait-il faire une question ? Tous les
faits n' ont-ils pas prononcé dès longtems, et ne
prononcent-ils pas encore chaque jour, sur ce point ?
Et personne s' est-il jamais avisé de soutenir que les
objets fussent les mêmes, aux bords du Sénégal, ou
de l' Amazone, que dans le Groënland, ou sur les
bords désolés du Spitzberg ?
Il s' agit de déterminer, en second lieu, si
l' influence des objets extérieurs et des substances
qui s' appliquent journellement au corps de l' homme,
peuvent, ou ne peuvent point en modifier la
sensibilité ; si, dans le fait, la sensibilité
reste toujours et par-tout la même ; si toujours et
par-tout, non seulement elle est susceptible des
mêmes impressions, mais s' il est de sa nature de
ramener les impressions diverses, à un certain
caractère commun, que les adversaires d' Hippocrate,
pour être entièrement conséquens, doivent regarder
comme inséparable de la nature humaine, ou comme
essentiel à son développement, nonobstant la
variété des circonstances extérieures.

p143

D' après cette énonciation, plus détaillée et plus
exacte, le second membre de la question paraît
aussi peu susceptible de débat que le premier. Car
s' il était vrai que les choses se passassent comme
nous venons de l' établir par supposition, les hommes
seraient absolument incapables de recevoir aucune
éducation quelconque. Mais il faut cependant convenir
qu' ici, la discussion, pour être complète, exige
l' examen de plusieurs questions subsidiaires, et que
l' on n' y peut obtenir une solution, qui ôte toute
prise aux subtilités, qu' en considérant l' homme
vivant et sensible, sous tous ses points de vue
principaux, et en pénétrant dans les causes intimes
dont les lois même de l' existence demandent qu' il
éprouve l' action.
Mais il suffit de jetter un coup-d' oeil sur les
différens objets que cette discussion doit embrasser,
pour se convaincre qu' elle nous ferait revenir sur
plusieurs points éclaircis dans les précédens
mémoires. Il faudrait nous arrêter encore sur les
mêmes faits, et reprendre les mêmes chaînes de
raisonnemens.
Chapitre iii.
Nous avons prouvé (du moins telle est ma conviction)
que les tempéramens, le régime, la nature
des travaux, celle des instrumens qui leur sont
propres, le genre et le caractère des différentes
maladies influent puissamment sur les opérations de

p144

la pensée, de la volonté ; de l' instinct ; puisqu' ils
sont capables de changer l' état de la sensibilité des
différens organes, état dont ces opérations
dépendent toutes également. Si maintenant nous
pouvons démontrer de plus, que la détermination des
tempéramens, celle du régime, la nature des travaux,
et par conséquent, celle des instrumens qu' ils
exigent ; enfin, que le genre, le caractère et la
marche des maladies sont soumis à l' action des
diverses circonstances physiques, propres à chaque
local : il s' en suivra clairement que le climat,
d' après l' exacte définition du mot, influe en effet
sur la formation des habitudes morales. Car celles-ci
ne sont à leur tour, comme on vient de le voir tout
à l' heure, que l' ensemble des idées et des opinions,
des volontés instinctives, ou raisonnées, et des
actes qui résultent des unes et des autres, dans la
vie de chaque individu.
Personne ne peut ignorer que la nature animale
est singulièrement disposée à l' imitation. Tous les
êtres sensibles imitent les mouvemens sur lesquels
leur observation a pu se fixer : ils s' imitent
sur-tout eux-mêmes ; c' est-à-dire, qu' ils ont un
penchant remarquable à répéter les actes qu' ils ont
exécutés une fois : ils les répètent d' autant plus
facilement et d' autant mieux, qu' ils les ont exécutés
plus souvent : enfin, ils les répètent aux mêmes
heures, et dans le même ordre de succession, par
rapport à d' autres mouvemens, que certaines analogies,
ou la

p145

simple habitude, a coordonnés avec ces actes dans
leur souvenir. Cette tendance se montre plus
évidemment encore dans les déterminations
automatiques des animaux que dans celles où le
raisonnement a quelque part. Les fonctions purement
physiques, et dont la conservation de la vie dépend
plus spécialement, commencent et finissent toutes à
des époques et dans des intervalles de tems
déterminés : et si les périodes ne sont pas les mêmes
pour tous les individus, l' exactitude des retours,
toujours conforme dans chaque cas particulier aux
rapports établis entre le premier et le second acte,
qui constituent la fonction, entre le second et
chacun des suivans, n' en démontre qu' avec plus
d' évidence la généralité de la loi. Ainsi, quoique
la faim, le besoin du sommeil, celui des différentes
évacuations, etc., ne reviennent pas pour tous les
individus aux mêmes heures, il est constant que,
dans un genre de vie fixe et régulier, chacun d' eux
les éprouve périodiquement. Cela se voit encore avec
la même évidence, dans le rythme des fièvres d' accès,
et dans la marche des maladies aiguës, où les forces
qui restent à la nature sont suffisantes pour en
assujétir le cours à de constantes lois. Et c' est,
comme nous l' avons dit si souvent, sur ce penchant
physique à l' imitation, sur cette puissance de
l' habitude, qu' est fondée toute celle de l' éducation,
par conséquent, la perfectibilité commune à toute
nature sensible, et dont l' homme sur-tout, placé sur
le globe, à la tête de

p146

la classe entière des animaux, paraît éminemment
doué.
Mais l' empire des habitudes ne se borne pas à ces
profondes et ineffaçables empreintes, qu' elles
laissent chez chaque individu : elles sont encore, du
moins en partie, susceptibles d' être transmises par
la voie de la génération. Une plus grande aptitude à
mettre en jeu certains organes, à leur faire produire
certains mouvemens, à exécuter certaines fonctions ;
en un mot, des facultés particulières, développées
à un plus haut degré, peuvent se propager de race
en race : et si les causes déterminantes de
l' habitude première ne discontinuent point d' agir
pendant la durée de plusieurs générations
successives, il se forme une nouvelle nature acquise,
laquelle ne peut, à son tour, être changée, qu' autant
que ces mêmes causes cessent d' agir pendant longtems,
et sur-tout que des causes différentes viennent
imprimer à l' économie animale une autre suite de
déterminations.
Des impressions particulières, mais constantes et
toujours les mêmes, sont donc capables de modifier
les dispositions organiques, et de rendre leurs
modifications

p147

fixes dans les races. Or, les impressions
les plus constantes et les plus invariables, sont
incontestablement celles qui tiennent à la nature
même des lieux, que toute l' industrie de l' homme ne
peut changer, que ses caprices ne peuvent altérer :
et nous avons vu dans un autre mémoire, que c' est
incontestablement encore, dans certaines dispositions
organiques, qu' il faut chercher la cause des
divers tempéramens. Si donc les impressions sont
assez différentes dans les différens climats pour
agir sur l' état même des organes, les tempéramens
présenteront nécessairement de notables variétés.
Sans sortir d' un climat donné, l' on observe que
les saisons ont une grande influence sur l' état de
l' économie animale. Douée de son caractère propre,
chaque saison détermine dans les corps un ordre
de mouvemens particuliers ; elle y laisse, en fuyant,
des empreintes d' autant plus marquées et plus
durables, que son action s' est exercée sans mélange,
plus fortement ou plus longtems : et, si la saison
qui la remplace ne venait à son tour imprimer d' autres
mouvemens, ces empreintes deviendraient de
plus en plus ineffaçables ; les déterminations qui
s' y rapportent se transformeraient en habitudes ;
une nature nouvelle prendrait la place de la nature
primitive ; ou, pour parler plus exactement, les
dispositions organiques seraient modifiées
proportionnellement à la cause agissante, et dans les
limites

p148

entre lesquelles il leur est permis de flotter en
différens sens.
Les anciens médecins, qui voulaient trouver partout
des analogies, s' étaient efforcés de rattacher
leur système des humeurs à celui des élémens, et
celui des tempéramens à l' un et à l' autre. Les
faits semblent prouver qu' ils avaient été plus
heureux en établissant certains rapports entre les
saisons, les climats, les âges et les tempéramens, ou
dispositions organiques, propres à ces diverses
circonstances générales, et à chacune de leurs
nuances particulières. Ils avaient observé que les
humeurs, ou les fluides qui, suivant leur opinion,
s' agitent dans le corps, d' après les lois d' une
espèce de flux et de reflux, étaient susceptibles
de divers mouvemens extraordinaires. Elles se
gonflent, disaient-ils, et se soulèvent ; elles
se portent, avec une sorte de fureur, d' un lieu
vers un autre. Dans certains climats, dans certaines
saisons, à certaines époques de la vie, ces mouvemens
naissent, en quelque sorte, d' eux-mêmes ; ils
s' exécutent avec plus de force. Il existe entre les
humeurs et ces circonstances, des rapports sensibles,
dont la connaissance est indispensable à l' étude
de l' homme et à la pratique de la médecine. Le
sang et les maladies inflammatoires sont propres à
l' adolescence, au printems, au pays où
cette saison prédomine. La jeunesse, l' été, les
pays chauds et secs, engendrent la bile et les
maladies

p149

bilieuses. Dans l' âge mûr et pendant l' époque
qui va se confondre avec la vieillesse, dans
l' automne, dans les lieux dont l' air est humide et
grossier, dont la température est variable, règnent
l' atrabile et les affections qui en dépendent.
Enfin, la pituite froide et les maladies catharrales
sont propres à la vieillesse, aux pays humides et
froids, à l' hiver.
Chapitre iv.
Quoique les anciens, en rapportant les tempéramens
aux humeurs, ne fussent point remontés
jusqu' aux dispositions organiques, dont l' état des
humeurs tire lui-même sa source, ils ne pouvaient
errer, en tirant des conclusions qui n' étaient que
le résumé le plus exact des faits. Aussi, ces
fidèles observateurs ne faisaient-ils point difficulté
d' établir des analogies directes entre les tempéramens,
les climats et les âges, mais sur-tout entre les
saisons et les tempéramens.
Au printems, disaient-ils encore, on se trouve, en
quelque sorte, plus jeune et plus près du tempérament
sanguin. Dans l' été, l' on est plus bilieux,
l' on a plus de dispositions aux maladies où la bile
joue le principal rôle. En automne, la mélancolie
prédomine ; les maladies atrabilaires, et les
affections qui les accompagnent, se développent alors
particulièrement. En hiver enfin, les hommes
faibles et les vieillards se trouvent encore plus
vieux :

p150

c' est le tems des maladies rhumatiques, pituiteuses,
catharrales ; jusqu' à ce que l' action du froid,
s' associant aux impressions qu' amène le retour du
soleil vers notre tropique, ait fait reparaître les
dispositions inflammatoires, compliquées avec les
dégénérations muqueuses qu' elles traînent quelque
tems à leur suite.
Je ne me sers ici des mots propres d' aucun des
médecins anciens ; mais, c' est bien leur véritable
doctrine, particulièrement celle d' Hippocrate, que
je résume, sous le point de vue qui convient à notre
sujet.
Mais l' influence des saisons n' est pas la même dans
tous les climats : les saisons ne sont pas par-tout
également distinctes les unes des autres. Dans
quelques pays, on ne connaît que l' hiver et l' été :
dans d' autres, les tems variables de l' automne
règnent depuis le commencement de l' année jusqu' à la
fin. La zone équatoriale éprouve à peine quelque
diminution passagère dans les chaleurs : les zones
polaires sont à peu près éternellement engourdies
par le froid : enfin, quelques heureux coins du
globe jouissent d' un printems presque continuel.
Mais en sortant de ces généralités, relatives aux
causes locales qui peuvent influer sur l' économie
vivante, ou sur certaines dispositions organiques,
on trouve que les détails, c' est à dire les faits
particuliers eux-mêmes, offrent un ensemble bien
plus concluant, ainsi que plus positif.

p151

Il suffit de jetter un coup-d' oeil sur le tableau
des différens climats, pour voir sous combien de
formes variées, dépendantes des circonstances qui
leur sont propres, la puissance de la vie semble
prendre plaisir à s' y développer. Dans chaque
importante division de notre globe, dans chaque
grande variété d' une de ses divisions, prise au
hasard, combien d' animaux qui ne se rencontrent pas
ailleurs ! Quelles diversités de structure, d' instinct,
d' habitudes ! Que de traits nouveaux ils offrent à
l' observation, soit dans la manière de pourvoir à
leurs besoins, soit dans le genre et dans le
caractère de leurs facultés primitives, soit enfin,
dans la tournure et dans la direction que prennent,
et ces facultés, et ces besoins ! Or, ces habitudes
particulières, ces familles nouvelles, ces formes
mêmes, variables dans les familles, dépendent souvent
de la nature du sol, de celle de ses productions : et
s' il est des végétaux qu' on ne peut enlever à leur
terre natale, sans les faire périr ; il est aussi
quelques races vivantes, qui ne peuvent supporter
aucune transplantation, qu' il est impossible de
dépayser, sans tarir la source qui les renouvelle,
et même quelquefois sans frapper directement de mort
les individus.
Ces faits, trop généralement connus pour être
contestés, montrent déjà, sans équivoque, quel est
l' empire du climat sur les êtres animés et sensibles.
Mais cet empire se marque plus fortement, et
sur-tout

p152

d' une manière plus relative à la question qui
nous occupe, dans les changemens que le climat
fait subir aux mêmes races ; puisque non seulement
il modifie à l' infini leurs qualités, ou leurs
dispositions intimes, mais qu' il peut encore
quelquefois effacer de leur structure extérieure et
de leurs inclinations, ou de leur naturel, les traits
qu' on avait cru les plus distinctifs. Le cheval, le
chien, le boeuf, sont, en quelque sorte, d' autres
espèces dans les différentes régions du globe : dans
l' une, audacieux, sauvages, farouches ; dans l' autre,
doux, timides, sociables : ici, l' on admire leur
adresse, leur intelligence, la facilité avec laquelle
ils se prêtent à l' éducation que l' homme veut leur
donner ; là, malgré les soins les plus assidus, ils
restent stupides, lourds, grossiers, comme le pays
lui-même, insensibles aux caresses, et rebelles à
toutes les leçons.
La taille de ces animaux, la forme de leurs membres,
leur physionomie ; en un mot, toute leur apparence
extérieure dépend bien évidemment du sol qui les a
produits, des impressions journalières qu' ils y
reçoivent, du genre de vie qu' ils y mènent, et
sur-tout des alimens que la nature leur y fournit.
Dans certains pays, le boeuf naît sans cornes ;
dans d' autres endroits, il les a monstrueuses. Sa
taille et le volume total de son corps, prennent un
accroissement considérable dans les terrains
humides et médiocrement froids : il se rapetisse
sous

p153

les zones glaciales et dans les lieux très-secs. Sous
certaines latitudes, son poil se transforme en une
laine longue et fine, ou son dos est chargé d' une,
et même quelquefois de deux bosses charnues. Enfin,
pour ne pas multiplier les exemples, on peut
distinguer les races de chevaux par une grande
diversité de caractère, propres aux différens pays qui
leur ont donné naissance : et depuis le chien
d' Islande, ou de Sibérie, jusqu' à celui des régions
équatoriales, on peut observer une suite de formes et
de naturels différens, dont les nuances les plus
voisines semblent s' effacer l' une l' autre, en se
confondant par des gradations insensibles.
Je n' ajouterai plus ici qu' une seule remarque :
c' est que dans certains pays, les chiens n' aboyent
point du tout ; dans quelques autres, ils sont
exempts de la rage. Ceux qu' on y transporte des pays
étrangers, dans le premier cas, perdent la voix au
bout de quelque tems ; ils deviennent, dans le
second, du moins autant qu' on peut en juger d' après
une assez longue expérience, incapables de contracter
l' hydrophobie. Nous sommes donc en droit de
conclure de là, que ces changemens, dans la nature
du chien, dépendent uniquement du climat ou des
circonstances physiques, propres aux différens pays
qui ont fourni ces observations.
Ainsi l' on voit évidemment pourquoi les différentes
races d' animaux dégénèrent pour l' ordinaire,
mais quelquefois aussi se perfectionnent, quand

p154

elles sont transplantées d' un pays dans un autre ;
et comment leur nouvelle patrie finit, à la longue,
par les assimiler aux espèces analogues, qui
naissent et s' élèvent dans son sein, à moins que
l' homme ne puisse les tenir constamment rapprochées
de leur nature primitive, par des soins particuliers
de régime et d' éducation.
Chapitre v.
Nous l' avons déjà dit bien des fois, la sensibilité
de l' homme est, par rapport à celle de toutes les
espèces animales connues, la plus souple et la plus
mobile ; en sorte que tout ce qui peut agir sur les
autres créatures vivantes, agit, en général, d' une
manière encore plus forte sur lui. Mais, une grande
multitude de faits relatifs à différens ordres de
phénomènes, nous ont prouvé de plus, que si la
nature humaine est susceptible de se plier à toutes
les circonstances, c' est que toutes la modifient
rapidement, et l' approprient aux nouvelles impressions
qu' elle reçoit. Il est donc peut-être inutile de
vouloir faire sentir que, puisque le climat exerce un
empire étendu sur les animaux, l' homme ne peut,

p155

en aucune manière, être le seul qui résiste à toute
influence de sa part : car c' est évidemment aux
qualités même qui caractérisent et constituent la
supériorité de son organisation, que tient cette
dépendance de tant de causes diverses, dont il
semble être quelquefois le jouet.
Mais, à quelque sévérité de déduction qu' on se
soit efforcé d' assujétir l' analogie, ses conclusions
peuvent laisser encore de l' incertitude, ou des
nuages dans les esprits. Revenons donc aux preuves
plus directes ; c' est-à-dire, revenons aux faits :
et quoiqu' il fût assurément aussi fastidieux que
superflu de les tous recueillir, jetons au moins
un coup-d' oeil rapide sur ceux qui sont, à l' égard
du reste, des espèces de résultats généraux.
On sait que les formes extérieures de l' homme
ne sont pas les mêmes dans les différentes régions
de la terre. La couleur de la peau, celle des poils
qui végètent dans son tissu, leur nature, ou leur
intime disposition, les rapports des solides et des
fluides, le volume des muscles, la structure même
et la direction de certains os, ou de quelques-unes
de leurs faces ; toutes ces circonstances présentent
des variétés chez les habitans des divers climats :
elles peuvent servir à faire reconnaître la latitude
ou la nature du sol auquel ils appartiennent. Chaque
nation a ses caractères extérieurs, qui ne la
distinguent pas moins peut-être que son langage. Un
anglais, un hollandais, un italien, n' ont point la

p156

même physionomie qu' un français ; ils n' ont point
les mêmes habitudes de corps. Sur le territoire
habité par chaque nation, s' il se rencontre de grandes
variétés de sol, on en retrouve toujours la copie,
si je puis m' exprimer ainsi, dans certaines variétés
analogues, ou dans certaines nuances de structure,
de couleur, de physionomie, propres aux habitans
respectifs des divers cantons. Les hommes de la
montagne ne ressemblent pas à ceux de la plaine :
il y a même des différences notables entre ceux de
telle et de telle plaine, de telle et de telle
montagne. Les habitans des Pyrénées ont une autre
apparence que ceux des Alpes. Les rians et fertiles
rivages de la Garonne ne produisent point la même
nature de peuple que les plaines, non moins
fertiles et non moins riantes, de la Loire et de la
Seine : et souvent dans le même canton, l' on
remarque d' un village à l' autre des variétés qu' une
langue, des lois, et des habitudes d' ailleurs
communes, ne permettent d' attribuer qu' à des causes
inhérentes au local.
En considérant les grandes différences que présentent
les formes du corps humain, et même la
structure, ou la direction des os qui leur servent
de base, quelques écrivains ont pensé que des êtres
si divers, quoique appartenans au même genre, ne
pouvaient appartenir à la même espèce : et pour
expliquer le phénomène, ils ont cru nécessaire
d' admettre plusieurs espèces primitives, distinctes
les

p157

unes des autres, et dont les traits caractéristiques
restent toujours fixes et indélébiles, comme ceux
de la nature elle-même. J' avoue que je ne partage
point leur opinion. Celle de Buffon, qui regardait
les variétés que l' homme présente dans les différens
climats, comme accidentelles, et comme l' ouvrage
de ces climats eux-mêmes, me paraît beaucoup
plus vraisemblable, 1 parce que d' un climat à
l' autre, on voit les races qui leur sont propres,
s' unir par une chaîne d' intermédiaires, dont les
nuances ou les dégradations insensibles se
confondent toujours au point de contact ; 2 parce que
la même latitude présente souvent divers climats,
c' est-à-dire de grandes variétés dans l' ensemble des
circonstances physiques, propres à chaque canton ; et
qu' alors non seulement chaque nature de sol produit sa
race particulière, mais que, si par hasard quelques
cantons ressemblent exactement à des régions
éloignées, les hommes des uns paraissent formés sur
le modèle de ceux des autres, et que l' analogie de
climat triomphe de l' influence même du voisinage,
et de cette confusion du sang et des habitudes,
qu' amène inévitablement la fréquence des
communications ; 3 parce qu' on observe chaque jour,
dans les pays dont le climat a des caractères
prononcés, qu' au bout d' un petit nombre de
générations, les étrangers reçoivent plus ou moins
son empreinte ;

p158

enfin, parce que les défenseurs de cette théorie sont
obligés, pour la soutenir, de se livrer à une foule
de conjectures. J' ajoute que presque tous leurs
argumens sont négatifs, et que la tenacité de
quelques caractères propres à certaines races, qui
paraissent résister à leur transplantation et à leur
dissémination parmi les autres peuples, ne prouve
absolument rien. En effet, les observations et les
expériences nécessaires pour rendre cette remarque
solide et concluante, n' ont point été faites : la
courte durée des individus permet trop rarement
d' apprécier au juste la part que peut avoir le tems
dans toutes les opérations de la nature ; et rien
cependant ne serait plus nécessaire : car,
disposant à son gré de cet élément, comme de tous les
autres moyens, la nature l' emploie, aussi bien qu' eux
tous, avec une étonnante prodigalité.
Mais, au reste, la question de la variété des
espèces dans le genre humain, est presqu' entièrement
étrangère à celle de l' influence du climat sur le
tempérament : l' une pourrait demeurer indécise, sans

p159

qu' il en rejaillît le moindre doute sur les preuves,
dont la réalité de cette influence est appuyée ; et
quoique les deux effets paraissent devoir être
regardés comme dépendans des mêmes causes, ils
sont loin d' être tellement inséparables, qu' ils ne
puissent avoir lieu que simultanément.
L' influence du climat sur le tempérament, ou
l' analogie générale des tempéramens avec les climats
respectifs, est une pure question de fait
extrêmement simple. Il s' agit donc de voir, dans
l' histoire physiologique et médicale des divers
peuples, si tous les pays présentent absolument les
mêmes habitudes physiques chez les hommes sains et
malades ; si, lorsque les circonstances qui
constituent le climat différent assez pour avoir
des caractères distincts, ces habitudes ne
diffèrent pas dans un ordre correspondant ; enfin si,
lorsque les dernières se ressemblent, les premières
ne se rapportent pas à celles-ci, suivant des règles
faciles à saisir par l' observation.
Chapitre vi.
En examinant l' influence du régime sur les idées
et sur les penchans, nous avons passé successivement
en revue toutes les causes partielles, mais
principales, qui concourent aux effets de ce qu' on
doit entendre par ce mot de régime . Nous avons vu
que l' air, suivant son degré de température, et
suivant le caractère des substances dont il est
chargé ; les

p160

alimens et les boissons, suivant leur nature ; les
travaux, suivant les facultés qu' ils exercent ; en un
mot, que tous les corps, ou tous les objets qui
peuvent agir sur l' homme, et lui donner des
impressions particulières, ont en même tems la
puissance de modifier son état moral. Mais nous avons
vu aussi que c' est en changeant les dispositions et
les habitudes des organes, que ces impressions
influent sur les actes de la pensée et de la volonté,
dont l' état moral se compose : et quand les habitudes
et les dispositions des organes deviennent fixes,
elles forment, de leur côté, ce qu' on désigne par
le mot tempérament .
Cependant nous avons dit ailleurs qu' il y a dans
les tempéramens, un fond dépendant de l' organisation
primitive, dont le genre de vie peut bien déguiser
momentanément l' action, mais qui résiste avec
force à toute cause contraire, et qui ne semble pas
pouvoir être entièrement effacé. Ceci demande
quelque explication.
Nous avons dit, en effet, et l' expérience
journalière prouve que la base des tempéramens
originels bien prononcés, est intimement identifiée
avec l' organisation elle-même ; mais en même tems,
nous n' avons point oublié d' observer qu' il y a des
tempéramens acquis . Les circonstances de la vie
peuvent faire éprouver des modifications à tout ce
qui n' est pas cette base, et changer entièrement les
tempéramens plus indéterminés ; et nous avons senti
la nécessité

p161

de nous en occuper à part. Il n' y a donc point
ici de contradiction véritable. Dans tous les
tempéramens, les caractères accessoires peuvent, en
général, être altérés : dans un assez grand nombre,
tout, jusqu' à leur base, peut subir d' importantes
modifications. Enfin, quelquefois le tempérament
lui-même est susceptible de changer complètement
de nature : il peut même arriver alors, qu' indécis
originairement, il se place, par l' effet de
certaines causes extérieures accidentelles, au
nombre de ceux dont les caractères ont la plus forte
empreinte. Observons en outre, que lorsque ces
causes sont insuffisantes pour opérer d' une manière
décisive sur les individus, elles n' en exercent pas
moins une puissante influence sur les races : car
des causes fixes et constantes, comme l' est en
particulier le climat, agissent sans relâche sur les
générations successives, et toujours dans le même
sens ; et les enfans recevant de leurs pères, les
dispositions acquises, aussi bien que les
dispositions originelles, il est impossible que les
races échappent à cette influence de causes, qui
s' exercent durant des espaces de tems illimités,
quelque faible qu' on suppose leur action à chaque
instant.
Mais je le répète, les faits prononcent bien plus
directement, sur toutes les questions de ce genre ;
et les faits sont ici très-positifs et
très-nombreux.
Nous avons vu qu' Hippocrate en peignant les
habitudes morales d' une peuplade répandue dans le

p162

voisinage des Palus, Moeotides, et d' une horde de
scythes fixée dans un canton, dont le climat offre
des caractères particuliers, fait découler ces
habitudes de celles du tempérament, et celles du
tempérament de l' ensemble des circonstances physiques
locales, à l' action desquelles les corps se trouvent
constamment soumis. Les observations de ce grand
homme frappent toujours par leur grande exactitude :
on peut vérifier encore de nos jours, dans tous
les climats analogues, celles dont nous parlons en
ce moment ; et les règles qu' il en a tirées, sur les
modifications que les mêmes natures de terrain ne
manquent point de faire subir à l' homme, sont
parfaitement identiques avec les résultats des faits
que nous pouvons nous-mêmes observer et recueillir.
Voici comment il peint les rives du Phase, et le
naturel de leurs habitans : l' Europe offre encore
des régions entières dont Hippocrate semble avoir
emprunté les traits principaux de sa description.
" passons, dit-il, aux habitans du Phase. Leur
pays est humide, marécageux, chaud, couvert de
bois. Etc. "

p164

pour ne rien oublier dans la peinture du climat,
auquel il attribue ces habitudes physiques et
morales, habitudes qui sont évidemment celles que
nous avons dit, dans un autre mémoire, appartenir au
tempérament, où les fluides en général, et
particulièrement les fluides muqueux, prédominent,
Hippocrate revient bientôt après sur ses pas, pour
ajouter ce qui suit :
" le climat du Phase n' éprouve que peu de
variations, par rapport à la température de
l' air. Etc. "
Hippocrate a donc déterminé le genre de climat
qui produit le tempérament appelé pituiteux . Mais,
comme il parle d' un pays presque sauvage, où la
culture et l' industrie n' avaient fait encore
presqu' aucun progrès, on peut demander si les causes,
regardées,

p165

par lui, comme essentiellement inhérentes au
local, ne sont pas du nombre de celles que
l' industrie de l' homme peut combattre avec succès, et
réduire à l' impuissance. Les faits répondent encore à
cette difficulté.
L' art exerce sans doute un empire très-étendu sur
le sol : il peut quelquefois transformer des
marécages en fécondes prairies, des coteaux arides
en vignobles rians, des forêts ténébreuses et
malsaines en plaines salubres, couvertes de riches
moissons. Cependant il est impossible de citer un
climat bien caractérisé qui n' ait pas résisté
constamment à tous les progrès de la société civile,
et à tous les travaux d' amélioration qu' elle fait
entreprendre. Les traits qui distinguent un pareil
climat, sont tellement identifiés avec ceux qui en
caractérisent les terres et avec
la disposition du sol ; ils ont été si fortement
imprimés par la puissante main de la nature, que les
efforts de l' homme s' épuisent en vain pour les
effacer. Quelque changement qui puisse s' opérer à
la surface de la terre, ses qualités intimes, sa
latitude, l' abondance, ou la rareté des eaux, le
voisinage, ou l' éloignement des mers et des
montagnes, le caractère et la direction des fleuves,
lui conservent toujours ses principales propriétés
originelles : et soit immédiatement et par lui-même,
soit médiatement et par le genre, ou par les
qualités particulières de ses productions, le climat
exerce toujours son influence sur le tempérament. On
peut facilement s' en

p166

convaincre par l' exemple des habitans de la
ci-devant Belgique et de ceux de la Batavie : les
derniers surtout, se rapprochent, par plusieurs traits
essentiels, de ces peuples du Phase qu' Hippocrate
a peints avec tant de vérité, et qui vivaient, comme
eux, dans des lieux humides, et sous un ciel souvent
enveloppé de brouillards.
Chapitre vii.
Dans le mémoire sur l' influence du régime, nous
avons vu que les climats froids et âpres augmentent
la force musculaire ; qu' ils émoussent au contraire,
et cela dans le même rapport, les forces sensitives.
Leur effet direct est donc de développer cette
espèce de tempérament, qui se manifeste par la grande
prédominance de la faculté de mouvement sur celle
de sensation. Et l' on voit sans peine, que les choses
doivent être nécessairement ainsi ; sans quoi l' homme
aurait, dans ces climats, ou trop de sensibilité pour
pouvoir résister aux impressions extérieures, ou trop
peu de puissance d' action pour fournir à ses besoins.
Car, d' un côté, toutes les impressions y sont fortes ;
et presque toutes seraient pénibles pour des corps
mal aguerris ; de l' autre, la subsistance de chaque
personne y demande un grand volume d' alimens ;
et tous les besoins directs y sont, en général, plus
multipliés et plus impérieux.
Suivant Hippocrate, les habitans de certains pays
montueux et de quelques autres terrains dont
l' âpreté

p167

forme le caractère principal, ont à peu près les
mêmes habitudes de tempérament, et les mêmes
moeurs que ceux des pays très-froids.
" il y a, dit-il, des pays montueux et des terrains
hérissés, dépourvus d' eaux, où les saisons ont une
marche, et où leurs changemens suivent des lois
toutes particulières. Une nature sévère y communique
ses dures empreintes aux habitans. Les
hommes y sont grands et vigoureux : ils naissent
tels ; et toutes les circonstances semblent avoir
pour objet de les préparer aux plus rudes travaux.
Mais de pareils tempéramens enfantent des moeurs
agrestes, et nourrissent des penchans farouches. "
dans le même mémoire, nous avons encore vu
que les climats très-chauds produisent au contraire,
en général, ces habitudes de tempérament, où la
sensibilité prédomine sur les forces motrices : et
non seulement nous sommes sûrs que cet effet est
réel et constant ; nous savons en outre à quelles
causes il doit être rapporté. Car nous avons reconnu
que dans les climats brûlans, 1 les forces, sans
cesse appelées à l' extérieur, n' ont point occasion
d' acquérir ce surcroît d' énergie qu' elles reçoivent
de leur concentration, ou plutôt de leur balancement
alternatif et continuel entre le centre et la
circonférence ; 2 les extrémités nerveuses y sont
plus épanouies, et par conséquent plus susceptibles
de vives impressions ; 3 l' extrême chaleur, rendant
pénible toute action forte, invite à chercher
constamment

p168

le repos ; 4 les hommes y recherchent d' autant plus
avidement les sensations, qu' ils sont plus sensibles ;
que leur activité n' est point consommée en
mouvemens musculaires ; que la nature a véritablement
placé près d' eux les objets d' un plus grand nombre
de sensations agréables ; 5 enfin, tous leurs besoins
sont infiniment plus bornés ; et se sentant riches de
la libéralité du sol et du climat, ces mortels
favorisés par le sort, ont moins de motifs de
secouer la douce paresse qui suffit à leur bonheur.
à ces raisons principales et directes, il faut
joindre encore l' énervation musculaire, qui résulte
de l' abus des sensations, et sur-tout celle qui tient
à la prématurité (s' il est permis de s' exprimer
ainsi) des organes de la génération. En effet, dans
l' un et dans l' autre cas, qui se confondent pour
l' ordinaire, la mobilité nerveuse devient excessive :
et l' on sait que les désirs de l' amour, les caprices
d' imagination qui s' y rapportent, les erreurs de
sensibilité qui les entretiennent, survivent trop
souvent à la faculté de satisfaire ces désirs ; état
de désordre physique et moral, funeste par lui-même,
mais capable, d' ailleurs, de produire secondairement
une foule de désordres nouveaux, plus graves et plus
funestes encore.
Hippocrate, que je ne me lasserai point de citer
dans ce mémoire, avait observé chez les scythes une
espèce particulière d' impuissance, commune surtout
parmi les gens riches. Il crut pouvoir en chercher

p169

la cause, 1 dans l' exercice du cheval, auquel
les chefs de ces peuplades se livraient habituellement ;
2 dans certaines saignées abondantes, faites
à la veine qui rampe derrière l' oreille : car ils
abusaient, selon lui, de ce remède, pour le
traitement d' un genre particulier de fluxion
articulaire, dépendant du même exercice, du moins
encore suivant l' opinion de cet illustre médecin.
J' avoue que, malgré toute mon admiration pour lui,
je ne vois là qu' une suite d' explications hypothétiques.
L' exercice du cheval ne rend point impuissant :
l' expérience de tous les siècles et de tous les pays
l' a suffisamment démontré. La situation pendante des
jambes ne rend point les hommes de cheval plus sujets
que d' autres aux fluxions articulaires : c' est encore
ce qui demeure bien prouvé par les faits. Enfin, les
saignées abondantes peuvent affaiblir beaucoup la
constitution : mais elles n' agissent point
d' une manière spéciale sur tel ou tel organe ; et
toutes les saignées, de quelque veine qu' on tire le
sang, produisent, à peu de choses près, les mêmes
effets généraux.
Ici, contre son ordinaire, Hippocrate va chercher
bien loin ce qui venait s' offrir naturellement à lui.

p170

Il n' avait pas manqué d' observer qu' en général les
scythes étaient une race peu sensible aux plaisirs
de l' amour. " les désirs de l' amour se font, dit-il,
sentir chez eux assez rarement, et n' ont que peu
d' énergie : aussi, ce peuple tout entier, est-il peu
propre à la génération " . On voit qu' il en était
des scythes comme de toutes les hordes errantes,
dont la vie est précaire, qui supportent de grandes
fatigues, et qui vivent exposées à toutes les
intempéries d' un ciel rigoureux, sans qu' une
nourriture animale abondante renouvelle constamment
leurs corps épuisés. Parmi eux, les gens riches
pouvaient se procurer plus facilement de belles
esclaves pour leurs plaisirs : ils ne laissaient pas
le tems à leurs languissans désirs de se former ; ils
devaient donc être plutôt énervés que les autres : rien
encore de plus naturel. Les circonstances sociales qui
fournissent aux hommes trop de moyens de satisfaire
leurs passions, ne nuisent pas moins en effet à leur
véritable bonheur, que les climats où la nature
semble aller au devant de tous les besoins,
n' altèrent et n' affaiblissent leur énergie et leur
activité.
Chapitre viii.
Le tempérament, caractérisé par l' aisance et la
liberté de toutes les fonctions, par la tournure
heureuse de tous les penchans et de toutes les idées,
se développe rarement et mal dans les pays très-froids

p171

et dans les pays très-chauds. Dans les uns, les
résistances extérieures sont trop puissantes, et les
impressions trop souvent pénibles : dans les autres, la
bile contracte des qualités trop stimulantes ;
l' affaiblissement des organes de la génération est
trop précoce ; les forces centrales sont trop
constamment débilitées par leur distraction et leur
dispersion continuelles ; enfin, trop souvent un
estomac faible produit des affections nerveuses, qui
font naître à leur tour les habitudes de la crainte
et de l' abattement.
Les climats tempérés, les terrains coupés de
coteaux, arrosés d' eaux vives, couverts de vignobles
ou d' arbres à fruits, et dont le sol, tout à la fois
fertile et léger, est naturellement revêtu de verdure
et de doux ombrages, sont les plus propres à
développer dans les individus, et à fixer dans les
races, le tempérament heureux dont nous parlons. Il
est encore sûr que l' usage modéré du vin peut
imprimer, à la longue, une partie des habitudes
physiques et morales dont ce tempérament se compose.
Un air serein, une heureuse température, la présence
continuelle d' objets rians, des alimens succulens et
doux, mais stimulans et fins, en secondant ce premier
effet, ne sauraient manquer de faire prendre au
système toutes ces favorables habitudes : et pour peu
que les institutions sociales laissent le climat
exercer en paix son influence, pendant quelques
générations, un pays tel que celui qui vient d' être
décrit, est toujours habité par une race d' hommes dont
la

p172

tournure d' esprit, les passions ou les goûts, ont
ordinairement le même caractère, et se manifestent
par des traits analogues ou correspondans.
Sans doute le passage suivant d' Hippocrate ne
doit pas être regardé comme entièrement relatif à
ces pays et à ces hommes : mais on voit que le
caractère du terrain dont il parle, et celui qu' il
attribue à ses habitans, sont parfaitement conformes
l' un à l' autre ; et qu' ils confirment les vues qui
viennent d' être exposées. " les habitans des lieux
élevés, et qui ne sont point trop inégaux et montueux,
d' où les vents ballayent incessamment toutes les
vapeurs malfaisantes, et que de belles et vives eaux
arrosent sur tous les points, sont, dit-il, en
général, d' une haute taille ; ils différent peu les
uns des autres. Leur esprit est calme ; leurs
sentimens sont doux. "
on vient de voir que la chaleur exalte la bile :
jointe à la sécheresse, elle produit cet effet bien
plus promptement et bien plus fortement. Ainsi donc,
les climats chauds et secs doivent être féconds en
tempéramens bilieux ; c' est-à-dire, en hommes chez
lesquels le système hépatique, et l' humeur qu' il a
pour fonction d' élaborer, prédominent particulièrement.
Mais ces climats ne sont pas les seuls

p173

qui les enfantent : Hippocrate détermine avec son
exactitude ordinaire, les caractères principaux du
pays le plus propre à produire cette même espèce de
tempérament.
Voici comment il s' exprime :
" dans un pays nu, ouvert de toutes parts, hérissé
de rocs arides, et brûlé par des étés ardens,
que suivent des hivers rigoureux, les hommes
sont secs, musculeux, robustes, velus : ils ont les
articulations fermes et bien prononcées. Etc. "
les anciens avaient observé que les hommes du
tempérament mélancolique, dont les caractères
principaux sont le resserrement de la poitrine,
l' extrême rigidité des solides, l' embarras dans la
circulation des humeurs, la sensibilité particulière
des organes de la génération, etc., sont en même tems,
les plus sujets aux maladies atrabilaires, c' est-à-dire,
à ces maladies dont le symptôme dominant est une bile

p174

épaisse, poisseuse, noirâtre, ou profondément verte,
qui farcit les intestins, s' attache à leurs parois
villeuses, se porte quelquefois sur certains organes,
dont elle dénature les fonctions et les humeurs,
quelquefois aussi se répand dans toutes les parties
du corps, et les teint d' une couleur obscure, ou les
couvre de tumeurs hideuses et d' ulcères rongeans
extrêmement malins. Ils avaient, en outre, observé
que ces maladies sont plus communes dans les pays
chauds, mais où la température de l' air est variable,
que dans les régions glacées, ou dans celles qui
n' éprouvent ni des chaleurs brûlantes, ni des froids
rigoureux. Enfin, ils avaient vu que, si les
tempéramens mélancoliques semblent primitivement
disposés aux maladies atrabilaires, ces maladies, de
leur côté, ne tardent pas d' imprimer à l' économie
animale, les habitudes de ce même tempérament :
et l' on peut regarder comme une règle générale,
que les effets moraux, directement résultans pour
l' ordinaire, de certaines dispositions organiques,
ont la propriété de déterminer ces dispositions,
lors même qu' ils sont produits par des causes qui
n' ont primitivement avec elles, aucune espèce de
rapport.
En lisant avec attention les écrivains anciens de
médecine, l' on voit que les maladies atrabilaires,
et sur-tout les altérations qu' elles peuvent
occasionner dans l' état des deux systèmes,
lymphatique et cutané, étaient autrefois bien plus
communes qu' aujourd' hui.

p175

Les raisons de cette différence ne sont
pas, à beaucoup près, toutes immédiatement physiques.
Le perfectionnement de la police, et la
destruction de quelques erreurs de régime, qui l' un
et l' autre sont dus aux lumières et à l' augmentation
de l' aisance générale, chez les peuples modernes,
doivent être regardés comme les principales de ces
raisons. Mais il est encore vrai que l' état du sol
et de quelques-unes de ses productions, la direction
et même l' emploi d' une certaine partie de ses
eaux, leur caractère en tant qu' il dépend de leur
direction, la nature des exhalaisons qui s' élèvent de
la terre ou des eaux, et par conséquent aussi l' état
de l' air en un mot, que le climat lui-même peut, du
moins à quelques égards, et jusqu' au point indiqué
ci-dessus, être modifié par la main de l' homme. Voilà
ce qu' une active et savante industrie a réellement
opéré dans quelques pays dont la nature inhospitalière
semblait rejeter également la race humaine, et celles
des animaux dociles dont nous avons fait les instrumens
de nos besoins ; mais où le courage, la
constance et cette énergie qui n' est propre qu' à la
liberté, se sont créé des sources artificielles de
richesses

p176

et de bonheur. Voilà même encore ce qui
rend si importante l' étude des effets de tout genre,
qui peuvent être produits par les diverses
circonstances locales purement physiques ; afin que
ces causes, une fois bien connues et bien
déterminées, on puisse ou trouver, ou perfectionner
les moyens d' améliorer les circonstances favorables,
et de remédier, autant qu' il est possible, à celles
dont les résultats sont pernicieux.
Nous avons dit que les anciens rapportaient le
tempérament mélancolique à l' automne, saison pendant
laquelle les maladies atrabilaires sont en effet
plus fréquentes, et qui, d' ailleurs, semble
particulièrement propre à faire naître les affections
de l' âme essentielles à ce tempérament. Ils avaient
aussi très-bien vu que des nourritures grossières
peuvent produire, ou du moins aggraver
considérablement quelques-uns de ses phénomènes
principaux. Ils n' ignoraient pas, enfin, qu' un
climat sombre et sévère fait contracter à l' âme
des habitudes tristes ; que ces habitudes
occasionnent souvent des engorgemens de la rate et
du foie ; d' où naissent, à leur tour, de profondes
affections hypocondriaques, qui, transmises pendant
quelques générations, amènent graduellement toutes
les dispositions propres au tempérament mélancolique,
et le fixent enfin dans les races, par des empreintes
qui ne s' effacent plus.
D' après les observateurs modernes, et sur-tout
d' après les médecins praticiens qui nous ont donné
des

p177

recueils d' histoires de maladies, sans dessein
d' établir aucune théorie particulière, nous avons deux
remarques à faire sur les vues des anciens. D' abord,
l' automne est d' autant plus fertile en maladies
atrabilaires, et il laisse des traces d' autant plus
funestes de ses ravages, qu' il succède à des chaleurs
plus sèches et plus ardentes, et qu' il est lui-même
plus humide, ou plus froid et plus variable. En
second lieu, les climats nébuleux et sombres ne
produisent des effets complètement analogues à ceux de
l' automne, qu' autant que leur influence se trouve
secondée par des vices de régime, notamment par
l' abus des nourritures grossières et difficiles à
digérer : comme, à leur tour, ces nourritures
causent rarement les mêmes désordres dans la
constitution, à moins que les circonstances locales
n' agissent dans le même sens.
Ainsi donc, en se renfermant dans les faits les
mieux constatés, l' on doit réduire l' action du climat
sur la production du tempérament mélancolique,
à ces points simples.
1 dans les pays chauds, mais où la chaleur est
fréquemment et brusquement interrompue par des
froids humides, ou par des vents aigus et glacés, ce
tempérament sera très-commun.
2 il le sera moins, mais il le sera cependant encore,
dans les pays où la nature est comme couverte
d' un voile de brouillards, et qui ne présentent
que des objets sombres, monotones et décolorés :

p178

il le sera sur-tout si le caractère des alimens,
secondant l' influence de ces impressions, en fortifie
les résultats. Mais on remarque alors, que le
tempérament, quoique bien caractérisé par les
dispositions constantes qui le constituent, ne l' est
que rarement par les formes extérieures ; et, par
conséquent, on pourrait ne le croire qu' accidentel
et passager.
3 certaines erreurs de régime en général, et
l' abus de quelques mauvais alimens en particulier,
peuvent aussi contribuer à produire le tempérament
mélancolique ; mais l' action de ce genre de causes
est insuffisante, si le climat ne lui prête une
force nouvelle, et n' achève de caractériser des
effets qui restent quelquefois assez longtems
incertains ; l' énervation de l' estomac et
l' altération des humeurs qu' elle occasionne,
pouvant porter plusieurs désordres très-différens
dans la constitution.
Chapitre ix.
Comme l' influence du climat sur la production
des maladies tient, par plusieurs côtés, à son
influence sur la formation des tempéramens, je crois
que le petit nombre de considérations qui suffisent
pour fixer les idées sur ce point, trouve ici
naturellement sa place. En effet, d' une part, il est
peu de maladies très-marquées, dont les caractères
ne se rapportent, plus ou moins, à ceux de quelque
tempérament : de l' autre, l' extrême de tout
tempérament

p179

quelconque est un état maladif ; de sorte que
l' on voit souvent tour à tour naître, l' un de
l' autre, la maladie et le tempérament. Mais de plus,
l' influence du climat sur les dérangemens de
l' économie animale, est trop notoire pour avoir
besoin d' être prouvée en elle-même. Il est peu de
personnes qui puissent ignorer que certaines
maladies sont endémiques dans différens pays, et qui
ne soient même convaincues que ces maladies y
dépendent uniquement des circonstances locales :
et dans tous ces cas particuliers, soit que la
cause ait été déterminée, soit qu' elle reste encore
incertaine, on l' attribue toujours à la nature du
sol et au caractère des lieux. Ainsi donc, sans
négliger entièrement le fond de la question,
ce qui paraît ici le plus essentiel est d' examiner
si les maladies dont l' influence sur l' état moral
est incontestable et directe, ne sont pas du nombre
de celles qui se trouvent, à leur tour, le plus
soumises à l' influence du climat ; et si les
meilleurs observateurs de tous les siècles ne les ont
pas, en effet, attribuées unanimement à certains
pays particuliers.
D' abord, il est bien reconnu que le scorbut, et
toutes les dégénérations d' humeurs qui s' y
rapportent, sont plus communs dans les régions
humides et froides, sur les côtes des mers polaires,
au sein des bois entrecoupés d' étangs et de marais,
que dans les pays chauds ou tempérés, secs, découverts,
arrosés d' eaux vives. Il est également reconnu que les
bas-fonds, les terrains où l' argile retient les eaux

p180

près de la surface du sol, les lieux voisins des
marais, ou dans les environs desquels pourrissent
des matières végétales, amoncelées et mêlées avec
quelques substances animales, fourmillent de fièvres
intermittentes et rémittentes, qui se rapprochent les
unes des autres, par différentes particularités de
leur type, et qui sont plus ou moins graves,
suivant le caractère de l' année, la saison, et les
diverses circonstances relatives à l' individu.
Dans d' autres pays, au contraire, les fièvres
intermittentes sont extrêmement rares : il en est
même où quelques-uns des types de ces fièvres sont
absolument ignorés ; par exemple, suivant l' assertion
des médecins d' édimbourg, et notamment de Cullen,
l' on n' a jamais observé la fièvre quarte en
écosse.
On sait encore que certains engorgemens glanduleux,
certaines coliques, certaines affections
rhumatismales, certaines éruptions psoriques règnent
exclusivement dans quelques endroits particuliers :
et quoiqu' on ne puisse pas toujours en assigner la
raison précise, comme cependant on les rencontre
ailleurs beaucoup plus rarement, ou qu' elles y sont
moins prononcées, on est suffisamment en droit de les
imputer à la nature, ou à l' état du sol, des eaux, de
l' air, en un mot, au climat. Enfin, d' autres maladies,
telles que le trismus, ou tetanos des enfans
nouveaux-nés, le dragoneau, ou vena-medinensis, le
malis furialis, ou furie infernale de Linné, les
crinons décrits par Etmuller et Horstius, les
bêtes rouges des savanes de la Martinique,

p181

l' yaw, ou pian, la plique polonaise, etc., etc.,
paraissent tellement affectés à certaines régions de
la terre, qu' on ne les observe dans d' autres que
lorsqu' elles y sont transportées par les malades
eux-mêmes, ou lorsqu' elles sont, comme le pian, de
nature contagieuse : et alors, il arrive presque
toujours qu' elles dégénèrent en peu de tems dans ce
nouveau climat, qui ne leur est pas propre ;
quelquefois même, l' expatriation du malade suffit
pour les dissiper entièrement.

p183

Chapitre x.
Parmi les maladies qui troublent immédiatement
les opérations de l' intelligence et de la volonté,
on
doit placer les inflammations du centre cérébral,
sur-tout ces inflammations lentes, dont l' effet,
moins marqué d' abord, devient par la suite plus fixe
et plus tenace. Il ne s' agit point ici d' expliquer
comment

p185

agissent ces inflammations, qui, pour l' ordinaire,
portent uniquement sur quelques points isolés
de ce centre, ou même sur quelque portion particulière
des membranes qui l' enveloppent : mais il
est prouvé par une multitude de faits incontestables,
qu' elles peuvent produire des dérangemens d' esprit,
soit aigus, soit chroniques, et plus ou moins
complets, suivant le siége, le caractère et le degré
d' intensité qu' elles ont elles-mêmes. Or, ces faits
prouvent également que les maladies dont nous parlons
sont comme propres à certains pays, et que si des
causes morales peuvent les développer quelquefois dans
d' autres pays très-différens des premiers, les causes
physiques dont elles dépendent le plus souvent se
rapportent toutes, ou presque toutes, au climat ou
au genre de régime qu' il détermine. Il faut en dire
autant de l' inflammation de la matrice et des ovaires,
ou de la nymphomanie , et de celle des organes
correspondans chez les hommes, ou du satyriasis .
Ces dernières maladies, qui changent si profondément
tout l' état moral des individus, qui même peuvent
effacer entièrement des habitudes que la pudeur
semblait avoir identifiées avec l' instinct ; ces
maladies, d' après les plus exacts et les plus sages
observateurs,

p186

appartiennent, pour ainsi dire, exclusivement,
à certains climats : elles sont très-communes
dans les pays chauds et secs ; elles ne se montrent
presque jamais dans les pays humides et froids.
En Italie, et dans quelques-uns de nos départemens
méridionaux, les phthisies pulmonaires dépendent
ordinairement de l' inflammation lente des
organes de la respiration. Mais quand la maladie
est avancée, elle devient ordinairement contagieuse ;
ce qui fait qu' on ne peut plus alors la rapporter au
genre des phlogoses : et même elle est si souvent
héréditaire, que les enfans d' un père, ou d' une mère
qu' elle a fait périr, vivent dans des transes
continuelles, jusqu' à ce qu' ils aient atteint l' époque
où les dispositions inflammatoires se calment, et où
le poumon se trouve raffermi par la durée même de
ses fonctions.
Dans les pays humides et froids, l' inflammation
lente du poumon ne se présente que rarement ; et
même sa véritable inflammation aiguë, est loin d' être
aussi commune que les théoriciens paraissent l' avoir
imaginé. La phthisie y tient, pour l' ordinaire, à
d' autres causes, telles que les engorgemens du foie
ou du mésentère, certaines affections stomacales
consomptives, des tubercules, des dégénérations
muqueuses du poumon. Dans tous ces cas, elle ne
paraît point contagieuse : il est même rare qu' elle

p187

fasse des impressions assez profondes sur tout le
système pour devenir héréditaire, si ce n' est dans
le cas de tubercules, dont les causes
prédisposantes,
pour parler le langage des
médecins, peuvent, en effet, se transmettre des pères
aux enfans.
Or, ces maladies produisent des changemens notables
dans l' état moral ; et ces changemens sont
très-différens, selon qu' elles prennent tel ou tel
caractère, qu' elles suivent telle ou telle marche,
qu' elles ont telle ou telle terminaison.
Dans les phthisies purement inflammatoires, sitôt
que la fièvre lente est bien établie, le malade
paraît éprouver une heureuse agitation de tout le
système nerveux : il se berce d' idées riantes, et se
repaît d' espérances chimériques. L' état de paix, et
même quelquefois de bonheur, dans lequel il se trouve,
se joignant aux impressions inséparables de la
défaillance progressive, qu' il ne peut s' empêcher
d' apercevoir en lui-même, lui inspire tous les
sentimens bienveillans et doux, plus particulièrement
propres à la faiblesse heureuse. Presque toujours, en
effet, le méchant est devenu tel, ou par la
conscience pénible d' un état habituel de mal-être, ou
par celle d' une force, en quelque sorte trop
considérable : car une telle force, lorsqu' elle n' est
pas soumise à

p188

la réflexion, devient facilement malfaisante, en se
laissant emporter au hasard par une aveugle activité.
Dans les phthisies causées par des engorgemens
hypocondriaques, ou par des affections stomacales,
qu' accompagne presque toujours une disposition
vaporeuse et spasmodique, les malades ne nourrissent,
au contraire, que des idées sombres et désolantes.
Bien loin de porter des regards d' espérance dans
l' avenir, ils n' éprouvent que craintes,
découragement, désespoir : ils sont moroses, chagrins,
mécontens de tout ; et ils répandent sur les personnes
qui les soignent, tous ces sentimens pénibles dont
ils sont habituellement tourmentés.
C' est dans les pays où les eaux sont dures et crues,
l' air âpre, les alimens grossiers, que tantôt le
système lymphatique, tantôt le tissu cellulaire,
s' engorge et s' endurcit profondément, de manière à
produire une suffocation graduelle de la vie, ou de
plusieurs de ses plus importantes fonctions. Nous
avons vu, dans un des mémoires précédens, un
exemple de la suffocation générale de la vie, causée
par l' endurcissement du tissu cellulaire : je l' ai
cité comme l' extrême d' un état qui s' offre souvent
à l' observation, dans certains pays, mais que le
célèbre Lorry note comme rare parmi nous. Or,
les altérations qu' éprouvent alors les fonctions du
cerveau, sont ordinairement proportionnées au
degré de la maladie ; et même elles peuvent à peine
être distinctement aperçues, tant que la maladie

p189

est encore dans son premier période, ou qu' elle
reste à son premier degré. L' imbécillité des cretins
ne dépend pas d' une autre cause : elle est
évidemment l' effet d' un engorgement général du
système lymphatique, et de l' altération des
sympathies qui lient les fonctions de certains
viscères du bas-ventre à celles de tout le système
cérébral. Mais quand les engorgemens lymphatiques se
trouvent joints à des vices dans les matériaux même,
ou dans le travail de l' ossification, quelquefois
la compression que le volume augmenté des viscères
du bas-ventre et de la poitrine exerce sur les gros
vaisseaux, faisant porter une plus grande quantité de
sang vers la tête, les os qui forment sa cavité,
cèdent à cette nouvelle impulsion ; le cerveau
prend plus de volume et d' activité ; et toutes les
facultés morales se développent de la manière la plus
étonnante. Ce phénomène doit alors être regardé
comme un symptôme, ou plutôt comme un résultat de la
maladie. Cependant il faut convenir qu' il n' a pas
toujours lieu : assez souvent, comme je l' ai dit
ailleurs, les enfans rachitiques sont, ou deviennent
imbécilles, par l' effet même de l' état où se trouvent
chez eux, la lymphe et tous les principes que la
nature emploie à la formation des os : et, pour avoir
de l' esprit, il ne suffit pas toujours que les
membres soient contournés et l' épine du dos de travers.
Nous avons également vu que les affections
scorbutiques, tout en altérant profondément les
forces i 190
musculaires et le travail de la sanguification, ne
portent cependant presque aucune atteinte aux
fonctions du cerveau. Les malades conservent toute
leur connaissance, jusqu' au dernier moment : tout
l' organe nerveux paraît s' isoler du reste du
système ; et, sauf cette aversion pour tout
mouvement qui caractérise le dernier période de la
maladie, on dirait que le cerveau et les autres
parties du corps n' y conservent d' autre communication
entre eux, que ce qu' il en faut précisément pour que
la vie ne cesse pas. Mais ces affections n' ont point
par-tout le même caractère. Quoique plus communes
dans les pays humides et froids, on les observe aussi
dans les climats tempérés : elles s' y compliquent
même avec beaucoup d' autres maladies chroniques,
dont tantôt elles prennent le caractère, et auxquelles
tantôt elles impriment leurs traits les plus
distinctifs. Dans ces derniers climats, elles ne
dépendent point des mêmes causes que dans les
premiers : elles n' ont ni la même marche, ni le même
genre d' influence sur le moral : elles ne guérissent
point par le même traitement. C' est, pour l' ordinaire,
dans l' affaiblissement primitif du système nerveux,
ou dans l' imperfection de la digestion stomachique,
qu' il faut alors en chercher la cause. Leurs progrès
sont lents, et n' ont rien de régulier. En s' associant
aux maladies spasmodiques et vaporeuses, elles en
empruntent la tournure inquiète et les désordres
d' imagination. Enfin, les remèdes qui guérissent le
scorbut presqu' aigu

p191

des pays froids, aggravent souvent le scorbut
plus chronique des pays chauds, ou tempérés.
Chapitre xi.
Le tempérament caractérisé par la prédominance
des fluides sur les solides, et par la surabondance
des matières muqueuses incomplètement animalisées,
paraît être celui sur lequel l' action du climat
est le plus remarquable. Il y a des pays entiers où
ce tempérament est comme endémique. Leurs anciens
habitans en offrent les profondes empreintes :
les habitans nouveaux le contractent au bout de peu
de générations : quelquefois même il se développe
et se marque chez les individus qui semblaient en
être le plus éloignés ; et cette première impression
se transmet, et devient plus distincte de père en
fils.
La nature du terrain, celle des eaux, l' état habituel
de l' atmosphère, le caractère que ces circonstances
réunies impriment à toutes les productions :
telles sont les causes qui rendent le tempérament
muqueux si commun dans certains pays. Ces mêmes
circonstances, c' est-à-dire un sol humide et
marécageux, mais gras et fertile, des eaux
stagnantes et chargées de matières étrangères, une
atmosphère brumeuse et sombre, des alimens aqueux,
mais abondans et nourrissans, peuvent agir de
concert sur des corps débiles, ou mal disposés ; et
leurs effets sont dans ce cas, plus remarquables et
plus constans.

p192

Mais quand elles agissent avec un certain degré
de force, sur des corps d' ailleurs très-sains, elles
déterminent en eux encore, des altérations d' humeurs,
ou de fonctions qui se rapportent au tempérament
muqueux, et qui n' en sont que l' extrême ou
l' excès. En effet, c' est alors qu' on voit paraître
en foule, les affections rhumatismales lentes, les
catharres de toute espèce, les dégénérations
pituiteuses, les oedématies et les épanchemens
lymphatiques qui les terminent, etc., etc., et nous
savons que ces maladies impriment à toutes les idées,
à tous les sentimens, leur caractère froid, inerte et
sans détermination.
Les observations recueillies par les médecins des
pays chauds, prouvent également qu' il s' y développe
des maladies qui sont exclusivement propres à
ces pays : elles prouvent, en outre, que les maladies
qui leur sont communes avec les autres régions
de la terre, présentent, sous les climats brûlans,
des phénomènes entièrement nouveaux.
Toutes les fois qu' à la chaleur du sol se joint son
humidité, et qu' en même tems, l' atmosphère est
habituellement chargée de brouillards, les maladies
aiguës penchent toutes vers le caractère des
lentes malignes ; les maladies chroniques se
rapprochent de celles dont le scorbut et les
oedématies putrides forment la base : elles
tiennent, ou du moins elles tendent toutes à
l' énervation de tous les mouvemens vitaux, à la
dissolution de toutes les humeurs.

p193

Quand, au contraire, la sécheresse de la
terre et de l' air n' oppose aucun obstacle à l' action
d' un soleil embrasé, les maladies aiguës, tantôt
prennent le véritable caractère inflammatoire ;
tantôt, et plus souvent, elles paraissent se couvrir
de ce caractère extérieur, comme d' un symptôme
superficiel, pour voiler le fond bilieux dont elles
dépendent alors pour l' ordinaire : tantôt enfin, des
vomissemens noirâtres y font reconnaître, ou la
vraie atrabile des anciens, c' est-à-dire la bile
altérée par une excessive concentration, ou
d' abondantes hémorragies internes ; car le sang
dégénéré dans les intestins, prend toujours cette
couleur obscure. Les maladies chroniques dépendent
presque toutes, dans les pays chauds et secs,
d' inflammations lentes, d' engorgemens hypocondriaques,
ou de dégénérations atrabilaires, introduites dans
toutes les humeurs. Or, les changemens que ces divers
états physiques impriment à l' état moral, ont été
déjà déterminés, soit dans ce mémoire, soit dans
les précédens.
En général, les maladies des climats brûlans,
paraissent intéresser particulièrement le système
nerveux. C' est dans ces climats, qu' on observe, le
plus fréquemment, des affections spasmodiques
profondes, qui troublent tout l' ordre des fonctions,
et même celui des sensations. C' est là, et l' on peut
même dire, là, presque uniquement, que les extases
et les catalepsies se montrent dans toute leur
intensité : enfin, c' est encore là, que toutes les
maladies,

p194

sans exception, tendent à devenir convulsives,
et qu' on peut suivre dans tous ses degrés, cette
prédominance de la faculté de sentir sur la
puissance de mouvement.
Mais nous savons d' avance quels sont les effets
moraux de ce défaut d' harmonie entre les principales
forces, ou les principales fonctions, et de ces
dispositions habituelles du système, qui le rendent
susceptible de toutes les bizarreries et de tous les
écarts.
Je termine donc ici ce que j' avais à dire touchant
l' influence du climat sur la production des
maladies. Non seulement la réalité de cette
influence, considérée en général, reste prouvé pour
tout homme de bonne-foi ; mais il est encore évident
qu' elle s' exerce d' une manière particulière sur
les maladies elles-mêmes, capables d' influer à leur
tour, le plus directement, sur les fonctions qui
constituent le système moral.
Cependant, il me paraît indispensable d' ajouter
quelques remarques, relatives aux modifications
qu' exige le traitement des mêmes maladies dans les
différens climats ; rien n' étant plus propre à faire
reconnaître, en quelque sorte, au doigt et à l' oeil,
les changemens que leur action prolongée peut
introduire dans l' état de l' économie animale. Mais
pour éviter de nous perdre dans des détails
minutieux, nous ne sortirons point des généralités
les plus sommaires.

p195

Chapitre xii.
Si l' histoire naturelle a besoin d' une bonne
géographie physique, la science de l' homme a besoin
d' une bonne géographie médicale. Quoique ce dernier
travail soit plus incomplet encore que le premier,
les faits rassemblés par les médecins observateurs
peuvent cependant fournir déjà plusieurs résultats
précieux.
Baglivi rendant compte du succès de ses traitemens,
et cherchant à tirer de son expérience, des
règles plus sûres de pratique, croyait devoir
ajouter par restriction : vivo et scribo in
aëre romano.
bien loin de penser, comme
beaucoup de théoriciens audacieux, qui, non contens
d' avoir établi les préceptes les plus généraux sur
quelques observations isolées, veulent encore
appliquer à tous les pays ce qu' ils ont à peine
expérimenté dans un seul, Baglivi reconnaissait que
d' une ville à l' autre, on est forcé souvent de
varier ses moyens de curation, et qu' il n' y a pas
plus de médecine universelle pour tous les climats,
que pour toutes les maladies. Mais il faisait
entrer dans les motifs de cette opinion confirmée
par des nombreuses observations mieux faites encore
peut-être, depuis lui, plusieurs considérations
délicates trop éloignées de notre objet.
Or, nous voulons nous renfermer dans ce que
la question présente de plus général.

p196

La sensibilité subit des dégradations continues,
depuis son extrême en excès dans les régions
équatoriales, jusqu' à son extrême en défaut sous les
zones polaires. L' homme des climats brûlans est
affecté des plus légères irritations : l' homme des
pays glacés ne peut être excité que par les
stimulans les plus vifs et les plus forts.
Le premier passe rapidement de sensations en
sensations : il parcourt dans le même instant, toute
l' échelle, si l' on peut s' exprimer ainsi, de la
sensibilité humaine. Chez lui, du spasme à l' atonie,
il n' y a qu' un pas. Il faut sans cesse, et tour à
tour, le calmer par des tempérans, ou le ranimer par
des aromatiques, par des spiritueux : et pour peu
que ces incommodités deviennent graves, il faut à
chaque instant consolider et maintenir les forces
de la vie, par des toniques, dont un des effets
directs est en même tems de prévenir leurs écarts,
soit en plus, soit en moins. Les partisans des
causes finales remarqueront avec plaisir, que les
remèdes dont on a besoin de se servir le plus
fréquemment dans les pays chauds, y semblent
répandus par la nature, avec une singulière
profusion. Mais ils regretteront avec nous, de
trouver cette règle si souvent en défaut,
relativement aux remèdes qu' exigent plusieurs
maladies, communes à tous les climats, ou
particulières à quelques-uns.
L' habitant des pays glacés n' est pas susceptible
de recevoir autant d' impressions à la fois : il les

p197

reçoit plus isolées, plus lentes, plus faibles. Mais
les déterminations de ses organes sont plus durables ;
de nouveaux objets, c' est-à-dire de nouvelles
impressions les changent, ou les intervertissent plus
difficilement. Elles se maintiennent avec constance,
parce qu' elles ont commencé sans précipitation ;
elles s' exécutent avec régularité, parce qu' elles ne
sont pas troublées par de nouvelles déterminations,
survenues tout à coup.
Ici, loin d' exiger qu' on les modère, ou qu' on
les fixe, les mouvemens veulent être sans cesse
provoqués, ranimés, soutenus. Or, voilà ce que
produisent très-bien les vives sensations du froid :
l' exercice violent qu' il rend nécessaire, et l' usage
des nourritures animales et des liqueurs
spiritueuses, dont le climat lui-même fait un besoin
pour l' homme du nord.
Si les maladies s' y forment plus lentement ; si
elles ne s' y manifestent qu' après avoir longtems miné
les forces : elles sont aussi plus rebelles ; elles
exigent des secours plus actifs et plus constans.
Leur nature catharrale et tenace ne cède qu' aux
fondans héroïques : les dissolutions putrides
générales qu' elles entraînent après elles, ne peuvent
être corrigées que par les anti-scorbutiques les plus
âcres : les purgatifs et les vomitifs doivent être
violens, et donnés à haute dose : les sudorifiques
doivent se rapprocher de la nature des poisons.
Aussi, quand on veut les transporter dans nos
contrées plus méridionales, les

p198

remèdes des pays froids ont-ils besoin d' être
employés avec une extrême circonspection. Avant que
Sanchez indiquât à Van-Swieten le sublimé-corrosif
comme un moyen très-efficace dans le traitement
des maladies vénériennes, cette préparation
mercurielle était employée dans celui des obstructions
et des maladies de la peau, par les russes d' Asie
et les sibériens. Les médecins allemands ont
essayé les solanum, les ciguës, la laitue vireuse :
l' aconit même est assez familièrement employé dans
le nord : on y a tenté jusqu' à l' arsenic, mitigé
par les alkalis fixes, dans le traitement des
fièvres intermittentes ; et quoique les essais de ce
dernier poison paraissent avoir été par-tout
malheureux, ces expériences, que quelques médecins
français n' ont pas craint de répéter dans nos
climats, y ont été bien plus funestes encore, et
bien plus promptement mortelles.
Enfin, si l' on veut chercher des faits analogues
chez un peuple grossier, où les pratiques vulgaires
ne peuvent être dues aux théories, souvent si vaines,
des hommes de l' art, qu' on jette les yeux sur le

p199

voyage de Linné en Laponie : on y trouvera que
cet immortel naturaliste vit les habitans du pays
manger dans la soupe les jeunes pousses d' aconit,
comme nous mangeons ici les pointes d' asperges
ou les choux ; et les personnes auxquelles il voulut
faire quelques observations sur cette prétendue
imprudence, ne répondirent qu' en riant à ses graves
conseils. On verra de plus, dans le même ouvrage,
que les lapons se purgent familièrement avec l' huile
de tabac, et qu' ils emploient à large dose ce terrible
remède dans le traitement de certaines coliques
auxquelles ils sont très-sujets. Enfin, l' on trouvera
dans le voyage de Pallas que les paysans russes
mangent impunément en beaucoup d' endroits les espèces
de champignons vénéneux, les plus dangereuses pour
les hommes des pays chauds ou tempérés.
Chapitre xiii.
Si nous n' avons pas perdu de vue la signification
du mot régime , qui se trouve à la tête du
mémoire précédent, et celle du mot climat , qui
se trouve à la tête de celui-ci, nous n' aurons pas
de peine à comprendre que le climat doit influer sur
le régime ; et que si, dans l' ensemble des pratiques
de la vie, dont le régime se compose, il en est
quelques-unes que l' art peut rendre presque
indépendantes des localités, le plus grand nombre
sont déterminées par

p200

des causes qui tiennent au sol, à sa latitude, à la
nature des eaux, à l' état de l' air.
Le climat influe de deux manières différentes sur
le régime : 1 par la nature, ou le caractère des
alimens qu' il fournit ; 2 par le genre des
habitudes qu' il faît naître, habitudes dont on ne
peut méconnaître la source lorsquelles sont, comme
il arrive assez souvent, nécessaires à la
conservation des races et au bien-être des individus,
dans un local donné.
Nous n' avons pas sans doute besoin de prouver
longuement que la nature et le caractère des alimens
fournis par le sol, diffèrent suivant les climats.
Parmi les végétaux et les animaux employés à la
nourriture de l' homme, il en est qui sont
spécialement propres à certains pays ; on ne les
trouve point ailleurs. Quant à ceux qui sont communs à
presque tous les pays habités, l' aliment qu' ils
tirent eux-mêmes, soit du sol et de ses productions,
soit de l' air et des eaux, les différencie souvent,
de la manière la plus remarquable, d' une vallée ou
d' un coteau à l' autre, dans le même canton. Enfin, la
nature des eaux, et l' état de l' air, varient
essentiellement par rapport aux divers terrains. Or,
ces dernières causes agissent plus puissamment encore
sur l' organisation souple de l' homme, que sur celle
des autres animaux : et quand les circonstances
locales quelconques sont assez puissantes pour
modifier le caractère des végétaux et des fruits, on
est très-sûr

p201

qu' aucune nature vivante n' échappe à leur action.
Ainsi, les alimens dont nous connaissons l' influence
sur les plus importantes fonctions de l' économie
animale, sont très-différens dans les différens
pays, et le climat leur imprime des caractères que
nous avons aussi reconnus capables de modifier
profondément cette influence ; caractères qui les
rendent eux-mêmes plus ou moins favorables à l' action
de tout le système en général, ou seulement à
certaines fonctions en particulier.
Depuis que les relations commerciales des peuples
policés ont pris une activité constante, les
productions de chaque pays sont devenues plus ou
moins communes à tous les autres. Par conséquent,
peut-on nous dire, l' influence que le climat est
capable d' exercer sur le régime, est loin d' être
analogue, ou proportionnelle à celle qu' il exerce en
effet, sur la nature et sur les qualités des
productions de la terre. Je ne nie point les
importans résultats de cette communication, tous
les jours croissante, entre les différentes
régions du globe, de cet heureux échange
des biens que la nature leur accorde, ou que
l' industrie y crée par de savans efforts. Mais le
plus grand

p202

nombre des productions naturelles d' un pays ne sont
point susceptibles d' être transportées au loin : il
faut nécessairement les consommer sur les lieux qui
les ont vu croître. Celles même qui peuvent être plus
facilement déplacées, et qui se conservent assez
longtems, pour que le commerce puisse entreprendre
d' aller les répartir dans d' autres climats, sont,
en général, consommées en bien plus grande
abondance par les peuples qui les récoltent
directement, que par ceux qui les achètent à grands
frais dans des marchés lointains. Car la classe
pauvre, qui, malheureusement, est par-tout la plus
nombreuse, ne peut faire un usage habituel des
objets de consommation venus de l' étranger : ou si
quelquefois elle s' en procure la jouissance, ce ne
peut être qu' un extraordinaire pour elle ; le fonds
de sa nourriture se compose toujours de productions
qui naissent à ses côtés.
Ainsi, par exemple, le vin qui se transporte assez
facilement, et dont on fait un usage journalier
dans plusieurs pays qui n' en produisent pas, agit
pourtant d' une manière moins générale et moins
uniforme sur leurs habitans, que sur ceux des pays
de vignobles, particulièrement des cantons qui
produisent plutôt une grande abondance de vin,
que des vins précieux et recherchés.
Quoique l' opium puisse se retirer des différentes
espèces de pavots, répandues presque en tous lieux
par la nature, les espèces qui croissent dans les

p203

régions brûlantes de l' Asie et du nord de l' Afrique,
le fournissent en plus grande quantité et plus actif.
Ainsi donc, son usage, dont l' abstinence du vin
fait d' ailleurs un besoin plus vif pour tous les
musulmans, n' est véritablement populaire que dans les
pays où ses récoltes ont pu devenir facilement une
des richesses du sol, et dans ceux qui en sont
très-rapprochés par le voisinage et par des
communications continuelles. On peut, par conséquent,
à juste titre, regarder l' influence de l' opium,
comme locale et dépendante du climat. Or, les
observateurs les plus réservés ne balancent pas à
croire que cet abus continuel d' une substance, qui
met le cerveau et tout le système dans un état
si particulier, entre pour une part considérable,
comme cause déterminante, dans les habitudes physiques,
et dans les moeurs des orientaux.
Ainsi encore, le café que les deux Indes nous
envoyent, et dont l' usage est si général parmi nous,
se consomme bien plus largement et plus généralement
dans les pays qui le produisent, ou dans ceux qui en
sont très-voisins. Quoique sans doute, on ne puisse
plus resserrer ses effets dans l' enceinte d' un,
ou de plusieurs pays, distincts de tous les autres ;
quoique même, en transportant en Europe

p204

son usage journalier, on y ait aussi transporté,
pour ainsi dire, une partie du climat nécessaire à
l' arbrisseau qui le produit, le café n' en demeure pas
moins encore lui-même une preuve que la puissance
des localités résiste à tous ces rapprochemens
artificiels, et qu' il est toujours très-différent
pour un objet de consommation quelconque, fût-il
devenu de première nécessité, d' être produit sur les
lieux, ou de venir d' un pays lointain.
Hippocrate, comme nous l' avons déjà vu, s' est
occupé très en détail, des eaux et de leurs effets
sur l' économie animale. Après avoir parlé des eaux
qui croupissent dans les endroits marécageux, et de
celles que versent les rochers élevés, il établit, en
répétant ce qu' il avait dit ailleurs, que les sources
tournées vers le soleil levant, sur-tout vers celui
d' été, sont les meilleures ; que leurs eaux sont plus
lympides, plus légères, et leur odeur plus agréable.
Il ajoute que les plus mauvaises sont les eaux
salines et dures, qui cuisent difficilement les
légumes et les viandes. Enfin, je crois devoir noter
particulièrement ici, qu' il rapporte la fréquence
de quelques affections maniaques dans certains pays,
à l' usage inconsidéré des mauvaises eaux dont ces
mêmes pays sont arrosés.
Voici, du reste, en peu de mots, à quoi se réduisent
les considérations qui semblent résulter sur
ce point, des faits les plus directs.
Les eaux qui sortent du sein de la terre, ou qui

p205

roulent longtems à sa surface, s' imprègnent des
substances qu' elle contient. Ainsi, tantôt elles sont
salines, tantôt sulphureuses, tantôt chargées de
fer, de cuivre, ou de différentes espèces d' air. Les
eaux vraiment minérales, c' est à dire celles qui
contiennent une quantité notable de substances
métalliques, ou salines ; celles même de source, de
puits, de fontaine, de rivière, qui ne sont jamais
entièrement dégagées de ces substances, ont les unes
et les autres, sur l' économie animale, une action qui
favorise, ou dérange plus ou moins les fonctions
de la vie et l' équilibre de la santé.
D' après les observations les plus constantes, nous
savons que les eaux dures et crues, peuvent causer
des engorgemens lymphatiques ; que les eaux
stagnantes et rapides, émoussent la sensibilité,
énervent les forces musculaires, disposent à toutes
les maladies froides et lentes. Il est également
notoire que dans plusieurs pays, d' ailleurs fertiles
et riches, les habitans sont forcés à s' abreuver de
ces mauvaises eaux. Les incommodités qu' elles
produisent, ne tardent pas à faire sentir leur action
dans tous les points du système : la langueur passe
bientôt des organes aux idées, aux penchans, en un
mot, au moral. Cette influence est donc évidemment
soumise aux localités.
Je prends un autre exemple. Parmi les substances
minérales dont les eaux et les productions de la

p206

terre peuvent être chargées, il n' en est aucune
peut-être, qui soit plus commune, et qui cependant
agisse avec plus d' efficacité sur les corps vivans,
que le fer : aucune n' est plus capable d' augmenter
la vigueur générale des organes, de communiquer à
l' âme ce degré d' énergie, qui peut en être regardé
presque toujours, comme l' effet immédiat. Une
grande quantité de sources contiennent le fer,
tantôt plus ou moins oxidé, tantôt en état salin,
plus ou moins complet. Ce métal existe en nature,
dans les liqueurs des animaux et de plusieurs
végétaux. Enfin, dissous par l' oxigène de l' air, et
peut-être par l' air lui-même, il flotte quelquefois
dans son sein, soutenu par sa combinaison, ou par
son extrême ténuité. Ainsi, dans tous les pays dont
le sol est très-ferrugineux, on le mange, on le boit,
on le respire. Ici, l' influence du climat sur le
régime, se retrouve et s' observe avec la dernière
évidence, dans toutes les fonctions les plus
importantes de la vie : elle est, en quelque sorte,
l' ouvrage de tous les élémens.
Chapitre xiv.
Il est difficile de séparer les habitudes d' un
peuple de ses travaux. Dans plusieurs pays, quelques
travaux ont été déterminés par les habitudes. Plus
souvent encore, les habitudes sont le produit
nécessaire

p207

et direct des travaux auxquels se livre,
ou la partie la plus nombreuse du peuple, ou celle
qui exerce le plus d' influence dans la société.
Ainsi, les moeurs, dans quelques pays, ont repoussé
certains genres particuliers d' occupations :
elles en ont, au contraire, encouragé d' autres ;
elles ont pu même quelquefois transformer ces
dernières occupations, en goûts passionnés, en
besoins. Les spartiates et les romains avaient flétri,
par de barbares institutions et d' absurdes préjugés,
tous les travaux de l' industrie et du commerce. Leurs
arts grossiers, abandonnés aux mains les plus viles,
ne pouvaient faire aucun progrès : ils étaient une
espèce de désordre dans l' état. Plusieurs travaux
des égyptiens semblent avoir demandé, pour leur
exécution, des mains esclaves : tous ceux des grecs
voulaient des mains libres : ceux des phéniciens et
des carthaginois ne pouvaient convenir qu' à des
négocians ingénieux, qui mettent avant tout, la
richesse et les entreprises hardies, ou les efforts
des arts par lesquels on peut l' acquérir ; à des
esprits calculateurs, qui, sûrs de rendre
tributaires de leur industrie, toutes les nations un
peu civilisées, en y portant de nouvelles jouissances
et de nouveaux besoins, n' employent la force des
armes, que comme un voyageur en caravane, qui veut
rendre sa route paisible. Les travaux des romains,
si l' on peut se servir de ce mot, pour désigner les
entreprises d' un peuple conquérant et pillard,
étaient encore au

p208

fond, les mêmes dans le tems de leur plus haute
fortune, que dans celui où, pour vivre, ils étaient
réduits à dérober les troupeaux et les gerbes de
leurs voisins : leurs habitudes étaient celles d' un
voleur, qui rôde, toujours prêt à détrousser les
passans : et même en admirant l' énergie que Rome
déploya dans beaucoup de circonstances, et les
grands caractères qui se formèrent dans son sein,
on est forcé de convenir qu' elle ne fut jamais en
effet, qu' un grand repaire de voleurs publics ;
jusqu' au moment où l' oppression qu' elle avait fait
peser sur l' univers, vint retomber sur elle-même, et
la rendit le théâtre et la victime de tous les
désordres, de tous les excès et de toutes les fureurs.
L' union plus fraternelle introduite par l' esprit de
secte, a souvent fait exécuter certains travaux, que
n' eussent point tentés les mêmes hommes dans des
circonstances, d' ailleurs heureuses, mais différentes.
C' est aux habitudes sédentaires de quelques peuples,
que sont dus la création et le perfectionnement de
certains arts, tout à fait inconnus, ou beaucoup
moins cultivés chez les nations qui mènent une vie
active. Enfin, les sauvages rejettent généralement
les occupations paisibles et plus fructueuses des
nations civilisées, pour continuer à vivre au milieu
des fatigues et des hasards : rien n' est plus vrai.
Mais s' ils semblent préférer leur existence pénible
et précaire à tous les biens qu' un meilleur état
social peut seul garantir, c' est uniquement à la
puissance

p209

des habitudes, et non point assurément,
comme l' ont avancé quelques déclamateurs, à la
comparaison raisonnée des deux genres de vie, qu' il
faut l' attribuer.
D' un autre côté, il est évident que les habitudes
des nations, comme celles des individus, dépendent
le plus souvent de la nature de leurs travaux. La
grande différence qui se remarque entre les peuples
chasseurs et les peuples pasteurs, entre ceux qui
vivent de pêche et ceux qui cultivent la terre, entre
des hordes errantes et des sociétés régulières,
attachées au sol qui les nourrit : cette grande
différence ne tient-elle pas essentiellement à celle
de l' objet et du genre de leurs occupations ? Les
moeurs des nations guerrières ne peuvent être celles
des nations agricoles ; les navigateurs entreprenans
ne ressemblent point à des artisans timides, fixés
dans leurs ateliers. Quelle en est la cause ?
N' est-il pas sensible qu' il faut la chercher
particulièrement, et l' on pourrait dire
presqu' uniquement, dans la nature des travaux
qui remplissent la vie des uns et des autres ?
De là dépend donc aussi la nature de leurs
sentimens et de leurs idées : certaines impressions
particulières, liées à ces mêmes travaux, doivent
nécessairement ramener pour eux, chaque jour, et ces
idées, et ces sentimens. Le caractère pillard des
peuples nomades, le caractère perfide et cruel des
peuples chasseurs, enfin, le caractère plus doux des
agriculteurs, des commerçans, des artisans
industrieux,

p210

dont l' aisance et le bien-être sont plus assurés,
se rapportent entièrement à la nature des soins
respectifs auxquels ils se livrent, au genre de
mouvemens que ces soins exigent. S' ils se fussent
adonnés aux mêmes occupations que les spartiates, les
athéniens seraient devenus hautains et cruels : les
entreprises de l' industrie et du commerce, la culture
de la philosophie et des arts, auraient rendu les
spartiates aimables et polis comme les athéniens. La
férocité romaine ne s' adoucit jamais qu' imparfaitement
par le commerce des grecs plus éclairés, et
même par la culture des lettres, dans lesquelles les
romains furent presque leurs rivaux : et cela, parce
qu' elle rejeta toujours avec dédain les travaux de
l' industrie manufacturière et du commerce, travaux
les plus propres peut-être à civiliser rapidement une
nation toute entière ; qu' elle méprisa les arts où la
main doit être employée, même ceux où cet organe
ne fait qu' exécuter et rendre sensibles les créations
du génie : aussi, Rome n' a-t-elle jamais pu compter
parmi ses citoyens un seul sculpteur, un seul
peintre, un seul architecte digne d' être encore nommé
avec éloge par la postérité.
Maintenant, il ne s' agit plus que de savoir si les
habitudes et les travaux qui dépendent à différens
degrés les uns des autres, sont eux-mêmes soumis
à l' influence du climat : telle est, en effet, la
dernière question. Mais cette question n' est-elle
pas résolue d' avance ? Du moins, pour écarter le
petit

p211

nombre de difficultés subtiles, dont on pourrait
peut-être encore l' embarrasser, ne suffit-il pas de
rappeler quelques considérations sommaires, ou
quelques faits généralement connus ?
Les habitudes d' oisiveté, d' indolence, appartiennent
aux pays chauds : le climat les détermine presque
impérieusement. Les habitudes d' activité, de
constance dans le travail, appartiennent aux pays
froids ou tempérés. Dans les terrains fertiles, dont
la température est douce, les sens épanouis par une
nature riante, et par la facilité de satisfaire les
premiers besoins, sont toujours ouverts aux
impressions agréables. Les travaux assidus, les
habitudes régulières, les réflexions que ces travaux
exigent, semblent étrangers à leurs habitans : le
goût du plaisir, les affections vives, mais peu
durables, forment le fond de leur caractère ; et
leur légèreté même rend leur amabilité plus générale
et plus habituelle. Sur un sol, au contraire, où
la nature offre peu de moyens de subsistance, dont
le séjour ne peut devenir habitable qu' à grands frais,
les hommes sont forcés à la constance dans leurs
entreprises ; il faut qu' ils deviennent sobres,
réfléchis, industrieux : l' art et le labeur peuvent
seuls triompher des localités ; les habitans ont
besoin de subjuguer le climat, s' ils ne veulent pas
que le climat les dévore. Les fugitifs qu' on vit
aller chercher dans les lagunes du fond de
l' Adriatique, un asyle contre les dévastations et
contre la tyrannie, qui, sous différens noms,
désolèrent

p212

si longtems toute l' Italie, devaient absolument
changer la face de ces marais infects, ou
périr moissonnés par les maladies pestilentielles et
par la misère. Le sol de la Batavie devait imprimer
à ses habitans un esprit laborieux, attentif, patient,
soigneux jusqu' à l' excès ; il devait faire naître en
eux des habitudes d' ordre et de parcimonie, les
forcer à se créer des genres d' industrie nouveaux,
à s' emparer d' un grand commerce : en un mot, il
fallait que la Batavie couvrit son territoire de
manufactures, et les mers les plus lointaines de
vaisseaux, ou qu' elle rendit à l' océan ce même
territoire que la liberté et les soins les plus
attentifs et les plus laborieux ont pu seuls arracher
à ses envahissemens.
Mais, pour descendre à quelques faits un peu
moins généraux, le caractère du sol, la nature de
ses productions, la température des lieux, et leurs
rapports particuliers avec tout le voisinage,
n' invitent-ils pas de préférence à la culture de
certains arts ? Ne la commandent-ils pas même, en
quelque sorte ? N' interdisent-ils point en même tems
celles de certains autres arts, dont on ne peut s' y
procurer qu' avec peine et à grands frais les
matériaux, ou les instrumens ? Sur les hautes
montagnes, où croissent spontanément des herbages
féconds, mais où la culture

p213

ne pourrait obtenir aucune autre récolte aussi
profitable, les hommes doivent se borner à
l' éducation des troupeaux : ils deviennent pasteurs ;
ils préparent le beurre, ils fabriquent le fromage :
et le commerce de ces produits de leur industrie, ou
celui de leurs animaux eux-mêmes, est souvent le
seul noeud qui les unisse aux habitans des vallons
les plus voisins. Dans les plaines, où le labourage
est plus facile, où les récoltes en grains, en
légumes, en fruits, sont plus riches et plus variées,
les hommes deviennent agriculteurs. Sur le penchant
des heureux coteaux où la vigne prospère, ils
deviennent vignerons. Au fond des bois, ils mènent
une vie grossière ; et, pour ainsi dire, compagnons
des bêtes farouches, ils deviennent, comme elles,
sauvages et cruels. Les bords de la mer invitant à
des pêches plus hasardeuses, en même tems que plus
lucratives, exercent le courage de leurs habitans,
leur fournissent plus de réflexions sur l' art de
braver les flots et les orages, développent en eux
le goût des voyages lointains et des aventures
romanesques : enfin, et cette circonstance seule
suffit pour créer un genre particulier et
très-étendu de travaux, ces mêmes bords offrent
de nombreux entrepôts au commerce, et des
asyles aux navigateurs.
Et, pour ce qui regarde spécialement le commerce,
nous pouvons observer que la nature de
celui dont chaque peuple s' empare, est, pour
l' ordinaire, déterminée par la situation
géographique

p214

du territoire, par le genre de ses productions :
conséquemment les effets moraux du commerce en
général, peuvent être souvent rapportés au climat.
Les pays qui fournissent à l' homme une nourriture
facile, sur-tout quand la chaleur y vient encore
augmenter le penchant à l' oisiveté qu' inspire
l' abondance ; ces pays, énervent les forces
corporelles. Maismme on y a plus de tems pour la
réflexion, l' esprit se développe plus complètement,
les moeurs sont plus douces et plus cultivées. Dans
les pays froids, comme nous l' avons déjà dit
plusieurs fois ailleurs, il faut des alimens plus
abondans ; et la terre est souvent plus avare : mais
aussi, de plus grandes forces musculaires y mettent
en état de supporter les pénibles et longs travaux ;
ces travaux, ou de violens exercices destinés à les
suppléer, y sont même nécessaires au maintien
d' une santé vigoureuse. Ainsi donc, l' homme de
ces pays sera supérieur à celui des pays chauds,
dans tous les travaux qui demandent un corps
robuste : il lui sera souvent inférieur (et il le
serait toujours, si les autres circonstances étaient
toujours égales) dans les travaux qui tiennent à la
culture de l' esprit, particulièrement dans les arts
d' imagination.
La seule exploitation des mines pourrait facilement
nous fournir un article étendu. Les idées,
les goûts, les habitudes des mineurs, leur vie toute
entière, en un mot, différe essentiellement de celle

p215

des autres hommes. Or, il est bien évident que
cette différence dépend de la nature de leurs
travaux, et que ces travaux eux-mêmes ne peuvent
avoir lieu, que dans un sol riche en matières
minérales ; c' est-à-dire, qu' à leur tour, ils sont
presque nécessairement déterminés par une
circonstance qui fait partie du climat.
Chapitre xv.
Mon intention n' est point de revenir ici, sur
l' influence morale des travaux, quoiqu' il fût
très-facile d' appuyer de beaucoup de nouvelles
preuves, ce que j' en ai dit dans le mémoire
précédent. Mais je crois convenable d' observer
encore que tous les arts ne cultivent pas également
tous les organes. Cette seule différence en met
déjà nécessairement beaucoup, dans leurs effets sur
les habitudes. Il y a très-peu de travaux manuels,
par exemple, qui distribuent le mouvement d' une
manière égale dans toutes les parties du corps. Pour
l' ordinaire, ils exercent outre mesure, celle qu' ils
emploient particulièrement ; ils laissent les autres
dans l' inaction. Tantôt ce sont les bras, tantôt
ce sont les jambes qui se fortifient : c' est tour à
tour, l' oreille, l' oeil, ou le tact qui se
perfectionne. De là, dis-je, ces différences
observées de tous tems, dans le cours des idées,
dans les goûts habituels des artistes et des
artisans divers. Lorsqu' un sens devient plus juste,

p216

ou lorsqu' il recueille plus de sensations, l' esprit
porte des jugemens plus sûrs, ou les idées se
multiplient, sur les objets auxquels ce sens
s' applique spécialement. Il est d' ailleurs bien
certain que la plupart de nos penchans tiennent au
développement de certains organes particuliers. La
force des bras est loin de supposer toujours celle
des jambes. Les correspondances du système font que les
changemens opérés dans une partie, tantôt se
communiquent à tout le système, tantôt uniquement à
la partie la plus sympathique, soit pour augmenter,
soit pour diminuer, soit enfin pour intervertir les
fonctions. Si donc, par exemple, certains travaux
éveillaient souvent l' attention des organes de la
génération, ces travaux augmenteraient le penchant
à l' amour, ou le goût de ses plaisirs ; ils feraient
naître en foule et prématurément, les idées et les
habitudes qui se rapportent à cette passion. S' il y
avait, au contraire, des travaux dont l' effet
constant fut de prolonger l' enfance de ces mêmes
organes, ils empêcheraient longtems de naître, et
dans la suite ils pourraient affaiblir beaucoup les
dispositions morales fondées sur le développement
physique qu' ils auraient suspendu.
Mais ceci nous ramène plus directement encore
à l' influence des climats.
En effet, certains pays hâtent évidemment, et
d' autres retardent l' explosion de la puberté. Dans
les pays chauds, elle prévient la terminaison de

p217

l' enfance : dans les pays froids, elle se manifeste à
peine au commencement de la jeunesse ; et, pour
l' ordinaire, la force des organes du mouvement est
alors déjà consolidée avant que les premiers désirs
de l' amour se fassent sentir.
Nous avons fait observer ailleurs, que cette
circonstance influe singulièrement sur toutes les
habitudes des peuples des pays chauds. Comme les
jeunes gens y sont très-souvent énervés avant que le
corps ait pris tout son accroissement, les hommes
languissent dans un état d' impuissance précoce : et
cet état leur est d' autant plus importun, qu' autour
d' eux tout respire la volupté, tout leur en retrace
sans cesse les images, et va réveiller, dans leur
coeur éteint, les dernières étincelles du désir. Mais
les sens ne se raniment pas toujours au gré de
l' imagination. Voilà pourquoi l' usage, et par
conséquent l' abus des drogues stimulantes, est
presque général dans les pays chauds. Or, cet abus
achève d' user des corps radicalement affaiblis : il
les livre à tous les dégoûts, et à toutes les
incommodités d' une vieillesse hâtive. Les
maladies hypocondriaques les plus sombres,
les penchans les plus bisarres et les plus égarés,
l' immoralité la plus profonde, la cruauté la plus
froide, en sont fréquemment la suite fatale : et
l' homme tout entier se trouve dénaturé par un
enchaînement d' effets successifs, qui se rapportent
tous à ce simple changement, introduit dans l' ordre
du

p218

développement de certaines forces et de certains
besoins.
Mais les résultats d' une puberté précoce sont
peut-être encore plus remarquables et plus étendus
chez les femmes que chez les hommes : et, par
l' influence immédiate ou médiate des femmes sur la
vie domestique et civile, ils prennent un nouveau
degré d' importance, relativement aux hommes
eux-mêmes. On peut en suivre la trace jusques dans
les plus intimes élémens de l' ordre social.
Et d' abord, ces femmes qui deviennent pubères
au sein de l' enfance, avant que leur éducation soit
même commencée, peuvent-elles obtenir des hommes
un autre genre d' affection que celui qui se fonde
sur l' attrait direct et momentané du plaisir ? Leur
sort n' est-il pas d' être sacrifiées à des maîtres
impérieux ? De devenir, tour à tour, les esclaves de
leurs caprices, et les victimes de leurs dégoûts ?
Pour que la femme soit la vraie compagne de l' homme ;
pour qu' elle puisse s' assurer ce doux empire de la
famille, dont la nature a voulu qu' elle régit
l' intérieur, il faut que toutes ses facultés ayent
eu le tems de se mûrir par l' observation, par
l' expérience, par la réflexion ; il faut que la
nature lui ait fait parcourir toute la chaîne des
impressions, dont l' ensemble forme, si je puis
m' exprimer ainsi, les provisions véritables du
voyage de la vie. Sans cela, passant d' une
adolescence prématurée à une vieillesse plus

p219

prématurée encore, il n' y a presque point d' intervalle
pour elle, entre l' enfance du premier âge et
celle du dernier : et, dans toutes les deux, elle
reste également étrangère aux vrais biens de la vie
humaine ; elle n' en connaît que les longues
amertumes et les douleurs : heureuse encore lorsque
l' irréflexion et l' ignorance sont assez complètes
chez elle, pour la dérober au sentiment de ses maux,
ou pour l' aider à s' y résigner stupidement, en ne lui
laissant pas même soupçonner que sa destinée puisse
être plus douce dans d' autres pays.
Le retard de la puberté, lorsqu' il se prolonge trop
avant dans la jeunesse, peut nuire sous quelques
rapports au développement des facultés intellectuelles.
Mais il développe des corps vigoureux ; il
conserve aux sentimens une énergie, et, pour ainsi
dire, une fraîcheur particulière : or, ces avantages
paraissent compenser amplement quelques inconvéniens
partiels et passagers.
Je ne pèserai point sur ce double fait : il suffit
de l' indiquer aux réflexions des penseurs. Ils
n' auront pas de peine à voir quelle puissante
influence le climat, par son action, sans doute
très-incontestable à cet égard, peut indirectement
exercer sur toutes les habitudes des individus et
sur les principes même de l' ordre social.

p220

Chapitre xvi.
Si l' opinion de ceux qui rapportent la différence
des langues à celle des climats, était solidement
établie, elle fortifierait beaucoup encore le
résultat général des recherches et de l' examen
auxquels nous venons de nous livrer. Depuis Locke,
on avait soupçonné l' influence des langues sur les
idées : depuis Condillac, on sait que les progrès
de l' esprit humain dépendent, en grande partie, de
la perfection du langage propre à chaque science, et
sur-tout de celui qui est commun à toute une grande
nation. Ce philosophe, et quelques-uns de ses
disciples, ont même voulu ramener uniquement à des
langues bien faites chaque science en particulier, et
la raison humaine en général. Il est certain que les
langues, plus ou moins bien faites, à raison des
circonstances qui président à leur formation, et
du caractère des hommes qui les créent, paraissent
gouverner bientôt les hommes, et par eux, faire
naître ou subjuguer les circonstances elles-mêmes.
Ce fut le langage, comme le disent des fables
ingénieuses, qui jadis réunit les hommes sauvages,
adoucit leur férocité, leur bâtit des villes et des
remparts, les fixa dans l' enceinte de ces villes et
dans l' état de société : en un mot, ce fut lui qui
leur donna des lois. Le sage ne découvre des vérités
nouvelles qu' en épurant son langage, en lui donnant
plus de précision. Le sophiste

p221

ne déguise ses erreurs qu' en laissant ou donnant
avec art, aux mots qu' il emploie, des sens
indéterminés. Un peuple dont la langue est bien
faite, doit nécessairement, à la longue, se
débarrasser de tous ses préjugés, porter le
flambeau de la raison dans toutes les questions qui
l' intéressent, compléter les sciences, agrandir
les arts : il doit donner des bases solides à sa
liberté, accroître journellement ses jouissances
et son bonheur. Un peuple dont la langue est
mal faite, ne paraît guère pouvoir franchir
certaines bornes dans les sciences et les arts ;
il reste sur-tout nécessairement très en arrière,
par rapport au perfectionnement de la société. S' il
veut avancer, c' est à tâtons qu' il le fait, et
presque au hasard. En s' agitant pour secouer l' erreur,
il ne fait souvent que s' éloigner encore plus de la
vérité. Il faut que la lumière lui vienne de ses
voisins, ou que des esprits éminens la fassent luire
tout à coup à ses yeux, comme par une espèce de
révélation : et ce n' est jamais alors, sans que sa
langue s' améliore considérablement, qu' il fait des
progrès réels.
Voilà sur-tout ce qui fit des grecs un peuple si
supérieur, presque dès sa naissance, à tous les autres
peuples connus de son tems. Voilà pourquoi, si les
romains, en détruisant sa liberté, n' eussent
bientôt fait dégénérer sa belle langue, ce même génie,
qui avait inspiré tant de chefs-d' oeuvre de poésie et
d' éloquence, qui déjà posait les véritables bases de
la philosophie rationnelle et de la morale ; ce même

p222

génie allait marcher rapidement à tous les résultats
utiles, à toutes les vérités : il allait transformer
en science, en art pratique, les sentimens profonds
de ces âmes, les plus libres dont puisse s' honorer
l' espèce humaine ; et ses efforts auraient sans doute
hâté de plusieurs siècles les progrès de la véritable
liberté.
Voilà aussi pourquoi les chinois, qui, malgré cette
éminente sagesse que quelques personnes leur
attribuent, sont, à plusieurs égards, une nation tout
à fait barbare, resteront éternellement soumis aux
préjugés qui les gouvernent, ne feront aucune grande
découverte, n' ajouteront rien peut-être à celles qui
leur ont été transmises par quelqu' autre peuple
inventeur. Car, c' est sur-tout l' écriture qui fait
prendre une forme régulière aux langues : c' est elle
qui les perfectionne, en rendant plus sensibles leurs
beautés et leurs défauts ; en conservant à jamais leurs
formes les plus heureuses et les plus belles ; en
élaguant par degrés tout ce qu' elles ont de défectueux.
Pour apprécier une langue, il suffit donc de
connaître le mécanisme des signes qui la représentent
à l' oeil. Nos langues d' occident, et les plus belles
de l' orient, reproduisent tous les mots avec un petit
nombre de lettres diversement combinées. Dans la
langue chinoise presque chaque mot a son signe propre :
l' étude de l' écriture exige donc un tems infini. Le
vague et l' indétermination du sens des mots, passant
tout à tour du langage oral à l' écriture, et de
l' écriture

p223

au langage oral, produisent une confusion dont
les plus savans ont toutes les peines du monde à se
tirer. Il est évident qu' une pareille langue n' est
bonne qu' à perpétuer l' enfance d' un peuple, en
usant sans fruit, les forces des esprits les plus
distingués, et en obscurcissant dans leur source même
les lumières de la raison.
Mais la différence des langues, qui, sans doute,
ne saurait être rapportée à un seul ordre de causes,
dépend-elle véritablement, à plusieurs égards, de
l' influence des climats ? J' ai du penchant à le
croire : mais j' avoue cependant que cela ne me paraît
pas suffisamment prouvé. Quoique dans ces derniers
tems, on ait fait d' heureuses recherches sur les
antiquités et sur l' origine des peuples ; quoique
même on soit parvenu à déterminer avec assez
d' exactitude les points du globe d' où plusieurs
d' entre eux sont partis, lors des émigrations qui
les ont amenés sur leur territoire actuel, il est
impossible d' affirmer positivement que la langue
grecque, par exemple, appartient au midi plutôt qu' au
nord ; l' anglo-saxonne, mère de l' allemande et de
l' anglaise, à

p224

l' Europe plutôt qu' à l' Asie. Ainsi, dans un
travail, d' où les hypothèses doivent être bannies
d' autant plus sévèrement, qu' il a pour objet
d' établir des vérités d' une grande importance pour
la science de l' homme, je ne me permettrai point
d' appuyer ces vérités d' argumens encore douteux.
Cependant, il est difficile de ne pas penser que
la nature des impressions habituelles a dû modifier
l' instrument qui sert à les combiner et à les
reproduire ; que leur caractère sombre ou riant,
âpre ou doux, profond ou passager, doit se retrouver,
à certain degré, dans leurs signes représentatifs.
En un mot, l' homme qui vit sous un ciel heureux, sous
des ombrages frais, au milieu des émanations des
fleurs, qui n' entend habituellement que le chant des
oiseaux et le murmure des sources vives et limpides,
ne doit ni s' exprimer par les mêmes sons, ni les
appuyer du même accent et des mêmes inflexions de
voix, que l' homme qui vit entouré des horreurs
d' une nature sauvage, qui se perd chaque jour dans
de noires et profondes forêts, dans les gorges de
montagnes inaccessibles, hérissées de rocs et de
neiges éternelles ; qui n' entend que les mugissemens
d' une mer irritée, ou les torrens qui tombent dans
des abîmes sans fond. Des circonstances, des images,
des sensations si différentes, ne peuvent manquer
d' agir sur tous les organes humains, éminemment
imitateurs : et le phénomène inexplicable serait que
le langage, c' est-à-dire le tableau fidèle des
impressions

p225

reçues, ne s' en ressentît pas. Il est bien certain
que le climat influe sur l' état habituel et sur les
dispositions des organes de la voix : or, ces
dispositions et cet état pourraient-ils ne pas
influer à leur tour sur le choix des sons, et le
choix des sons sur le caractère général du langage ?
Aussi, n' a-t-on pas manqué d' observer des traits
d' analogie, entre les langues et le climat des
nations qui les parlent : on a vu ou l' on a cru voir
que certains sons, certains accens, certaines
aspirations, et les proportions différentes entre le
nombre des consonnes et celui des voyelles, peuvent
servir à distinguer les langues propres aux
différentes latitudes, ou plutôt aux différentes
circonstances physiques, prises toutes dans leur
ensemble, et considérées dans les cas où leur
influence doit avoir le plus d' intensité. Madame De
Staël a même essayé de tracer, dans un ouvrage plein
d' idées profondes et de vues neuves, la ligne de
démarcation entre la littérature du nord et celle du
midi, qu' elle regarde comme formant les deux grandes
divisions de toute littérature connue : et quoiqu' on
puisse ne pas être de son avis dans la préférence
qu' elle donne à celle du nord, il est impossible de
nier qu' elle ne les ait caractérisées l' une et l' autre,
avec autant d' exactitude que de talent.
Mais, je le répète, nous laisserons ici de côté,
les preuves qui pourraient se tirer de la différence
des langues sous les diverses latitudes ; et de leur

p226

analogie dans des circonstances locales identiques,
ou ressemblantes. L' influence du climat sur les
habitudes morales de l' homme, est, en quelque sorte,
surabondamment prouvée d' ailleurs ; et l' examen
que nous venons de faire, j' ose le dire, avec une
entière impartialité, ne me paraît pas pouvoir
laisser, sur ce point, le moindre doute dans les
esprits.
On se demandera peut-être, comment une vérité
si simple et si frappante a pu, dans un siècle
de lumières, être méconnue par des hommes qui
ont eux-mêmes contribué si puissamment aux progrès
de la raison. Cela ne viendrait-il pas de ce que
d' autres philosophes avaient établi d' une manière
trop absolue, et comme fait général, la correspondance
du caractère du climat avec celui du gouvernement ?
Car, véritablement, aussitôt qu' on en vient
aux applications particulières, de nombreux exemples

p227

prouvent qu' il n' y a rien de moins général que
cette correspondance : par conséquent, la doctrine
sur laquelle son auteur prétend la fonder, péche en
quelque point, puisqu' un de ses principaux
résultats est contredit par les faits. Mais aussi ce
n' est point là la vraie doctrine d' Hippocrate. Ce
médecin-philosophe reconnaît que les habitudes
morales d' un peuple sont le produit d' une foule de
causes, très-distinctes les unes des autres : il
attache das leur évaluation comparative, autant
d' importance aux institutions sociales, que l' a pu
faire Helvétius lui-même ; et nous allons en voir la
preuve, dans une dernière citation de son traité
des airs, des eaux et des lieux . Mais
Hippocrate pensait que l' action du climat doit être
comptée pour beaucoup ; il la regardait comme une de
ces forces constantes de la nature, dont les effets
sont toujours assurés à la longue, parce que l' homme
ne peut guère leur opposer que des résistances
partielles, et transitoires, comme lui-même : et les
moyens employés pour la combattre, venant à cesser
d' agir, cette action reprend toute sa force, et
reproduit bientôt des phénomènes qui n' étaient, pour
ainsi dire, que suspendus. Cette considération
nécessaire aux médecins et aux moralistes, ne l' est
pas moins aux idéologistes et aux législateurs. Ces
derniers la négligeront sans doute, quand il s' agira
de coordonner ces lois éternelles et générales, dont
les motifs, communs à tous les tems et à tous les
lieux,

p228

sont placés par la nature, dans l' organisation même
de l' homme, et dans les dispositions constantes de
la sensibilité : mais elle pourra leur fournir des
lumières, pour le choix de certaines institutions,
qui ne sauraient être les mêmes, ni produire les
mêmes effets dans tous les pays.
Voici le passage d' Hippocrate dont je viens de
parler. L' auteur, après avoir décrit le climat de
l' Asie, et déterminé les effets moraux qui, selon
lui, ne peuvent manquer d' en résulter, poursuit
en ces mots :
" mais ici, les institutions politiques ont secondé
puissamment l' action des circonstances locales ;
elles en ont singulièrement aggravé les mauvais
effets. Etc. "

p230

Hippocrate compare encore sous ce point de vue,
les européens aux asiatiques. " si les premiers,
dit-il, ont une supériorité si marquée sur les
derniers, c' est qu' ils ne vivent point, comme eux,
sous des rois. Les peuples soumis aux volontés
arbitraires d' un seul, sont nécessairement lâches.
Des âmes foulées et dégradées par la servitude,
perdent bientôt tout ressort et toute vertu. "

DIXIEME MEMOIRE



p231

considérations touchant la vie animale, les
premières déterminations de la sensibilité,
l' instinct, la sympathie, le sommeil et le
délire.

première section.
Chapitre i.
Introduction.
En commençant ce mémoire, je crois devoir rendre
compte de quelques changemens que l' exécution
des premières et principales parties de mon
travail m' a paru nécessiter dans celles qui restent
encore à terminer. La première exposition du
plan annonçait que l' instinct, la sympathie, le
sommeil et le délire, seraient l' objet d' autant de
mémoires séparés, où mon intention était
effectivement de développer la théorie de ces divers
phénomènes. Liés, par des relations nombreuses, avec
ceux qui

p232

constituent l' action de la pensée, et la formation
des penchans, ils m' avaient semblé ne pouvoir être
expliqués avec trop de soin dans un ouvrage qui a
pour but de rattacher ces derniers phénomènes aux
lois de l' organisation et aux opérations immédiates
de la vie. Mais en rassemblant les idées relatives à
ces différentes questions, je n' ai pas été longtems à
m' apercevoir que pour les rendre complètes, pour
en faire un corps de doctrine, il faudrait entrer
dans des détails beaucoup trop étendus ; que peut-être
même elles exigeraient un appareil de preuves,
capable de faire, en quelque sorte, perdre de vue
notre objet principal. C' eut été presqu' un autre
ouvrage, suite naturelle, il est vrai, mais non partie
nécessaire du premier. J' ai donc cru devoir resserrer
ce plan, trop vaguement circonscrit, et me
borner à réunir, dans un seul cadre, toutes les
considérations par lesquelles ces différentes
questions particulières se trouvent liées avec notre
véritable sujet. Ce sujet n' est déjà que trop vaste
par lui-même. Voulant n' y laisser, s' il est possible,
rien d' obscur et de vague, je me vois même forcé de
revenir encore sur les premières déterminations de
la sensibilité : car il faut se faire des idées
complètement justes de ces opérations fondamentales,
pour bien entendre une foule d' actes inaperçus et
délicats, dont la cause se confond avec l' organisation
elle-même.
Ainsi, je traiterai sommairement, dans ce mémoire,
de la vie animale et des premières déterminations

p233

sensitives : je reviendrai sur l' instinct et sur
les sympathies : enfin, je hasarderai, touchant la
théorie du sommeil et du délire, un petit nombre
d' idées dont on trouve le premier germe dans les
doctrines enseignées par les deux célèbres écoles de
Montpellier et d' édimbourg ; mais dont la justesse
ne me semble pouvoir être vérifiée et reconnue,
que dans notre manière de concevoir l' action des
extrémités sentantes et du centre nerveux.
Je crois devoir aussi rappeler que, dans le mémoire
qui traite de l' influence morale des tempéramens,
j' avais annoncé quelques réflexions sur celle
des tempéramens acquis ; et je me proposais de
mettre ces réflexions à la suite du mémoire sur
l' influence du régime ; mais comme les tempéramens
acquis dépendent, en grande partie, des habitudes
intellectuelles et des passions, il m' a paru plus
convenable de déterminer d' abord, en quoi consiste
la réaction du moral sur le physique, et de fixer
la véritable étendue de son influence, avant de
parler d' une forme accidentelle de l' économie
animale, qui dépend du concours de plusieurs causes
réunies, parmi lesquelles il faut compter pour
beaucoup l' énergie de cette même réaction.
Tel est donc l' ordre définitif des dernières parties
de ce travail.

p234

Chapitre ii.
de la vie animale.
les circonstances qui déterminent l' organisation
de la matière, sont couvertes, pour nous, d' épaisses
ténèbres : vraisemblablement, il nous est à jamais
interdit de les pénétrer. Quand même nous
parviendrions à lever quelques coins du voile,
c' est-à-dire, à faire dépendre une partie des
phénomènes propres aux corps organisés, d' autres
phénomènes plus généraux déjà connus, nous nous
retrouverions toujours dans le même embarras
relativement au fait principal, qui ne peut
reconnaître pour cause, que les forces actives et
premières de la nature, desquelles nous n' avons ni
ne pouvons avoir aucune idée exacte. Cette
considération ne doit cependant pas nous empêcher
de multiplier les observations et les expériences :
efforçons-nous, au contraire, d' éclaircir, dans les
mystères de l' organisation, tous les points qui
peuvent être du domaine des unes et des autres. Car
une science a des fondemens inébranlables, lorsque
toutes les déductions en peuvent être rapportées à
des principes simples, fixes et clairs : elle est
complète, lorsque les recherches et l' analyse ont
invariablement déterminé, dans ces mêmes principes,
tout ce qui peut être soumis à nos moyens de
connaître. Et même on peut être

p235

bien sûr que l' homme n' a jamais un besoin véritable
de franchir les bornes prescrites à ses facultés ; ce
qu' il ne peut apprendre lui est inutile : une vaine
curiosité peut entraîner ses voeux au delà de la
sphère assignée à sa nature ; mais il ne lui importe
sérieusement de savoir que ce que peuvent saisir ses
sens et sa raison.
Quelques difficultés que présentent les recherches
relatives à ces opérations secrètes, par lesquelles
la nature transforme les corps les uns dans les
autres, il n' en est pas moins certain que le génie
observateur et l' art expérimental ont déjà résolu
sur ce point plusieurs questions importantes ; ils
ont porté leur flambeau dans des obscurités qu' on
pouvait regarder comme impénétrables. Pourquoi les
principes élémentaires dont se forment les corps
organisés, ne seraient-ils pas un jour reconnus avec
la même exactitude que ceux qui, par exemple,
entrent dans la composition de l' air atmosphérique et
de l' eau ? Pourquoi les conditions nécessaires pour
que la vie se manifeste dans les animaux, ne
seraient-elles pas susceptibles d' être reconnues et
déterminées, aussi bien que celles d' où résultent la
foudre, la grêle, la neige, etc. ; ou que celles,
plus éloignées encore peut-être de la simple
observation, qui poussent différentes substances à
former de rapides combinaisons chimiques, et leur
font contracter, sous ces formes nouvelles, une
foule de propriétés que,

p236

dans leur état d' isolement, ces substances ne
possèdent pas ?
J' avoue que dans le moment actuel, nous avons
encore peu de lumières sur cet important objet.
Cependant, les considérations suivantes prouveront, je
crois, que plusieurs des données du problême
appartiennent à un ordre de phénomènes, dont on a
déjà dérobé les causes à l' obscurité qui les
enveloppait ; et les autres paraissent, d' après toutes
les vraisemblances, devoir céder aux mêmes moyens
méthodiques d' investigation.
Et d' abord, nous sommes dès aujourd' hui suffisamment
fondés à regarder comme chimérique cette
distinction, que Buffon s' est efforcé d' établir, de
la matière morte et de la matière vivante, ou des
corpuscules inorganiques et des corpuscules organisés.
Les végétaux peuvent vivre et croître par le seul
secours de l' air et de l' eau, qui ne renferment, dans
leur état naturel, que de l' oxigène, de l' hydrogène
et de l' azote. En décomposant le gaz acide
carbonique, qui, dans certaines circonstances,
flotte à la surface de la terre, emporté par le
mouvement

p237

de l' air ; les végétaux s' en approprient le carbone,
et laissent l' oxigène libre, comme des expériences
directes l' ont montré clairement. Il paraît même qu' ils
peuvent décomposer le gaz hydrogène sulfuré, quoique
sa présence, sur-tout lorsqu' il est très-abondant,
soit vraisemblablement plutôt nuisible qu' utile à
plusieurs espèces de plantes : ils décomposent aussi
l' hydrogène carboné, dont les funestes effets sur
l' économie animale semblent particulièrement mitigés
par la végétation dans les endroits où de grands et
beaux arbres environnent les marais qui l' exhalent :
enfin, les végétaux absorbent la lumière, ou du
moins ils y puisent un élément qui doit entrer dans
leur combinaison, et dont l' absence produit toujours
directement une débilitation sensible de leur vie
particulière et de leurs propriétés.
Ces principes constitutifs qu' on retrouve, en
quelque sorte, à découvert dans les diverses parties
des végétaux, suffisent souvent pour leur donner un
développement complet, et pour produire, dans
leurs différentes parties, ces substances nouvelles
qui, non seulement fournissent un aliment immédiat
aux animaux, mais qui tendent encore directement
elles-mêmes à s' animaliser. Car l' expérience nous
apprend qu' il n' est aucune substance végétale connue
qui, placée dans des circonstances convenables, ne
donne naissance à des animalcules particuliers, dans
lesquels la simple humidité suffit pour la
transformer,

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et presque toujours à l' instant. Ici, nous voyons avec
évidence la nature qu' on appelle morte , liée, par
une chaîne non interrompue, avec la nature vivante ;
nous voyons les élémens inorganiques se
combiner, pour produire différens corps organisés ;
et des produits de la végétation, sortent la vie et le
sentiment, avec leurs principaux attributs. Ainsi
donc, à moins qu' on ne suppose que la vie est
répandue par-tout, et seulement déguisée par les
circonstances extérieures des corps, ou de leurs
élémens (ce qui serait également contraire à
l' hypothèse), il faut nécessairement avouer que,
moyennant certaines conditions, la matière inanimée
est capable de s' organiser, de vivre, de sentir.
Or, maintenant, quelles sont ces conditions ? Sans
doute, nous les connaissons encore très-mal. Mais
sont-elles, en effet, de nature à rester toujours
inconnues ? Il est difficile de le penser, lorsqu' on
voit que l' art peut non seulement reproduire les
végétaux à l' aide de plusieurs de leurs parties, qui,
dans l' ordre naturel, ne sont pas destinées à cette
fonction, mais encore reconnaître les circonstances
capables de seconder ou de troubler le succès :
lorsqu' on voit qu' il peut dénaturer leurs espèces, en
faire éclore de nouvelles, et créer des races
particulières d' animaux ; c' est-à-dire, par des
altérations déterminées qu' il fait subir à certains
corps, y développer de nouveaux principes de
vitalité, et faire naître, en

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quelque sorte à plaisir, des êtres qui n' ont
point dans la nature d' analogue connu.
Mais ce que l' art produit par certains procédés,
la nature le produit plus souvent encore par ses
écarts. Sur les arbres malades se forment de
nouvelles végétations, qu' on n' y découvre point dans
l' état de santé parfaite ; il s' y développe
différentes espèces de petits insectes, dont elles
sont la demeure, et dont la formation dépend
uniquement de la présence, et même du caractère de
la maladie. On trouve sur les quadrupèdes, sur les
oiseaux, et dans différentes parties de leurs corps,
des peuplades d' animalcules très-variés, que l' on
peut, à juste titre, regarder comme des
dégénérations de la substance même de l' individu.
Chaque classe d' êtres vivans, et chaque genre
d' altération dont leurs fonctions vitales sont
susceptibles, amènent au jour des races inconnues,
et qui semblaient ne devoir jamais exister.
Plusieurs parties du corps de l' homme présentent
journellement de ces générations fortuites,
dues, soit directement à la faiblesse des fonctions,
soit indirectement à la mixtion irrégulière des
humeurs. Il se forme souvent des vers dans les
intestins des enfans ; parce que leurs organes encore
débiles,

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sont ordinairement incapables de compléter
les digestions, et que chez eux, le canal alimentaire
est habituellement tapissé de matières muqueuses,
auxquelles l' influence de la vie a déjà fait
subir un commencement d' animalisation. La même
chose arrive aux adultes dont l' estomac est faible,
et qui digèrent mal.
On peut suivre, en quelque sorte, à l' oeil, les
differens degrés de cette organisation, puisqu' on
voit assez fréquemment, sur-tout après l' usage des
purgatifs drastiques, sortir des lambeaux de ces
vers, à peine ébauchés, traînant avec eux des
portions plus ou moins considérables de glaires,
dans lesquels les parties organisées vont s' évanouir
et se fondre par d' insensibles dégradations. Dans
une maladie particulière, qui vraisemblablement
exerce sa principale influence sur les reins et sur
la vessie, les urines charrient de petits insectes
noirs et cornus, visibles à l' oeil non armé, lesquels
sont très-certainement le produit accidentel de la
maladie ; car ils disparaissent bientôt, lorsque ses
vrais remèdes, les balsamiques et les toniques ont
été mis en usage dans un traitement régulier. La
maladie pédiculaire, qui s' observe assez souvent chez
les vieillards, et même chez quelques hommes de l' âge
consistant, quand les humeurs et le tissu cellulaire
viennent à se décomposer, est absolument du même
genre. Tous ces insectes sont évidemment le produit
de certaines circonstances propres au corps

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humain ; puisqu' ils ont (du moins pour la plupart)
des caractères distinctifs qui ne se retrouvent point
dans des espèces formées ailleurs, et que ceux même
qu' on rencontre dans les intestins de différens
poissons, comme les fascia lata , existent
quelquefois déjà tout formés dans le corps de
l' enfant, avant son expulsion de la matrice. Je
n' entreprendrai point, au reste, de déterminer si ces
générations ont lieu spontanément, ou par le moyen
des germes. On peut observer seulement que les
personnes qui veulent que, sans germe, il ne puisse y
avoir de génération, doivent, en même tems, établir
que ceux de toutes les espèces possibles, sont
répandus par-tout dans la nature, attendant les
circonstances propres à les développer : ce qui n' est,
au fond, qu' une autre manière de dire que toutes les
parties de la matière sont susceptibles de tous les
modes d' organisation.
Mais, pourquoi jugerions-nous nécessaire d' admettre
l' existence de prétendus corpuscules qu' on
ne peut ni saisir, ni rendre sensibles ? Pourquoi
regarderions-nous comme l' explication du phénomène
le plus important de la nature, ce mot si vague de
germe , que les dernières expériences sur la
végétation et même sur la génération proprement dite
des animaux, rendent bien plus vague encore ? En
effet ; d' après les résultats de ces expériences, il
paraît déjà beaucoup moins difficile de reconnaître la
nature des matériaux dont se forment immédiatement
les embryons :

p242

il est même probable que les circonstances qui
président à leur premier développement, dans
l' ordre le plus naturel, ne sont pas toujours
indispensables pour les faire éclore ; et les
physiciens semblent être dans ce moment, à la veille
de déterminer au moins une partie des changemens
qu' éprouve la matière, en passant de l' état
inorganique, à celui d' organisation végétale, et de
la vie incomplète d' un arbre, ou d' une plante, à
celle des animaux les plus parfaits. Enfin, nous
n' éprouverions plus aujourd' hui peut-être, aucun
étonnement, si les expériences finissaient par
prouver qu' il suffit que des portions de matière,
dans un certain état déterminé, se rencontrent et se
pénètrent, pour produire des êtres vivans, doués de
certaines propriétés particulières : comme il
suffit qu' un acide et une base alkaline, ou
terreuse soient mis en contact, dans un état
favorable à leur combinaison, pour qu' il en résulte
un nouveau produit chimique, dont la cristallisation
suit des lois constantes, et dont les qualités
n' ont plus aucun rapport avec celles de ses élémens.

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Les anciens disaient, que si la vie est la mère de
la mort, la mort, à son tour, enfante et éternise
la vie ; c' est à dire, en écartant les métaphores,
que la matière est sans cesse en mouvement, qu' elle
subit des changemens continuels. Il n' y a point de
mort pour la nature : sa jeunesse est éternelle,
comme son activité et sa fécondité : la mort est
une idée relative aux êtres périssables, à ces formes
fugitives sur lesquelles luit successivement le
rayon de la vie ; et ce sont ces transmutations non
interrompues, qui constituent l' ordre et la marche de
l' univers.
Dans le passage de la mort à la vie, comme
dans celui de la vie à la mort, il n' est pas toujours
absolument impossible de suivre les opérations de
la nature, ou les changemens que subit la matière.
Sur l' ardoise et la tuile de nos toits, nous voyons
l' action de l' air et de la pluie faire éclore des
moisissures, des mousses, des lichens ; et de leur
substance, naissent bientôt des animalcules
particuliers. Les laves rejetées du sein de la
terre en convulsion, ces matières minérales si
diverses, mais toutes plus ou moins incomplètement
réduites à l' état vitreux, par la puissance des
feux souterrains, se décomposent à l' air, avec le
tems ; leur surface se ternit, devient friable, se
couvre de végétations, d' abord informes, et sans
utilité directe pour les grands animaux : mais
déjà dans leur sein se forment et vivent des
myriades d' espèces inaperçues, dont les

p244

débris joints à ceux de ces premières végétations,
augmentent chaque jour les couches de l' humus :
les générations succèdent aux générations, les races
aux races ; et leurs restes entassés et décomposés
par l' action de l' air atmosphérique et de l' eau,
préparent le moment où la riche verdure des plantes
et des arbres appellera bientôt les espèces plus
développées, qui nous semblent plus dignes de
couvrir et d' animer le sein de la terre. C' est ainsi
que la plupart des îles du grand océan, que nous
appelons improprement mer du sud , reposent sur
des noyaux, ou sur des roches qui sont l' ouvrage
d' autres espèces, non moins imperceptibles,
d' insectes marins : et c' est encore ainsi que,
sorties par degrés du sein des eaux, où ces
travailleurs infatigables font incessamment végéter
de si puissantes masses, elles montent, viennent
éprouver à la surface, les alternatives de la
sécheresse et de l' humidité, l' action des gaz
élémentaires dont l' air et l' eau se composent,
l' influence des météores, celle du soleil et de
diverses saisons ; et par des altérations graduelles,
analogues à celles des laves, on les voit se couvrir
successivement, de toutes les races végétales et
animales, que la nature des matériaux primitifs de
cette terre nouvelle est capable

p246

de faire naître, et que le climat adopte sans trop
d' efforts.
Demanderait-on si l' homme et les grands animaux,
que nous ne voyons plus aujourd' hui se reproduire
que par voie de génération, ont pu, dans
l' origine, être formés de la même manière que des
plantes à peine organisées, et des ébauches
grossières d' animalcules ? Nous l' ignorons
absolument, et nous l' ignorerons toujours. Le genre
humain n' a pu se procurer aucun renseignement exact
touchant l' époque primitive de son existence : il ne
lui est pas plus donné d' avoir des notions précises
relativement aux circonstances de sa formation, qu' à
chaque individu en particulier, de conserver le
souvenir de celle de sa propre naissance ; et il a
bien fallu invoquer le secours d' une lumière
surnaturelle, pour persuader aux hommes ce qu' on
devait croire à cet égard.
Il est certain que les individus de la race humaine,
les autres animaux les plus parfaits, et même
les végétaux d' un ordre supérieur, ne se forment

p247

plus maintenant sous nos yeux, que par des moyens
qui n' ont aucun rapport avec cette organisation
directe de la matière inerte ; mais il ne s' ensuit
point qu' ils ne puissent en effet être produits par
d' autres voies, et qu' ils n' aient pu l' être
originairement d' une manière analogue à celle qui,
maintenant encore, amène au jour toutes ces espèces
nouvelles d' animalcules ignorés. Car une fois doués
de la puissance vitale, ces derniers, du moins
plusieurs d' entr' eux, se reproduisent aussi par voie
de génération. Dès lors, la perpétuation de leurs
espèces respectives est assujétie, tantôt à l' un
des deux modes propres aux races plus parfaites,
tantôt à un troisième, qui se compose, en quelque
sorte, des deux. Si donc on voulait leur appliquer
le même raisonnement, puisqu' on les voit naître les
uns des autres, ils n' auraient pu, dans l' origine,
éclore du sein d' aucune matière inanimée : or, cette
conclusion, démentie par le fait, porterait
entièrement à faux. Et peut-être, à cet égard,
des idées plus justes que nous ne le pensons,
étaient-elles présentes aux auteurs des genèses,
que l' antique Asie nous a transmises, lorsqu' ils
donnaient la terre pour mère commune à toutes les
natures animées qui s' agitent et vivent sur son
sein.
Enfin, il n' est point du tout prouvé que les
espèces soient encore, aujourd' hui, telles qu' au
moment de leur formation primitive. Beaucoup de faits
attestent, au contraire, qu' un grand nombre des

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plus parfaites, c' est-à-dire, de celles qui sont le
plus voisines de l' homme par leur organisation,
portent l' empreinte du climat qu' elles habitent, des
alimens dont elles font usage, des habitudes auxquelles
la domination de l' homme, ou leurs rapports avec
d' autres êtres vivans, les assujétissent. Les faits
attestent encore qu' elles peuvent éprouver certains
changemens fortuits, dont on ne saurait assigner la
cause avec une entière exactitude ; et que tous ces
caractères accidentels qu' elles doivent, tantôt au
hasard des circonstances, tantôt à l' art et aux
tentatives expérimentales de l' homme, sont
susceptibles de rester fixes dans les races, et de
s' y perpétuer jusqu' aux dernières générations. Les
débris des animaux que la terre recèle dans ses
entrailles, et dont les analogues vivans n' existent
plus, doivent faire penser que plusieurs espèces se
sont éteintes, soit par l' effet des bouleversemens
dont le globe offre par-tout des traces ; soit par
les imperfections relatives d' une organisation, qui
ne garantissait que faiblement leur durée ; soit
enfin par les usurpations lentes de la race humaine :
car toutes les autres doivent, à la longue, céder à
cette dernière tous les espaces qu' elle est en état
de cultiver ; et bientôt sa présence en bannit
presqu' entièrement celles dont elle ne peut attendre
que des dommages.
Mais cette belle découverte, particulièrement due
aux recherches de notre savant confrère Cuvier,
pourrait aussi faire soupçonner que plusieurs des

p249

races existantes ont pu, lors de leur première
apparition, être fort différentes de ce qu' elles
sont aujourd' hui. L' homme, comme les autres
animaux, peut avoir subi de nombreuses modifications,
peut-être même des transformations importantes,
durant le long cours des siècles dont le passage est
marqué sur le sein de la terre, par d' irrécusables
souvenirs. Et si l' on ne voulait accorder, pour la
durée totale du genre humain, que l' espace de tems
écoulé depuis la dernière grande révolution du globe,
laquelle semble en effet ne pas remonter très-haut
dans l' antiquité, il serait encore possible de noter,
pour ce court intervalle, plusieurs changemens
essentiels survenus dans l' organisation primitive de
l' homme ; changemens dont l' empreinte, rendue
ineffaçable chez les différentes races, caractérise
toutes leurs variétés. Mais cette hypothèse, qui
tend à établir la nouveauté de l' espèce humaine,
paraît entièrement inadmissible : on ne peut du
moins l' appuyer de preuves valables ; et il s' élève
contr' elle de grandes difficultés.
D' abord, non seulement cette vaste convulsion du
globe, mais encore plusieurs autres plus anciennes,
restent gravées, par des traditions générales, dans
le souvenir des hommes : les histoires et les
antiquités de presque toutes les nations en conservent
des vestiges durables ; les imaginations en ont été
longtems saisies d' effroi ; et plusieurs religions
semblent avoir eu pour but principal de consacrer les

p250

circonstances de ces terribles événemens. Or,
comment toutes ces notions seraient-elles généralement
répandues, si l' existence des hommes en société ne se
reportait à des époques fort antérieures ? Car,
voulût-on rejeter indistinctement tous les récits
relatifs à ces mêmes époques, on n' en est pas moins
forcé de reconnaître, que des hommes ignorans,
imbécilles, grossiers, tels qu' ils sortent des mains
de la nature, n' auraient pu se faire d' idée, ni d' un
état de la terre différent de celui qu' elle offrait à
leurs yeux, ni sur-tout de la catastrophe à laquelle
ce changement était dû, puisque, suivant l' hypothèse,
il aurait précédé leur naissance. Mais, en outre, la
difficulté de concevoir la première formation de
l' homme et des autres animaux les plus parfaits, est
d' autant plus grande, qu' on la place dans des tems
plus voisins de nous ; qu' on suppose l' état de la
terre plus semblable alors à celui qu' elle présente
de nos jours ; et qu' enfin l' on ne veut tenir aucun
compte des variations que peuvent avoir subies les
races qui paraissent maintenant les plus fixes. Mais
n' est-on pas forcé d' admettre la grande antiquité des
animaux, attestée par leurs débris fossiles, qui se
rencontrent à des profondeurs considérables de la
terre ? Pourrait-on nier la possibilité des
variations que le cours des âges et les violentes
convulsions de la nature ont pu leur faire
éprouver ; variations dont nous avons encore de
frappans exemples sous nos yeux, malgré l' état du
globe, bien plus stable de nos jours,

p251

et malgré le jeu paisible des élémens ? Ces
bouleversemens réitérés, dont l' aspect géologique
de la terre démontre l' antiquité, l' étendue et
l' importance, peuvent-ils maintenant être révoqués
en doute ? Et ne faut-il pas enfin tenir compte des
changemens plus étendus, et plus importans encore
peut-être, qu' ils ont nécessairement produits à sa
surface ? Or, si l' on se fait une juste idée de cette
suite de circonstances, auxquelles les races
vivantes, échappées à la destruction, ont dû
successivement se plier et se conformer, et d' où
vraisemblablement, dans chaque circonstance
particulière, sont nées d' autres races toutes
nouvelles, mieux appropriées à l' ordre nouveau
des choses ; si l' on part de ces données, les une
certaines, les autres infiniment probables, il ne
paraît plus si rigoureusement impossible de
rapprocher la première production des grands animaux
de celle des animalcules microscopiques. Ces
derniers êtres, productions ultérieures et
singulières, qui n' appartiennent pas moins, en
quelque sorte, à l' art qu' à la nature, ne semblent-ils
pas en effet destinés à nos expériences et à notre
instruction ; puisqu' on peut les tirer à volonté
du sein du néant, en changeant les simples
dispositions physiques, ou chimiques des matières
qui doivent les former ? Et sans lever entièrement
par là le voile de la nature, ne peut-on pas du
moins porter un commencement de clarté dans ces
ténèbres, que les préjugés et le

p252

charlatanisme peuvent seuls vouloir s' efforcer
d' épaissir ?
Chapitre iii.
Si nous voyons la matière passer successivement
par tous les degrés d' organisation et d' animalisation,
nous pouvons la voir aussi parcourir, en
redescendant vers l' état de mort le plus absolu, la
chaîne qu' elle a parcourue en s' élevant à l' état de
vie le plus parfait. Les matières animales, dans leur
décomposition, laissent échapper des gaz dont les
végétaux s' emparent avec avidité, et qui leur
procurent un développement plus rapide, une
fructification pus abondante : car, ces gaz sont les
mêmes que nous avons dit entrer directement dans leur
organisation ; et ils n' ont, en quelque sorte,
besoin que d' une circonstance favorable, pour
devenir arbres, ou plantes, fleurs et fruits.
Les charpentes osseuses de tous les quadrupèdes,

p253

de tous les oiseaux, et sur-tout celles des
différentes espèces de poissons et de coquillages,
entassées par épaisses et vastes couches, dans le
sein de la terre, y forment des bancs de diverses
terres calcaires ; et leur accumulation finirait
peut-être par dessécher le globe, à cause de la
grande quantité d' eau qui entre dans cette nouvelle
combinaison, si la nature ne savait l' en retirer par
l' action des feux souterrains, ou par d' autres
procédés plus lents. Or, sans aucune élaboration
préparatoire, ces mêmes terres sont, pour la
plupart très-propres à hâter et à perfectionner la
végétation : et cet effet, elles le produisent soit
en livrant les gaz de leur eau décomposée soit
en laissant échapper plus immédiatement
des quantités considérables de gaz acide
carbonique ; soit encore en favorisant, dans les
terres auxquelles on les associe, une plus prompte
ou plus abondante absorption de l' oxigène de l' air.

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Si l' on réduit en poudre grossière, et qu' on
abandonne à leur décomposition spontanée des
matières végétales riches en mucilage, comme, par
exemple, des amandes dans lesquelles cette substance
sert d' intermède à la mixtion de l' huile ; au bout
d' un tems plus ou moins long, on s' aperçoit que ces
matières se réduisent d' elles-mêmes en poudre plus
fine, et que leur volume diminue graduellement
d' abord : l' oeil nu n' y remarque du reste, aucun
autre changement, si ce n' est celui de la couleur,
qui paraît un peu plus sombre et plus foncée. Mais,
à l' aide d' un bon microscope, on trouve dès lors,
presque toute la substance oléo-muqueuse,
transformée en des myriades d' animalcules d' une ou de
deux espèces différentes, qui s' agitent avec
vivacité, s' emparent des débris d' amandes altérées, se
dévorent mutuellement, pullulent tant qu' ils
trouvent quelque chose à dévorer, périssent lorsque
les moyens de subsistance leur manquent, et dont les
cadavres paraissent produire d' autres animalcules
plus petits, lesquels en laissent eux-mêmes à leur
tour, d' autres encore après eux. Et vraisemblablement,
ces destructions et reproductions se succèdent
ainsi, pendant beaucoup plus de tems que je n' ai
pu l' observer. Mais le moment vient où les plus
fortes lentilles des microscopes ne découvrent

p255

plus aucune trace de mouvement, où tout semble
rentrer dans l' état de repos et d' insensibilité le
plus absolu. Alors, la poudre des amandes est d' une
extrême ténuité : elle a perdu les cinq sixièmes,
au moins, de son volume : et l' on n' y reconnaît que
quelques restes d' écorces, préservées par leur
amertume et par leur qualité résineuse, de la
décomposition, et de la dent vorace des animalcules.
Ici, vous voyez encore la matière passer de l' état
végétal à la vie, et de la vie à la mort.
Ainsi, quand d' ailleurs les découvertes des
naturalistes ne diminueraient point chaque jour, par
degrés, les intervalles qui séparent les différens
règnes ; quand, de l' animal au végétal, et du
végétal au minéral, ils n' auraient pas déjà reconnu
cette multitude d' échelons intermédiaires, qui
rapprochent les existences les plus éloignées, la
simple observation des phénomènes journaliers
produits par le mouvement éternel de la matière,
nous la ferait voir subissant toutes sortes de
transformations ; elle suffirait à prouver que les
lois qui y président, se rapportent immédiatement
aux circonstances physiques, ou chimiques, dans
lesquelles ses particules se rencontrent, et sont
mises en contact immédiat. Les sels cristallisables
ne se comportent point, dans le rapprochement de leurs
molécules élémentaires, comme les corps bruts
soumis aux seules lois de l' attraction, ni comme
les fluides dont les lois de l' équilibre,

p256

qui ne sont que l' attraction elle-même considérée
sous un point de vue particulier, règlent tous
les mouvemens. La végétation successive de quelques
filons minéraux, et leurs digitations rameuses,
sembleraient, d' autre part, les rapprocher,
en quelque sorte, des plantes les plus imparfaites,
du moins par le mode de leur accroissement, et par
leur tendance à prendre certaines directions
conformes à la nature des terres qui les environnent.
Entre le système végétal et le système animal, sont
placés les zoophytes proprement dits, et peut-être
aussi quelques plantes irritables, dont les
mouvemens, à l' exemple de ceux des organes
musculaires vivans, correspondent à des excitations
particulières : et, comme pour rendre l' analogie
plus complète, ces excitations ne s' appliquent pas
toujours directement aux parties elles-mêmes qu' elles
font contracter. Enfin, dans l' immense variété des
animaux, l' organisation et les facultés présentent,
suivant les races, tous les degrés possibles de
développement, depuis les plus stupides mollusques,
qui semblent n' exister que pour la conservation
de leurs espèces respectives, jusqu' à l' être éminent
dont la sensibilité s' applique à tous les objets de
l' univers ; qui, par la supériorité de sa nature, et
non par le hasard des circonstances, comme ont
semblé le soupçonner quelques philosophes, a fait
son domaine de la terre ; dont le génie a su se créer

p257

des forces nouvelles, capables d' augmenter chaque
jour de plus en plus son pouvoir, et de multiplier
ses jouissances et son bonheur.
Seconde section.
des premières déterminations de la sensibilité.
chapitre i.
Les médecins les plus éclairés ont, avec raison,
banni de la science des êtres vivans, toutes ces
applications précipitées qu' on a tenté d' y faire plus
d' une fois, des théories purement mécaniques,
physiques, ou chimiques ; ils n' ont pas eu de peine à
prouver combien les résultats en sont vagues,
incertains, insuffisans, opposés les uns aux autres,
et même le plus souvent contraires aux faits les
mieux reconnus : et leurs recherches, dirigées par
une méthode philosophique sûre, les ont mis en état
de faire voir avec le dernier degré d' évidence, que
l' économie animale n' est soumise aux lois des autres
corps, que sous quelques points de vue de peu
d' importance ; qu' elle se régit par des lois qui lui
sont propres ; et qu' elle ne peut être étudiée avec

p258

fruit, que dans les phénomènes offerts directement
par elle-même, à l' observation.
Mais, quoique cette conclusion soit incontestable ;
quoique la sensibilité développe dans les corps, des
propriétés qui ne ressemblent en aucune manière,
à celles qui caractérisaient leurs élémens, avant
qu' elle leur eût fait éprouver son influence
vivifiante : il faut cependant se garder de croire
que la tendance à l' organisation, la sensibilité que
l' organisation détermine, la vie qui n' est que
l' exercice, ou l' emploi régulier de l' une et de
l' autre, ne dérivent pas elles-mêmes des lois
générales qui gouvernent la matière. On se jetterait
dans un abîme de chimères et d' erreurs, si l' on
s' imaginait avoir besoin de chercher la cause de ces
phénomènes, ailleurs que dans le caractère de
certaines circonstances, au milieu desquelles les
principes élémentaires, en vertu de leurs affinités
respectives, se pénètrent, s' organisent, et par cette
nouvelle combinaison, acquièrent des qualités qu' ils
n' avaient point antérieurement.
Nous ignorons pourquoi les parties de la matière
tendent sans cesse à se rapprocher les unes des
autres : mais le fait est constant. Les lois de la
pesanteur, celles de l' équilibre, celles qui
déterminent la route des projectiles ; en un mot,
presque toutes les lois mécaniques dépendent
directement de ce premier fait : l' observation et
le calcul y ramènent tous les mouvemens des
grandes masses de l' univers ; et

p259

l' immobilité des corps engourdis dans le repos le
plus absolu, n' atteste pas moins cette tendance,
que ne peut le faire la rapidité des globes célestes,
lancés dans des orbites que l' imagination s' effraie
à mesurer.
Mais, entre les substances qui jouissent d' une action
chimique réciproque, l' attraction ne s' exerce
plus au hasard : les molécules de la matière se
recherchent, se rapprochent, se mêlent avec une
avidité très-inégale, les combinaisons déjà faites
peuvent subir une désunion de leurs principes, par
la présence de différentes substances nouvelles,
vers qui l' un d' eux se trouve plus fortement
entraîné ; il peut même s' opérer alors entre deux
ou plusieurs combinaisons, mises dans les rapports
et dans la situation convenables, un tel échange
de principes, que d' autres combinaisons, entièrement
étrangères à celles qui se détruisent, soient à
l' instant même formées de leurs débris. Ici,
l' attraction ne paraît plus une force aveugle,
indifférente dans les tendances qu' elle affecte :
elle commence à manifester une sorte de volonté ;
elle fait des choix. Et voilà pourquoi, considérée
dans cet ordre d' effets particuliers, elle a reçu
d' un habile chimiste, le nom d' attraction
élective
.
Chapitre ii.
Si, nous élevant par degrés, d' un ordre de
phénomènes

p260

à l' autre, nous suivons l' attraction dans
les affinités végétales, nous la trouvons jouissant
d' une propriété d' élection bien plus étendue, et si
je puis m' exprimer ainsi, d' une sagacité d' instinct
bien plus éclairée. Dans les affinités animales, la
sphère de sa puissance s' agrandit encore : ses choix
deviennent plus fins, plus variables, plus sages,
ou quelquefois plus capricieux. De ces deux genres
d' organisation, déterminés par le caractère des
circonstances, dans lesquelles l' attraction
réciproque des principes élémentaires s' est exercée,
résultent certaines propriétés et certains phénomènes
qui restent toujours soumis à son empire : et
vraisemblablement, cette affinité devient capable de
les produire seule, en vertu des lois nouvelles
auxquelles son action est elle-même assujétie, par
la nature de chaque combinaison particulière.
En effet, qu' arrive-t-il dans la formation d' un
végétal, ou d' un animal ? Ou du moins, que doit-on
raisonnablement conclure des circonstances de ce
phénomène, qui ont pu être soumises à l' observation ?
Ne voit-on pas avec évidence dans tous les cas,
soit que les matériaux épars de l' embryon
aient besoin de se chercher et de se réunir ; soit
qu' ils existent déjà combinés, ou simplement mis
en contact, dans les substances qui lui servent de
matrice, ou de berceau, et qu' il ne s' agisse plus
que de leur imprimer le mouvement, pour y faire
naître l' organisation et la vie : dans tous ces cas

p261

divers, ne voit-on pas se former un centre de
gravité, vers lequel les principes analogues se
portent avec choix, autour duquel ils s' arrangent et
se disposent dans un ordre déterminé par leur nature
et par leurs rapports mutuels ?
La tendance des principes est une suite des lois
générales de la matière : leur attraction élective,
ou leur disposition à se combiner avec préférence
réciproque, est une suite des caractères qu' elle a
contractés dans ses transformations antérieures, et
des circonstances dans lesquelles ses molécules ont
été entraînées les unes vers les autres : enfin, les
propriétés nouvelles que la combinaison développe,
résultent de l' ordre et de la disposition dans
lesquelles les principes se réunissent et s' arrangent ;
en d' autres termes, elles résultent de l' organisation.
Chapitre iii.
Nous disons qu' il se forme alors, un centre de
gravité ; que l' attraction qui s' y exerce, choisit,
parmi les principes environnans, ceux qui sont
analogues à ce noyau ; qu' elle détermine
immédiatement les lois de cette première réunion, et
devient la cause médiate d' une suite de phénomènes
ultérieurs, propres à chaque circonstance : car ces
phénomènes naissent et se développent, en conformité
du phénomène primitif. Il n' est guère plus, en effet,
possible maintenant, d' admettre cette hypothèse

p262

purement méthaphysique ; de germes éternels
emboîtés les uns dans les autres, contenant chacun
des nombres infinis d' embryons ; ni cette autre
hypothèse subséquente, plus physique, et par cela
même, plus susceptible d' examen, qui suppose des
parties déjà toutes formées dans les germes, et qui
veut que l' impulsion de la vie et ses développemens
successifs ne fassent qu' en changer le volume et les
proportions.
La tige et les fleurs d' un végétal ne sont point
dans sa racine ; sa racine n' est point dans son
écorce. C' est en isolant les portions de l' une et de
l' autre, capables de reproduire le corps organisé
dont elles sont parties intégrantes, et qui, par une
force centrale, les retient liées et subordonnées à
lui ; c' est en leur donnant une existence à part,
qu' on les met en état de devenir, à leur tour,
centre de mouvement, de donner naissance à toutes
les parties qui leur manquent alors, et de se
transformer en un végétal de la même espèce, à
l' intégrité duquel il ne manque absolument rien.
Quand on coupe un polype en morceaux, la tête
peut reproduire l' estomac et ses extrémités, les
extrémités reproduire l' estomac et la tête, et ainsi
de toutes les autres parties : il n' en est aucune
qui, du moment qu' elle se trouve séparée de l' animal,
ne soit capable de le reproduire tout entier, avec la
somme de vie et l' ensemble des propriétés qui le
caractérisent.

p263

Mais ce qu' on doit regarder comme plus direct
encore, c' est que les observations de Harvée, de
Malpighi, de Haller, et de quelques autres, ont
prouvé que, dans la formation de certains animaux
beaucoup plus parfaits, comme les oiseaux, les
organes se forment successivement ; qu' ils n' ont
point entre eux, dès l' origine, les mêmes rapports de
volume et de situation ; que certains organes
très-essentiels, se forment à diverses reprises, et
par portions séparées ; que celles-ci se réunissent
en vertu d' une attraction particulière très-puissante,
et se confondent dans une organisation qui devient
alors commune. Ainsi, par exemple, les deux
ventricules du coeur restent d' abord isolés, avec
leurs oreillettes respectives. Ils flottent de la
sorte pendant quelque tems, dans le fluide dont ils
sont formés, ou duquel se sont dégagés leurs
principes constitutifs : mais entraînés bientôt l' un
vers l' autre, ils avancent, semblent se pressentir
et s' appeler par de vives oscillations : enfin,
dans une dernière secousse, la plus vive de toutes,
ils s' approchent et se collent, pour ne plus se
séparer tant que dure la vie de l' individu.
Les observations ci-dessus sembleraient nous
conduire à soupçonner quelque analogie entre la
sensibilité animale, l' instinct des plantes, les
affinités électives, et la simple attraction
gravitante, qui s' exerce en tout tems, entre toutes
les parties de la matière. Il est certain que,
malgré les différences essentielles que l' observation
nous y fait découvrir,

p264

ces trois ordres de phénomènes présentent également
une tendance directe des corps les uns vers
les autres ; que seulement cette tendance agit
d' après des lois plus ou moins variées et compliquées,
à raison de l' état où se trouvent les élémens isolés,
et des circonstances dans lesquelles ils se
rencontrent ; qu' enfin de là résultent toutes les
propriétés nouvelles qui se manifestent dans les
différentes combinaisons.
Mais est-il permis de pousser plus loin les
conséquences ? Les affinités végétales, les
attractions chimiques, cette tendance elle-même, en
apparence si aveugle, de toute matière vers le centre
d' attraction, dans le domaine duquel elle se trouve
placée ; ces diverses propriétés, ou ces actes divers,
ont ils lieu par une espèce d' instinct universel,
inhérent à toutes les parties de la matière ? Cet
instinct, plus vague dans le dernier degré,
développe-t-il, en remontant vers celui qui le suit,
un commencement de volonté, par des choix constans ?
Et l' observateur peut-il se permettre d' oser
entrevoir déjà dans un degré plus élevé une suite
d' affections véritables ? En effet, certaines
impressions ne produisent-elles pas des déterminations
analogues dans quelques végétaux, ainsi que
dans les corps animés eux-mêmes ? Enfin, cet
instinct, en se développant de plus en plus, dans ces
derniers corps, et parcourant tous les différens
degrés d' organisation, ne peut-il pas s' élever
jusqu' aux merveilles les plus admirées de
l' intelligence et du

p265

sentiment ? Est-ce par la sensibilité qu' on
expliquera les autres attractions ; ou par la
gravitation qu' on expliquera la sensibilité et
les tendances intermédiaires entre ces deux termes ?
Voilà ce que, dans l' état présent de nos
connaissances, il nous est impossible de prévoir.
Mais, si des recherches et des expériences
ultérieures nous mettent un jour en état de ramener
le système entier des phénomènes physiques à une
seule cause commune déterminée, il est vraisemblable
qu' on y sera conduit, plutôt par l' étude des
résultats les plus complets, les plus parfaits,
les plus frappans, que par celle des plus bornés
et des plus obscurs. Car, ce n' est pas ici le lieu
de commencer par le simple, pour aller au composé ;
puisque le composé devient nécessairement un
sujet journalier d' observation, et qu' il offre dans
ses variétés beaucoup de termes de comparaison avec
les autres faits analogues, ou contraires : tandis que
le simple nous laisse indifférens, échappe même à
nos regards, en se confondant avec l' existence des
choses ; et que, par cette raison même, il paraît ne
pouvoir être comparé à rien. N' est-il pas, d' ailleurs,
naturel de penser que les opérations dont nous
pouvons observer en nous-mêmes le caractère et
l' enchaînement, sont plus propres à jeter du jour sur
celles qui s' exécutent loin de nous, que ces
dernières à nous faire mieux analyser ce que nous
faisons et sentons à chaque instant ? Quoiqu' il en
soit, je n' entreprendrai point de traiter ici cette
question ;

p266

nos moyens de connaître, ou plutôt nos connaissances
actuelles, ne nous laissent espérer aucun résultat
satisfaisant de son examen.
J' observerai seulement que plus les phénomènes
quelconques d' attraction sont simples et bornés, plus
aussi la combinaison dans laquelle ils ont lieu
demeure fixe ; que plus, au contraire, les phénomènes
et la combinaison elle-même sont compliqués et
variés, plus cette dernière est fugitive ou facile à
être détruite. Il est aisé de voir que cette règle
s' applique très-directement aux grandes masses de
la matière, dont l' état ne peut changer que par le
bouleversement de notre univers. Quant aux
cristallisations, elles reparaissent toujours sous
les mêmes formes et avec les mêmes propriétés,
après avoir été décomposées cent et cent fois,
pourvu seulement que leurs principes soient remis
dans un contact convenable. Enfin, les combinaisons
végétales, du moment qu' elles sont dissoutes,
ne peuvent plus être réorganisées par art ; mais
elles résistent beaucoup plus puissammens aux
causes de destruction que les êtres vivans et
sensibles. Cette règle semble prendre sur-tout un
haut degré de force ou d' évidence, quand on
l' applique aux divers produits des attractions
animales. La vie des polypes paraît capable de braver
presque tous les chocs extérieurs : elle résiste au
morcellement de l' individu par le scalpel. Différens
insectes infusoires, dépourvus de système cérébral,
aussi bien que les polypes, supportent facilement des

p267

froids très-rigoureux, qui paraissent n' avoir sur eux
d' autre effet que de les engourdir passagèrement
dans les liquides glacés qui les contiennent.
Quelques-uns peuvent éprouver, pendant plusieurs
heures consécutives, des degrés très-forts de chaleur,
sans en paraître aucunement affectés. Les rotateurs
de l' eau des toits peuvent rester pendant longtems
desséchés et réduits en une sorte de poussière. Dans
cet état, ils bravent également le froid et le chaud :
mais, quoiqu' assimilés à la matière la plus inerte,
ils n' en conservent pas moins encore la faculté de
reprendre la vie et le mouvement ; pour les
ressusciter il suffit de les arroser d' une certaine
quantité d' eau.
J' ajouterai que les animaux, tout à la fois les plus
vivaces et les plus imparfaits par leur organisation,
sont ceux chez qui la vie est, pour ainsi dire,
vaguement répandue dans tout le corps ; dont toutes
les fonctions semblent pouvoir être indifféremment
exercées dans toutes les parties ; qui sentent, se
meuvent, respirent, digèrent, etc., par les mêmes
organes. Lorsque le système nerveux et le système
musculaire sont bien distincts, l' animal a des
facultés supérieures, mais moins de ténacité de vie.
Si les facultés se multiplient et se perfectionnent,
la

p268

vie est exposée à plus de dangers encore. Les causes
de destruction deviennent plus nombreuses ou plus
menaçantes, à mesure que le système digestif, le
système vasculaire, l' appareil respiratoire, etc.,
deviennent plus distincts ; qu' ils exercent un
empire plus étendu les uns sur les autres ; que tous
sont unis par un lien commun plus étroit.
Ainsi donc, si l' intelligence plus grande des
animaux plus parfaits ne leur fournissait des moyens
de conservation, croissans à peu près dans le même
rapport, et à mesure que le mécanisme de leur
organisation se complique, ces espèces auraient, les
premières, disparu de la surface du globe : au lieu
d' exercer l' empire que la supériorité de leur
existence leur assignait, elles auraient été les
jouets et les victimes de tous les corps environnans,
de tous les phénomènes de la nature. Aussi l' homme,
quand il se trouve réduit aux ressources bornées et
précaires de la vie sauvage, quoiqu' il ait, dans cet
état, tiré déjà de son cerveau beaucoup de moyens de
conservation et de bien-être, qui seront éternellement
refusés aux autres animaux les plus intelligens ;
l' homme, dans cette vie incertaine, est toujours
accablé de maux de toute espèce, et tourmenté de
sentimens cruels et dangereux, résultat nécessaire
d' un malheur habituel : et la population reste
presque nulle dans ces pays infortunés, où la
civilisation n' a point encore porté ses arts
protecteurs et consolateurs.

p269

Chapitre iv.
Nous reconnaissons que dans les animaux les plus
parfaits, les organes auxquels sont confiées les
différentes fonctions principales, se divisent et se
groupent en systèmes distincts ; mais que ces divers
systèmes, unis par de nombreux rapports, et
destinés à remplir un but commun, restent
subordonnés les uns aux autres, suivant certaines
lois particulières ; et que leurs opérations se
coordonnent, ou qu' ils sont tous entraînés par un
mouvement général. Telle paraît être la perfection
de l' organisation vivante.
Nous avons aussi vu plus haut que les parties du
foetus ne se forment point toutes au même moment :
elles viennent successivement, et dans l' ordre de
leur importance respective, s' arranger et s' organiser
autour d' un centre de gravité. à chaque addition,
ou combinaison nouvelle, les affinités changent ou
s' étendent ; et chaque combinaison, ou mouvement
ultérieur, se conforme et s' enchaîne au précédent.
Voilà donc encore une donnée de plus touchant
l' état primitif des corps animés.
Ajoutons que si les organes ne sont pas tous formés
en même tems, les diverses époques où leur action
commence, sont encore bien plus distinctes.
Il ne suffit pas qu' une partie existe, pour que les
fonctions qui lui sont assignées s' exécutent :
toutes, à peu près, sauf celles qui sont exclusivement
propres

p270

à l' enfance, et qui doivent disparaître dans un
âge plus avancé, ont besoin de croître et de se
développer pour atteindre au terme de leur perfection
relative : quelques-unes même doivent rester
engourdies dans une espèce de sommeil, qui les
empêche de croître porportionnellement aux autres
parties du corps : celles-ci n' acquièrent leur
volume naturel, qu' à l' approche de la première
époque où leurs fonctions commencent ; et souvent
même ils l' acquièrent beaucoup plus tard.
Enfin, nous n' aurons pas de peine à concevoir
que ces affinités particulières, qui déterminent la
formation et le développement primitif de l' animal,
ne peuvent manquer de présider à ses développemens
ultérieurs : et nous avons entrevu, d' un côté, que
ses appétits, et par conséquent ses besoins et ses
passions, qui ne sont que ses appétits, considérés
sous un certain point de vue ; de l' autre, que ses
facultés, qui ne sont, à leur tour, que l' aptitude à
recevoir certaines impressions et à exécuter certains
mouvemens ; en un mot, que tous les penchans et
tous les actes qui constituent sa vie propre,
demeurent constamment soumis à ces mêmes affinités,
modifiées suivant les divers états par lesquels peut
passer la combinaison sentante, ou l' animal.
Ces premières considérations nous font déjà voir,
sous un jour plus vrai, les opérations de l' économie
vivante. Nous allons encore, pour écarter, autant
du moins qu' il est possible, les nuages qui couvrent

p271

les fonctions sensitives, revenir un moment sur les
propriétés du système nerveux.
Les recherches les plus attentives de l' anatomie
moderne, n' ont pu faire découvrir de nerfs ni
d' appareil cérébral dans quelques animaux imparfaits,
tels que les polypes et les insectes infusoires :
cependant, ces animaux sentent et vivent ; ils
reçoivent des impressions qui déterminent en eux une
suite analogue et régulière de mouvemens. Les
adversaires de Haller, parmi lesquels on distingue
l' illustre école de Montpellier, ont fait voir que,
même dans les animaux dont le système nerveux est
très-distinct, plusieurs parties qui n' en reçoivent
aucun rameau, manifestent habituellement, ou peuvent,
dans quelques circonstances particulières, acquérir
une vive sensibilité : et comme ces mêmes parties,
auxquelles se rapportent leurs expériences ou leurs
observations, avaient été reconnues par Haller et
par ses disciples pour être dépourvues de nerfs, et
qu' ils les avaient déclarées en conséquence
absolument insensibles, ils ont été contraints de
recourir à beaucoup de vaines subtilités, en voulant
repousser un argument si pressant et si direct.
Cependant, il n' en est pas moins certain, comme
nous l' avons dit ailleurs, que chez les animaux
vertébrés, dont le système nerveux exerce une
influence étendue et circonstanciée sur tous les
organes, les opérations de la sensibilité lui restent
constamment soumises ; qu' elles ne s' exécutent
régulièrement que

p272

moyennant l' intégrité de cette influence : enfin,
leur cause ne peut se reproduire qu' autant que le
centre cérébral conserve son action propre et la
liberté de ses relations avec quelques autres
systèmes particuliers. Ainsi donc, pour bien connaître
les lois de la vie dans ces animaux, il faut
sur-tout étudier celles qui régissent l' organe
nerveux ; car c' est de là que la sensibilité rayonne,
en quelque sorte, et va se répandre sur toutes les
parties. Or, la supériorité de l' organisation des nerfs
et du cerveau dans l' homme, et l' empire qu' ils
acquièrent journellement par l' exercice même
de leurs plus nobles facultés, ou par la
production des idées et des sentimens, font que chez
lui la vie semble tenir moins que chez tout autre
animal à l' état mécanique et matériel des organes ;
que chez lui, on peut observer plus distinctement
que chez tout autre, les empreintes fixes ou
variables de ce moule interne, auquel se rapportent
toutes les formes et tous les actes extérieurs.
Plusieurs philosophes, et même plusieurs
physiologistes, ne reconnaissent de sensibilité que
là où se manifeste nettement la conscience des
impressions : cette conscience est à leurs yeux le
caractère exclusif et distinctif de la sensibilité.
Cependant, on peut l' affirmer sans hésitation, rien
n' est plus contraire aux faits physiologiques bien
appréciés ; rien n' est plus insuffisant pour
l' explication des phénomènes idéologiques.
Quoiqu' il soit très-avéré, sans doute, que la
conscience

p273

des impressions suppose toujours l' existence
et l' action de la sensibilité, la sensibilité n' en
est pas moins vivante dans plusieurs parties, où le
moi n' aperçoit nullement sa présence ; elle n' en
détermine pas moins un grand nombre de fonctions
importantes et régulières, sans que le moi
reçoive aucun avertissement de son action. Les mêmes
nerfs qui portent le sentiment dans les organes, y
portent aussi, ou y reçoivent les impressions d' où
résultent toutes ces fonctions inaperçues : les
causes par lesquelles ils sont privés de leur
faculté de sentir, paralysent en même tems les
mouvemens qui se passent sans le concours,
quelquefois même contre l' expresse volonté de
l' individu. Quoique la ligature ou l' amputation
des nerfs ait isolé totalement un membre du
reste du système, on peut encore, au moyen de
divers stimulans appliqués au dessous du point
de séparation, ranimer l' action des muscles auxquels
ces nerfs portent la vie. Lors même que la mort a
détruit le lien qui tenait unies toutes les parties
du système animal, et qui, par le concert de leurs
fonctions, en reproduisait incessamment le principe,
les restes de puissance sensitive qui subsistent
encore dans les nerfs, peuvent être artificiellement
réveillés pendant un tems plus ou moins long : et
l' on voit renaître à la fois et indistinctement les
déterminations, soit involontaires, soit volontaires,
par l' irritation des mêmes nerfs qui les excitent
et les dirigent chez l' individu vivant. Mais ces
efforts ne produisent guère

p274

que des mouvemens anomales. De tels mouvemens
n' ont aucun point d' appui ni dans l' ensemble du
système, ni dans les organes correspondans ; et leur
cause, faute d' être renouvelée par le jeu de toute
l' économie animale, s' épuise bientôt, et livre des
parties devenues cadavéreuses aux nouvelles affinités
de la putréfaction.
D' autre part, si l' on ne néglige aucune des
circonstances d' où résultent les opérations de
l' intelligence et la formation des penchans, il n' est
pas difficile de reconnaître que parmi les fonctions
des organes qui se dérobent le plus absolument à la
connaissance, comme à la direction du moi , il
en est plusieurs dont l' influence concourt
immédiatement et puissamment à ces opérations plus
relevées. La manière dont la circulation marche,
dont la digestion se fait, dont la bile se filtre,
dont les muscles agissent, dont l' absorption des
petits vaisseaux se conduit : tous ces mouvemens,
auxquels la conscience et la volonté de l' individu
ne prennent aucune part, et qui s' exécutent sans
qu' il en soit informé, modifient cependant d' une
manière très-sensible et très-prompte tout son être
moral, ou l' ensemble de ses idées et de ses
affections. Nous en avons vu des preuves nombreuses
dans les mémoires précédens : il peut s' en
présenter encore une foule de nouvelles à l' esprit de
chaque lecteur. Et quoiqu' une longue habitude puisse
rendre les fonctions du système nerveux et du
cerveau presqu' indépendantes de quelques organes d' un

p275

ordre inférieur ; peut-être, dans l' état le plus
naturel et le plus régulier, n' est-il aucun de ces
organes qui ne concoure plus ou moins à toutes : il
est même de fait que ceux qui tiennent le premier
rang, ceux précisément dont les déterminations
paraissent avoir été soigneusement soustraites à
l' empire du moi , sont encore ceux-là même qui
ne cessent pas un seul instant d' agir avec force
sur le centre cérébral.

p276

Chapitre v.
Ainsi, beaucoup de mouvemens s' opèrent, dans
l' économie animale, à l' insu du moi , mais
cependant par l' influence de l' organe sensitif. Il
faut donc considérer les nerfs comme pouvant recevoir
les impressions qui déterminent certains mouvemens,
sans que le point du centre cérébral où se forment les
idées et les déterminations volontaires, aperçoive
ces mouvemens et ces impressions. Il y a plus :
quelques animaux non vertébrés survivent à la
destruction de leur cerveau. Dans toutes les espèces,
les parties musculaires isolées du centre sensitif
exécutent encore, pendant un tems plus ou moins long,
des mouvemens que la sensibilité seule maintient par
son influence, en quelque sorte posthume. On observe
enfin, comme nous l' avons dit ailleurs, certaines
organisations informes qui sont produites, se
développent, et vivent d' une véritable vie animale,

p277

sans éprouver l' irradiation du cerveau, ni même
celle de la moelle épinière, et sans que le jeu
concordant des autres organes, qui n' existent pas
alors, puisse y renouveler les causes de la vie.
Il faut donc encore considérer le système nerveux
comme susceptible de se diviser en plusieurs
systèmes partiels inférieurs, qui tous ont leur
centre de gravité, leur point de réaction particulière,
où les impressions vont aboutir, et d' où partent
des déterminations de mouvemens. Or, ces systèmes sont
plus ou moins nombreux, suivant la nature des espèces,
l' organisation propre des individus, et diverses
autres circonstances qui ne paraissent pas pouvoir
être assignées avec assez d' exactitude. Peut-être,
comme l' imaginait Vanhelmont au sujet des divers
organes, se forme-t-il dans chaque système et dans
chaque centre une espèce de moi partiel, relatif
aux impressions dont ce centre est le rendez-vous,
et aux mouvemens que son système détermine et
dirige. Les analogies paraissent indiquer qu' il se
passe en effet quelque chose de semblable. Mais
nous ne pouvons nous faire aucune idée nette et
précise de ces volontés partielles ; puisque toutes
nos sensations de moi se rapportent exclusivement
au centre général, et que nos moyens d' acquérir des
notions exactes touchant les phénomènes qui se
passent en nous, se bornent, comme pour tous les
autres phénomènes

p278

de l' univers, à saisir leurs circonstances apparentes,
et à les suivre eux-mêmes dans leur enchaînement.
Quoi qu' il en soit de cette manière de voir, qui,
pour le dire en passant, pourrait nous conduire à
considérer tout centre de réaction quelconque comme
une sorte de moi véritable , il est certain que
dans l' organisation animale, le moi , tel que nous
le concevons, réside au centre commun ; que là se
rendent en foule, de toutes les parties du corps,
notamment des extrémités sentantes externes, les
sensations dont résultent ses jugemens ; que de là
partent, pour les organes soumis à la volonté, les
réactions motrices que ces mêmes jugemens déterminent.
Mais si le moi n' existe que dans le centre
commun, et par des impressions qui y sont transmises,
il s' en faut beaucoup que toutes celles qui arrivent
à cette destination lui deviennent percevables : il
en est, au contraire, un grand nombre qui lui restent
toujours entièrement étrangères. Le centre commun
partage en cela le sort de tous les autres organes :
parmi ses affections et ses opérations, les unes sont
aperçues de l' individu, les autres ne le sont pas ;
et même plusieurs physiologistes font émaner des
points les plus intimes de ce centre l' impulsion qui
anime les parties les plus indépendantes de la
conscience et de la volonté.

p279

à ces différentes propriétés que l' observation fait
reconnaître dans le système nerveux, il faut en
ajouter encore une dernière, qui peut être regardée
comme fondamentale. Toutes les parties de ce
système communiquent entre elles par l' entremise de
la moelle épinière et du cerveau : toutes agissent
et réagissent les unes sur les autres : et le centre
commun, les centres partiels et les extrémités, sont
liées entre eux par de constantes et mutuelles
relations.
Il peut même s' établir à chaque instant des
relations nouvelles, aussi bien que de nouveaux
centres. Or, de là dépendent les sympathies
accidentelles, plus ou moins passagères, par
lesquelles des organes, étrangers l' un à l' autre,
peuvent quelquefois modifier réciproquement, avec
tant de puissance, leurs fonctions respectives, et
même leur manière de sentir. Et ces actions et
réactions, variables à l' infini, donnent naissance,
en se compliquant, à tous ces phénomènes bizarres,
qu' on observe particulièrement chez les individus
doués d' une vive sensibilité.
Ainsi, l' organe nerveux, susceptible de sentir par
tous les points de sa substance et par toutes ses
ramifications, est dans une activité continuelle, que
le sommeil lui-même ne peut interrompre : les
impressions et les déterminations flottent et se
croisent en tout sens, dans son sein, comme les
rayons de la lumière dans l' espace. Tantôt les
extrémités gouvernent

p280

le centre : tantôt le centre domine les extrémités.
Ajoutons encore que la moelle épinière et le
cerveau reçoivent un nombre considérable de vaisseaux
de toute espèce, et d' expansions de l' organe
cellulaire. Ainsi, les mouvemens toniques, qui
peuvent se propager de chaque point à tous les autres
points de ce dernier organe, et les divers
changemens qui peuvent survenir dans le cours des
fluides, sont une source féconde d' impressions,
auxquelles les extrémités sentantes n' ont, au moins
directement, aucune part. C' est même là,
vraisemblablement, qu' il faut chercher la cause de la
plupart de ces rapports vagues, qui associent le
cerveau et les nerfs, à l' état de certains organes
(dans lesquels l' attention la plus minutieuse de
l' individu ne peut cependant alors saisir aucune
sensation), et celle de ces déterminations sans
motif et sans but aperçus, qu' on a si souvent
occasion d' observer dans les maladies organiques
indolentes, particulièrement dans celles des
viscères abdominaux.
Chapitre vi.
Quant à la manière dont les diverses parties du
système nerveux communiquent entre elles, agissent
sur les organes, et déterminent leurs fonctions, elle
est encore aujourd' hui couverte d' un voile épais.
Les hypothèses mécaniques, physiques, ou chimiques
sont toutes insuffisantes pour expliquer ces premières

p281

opérations de la vie : il faut du moins, que
ce soit une chimie, une physique, une mécanique
animales qui fournissent les explications. Ce sont
les corps vivans qu' il faut observer ; c' est sur eux
que doivent porter directement les expériences : et
ce ne sera que par la considération des faits puisés
à cette source, qu' on pourra se procurer des notions
exactes touchant la force dont ils sont les produits.
Il est sans doute très-difficile d' arracher, sur ce
point, son secret à la nature : on ne doit pourtant
pas désespérer d' y parvenir. La cause même de la
sensibilité, se confondant avec les causes premières,
ne saurait être pour nous un objet de recherches ;
mais la manière dont les organes entrent en action,
et dont les impressions reçues se communiquent de
l' une à l' autre, peut devenir manifeste par l' étude
plus circonstanciée des phénomènes ; soit qu' ils
aient lieu suivant l' ordre établi, soit que la
nature, interrogée par l' art, les reproduise au gré
de l' observateur. Les dernières expériences de l' école
de médecine de Paris, celles qui, depuis encore, ont
été faites en Angleterre, et sur-tout celles de
l' illustre Volta sur le galvanisme, paraissent
démontrer, sans réplique, l' identité parfaite du
fluide auquel on a donné ce nom, avec celui qui
produit les phénomènes de l' électricité. J' ai
toujours été, je l' avoue, très-porté à penser que
l' électricité, modifiée par l' action vitale, est
l' agent invisible, qui, parcourant sans cesse le
système nerveux, porte les impressions

p282

des extrémités sensibles aux divers centres, et de
là, rapporte vers les parties motrices, l' impulsion
qui doit y déterminer les mouvemens. Il est
infiniment vraisemblable, du moins à mes yeux, que
plus on poursuivra les expériences du même genre,
plus aussi cette identité deviendra manifeste. Il
semble qu' on ne peut manquer par là de reconnaître,
avec exactitude, la nature et l' étendue des
modifications que l' électricité subit dans sa
combinaison animale : et peut-être cela seul est-il
capable de dissiper tous les doutes que l' incertitude
de quelques observations, et les conjectures de
quelques savans laissent encore dans certains
esprits. Il est même possible, qu' après avoir
sagement circonscrit les faits relatifs à l' influence
du magnétisme sur l' économie vivante, on
parvienne, en les comparant avec ceux du galvanisme
et de l' électricité proprement dite, à déterminer,
avec précision, le degré d' analogie qui rapproche
ces deux fluides, ou de dissemblance qui
peut les faire considérer encore, comme
essentiellement distincts dans l' univers.
Chapitre vii.
Nous avons dit que les parties du corps ne se
forment point toutes à la fois : toutes sur-tout ne
se développent pas en même tems. Leurs fonctions
commencent à différentes époques ; elles ont
différens degrés d' importance ; leur retour est plus
ou moins

p283

fréquent, et le tems de leur exercice respectif,
plus ou moins long.
Tout semble prouver que le système nerveux et
le système sanguin se forment d' abord, et au même
moment. En effet, aussitôt que le point pulsatile,
qui marque le premier linéament du coeur, commence
à devenir sensible, le microscope distingue
également à côté de lui ce filament blanchâtre, dont
le développement produit tout l' appareil cérébral.
Comme, dans ces premiers instans, la nutrition
s' opère par la succion directe des vaisseaux
sanguins, on voit que les organes de la digestion,
le système chylifère, le système absorbant dont il
fait partie, et le foie, la rate, le pancréas, etc.,
qui, concourant à leurs opérations, ont avec eux
des rapports de dépendance, ou de sympathie plus ou
moins étendus ; on voit, dis-je, que ces différens
organes et systèmes doivent se développer
postérieurement, et dans un ordre successif, à
raison de l' époque où l' action de chacun d' eux
devient nécessaire aux mouvemens conservateurs.
Les organes de la respiration, qui, dans la suite,
joueront un si grand rôle, soit pour la préparation,
soit pour la circulation du sang, ne sont, dans les
premiers momens de la vie, qu' un appendice
presqu' inutile du système sanguin. Mais ils existent
déjà tout formés ; ils semblent même déjà capables, à
un certain point, de remplir leurs fonctions : car,
s' ils ont absolument besoin de l' action de l' air
pour recevoir

p284

et communiquer à toute l' économie animale
les impressions dont elles sont accompagnées, il
paraît démontré par les faits, qu' ils seraient en
état de supporter cette action, longtems avant
l' époque ordinaire où le foetus doit respirer.
à mesure que les membres croissent dans l' enveloppe
primitive qui les renferme, les fibres musculaires
se marquent et se raffermissent de plus en
plus. Douées d' une propriété qui paraît inhérente
à leur nature, déjà leurs contractions et leurs
extensions successives produisent des mouvemens dont
la vivacité et la fréquence sont d' autant plus
grandes, que l' animal est plus près de sortir de la
matrice ou de l' oeuf.
Enfin, les organes des sens proprement dits, ont
sans doute acquis, à cette époque, presque tout leur
développement matériel : mais ceux mêmes d' entre
eux qui peuvent avoir déjà reçu quelques impressions,
sont encore dans un état d' engourdissement ;
les autres ont besoin de l' action des objets
extérieurs qui leur sont analogues, pour perfectionner
et compléter leur organisation.
Chapitre viii.
L' ordre dans lequel nous disons que les parties
s' organisent et que les fonctions s' établissent,
appartient seulement aux espèces chez lesquelles la
vie suit à peu près les mêmes lois que dans l' homme.

p285

Il est d' ailleurs des classes entières d' animaux
moins parfaits, dont la formation, le développement
et les fonctions primitives ne s' opèrent point dans
le même ordre ; dont les différens organes, et les
opérations que ces organes exécutent, n' ont point
les mêmes rapports d' importance et d' influence
mutuelles. Mais c' est de l' homme qu' il est ici
particulièrement question : et lorsque nous jetons
les yeux sur des faits relatifs à d' autres modes
d' existence, c' est uniquement pour mieux éclaircir
ceux dont on ne peut pas observer assez distinctement
chez lui toutes les circonstances, ni déterminer
avec assez d' exactitude la liaison avec les autres
faits, antérieurs ou subséquens.
Dans l' homme, et dans les animaux qui se
rapprochent de lui, le centre cérébral, qu' on peut
regarder comme la racine et l' aboutissant du système
nerveux, et le centre de la circulation sanguine,
ou le coeur, d' où sortent toutes les artères, et où
viennent se rendre toutes les veines, sont donc les
premières parties organisées : ce sont les premières
qui reçoivent les impressions vitales, qui exécutent
des fonctions, ou dans lesquelles les impressions
engendrent des déterminations analogues à la nature
et au degré de leur sensibilité naissante. Ainsi,
les impressions et les déterminations qui leur sont
propres (ou leurs fonctions), s' identifient avec
l' existence elle-même ; elles commencent avec la vie,
et

p286

restent pendant toute sa durée, étroitement liées à
sa conservation.
Nous avons dit plus haut que les circonstances
d' où l' organisation résulte, forcent les matériaux,
qui doivent former les parties, à s' unir, suivant
certaines lois d' affinité. Or, ces lois se
rapportent à chaque ordre de circonstances : et du
moment que la matière est organisée, des affinités
nouvelles y produisent une nouvelle série de
mouvemens.
Les parties vivantes ne sont telles, que parce
qu' elles reçoivent des impressions, et que ces
impressions occasionnent des mouvemens qui leur sont
relatifs ; parce qu' elles sentent et qu' elles
exécutent des fonctions. Sentir, et, par suite,
être déterminé à tel ou tel genre de mouvemens, est
donc un état essentiel à tout organe empreint de vie :
c' est un besoin primitif que l' habitude et la
répétition des actes rend à chaque instant plus
impérieux ; un besoin dont l' impulsion est d' autant
plus capable de reproduire et de perpétuer ces mêmes
actes, qu' ils ont eu lieu déjà plus longtems, plus
souvent, ou d' une manière plus énergique, plus
régulière et plus complète.
Cela posé, les impressions et les déterminations
propres au système nerveux et à celui de la
circulation, conditions nécessaires et, en quelque
sorte, base de la vie ; ces impressions et ces
déterminations, qui ne paraissent jamais, en effet,
pouvoir être entièrement

p287

interrompues, sans que la vie elle-même
cesse à l' instant, doivent engendrer bientôt, par
leur répétition continuelle, la première, la plus
constante et la plus forte des habitudes de l' instinct,
celle de la conservation . Tel est, en effet, le
résultat connu de l' organisation vivante ; résultat
qui précède tout ce que nous entendons par
réflexion et jugement : et cette habitude ne
s' ensuit pas moins directement et moins nécessairement
des lois de la combinaison animale, que les premières
et les plus simples tendances de la vitalité.
Dans les premiers tems de la gestation, l' estomac
et les autres organes du foetus, qui doivent
concourir à la digestion des alimens, paraissent
réduits à l' inaction la plus entière. La nutrition
s' opère par la veine ombilicale ; le sang qu' elle a
amené vers le coeur, va de là se distribuer à toutes
les parties du foetus : il y porte les principes de
leur développement et les matériaux de toutes les
sécrétions. Le surplus, ou le résidu de ce fluide
nourricier, revient au placenta par le canal des
deux artères correspondantes, qui remplissent, en
quelque sorte, les fonctions d' artères pulmonaires :
car c' est dans cette masse spongieuse qu' après
avoir parcouru le cercle entier de la circulation,
le sang, en se remêlant avec celui de la mère,
reprend une portion d' oxigène et les qualités
sans lesquelles il ne saurait servir à la nutrition.
Pendant tout ce tems, l' estomac demeure replié sur
lui-même : il n' éprouve guère d' autres

p288

mouvemens que ceux qu' exige son développement
organique. Les intestins paraissent ne contenir que
quelques restes de fluides, versés dans leur sein par
les vaisseaux exhalans. Le foie s' organise, et prend
un volume considérable : mais il n' envoie point
encore de véritable bile dans le duodenum. On peut en
dire autant de tous les autres organes, qui
secondent les fonctions du canal alimentaire : ils
sont d' abord plongés dans une espèce de sommeil.
Bientôt cependant, l' estomac et les intestins
présentent des traces d' excitations ; ils reçoivent
dans leurs cavités des fluides gélatineux apportés
par les vaisseaux, filtrés par les follécules, ou
simplement extraits des eaux de l' amnios, que rien ne
paraît empêcher d' entrer librement dans la bouche, et
d' enfiler le canal de l' oesophage. En même tems,
le foie commence à préparer une bile, imparfaite,
il est vrai, mais déjà stimulante ; la rate, à se
mettre en rapport avec lui ; le pancréas et les
autres glandes

p289

secrétoires, à verser leurs sucs. Excités par la
présence de ces diverses humeurs, l' estomac et les
intestins ébauchent des simulacres de digestion,
dont les résidus, lentement accumulés, forment cette
matière noirâtre et tenace, dont les enfans
nouveaux-nés ont le canal alimentaire plus ou moins
farci, et dont le mouvement du diaphragme, mis en
jeu par la respiration, suffit quelquefois lui seul
pour les débarrasser.
Dans la digestion, comme dans toutes les fonctions
de l' économie animale, on observe une série
distincte d' impressions et de mouvemens qu' elles
déterminent. L' habitude et le besoin des unes et des
autres produisent un nouvel ordre de tendances,
ou d' affinités. De là, les appétits qui se
rapportent aux alimens, ou l' instinct de
nutrition :
et cet instinct acquiert rapidement
une grande puissance, par le caractère des
impressions agréables qu' il cherche, et des
impressions pénibles qu' il a pour objet de faire
cesser. Il se fortifie encore beaucoup, par ses
rapports directs et constans d' influence réciproque,
avec l' instinct de conservation. enfin, la
sympathie de tous les viscères du bas-ventre avec
les organes du goût et de l' odorat, fait qu' un
certain degré d' excitation de ces derniers, est
inséparable de la série d' impressions et de
mouvemens dont nous avons dit que la digestion se
compose. Or, cette circonstance doit rendre, et
rend en effet, l' instinct de nutrition plus
énergique ; elle en

p290

rend sur-tout les appétits plus distincts et plus
éclairés : et l' on observe qu' ils le sont d' autant
plus, que le goût et l' odorat ont un plus grand
degré de perfection.
Chapitre ix.
Il paraît de l' essence de toute matière vivante
organisée, d' exécuter des mouvemens toniques
oscillatoires ; de passer successivement, pendant
toute la durée de la vie, de l' état de contraction à
celui d' extension. Mais ces alternatives ne sont que
faiblement marquées dans les membranes cellulaires ;
elles le sont plus faiblement encore dans les sucs
muqueux, et dans le sang, où des expériences
ingénieuses les ont cependant fait reconnaître.
C' est la fibre motrice et musculaire qui nous les
montre dans un haut degré d' énergie et d' intensité ;
c' est aussi par elle, que s' opèrent tous les
mouvemens destinés à vaincre des résistances
considérables : car,

p291

les muscles qui composent la vraie puissance active
des animaux, ne sont que des faisceaux plus ou
moins volumineux de ces mêmes fibres, dont la
contraction, ou l' extension produit tous les
mouvemens que les membres peuvent exécuter. Je
crois devoir observer ici, que je me sers du mot
d' extension, au lieu de celui de relâchement,
employé par l' école de Haller ; parce qu' il est
maintenant bien prouvé que l' état des fibres,
alternatif et opposé à celui de contraction, n' est
pas toujours, à beaucoup près, un état passif, et que
les fonctions de plusieurs organes importans
s' exécutent par un véritable épanouissement actif de
leurs faisceaux musculaires.
La tendance à la contraction et à l' extension, qui
forme la propriété fondamentale de ces fibres, est
donc parfaitement analogue à toutes les autres
affinités animales ; elle s' ensuit directement et
nécessairement du caractère de l' organisation. C' est
encore, dans le sens propre du mot, un véritable
nuances se modifient suivant la nature des fonctions,
et l' état actuel des organes auxquels appartiennent
les fibres, ou leurs faisceaux : et cette tendance,
fortifiée par la plus facile reproduction des
mouvemens qu' amène l' habitude, constitue les
déterminations instinctives , propres au
système musculaire, en général, et à chaque muscle,
ou même à chaque fibre motrice, en particulier.

p292

Voilà donc encore un nouvel instinct ; celui de
mouvement : voilà de nouvelles séries d' appétits,
dont la nature nous montre avec une égale évidence,
les motifs, et dont elle nous laisse entrevoir
l' artifice et pressentir les résultats. à mesure que
cet instinct se développe, il contracte des
liaisons étroites, d' une part, avec celui de
conservation ; parce que, sous plusieurs
rapports, il dépend lui-même de l' influence nerveuse
et du jeu de la circulation sanguine : de l' autre,
avec celui de nutrition ; parce que la
réparation des forces motrices est bien plus
l' ouvrage de la sympathie des muscles avec les
organes de la digestion alimentaire, que du
renouvellement et de l' application des sucs
nutritifs ; et qu' en outre, la solidité du point
d' appui, qui soutient à l' épigastre, tous les efforts
musculaires, dépend de l' état de l' estomac, du
diaphragme et de tous les viscères adjacens. Ainsi
la tendance à l' action motrice, et le caractère de
chaque mouvement particulier, sont subordonnés, en
plusieurs points, aux déterminations conservatrices
et aux appétits de nutrition ; ils sont même,
dans une infinité de cas, produits immédiatement par
eux ; ils les secondent, ou plutôt les réalisent
et les manifestent au dehors : ils suivent, enfin,
des directions d' autant plus justes et plus sûres, ils
sont d' autant mieux appropriés à l' utilité de l' animal,
qu' ils ont des rapports de dépendance plus étendus
avec les deux autres instincts primitifs, et que ces
derniers sont

p293

eux-mêmes plus parfaits et plus distincts. De là ces
différences si remarquables dans les déterminations
motrices des différentes espèces d' animaux ; de là
ces phénomènes si singuliers, dont quelques
philosophes ont nié l' existence, faute de pouvoir
s' en rendre compte ; mais dont en même tems beaucoup
de visionnaires ont voulu se servir, pour appuyer
leurs rêves : phénomènes et différences qui se
rapportent également aux lois communes de l' organisation
vivante, en général, et aux modifications que ces
lois subissent dans chaque espèce, ou même dans
chaque animal, en particulier.
Chapitre x.
Monsieur De Tracy, mon collègue au sénat, et
mon confrère à l' institut national, prouve, avec
beaucoup de sagacité, que toute idée de corps
extérieurs suppose des impressions de résistance ; et
que les impressions de résistance ne deviennent
distinctes, que par le sentiment du mouvement. Il
prouve de plus que ce même sentiment du mouvement
tient à celui de la volonté qui l' exécute, ou
qui s' efforce de l' exécuter ; qu' il n' existe
véritablement que par elle : qu' en conséquence,
l' impression,

p294

ou la conscience du moi senti, du moi ,
reconnu distinct des autres existences, ne peut
s' acquérir que par la conscience d' un effort voulu ;
qu' en un mot le moi réside exclusivement dans la
volonté.
D' après cela, nous voyons que le foetus a déjà
reçu les premières impressions dont se composent
l' idée de résistance, et celle des corps étrangers, et
la conscience du moi ; car il exécute des
mouvemens qui sont bornés et contraints par les
membranes dans lesquelles il est renfermé ; il a le
besoin et le désir, c' est-à-dire la volonté d' exécuter
ces mouvemens : et quant à la conscience du moi ,
on peut croire qu' il lui suffirait, pour l' acquérir,
d' éprouver des impressions de bien-être et de
malaise, et de tenter, pour prolonger les unes et
faire cesser les autres, des efforts voulus, quelque
mal conçus et vagues qu' on puisse d' ailleurs les
supposer. J' ajoute que, pour recevoir la sensation
de résistance, la présence des corps extérieurs ne
paraît pas indispensable, puisque le poids de nos
propres membres, et la force des muscles nécessaire
pour les mouvoir, qui sont l' un et l' autre
très-variables, ne peuvent manquer de mettre le
moi dans cette même situation, d' où l' on sait
maintenant que résulte pour lui l' idée des autres
corps.
Ainsi, lorsqu' il arrive à la lumière, le foetus porte
déjà, dans son cerveau, les premières traces des
notions fondamentales, que ses rapports avec tout
l' univers

p295

sensible, et l' action des objets sur les extrémités
nerveuses, doivent successivement y développer.
Déjà, cet organe central, où vont aboutir les
impressions, et d' où partent les déterminations ;
cet organe, qui ne diffère des autres centres nerveux
partiels, que parce que la volonté générale y
réside, ou s' y produit à chaque instant, a reçu
plusieurs modifications qui commencent à le faire
sortir des simples appétits de l' instinct. Ce n' est
plus cette table rase, que se sont figurée plusieurs
idéologistes. Le cerveau de l' enfant a déjà perçu et
voulu : il a donc quelques faibles idées ; et leur
retour, ou leur habitude, a produit en lui des
penchans. Tel est le point d' où il faut partir, si
l' on veut, en faisant l' analyse des opérations
intellectuelles, les prendre véritablement à leur
première origine. Nous allons voir, dans un instant,
que pour bien concevoir leur mécanisme, il est
encore d' autres données premières qu' on ne peut
négliger impunément.
Je ne parlerai point au reste ici des impressions
qui se rapportent à l' action du système absorbant,
quoiqu' elles puissent être moins obscures dans le
foetus, qu' elles ne le deviennent par la suite, dans
l' adulte, toujours distrait de ses affections
internes, par la présence des objets extérieurs. Il
est pourtant assez probable que leur effet se réduit,
chez l' un comme chez l' autre, au simple sentiment de
bien-être, ou de malaise, et dans les cas où
l' absorption des cavités viscérales et du tissu
cellulaire languit,

p296

à l' état de torpeur et d' engourdissement nerveux,
dont cette circonstance est toujours accompagnée.
Je ne parlerai même pas des affections sympathiques,
engendrées dans le foetus, par ses intimes rapports
avec la mère. Il me suffit de faire observer que la
mère exerce en effet sur lui l' influence la plus
étendue, non seulement à raison de la nature du
fluide nourricier qu' elle lui transmet, mais encore
par l' espèce d' incubation nerveuse à laquelle il
demeure constamment soumis dans la matrice, dont
l' exquise sensibilité est assez connue. De là cet
accord, cette union dans la manière d' être et de
sentir de l' enfant et de la mère ; de là cette
transmission des maladies, des dispositions morales,
de certaines habitudes, de certains appétits de la
mère à l' enfant : phénomènes qu' on observe sur-tout
dans les cas où l' une est très-sensible, et l' autre,
d' une organisation primitivement faible. Ce sujet
mériterait sans doute un plus long examen ; mais
pour l' éclaircir complètement, il faudrait entrer
dans des détails que ce mémoire ne comporte pas.
Il est pourtant nécessaire de faire observer encore
que le foetus peut n' être déjà plus entièrement
étranger à deux genres de sensations, dont cependant
les organes propres ne sont dans une pleine activité
qu' après la naissance : je veux parler des
sensations de la lumière et du son. Beaucoup de faits
physiologiques et pathologiques démontrent que
l' action de la lumière extérieure n' est point
indispensable

p297

pour que le centre cérébral, et même l' organe
immédiat de la vue, reçoivent des impressions
lumineuses. L' expérience nous apprend aussi que
certaines pressions exercées sur les yeux
entièrement clos, leur font apercevoir des faisceaux
enflammés ou des étincelles nombreuses, dont l' éclat
peut devenir fatigant. Les coups reçus sur la voute
du crâne peuvent produire le même effet : et dans
plusieurs maladies des nerfs et du cerveau, dans
l' hypocondriasie, dans la manie, en un mot, dans
différens délires aigus ou chroniques, le malade, au
sein de l' obscurité la plus profonde, voit souvent
des clartés vives, des feux permanens ou fugitifs,
des objets fortement éclairés, et peints de riches
couleurs. Ces impressions ont même quelquefois lieu
dans les cas de goutte-sereine, où l' oeil est
incapable de recevoir directement aucune sensation
de lumière. Ainsi, peut-être va-t-on plus loin que
la vérité, quand on établit sans modification que
l' aveugle de naissance ne peut recevoir, et n' a
jamais reçu d' impression lumineuse : l' assertion
est plus hasardée encore, quand elle s' applique au
foetus pourvu de deux yeux sains, et dont les nerfs
optiques jouissent du genre et du degré de
sensibilité qu' exigent leurs fonctions. Mais il ne
s' ensuit pas que l' aveugle né, ni même le foetus,
puissent avoir aucune idée de la lumière du jour,
et des couleurs que ses rayons et son action
simultanée sur l' oeil et sur les objets externes,
apprennent

p298

seuls à comparer et à distinguer : cela,
sans doute, est absolument impossible.
Quant à l' organe de l' ouïe, tout le monde sait
qu' il peut être affecté de différentes espèces de
sons, relatives à l' état du cerveau ou des nerfs en
général, et notamment de ceux des viscères du
bas-ventre. Il est aussi reconnu que des frottemens,
ou de simples applications mécaniques sur l' oreille
externe, sont capables de faire entendre des sons et
des bruits plus ou moins distincts. Enfin, beaucoup
d' expériences, parmi lesquelles je prends pour
exemple celles faites sous la cloche du plongeur, ont
prouvé que les sons peuvent se transmettre à travers
les fluides aqueux ; ce qui, pour le dire en passant,
paraît lever tous les doutes touchant l' élasticité de
ces fluides, longtems méconnue et formellement
niée par les physiciens. Or, les humeurs séreuses,
lymphatiques, gélatineuses, muqueuses, que les
membranes du foetus renferment, qui baignent les
cavités et parcourent les tégumens du bas-ventre de
la mère, jouissent d' une élasticité bien plus grande,
à cause des matières animalisées qu' elles tiennent
en dissolution ; sans même parler de la faculté
contractile directe, que plusieurs physiologistes
admettent dans ces humeurs. Ainsi donc, le foetus peut
avoir reçu des impressions de son ; il peut avoir
du moins entendu des bruits confus. Il paraît même
assez difficile de concevoir que ces impressions ne

p299

se soient pas fréquemment renouvelées pendant le
tems de la gestation. Nous n' en conclurons cependant
point que l' éducation de l' oreille soit alors
fort avancée : mais en affirmant qu' à la naissance
de l' enfant, les bruits extérieurs lui font
éprouver des ébranlemens entièrement nouveaux, on
s' appuie de notions physiologiques incomplètes, et
l' on s' expose à mal commencer l' histoire analytique
des sensations, des idées et des penchans.
Tel est à peu près l' état idéologique du foetus au
moment qu' il arrive à la lumière.
Cet état est commun, en plusieurs points, à des
classes entières d' animaux : mais on sent qu' il ne
peut manquer d' être modifié dans les espèces par
les différences générales de l' organisation ; et
dans les individus, par certaines particularités
dépendantes des dispositions du père et de la mère,
et des impressions qui, de celle-ci, sont transmises
incessamment au foetus renfermé dans la matrice.
Manière de sentir, jugemens naissans, appétits,
habitudes, tout enfin se rapporte alors, comme tout
se rapportera dans la suite aux lois de la
combinaison animale actuelle, au genre de fonctions
qu' elle détermine, à la manière dont ces fonctions
s' exécutent, ou dont tous les mouvemens, en prenant
ce mot dans son sens le plus étendu, se coordonnent
avec le caractère et les opérations de la sensibilité.
En ramenant la formation des corps organisés, et
les phénomènes qui leur sont propres, à des affinités

p300

spéciales, que certaines circonstances, la plupart
encore indéterminées pour nous, développent et
manifestent dans toute portion de matière, nous
n' avons point voulu diminuer le juste étonnement
et l' admiration qu' inspire plus particulièrement le
spectacle de la nature végétale et de la nature
vivante. Les lois secrètes et primitives qui
produisent ces tendances, n' en seront pas moins un
sujet d' éternelle méditation pour le sage. Mais nous
avons essayé de resserrer un peu, s' il est possible,
le champ des chimères et des visions ; de nous
rapprocher de plus en plus des causes premières, sur
lesquelles nous reconnaissons d' ailleurs qu' on ne peut
acquérir aucune notion satisfaisante. Nous avons
voulu rapporter à un principe unique, dont l' action
ne peut être contestée, des faits très-merveilleux,
sans doute, mais que des hommes, doués de plus
d' imagination que de jugement, se plaisent trop à
nous montrer comme une suite de miracles, et qui, par
cette manière vague et superstitieuse de les
considérer, sont devenus indirectement l' appui de
beaucoup d' erreurs ridicules et dangereuses. Ces
imaginations faibles ou prévenues, et sur-tout les
charlatans dont elles sont le jouet, manquent rarement
de crier à l' impiété quand les sciences physiques
viennent lui enlever quelque nouveau retranchement de
causes finales. Mais Newton était-il un impie,
lorsqu' il soumettait à une seule loi tous les
mouvemens des corps célestes, et par conséquent tous
les phénomènes

p301

généraux qui résultent pour nous de la succession
des jours et des nuits, et de la marche des
saisons ? Quand Franklin prouvait l' identité du
fluide électrique et de la matière fulminante,
était-il un impie ? Non, sans doute. Ceux qui
s' abstiennent de vouloir pénétrer les causes
premières, qui les proclament inaccessibles à nos
recherches, incompréhensibles, ineffables, ne
méritent point d' être taxés d' impiété. Ce reproche
s' appliquerait, sans doute, avec plus de fondement à
ces hommes qui veulent faire agir la force motrice
de l' univers d' après leurs vues étroites, l' asservir
à leurs rêves, à leurs passions, à leurs caprices ;
qui, non contens de déterminer et de circonscrire
ses attributs, veulent encore se rendre les
interprêtes de ses intentions ; et loin d' interroger
les lois de la nature, par lesquelles seules cette
cause communique avec nous, veulent qu' on foule,
pour ainsi dire, ces mêmes lois aux pieds, et vous
somment, avec menaces, de préférer leur propre
témoignage à la voix de l' univers.
Mais ces hommes eux-mêmes ne sont pas toujours
des impies, puisqu' il en est qui sont de bonne foi.
Chapitre xi.
Ce fut une entreprise digne de la philosophie du
dix-huitième siècle, de décomposer l' esprit humain,
et d' en ramener les opérations à un petit nombre

p302

de chefs élémentaires : ce fut un véritable trait de
génie, de considérer séparément chacune des sources
extérieures de nos idées, ou de prendre chaque
sens l' un après l' autre ; de chercher à déterminer
ce que des impressions simples ou multiples,
analogues ou dissemblables, doivent produire sur
l' organe pensant ; enfin, de voir comment les
perceptions comparées et combinées engendrent les
jugemens et les désirs.
Jusqu' à cette époque, on avait pu faire d' utiles
recherches sur l' art du raisonnement, indiquer les
routes générales de la vérité, fixer les caractères
auxquels on peut la reconnaître, et tracer les
meilleurs moyens de la faire pénétrer dans les esprits :
mais on n' avait encore, et peut-être on ne pouvait
avoir aucune notion précise, ni de la manière dont
nous commerçons avec le monde extérieur, ni de
la nature des matériaux de nos idées, ni de la
série d' opérations par lesquelles les organes des sens
et le cerveau reçoivent les impressions des objets,
les transforment en sensations ou impressions perçues,
et de ces dernières, composent tout le système
intellectuel et moral. Il faut pourtant l' avouer :
cette analyse, qui a fait faire un si grand pas à
l' idéologie, est pourtant encore incomplète ; elle
laisse même dans les esprits, plusieurs idées fausses
sur le caractère des fonctions du système sensitif
et cérébral, sur le genre d' influence qu' elles
éprouvent de la part des autres fonctions organiques,

p303

sur les rapports nécessaires qui lient entr' eux, tous
les mouvemens vitaux, et les font résulter également
dans chaque espèce et dans chaque individu,
de l' organisation primitive, et de l' état actuel des
diverses parties du corps. Des mémoires précédens
me paraissent avoir au moins préparé l' examen de
ces diverses questions. Ils peuvent, je pense,
suggérer des idées plus justes de l' homme, considéré
sous les deux points de vue du physique et du
moral , dont tous les phénomènes se trouvent ainsi
ramenés à un principe unique. Pour achever d' écarter
les nuages, il me reste quelques observations
à faire sur les belles analyses de Buffon, de
Bonnet et de Condillac, ou plutôt sur une certaine
fausse direction qu' elles pourraient faire prendre à
l' idéologie, et (le dirai-je sans détour ? ) sur les
obstacles qu' elles sont peut-être capables d' opposer
à ses progrès.
Rien, sans doute ne ressemble moins à l' homme,
tel qu' il est en effet, que ces statues, qu' on
suppose douées, tout-à-coup, de la faculté d' éprouver
distinctement les impressions attribuées à chaque
sens en particulier ; qui portent sur elles des
jugemens, et forment en conséquence des déterminations.
Comment ces diverses opérations pourraient-elles
s' exécuter, sans que les organes dont l' action
spéciale, ou le concours est indispensable à la
production de l' acte sensitif le plus simple, de la
combinaison intellectuelle et du désir le plus
vague, se soient développés

p304

par degrés ; sans que déjà, par cette suite
de mouvemens, que la vie naissante leur imprime,
ils ayent acquis l' espèce d' instruction progressive,
qui seule les met en état de remplir leurs fonctions
propres, et d' associer leurs efforts, en les
dirigeant vers le but commun.
Rien ne ressemble moins encore à la manière
dont les sensations se perçoivent, dont les idées
et les désirs se forment réellement, que ces
opérations partielles d' un sens, qu' on fait agir
dans un isolement absolu du système, qu' on prive même
de son influence vitale, sans laquelle il ne saurait y
avoir de sensation. Rien, sur-tout, n' est plus
chimérique que ces opérations de l' organe pensant,
qu' on ne balance point à faire agir comme une
force indépendante ; qu' on sépare, sans scrupule,
pour le mettre en action, de cette foule d' organes
sympathiques dont l' influence sur lui, n' est pas
seulement très-étendue, mais dont les nerfs lui
transmettent une grande partie des matériaux de la
pensée, ou des mouvemens qui contribuent à sa
production.
Nous savons qu' avant de voir le jour, le foetus
a déjà reçu, dans le ventre de la mère, beaucoup
d' impressions diverses, d' où sont résultées en lui,
de longues suites de déterminations ; qu' il a déjà
contracté des habitudes ; qu' il éprouve des appétits,
et qu' il a des penchans. Ces impressions et ces
déterminations ne se trouvent point renfermées dans

p305

le cercle étroit d' un seul, ou de quelques organes ;
elles n' appartiennent point à quelqu' un de ces foyers
partiels de réaction, destinés à diriger des
mouvemens de peu d' importance. Après s' être
graduellement formées dans certains systèmes généraux
d' organes, elles sont devenues communes au système
total. C' est d' elles que dérivent ces habitudes, ces
appétits, ces penchans, dont la production ne peut
être due qu' à l' action de tout l' organe nerveux, et
dont l' ensemble constitue l' instinct primitif.
Au moment de la naissance, le centre cérébral
a donc reçu et combiné déjà beaucoup d' impressions,
il n' est point table rase, si l' on donne au
sens de ce mot, toute son étendue. Ces impressions
sont, à la vérité presque toutes internes ; et sans
doute il est table rase , relativement à l' univers
extérieur : car la connaissance qu' il en acquiert, ne
peut être que le fruit des tâtonnemens réitérés, et
simultanés de tous les sens ; et l' organe pensant
n' est véritablement comme tel, en relation avec cet
univers, que lorsque les objets et les diverses
sensations qu' ils occasionnent, deviennent pour le
moi , déterminés et distincts.
Mais il s' en faut beaucoup que les sensations, les

p306

déterminations et les jugemens qui n' ont lieu
qu' après la naissance, soient étrangers à l' état
antérieur du foetus. Un petit nombre de réflexions
suffit pour faire sentir que cela n' est pas possible,
1 le caractère et le genre même des sensations
tiennent à l' état général du système nerveux ; car
cet état est sur-tout ce qui différencie les espèces
et les individus, 2 les habitudes particulières des
différens organes, ou systèmes d' organes liés par une
étroite sympathie avec le cerveau, ne peuvent manquer
d' influer sur ses fonctions ; le genre d' action qu' il
éprouve de la part de ces organes, se rapportant
toujours à leur manière de sentir, et à celle
d' exécuter les mouvemens qui leur sont attribués par
la nature ; 3 la direction des idées, et même leur
nature, sont toujours, jusqu' à certain point,
subordonnées aux penchans antérieurs ; et des
classes nombreuses de jugemens dépendent uniquement
des appétits.
En un mot, les opérations de l' organe pensant
sont toutes nécessairement modifiées par les
déterminations et les habitudes générales ou
particulières de l' instinct.
Et comment serait-il possible, en effet, que les
penchans, même les plus automatiques de l' instinct
conservateur
, n' influassent pas sur notre
manière de considérer les objets, sur la direction
de nos recherches à leur égard, sur les jugemens que
nous en portons ? Comment les appétits et les
répugnances

p307

relatifs aux alimens n' auraient-ils aucune part soit
à la production, soit à la tournure d' une classe
d' idées qui, sur-tout dans le premier âge, a
certainement un degré remarquable d' importance ?
Comment n' agiraient-ils pas encore sur l' ensemble des
fonctions intellectuelles, en changeant, comme il
est démontré qu' ils le font presque toujours, les
rapports d' influence de l' estomac sur le cerveau ?
Enfin, comment les habitudes de tout le système
sensitif, celles des viscères, ou des autres
organes principaux, et le caractère de leurs
sympathies avec le centre cérébral, demeureraient-ils
étrangers à cette chaîne de mouvemens coordonnés et
délicats, qui s' opèrent dans son sein pour la
formation de la pensée ? Je n' entre point dans le
développement de ces diverses considérations, ni de
quelques autres qui s' y lient intimement : pour faire
voir combien les unes et les autres sont concluantes,
je crois suffisant de les indiquer. L' analyse
détaillée et complète de l' état idéologique de
l' enfant, avant que tous ses sens aient été mis
simultanément en jeu par les objets extérieurs,
n' est pas un de ces sujets qu' on traite en passant :
ce serait celui d' un ouvrage qui manque, et
qui, d' après les données ci-dessus, présente,
peut-être maintenant, moins de difficultés.
Passons à la seconde proposition sur laquelle je
dois encore quelques éclaircissemens : je veux parler
de l' impossibilité positive que jamais l' organe
particulier d' un sens entre isolément en action,
ou que

p308

les impressions qui lui sont propres aient lieu sans
que d' autres impressions s' y mêlent, et que les
organes sympathiques y concourent. En voici la preuve
en peu de mots.
Il est certain d' abord que le sens du tact, le type
ou la source commune de tous les autres, prend
toujours part, jusqu' à certain point, à leurs
opérations ; qu' il serait impossible, par exemple,
de séparer entièrement les impressions que l' oeil
reçoit comme organe de la vue, de celles dont il est
affecté comme partie pourvue d' extrémités sentantes
fort nombreuses. L' oeil, le nez, l' oreille,
indépendamment des sensations délicates qui leur sont
particulièrement attribuées, jouissent d' une
merveilleuse sensibilité de tact : et quelques
observations faites sur des aveugles-nés, à qui la
lumière a tout à coup été rendue, portent à croire
que, dans l' origine, son action sur l' oeil, diffère
peu de celle d' un corps résistant, par lequel la
rétine se sentirait touchée dans tous les points de
son expansion.
On sait que les sons résultent des vibrations de
l' air ; et ces vibrations, dans certains cas, peuvent
devenir perceptibles pour les extrémités nerveuses
de toute la superficie du corps. On sait également
(et chacun peut l' avoir observé cent fois sur
soi-même) que certaines odeurs fortes affectent la
membrane pituitaire, comme si leurs particules
étaient armées de pointes aiguës ; qu' elles y
causent une véritable douleur. Et quant aux organes
du goût, je

p309

crois tout à fait superflu de vouloir faire sentir
qu' ils fournissent une nouvelle preuve : les
impressions savoureuses sont toutes, en effet,
évidemment tactiles ; c' est-à-dire, toutes liées à
l' action physique et directe des alimens ou des
boissons, qui s' appliquent aux papilles de la langue
et du palais.
Mais outre ce lien général, qui entretient des
correspondances continuelles entre tous les sens,
leurs organes peuvent se trouver unis par des
relations plus particulières et plus intimes ;
conséquemment, leurs fonctions respectives peuvent
devenir plus spécialement dépendantes les unes des
autres. Le voisinage, les communications immédiates,
les connexions anatomiques des organes du goût et de
ceux de l' odorat, ne sont pas les seuls rapports qui
rapprochent ces deux sens, et les confondent, en
quelque sorte, dans les considérations physiologiques
les plus triviales : d' autres rapports moins
matériels unissent encore les sensations qui leur
sont propres, bien que très-différentes par la
nature de leurs causes, et très-distinctes par
leurs caractères, ou par les effets qu' elles
produisent sur tout le système. D' ailleurs, ces
sensations se mêlent d' une manière remarquable ;
elles se dirigent, s' éclairent, se modifient,
et peuvent même se dénaturer mutuellement. L' odorat
semble être le guide et la sentinelle du goût :
le goût, à son tour, exerce une puissante
influence sur l' odorat. L' odorat peut isoler
ses fonctions de celles du goût : ce qui plaît à
l' un

p310

ne plaît pas toujours également à l' autre. Mais comme
les alimens et les boissons ne peuvent guère passer
par la bouche sans agir plus ou moins sur le nez,
toutes les fois qu' ils sont désagréables au goût, ils
le sont bientôt à l' odorat : et ceux que l' odorat
avait d' abord le plus fortement repoussés, finissent
par vaincre toutes ses répugnances quand le goût les
désire vivement.
Pour ne pas multiplier les exemples du même
genre, qui se présentent en foule, je me borne à une
seule observation, la plus importante par sa
généralité. Ce n' est pas sans doute la même chose
pour un sens en particulier, de recevoir isolément
les impressions des corps qui viennent agir sur lui,
ou de les recevoir de concert avec un ou plusieurs des
autres sens, c' est-à-dire simultanément avec les
impressions que ces mêmes corps peuvent leur faire
éprouver. Par exemple, lorsque Condillac fait sentir
une rose à sa statue, dans l' hypothèse donnée,
la sensation se borne à l' odorat ; elle n' est
accompagnée d' aucune impression étrangère : il peut
donc dire, avec vérité, que la statue devient , par
rapport à elle-même, odeur de rose, et rien de
plus ; et cette expression, non moins exacte
qu' ingénieuse, rend parfaitement la modification
simple que le cerveau doit subir dans ce moment.
Mais si, au lieu de cet isolement parfait, où l' on
place ici l' odorat, nous le considérons agissant,
comme il agit presque toujours dans la réalité de
concert avec

p311

l' ensemble, ou du moins avec plusieurs des autres
sens ; si, tandis qu' il reçoit l' impression de
l' odeur de la rose, la vue reçoit celle de ses
couleurs, de sa forme agréable, de celle de la main
qui l' approche ; si l' oreille entend les pas ou la
voix de l' homme qui tient la fleur, croit-on que la
perception et le jugement du cerveau se borneront à
ce que Condillac suppose ? Et puisqu' il est reconnu
que le jugement altère ou rectifie les sensations,
pense-t-on que celle de l' odeur de rose n' ait pas
acquis un nouveau caractère par le concours des
autres sensations simultanées ? Enfin, si le désir
rappelle la fleur qui s' éloigne, et qu' elle ne
revienne pas ; si, lorsque le désir n' existe plus,
elle reparaît, et que ces alternatives se répètent
assez fréquemment pour laisser des traces bien nettes
dans le cerveau : ne voilà-t-il pas un ensemble de
données d' où paraît devoir résulter la connaissance
ou l' idée des corps extérieurs ? Et quoique la
résistance au désir ne soit pas ici la résistance
physique au mouvement voulu, n' est-elle pas
suffisante, sur-tout se trouvant jointe à plusieurs
sensations collatérales de différens genres, pour
que le moi s' en forme les deux idées

p312

distinctes de lui-même, et de quelque chose qui
n' est pas lui.
à coup sûr, la statue, même en ne la considérant
de cette manière, que sous le seul rapport des
sensations reçues par l' odorat, n' est plus, dans le
réel, ce qu' elle doit être dans la supposition de
Condillac, simple odeur de rose. ainsi, par
cela seul que les sens ne reçoivent point des
impressions isolées, et qu' ils n' agissent point
séparément les uns des autres, ils sont dans une
dépendance réciproque continuelle ; leurs fonctions
se compliquent et se modifient ; et les produits des
sensations propres à chacun d' eux, prennent un
caractère, résultant de la nature et du degré
proportionnel de cette influence, à laquelle ils sont
respectivement soumis.
Mais il y a plus. Des sympathies particulières lient
les organes de chaque sens, avec divers autres
organes, dont ils partagent les affections, et dont
l' état influe sur le caractère des sensations qui
leur sont propres. Plusieurs maladies du système
nerveux, quelques-unes même qui portent uniquement
sur l' estomac et sur le diaphragme, sont capables
de dénaturer les fonctions de l' ouïe, jusqu' au point
d' altérer tous les sons, d' en faire entendre qui
n' ont aucune réalité, ou de produire une surdité
complète. Les viscères abdominaux influent aussi
très-puissamment sur les opérations de la vue. Un
grand nombre de maladies des yeux dépendent de
matières nuisibles introduites ou accumulées dans le
canal

p313

alimentaire : quelques affections hypocondriaques,
et différens désordres de la matrice et des ovaires,
paralysent momentanément le nerf optique, et
causent une cécité passagère. Nous avons fait
remarquer ailleurs, que l' odorat et les organes de la
génération ont entre eux des rapports sympathiques
particuliers. Mais entre le canal intestinal et
l' odorat, les rapports ne sont ni moins étroits, ni
moins étendus : et si divers états maladifs des
organes de la digestion peuvent dénaturer les
impressions des odeurs, plusieurs maladies du
bas-ventre abolissent entièrement la faculté de les
recevoir. Quant au goût, personne n' ignore que sa
manière de sentir est entièrement subordonnée à la
conscience de bien-être, ou de malaise général,
surtout au sentiment qui résulte de l' état de
l' estomac et des autres parties directement
employées à la digestion ; état qui le dirige
ordinairement avec sûreté, pour le choix et la
quantité des alimens, pourvu que l' imagination ne
vienne pas égarer cet heureux instinct.
Observons encore, que chaque sens ne pouvant
entrer en action, qu' en vertu de l' action préalable
de tous les systèmes généraux d' organes, et
s' y maintenir, qu' en vertu de leur action
simultanée, il se ressent toujours nécessairement de
leurs habitudes, et partage plus ou moins, leurs
affections les plus ordinaires. Ainsi, le degré de
sensibilité du système sensitif, et ses rapports de
balancement

p314

avec le système moteur, influent beaucoup
sur le caractère des impressions reçues par chaque
sens en particulier. C' est par cette circonstance,
autant et plus peut-être qu' à raison de l' état direct
de l' organe mis en jeu, qu' elles sont fortes ou
faibles, vives ou languissantes, durables ou
fugitives. Ainsi, la marche de la circulation et les
habitudes du système sanguin, impriment aux
sensations différens caractères, dont on chercherait
en vain la cause dans les dispositions particulières
du sens auquel elles appartiennent : une légère
différence dans la simple vîtesse du cours des
humeurs, suffit pour éclaircir ou troubler, aviver
ou émousser toutes les sensations à la fois.
Observons enfin, que tous les organes des sens
n' exercent leurs fonctions spéciales, que par des
relations directes et continuelles avec le cerveau ;
qu' ils se ressentent les premiers des changemens qui
peuvent survenir dans ses dispositions ; et que son
état est la circonstance la plus capable de modifier,
et même d' intervertir entièrement l' ordre et le
caractère des sensations.
Je ne vais pas plus loin : des preuves nouvelles
ajouteraient peu de force à ce qui vient d' être dit.
Nous pouvons donc conclure avec toute assurance,
que la bonne analyse ne peut isoler les opérations
d' aucun sens en particulier, de celles de tous les
autres ; qu' ils agissent quelquefois nécessairement,
et presque toujours occasionnellement, de concert ;

p315

que leurs fonctions restent constamment soumises à
l' influence de différens organes, ou viscères ; et
qu' elles sont déterminées et dirigées par l' action,
plus directe et plus puissante encore, des systèmes
généraux, et notamment du centre cérébral.
Ces considérations ouvrent, pour l' étude de
l' homme, des routes entièrement nouvelles ; elles
indiquent avec plus d' exactitude, les sources d' où
naissent, et la manière dont se produisent les
premières déterminations, les premières idées, les
premiers penchans : en un mot, toutes les
observations ci-dessus forment, réunies, le
programme et comme le résumé d' un nouveau traité
des sensations , qui, s' il était exécuté dans le
même esprit, avec tous les développemens nécessaires,
ne serait peut-être pas moins utile dans ce moment,
aux progrès de l' idéologie, que le fut dans son tems
celui de Condillac.
de l' instinct.
chapitre i.
Les détails dans lesquels je suis entré précédemment,
touchant les appétits instinctifs qui se
développent avant que le foetus ait éprouvé l' action de
l' univers extérieur, me permettent de glisser
rapidement sur ce qui me reste encore à dire de
l' instinct en général.

p316

Nous avons vu que les élémens, ou les matériaux
dont les substances animales se composent, ne sont
eux-mêmes que des combinaisons particulières,
produites par la tendance continuelle de toutes les
parties de la matière les unes vers les autres. Nous
avons vu, par suite, que l' organisation résulte des
tendances nouvelles que ces matériaux acquièrent
en se formant ; et qu' à mesure que les combinaisons
se multiplient, ils suivent d' autres lois
d' arrangement, ils acquièrent d' autres propriétés :
enfin, qu' il se manifeste d' autres affinités
particulières, d' où naissent à leur tour, de nouvelles
séries de phénomènes, qui paraissent n' avoir plus
aucun rapport avec ceux des combinaisons élémentaires
antérieures. C' est ainsi que la tendance vive de
l' acide nitrique vers la potasse, ne se montre ni
dans l' azote, ni dans l' oxigène, et que les
propriétés des différens éthers n' existent ni dans
l' alkool, ni dans leurs acides respectifs.
La nature de toute combinaison dépend sans doute
de celle de ses élémens : mais elle dépend aussi de
leur proportion réciproque, et des circonstances
dans lesquelles ils se sont confondus. Ces
circonstances suffisent même assez souvent pour
dénaturer entièrement les résultats. Si, par exemple,
le soufre incomplètement saturé d' oxigène, développe
un acide odorant et volatil ; le même soufre et le
même oxigène, unis à parfaite saturation, forment un
acide pesant, fixe, et presque sans odeur. Par
exemple

p317

encore, certaines circonstances particulières et
différentes, dans lesquelles l' oxigène et l' azote se
combinent, suffisent pour lui faire produire,
tantôt de l' acide nitrique, ou nitreux, tantôt de
l' air atmosphérique pur.
Nous avions reconnu déjà par nos recherches sur
la physiologie des sensations, et nous venons
d' établir sur de nouvelles preuves, que l' action du
système nerveux, comme organe de la sensibilité et
comme source des mouvemens vitaux, consiste en
ce que les impressions reçues par les extrémités
sentantes, se réunissent dans un point central ; et
que de là, par une véritable réaction, partent les
déterminations analogues et subséquentes, qui
doivent mettre en jeu toutes les parties que ce même
point central retient dans sa sphère d' activité.
Nous avons constaté de plus, que, dans le système
animal, il peut exister primitivement, ou se former
par l' effet des habitudes postérieures de la vie, un
nombre, plus ou moins grand, de ces centres nerveux
qui, quoique liés et subordonnés au centre commun,
ont leur manière de sentir propre, exercent
leur genre d' influence, et restent souvent isolés
dans leurs domaines respectifs, soit par rapport aux
impressions reçues, soit par rapport aux mouvemens
exécutés : et nous avons en même tems vu
que dans le centre commun, la réaction prend le
caractère de la volonté ; que là, par conséquent,
réside le moi ; que si tous les organes peuvent
agir

p318

sur lui, suivant leur degré d' importance, les
déterminations qui se forment dans son sein, les
embrassent tous, et se rapportent à leurs diverses
fonctions, et à leur état particulier. Enfin, après
avoir observé que les différens systèmes d' organes
et les besoins qui leur sont relatifs, ne se
développent pas tous à la fois, mais d' une manière
successive et graduelle ; que les appétits, nés de
ces besoins, ou qui ne sont que ces mêmes besoins en
action, se forment nécessairement dans un ordre
successif : nous avons vu naître et se confirmer
chaque tendance instinctive, avec le système
d' organes auquel elle appartient plus particulièrement ;
d' abord celle de conservation , ensuite celle de
nutrition , qui s' y lie de la manière la plus
étroite, et en dernier lieu celle de mouvement ,
qui se coordonne bientôt avec les deux autres :
et comme nous avons rapporté tous les besoins,
qui ne peuvent être pour nous, distincts des
facultés, aux affinités animales que chaque
combinaison nouvelle fait éclore, nous avons
pu, sans sortir des faits physiologiques les plus
certains, et des analogies directes que nous offrent
les lois communes à toutes les parties de la matière,
nous faire une idée claire et simple de l' animal
vivant,

p319

sentant et voulant, tel qu' au sortir de l' oeuf
ou du ventre de sa mère, il arrive à la lumière du
jour. Or, c' est de la même manière, c' est exactement
par la même série d' opérations, que se forment
dans la suite, ses jugemens touchant les divers
objets de l' univers extérieur, les appétits ou
les passions que ces jugemens font naître en lui,
et les déterminations qu' il conçoit, en vertu de ces
passions, ou de ces appétits ; je veux dire que les
impressions reçues par les extrémités nerveuses dont
se composent les organes directs des sens, transmises
au centre cérébral, y produisent des réactions
et des déterminations conformes à leur nature, de
la même manière que les impressions qui viennent
des extrémités internes, et qui, jusqu' alors, ont
été presque les seules qu' aient reçues les centres
partiels et le cerveau.
Il y a cependant ici, quant aux résultats, une
différence sensible à observer. Comme le moi ,
réside dans le centre commun, toutes les opérations
qui ne sortent point du domaine des centres partiels,
ne peuvent produire ni jugement aperçu, ni volonté
sentie : et comme les impressions qui viennent au
cerveau, des extrémités nerveuses internes, sont

p320

loin d' être aussi distinctes, et de pouvoir être
rangées et classées aussi méthodiquement, que celles
qui lui sont transmises par les organes des sens
proprement dits, les premières et tous leurs
produits ont toujours, et l' on sent bien qu' elles
doivent avoir en effet, quelque chose de plus confus
et de plus indéterminé.
Les premières tendances et les premières habitudes
instinctives, sont donc une suite des lois de
la formation et du développement des organes : elles
appartiennent particulièrement aux impressions
internes, et aux déterminations que ces dernières
occasionnent dans tout le système animal. Celles
qui se forment aux époques subséquentes de la vie,
se ressentent beaucoup plus du mélange et de
l' influence des impressions relatives à l' univers
extérieur, lesquelles sont recueillies par les sens :
mais c' est toujours à l' état des ramifications
nerveuses, distribuées dans le sein des viscères et
des organes principaux ; c' est quelquefois aux
dispositions intimes du système cérébral lui-même,
qu' elles doivent leur naissance : et toujours, elles
conservent quelque empreinte de ce caractère vague,
qui montre qu' elles sont peu dépendantes du
jugement et de sa volonté.
Chapitre ii.
Dans la première classe de ces habitudes, ou de
ces déterminations, il faut évidemment ranger celles

p321

qui se manifestent au moment même où l' animal
voit le jour. Ainsi, le cailleteau ou le perdreau,
qui, traînant encore l' oeuf dont il vient de sortir,
court après les grains et les insectes ; le chat et
le chien, qui cherchent, les yeux encore fermés, la
mamelle de leur mère ; le canneton, qui s' achemine
vers l' eau sitôt qu' il la sent, et qui s' y jette sitôt
qu' il l' aperçoit, malgré les cris d' une mère
adoptive, d' espèce différente, qui l' avertit avec
anxiété du danger qu' elle y croit voir pour lui ; la
petite tortue, toute humide encore des fluides de
l' oeuf dont elle s' échappe à peine, qui se dirige
sur-le-champ vers la mer, en prend le chemin, le suit
sans détour, le reprend vingt fois, même à de
grandes distances, et de quelque côté qu' on lui
tourne la tête : tous ces phénomènes appartiennent aux
déterminations primitives ; ils découlent des lois de
l' organisation et de l' ordre de son développement.
Peut-être faut-il aussi ranger dans la même classe
certains autres appétits, ou penchans particuliers,
qui n' acquièrent cependant toute leur force que
beaucoup plus tard, et lorsque le corps a pris à peu
près tout son accroissement : comme, par exemple,
l' instinct du chien de chasse, qui, suivant la race
à laquelle il appartient, poursuit de préférence tel
ou tel gibier, et se sert naturellement, sans aucune
instruction préalable, de différens moyens pour le
saisir ; la rage du tigre, que rien ne fléchit, ni
les bons ni les mauvais traitemens, et qui, gorgé de
sang

p322

et de chairs, n' en est que plus ardent à déchirer
tout ce qui lui présente l' image de la vie ; la
haine du furet pour le lapin, dont la vue et l' odeur,
même assez lointaine, le font aussitôt entrer en
fureur, et qu' il reconnaît dès l' instant pour son
ennemi, pour l' objet d' un invincible penchant de
destruction, sans l' avoir jamais vu, sans avoir dans
son souvenir aucune trace relative à ce faible et
paisible animal.
En effet, toutes ces tendances de l' instinct
tiennent essentiellement à la nature intime de
l' organisation : les premiers traits, sans doute, en
sont gravés dans le système cérébral, au moment même
de la formation du foetus ; et si elles ne développent
toute leur énergie que chez l' animal à peu près
adulte, c' est qu' elles ont besoin, pour pouvoir
s' exercer, d' un degré considérable de force dans les
membres. Quoi qu' il en soit, nous rapporterons à la
seconde classe d' habitudes et de déterminations
instinctives, c' est-à-dire à celles que présentent
des époques postérieures, plus ou moins éloignées
de la naissance, les penchans produits par le
développement de certains organes particuliers : par
exemple, ceux qu' amène la maturité des organes de la
génération ; les appétits, ou les répugnances pour
certains alimens,

p323

ou pour certains remèdes qu' on observe dans
un grand nombre de maladies ; l' instinct, et même
les passions, étrangers à l' espèce, qui caractérisent
quelques affections singulières du système nerveux.
Il suffit, au reste, de rappeler ici ce que nous
avons dit ailleurs de ces divers phénomènes : et
sans entrer dans de nouveaux détails, il demeure bien
prouvé que les tendances instinctives qui
surviennent dans le cours de la vie, résultent,
comme celles que l' animal manifeste en naissant,
d' impressions internes absolument indépendantes à
leur origine de celles que reçoivent les organes des
sens proprement dits ; quoique bientôt elles se
mêlent à toutes les sensations, et puissent être
modifiées jusqu' à un certain point par le jugement
et par la volonté.
D' après les observations exposées dans ce mémoire,
et d' après celles que nous avons déjà recueillies
dans l' histoire physiologique des sensations,
il ne peut plus rester le moindre doute, ni sur
l' existence d' un système de penchans et de
déterminations, formés par des impressions à peu
près étrangères à celles de l' univers extérieur ;
ni sur les caractères qui distinguent ces
déterminations et ces penchans, des volontés
résultantes de jugemens plus ou moins nettement
sentis, mais réellement portés par le moi ;
ni même sur les circonstances qui combinent, ou
mêlent presque toujours, et confondent quelquefois
ces deux genres de déterminations. J' ose croire que
toutes ces observations rapprochées jettent un jour

p324

nouveau sur l' étude de l' homme. J' ose croire aussi
que si le professeur Draparnaud exécute le beau
plan d' expériences qu' il a proposé, pour déterminer
le degré respectif d' intelligence ou de sensibilité
propre aux différentes races, et former, pour ainsi
dire, leur échelle idéologique, il ne lui sera pas
inutile de partir du point où nous sommes parvenus
dans cet examen. Peut-être même pensera-t-il que ses
recherches doivent être dirigées dans le même sens :
et peut-être encore ne hasarderait-on pas trop en
prédisant qu' il trouvera toujours l' instinct d' autant
plus direct et d' autant plus fixe, que les besoins de
conservation et de nutrition sont plus simples, ou
que l' organisation est plus simple elle-même ; qu' il
le trouvera d' autant plus éclairé, plus étendu, plus
vif, que la sensibilité des organes internes est plus
exquise, et qu' ils exercent plus d' influence sur le
centre cérébral ; enfin, que pour évaluer le degré
d' intelligence de chaque espèce, il lui suffira
presque toujours de connaître les dangers dont elle
est menacée, les difficultés qu' elle éprouve à se
procurer sa subsistance, et la quantité d' impressions
qu' elle est forcée de recevoir de la part des objets
extérieurs, sur-tout de la part des autres êtres
animés, soit qu' elle vive dans une espèce d' état
social, soit

p325

que des guerres acharnées et continuelles l' arment
habituellement contr' eux.
de la sympathie.
chapitre i.
Par une loi générale, et qui ne souffre aucune
exception, les parties de la matière tendent les unes
vers les autres. à mesure que ces parties, supposées
d' abord les plus simples et les plus élémentaires,
viennent à se rapprocher, à se confondre, à se
combiner, elles acquièrent de nouvelles tendances.
Mais ces dernières attractions ne s' exercent plus au
hasard : c' est dès lors avec choix que les corps se
recherchent ; c' est avec préférence qu' ils s' unissent :
et plus les combinaisons s' éloignent de la simplicité
de l' élément, plus aussi, pour l' ordinaire, elles
offrent, dans leurs nouvelles affinités, de ce
caractère d' élection, dont les lois paraissent
constituer l' ordre fondamental de l' univers.
Les matières organisées, et notamment les matières
vivantes, produites originairement par les mêmes
moyens, et en vertu des mêmes lois, y demeurent
assujéties dans tous leurs développemens postérieurs,
dans toutes ces combinaisons successives qu' elles
aspirent sans cesse à former, jusqu' au moment
de leur dissolution finale. De là, résultent
immédiatement tous les phénomènes directs, par lesquels

p326

se manifeste la spontanéité de la vie ; toutes
les opérations internes qui développent les membres
de l' animal ; tous les mouvemens primitifs qui
dévoilent et caractérisent en lui des appétits et de
vrais penchans.
Dans tout système organique, la ressemblance,
ou l' analogie des matières les fait tendre
particulièrement les unes vers les autres : il paraît
même qu' en se confondant, elles deviennent toujours de
plus en plus semblables. C' est ainsi que les parties
animées prennent leur accroissement progressif, et
réparent les pertes éprouvées journellement ; c' est
ainsi que l' organisation se perfectionne, et que se
rectifient les erreurs inévitables dans le choix, ou
dans l' emploi des alimens, et les désordres plus ou
moins graves, également inséparables des fonctions
multipliées qui concourent à leur digestion.
Les matières vivantes ont une affinité mutuelle
d' autant plus forte, elles tendent à se coorganiser
d' une manière d' autant plus directe, qu' elles sont
déjà plus complètement animalisées. Ainsi, par
exemple, quand la gélatine et la fibrine se
rencontrent hors du torrent de la circulation, qui
les tient séparées et distinctes, la fibrine, douée
d' un caractère d' animalisation plus avancé, saisit la
gélatine, l' entraîne, pour ainsi dire, dans sa sphère
d' activité, et lui communiquant une partie de sa
tendance à la concrétion, l' organise en membranes
qui contractent différentes dispositions, et vivent à

p327

différens degrés, suivant la forme, les fonctions
et la sensibilité des parties qui les avoisinent.
Allons plus loin : nous verrons ces épanchemens
muqueux, composés de lymphe, de fibrine et de
gélatine, qui se forment souvent dans le cours des
maladies inflammatoires, sur les viscères
particulièrement affectés, s' organiser avec d' autant
plus de promptitude, se rapprocher d' autant plus de
l' état des parties vivantes, que ces viscères sont plus
sensibles, ou plus actifs : et pour peu que les
circonstances favorisent leur coalition réciproque,
bientôt les nerfs et les vaisseaux des derniers
s' étendent et s' abouchent avec des nerfs et des
vaisseaux correspondans, dont l' oeil peut suivre la
formation accidentelle dans cette espèce d' enduit
organisé dont ils sont recouverts. C' est encore
absolument de la même manière que se forment les
cicatrices, dont les matériaux, bien connus
aujourd' hui, ne sont que les humeurs muqueuses
habituellement flottantes dans le tissu cellulaire :
en effet, ces humeurs, se mêlant à la partie
fibreuse, appelée par la suppuration dans les organes
enflammés, se concrètent en tissu solide, et
présentent bientôt tous les phénomènes d' une vie
véritable, mouvement tonique, circulation, sensibilité.
Enfin, les parties complètement organisées, mises
en contact, sans qu' un

p328

épiderme épais, ou des humeurs aqueuses empêchent
leur réunion, se collent, comme les arbres
dans la greffe en approche : leurs nerfs et leurs
vaisseaux respectifs s' abouchant, et s' allongeant de
l' une à l' autre, y pénètrent par une vive impulsion ;
de sorte qu' elles ne forment plus qu' une seule partie,
vivent d' une vie commune ; et tous les mouvemens
isolés et propres, que chacune d' elles exécute
correspondent à des impressions qu' elles se renvoient
et se communiquent réciproquement. C' est là ce
qui fournit à Tagliacoti, chirurgien du seizième
siècle, une idée bizarre, mais ingénieuse, pour
restaurer certaines parties du visage, comme le nez,
les lèvres, etc., quand des maladies ou des blessures
les ont détruites. Il y faisait une incision qui
mettait le vif à découvert ; il y collait un lambeau,
convenablement disposé, de la peau et du tissu
cellulaire de quelque membre, par exemple, du bras, et
ne séparait les deux parties, que lorsqu' il était
assuré que la greffe avait pris dans tous ses points.
Tous les livres de chirurgie parlent de cette
méthode, ou plutôt de cette indication ; car il paraît
qu' elle fut très-rarement employée, même du tems de
l' auteur ; et depuis l' époque de son invention, les
grandes difficultés dont est accompagnée son
exécution, l' ont fait abandonner entièrement.
Tout ce que nous venons de dire doit s' entendre
des matières animales, douées de vie : c' est
uniquement dans cet état, qui dépend lui-même, comme

p329

on l' a vu ci-dessus, des circonstances de leur
formation primitive, et de leur persistance dans les
mêmes dispositions, qu' elles manifestent ces affinités
puissantes de coorganisation mutuelle. Sitôt, en
effet, que la mort les a saisies, plus la tendance de
leurs élémens à former des combinaisons nouvelles est
énergique, plus aussi elle hâte leur séparation, et
par conséquent la destruction des corps, qui ne sont
que leur aggrégat régulier.
Chapitre ii.
Comme tendance d' un être vivant vers d' autres
êtres de même, ou de différente espèce, la sympathie
rentre dans le domaine de l' instinct ; elle est,
en quelque sorte, l' instinct lui-même, si l' on veut
la considérer sous son point de vue le plus étendu.
Comme nous l' avons déjà fait remarquer, les
attractions et les répulsions animales tiennent au
même ordre de causes ; aux besoins de l' animal, à son
organisation. Or, celle-ci dépend évidemment des
circonstances qui président à la première formation
du centre de gravité vivante. Accru, modifié,
dénaturé par les besoins, cet instinct suit toutes
les directions, prend tous les caractères, parcourt
tous les degrés et toutes les nuances, depuis le doux
et vif penchant social de l' homme, de l' abeille, de
la fourmi, jusqu' à l' isolement volontaire et farouche
du sanglier, jusqu' à l' insatiable fureur du tigre :
et par

p330

la raison que ses besoins sont relatifs aux espèces,
toutes les déterminations instinctives étant, à leur
tour, relatives aux besoins, celles-ci se trouvent
nécessairement coordonnées avec tous les degrés et
avec tous les modes d' animalisation.
Voilà, par exemple, pourquoi les déterminations,
qui ont pour objet la conservation de l' animal,
forcent une race timide à fuir à l' aspect de
tous les serpens ; tandis que d' autres, poussées par
l' instinct de nutrition, les attaquent avec courage,
les déchirent et les dévorent. Toutes les espèces de
serpens à sonnettes, répandent au loin la terreur,
par le seul frémissement des écailles de leur queue
et par l' odeur empestée qu' ils exhalent ; ils glacent
et stupéfient les animaux faibles, qui n' entreprennent
seulement pas, le plus souvent, de fuir devant
eux ; ils étonnent quelquefois les oiseaux eux-mêmes,
que les chemins de l' air sembleraient cependant
pouvoir toujours dérober à leur dent meurtrière. Mais
des animaux plus hardis, tels que les tapirs, et même
les cochons transportés d' Europe en Amérique, ne
craignent pas de les saisir, de les mettre en
lambeaux, et d' engloutir ces lambeaux tout vivans.
Le lion jouit d' une force si puissante, il est armé
de dents et de griffes si redoutables, que presque
tous les animaux le fuient avec un profond sentiment
d' effroi. Suivant le rapport des voyageurs qui n' ont
pas craint de parcourir les déserts embrasés, où ses
muscles vigoureux et son naturel dominateur peuvent

p331

acquérir un entier développement, les chiens, les
chevaux, les boeufs, perdent tout courage à son
aspect ; ils frémissent et reculent à sa voix la plus
lointaine ; ils tressaillent, leur poil se hérisse, la
sueur ruisselle de tout leur corps, quand il rôde
dans le voisinage, quoique souvent alors nul signe
sensible pour l' homme n' ait encore annoncé sa
présence : et ces terreurs secrètes de leur instinct
ont été plus d' une fois d' utiles avertissemens pour
les voyageurs égarés avec eux dans les forêts. Malgré
tout cela, le besoin de nourriture et l' intérêt
commun rapprochent du lion, le jackal, espèce
douée d' un odorat plus fin, pleine de sagacité pour
découvrir la proie, d' adresse et d' ardeur pour la
suivre, et qui consent à chasser au compte de son
maître ; c' est-à-dire, à faire tomber le gibier sous
sa griffe, à condition d' en avoir sa part. C' est
encore ainsi que les chiens de la Nouvelle-Hollande,
qui tiennent à la race du jackal et du renard,
montrent pour toute espèce de volaille une avidité
furieuse, qui résiste aux plus sévères corrections :
et cependant ces animaux sont d' ailleurs fort dociles.
Enfin, pour ne pas accumuler les faits du même
genre, on voit l' instinct social et celui de famille

p332

céder, dans le père et la mère du jeune aiglon, au
besoin personnel de subsistance : ils n' hésitent pas
à le chasser, faible encore de leur aire, et à le
bannir à jamais du territoire sur lequel ils se sont
arrogé un empire exclusif.
Je m' arrête ici plus particulièrement sur les
antipathies, parce que les exemples de la sympathie
s' offrent en foule dans toutes les espèces sociales,
et parce qu' elle est, en quelque sorte, la loi
générale de la nature vivante. Il est aisé de voir que
les exceptions dépendent toujours ou d' un état
hostile, nécessité par les besoins, ou de certaines
dispositions particulières des corps, déterminées
par le caractère physique de leurs élémens. Pour que
deux êtres animés tendent sympathiquement l' un vers
l' autre, il suffira que dans l' origine les besoins
n' aient pas forcé leurs espèces respectives à se
fuir, à s' attaquer, à se dévorer ; que des impressions
transmises de race en race, n' aient point transformé
ces premières déterminations en instinct constant ; ou
que certaines habitudes du système, certaines
associations d' idées, de souvenirs, et même de
très-vagues affections, n' aient pas produit en eux
un instinct factice ; ou peut-être, enfin, que leurs
dispositions réciproques,

p333

relatives soit au fluide électrique animal, soit à
tout autre principe vivant, susceptible de s' exhaler
de leurs corps, et de former une atmosphère répulsive
autour d' eux, ne les place point dans un état
réciproque et nécessaire de repoussement.
Tout ce qui précède est particulièrement applicable
aux déterminations sympathiques de l' instinct,
qui se forment et naissent avec l' animal. Celles qui
se développent aux époques postérieures de la vie,
présentent des phénomènes très-analogues ; elles
n' en diffèrent même que par le moment qui les voit
naître, par le caractère des habitudes auxquelles
tout le système est alors plié, par la nature des
organes dont l' état ou les affections les produisent
immédiatement. Et comme dans les maladies il se
manifeste, d' une part, divers appétits relatifs aux
objets de nos besoins physiques, et divers penchans
qui se dirigent vers certains êtres déterminés ; de
l' autre, des dégoûts, des répugnances, des aversions
particulières : de même, les deux tendances, les
deux impulsions de nature, le plus fortement
sympathiques, l' amour et la tendresse maternelle,
considérés comme simples déterminations animales,
ne se marquent pas toujours par les attractions
physiques qui les caractérisent spécialement ; elles
sont très-souvent modifiées, quelquefois dénaturées
par des répulsions prédominantes, qui ne tiennent
pas toutes uniquement au seul besoin contrarié. Il
est même assez remarquable que ce soit en général

p334

dans des races et chez des individus d' une
excessive sensibilité nerveuse, que s' observent les
plus grands écarts de la sympathie ; et que, tantôt
par l' effet des résistances qu' elle rencontre, tantôt
par la perversion totale de son instinct, on
retrouve précisément chez eux, à côté d' elle, ou
même par son effet immédiat, les répugnances les plus
singulières, les aversions automatiques les plus
invincibles, et jusqu' aux égaremens de la plus
aveugle fureur.
Ce phénomène idéologique et moral, tient encore
à des causes physiques directes : il dépend d' un
autre phénomène physiologique, que nous avons déjà
noté plus d' une fois ; je veux dire que les êtres les
plus sensibles sont aussi les plus sujets aux
maladies convulsives et aux différens désordres de la
sensibilité.
Chapitre iii.
La sympathie, en général, dérive du sentiment
du moi , de la conscience, au moins vague, de la

p335

volonté : elle est même nécessairement inséparable
de cette conscience et de ce sentiment. Nous ne
pouvons partager les affections d' un être quelconque
qu' autant que nous lui supposons la faculté de
sentir comme nous. En effet, sans cela, comment
concevoir des affections ? Pour supposer qu' il
sent , il faut nécessairement lui prêter un
moi . Quand les poètes veulent nous intéresser
plus vivement aux fleurs, aux plantes, aux forêts,
il les douent d' instinct et de vie ; quand ils
veulent peupler une solitude d' objets qui parlent
de plus près à nos coeurs, ils animent les fleuves,
les montagnes et les grottes de leurs rochers.
Du moment que nous supposons dans un être des
sensations, des penchans, un moi , pour peu que
cet être excite notre attention, il ne peut plus nous
rester indifférent. Ou la sympathie nous attire vers
lui, ou l' antipathie nous en écarte ; ou nous nous
associons à son existence, ou elle devient pour nous
un sujet d' effroi, de repoussement, de haine et de
colère. Il est aussi naturel, pour tout être sensible,
de tendre vers ceux qu' il suppose sentir comme lui, de
s' identifier avec eux, ou de fuir leur présence et de
haïr leur idée, que de rechercher les sensations de
plaisir et d' éviter celles de douleur.
Sans doute, ces dispositions, aussitôt qu' elles
commencent à s' élever au dessus du pur instinct,
c' est-à-dire aussitôt qu' elles cessent d' être de
simples attractions animales, ou des déterminations
relatives

p336

à la conservation de l' individu, à sa nutrition, au
développement et à l' emploi de ses organes naissans ;
ces dispositions se rapportent dès lors, aux
avantages que nous pouvons retirer des autres êtres,
aux actes que nous devons en attendre ou en redouter,
aux intentions que nous leur supposons à notre
égard, à l' action que nous espérons ou n' espérons
pas d' exercer sur leur volonté. Mais dans ces
derniers sentimens, il entre une foule de jugemens
inaperçus. Ce puissant besoin d' agir sur les volontés
d' autrui, de les associer à la sienne propre, d' où
l' on peut faire dériver une grande partie des
phénomènes de la sympathie morale, devient, dans le
cours de la vie, un sentiment très-réfléchi ; à peine
se rapporte-t-il, pendant quelques instans, aux
déterminations primitives de l' instinct : mais il ne
leur est jamais complétement étranger.
Il en est de la sympathie comme des autres tendances
instinctives primordiales : quoique formée
d' habitudes du système qui précèdent la naissance
de l' individu, elle s' exerce par les divers organes
des sens aux fonctions desquelles les lois de
l' organisation l' ont liée d' avance ; elle s' associe à
leurs impressions ; elle s' éclaire et se dirige par
eux. La vue, l' odorat, l' ouïe, le tact, deviennent
tour à tour, et quelquefois de concert, les
instrumens extérieurs de la sympathie. La vue, en
faisant connaître la forme et la position des objets,
donne une foule d' utiles et prompts avertissemens.
Ses impressions

p337

vives, brillantes, éthérées, en quelque sorte, comme
l' élément qui les transmet, ne sont pas seulement
la source de beaucoup d' idées et de connaissances ;
elles produisent encore, ou du moins elles
occasionnent une foule de déterminations affectives,
qui ne peuvent être entièrement rapportées à la
réflexion. Les sensations que l' oeil reçoit des êtres
vivans, ont un autre caractère que celles qui lui
représentent les corps inanimés. Leurs formes, leurs
couleurs, leurs rapports de situation avec les autres
corps de la nature, les avantages même que l' individu
peut en attendre, ou les inconvéniens qu' il peut en
redouter, ne suffisent pas pour expliquer le genre
particulier d' émotions intérieures qu' ils font naître.
L' aspect du mouvement volontaire nous avertit qu' ils
renferment un moi , pareil à celui qui sert de
lien à toute notre existence. Dès ce moment, il
s' établit d' autres relations entre eux et nous ; et
peut-être, indépendamment des affections et des idées
que leurs actes extérieurs, ou les mouvemens de leur
physionomie manifestent, les rayons lumineux
émanés de leurs corps, sur-tout ceux que lancent
leurs regards, ont-ils certains caractères physiques,
différens de ceux qui viennent des corps privés de la
vie et du sentiment.
Chez les oiseaux, dont la vue est le sens
prédominant, c' est aux fonctions de ses organes que
sont particulièrement liées la plupart des
déterminations

p338

de l' instinct. En fendant les airs, leurs regards
perçans embrassent un vaste horison : des plus hautes
régions de l' atmosphère, ils plongent dans les
profondeurs des vallées, dans le sein des bois. C' est
par cette étendue et cette puissance de vision, qu' ils
découvrent et reconnaissent au loin, les objets de
leurs amours ; qu' en allant à de grandes distances,
chercher la nourriture de leurs petits, ils peuvent
veiller encore sur eux, être avertis du moindre
danger, et se trouver toujours prêts à revoler vers
leurs nids, au premier besoin. C' est aussi par cette
même faculté, qu' ils épient leur proie, la poursuivent
et tombent sur elle comme l' éclair, en jugeant les
intervalles avec la plus grande sûreté d' appréciation,
et les parcourant avec la plus grande justesse de
vol ; ou qu' ils aperçoivent, et se mettent en état
de déconcerter tous les desseins de l' ennemi, quel
qu' il soit, qui les guette et les poursuit.
Chapitre iv.
Chez les animaux, dont les yeux et les oreilles
ne s' appliquent pas à beaucoup d' objets divers, et
sur-tout n' ont pas l' habitude d' y considérer
beaucoup de rapports, il paraît que le principal
organe de l' instinct est l' odorat ; il est aussi par
conséquent alors, celui de la sympathie. Plusieurs
espèces sont évidemment dirigées vers les êtres de la
même, ou

p339

d' une autre espèce, par des émanations odorantes qui
leur en indiquent la trace, et leur en font
reconnaître la présence, longtems avant que leurs
oreilles aient pu les entendre, ou leurs yeux les
apercevoir. Chez les quadrupèdes, qui naissent, et
restent quelque tems encore après leur naissance, les
yeux fermés, l' odorat et le tact paraissent être les
seuls guides de l' instinct primitif : tandis que le
jeune poulet, le perdreau, le cailleteau, à peine
sortis de la coque, se servent avec beaucoup de
précision de leur vue ; et qu' en courant après les
insectes, ils approprient exactement aux distances
les efforts des muscles de leurs cuisses, et dirigent
ceux qui meuvent la tête et le cou, de manière à
faire tomber leur bec débile juste sur leur petite
proie. Les chats et les chiens, attirés par la douce
et moite chaleur de leur mère, par l' odeur
particulière de son corps et de ses mamelles gonflées
de lait, se tournent vers elle, la cherchent, et vont
s' emparer de ces réservoirs, où leur premier aliment
se trouve déjà tout préparé par la nature. Dans le
tems des amours, les mâles et les femelles se
présentent et se reconnaissent de loin, par
l' intermède des esprits exhalés de leurs corps,
qu' anime, durant cette époque, une plus grande
vitalité.
Il n' est pas douteux que chaque espèce, et même
chaque individu, ne répande une odeur particulière :
il se forme autour de lui, comme une atmosphère
de vapeurs animales, toujours renouvelée

p340

par le jeu de la vie : et quand cet individu
se déplace, il laisse toujours sur son passage, des
particules qui le font suivre avec sûreté par les
animaux de son espèce ou d' espèce différente, doués
d' un odorat fin. C' est ainsi que le chien distingue
la piste du lièvre de celle du renard, celle du cerf
de celle du daim ; que parmi plusieurs cerfs, il
démêle, à la trace, celui sur lequel il a d' abord été
lancé, sans se laisser égarer par les ruses que
l' animal poursuivi s' efforce d' opposer à cet instinct
si sûr et si dangereux pour lui.
En général, les émanations des animaux jeunes
et vigoureux sont salutaires ; conséquemment elles
produisent des impressions agréables, plus ou moins
distinctement aperçues. De là, naît cet attrait
d' instinct par lequel on est attiré vers eux, et qui
fait éprouver un certain plaisir organique à leur
vue, à leur approche, avant même qu' il s' y mêle
l' idée d' aucun rapport d' affection ou d' utilité.
L' air des étables qui renferment des vaches et des
chevaux, proprement tenus, est également agréable et
sain : on croit même, et cette opinion n' est pas
dénuée de tout fondement, que dans certaines
maladies, cet air peut être employé comme remède,
et contribuer à leur guérison. Montagne raconte

p341

qu' un médecin de Toulouse, l' ayant rencontré chez
un vieillard cacochyme, dont il soignait la santé,
frappé de l' air de force et de fraîcheur du jeune
homme (car le philosophe avait alors à peine vingt
ans), engagea son malade à s' entourer de personnes
de cet âge, qu' il regardait comme non moins propres
à le ranimer qu' à le réjouir. Les anciens savaient
déjà combien il peut être utile, pour des vieillards,
languissans, et pour des malades épuisés par
les plaisirs de l' amour, de vivre dans une
atmosphère remplie de ces émanations restaurantes,
qu' exhalent des corps jeunes et pleins de vigueur.
Nous voyons dans le troisième livre des rois, que
David couchait avec de jolies filles pour se
réchauffer et se redonner un peu de force. Au rapport
de Galien, les médecins grecs avaient, depuis
longtems, reconnu dans le traitement de différentes
consomptions, l' avantage de faire téter une nourrice
jeune et saine ; et l' expérience leur avait appris
que l' effet n' est pas le même, lorsqu' on se borne à
faire prendre le lait au malade, après l' avoir reçu
dans un vase. Cappivaccius conserva l' héritier d' une
grande maison d' Italie, tombé dans le marasme,
en le faisant coucher entre deux filles jeunes et
fortes. Forestus rapporte qu' un jeune bolonais fut
retiré du même état, en passant les jours et les nuits

p342

auprès d' une nourrice de vingt ans : et l' effet du
remède fut si prompt, que bientôt on eut à craindre
de voir le convalescent perdre de nouveau ses forces,
avec la personne qui les lui avait rendues. Enfin,
pour terminer sur ce sujet, Boerhaave racontait à
ses disciples, qu' il avait vu guérir un prince
allemand, par le même moyen, employé de la même
manière qui réussit jadis si bien à Cappivaccius.
Si les déterminations instinctives, qui appartiennent
à la sympathie, sont très-souvent excitées et
dirigées par l' odorat, celles qu' on a caractérisées
par la dénomination d' antipathies, ne sont pas moins
souvent liées aux fonctions des organes du même
sens. C' est par eux que les animaux d' un ordre
inférieur, sont avertis de l' approche du lion. Les
différentes espèces de serpens crotales, et
notamment le boiquira, répandent, comme on la vu
ci-dessus, une odeur que les quadrupèdes et les
oiseaux, dont ils font leur proie, savent reconnaître
d' assez loin, et qui les frappe d' une profonde
terreur. Il en est de même de plusieurs espèces de
boa , particulièrement du devin, ce monstrueux
reptile, dont les replis étouffent les chèvres, les
gazelles, les génisses, et jusqu' aux taureaux les
plus vigoureux. Il en est de même, enfin, de presque
toutes ces races dévastatrices, qui n' existent que
par la guerre, le sang, et la destruction. Ce sont les
émanations propres à chacune d' elles, qui, laissées
sur leurs traces, ou même les devançant par-tout,
deviennent

p343

souvent la sauve-garde de leurs tristes victimes,
et les écartent au loin ; mais qui souvent
aussi, les livrent plus sûrement à sa rage, et les
mettent hors d' état de fuir, en les glaçant de
stupeur.
Chapitre v.
L' oreille transmet au cerveau beaucoup d' impressions
extérieures, et lui fournit les matériaux de
beaucoup de connaissances : c' est peut-être pour
cela même, qu' elle prend moins de part aux
déterminations de l' instinct, et ne s' associe que plus
faiblement, aux circonstances qui les occasionnent
ou qui les manifestent. Toutes les facultés sentantes
de l' ouïe, d' ailleurs si vives, si délicates, si
étendues, semblent être absorbées par cette nombreuse
classe d' impressions, qui sont presque uniquement
destinées à provoquer des opérations intellectuelles,
à faire naître des jugemens aperçus, à déterminer
des désirs distinctement reconnus et motivés.
Cependant la puissance, en quelque sorte générale,
de la musique sur la nature vivante, prouve que
les émotions propres à l' oreille, sont loin de
pouvoir être toutes ramenées à des sensations perçues
et comparées par l' organe pensant : il y a dans ces
émotions, quelque chose de plus direct. Les hommes
dépourvus de toute culture, ne sont pas moins
avides de chants, que ceux dont la vie sociale a
rendu les organes plus sensibles et le goût plus fin.

p344

Sans parler de ce chantre ailé, dont le gosier
brillant est sans doute, à cet égard, le chef-d' oeuvre
de la nature, un grand nombre d' espèces d' oiseaux
remplissent l' air d' une agréable harmonie : plusieurs
animaux domestiques, et quelques races encore
insoumises, paraissent entendre, avec plaisir, les
chants de l' homme et les voix artificielles des
instrumens qui résonnent sous ses mains. Il est des
associations particulières de sons, et même de
simples accens, qui s' emparent de toutes les facultés
sensibles ; qui, par l' action la plus immédiate, font
naître à l' instant dans l' âme, certains sentimens,
que les lois primitives de l' organisation paraissent
leur avoir subordonnés. La tendresse, la mélancolie,
la douleur sombre, la vive gaîté, la joie folâtre,
l' ardeur martiale, la fureur peuvent être tantôt
réveillées, tantôt calmées par des chants d' une
simplicité remarquable : elles le seront même d' autant
plus sûrement, que ces chants sont plus simples,
et les phrases qui les composent, plus courtes
et plus faciles à saisir. Dans la voix parlée, il est
également des intonations qui semblent ébranler
tout l' être sentant : il est des accens qui, sans le
secours d' aucunes paroles, et même quelquefois
malgré le sens ridicule ou trivial de celles dont on
les accompagne, vont toujours droit au coeur, et le
remplissent de puissantes émotions. Ce sont les cris
menaçans ou pathétiques des missionnaires, qui
saisissent un grossier auditoire, bien plutôt que leurs

p345

discours, et sur-tout que les raisonnemens par
lesquels ils tachent de le subjuguer. Il ne leur est
pas du tout nécessaire pour réussir, que les
personnes qui les écoutent, puissent suivre ces
raisonnemens, entendre ces discours : et l' on sait
que les conversions opérées par eux, ont souvent été
d' autant plus nombreuses et plus faciles, qu' ils
prêchaient dans un pays dont ils ignoraient
absolument la langue. Quand les tons de leur voix
sont justes, imposans, touchans, il importe très-peu
que leurs paroles soient dépourvues de sens et de
raison.
Tous ces effets rentrent évidemment dans le domaine
de la sympathie ; et l' organe pensant n' y
prend une part réelle que comme centre général
de la sensibilité.
Chapitre vi.
Pour ce qui regarde le tact, la justesse, en quelque
sorte, mécanique de ses opérations, ou plutôt
le caractère plus précis des rapports qu' il s' occupe
à déterminer, l' empêche de jouer un grand rôle
dans certaines classes d' affections et de penchans,
qui, par leur nature, sont nécessairement un peu

p346

vagues. Son action sympathique ne paraît guère
pouvoir s' exercer que par le moyen de la chaleur
vivante. Cette chaleur, dont les effets ne doivent
point être confondus avec ceux de toute autre chaleur
quelconque, sert incontestablement, dans plusieurs
cas, de guide à l' instinct ; et sa douce influence
produit des attractions affectives, qu' on est forcé de
rapporter au simple mécanisme animal. Plusieurs
phénomènes de ce genre peuvent s' offrir chaque
jour à tous les yeux : mais les observations n' en
ont pas encore été recueillies et classées avec assez
de choix et de soin : il resterait même à faire sur
ce sujet, différentes expériences, dont je ne pense
pas que personne ait encore eu l' idée. Ainsi donc,
je me borne, dans ce moment, au plus simple résultat
de beaucoup de faits bien constans et généralement
connus.
Quoique les sens extérieurs restent quelque tems
inactifs dans le foetus humain, et dans celui des
espèces qui se rapprochent de l' homme, par le
caractère de leur sensibilité, cependant, comme les
lois primitives de l' organisation lient entr' elles
toutes les parties du système, comme elles
subordonnent les fonctions des unes à celles des
autres, par différens rapports secrets, que le
sommeil plus ou moins prolongé de certains organes,
n' empêche point de s' établir : il est aisé de
concevoir qu' au moment même de la naissance, les
organes des sensations proprement dites, peuvent
déjà concourir

p347

aux déterminations de l' instinct, et qu' ils doivent
y prendre plus ou moins de part, suivant la nature
des besoins et les facultés de l' animal.
Mais ce n' est pas tout.
Nous avons vu que ces déterminations s' associent
bientôt aux opérations de l' intelligence ; qu' elles
les modifient, et qu' elles en sont modifiées à leur
tour : et, pour le dire en passant, l' on ne peut
douter que l' erreur des philosophes, qui,
successivement, ont attribué trop ou trop peu soit au
jugement, soit à l' instinct, ne tienne à cette
circonstance. Or, il est aujourd' hui bien reconnu que
les organes directs des sensations sont, en cette
qualité, les instrumens principaux de l' organe
pensant. Leurs fonctions influent donc primitivement
comme cause génératrice de la pensée sur toutes les
opérations auxquelles et la pensée, et les désirs
qu' elle fait naître, concourent, ou sont enchaînés.
Ainsi, d' autres rapports très-multipliés, quoique
moins immédiats, établissent un nouveau genre de
subordination mutuelle entre les opérations des sens
et les tendances sympathiques : ces rapports sont
même d' autant plus étendus, et cette subordination
d' autant plus frappante dans les animaux, que les
individus appartiennent à des espèces douées de plus
d' intelligence, et dans l' homme, qu' il a reçu plus
de culture, qu' il vit sous un régime social plus
avancé : de sorte que bientôt on ne peut plus
séparer ce qui n' est que simplement organique dans

p348

la sympathie, de ce que viennent y mêler sans cesse
les relations de l' individu avec ses semblables, et
avec tous les êtres de l' univers.
Considérées sous ce point de vue, et dans leurs
combinaisons avec les opérations intellectuelles, les
tendances sympathiques sont déjà bien loin des
attractions animales primitives qui leur servent de
base : elles conservent même peu de ressemblance
avec le pur instinct. Dès lors, ce sont des sentimens
plus ou moins nettement aperçus, des affections plus
ou moins raisonnées : les uns et les autres semblent,
à l' égard de l' instinct, être ce que la pensée et le
désir réfléchi sont à l' égard de la sensation ;
comme l' instinct semble, à son tour, être, par rapport
aux attractions animales primitives, ce qu' est la
sensation, par rapport à l' impression la plus simple,
à celle que reçoivent des extrémités nerveuses,
dépendantes d' un centre partiel isolé. Parvenues à ce
terme, les tendances sympathiques ont pu tromper
facilement les observateurs les plus attentifs et les
plus exacts. La grande difficulté d' en rapporter les
effets à leur véritable cause, a pu faire penser que
des facultés inconnues étaient nécessaires pour faire
concevoir de tels phénomènes. Ces tendances sont
en effet, alors, ce qu' on entend par la sympathie
morale
: principe célèbre dans les écrits des
philosophes écossais, dont Huttchesson avait reconnu
la grande puissance sur la production des sentimens ;
dont Smith a fait une analyse pleine de sagacité,

p349

mais cependant incomplète, faute d' avoir pu le
rapporter à des lois physiques, et que Madame
Condorcet, par de simples considérations rationnelles,
a su tirer, en grande partie, du vague où le laissait
encore la théorie des sentimens moraux .
La sympathie morale consiste dans la faculté de
partager les idées et les affections des autres ; dans
le désir de leur faire partager ses propres idées et
ses affections ; dans le besoin d' agir sur leur volonté.
Sitôt qu' on observe, ou simplement qu' on imagine
dans un être, la conscience de la vie, on lui
prête nécessairement des perceptions, des jugemens,
des désirs, et l' on cherche à les deviner. Sitôt qu' on
les a reconnus ou qu' on se le persuade, on veut y
prendre part, en vertu de la même tendance animale
directe par laquelle on est entraîné vers lui :
et pour ces deux actes, la tendance suit à peu près
les mêmes lois ; elle reste soumise aux mêmes
limitations, c' est-à-dire, qu' elle n' est jamais
suspendue dans son action que par la crainte ou le
doute, et qu' elle n' agit en sens contraire que
lorsqu' on regarde cet être comme un ennemi véritable,
et qu' on lui suppose des qualités nuisibles ou
d' hostiles intentions. Il y a seulement quelque chose
de plus dans cette opération de la sympathie morale :
c' est que déjà la faculté d' imitation qui caractérise
toute nature sensible, et particulièrement la nature
humaine, commence à s' y faire remarquer. En effet,
quand on s' associe aux affections morales d' un
homme, on

p350

répète, au moins sommairement, les opérations
intellectuelles qui leur ont donné naissance ; on
l' imite : aussi, les personnes chez qui l' on
reconnaît, au plus haut degré, le talent d' imitation,
sont-elles, en même tems, celles que leur imagination
met le plus promptement, le plus facilement et le
plus complètement, à la place des autres ; ce sont
elles qui tracent avec le plus de force et de talens
ces peintures des passions, et même tous ces
tableaux de la nature inerte, qui ne frappent et
saisissent nos regards qu' autant qu' une sorte de
sympathie les a dictés.
Cette faculté d' imitation, relative aux opérations
du centre sensitif et pensant, est absolument la même
que celle qui se rapporte aux mouvemens des parties
musculaires extérieures ; seulement, ce sont
d' autres organes qui sont imités, et d' autres qui les
imitent : tout est d' ailleurs semblable dans cette
reproduction d' actes, d' ailleurs si différens ; tout,
dans les actes originaux eux-mêmes, et dans le
caractère des moyens par lesquels ils sont reproduits,
tout est soumis encore aux mêmes principes, et
s' exécute suivant les mêmes lois.
Que si l' on remonte plus haut, on trouvera que
la faculté d' imiter autrui tient à celle de
s' imiter soi-même : c' est l' aptitude à reproduire,
sans avoir besoin du même degré de force et d' attention,
tous les mouvemens que les divers organes ont
exécutés une fois ; aptitude toujours croissante avec
la répétition

p351

des actes. Or, cette faculté est inséparable et
caractéristique de toute existence animale : et quand
on s' est fait un tableau fidèle de la manière dont la
vie, par son action sur toutes les parties du système,
en détermine toutes les fonctions, on conçoit
facilement que cela doit être ainsi. En effet, la
fibre musculaire, que nous allons prendre pour
exemple, triomphe, en agissant, de tous les obstacles
qui s' opposent à sa contraction. Ceux de ces obstacles
qui ne dépendent pas immédiatement des poids qu' elle
est destinée à soulever ou à mouvoir, ne peuvent
manquer de s' affaiblir à chaque contraction nouvelle :
et comme elle acquiert elle-même par cet
exercice, pourvu que l' effort n' en soit point
excessif, ou prolongé trop longtems, une vigueur
qu' elle n' avait pas dans l' origine ; comme, d' autre
part, les puissances vitales ne persévèrent pas
seulement dans leur action motrice, avec le même
degré d' énergie et de promptitude, mais qu' elles
croissent encore graduellement et proportionnellement
elles-mêmes, par l' effet immédiat de cette répétition
ménagée, et de ce perfectionnement des fonctions : il
est clair que la force radicale, et sur-tout la
facilité des mouvemens, doivent augmenter à mesure
qu' ils se réitèrent, en supposant toutefois qu' ils
soient toujours exécutés de la manière dont ils l' ont
été précédemment.
Ce qui se passe dans l' action musculaire, se passe
également dans les autres fonctions : seulement, ce

p352

sont d' autres organes, d' autres genres de mouvemens ;
et par conséquent, ce sont aussi d' autres
résultats. Au reste, la physique nous offre, dans des
machines inanimées, deux exemples de l' accroissement
de force et d' aptitude, occasionné par la prolongation
ou par le retour assidu des mêmes opérations.
Les appareils électriques produisent, toutes
choses égales d' ailleurs, d' autant plus d' effet, qu' on
s' en sert plus habituellement ; et les aimans
artificiels sont susceptibles d' acquérir, par la
simple continuité d' action, une force très-supérieure
à celle qu' ils avaient reçue d' abord.
Si l' on avait une fois déterminé la nature du
stimulant interne, qui fait entrer en action
l' organe cérébral, et qui lui sert d' intermède pour
correspondre, par ses extrémités, avec tous les autres
organes, peut-être ne serait-il pas absolument
impossible de lier le double phénomène dont nous
parlons avec ceux qui sont en droit de nous étonner
le plus dans le système animal.
Chapitre vii.
La sympathie morale exerce son action par les
regards, par la physionomie, par les mouvemens
extérieurs, par le langage articulé, par les accens
de la voix, en un mot, par tous les signes : son
action peut être éprouvée par tous les sens. L' effet
des regards, de la physionomie, et même des gestes,

p353

n' est pas uniquement moral ; il y reste encore, s' il
m' est permis de parler ainsi, un mélange d' influence
organique directe, qui semble indépendante de la
réflexion. Mais on ne peut nier que la partie la plus
importante de l' art des signes, ne soit soumise à la
culture ; que ses progrès ne soient proportionnels
aux efforts et à la capacité de l' intelligence ;
qu' enfin, les sentimens sympathiques-moraux ne soient
presque toujours une suite de jugemens inaperçus.
Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse.
Au point où nous la laissons, elle rentre dans le
domaine de l' idéologie et de la morale : c' est à
ces sciences qu' il appartient de la terminer.
Je n' ajoute plus qu' une réflexion : c' est que la
faculté d' imitation, qui caractérise toute nature
sensible, et notamment la nature humaine, est le
principal moyen d' éducation, soit pour les individus,
soit pour les sociétés ; qu' on la trouve, en quelque
sorte, confondue à sa source, avec les tendances
sympathiques, sur lesquelles l' instinct social et
presque tous les sentimens moraux sont fondés ; et que
cette tendance et cette faculté font également partie
des propriétés essentielles à la matière vivante,
réunie en système. Ainsi, les causes qui développent
toutes les facultés intellectuelles et morales sont
indissolublement liées à celles qui produisent,
conservent et mettent en jeu l' organisation ; et
c' est dans l' organisation même de la race humaine,
qu' est placé le principe de son perfectionnement.

p354

du sommeil et du délire.
chapitre i.
Ce fut Cullen qui, le premier, reconnut des rapports
constans et déterminés entre les songes et le
délire ; ce fut sur-tout lui qui, le premier, fit
voir qu' au début, et pendant toute la durée du
sommeil, les divers organes peuvent ne s' assoupir que
successivement, ou d' une manière très-inégale, et que
l' excitation partielle des points du cerveau qui leur
correspondent, en troublant l' harmonie de ses
fonctions, doit alors produire des images irrégulières
et confuses, qui n' ont aucun fondement dans la
réalité des objets. Or, tel est, sans doute, le
caractère du délire proprement dit. Mais, faute d' un
examen plus détaillé des sensations, ou de la
manière dont elles se forment, et de l' influence
qu' ont les diverses impressions internes sur celles
qui nous arrivent du dehors, l' idée de Cullen est
restée extrêmement incomplète : quoique juste au
fond, elle ne pourrait être défendue contre une longue
suite de faits, qui prouvent que souvent le délire et
les songes tiennent à des causes très-différentes de
celles qu' il assigne ; en un mot, cette idée n' est
qu' un simple aperçu. Nos recherches nous ont mis en
état d' aller plus loin ; et nous pouvons, j' ose le
dire, non seulement exposer avec plus d' exactitude,
ce qu' elle renferme

p355

de vrai, mais sur-tout la ramener à des vues plus
générales, seules capables de lui donner un solide
appui.
En effet, nous connaissons les différentes sources
de nos idées et de nos affections morales : nous avons
déterminé les diverses circonstances qui concourent
à leur formation. La sensibilité ne s' exerce pas
uniquement par les extrémités externes du système
nerveux ; les impressions reçues par les sens
proprement dits, ne sont pas les seules qui mettent
en jeu l' organe pensant : et l' on ne peut rapporter
exclusivement, à l' action des objets placés hors de
nous, ni la production des jugemens, ni celle des
désirs. On a vu, dans le second et le troisième
mémoire, que la sensibilité s' exerce, concurremment
avec les organes des sens, par les extrémités
nerveuses internes qui tapissent les diverses parties,
et que les impressions qu' elles reçoivent dans les
différens états de la machine vivante, lient
étroitement toutes les opérations des organes
principaux avec celles du centre cérébral. On a vu de
plus, dans ces deux mémoires, que le système nerveux,
pris dans son ensemble, et le centre pensant en
particulier, sont susceptibles d' agir en vertu
d' impressions plus intérieures encore, dont les causes
s' exercent au sein même de la pulpe médullaire. Enfin,
l' on vient de voir ici que les déterminations
instinctives, et les penchans directs qui en
découlent, se combinent

p356

avec les perceptions arrivées par la route des sens ;
qu' elles les modifient, en sont modifiées, tantôt les
dominent et tantôt se trouvent subjuguées par elles.
Ainsi donc, l' on n' a plus besoin de recourir à deux
principes d' action dans l' homme, pour concevoir la
formation des mouvemens affectifs ; pour expliquer
cet état de balancement, ou de prépondérance
alternative, qui souvent les confond avec les
opérations du jugement, qui, souvent aussi, les en
distingue, et quelquefois les met en parfaite
opposition avec elles. Et même, dans notre manière de
voir, le phénomène ne présentera plus rien
d' extraordinaire, si l' on veut bien se souvenir que
les diverses impressions internes fournissent, en
quelque sorte, presque tous les matériaux des
combinaisons de l' instinct, et qu' elles exercent, sur
ses opérations, une influence bien plus étendue que
sur celles de la pensée.
Toutes les circonstances ci-dessus peuvent donc
concourir, et concourent en effet, pour l' ordinaire,
à la production des jugemens et des désirs réfléchis.
Ainsi, pour embrasser, dans une analyse complète,
toutes les causes capables d' altérer les opérations
du jugement et de la volonté, il faut tenir compte de
chacune de ces circonstances ; et quoique leur
puissance, à cet égard, ne soit pas égale, sans
doute, il n' en est aucune dont les effets ne
méritent d' être appréciés avec attention.

p357

Je me résume en peu de mots.
Les désordres du jugement et de la volonté
peuvent tenir à ceux
1 des sensations proprement dites ;
2 des impressions dont la cause agit dans le sein
même du système nerveux ;
3 de celles qui sont reçues par les extrémités
sentantes internes ;
4 des déterminations instinctives et des désirs,
ou des appétits qui s' y rapportent immédiatement.
Chapitre ii.
Les sensations proprement dites, sont altérées par
les maladies de l' organe qui les transmet au cerveau ;
par les sympathies qui peuvent lier ses opérations
avec celles d' autres organes malades ; par certaines
affections du système nerveux, qui ne se manifestent
qu' à ses extrémités sentantes.
Dans les inflammations de l' oeil, ou de l' oreille,
que je prends pour exemple du premier cas, souvent
les sensations de la vue ou de l' ouïe ne se rapportent
point aux causes qui les produisent dans
l' ordre naturel : quelquefois même elles deviennent
très-distinctes et très-fortes, sans dépendre d' aucune
cause extérieure véritable. Un mouvement extraordinaire
du sang dans les artères de la face et des
parties adjacentes, peut suffire pour présenter aux
yeux des images qui n' ont point d' objet réel. Un
fébricitant croyait voir ramper sur son lit un serpent

p358

rouge : Galien, qui le traitait conjointement avec
plusieurs autres médecins, considère son visage
enflammé, le battement des artères temporales,
l' ardeur des yeux : il ne craint pas de prédire une
hémorragie nazale prochaine ; et l' événement justifie
presqu' aussitôt son pronostic. Certaines affections
catharrales, et plusieurs espèces de maux de gorge,
dont l' effet se communique à la membrane interne
du nez, dénaturent entièrement les fonctions de
l' odorat. Tantôt elles se bornent à le priver de toute
sensibilité ; tantôt elles lui font éprouver des
impressions singulières, qui n' ont de cause que dans
l' état maladif de l' organe. Mais ordinairement, les
erreurs isolées du genre dont nous parlons ici, sont
facilement corrigées par les sensations plus justes
que les autres sens reçoivent, sur-tout par l' accord
de ces sensations : il n' en résulte point alors de
délire positif.
L' action sympathique de certains viscères malades,
sur le goût, la vue, l' ouïe, l' odorat, et sur
le tact lui-même, est beaucoup plus étendue. Dans
plusieurs affections du canal intestinal, ou des
organes de la génération, chaque sens en particulier,
peut se ressentir de leurs désordres : lors même
que tous les partagent simultanément, il paraît que
cet effet peut avoir lieu, sans que le centre
sensitif en soit directement affecté ; du moins les
erreurs sont-elles alors quelquefois, évidemment
produites par celles de ses extrémités extérieures.

p359

On sait que les maladies des différens organes
de la digestion, altèrent presque toujours, plus ou
moins, le goût et l' odorat. Les pâles-couleurs, qui
dépendent ou de l' inertie, ou de l' action irrégulière
et convulsive des ovaires, inspirent souvent aux
jeunes filles, les plus invincibles appétits pour des
alimens dégoûtans, pour des odeurs fétides. Il n' est
pas rare d' observer alors chez elles, un désordre
d' idées directement causé par ces appétits
eux-mêmes. Certaines substances vénéneuses, en
tombant dans l' estomac, portent de préférence leur
action sur tel ou tel organe des sens en particulier,
sans affecter sensiblement le cerveau. La jusquiame,
par exemple, trouble immédiatement la vue : le
napel et l' extrait de chanvre peuvent dénaturer
entièrement les sensations de la vue et du tact, et
cependant laisser encore au jugement assez de liberté
pour apprécier cet effet extraordinaire, et le
rapporter à sa véritable cause. Plusieurs
observations m' ont fait voir que l' état de spasme des
intestins en particulier, soit qu' il résulte de
quelqu' affection nerveuse chronique, soit qu' il ait
été produit par l' application accidentelle de quelque
matière âcre, irritante, corrosive, agit spécialement
sur l' odorat et sur l' ouïe : et que suivant l' intensité
de l' affection, tantôt le malade devient tout à fait
insensible aux odeurs, ou croit en sentir de
singulières, et qui lui sont même inconnues ; tantôt
il est fatigué de sons discordans, de tintemens
pénibles,

p60

ou croit entendre une douce mélodie et des
chants très-harmonieux.
Dans d' autres désordres sensitifs, dont nous avons
ailleurs cité quelques exemples, le malade se sent,
tour à tour, grandir et rapetisser ; ou bien il se
croit doué d' une légèreté singulière, qui lui permet
de s' envoler dans les airs, mais aussi qui le
livre à la merci du premier coup de vent ; ou les
objets se dérobent sous ses mains, perdent pour lui,
leur forme, leur consistance, leur température ;
ou, enfin, la vue s' éteint momentanément. Dans
tous ces cas, le système cérébral ne paraît affecté
qu' à ses extrémités sentantes : car chez les hommes,
dont l' organe pensant a contracté des habitudes de
justesse, fortes et profondes, ces impressions
erronnées, qui frappent rarement, il est vrai, sur
tous les sens à la fois, peuvent être corrigées par
le jugement. Il n' en est pas, à beaucoup près,
toujours de même chez les femmes. Leur imagination
vive et mobile ne résiste point à des sensations
présentes : elles ne supportent même pas facilement
qu' on doute de celles qui sont le plus chimériques ;
et leur esprit ne commence à former quelques soupçons
sur leur exactitude, que lorsqu' elles ont cessé de
les éprouver. On en voit qui croient fermement

p361

que leur nez, ou leurs lèvres ont pris un volume
immense ; que l' air de leur chambre est imprégné
de musc, d' ambre, ou d' autres parfums dont l' odeur
les poursuit ; que leurs pieds ne touchent point
la terre ; qu' il n' existe aucun rapport entr' elles et
les objets environnans. Les hommes d' une imagination
vive et d' un caractère faible, se laissent aussi,
quelquefois, entrainer à ces illusions. Le génie
lui-même n' en garantit pas. Après sa chute au pont de
Neuilly, Pascal, dont la peur avait troublé tout le
système nerveux, voyait sans cesse à ses côtés, un
profond précipice : pour n' en être pas troublé dans
ses méditations, il était obligé de dérober cette
image à ses regards, en interposant un corps opaque
entre ses yeux, et la place qu' elle occupait
par rapport à lui.
Chapitre iii.
Nous venons de parler de l' action qu' en vertu de
certaines sympathies particulières, exercent sur les
organes des sens les impressions maladives, reçues
par les extrémités sentantes internes. Mais ces mêmes
impressions agissent bien plus fréquemment,
et avec bien plus de force, sur le centre cérébral,
organe direct de la pensée ; et même alors, en
changeant son état, plus particulièrement lié par
cette fonction spéciale, à celui des extrémités
nerveuses externes, elles dénaturent aussi
très-souvent

p362

les sensations. Le délire peut être causé par de
simples matières bilieuses et saburrales contenues
dans l' estomac ; par des narcotiques qui n' ont encore
eu le tems de faire sentir leur vertu qu' aux nerfs de
ce viscère ; par son inflammation, par celle des
autres parties précordiales, des testicules, des
ovaires, de la matrice ; par la présence de matières
atrabilaires qui farcissent tout le système abdominal ;
par des spasmes dont la cause et le siége ne
s' étendent pas au delà de la même enceinte, etc. Dans
tous ces cas, les dérangemens survenus dans les
fonctions du cerveau, ont, suivant la nature de
l' affection primitive, une marche, tantôt aiguë,
tantôt chronique ; quelquefois ils affectent un
caractère sensible de périodicité. à la première
éruption des règles, quand les dispositions
convulsives de la matrice empêchent ou troublent ce
travail important de l' économie animale, on observe
quelquefois un véritable délire aigu, plus ou moins
fortement prononcé : dans certaines circonstances, ce
délire suit exactement le cours des fièvres synoques
sanguines.
Nous avons eu, plusieurs fois, occasion de faire
remarquer la nature opiniâtre des maladies
atrabilaires : aussi, les désordres d' imagination, les
démences paisibles, ou les transports et les fureurs
maniaques que ces mêmes maladies occasionnent,
sont-ils d' une ténacité qui peut les faire persister,
après même que leur cause n' existe plus. Les
inflammations lentes des organes de la génération,

p363

chez les hommes comme chez les femmes, sont
presque toujours accompagnées d' altérations notables
des fonctions intellectuelles ; et ces altérations
ont, alors, la même marche lente et chronique. Enfin,
quand les spasmes violens, les affections abdominales
convulsives, que nous avons reconnu capables
d' amener le délire, se calment et reviennent
après des intervalles de tems déterminés, le délire
s' assujétit aux mêmes retours périodiques. Dans
tous ces cas, je le répète, les altérations de
l' esprit peuvent être produites par la seule influence
sympathique des organes primitivement affectés, sans
le concours d' aucune lésion directe du système
sensitif, ou du cerveau.
Chapitre iv.
Toutes les causes inhérentes au système nerveux,
dont dépendent souvent le délire et la folie, se
rapportent à deux chefs généraux : 1 aux maladies
propres de ce système ; 2 aux habitudes vicieuses
qu' il est susceptible de contracter.
Dans un écrit dicté par le véritable génie de la
médecine, Pinel dit avoir observé plusieurs fois chez
les imbécilles, une dépression notable de la voûte
du crâne. Il y a peu de praticiens qui n' aient pu
faire la même observation. Mais Pinel l' a ramenée à
des lois géométriques ; et par elles, il détermine les
formes les plus convenables à l' action comme au libre
développement

p364

de l' organe cérébral, et celles qui
gênent son accroissement et troublent ses fonctions.
J' ai vu plusieurs fois aussi l' imbécillité produite
par cette cause. J' ai cru pouvoir, dans d' autres cas,
la rapporter à l' extrême petitesse de la tête, à sa
rondeur presque absolument sphérique, sur-tout à
l' aplatissement de l' occipital et des parties
postérieures des pariétaux. Ces vices de conformation,
quoique toujours étrangers au cerveau lui-même par
leur siége, et presque toujours aussi par leur cause,
influent cependant d' une manière si directement
organique sur son état habituel, qu' on peut les placer
au nombre des maladies qui lui sont propres. Je range
encore dans la même classe les ossifications, ou les
pétrifications des méninges (particulièrement celles
de la dure-mère), leurs dégénérations squirreuses,
leur inflammation violente. Toutes ces maladies
peuvent porter un grand désordre dans les opérations
intellectuelles ; et c' est, pour l' ordinaire, en
occasionnant des accès convulsifs, accompagnés de
délire, qu' elles troublent l' action du système
sensitif.
Les dissections anatomiques ont montré, chez un
nombre considérable de sujets, morts en état de
démence, différentes altérations dans la couleur,
dans la consistance et dans toutes les apparences
sensibles du cerveau. Pinel affirme n' avoir rien
découvert de semblable dans les cadavres de ceux qu' il
a disséqués ; et l' on peut compter entièrement sur
les assertions

p365

d' un observateur si sagace et si scrupuleusement
exact : mais il est impossible aussi de rejeter celles
de plusieurs savans anatomistes, non moins dignes
de foi. Outre les vices de conformation de la boîte
osseuse, et les altérations des meninges dont nous
venons de parler, Ghisi, Bonnet, Littre,
Morgagni, et plusieurs autres, ont reconnu dans les
cadavres des fous, différentes dégénérations bien plus
intimes de la substance même du cerveau. On y a trouvé
des squirrhes, des amas de phosphate calcaire,
plusieurs espèces de vrais calculs, des concrétions
osseuses, des épanchemens d' humeurs corrosives ; on
a vu les vaisseaux des ventricules, tantôt gonflés
d' un sang vif et vermeil, tantôt farcis de matières
noirâtres, poisseuses et délétères : et comme à de
plus faibles degrés, ces désordres organiques ont été
plusieurs fois accompagnés de désordres correspondans
et proportionnels des facultés mentales, quand
on les retrouve dans la folie maniaque et furieuse,
il est difficile de ne pas la leur attribuer.
Mais l' observation la plus remarquable est celle
de Morgagni, qui, dans ses nombreuses dissections
de cerveaux de fous, avait vu presque toujours
augmentation, diminution, ou plus souvent grande
inégalité de consistance dans le cerveau : de sorte
que la moelle n' en était pas toujours trop ferme ou

p366

trop molle ; mais que, pour l' ordinaire, la mollesse
de certaines parties était en contradiction avec la
fermeté des autres ; ce qui semblerait expliquer
directement le défaut d' harmonie des fonctions par
celui des forces toniques, propres aux diverses
parties de leur organe immédiat.
C' est au moyen d' une grande quantité de faits
recueillis dans tous les pays et dans tous les siècles,
qu' on a reconnu la liaison constante et régulière de
la folie avec différentes maladies des viscères du
bas-ventre, et avec certaines lésions sensibles de la
pulpe cérébrale, ou des parties adjacentes, capables
d' agir immédiatement sur elle. Mais ce qui constate
encore mieux cette liaison, c' est l' utilité, bien
vérifiée également, de certains remèdes appliqués à
la maladie primitive, et dont l' action fait
disparaître, tout ensemble, et la cause et l' effet.
Ainsi, dans les folies atrabilaires, les anciens
employaient avec confiance, et les modernes ont
eux-mêmes, depuis, avantageusement employé les
fondans, les vomitifs et les purgatifs énergiques :
dans celles qui dépendent de l' inflammation lente des
organes de la génération et du cerveau lui-même, ou
de la phlogose plus aiguë de l' estomac, des autres
parties épigastriques et des meninges cérébrales, les
saignées, et sur-tout l' artériotomie, ont opéré des
guérisons

p367

subites et comme miraculeuses. Ainsi, les délires
dépendans des spasmes abdominaux, ou d' un état
spasmodique général, se guérissent plus lentement,
peut-être, mais avec la même sûreté, par l' usage
méthodique des bains tièdes ou froids, des calmans,
des toniques nervins. Enfin, c' est ainsi que Wepfer
et Sydenham n' ont pas craint, dans certains cas,
de recourir aux narcotiques eux-mêmes, et que le
dernier guérissait, par le simple usage des cordiaux
et des analeptiques, ce délire paisible qui succède
quelquefois aux fièvres intermittentes, et que les
autres remèdes ne manquent jamais d' aggraver.
Chapitre v.
Mais il faut convenir que souvent la folie ne saurait
être rapportée à des causes organiques sensibles ;
que l' observation se borne souvent à saisir ses
phénomènes extérieurs, et que les altérations nerveuses
dont elle dépend, échappent à toutes les recherches
du scalpel et du microscope. Quoique vraisemblablement
dans la plupart des cas de ce genre, il y
ait de véritables lésions organiques, cependant, tant
qu' il est impossible d' en reconnaître les traces, ils
doivent tous être rangés dans la même classe que
ceux qui tiennent purement aux habitudes vicieuses
du système cérébral ; habitudes que nous voyons
résulter, presque toujours, des impressions
extérieures, et des idées ou des penchans dont ces
mêmes

p368

impressions sont évidemment la principale source.
Les anciens médecins, qui donnaient une si grande
attention aux effets physiques des affections morales,
connaissaient fort bien ces folies, pour ainsi
dire plus intellectuelles, dont le traitement se
réduit à changer toutes les habitudes du malade,
quelquefois à lui causer de vives commotions capables
d' intervertir la série des mouvemens du système
nerveux, et de lui en imprimer de nouveaux.
Arétée distingue soigneusement les délires causés
par les obstructions viscérales atrabilaires, de
ceux qui se manifestent directement dans les fonctions
du cerveau. Selon lui, les premiers sont caractérisés
par la mélancolie ou par la fureur ; les
seconds, par le désordre des sensations et de toutes
les opérations mentales. Il observe que, dans
certaines circonstances, les malades acquièrent une
finesse singulière de vue ou de tact ; qu' ils peuvent
voir, ou sentir par le toucher, des objets qui se
dérobent aux sens dans un état plus naturel. Il dit
ailleurs : " on en voit qui sont ingénieux et doués
d' une aptitude singulière à concevoir : ils
apprennent, ou devinent l' astronomie, sans maître ;
ils savent la philosophie, sans l' avoir apprise ; et
il semble que les muses leur aient révélé tous les
secrets de la poésie, par une soudaine inspiration " .
Ces manies, qu' on a guéries dans tous les
tems, par des voyages, par des pélerinages vers les
temples, par les réponses des oracles, par les
neuvaines,

p369

par diverses pratiques religieuses, par l' application
topique de différens objets de culte, par
les sortilèges et les paroles enchantées, n' ont
jamais, sans doute, dépendu de véritables et
profondes lésions organiques : et sans doute aussi,
les délires qui cèdent à l' immersion subite dans
l' eau froide, et les folies plus lentes dont plusieurs
médecins ont triomphé, tantôt par la terreur, tantôt
par les caresses, et plus souvent, peut-être, par
un mélange de douceur et de sévérité, de mauvais
et de bons traitemens, sont, en général, bien plutôt
du domaine de l' hygienne morale, que de la
médecine proprement dite. Suivant Pinel, cette
classe de folies est beaucoup plus étendue qu' on ne
pense. Il ne paraît pas éloigné d' y comprendre le
plus grand nombre de celles dont il a suivi la
marche dans les deux hospices de Bicêtre et de la
salpêtrière. Il y rattache même celles dont la
solution s' opère par une suite d' accès critiques, et
dans lesquelles le délire périodiquement augmenté,
devient son propre remède ; de la même manière qu' on
voit souvent la cause des fièvres intermittentes se
détruire elle-même, par un nombre d' accès déterminé :
et c' est sur le traitement moral, ou sur

p370

le régime des habitudes, qu' il paraît compter le
plus pour leur guérison.
Nous croyons qu' il a raison pour un assez grand
nombre de cas, mais cet excellent esprit n' ignore
point que tout ce qui porte le nom de moral ,
réveille des idées bien vagues et même bien fausses.
La puissante influence des idées et des passions sur
toutes les fonctions des organes en général, ou sur
quelques-unes en particulier, est encore au nombre
de ces vertus occultes, qui, par les ténèbres
mystérieuses dont elles sont environnées, font les
délices des visionnaires et des ignorans : et la
manière dont cette influence peut changer l' ordre des
mouvemens dans l' économie animale, tout à fait
inexplicable, d' après l' opinion qui suppose
différens principes distincts dans l' homme, n' en est
devenue que plus facilement l' objet, ou la cause de
nouvelles rêveries. Il serait sans doute à désirer
que Pinel, à qui l' idéologie devra presqu' autant que
la médecine, eût dirigé ses recherches vers cet
important problême. Puisqu' il ne l' a pas fait, je
tâcherai, dans le mémoire suivant, de poser la
question en termes plus précis : et du simple
raprochement des phénomènes dont les psychologistes
ont tiré l' idée abstraite du moral , il résultera
que, loin d' offrir rien de surnaturel, son influence
sur le physique , ou sur l' état et sur les
facultés des organes, rentre dans les lois communes de
l' organisation vivante et du système de ses fonctions.

p371

du sommeil en particulier.
chapitre i.
Pour apprécier les effets du sommeil sur l' organe
pensant, et pour juger à quel point les songes se
rapprochent en effet du délire, il est nécessaire de
se faire un tableau succinct des circonstances qui
déterminent et complètent l' assoupissement ; il est
sur-tout indispensable d' embrasser d' un coup-d' oeil,
la suite des phénomènes qui caractérisent chacun
de ses degrés.
Tous les besoins renaissent, toutes les fonctions
s' exécutent à des époques fixes et isochrones. La
durée des fonctions est la même pour chacune de
leurs périodes : les mêmes appétits, ou les mêmes
besoins, ont des heures marquées pour chacun de
leurs retours ; et, le plus souvent, lorsque les
besoins ne sont pas satisfaits alors, ils diminuent et
s' évanouissent au bout d' un certain tems, pour ne
revenir avec plus de force et d' importunité, qu' à
l' époque suivante qui doit en ramener les impressions.
Ce caractère de périodicité se remarque
particulièrement dans les retours et dans la durée du
sommeil : le sommeil revient ordinairement chaque
jour, à la même heure ; il dure le même espace de
tems ; et l' on observe que plus il est régulièrement

p372

périodique, plus aussi l' assoupissement est facile,
et le repos qui le suit, salutaire et restaurant.
Sans entrer ici dans la recherche des causes dont
dépend ce phénomène, l' on voit donc que se
coucher et s' endormir tous les jours aux mêmes
heures, est une circonstance qui favorise le retour
du sommeil.
L' assoupissement est, en outre, directement provoqué
par l' application de l' air frais, qui répercute
une partie des mouvemens à l' intérieur ; par un
bruit monotone qui, faisant cesser l' attention des
autres sens, endort bientôt sympathiquement l' oreille
elle-même ; par le silence, l' obscurité, les
bains tièdes, les boissons rafraîchissantes ; en un
mot, par tous les moyens qui rabaissent le ton de
la sensibilité générale, modèrent en particulier les
excitations extérieures, et par conséquent, diminuent
le nombre ou la vivacité des sensations.
Les boissons fermentées, dont l' effet est d' exciter
d' abord l' activité de l' organe pensant, et de troubler
bientôt après ses fonctions en rappelant dans son

p373

sein la plus grande partie des forces sensitives,
destinées aux extrémités nerveuses ; les narcotiques,
qui paralysent immédiatement ces forces, et qui
jettent encore en même tems un nuage plus ou moins
épais sur tous les résultats intellectuels, par
l' afflux extraordinaire du sang qu' ils déterminent à
se porter vers le cerveau ; l' application d' un froid
vif extérieur, enfin, toutes les circonstances
capables d' émousser considérablement les impressions,
ou d' affaiblir l' énergie du centre nerveux commun,
produisent un sommeil profond plus ou moins subit.
L' état de l' économie animale le plus propre à
laisser agir les autres causes du sommeil, est une
lassitude légère des différens organes, sur-tout de
ceux des sens, et des muscles soumis à l' action de
la volonté. Une lassitude très-forte est accompagnée
d' un sentiment douloureux, et, par cela même,
elle devient une nouvelle cause d' excitation. En
effet, les personnes qui ont éprouvé de grandes
fatigues, ont besoin de prendre des bains tièdes, des
boissons et des alimens sédatifs, ou du moins de se
reposer quelque tems dans le silence et l' obscurité
avant de pouvoir s' endormir.
Un certain état de faiblesse est encore favorable
au sommeil : mais il faut que cette faiblesse ne soit
pas trop grande, ou plutôt il faut qu' elle porte sur
les seuls organes du mouvement, et non sur les forces
radicales du système nerveux ; car, lorsqu' elle est
poussée jusqu' à ce dernier point, non seulement elle

p374

n' invite pas au sommeil, mais, en sa qualité de
sentiment inquiet et profondément pénible, elle
excite des veilles opiniâtres, qui ne manquent pas, à
leur tour, d' aggraver encore l' affaiblissement.
Soit que le sommeil arrive par le besoin pressant
de repos dans les extrémités sentantes et dans les
organes moteurs, soit que la simple action
périodique du cerveau le produise en rappelant
spontanément dans son sein le plus grand nombre des
causes de mouvement : c' est ce reflux des puissances
nerveuses vers leur source, ou cette concentration
des principes vivans les plus actifs, qui constitue et
caractérise le sommeil. Sitôt que cet état commence
à se préparer dans le cerveau, le sang, par une loi
qui dirige constamment son cours, s' y porte en plus
grande abondance : car les mouvemens circulatoires
tendent toujours spécialement vers les points de
l' économie animale, où ll

p375

rassemblent ; et la faiblesse des vaisseaux que le
sang vient gonfler, n' opposant ici presque aucune
résistance, il n' est point détourné de sa direction,
comme il arrive dans certaines concentrations nerveuses,
où le spasme général de l' organe affecté empêche le
fluide d' y pénétrer librement. En même tems, le
pouls et la respiration se ralentissent ; la
reproduction de la chaleur animale s' affaiblit ; la
tension des fibres musculaires diminue ; toutes les
impressions deviennent plus obscures ; tous les
mouvemens deviennent plus languissans et plus
incertains.
Mais les impressions ne s' émoussent point toutes
à la fois, ni toutes au même degré : c' est encore
suivant un ordre successif, et dans des limites
différentes, relatives à la nature et à l' importance
des différens genres de fonctions, que les mouvemens
tombent dans la langueur, sont suspendus, ou
paraissent ne perdre qu' une faible partie de leur
force et de leur vivacité. Les muscles qui meuvent
les bras

p376

et les jambes se relâchent, s' affaissent, et cessent
d' agir avant ceux qui soutiennent la tête ; ces
derniers avant ceux qui soutiennent l' épine du dos.
Quand la vue, sous l' abri des paupières, ne reçoit
déjà plus d' impressions, les autres sens conservent
encore presque toute leur sensibilité. L' odorat ne
s' endort qu' après le goût ; l' ouïe, qu' après l' odorat ;
le tact, qu' après l' ouïe. Et même pendant le sommeil le
plus profond, il s' exécute encore divers mouvemens,
déterminés par un tact obscur. Nous obéissons à des
impressions tactiles, quand nous changeons de
position dans notre lit ; quand nous en quittons une
naturellement pénible, ou devenue telle par la durée
de la même attitude : et cela se passe le plus souvent
sans que le sommeil en soit aucunement troublé.
Si les sens ne s' assoupissent point tous à la fois,
leur sommeil n' est pas non plus également profond.
Le goût et l' odorat sont ceux qui se réveillent les
derniers. La vue paraît se réveiller plus difficilement
que l' ouïe : un bruit inattendu tire souvent de leur
léthargie des somnambules, sur qui la plus vive
lumière n' a fait aucune impression, leurs yeux même
étant ouverts. Enfin, le sommeil du tact est
évidemment plus facile à troubler que celui de
l' ouïe. Il est notoire qu' on peut dormir paisiblement
au milieu du plus grand bruit, souvent même sans en
avoir une longue habitude ; et les sensations pénibles
du toucher n' ont pas besoin d' être très-vives pour
faire cesser un sommeil profond : la même personne

p377

qu' on n' a pu réveiller par des bruits soudains
très-forts, se lève tout à coup en sursaut au plus
léger chatouillement de la plante des pieds.
Chapitre ii.
Ce qui se passe dans les organes des sens et dans
les autres parties extérieures, est l' image fidèle de
ce qui se passe dans celles qu' animent les extrémités
sentantes internes. Les viscères s' assoupissent l' un
après l' autre ; et ils s' assoupissent très-inégalement.
Nous avons déjà fait observer qu' à l' approche du
sommeil la respiration se ralentit : tout le tems qu' il
dure, et sur-tout dans les premières heures, elle
est tout à la fois lente et profonde. Ainsi donc, sans
imputer uniquement à l' état du poumon la diminution
de chaleur qu' on observe en même tems, on
voit que son assoupissement n' est que partiel, mais
qu' il précède celui des sens eux-mêmes : et les
expectorations abondantes qui surviennent souvent une
demi-heure, ou une heure après le réveil, indiquent
que cet organe, bien différent de ceux, par exemple,
de la vue et du tact, ne reprend que peu à peu tout
son ressort et toute son activité.
Pendant le sommeil, l' estomac agit, en général,
plus lentement et plus incomplètement ; le mouvement
péristaltique des intestins languit ; les différens
sucs qui arrosent le canal des alimens, et qui
concourent à leur dissolution, paraissent avoir
eux-mêmes

p378

moins d' énergie ; les évacuations alvines sont
retardées : en un mot, tous les mouvemens qui font
partie de la digestion deviennent plus faibles et plus
lents. Ce n' est pas que certaines personnes, celles
sur-tout qui se livrent à des travaux manuels
très-forts, ou qui font un grand exercice, ne
digèrent bien pendant le sommeil ; il en est même
d' autres qui digèrent beaucoup mieux que pendant la
veille : mais chez les premières, la digestion,
quoique facile et complète, se fait encore alors avec
beaucoup plus de lenteur ; chez les secondes, c' est
précisément parce que cette fonction se ralentit et
devient plus paisible qu' elle se fait mieux : et
quand certains individus digéreraient plus
promptement endormis qu' éveillés, cette exception ne
serait qu' un nouvel exemple des variétés, ou des
bizarreries que peut offrir l' économie animale, ou
une nouvelle preuve de la puissance des habitudes.
Ajoutons qu' on pourrait la rapporter à d' autres
faits analogues, que présentent les fonctions des
organes extérieurs.
D' un côté, nous voyons les somnambules se servir
avec beaucoup de force et d' adresse des muscles
de leurs jambes et de leurs bras, quoique leurs sens
restent plongés dans un sommeil profond. Les
cataleptiques, qui sont le plus souvent insensibles à
toutes les excitations externes, peuvent tantôt
conserver les différentes attitudes qu' on leur fait
prendre, ce qui demande la contraction soutenue des

p379

muscles employés à déterminer et à fixer ces
attitudes ; tantôt ils peuvent marcher en avant assez
loin, et conserver pendant quelque tems le degré
de mouvement et la direction qu' on leur imprime :
c' est un fait que j' ai moi-même, plus d' une fois, eu
l' occasion d' observer.
D' un autre côté, l' on voit des hommes qui
contractent, assez facilement, l' habitude de dormir à
cheval, et chez lesquels, par conséquent, la volonté
tient encore alors beaucoup de muscles du dos en
action. D' autres dorment debout. Il paraît même
que des voyageurs, sans avoir été jamais somnambules,
ont pu parcourir à pied, dans un état de sommeil non
équivoque, d' assez longs espaces de chemin.
Galien dit qu' après avoir rejeté longtems
tous les récits de ce genre, il avait éprouvé sur
lui-même qu' ils pouvaient être fondés. Dans un voyage
de nuit, il s' endormit en marchant, parcourut environ
l' espace d' un stade, plongé dans le plus profond
sommeil, et ne s' éveilla qu' en heurtant contre
un caillou.
Ces cas rares ne sont pas les seuls où l' on observe,
dans l' état du sommeil, des mouvemens produits

p380

par un reste de volonté : car c' est en vertu de
certaines sensations directes, qu' un homme endormi
remue les bras pour chasser les mouches qui courent
sur son visage ; qu' il tire à lui ses couvertures,
s' en enveloppe soigneusement ; ou, comme nous
l' avons déjà fait remarquer, qu' il se retourne et
cherche une plus commode situation. C' est la volonté
qui, pendant le sommeil, maintient la contraction
du sphincter de la vessie, malgré l' effort de l' urine
qui tend à s' échapper ; c' est elle qui dirige l' action
du bras pour chercher le vase de nuit, qui sait le
trouver, et fait qu' on peut s' en servir pendant
plusieurs minutes, et le remettre à sa place, sans
s' être éveillé. Enfin, ce n' est pas sans fondement,
que quelques physiologistes ont fait concourir la
volonté à la contraction de plusieurs des muscles,
dont les mouvemens entretiennent la respiration
pendant le sommeil.
Chapitre iii.
Mais les organes qui méritent le plus d' attention,
par rapport à la manière dont ils sont excités
pendant le sommeil, sont ceux de la génération. Dans
l' état de veille, leur action paraît presqu' entièrement
indépendante de la volonté : les causes par lesquelles
ils sont sollicités, résident en eux-mêmes,
ou tiennent à des impressions reçues dans d' autres
organes, qui les leur transmettent directement et
par une espèce de sympathie immédiate : l' organe

p381

pensant ne semble y prendre part que pour former,
ou rappeler les images relatives à ces impressions,
et fortifier ainsi leur premier effet. Pendant le
sommeil, ils ne sont plus mis en jeu par l' action des
sens externes : leurs déterminations ne se rapportent
plus alors qu' à leurs impressions propres, à celles de
quelques viscères, liés étroitement avec eux, par la
nature de leurs fonctions, ou par le genre de leur
sensibilité, à des images qui se réveillent dans le
cerveau. Cependant, bien loin de partager
l' assoupissement des sens extérieurs, à mesure que
ces derniers s' endorment, les organes de la
génération paraissent acquérir plus d' excitabilité :
les images voluptueuses les plus fugitives, qui se
forment dans le centre nerveux, ou les causes
stimulantes les plus légères, dont les extrémités
nerveuses de ces organes éprouvent directement
l' influence, suffisent pour les faire entrer en
action. On peut attribuer une partie de ces effets à
la chaleur du lit, qui sans doute agit sur eux comme
un excitant direct, et sur-tout aux spasmes de
certaines parties du bas-ventre : car n' étant plus
contre-balancés par les mouvemens musculaires
externes, ces spasmes prennent en effet alors une
beaucoup plus grande puissance, et ils retentissent
rapidement dans tous les points du système, qui
leur sont liés par quelque degré de sympathie, ou
seulement par des rapports de proximité.
J' ai fait voir ailleurs que les images, produites

p382

dans le cerveau, doivent nécessairement agir avec
plus de force, pendant le sommeil, sur les organes
dont elles peuvent stimuler les fonctions, parce que
les illusions n' en sont plus, comme pendant la veille,
corrigées ou contenues par des sensations directes,
et par la réalité des objets.
Mais indépendamment de ces diverses circonstances,
dont l' action et le pouvoir ne sauraient être
révoqués en doute, il paraît constant que le sommeil
en lui-même, par l' état où il met tout le système
nerveux, par les nouvelles séries, ou par le
nouveau rythme de mouvemens qu' il imprime aux
différens systèmes partiels ; en un mot, par les
altérations qu' il porte, soit dans les fonctions de
tous les organes, soit dans leur excitabilité même,
augmente encore directement, et l' activité de ceux de
la génération, et leur puissance musculaire. Presque
tous les narcotiques, à moins qu' on ne les emploie
à des doses suffisantes pour engourdir l' action
des forces vitales, sollicitent les désirs de
l' amour ; et, du moins momentanément, ils accroissent
le pouvoir de les satisfaire, en même tems qu' ils
produisent un certain degré de sommeil. On a souvent
trouvé les soldats turcs et persans, restés sur
les champs de bataille, dans un état d' érection
opiniâtre, qui, loin de céder aux convulsions de la
douleur, en paraissait plus marqué, et persistait
encore longtems après la mort. Or, cette érection
était évidemment causée par l' ivresse de l' opium.

p383

Non seulement les organes, tant externes qu' internes,
s' endorment à différens degrés, et d' une
manière successive ; mais de plus, il s' établit entre
eux, sur-tout entre les derniers, de nouveaux
rapports de sympathie, de nouvelles liaisons relatives
aux impressions qui leur sont exclusivement propres,
ou à celles qui, venues du dehors, sont combinées
avec elles par réminiscence. De là, s' ensuit
un nouveau mode d' influence de leurs extrémités
sensibles sur le centre cérébral commun. Ainsi,
par exemple, les spasmes des intestins, ceux du
diaphragme et de toute la région épigastrique, la
plénitude des vaisseaux de la veine-porte, ou les
angoisses d' une digestion pénible enfantent d' autres
images dans le cerveau, pendant le sommeil, que
pendant la veille : et la manière dont l' état de
sommeil occasionne ces images, ressemble parfaitement,
comme on va le voir, à celle dont se produisent
les fantômes propres au délire et à la folie, dans
les affections maladives de différens organes
intérieurs.
Mais, en outre, cette prédominance d' un ordre
particulier d' impressions ou de fonctions, qu' on a
regardée avec raison, comme formant le trait
caractéristique d' une classe entière d' aliénations
mentales, s' observe également, et pendant le sommeil ;
et dans le cours de différentes maladies, et même
dans quelques états particuliers, qui s' éloignent
simplement de l' ordre naturel. Les viscères, dont la

p384

disposition à partager l' assoupissement des sens
extérieurs est le plus manifeste, peuvent devenir
eux-mêmes le foyer de cette action surabondante. Il
est des affections nerveuses qui impriment, dans le
tems du sommeil, à l' estomac et aux intestins, une
activité que ces organes n' ont pas dans tout autre
tems. J' ai vu plusieurs de ces malades qui étaient
forcés de mettre, en se couchant, de quoi manger
sur leur table de nuit. Les personnes qui ne prennent
pas une quantité suffisante de nourriture, ont
presque toujours, en dormant, le cerveau rempli
d' images relatives au besoin qu' elles n' ont pas
satisfait. Trenck rapporte que, mourant presque de
faim dans son cachot, tous ses rêves lui rappelaient,
chaque nuit, les bonnes tables de Berlin ;
qu' il les voyait chargées des mets les plus délicats
et les plus abondans ; et qu' il se croyait assis au
milieu des convives, prêt à satisfaire enfin, le
besoin importun qui le tourmentait.
Chapitre iv.
On voit donc que, des trois genres d' impressions
dont se composent les idées et les penchans, il n' y
a, dans le sommeil, que celles qui viennent de
l' extérieur, qui soient entièrement, ou
presqu' entièrement endormies ; que celle des
extrémités internes conservent une activité relative
aux fonctions des organes, à leurs sympathies, à leur
état présent, à

p385

leurs habitudes ; que les causes dont l' action
s' exerce dans le sein même du système nerveux,
n' étant plus distraites par les impressions qui
viennent des sens, doivent souvent, lorsqu' elles se
trouvent alors mises en jeu, prédominer sur celles
qui résident, ou qui agissent aux diverses
extrémités sentantes internes. Ainsi, l' on rêve
quelquefois, qu' on éprouve une douleur à la poitrine,
ou dans les entrailles : et le réveil prouve que c' est
une pure illusion. L' on peut rêver aussi qu' on a
faim, même dans des momens où l' estomac est
surchargé : et si l' excitation directe des organes de
la génération est souvent la véritable source des
tableaux voluptueux qui se forment dans le cerveau
pendant le sommeil, c' est aussi très-souvent de ces
tableaux seuls, que l' excitation des mêmes organes
dépend.
On sait, d' un autre côté, que la folie consiste,
en général, dans la prédominance invincible d' un
certain ordre d' idées, et dans leur peu de rapport
avec les objets externes réels. Si l' on remonte à
l' état physique qui produit ce désordre, on n' aura
pas de peine à reconnaître une discordance notable
entre les diverses impressions, un trouble direct,
ou un affaiblissement de celles que les organes des
sens sont destinés à recevoir ; et l' on trouvera même
souvent, dans l' extrême manie, que ces dernières

p386

ne sont presque plus aperçues par l' organe pensant,
tandis que toute la sensibilité semble concentrée
dans les viscères, ou dans le système nerveux.
Je ne parle point ici de l' imbécillité qui tient au
défaut de sensations, distinctement perçues, et qui,
par là, soumet presque tous les actes de l' individu,
aux simples lois de l' instinct. Je passe également
sous silence cette faiblesse et cette mobilité
d' esprit, qui le forcent quelquefois à courir d' idées
en idées, et l' empêchent de se fixer sur aucune ;
état qui résulte du défaut d' harmonie entre l' organe
cérébral et les autres systèmes, tant internes
qu' externes, et où l' action tumultueuse du premier ne
trouve point dans les autres, la résistance nécessaire
pour lui fournir un solide point d' appui. Je ne crois
pas même devoir m' arrêter à ces fausses associations
d' idées, qui ne constituent point toujours une
folie véritable, mais qui sont la cause immédiate
d' une foule de mauvais raisonnemens et d' écarts
d' imagination. Elles se rapportent bien plus
évidemment encore, en effet, à cette discordance,
dont nous parlons ; car, sans doute, elles viennent de
ce que le cerveau ne considérant les idées que sous
une face, les lie entr' elles, par des ressemblances,
ou des dissemblances incomplètes : or, il ne les
considère ainsi, que parce que certaines impressions
prédominantes subjuguent et font taire
presqu' entièrement toutes les autres.

p387

Chapitre v.
Et, maintenant, en quoi consistent les rêves, ou
ces suites d' opérations que le cerveau, comme organe
pensant, peut exécuter encore pendant le sommeil ?
Ou plutôt par quel genre d' impressions, et
par quel état de l' économie animale les rêves
sont-ils produits ?
D' après ce que nous avons dit ci-dessus, il est
évident qu' ils ont lieu dans un état qui suspend
l' action des sens extérieurs ; qui modère celle de
plusieurs organes internes, et les impressions qu' ils
reçoivent, mais qui les modère à différens degrés,
et même augmente la sensibilité, et la force d' action
de quelques-uns : il est évident, enfin, qu' en
même tems, cet état ramène et concentre une grande
partie de la puissance nerveuse dans l' organe
cérébral, et l' abandonne, soit à ses propres
impressions, soit à celles qui sont encore reçues
par les extrémités sentantes internes, sans que les
impressions venues des objets extérieurs puissent les
balancer et les rectifier.
Les associations d' idées, qui se forment pendant
la veille, se reproduisent aussi pendant le sommeil.
Voilà pourquoi telle idée en rappelle si facilement
et si promptement beaucoup d' autres ; pourquoi
telle image en amène à sa suite, un grand nombre,
qui lui semblent tout à fait étrangères. Des

p388

impressions très-fugitives se lient également à de
longues chaînes d' idées, à des séries étendues de
tableaux : il suffit que l' association se soit faite
une fois, pour qu' elle puisse se reproduire en tous
tems, sur-tout lorsque le silence des sens externes
diminue considérablement les probabilités de
nouvelles associations.
Une impression particulière venant à retentir,
pendant le sommeil, dans l' organe cérébral, soit
qu' elle ait été reçue par lui, directement, au sein
même de sa pulpe nerveuse ; soit qu' elle arrive des
extrémités sentantes qui vivifient les organes
intérieurs : il peut s' ensuivre aussitôt de longs
rêves très-détaillés, dans lesquels des choses qui
semblaient presque effacées du souvenir, se retracent
avec une force et une vivacité singulière. La
compression du diaphragme, le travail de la
digestion, l' action des organes de la génération,
rappellent souvent, ou des événemens anciens, ou des
personnes, ou des raisonnemens, ou des images de
lieux qu' on avait entièrement perdus de vue : car il
n' est pas vrai que les rêves ne soient relatifs
qu' aux objets dont on s' occupe habituellement pendant
la veille. Sans doute les associations de ces objets,
avec des impressions dont l' accoutumance rend le
retour plus probable, fait qu' ils doivent eux-mêmes
se représenter plus facilement à l' esprit : mais il
est certain que les rêves nous transportent souvent
loin de nous-mêmes et de nos idées, ou de nos
sentimens habituels.

p389

Ce n' est pas tout. Nous avons quelquefois en songe
des idées que nous n' avons jamais eues. Nous croyons
converser, par exemple, avec un homme qui nous
dit des choses que nous ne savions pas. On ne doit
pas s' étonner que, dans des tems d' ignorance, les
esprits crédules aient attribué ces phénomènes
singuliers à des causes surnaturelles. J' ai connu un
homme très-sage et très-éclairé qui croyait avoir
été plusieurs fois instruit en songe de l' issue des
affaires qui l' occupaient dans le moment. Sa tête
forte, et d' ailleurs entièrement libre de préjugés,
n' avait pu se garantir de toute idée superstitieuse,
par rapport à ces avertissemens intérieurs. Il ne
faisait pas attention que sa profonde prudence et sa
rare sagacité dirigeaient encore l' action de son
cerveau pendant le sommeil, comme on peut l' observer
souvent, même pendant le délire chez les hommes d' un
moral exercé. En effet, l' esprit peut continuer ses
recherches dans les songes ; il peut être conduit
par une certaine suite de raisonnemens à des idées
qu' il n' avait pas ; il peut faire à son insu, comme
il le fait à chaque instant durant la veille, des
calculs rapides, qui lui dévoilent l' avenir. Enfin,
certaines

p390

séries d' impressions internes, qui se coordonnent
avec des idées antérieures, peuvent mettre
en jeu toutes les puissances de l' imagination, et
même présenter à l' individu une suite d' événemens
dont il croira quelquefois entendre, dans une
conversation régulière, le récit et les détails.
Tels sont les rapports entre les songes et le délire ;
entre les causes qui déterminent le sommeil
et celles qui produisent la folie. J' ajoute que les
liqueurs spiritueuses et les plantes stupéfiantes
qui, les unes et les autres, sont capables de
produire, à différentes doses, un degré plus ou moins
profond d' assoupissement, peuvent aussi troubler à
différens degrés les opérations mentales, et même
occasionner le délire furieux. Certains accès de
folie débutent constamment par un état comateux ou
cataleptique. Enfin, l' abus du sommeil altère toujours
plus ou moins les fonctions de l' organe pensant ; il
peut même à la longue occasionner une folie véritable.
Formey rapporte qu' un médecin connu de Boerhaave,
après avoir passé une grande partie de sa
vie à dormir, avait perdu progressivement la raison,
et qu' il finit par mourir dans un hôpital de fous.
Ce n' est pas que toujours la folie et le délire
dépendent de cette cause, ou soient liés à des
circonstances analogues : il arrive, au contraire,
assez souvent qu' ils sont directement produits par
l' extrême

p391

sensibilité des organes des sens et par leur
excitation trop longtems prolongée. Les hommes doués
de beaucoup d' imagination, qui sont également ceux
dont la raison court le plus de hasards, sont pour
l' ordinaire très-sensibles à l' impression des objets
extérieurs. Cependant ce fait incontestable n' est
pas aussi contraire aux observations ci-dessus qu' il
peut le paraître d' abord. Lorsque l' imagination
combine ses tableaux, les sens se taisent ; lorsque
la folie, produite par l' excès des sensations, se
déclare, le sentiment et le mouvement se concentrent
dans les viscères et dans le sein du système
nerveux : et le degré de cette concentration peut
être regardé comme la mesure exacte de celui de la
folie ou de celui de l' extase, qui caractérise
tous les genres divers d' excitation violente de
l' organe cérébral, sans en excepter le délire
incomplet, auquel on donne le nom d' inspiration.
Chapitre vi.
Conclusion.
Je termine ici ce parallèle et ce long mémoire.
Il y aurait sans doute encore beaucoup de choses à
dire sur les rapports de la folie avec divers états
particuliers des organes : il serait sur-tout
très-curieux de rechercher comment la folie et
certaines idées s' excitent ou se détruisent
mutuellement. En poussant ces recherches aussi loin
qu' elles peuvent

p392

aller, sans doute il en résulterait des notions plus
exactes, soit de chaque genre de délire, soit des
moyens préservatifs qu' il convient d' employer quand
on aperçoit ses premières menaces ; soit du plan
régulier de traitement physique et moral, le plus
convenable dans chaque cas particulier. Combien
ne serait-il pas intéressant de montrer dans le
détail par quelle loi directe un organe principal, ou
plusieurs par leur concours, en y comprenant sans
doute aussi ceux de la pensée, peuvent produire
le désordre des fonctions intellectuelles ; de quelle
manière il faut agir sur eux pour faire cesser ce
désordre ! Enfin, combien ne serait-il pas
avantageux de pouvoir classer, non pas théoriquement,
mais d' après des faits certains et par des caractères
constans, les différens genres d' aliénation mentale,
suivant leurs causes respectives, en distinguant
exactement ceux qui sont susceptibles de guérison de
ceux qui ne le sont pas ! La médecine et l' idéologie
profiteraient également d' un si beau travail.

ONZIEME MEMOIRE



p393

de l' influence du moral sur le physique.
introduction.
Chapitre i.
Dans le système de l' univers, toutes les parties se
rapportent les unes aux autres ; tous les mouvemens
sont coordonnés ; tous les phénomènes s' enchaînent,
se balancent, ou se nécessitent mutuellement. Ce
mécanisme si régulier, cet ordre, cet enchaînement,
ces rapports, ont dû frapper de bonne heure les
esprits assez éclairés pour les saisir et les
reconnaître. Rien n' était plus capable de fixer
l' attention des observateurs, de frapper
d' étonnement les imaginations vives et fortes,
d' exciter l' enthousiasme des âmes sensibles : et rien
n' est, en effet, plus digne d' admiration. Qui n' a pas
mille fois payé ce juste tribut à la nature ? Qui
pourrait demeurer immobile et froid à l' aspect de
tant de beautés qu' elle déploie sans cesse à nos
yeux, qu' elle verse autour de nous avec une si sage
profusion.

p394

Mais, quelque charme qu' on éprouve dans cette
admiration contemplative, et dans les vagues rêveries
qui l' accompagnent, on doit toujours craindre de
s' y livrer sans réserve. Quand elles ne sont point
soumises au jugement, ces impressions que fait sur
nous l' aspect des merveilles de la nature, ne sont
pas seulement stériles ; elles peuvent encore faire
prendre à l' esprit des habitudes vicieuses, et nous
donner de très-fausses idées de nous-mêmes et de
l' univers.
Si donc, l' on écarte ces premières émotions, et
si l' on pénètre plus avant, il est aisé de voir que
l' ordre actuel n' est pas, à la vérité, le seul
possible ; mais qu' un ordre quelconque est nécessaire
dans toute hypothèse d' une masse de matière en
mouvement. En effet, quand on n' y supposerait que
des parties incohérentes, ou sans rapports, et des
mouvemens désordonnés, ou même contraires les uns
aux autres, le mouvement prédominant, ou celui
qui devient tel par le concours de plusieurs, doit
bientôt ls asservir, les coordonner tous ; et les
parties de matière qui résisteraient à la marche qu' il
leur imprime, seront ou dénaturées entièrement,
pour subir une transformation complète, ou du
moins modifiées dans leurs points de résistance,
jusqu' à ce qu' elles se trouvent en harmonie avec
l' ensemble, et propres à remplir le rôle qui leur
est assigné. Que si toute cette matière était
parfaitement et constamment homogène ; je veux dire si

p395

toutes ses parties n' avaient qu' une seule propriété,
et ne pouvaient en acquérir aucune autre, par le
mouvement : on peut juger qu' il ne s' établirait
entre ces diverses parties, que des rapports
purement mécaniques, ou de situation. Mais si, au
contraire, la matière est douée de plusieurs
propriétés différentes ; si, de plus, elle est
susceptible d' en acquérir un grand nombre d' autres,
entièrement nouvelles, par l' effet des combinaisons
postérieures que le mouvement doit toujours amener :
de là, naîtront nécessairement des phénomènes aussi
réguliers qu' innombrables ; et la nature du
mouvement ou des mouvemens, ainsi que les propriétés
de la matière elle-même, étant une fois déterminées,
on voit clairement que tous les phénomènes doivent
être produits et s' enchaîner dans un certain ordre,
par une nécessité non moins puissante que celle
qui force un corps grave à suivre les lois de la
pesanteur.
L' ordre est donc essentiel à la matière en
mouvement ; et l' ordre suppose toujours unité
d' impulsion générale, ou coordonnance entre tous les
mouvemens imprimés.
Il est d' ailleurs évident, que si la conservation
du tout , dans son état présent, tient à l' accord
exact des forces qui le meuvent, cet accord est bien
plus indispensable à la conservation de ses parties,
considérées isolément, et sur-tout à celles des êtres
organisés, ou de ces formes fugitives que d' autres

p396

forces particulières paraissent soustraire
momentanément, à l' action mécanique du mouvement
général.
Ainsi, quand plusieurs principes différens, ou
même contraires, auraient agi primitivement dans
l' homme, ils auraient été bientôt ramenés à l' unité
d' impulsion ; c' est à dire, encore une fois, à cet
état des mouvemens qui les confond tous dans un seul,
ou qui soumet et rallie les plus faibles, au plus
puissant, et par là, transforme ce dernier en
mouvement général et commun. On ne doit donc pas
s' étonner que les opérations dont l' ensemble porte
le nom de moral , se rapportent à ces autres
opérations qu' on désigne plus particulièrement, par
celui de physique , et qu' elles agissent et
réagissent les unes sur les autres, voulût-on
d' ailleurs regarder les diverses fonctions organiques,
comme déterminées par deux, ou plusieurs principes
distincts.
Mais il s' en faut beaucoup que la différence des
opérations prouve celle des causes qui les
déterminent. Deux machines sont mises en mouvement
par le même principe d' action ; et leurs produits
n' offriront peut-être aucun trait de ressemblance :
il suffit pour cela, que l' organisation de ces
machines diffère. Et réciproquement, deux principes
d' action très-divers peuvent être appliqués tour à
tour à la même machine, sans altérer aucunement
ses produits. Les fonctions assignées au poumon, à
l' estomac, aux organes de la génération, à ceux

p397

du mouvement progressif et volontaire, sont
très-différentes sans doute : est-ce un motif de
chercher dans le corps vivant, autant de causes
actives que d' actes, ou d' opérations ? D' y multiplier
les principes avec les phénomènes ? Et si la pensée
diffère essentiellement de la chaleur animale, comme
la chaleur animale diffère du chyle et de la semence,
faudra-t-il avoir recours à des forces inconnues et
particulières, pour mettre en jeu les organes
pensans, et pour expliquer leur influence sur les
autres parties du système animal ? Enfin, pourquoi
dédaignerait-on de rapporter cette influence aux
autres phénomènes analogues, et même semblables ?
à moins qu' on ne veuille répandre, comme à
plaisir, d' épais nuages sur le tableau des impressions,
des déterminations, des fonctions et des
mouvemens vitaux, ou sur l' histoire de la vie, telle
que la fournit l' observation directe des faits.
Les organes ne sont susceptibles d' entrer en action,
et d' exécuter certains mouvemens, qu' en tant
qu' ils sont doués de vie ou sensibles : c' est la
sensibilité qui les anime ; c' est en vertu de ses lois
qu' ils reçoivent des impressions et qu' ils sont
déterminés à se mouvoir. Les impressions reçues par
leurs extrémités sentantes sont transmises au centre
de réaction : et ce centre partiel ou général renvoie
à l' organe qui lui correspond les déterminations dont
l' ensemble constitue les fonctions propres de cet
organe. Si les impressions ont été reçues, comme il

p398

arrive quelquefois, par un autre organe que celui
qui doit exécuter le mouvement, c' est le système
nerveux qui sert d' intermédiaire ou de moyen de
communication entr' eux. Enfin, la cause des
impressions peut agir dans le sein même du système
cérébral : l' impression part alors du point central
qui se rapporte plus particulièrement à l' organe dont
elle doit solliciter les fonctions.
Les choses ne se passent point différemment à
l' égard des organes particuliers dont les fonctions
directes sont de produire la pensée et la volonté.
Les impressions dont se tire le jugement sont
transmises par les extrémités sentantes, ou reçues
dans le sein du système : le jugement se forme de
leur comparaison ; la volonté naît du jugement.
Quoique différens organes puissent influer plus ou
moins sur la production de la pensée et de la
volonté ; quoique même, dans certains cas, on semble
penser et vouloir par certains viscères particuliers,
éminemment sensibles, le centre de réaction est
toujours ici le centre cérébral lui-même : et de là
partent toutes les déterminations postérieures, qui
doivent être regardées comme parfaitement analogues
aux

p399

divers mouvemens qu' exécute tout organe mis en
action.
D' un autre côté, nous voyons les organes partager
les affections les uns des autres, entrer en
mouvement de concert, s' exciter mutuellement, ou
se balancer et se contrarier dans leurs fonctions
respectives. Un lien commun les unit ; ils font partie
du même système. Le degré de leur sensibilité, la
nature et l' importance de leurs fonctions, certains
rapports de situation, de structure, de but ou d' usage,
déterminent le caractère et fixent les limites
de cette influence réciproque. Mais, en outre, des
liens accidentels et particuliers peuvent s' établir
entr' eux ; des sympathies qui ne sont pas communes
à tous les individus, peuvent résulter fortuitement
d' une différence proportionnelle ou de force, ou
de sensibilité respective des organes ; soit que cette
différence dépende de l' organisation primitive, soit
que certaines maladies ou d' autres circonstances
éventuelles l' y aient introduite postérieurement. Or,
les lois qui régissent, par exemple, tous les viscères
abdominaux, leur sont évidemment communes avec
les organes de la pensée ; ces derniers y sont
également soumis, et cela sans aucune restriction. Si
le système de la veine-porte influe sur le foie et la
rate, la rate et le foie sur l' estomac, l' estomac sur
les organes de la génération, les organes de la
génération sur les uns et sur les autres, et
réciproquement ; l' organe cérébral, considéré comme
celui de la

p400

pensée, et par l' état habituel ou passager qui
résulte pour lui de cette fonction, n' est pas lié
par des rapports moins étroits d' influence réciproque
avec le foie, la rate, l' estomac, ou les parties de
la génération. Et si quelquefois les sympathies des
viscères présentent divers phénomènes entièrement
nouveaux, si ces organes agissent les uns sur les
autres à des degrés très-différens, et même s' il
s' établit entr' eux des rapports rares et singuliers,
quelquefois aussi leur influence sur l' organe pensant,
et la sienne sur eux, est totalement intervertie ; de
sorte que tantôt le même viscère semble faire tous
les frais de la pensée, et tantôt il n' y prend
aucune part.
Voilà, dis-je, des faits constans qui s' offrent sans
cesse à l' observation.
Chapitre ii.
Mais pour bien entendre la question qui fait le
sujet de ce mémoire, il est nécessaire d' entrer dans
quelques détails.
La grande influence de ce qu' on appelle le moral
sur ce qu' on appelle le physique , est un fait
général incontestable : des exemples sans nombre la
confirment chaque jour ; et tout homme capable
d' observer en a retrouvé mille fois les preuves en
soi-même. Plusieurs auteurs de physiologie et
plusieurs moralistes ont recueilli les traits les
plus capables de mettre dans tout son jour cette
puissance

p401

des opérations intellectuelles et des passions sur
les divers organes et sur les diverses fonctions du
corps vivant. Il n' est aucun de nous qui ne puisse
ajouter de nouveaux traits à ces recueils. Les hommes
les plus grossiers et les plus crédules parlent
eux-mêmes des effets de l' imagination : s' ils en sont,
plus souvent que d' autres, les jouets et les victimes,
ils savent du moins quelquefois les observer et les
reconnaître dans autrui.
Il est de fait que, suivant l' état de l' esprit,
suivant la différente nature des idées et des
affections morales, l' action des organes peut tour à
tour être excitée, suspendue, ou totalement intervertie.
Un homme vigoureux et sain vient de faire un
bon repas : au milieu de ce sentiment de bien-être
que répand alors dans toute la machine la présence
des alimens au sein de l' estomac, leur digestion
s' exécute avec énergie ; et les sucs digestifs les
dissolvent avec aisance et rapidité. Cet homme
reçoit-il une mauvaise nouvelle ? Ou des passions
tristes et funestes viennent-elles à s' élever tout à
coup dans son âme ? Aussitôt son estomac et ses
intestins cessent d' agir sur les alimens qu' ils
renferment. Les sucs eux-mêmes, par lesquels ces
derniers étaient déjà presqu' entièrement dissous,
demeurent comme frappés d' une mortelle stupeur : et
tandis que l' influence nerveuse qui détermine la
digestion cesse entièrement, celle qui sollicite
l' expulsion de ses résidus acquérant une plus grande
intensité, toutes les matières

p402

contenues dans le tube intestinal sont chassées
au dehors en peu de momens.
On sait qu' il n' est point d' organes plus soumis au
pouvoir de l' imagination que les organes de la
génération. L' idée d' un objet aimable les excite
agréablement ; une image dégoûtante les glace. La
passion peut presque toujours accroître beaucoup la
puissance physique de l' amour, même dans les
individus les plus faibles : cependant son excès
peut aussi quelquefois, comme l' avait observé
Montagne, la détruire ou la paralyser momentanément
chez les hommes même les plus forts.
Ces deux effets contraires ne sont pas les seuls.
J' ai connu un jeune étudiant en médecine qui, dans
un violent accès de jalousie, éprouva pendant
plusieurs heures le priapisme le plus invincible et
le plus douloureux, accompagné tour à tour de pertes
de semence et d' émissions d' un sang presque pur.
La crainte abat et peut anéantir les forces
musculaires et motrices : la joie, l' espérance, les
sentimens courageux en décuplent les effets : la
colère peut les accroître en quelque sorte
indéfiniment.
Mais l' action même de la sensibilité n' est pas
moins soumise à l' empire des idées et des affections
de l' âme. Sur un homme attristé d' idées chagrines,
agité de sentimens cruels, les objets extérieurs
produisent d' autres impressions que si le même homme
était doucement occupé d' images agréables, et son
âme dans un état de satisfaction et de repos.

p403

Les impressions sont dans nous-mêmes, et non
dans les objets : ceux-ci n' en peuvent être que
l' occasion. La manière de sentir, leur présence et
leur action tient sur-tout à celle dont on est
disposé : la volonté peut même quelquefois dénaturer
entièrement les effets qu' ils produisent sur l' organe
sentant. Enfin, mettant à part ces illusions des sens,
si communes chez les hommes à imagination, et que
les ennemis de la philosophie de Locke ont si souvent
présentées comme une objection puissante, mettant
sur-tout à part cette autre influence, bien
plus singulière encore, de l' imagination de la mère
sur le foetus renfermé dans la matrice (influence
attestée par une foule d' observateurs dignes de foi,
et dont il est peut-être aussi peu philosophique de
nier absolument la réalité que d' admettre aveuglément
tous les exemples rapportés dans leurs écrits) :
la connaissance la plus superficielle de l' économie
animale suffit pour montrer l' empire très-étendu
qu' exerce l' état moral sur tous les organes et sur
toutes leurs fonctions.
Chapitre iii.
Nous avons reconnu dans les mémoires précédens
qu' une suite d' impressions reçues, et de réactions
opérées par les différens centres sensitifs,
sollicitent les organes, et déterminent les
opérations propres à chacun de ces derniers. Nous
savons que la nature

p404

des impressions et des mouvemens, relative à
celle de chaque espèce vivante et de chaque individu,
l' est encore à celle de chaque organe et de
ses fonctions propres. Nous nous sommes assurés
également, par des analyses réitérées, que les idées,
les penchans instinctifs, les volontés raisonnées, et
toutes les affections quelconques se forment par un
mécanisme parfaitement analogue à celui qui
détermine les opérations et les mouvemens organiques
les plus simples ; et que si le système cérébral,
instrument direct de ces opérations plus relevées,
exerce une grande action sur les systèmes vivans d' un
ordre inférieur, cette action se rapporte entièrement
et par ses causes, et par la manière dont elle est
produite, à celle qu' ils exercent les uns sur les
autres, et dont lui-même il n' est point affranchi.
Cependant, comme malgré cette parfaite analogie,
les organes de la pensée et de la volonté présentent
quelques traits particuliers qui semblent les
distinguer des autres parties de l' économie animale,
je crois nécessaire de reporter un coup-d' oeil rapide
sur ce tableau : et pour nous faire une idée plus
complète de l' objet actuel de nos recherches, nous
examinerons les circonstances qui rendent plus
puissante, ou qui diminuent l' action réciproque des
organes particuliers pour comparer ces circonstances
à celles qui produisent les mêmes effets sur les
relations du système cérébral avec eux.
Les organes de la pensée et de la volonté diffèrent

p405

de tous les autres, en ce que ces derniers reçoivent
d' eux l' action et la vie ; qu' ils ne sont susceptibles
de sentir et de se mettre en mouvement d' une manière
régulière qu' autant qu' ils reçoivent l' influence
nerveuse, dont la source est dans le système cérébral ;
que même ils peuvent en être regardés, en tant
que sensibles, comme des productions, ou comme
des parties, qui, malgré leurs transformations, lui
restent toujours subordonnées à cet égard. En effet,
le système cérébral va, par ses extrémités, animer
tous les points du corps. Il est présent par-tout ; il
gouverne tout ; il sent, fait agir et modifie les
parties vivantes ; il les régénère même quelquefois.
Ainsi, quoique ses fonctions, en qualité d' organe
pensant et voulant, s' exécutent d' après les mêmes
lois qui régissent les autres parties de l' économie
animale, on ne peut se dispenser de le considérer
sous deux points de vue différens. Il est d' abord le
tronc et le lien commun de toutes les parties, le
réservoir

p406

et le distributeur de la sensibilité générale :
mais ensuite, il est encore chargé de certaines
fonctions, d' autant plus importantes qu' elles
deviennent la sauve-garde et le guide de l' individu.
Aussi, quelques rapports étroits et multipliés que
puissent avoir entr' eux les organes partiels, ceux de
la pensée et de la volonté ont, avec tous les autres,
des rapports plus étroits et plus multipliés encore :
et l' on voit facilement que cela doit être ainsi,
puisqu' ils sont le point de réunion de toutes les
parties du système ; que leurs déterminations sont le
résultat de toutes les impressions quelconques,
distinctement senties ou inaperçues ; et que non
seulement ils transmettent à tous les autres organes
l' action vitale, mais qu' en outre, ils reçoivent
d' eux, à chaque instant, les matériaux épars de toutes
leurs opérations. En un mot, d' un côté, le système
cérébral anime toutes les parties ; de l' autre, il
recueille toutes les impressions qu' il les a mises en
état d' éprouver : il juge, il veut et détermine tous
les mouvemens consécutifs.
Mais cette source de la vie n' est point une cause
indépendante et absolue. Pour agir, et pour faire
sentir son action aux autres systèmes, il faut qu' à
son tour elle éprouve leur influence. Toutes les
fonctions sont enchaînées, et forment un cercle qui ne
souffre point d' interruption. Celles de l' organe
cérébral ne font point exception à la commune loi : et
quoiqu' elles offrent des caractères particuliers,
sans doute très-dignes de remarque, la manière dont
elles

p407

s' exécutent est absolument la même dont sont mis
en mouvement les autres organes, et déterminées
les autres fonctions.
Chapitre iv.
Encore une fois, toute fonction d' organe, tout
mouvement, toute détermination, suppose des
impressions antérieures. Soit que ces impressions
aient été reçues par les extrémités sentantes
externes ou internes, soit que leur cause ait agi
dans le sein même de la pulpe cérébrale, elles vont
toujours aboutir à un centre de réaction qui les
réfléchit en déterminations, en mouvemens, en
fonctions, vers les parties auxquelles chacune de ces
opérations est attribuée. Cette action et cette
réaction peuvent souvent avoir lieu sans que l' individu
en ait aucune conscience. En effet, il en est ainsi
toutes les fois que les impressions s' arrêtent dans
un centre partiel, à moins que les mouvemens qu' elles
déterminent ne deviennent la source d' autres
impressions subséquentes, destinées à parvenir jusqu' au
centre général et commun : il arrive même que plusieurs
de celles qui doivent concourir avec les impressions
plus distinctes, transmises par les organes propres
des sens, ne sont point aperçues en elles-mêmes, ou
comme inpressions, mais seulement dans leurs
produits, c' est-à-dire dans les jugemens et les
volontés raisonnés, qui résultent de leur réunion dans
le centre cérébral.

p408

La considération de ces différentes propriétés des
impressions reçues, ou plutôt de leur différente
manière de se comporter dans l' économie animale, est
absolument indispensable pour bien concevoir tous
les mouvemens vitaux, et pour ne pas se faire des
idées très-inexactes de la nature et des lois de la
sensibilité.
Mais la différence n' est point ici dans le mécanisme
par lequel les impressions se reçoivent et se
transmettent, et les déterminations se forment, ou
les fonctions s' exécutent ; elle est uniquement dans
le genre ou dans le caractère des centres de
réaction, et dans celui des mouvemens qu' ils sont
spécialement destinés à produire : et que l' on
considère l' organe cérébral ou comme le réservoir
général de la sensibilité, l' intermédiaire vivifiant
et le lien de toutes les parties, ou comme l' organe
spécial du jugement et de la volonté perçue ; on le
voit toujours entrer en mouvement, réagir, exécuter
ses fonctions de la même manière que le dernier
centre partiel où se déterminent les mouvemens les
plus obscurs et les plus bornés.

p409

Dans cette chaîne non interrompue d' impressions,
de déterminations, de fonctions, de mouvemens
quelconques, tant internes qu' externes, tous les
organes agissent et réagissent les uns sur les
autres : ils se communiquent leurs affections ; ils
s' excitent ou se répriment ; ils se secondent ou se
balancent, et se contiennent mutuellement. Liés par
des rapports de structure ou de situation et de
continuité, en tant que parties du même tout, ils le
sont bien plus encore par le but commun qu' ils
doivent remplir, par l' influence que chacun d' eux
doit exercer sur tous les actes qui concourent à la
conservation générale de l' individu. Ainsi, la
nutrition peut être regardée comme la fonction la
plus indispensable relativement à cet objet. Mais,
pour que la nutrition s' opère, il faut que l' estomac
et les intestins reçoivent l' influence nerveuse
nécessaire à leur action ; que le foie, le pancréas,
et les follécules glanduleux y versent les sucs
dissolvans : il faut donc, d' une part, que l' organe
nerveux soit convenablement excité par les impressions
sympathiques qui déterminent cette influence ; de
l' autre, que la circulation des liqueurs générales,
et la sécrétion des sucs particuliers, s' exécutent
avec régularité dans leurs organes respectifs. Or,
pour que l' organe nerveux soit convenablement excité,
il a besoin d' être soutenu par la circulation ; il
faut, en outre, que la chaleur animale épanouisse
les extrémités sentantes les plus essentielles : et
la marche de la circulation

p410

est à son tour soumise à la respiration, qui
contribue elle-même très-puissamment à la production
de cette chaleur.
Si l' on considère successivement de cette manière
toutes les fonctions importantes, on verra que
chacune est liée à toutes les autres par des relations
plus ou moins directes ; qu' elles doivent s' exciter
et s' appuyer mutuellement ; que, par conséquent, elles
forment un cercle dans lequel roule la vie,
entretenue par cette réciprocité d' influence.
Il est, d' ailleurs, certaines fonctions dont
l' énergie dépend plus particulièrement de celle
d' autres fonctions préalables, dont elles semblent
n' être que la suite. Ainsi, l' action musculaire,
pour être puissante, demande que la nutrition se
fasse convenablement : et quand on digère mal, les
désirs de l' amour sont rarement très-impérieux. Ainsi,
pour que l' ossification soit parfaite, il faut que le
système lymphatique et glandulaire soit libre : cette
opération peut même être dérangée par la lésion de
certains organes, qui ne paraissent avoir aucun
rapport immédiat avec le système osseux. Elle devient,
par exemple, plus languissante et plus débile par la
castration : de sorte que le simple retranchement
de deux corps glanduleux isolés, introduit dans
l' économie animale une espèce ou un commencement
de rachitis. Enfin, la sensibilité plus analogue
de certaines parties, établit entr' elles des rapports
particuliers, telles que ceux qui unissent les
organes

p411

de la génération à ceux de la voix ou de l' odorat.
Assez ordinairement, ces rapports semblent exclusivement
affectés à certains tempéramens, ou même
à certains individus : ils constituent alors les
sympathies idiosyncratiques ou particulières, dont
plusieurs écrivains ont recueilli tant d' exemples
remarquables ; et quelquefois aussi ces mêmes
sympathies ne sont qu' accidentelles, et dépendent
des maladies, du régime, ou de la nature des
travaux.
Chapitre v.
En examinant avec attention toutes les circonstances
qui déterminent originairement ces rapports,
ou qui président postérieurement à leur formation,
on trouve qu' ils peuvent être ramenés à certaines
causes peu nombreuses, et qu' ils restent toujours
soumis à certaines lois fixes, même dans leurs plus
bizarres irrégularités.
Les analogies de structure, les relations de
voisinage ou de continuité, les relations plus
véritablement organiques encore, produites par
beaucoup de nerfs ou de vaisseaux communs, ne rendent
pas raison de toutes les sympathies, à beaucoup
près : mais elles sont évidemment la cause de
quelques-unes, et elles aident à mieux en concevoir
plusieurs. Dans son traité du corps muqueux, Bordeu
rappelant la doctrine des anciens, touchant les deux
grandes divisions du corps de l' homme, en gauche

p412

et droite d' une part ; et en supérieure et inférieure
de l' autre ; doctrine que la pratique de la médecine
confirme chaque jour, mais que les mécaniciens
modernes rejetaient, parce qu' elle ne paraissait pas
appuyée sur l' anatomie : Bordeu, dis-je, a fait voir
que les grandes distributions du tissu cellulaire se
rapportent, en plusieurs points, à cette division
qu' avait fournie aux anciens, la simple observation
des phénomènes vitaux ; il a même établi que la
théorie de certaines crises, notamment de celles qui
se font par la suppuration des parotides, et par des
évacuations de crachats, demandait, pour être bien
saisie, la connaissance anatomique de l' expansion
cellulaire supérieure, et de ses communications avec
les organes de la poitrine, ou avec l' appareil
lymphatique du cou.
Quant aux rapports qui résultent de la ressemblance
ou de l' analogie de structure, ils se manifestent
sensiblement dans certaines maladies des
glandes, où l' affection de quelques-unes d' entr' elles
est communiquée rapidement à d' autres glandes
éloignées, sans intéresser le système lymphatique
général.
On trouve un exemple frappant des rapports qui
tiennent au voisinage des parties, dans la grande
influence de l' estomac, du foie et de la rate, sur le
diaphragme. Il ne paraît pas, en effet, qu' une
autre cause puisse associer si étroitement cet
organe à toutes leurs affections : et l' on voit bien
plus évidemment

p413

encore, qu' il faut attribuer au plan général
d' organisation, qui leur rend communs plusieurs
grands nerfs et vaisseaux, les sympathies réciproques
et multipliées de tous les viscères du bas-ventre,
et le rôle que jouent les engorgemens hémorroïdaux
dans plusieurs maladies de ces mêmes viscères,
notamment dans leurs obstructions.
Mais le genre d' influence qu' exerce sur toutes les
parties, un organe majeur et prédominant, dépend
sur-tout de deux circonstances particulières :
je veux dire du degré de sa sensibilité propre, et
de l' importance de ses fonctions.
La vive sensibilité d' un organe peut être due au
grand nombre de nerfs qui l' animent. Les parois de
l' estomac, et la superficie de la peau, sur-tout à la
paume des mains et à la plante des pieds, également
douées d' un tact particulier, si délicat et si fin,
sont tapissées par-tout d' épanouissement nerveux ; et
le tissu cellulaire, qui paraît n' en recevoir aucun,
paraît aussi tout à fait incapable de sentir, du
moins dans son état naturel.
Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi.
Les muscles qui reçoivent proportionnellement
beaucoup de nerfs, sont très-obscurément sensibles ;
et les testicules qui n' en reçoivent que peu le sont
excessivement.
Ce n' est donc point toujours par l' anatomie qu' on
peut reconnaître et déterminer le degré de
sensibilité

p414

relative des organes ; c' est uniquement par
l' observation.
Or, l' observation nous prouve que l' organe extérieur
dont nous venons de parler, et dont certaines
parties sont chargées de recueillir les sensations du
tact, non seulement agit, par cette destination même,
avec une grande puissance sur le système cérébral,
mais qu' il fait en outre ressentir à chaque instant
ses affections aux organes pulmonaires, au diaphragme,
à l' estomac, aux intestins, et généralement
à tous les viscères abdominaux ; que l' estomac
agit avec plus de puissance encore, peut-être, sur
l' organe extérieur, sur le système entier de ceux
de la génération, sur les forces motrices, et
particulièrement sur le centre cérébral : car il est
très-vrai, comme l' a dit un poète philosophe, que
l' estomac gouverne la cervelle.
L' observation prouve, enfin, que les organes de
la génération exercent également l' influence la plus
étendue et sur l' état, et sur les affections, et sur
les fonctions particulières du cerveau, des muscles,
de l' estomac, et même de tout le système cutané.
Je sens que je multiplie les répétitions, je vous
en demande pardon : mais vous devez reconnaître
qu' elles tiennent au caractère même de cet ouvrage,
dont les idées, j' ose le dire, étroitement enchaînées
les unes aux autres, se développent et s' expliquent
mutuellement ; de sorte que celles qui suivent sont

p415

le plus souvent de simples corollaires de celles qui
précèdent, et que le seul rappel de celles-ci
semblerait presque toujours suffire pour la
confirmation de celles-là. Mais, d' un autre côté,
comme ces idées s' éloignent ordinairement beaucoup
de la manière commune de voir, et que leurs
principaux résultats sont absolument nouveaux, je
dois continuellement craindre d' y laisser des nuages.
Ainsi, je marche sans cesse entre deux inconvéniens ;
ou de me répéter, ou de ne pas mettre ma pensée dans
tout son jour. Or, le dernier me paraît, je l' avoue,
de beaucoup le plus grave : et j' aime infiniment
mieux laisser quelques redites fatigantes, que
risquer de n' être pas entendu.
Nous nous bornerons cependant à quelques exemples
pour chacun des genres d' influence organique
dont il est question dans ce moment.
Chapitre vi.
L' action de l' estomac sur le système musculaire
ne tient pas uniquement aux effets que produit,
dans ses divers états, la simple réparation nutritive,
dont ce viscère est un des agens principaux ; elle
tient encore, en grande partie, à sa sensibilité
particulière, et suit, par conséquent, toutes ses
dispositions variables et capricieuses. L' affection
nerveuse la plus légère et la plus fugitive de
l' estomac, suffit souvent pour résoudre, à l' instant
même, toutes

p416

les forces motrices, pour faire tomber l' individu
sans connaissance. L' énergie, ou la débilité du même
organe, produit presque toujours un état analogue
dans ceux de la génération. J' ai soigné un jeune
homme chez qui la paralysie accidentelle de ces
derniers avait été produite par certains vices de la
digestion stomachique, et qui reprit la vigueur de
son âge, aussitôt qu' il eut recouvré la puissance de
digérer. C' est sur-tout à raison des dispositions
particulières de l' estomac, que la circulation
s' anime ou se ralentit, est régulière ou
désordonnée ; que la peau s' épanouit, ou se fronce et
se resserre. Cette double circonstance règle la marche
des mouvemens qui, du centre, vont se répandre à la
circonférence, et de ceux qui, de la circonférence,
viennent se réunir dans le centre : elle augmente ou
diminue la perspiration et l' absorption extérieures ;
elle établit entre elles de nouveaux rapports,
ressentis par toute l' économie animale. C' est elle
encore qui détermine l' état organique des
épanouissemens nerveux cutanés, et qui, par là,
modifie, en quelque sorte, à son gré, leur action
sensitive, et leur aptitude même à sentir. Enfin, de
tous les organes essentiels, le cerveau, soit comme
réservoir commun de la sensibilité, soit comme
instrument direct des opérations intellectuelles,
paraît être celui qui partage le plus vivement et le
plus promptement toutes les dispositions de l' estomac,
et toutes les impressions que ce viscère est
susceptible de recevoir.

p417

On sait, d' après une expérience curieuse,
qu' un seul grain de jaune d' oeuf pourri est capable
de produire, au moment même où il a été avalé,
des éblouissemens, des vertiges, la plus grande
confusion d' idées, des angoisses inexprimables ;
enfin, tous les symptômes de la fièvre maligne
nerveuse ; et que ces désordres peuvent cesser,
aussitôt que leur faible cause est rejetée par le
vomissement naturel, ou artificiel. Un grain d' opium,
donné à propos, peut déterminer le sommeil le plus
paisible et le plus doux : et quelquefois il produit
ces effets salutaires, sans avoir même été dissous
par les sucs gastriques, comme on le voit
évidemment, lorsqu' au réveil, une légère nausée le
fait rendre encore tout entier.
Plénitude ou vacuité, activité ou inertie,
bien-être ou malaise de l' estomac ; tout, en un mot,
jusqu' aux singularités les plus fugitives de son
goût et de ses appétits, va retentir à l' instant dans
le centre cérébral : et souvent on retrouve les
traces de ses moindres caprices dans le caractère ou
la tournure des idées, et dans les déterminations
volontaires les plus distinctes, aussi bien que dans
les penchans instinctifs les moins raisonnés.
Si, d' une part, les organes épigastriques, et
particulièrement

p418

l' estomac, sont le centre de réunion,
ou le point d' appui intérieur des mouvemens toniques
oscillatoires, qui vont du centre à la circonférence,
et reviennent de la circonférence au centre ;
l' organe cutané, d' autre part, est leur point
d' appui extérieur, et le terme où ils aboutissent.
C' est vers lui que tend l' impulsion du flux ; c' est
de lui que part celle du reflux. Il soutient les
efforts de l' action centrale ; il la balance et la
règle même, à quelques égards, en modifiant celle qui
la refoule, au gré des impressions dont lui-même est
affecté. Suivant les différens états de l' air, le
tissu de la peau peut éprouver tous les degrés de
resserrement, ou de dilatation : il est tantôt plein
de ton et de vie, tantôt lâche et languissant ; ses
extrémités, ou s' épanouissent pour aller au devant
de toutes les sensations, ou se resserrent et se
dérobent à l' action des agens externes. Mais
quelquefois c' est en vain qu' elles veulent éviter de
sentir, puisque son tissu même peut recéler la cause
des sensations pénibles. La répercussion de la
transpiration cutanée, que le plus souvent accompagne
une augmentation, en quelque sorte, proportionnelle
d' absorption aqueuse, se fait rapidement sentir à
l' épigastre, à tout le canal alimentaire, au poumon,
au système cérébral. Le doux resserrement qu' éprouve
la peau par l' action d' un froid modéré, produit dans
tous les organes internes un sentiment vif de
bien-être. Son épanouissement constant, qui suit
l' application

p419

d' une douce chaleur, transmet, aux organes de la
génération, des séries non interrompues d' impressions
agréables, qui les tiennent eux-mêmes dans
un état d' excitation habituelle. Quelques-unes de ses
maladies peuvent également provoquer, d' une manière
directe, l' action de ces mêmes organes : seulement,
ce n' est plus alors l' agréable provocation
du plaisir : c' est le plus ordinairement une
irritation douloureuse ; ce sont des désirs furieux
et sans volupté. Quelquefois même le cuisant prurit
qu' éprouve la peau, se communique à tout le système
nerveux, intervertit toutes les fonctions cérébrales,
et produit les plus singulières erreurs de
l' imagination et des penchans.
Dans les deux mémoires sur les âges et sur les
sexes nous avons déjà vu combien l' action des
organes de la génération sur ceux de la pensée est
étendue et puissante ; nous avons vu, non seulement
qu' une classe entière d' idées et d' affections est
exclusivement due au développement des premiers ;
nous avons en outre reconnu que leur énergie, réglée
par la modération des habitudes, est le principe
fécond des plus grandes pensées, des sentimens
les plus élevés et les plus généreux.
Mais ces organes, sans lesquels le système musculaire
ne peut acquérir, ni conserver sa vigueur,
réagissent sur toutes les parties de l' épigastre ;
comme nous avons dit que toutes ces parties, et
notamment l' estomac, agissent sur eux. Les impressions
vivifiantes

p420

des désirs de l' amour, sont vivement ressenties par
le cardia , ou l' orifice supérieur de ce dernier,
et par le diaphragme : l' un et l' autre ne partagent
pas moins fidèlement l' état de langueur où
l' abus des plaisirs fait tomber les organes de la
génération. Qui pourrait, enfin, mettre en doute que
ceux-ci se trouvent liés par d' étroites sympathies
avec l' organe extérieur, lorsqu' on voit les divers
changemens dont ils sont susceptibles, déterminer,
arrêter, ou modifier directement la croissance des
poils qui naissent et végètent dans son tissu ; et,
d' un autre côté, les désirs de l' amour augmenter si
puissamment l' insensible transpiration, qu' un
très-grave et très-savant médecin croyait pouvoir les
regarder comme le meilleur diaphorétique connu ?
Chapitre vii.
Mais cette grande influence de certains organes
sur d' autres, n' est pas, sans doute, uniquement
due au degré de leur sensibilité : l' importance de
leurs fonctions est une autre circonstance que l' on
doit considérer comme y concourant pour une grande
part. L' observation ne laisse aucun doute sur ce
point. Le foie, la rate, le poumon, quoique
naturellement peu sensibles, ne laissent pas d' exercer
une influence très-étendue sur plusieurs autres
organes, ou même sur le système tout entier. C' est
donc à la nature du rôle qui leur est attribué dans

p421

l' économie animale, qu' il faut imputer cette puissance
d' action sympathique, dont semblait devoir
les priver leur faible aptitude à sentir. Nous ne
connaissons point, au juste, les vraies fonctions de
la rate : mais on doit penser qu' elles ont une assez
grande importance, en observant que ses maladies
peuvent souvent troubler l' action de différens
viscères abdominaux, et porter les plus grands
désordres dans tout le système nerveux. On sait que le
foie filtre un dissolvant nécessaire au complément
de la digestion intestinale, et dont l' action
stimulante sur tout l' appareil circulatoire et sur
les fibres musculaires, leur imprime un degré
remarquable d' énergie. Quant au poumon, soit par son
action directe sur la circulation sanguine, soit en
sa qualité d' organe spécial de la respiration et de
la sanguification, lesquelles entrent pour beaucoup,
à leur tour, dans la production de la chaleur
animale, cet organe est sans doute l' un des plus
essentiels du corps vivant : et l' on ne doit pas
s' étonner de voir ses affections si vivement
ressenties, par les autres organes principaux,
et la nutrition de ces derniers, ainsi que l' état
général des forces, dépendre, en grande partie,
de la manière dont s' exécutent ses fonctions.
Ne négligeons pas d' observer en outre, qu' il peut
survenir de grands changemens dans la sensibilité
des organes : la sensibilité peut, en effet,
diminuer dans les uns, augmenter dans les autres ;
et, par cette nouvelle distribution, établir
entr' eux de nouveaux

p422

rapports sympathiques, ou du moins altérer
ceux qui dérivent de l' ordre primitif.
Les causes de ces changemens se réduisent à
l' augmentation vicieuse d' action dans les organes, à
leur débilitation directe, à certaines maladies
particulières dont ils peuvent être affectés.
Il doit paraître naturel que le surcroît d' action
d' un organe important, amène un surcroît
proportionnel d' influence de sa part, sur les autres
organes qui sympathisent avec lui : car le premier
devient souvent, dans ce cas, le terme d' une
concentration de sensibilité ; et toujours les
mouvemens d' où résulte son influence, sont alors plus
énergiques, et sur-tout plus nombreux, puisqu' ils
forment eux-mêmes la somme de son action.
Mais on doit, en même tems, trouver assez
extraordinaire, au premier coup-d' oeil, que
l' augmentation de sensibilité d' un organe, soit
fréquemment la suite de sa débilitation : rien
cependant n' est plus certain ; c' est même, comme le
célèbre Cullen l' a fait remarquer, une loi générale
du système nerveux, que l' état ou le sentiment de
faiblesse devienne pour lui principe d' excitation.
Certaines maladies particulières peuvent produire
également une augmentation notable d' influence
relative, de tel ou tel organe. Ainsi, par exemple,
dans différens états de maladie, l' estomac et les
organes de la génération agissent d' une manière
plus directe et plus efficace, sur les forces motrices

p423

et sur le cerveau. Mais ici l' on peut presque
toujours attribuer un pareil effet au surcroît
d' action, ou à la concentration de la sensibilité ;
ce qui fait rentrer ce dernier cas dans l' un des deux
précédens.
Chapitre viii.
Conclusion.
Si donc on rassemble maintenant sous un seul
point de vue, les diverses circonstances qui
déterminent et rendent plus puissante l' influence
d' un organe sur certains autres organes particuliers,
ou sur l' ensemble du système, on verra qu' elles se
réunissent toutes en faveur de l' organe cérébral ;
c' est-à-dire, qu' il n' en est aucun qui doive exercer,
d' après les lois de l' économie vivante, une somme
d' action plus constante, plus énergique et plus
générale.
1 ses prolongemens se distribuant à toutes les
parties, et s' épanouissant, en quelque sorte, sur
tous leurs points, elles ne lui sont pas seulement
unies par les rapports d' une organisation commune
et par ceux de continuité : sa substance entre encore
dans leur intime composition ; il y est présent
partout.
2 comme c' est par ses extrémités que les
impressions sont reçues, tous les organes ne lui sont
pas simplement analogues ; ils lui sont entièrement
homogènes, du moins par leur partie sentante.

p424

3 il est doué de la sensibilité la plus vive ; ou
plutôt il est, sinon la source de celle de tous les
autres, du moins le réservoir commun qui la
renouvelle et l' entretient.
4 ses fonctions sont également importantes, soit
comme imprimant la vie à toute l' économie animale,
soit comme appartenant à l' organe propre de
la pensée et de la volonté.
Ainsi, l' on voit que le système cérébral doit exercer
constamment une puissance très-étendue sur toutes
les parties de la machine vivante ; et cette
puissance doit devenir d' autant plus remarquable,
qu' il exerce ses fonctions avec plus d' énergie et
d' activité.
Nous ne pouvons donc plus être embarrassés à
déterminer le véritable sens de cette expression,
influence du moral sur le physique : nous voyons
clairement qu' elle désigne cette même influence du
système cérébral, comme organe de la pensée et
de la volonté, sur les autres organes dont son action
sympathique est capable d' exciter, de suspendre et
même de dénaturer toutes les fonctions. C' est cela ;
ce ne peut-être rien de plus.
S' il en était besoin, cette conclusion pourrait être
confirmée encore par la considération des circonstances
qui donnent quelquefois accidentellement à
l' influence du système cérébral un surcroît d' étendue
et d' intensité. On peut, en effet, réduire toutes
ces circonstances, 1, à son accroissement d' action ou
de sensibilité ; 2 à sa débilitation ; 3 à ses
maladies.

p425

Et par conséquent il est, dans tous ces cas là même,
soumis à des lois qui lui sont communes avec toutes
les autres parties du corps vivant.
Ainsi donc, tous les phénomènes de la vie, sans
nulle exception, se trouvent ramenés à une seule
et même cause : tous les mouvemens soit généraux,
soit particuliers, dérivent de cet unique et même
principe d' action.
Telle est par-tout la simplicité de la nature. Elle
prodigue les merveilles : elle économise les moyens.
Mais l' esprit hypothétique de l' homme, par-tout
où les effets lui paraissent compliqués ou différens,
croit toujours, au contraire, devoir multiplier les
ressorts. C' est ainsi que le cours des astres, les
météores aériens, le mouvement des eaux de l' océan,
la germination, la fructification des végétaux ; en
un mot, tous les phénomènes de l' univers furent
d' abord soumis à autant de causes différentes.
Apollon conduisit le char du soleil ; Diane celui
de la lune ; Jupiter gouverna l' Empirée,
déchaîna les orages, alluma la foudre ; Neptune
souleva les mers ; et Pan, Cérès, Flore, Pomone,
se partagèrent l' empire des troupeaux, des moissons,
des fleurs et des fruits. Il fallut un tems fort
long pour arriver à n' admettre dans la nature qu' une
seule force : peut-être faudra-t-il un tems plus
long encore pour bien reconnaître que, ne pouvant la
comparer à rien, nous ne pouvons nous former aucune
idée véritable de ses propriétés, et que les vagues
notions que nous avons

p426

de son existence étant uniquement formées sur la
contemplation des lois qui gouvernent toutes choses
autour de nous, la faiblesse de nos moyens
d' observation doit resserrer éternellement ces
notions dans le cercle le plus étroit et le plus
borné.
>

DOUZIEME MEMOIRE




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des tempéramens acquis.
introduction.
Chapitre i.
Nous avons reconnu que la différence des tempéramens
tient aux dispositions primitives du système
et à la manière dont s' exercent les fonctions ; que
chaque tempérament est déterminé par les habitudes
de la sensibilité générale et par celle des organes
particuliers.
Nous avons également reconnu que toute fonction,
tout acte, tout mouvement quelconque, exécuté
dans l' économie animale, est produit par des
impressions antérieures, soit externes, soit internes ;
que les impressions, en se réitérant, rendent les
mouvemens subséquens plus faciles ; qu' elles-mêmes
ont d' autant plus de tendance à se reproduire,
qu' elles ont eu lieu plus souvent, ou duré plus
long-tems ; et qu' ainsi la répétition fréquente des
mêmes

p428

impressions, et des mouvemens qui s' y rapportent,
est capable de modifier beaucoup l' action des organes,
et même les dispositions primitives de la
sensibilité.
Si donc les causes de certaines impressions agissent
assez fréquemment, ou durant un tems assez long,
sur le système, elles pourront changer ses habitudes
et celles des organes ; elles pourront conséquemment
introduire les dispositions accidentelles ou les
tempéramens nouveaux, que ces habitudes constituent.
Telle est la véritable source des tempéramens
acquis
.
Les dispositions accidentelles étant susceptibles
de se fortifier de plus en plus, de se fixer, de se
transmettre dans les races, les tempéramens acquis
sembleraient pouvoir être considérés sous deux
points de vue différens : je veux dire comme produits
éventuellement chez les individus, sans qu' on
puisse en trouver le germe particulier dans leur
organisation originelle ; ou comme développés
lentement et successivement dans les générations,
confirmés par l' action constante de leurs causes, et
transmis des pères aux enfans, à travers une longue
succession d' années. Mais il est évident que cette
dernière classe rentre dans celle des tempéramens
primitifs ou naturels. En effet, la nature est pour
nous l' état ou l' ordre présent des choses, quelques
changemens ou quelques altérations qu' elles aient pu
d' ailleurs subir dans les tems antérieurs : elle ne
peut

p429

être à nos yeux l' état primordial, presque toujours
nécessairement inconnu ; elle est uniquement l' ordre
fixe des choses, tel que le passé nous l' a transmis.
Il faut donc entendre par tempérament naturel
celui qui naît avec les individus, ou dont ils
apportent les dispositions en venant au jour ; et par
tempérament acquis celui qui se forme chez les
individus par la longue persistance des impressions
accidentelles auxquelles ils sont exposés.
Aux différentes époques de la vie, le système
contracte de nouvelles dispositions : les fonctions des
organes ne s' exécutent pas de la même manière ; il
s' établit entr' eux de nouveaux rapports. Dans les
deux sexes, l' aptitude aux diverses impressions, et
la tendance aux mouvemens analogues, ne sont pas
les mêmes ; les diverses habitudes organiques ont
plus ou moins de propension à s' établir : il en est
enfin qui sont, en quelque sorte, inséparables du
sexe, ou dont le principe, agissant dans les
individus dès le premier moment de la vie, se
développe successivement avec toutes leurs autres
facultés particulières. D' après ce qui vient d' être
dit ci-dessus, ces deux genres de dispositions et
d' habitudes sont encore étrangers à ce qui doit porter
proprement le nom de tempérament acquis . Quoique
tout tempérament de ce dernier genre ne se forme
que successivement, et par l' effet de certaines
impressions, dont plusieurs viennent du dehors,
cependant sa cause fait partie des secrets de
l' organisation

p430

primitive ; et il entre dans le plan de la nature
qu' il se manifeste constamment au tems marqué.
Les causes capables de changer, ou de modifier
le tempérament, sont les maladies, le climat, le
régime, les travaux habituels du corps ou de l' esprit.
Observons seulement que la puissance de ces causes
est toujours subordonnée, jusqu' à certain point, aux
tendances qui résultent de l' empreinte originelle.
Si cette empreinte est profonde, l' expérience nous
apprend qu' elle peut résister à toutes les impressions
ultérieures ; et lors même qu' elle est plus
superficielle, elle tempère toujours l' action des
causes qui tendent à l' altérer : car elle ne leur
est soumise qu' en tant que l' économie animale est
susceptible de recevoir des séries d' impressions
nouvelles ; et le caractère de ces impressions
dépend lui-même en grande partie des dispositions
antérieures de tout l' organe sentant.
Chapitre ii.
Lorsqu' on suit avec attention la marche des
différentes maladies, et qu' on les compare entr' elles
avec discernement, elles présentent dans leurs
phénomènes et dans leurs résultats des caractères
particuliers qui ne peuvent être méconnus. Chaque
tempérament originel, chaque disposition primitive
des organes, modifie sans doute les effets des
puissances délétères ou morbifiques ; et la souplesse
de ressources

p431

qu' exige dans le médecin la juste application
des moyens de traitement, confirme, par la
pratique, une vérité dont la théorie seule pourrait,
en quelque sorte, fournir d' avance la démonstration.
Mais chaque espèce de maladie n' en a pas
moins sa nature propre : et soit par celle de sa
cause, soit par sa marche et sa terminaison, soit
enfin par les traces qu' elle laisse après elle,
certains signes distinctifs la caractérisent toujours
aux yeux de l' observateur.
Une première différence générale divise dans la
nature, comme dans nos classifications, les maladies
en aiguës et chroniques. Ces deux genres ne sont
pas moins dissemblables par leurs effets sur le
système que par la durée de leur cours. Dans les
maladies aiguës, les mouvemens sont, pour l' ordinaire,
puissans et vigoureux : ces maladies deviennent
souvent de véritables crises ; c' est-à-dire qu' elles
servent à résoudre et à dissiper d' autres maladies
antérieures auxquelles les forces conservatrices
n' ont opposé qu' une résistance inutile, ou dont l' art
a vainement tenté la guérison. Dans les maladies
chroniques, au contraire, la nature n' emploie que des
moyens de réaction faibles et languissans. Aussi ne
sont-elles presque jamais critiques : il est même
assez rare que la nature les guérisse par une suite
de mouvemens réguliers ; et, contre l' opinion reçue,
c' est sur-tout dans leur traitement que se manifeste,
et conséquemment que doit être invoquée la puissance
de l' art, sans le

p432

secours duquel plusieurs d' entr' elles sont
communément incurables. Les changemens que produisent
dans le système, les maladies aiguës, sont
fréquemment utiles ; ceux qui surviennent à la suite
et par l' effet des maladies chroniques, sont presque
toujours désavantageux.
Il est cependant vrai que si les fièvres vives
continues, et même certaines fièvres d' accès, qui n' en
doivent point être distinguées sous ce rapport,
opèrent souvent la solution de plusieurs maladies
chroniques antérieures ; quelquefois aussi, par leur
caractère opiniâtre et pernicieux, ou par le vice des
moyens employés dans leur traitement, elles
commencent la chaîne de diverses autres maladies
chroniques subséquentes, dont on peut à juste titre
les regarder comme les causes directes. Il est même
constant que dans certains cas une maladie chronique
très-caractérisée en fait disparaître une autre
qui l' était moins, ou qui appartenait à des genres
différens. Alors celle qui est survenue la dernière
peut se guérir sans que la première reparaisse ; de
sorte qu' elle doit être considérée comme remplissant
à son égard les fonctions de crise . Mais ce sont
là des détails particuliers de théorie sur lesquels
il nous est absolument inutile de nous arrêter.
Quoi qu' il en soit, au reste, de la cause et de la
nature des changemens introduits dans le système
par les différentes maladies, l' observation nous
apprend qu' ils peuvent être portés jusqu' au point
d' imprimer

p433

de nouvelles habitudes aux organes, ou de
développer de nouveaux tempéramens.
L' introduction des nouvelles habitudes par les
maladies est plus ou moins facile, suivant la nature
des changemens qu' elle exige : les dispositions du
système nerveux et l' état des organes ne s' altèrent
pas avec la même promptitude dans tous les sens,
ou ne retiennent pas les empreintes accidentelles
avec le même degré de force et de fixité ; et les
modifications diverses que les tempéramens peuvent
subir par cette cause, s' offrent plus ou moins
fréquemment à l' observation. Ainsi, les maladies
produisent presque toujours, et laissent souvent
après elles une prédominance notable du système
sensitif sur les forces motrices. Il est, au
contraire, assez rare que leur effet soit d' émousser
la sensibilité de l' organe nerveux, et d' élever la
puissance des organes musculaires au dessus du
rapport ordinaire. Le tempérament désigné sous le
nom de sanguin se rapproche assez fréquemment
du mélancolique : le mélancolique ne se
rapproche jamais, ou presque jamais, de lui. Le
bilieux revient avec peine, ou même il se refuse
entièrement à revenir vers le sanguin : il ne descend
au phlegmatique que par une dégradation absolue
de toute la constitution : il passe plus facilement
au mélancolique , en retenant toutefois
plusieurs traits de son caractère primitif.
Enfin, le phlegmatique acquiert souvent un
surcroît de sensibilité , qui lui fait imiter
quelques-unes des

p434

habitudes du mélancolique ; et quand il éprouve une
augmentation simultanée et proportionnelle des
forces musculaires, il peut imiter le sanguin : mais
il différe toujours beaucoup de l' un et de l' autre ; et
jamais il ne présente le moindre trait du bilieux.
Ordinairement les maladies hâtent ou préparent
les développemens de la sensibilité : le moral des
enfans maladifs est généralement précoce. Quoique
cet effet puisse quelquefois résulter d' impressions
étrangères à l' état accidentel des organes, il est
certain qu' en général l' affaiblissement ou le désordre
des mouvemens vitaux, en multipliant ou diversifiant
les impressions reçues, communique au système
nerveux un surcroît d' action : et même, dans
certains cas, les altérations directes, produites par
l' état morbifique, augmentent immédiatement les
forces ou l' activité de l' organe pensant. Les
affections de l' estomac et des entrailles, les
engorgemens des viscères hypocondriaques, les
maladies des organes de la génération, augmentent
presque toujours la mobilité du système, et rendent
ses extrémités sentantes plus susceptibles de toutes
les impressions. Quand la marche chronique des mêmes
affections permet que cet état devienne une véritable
habitude,

p435

il se perpétue le plus souvent encore après que
ses causes elles-mêmes ont entièrement disparu.
Certaines affections mélancoliques ou vaporeuses
développent tout à coup des facultés intellectuelles
extraordinaires ; elles font éclore des sentimens
ignorés jusqu' alors de l' individu : et quoique leurs
effets s' affaiblissent communément après la cessation
finale des accès ; communément aussi, l' organe
cérébral conserve des traces durables de ce mouvement
singulier, que de grands désordres physiques peuvent
seuls imprimer à toutes ses fonctions. Les fièvres
aiguës ont fait disparaître quelquefois des causes
d' imbécillité qui duraient depuis la naissance, ou
qui s' étaient formées dans le premier âge ; et d' un
idiot, on les a vu quelquefois faire un homme
d' esprit, et même un homme distingué. On sait que le
rachitis hâte, pour l' ordinaire, le développement
moral des enfans. Mais ses effets ne se renferment
pas dans la première époque de la vie ; ils
s' étendent à toute sa durée : et les observateurs
les plus superficiels n' ignorent pas que les personnes
chez lesquelles il a laissé des empreintes visibles
sont en général remarquables par la finesse et la
vivacité de leur esprit. Or, ces diverses maladies
ne peuvent produire de semblables résultats sans
accroître l' activité du système nerveux, sans
étendre ou rendre plus vive la faculté de sentir.
Telle est l' influence la plus ordinaire des maladies.
Cependant, toutes n' augmentent pas ainsi la

p436

sensibilité : quelques-unes, au contraire, la
débilitent et l' émoussent. La plupart des affections
du système absorbant et de l' organe cellulaire, et
même une classe entière de celles des nerfs et du
cerveau, frappent immédiatement, ou médiatement, de
stupeur les facultés sentantes, sans rabaisser au
même degré les forces musculaires et motrices. Bien
plus, il en est dont l' effet direct est d' accroître
ces dernières forces au delà de toute proportion. Les
maladies épileptiques, par exemple, offrent presque
toujours les mouvemens convulsifs les plus puissans,
joints à l' hébétation profonde du système sensitif.
à la suite de ces fièvres aiguës, qui remplissent les
fonctions de crises , à l' égard d' autres maladies
antérieures, les rapports mutuels de puissance et
d' action entre les deux systèmes sentant et moteur,
changent ordinairement en faveur du dernier : et
quoique la sensibilité ne diminue pas alors jusqu' au
point de détruire l' équilibre, les organes musculaires
acquièrent toujours l' exercice et le sentiment d' une
plus grande vigueur.
Mais, malgré ces faits très-constans, et beaucoup
d' autres analogues dont on pourrait encore les
fortifier, il est infiniment rare que les changemens
occasionnés par les maladies dans les habitudes des
organes, développent le tempérament particulier
qui caractérise la prédominance du système moteur
sur le système sentant.
Quelques affections de poitrine, accompagnées

p437

de fièvre lente, introduisent assez souvent dans
l' économie animale une partie des habitudes propres
au tempérament sanguin ; et dans les cas, à la
vérité peu communs, où la marche funeste de ces
affections peut être arrêtée, les dispositions
organiques, développées par leur influence,
persistent encore, et peuvent devenir un état fixe
et permanent. D' autres fièvres lentes, jointes à la
débilité générale des organes, et dégagées de toute
résistance spasmodique, amènent avec elles, à peu près
la même suite d' impressions qui sont également
susceptibles de prendre un certain caractère de
fixité. On rencontre aussi dans la pratique quelques
affections du système cérébral et nerveux, dont le
propre est de rendre toutes les impressions heureuses
et riantes, et d' attacher un sentiment d' aisance et
de bien-être aux différentes fonctions.
Suivant le degré de leur violence, et suivant l' état
dans lequel elles rencontrent le système, les
maladies produisent des effets très-divers. Ainsi,
les engorgemens hypocondriaques, lorsqu' ils se
forment dans un tempérament sanguin , le font
passer au bilieux s' ils sont légers, au
mélancolique s' ils sont prononcés très-fortement.
Lorsqu' ils surviennent dans un tempérament
bilieux , ils le font passer tantôt au
mélancolique doux , tantôt au maniaque emporté .
Ainsi, quelquefois les fièvres intermittentes
résolvent ces mêmes engorgemens, et chaque accès
tend directement au but. D' autres fois, au contraire,
ce

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sont elles qui les produisent : ils s' aggravent à
mesure que les accès se multiplient ; et les
nouvelles incommodités qu' ils traînent à leur suite,
ne peuvent être utilement combattues, qu' autant qu' on
joint à leurs remèdes propres ceux qui coupent la
chaîne des mouvemens fébriles. Or, dans ces diverses
circonstances, les maladies ne laissent point, à
beaucoup près, les mêmes empreintes dans les habitudes
du tempérament. Ainsi, l' on voit encore les
irritations extraordinaires des organes de la
génération faire naître tour à tour, suivant l' état
antérieur du système, et leur propre degré d' intensité,
les dispositions du sanguin , celles du
bilieux , ou celles du mélancolique . Ces
irritations peuvent même être portées au point de
changer l' ordre de tous les mouvemens, et d' altérer
la nature ou le caractère des impressions.
Il est cependant quelques maladies qui produisent
des effets constans sur les dispositions et sur les
habitudes des organes. Les engorgemens de la
veine-porte, par exemple, entraînent constamment à
leur suite, les habitudes mélancoliques et les
désordres nerveux que ces habitudes déterminent à
leur tour. Nous avons vu que les affections
chroniques de l' estomac et des entrailles augmentent
la sensibilité dans le même rapport qu' elles
affaiblissent les puissances de mouvement. Il en est
de même de celles du diaphragme qui les accompagnent
presque toujours : leur effet immédiat est de faire
prédominer

p439

les forces sentantes sur les forces motrices : comme,
de leur côté, toutes les causes capables de refouler
la sensibilité vers le centre nerveux accroissent,
par cela seul, et dans des proportions
presqu' indéfinies, les forces musculaires, tandis
qu' elles semblent interrompre les communications de
l' organe cérébral avec le monde extérieur, et
suspendre, en quelque sorte, les sensations.
En général, pour influer sur le tempérament,
une maladie doit pouvoir contribuer à produire les
dispositions constantes des organes ; elle doit même
en faire partie. Pour l' altérer, il faut qu' elle
efface leurs habitudes, et qu' elle les remplace par
des habitudes nouvelles. Enfin, pour rendre le
changement durable, il faut qu' elle ait réduit à
l' inaction les causes déterminantes de l' état
antérieur, ou du moins qu' elle imprime à celles de
l' état actuel un degré considérable de puissance et
de fixité.
Chapitre iii.
Le régime, qui comprend toutes les habitudes
de la vie, considérées dans leur ensemble, dépend,
sous beaucoup de rapports, du climat ; c' est-à-dire,
de toutes les circonstances physiques propres à
chaque localité : mais il peut en être indépendant à
plusieurs autres égards ; et c' est pour cela qu' en
cherchant à déterminer l' influence de l' un et de
l' autre sur les opérations de l' intelligence et de la
volonté

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nous avons traité d' abord du régime, et puis du
climat. En parlant de leur influence sur le
tempérament , je ne pense pas que nous devions
suivre le même ordre : comme ce que nous avons à
dire touchant le climat se réduit à quelques
observations générales, c' est par lui que nous allons
continuer cet examen.
Les deux extrêmes du chaud et du froid produisent
deux états du système animal entièrement
opposés. Dans les pays très-froids, les forces
musculaires sont actives et puissantes, les forces
sensitives engourdies et faibles. Voilà ce
qu' attestent les relations de tous les voyageurs, et
notamment celles de Gmelin, de Pallas, de Linné,
de Dixon, de Mears, de Vancouvers, etc. Dans les
pays très-chauds, au contraire, les forces
musculaires sont débiles et languissantes, tandis
que la sensibilité est très-développée, très-étendue,
très-vive. Voilà ce que certifient encore les médecins
les plus célèbres qui ont exercé leur art dans ces
derniers pays, tels que Kempfer, Bontius, Russel,
Poissonnier, Bajon, Hillary, Chalmers, et
plusieurs autres. Ainsi, le tempérament, caractérisé
par des impressions obscures peu nombreuses, et par
le surcroît de puissance et d' action dans les
organes du mouvement, appartient aux régions
boréales : celui que caractérisent, au contraire,
le grand nombre, la variété, la vivacité des
impressions, et la débilité, l' inertie, ou du moins
le défaut de tenue et de persistance

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des forces musculaires, appartient aux régions de
l' équateur et des tropiques. Ajoutons seulement,
pour compléter la dernière partie de l' observation,
que des membres vigoureux peuvent se développer
sous un ciel brûlant, mais que le système y contracte
toujours des habitudes convulsives, et que ces
habitudes ont elles-mêmes pour cause directe, les
écarts continuels d' une excessive sensibilité.
Un passage important d' Hippocrate, relatif aux
habitans du Phase, et cité dans un des précédens
mémoires, nous a déjà fait connaître le genre de
climat capable de produire le tempérament appelé
phlegmatique : c' est un sol humide et
marécageux ; c' est un air épais, chargé de vapeurs ;
ce sont des eaux stagnantes, saturées de l' infusion
des végétaux éclos dans leur sein : ce sont, en un
mot, toutes les circonstances locales propres à
débiliter le système et à ralentir les mouvemens
vitaux.
à ce sujet, je ne puis déguiser que des hommes
d' un grand mérite, et dont l' autorité doit, à tous
égards, être imposante pour moi, croient devoir
attribuer ce tempérament à d' autres causes, ou le
caractériser par d' autres circonstances organiques.
Suivant ces physiologistes, sa formation dépendrait
du défaut d' équilibre entre les différens genres de
vaisseaux : il consisterait dans la prédominance
habituelle du système absorbant. Cette opinion
pouvait être facilement ramenée à ma manière
générale de considérer les tempéramens ; et je
conviendrai

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qu' elle s' est d' abord offerte à moi sous ce point de
vue, et comme probable. Mais, après l' avoir
examinée plus attentivement, j' avoue, avec la même
candeur, qu' il ne m' est pas possible de l' adopter.
En effet, 1 les hommes du tempérament dit
phlegmatique , sont précisément ceux chez lesquels
les absorptions internes se font avec le plus de
lenteur et le plus incomplètement ; 2 les maladies
qui se rapprochent de ce tempérament, demandent,
pour leur guérison, que les forces absorbantes soient
excitées, qu' elles deviennent plus puissantes et
plus actives ; 3 pour obtenir cet effet, on ne met
point en usage des moyens qui fortifient exclusivement
le système lymphatique, sans agir sur les autres
parties vivantes : les seuls qui soient véritablement
efficaces, augmentent également le ton de tous les
organes, et stimulent à la fois tous les mouvemens ;
4 l' absorption qui se fait par les extrémités
externes des vaisseaux, se comporte absolument de la
même manière que celles qui s' opèrent à l' intérieur.
Une personne placée dans le bain, absorbe une quantité
d' autant moindre d' eau, que son tempérament est
plus près du phlegmatique , et d' autant plus
considérable, qu' il en est plus éloigné. Rien ne
peut

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faire penser que les choses se passent autrement à
l' égard de l' air atmosphérique, dont il est notoire
que nos corps aspirent plus ou moins d' humidité.
Remarquons seulement, que plus les individus sont
faibles (et les phlegmatiques le sont tous, au moins
relativement), plus aussi la transpiration
insensible est, chez eux, facilement répercutée :
circonstance dont il faut tenir soigneusement
compte, si l' on ne veut pas tomber dans de graves
erreurs, en évaluant la quantité réelle d' absorption.
Il y a cependant un fait qui paraît favorable à
l' opinion dont je parle, et qui pourrait en avoir
fourni la première indication. Dans certains cas
d' hydropisie,

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l' accumulation des eaux augmente journellement
bien au delà du volume de la boisson et du
poids total des alimens. On ne peut douter que ce
surplus de fluide étranger ne provienne de
l' humidité de l' air, pompée avec plus de rapidité par
les pores absorbans. Les observations ont, dans ces
cas, prouvé que plus l' air devient humide, plus aussi
cette quantité des eaux absorbées devient
considérable : et, d' après les récits de plusieurs
médecins très-dignes de foi, elle a quelquefois été
si grande, qu' ils ont craint d' être taxés
d' imposture, en racontant ce qu' ils avaient sous les
yeux. Mais supposons tous ces récits parfaitement
exacts (et quant à moi, je n' en conteste point la
véracité) ; le surcroît d' action des vaisseaux
absorbans cutanés ne prouvera point celui de leur
force réelle : il peut en être de ces vaisseaux,
dans le cas supposé, comme des intestins dans plusieurs
cas de dévoiement, où l' action précipitée et
tumultueuse de ces derniers organes,
est l' effet de leur énervation directe. D' ailleurs,
ce sont uniquement ici les absorbans externes,
dont les fonctions paraissent jouir accidentellement
d' un plus grand degré d' activité, tous les autres
sont, au contraire, plongés dans la plus profonde
langueur.
La douceur du climat, la sérénité du ciel, la
légèreté des eaux, la constance dans la température
et dans la pureté de l' atmosphère, développent la
sensibilité des extrémités nerveuses, et produisent

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l' aisance des mouvemens. à ces circonstances
physiques réunies, appartiennent donc particulièrement
les habitudes des organes, désignées sous le nom
de tempérament sanguin . Une chaleur vive, des
changemens brusques dans l' état de l' air, une grande
diversité dans le caractère des objets environnans,
contribuent puissamment à produire le tempérament
appelé bilieux . Le mélancolique paraît propre
à des pays chauds, mais où les alternatives de
température sont habituelles, dont l' air est chargé
d' exhalaisons, et les eaux dures et crues,
c' est-à-dire saturées de sels peu solubles, ou de
principes terreux. Une température douce et jointe
à toutes les autres circonstances heureuses, mais
agitée par des variations fréquentes, fournit les
premiers traits du sanguin-bilieux : et, pour
peu que le régime, les travaux et les diverses
causes morales, favorisent alors sa formation, ce
tempérament devient bientôt commun à tout un pays.
Les qualités qu' il produit, ou qu' il suppose,
paraissent être les plus favorables au bonheur
particulier et aux progrès de l' état social ;
tant à cause du juste degré d' activité qu' il
imprime, que de la souplesse d' esprit et de la
douceur des manières qui le caractérisent. En
général, c' est ce tempérament qui prédomine en
France. Si nous voulions entrer dans quelques
détails, il serait facile de voir qu' il a
constamment influé sur nos habitudes nationales
depuis que les travaux de la civilisation ont
fixé définitivement notre climat. Le

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bilieux-mélancolique est, au contraire, le plus
malheureux et le plus funeste de tous. C' est celui
qui paraît propre aux nations fanatiques, vindicatives
et sanguinaires. C' est lui qui détermine les sombres
emportemens des tibère et des sylla ; les fureurs
hypocrites des Dominique, des Louis Xi et des
Robespierre ; les atrocités capricieuses des
Henri Viii ; les vengeances réfléchies et
persévérantes des Philippe Ii : il joint l' audace
et la violence à la profondeur de l' ambition et des
ressentimens ; et la noire terreur, qui le pousse
de crime en crime, s' accroît encore de ses propres
résultats.
Je répète ici, touchant le climat, ce que j' ai dit
ci-dessus des maladies. Le climat ne change,
n' altère, et même ne modifie le tempérament, que
lorsqu' il agit avec assez de force, et pendant un
tems assez long, pour effacer, au moins en partie,
les habitudes antérieures des organes. Cependant ces
deux genres de causes diffèrent essentiellement. La
maladie est, en général, un état passager ; et
d' autres impressions font bientôt disparaître celles
qui lui sont particulières. Le climat présente, au
contraire, des caractères fixes ; ses effets sont
persistans : je veux dire qu' il suffit de rester dans
un pays pour vivre sans cesse environné des mêmes
circonstances locales, pour éprouver l' action des
mêmes objets ; en un mot, pour recevoir constamment
les mêmes impressions.

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Chapitre iv.
La puissance du climat paraîtra bien plus étendue
si l' on observe que celle du régime en dépend à
plusieurs égards. En effet, c' est le climat qui
détermine la nature des alimens et des boissons ;
il modifie l' air qu' on respire ; il impose le plus
grand nombre des habitudes de la vie ; il invite plus
particulièrement à certains travaux. L' action du
régime ne peut donc être séparée que par abstraction,
de celle du climat : ces deux causes agissent
ordinairement de concert ; et les changemens les plus
profonds et les plus durables que l' économie animale
soit susceptible d' éprouver, leur sont presque
toujours dus en commun.
Ainsi, l' effet des alimens et des boissons sur les
habitudes organiques, semble ne pouvoir être
complet que lorsqu' il est fortifié par celui du
climat. Nous avons cependant observé, dans un autre
mémoire, que les habitans de pays très-voisins, et
dont plusieurs circonstances physiques se ressemblent
beaucoup, offrent les plus frappantes différences
de tempérament et de constitution : et nous avons
reconnu que de bonnes ou de mauvaises eaux, des
alimens fins ou grossiers, et l' usage ou la
privation du vin peuvent alors en être regardés
comme la principale cause. Les turcs habitent le
même pays que les anciens grecs ; peut-on néanmoins
apercevoir le

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moindre trait de ressemblance entre ces corps
massifs, ces tempéramens immobiles, et les
constitutions que nous ont dépeintes Hippocrate et
les autres médecins, ses compatriotes ? Et les races
des grecs modernes, quoique mêlées par-tout avec
celles de leurs stupides oppresseurs, n' en
diffèrent-elles pas encore essentiellement à tous
égards ? Les empreintes durables que laisse, dans
le système, l' action répétée de l' opium et des autres
narcotiques, paraissent sur-tout établir de notables
différences entre les peuples qui les emploient
journellement, et ceux qui les réservent pour le
traitement des maladies, ou qui ne les connaissent
même pas.
On peut admettre, en général, que l' usage du
vin, joint à des alimens, tout ensemble nourrissans
et légers, rapproche, à la longue, les tempéramens
du sanguin ; que les alimens grossiers, mais
nourrissans, tendent à faire prédominer les forces
musculaires ; que les boissons stimulantes, comme le
café, combinées avec l' usage des aromates, font, au
contraire, prédominer les forces sensitives ; que
l' abus des épiceries et des liqueurs fortes pousse
le tempérament vers le bilieux ; que la
production du mélancolique est puissamment favorisée
par l' emploi journalier d' alimens de difficile
digestion, et d' eaux crues et dures, particulièrement
lorsque ces causes agissent de concert avec d' autres
capables d' exciter vicieusement la sensibilité ;
qu' enfin, l' habitude des narcotiques affaiblit
directement le système nerveux,

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et qu' elle dégrade indirectement le système
musculaire, quoiqu' un effet de ces substances soit
d' augmenter momentanément, sinon l' énergie radicale,
au moins la puissance d' action de ce dernier.
L' excès, ou le défaut de sommeil, peut aussi
changer beaucoup, avec le tems, l' état général et
particulier des organes. Cette circonstance est
surtout capable d' introduire des rapports entièrement
nouveaux entre les différentes facultés et les
différentes fonctions.
Mais les travaux habituels exercent sur le tempérament
une influence bien plus remarquable. Pour
se convaincre que cela ne saurait être autrement, il
suffit de considérer que, suivant leur différente
nature, les travaux peuvent tantôt servir de moyens
de guérison pour des maladies antérieures, et
tantôt produire, comme artificiellement, des maladies
nouvelles ; qu' ils déterminent presque toutes les
habitudes accidentelles de la vie ; et que l' état
moral et l' état physique leur sont également
subordonnés, sous un grand nombre de rapports.
Nous savons, par exemple, que les travaux qui
s' exécutent par de grands mouvemens, et qui
demandent de grandes forces musculaires, cultivent
ces mêmes forces, les développent et les accroissent ;
tandis qu' au contraire ils émoussent la sensibilité
du système nerveux. Nous savons aussi que les
travaux sédentaires, qui n' exigent que peu de
mouvemens, et point d' efforts physiques, énervent
le système

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musculaire ; et pour peu qu' ils exercent le moral,
ces travaux donnent à tout l' organe cérébral et
sensitif un surcroît remarquable de finesse et
d' activité. Les bûcherons, les portefaix, les ouvriers
des ports, en un mot, tous les hommes de peine,
sont moins sensibles et plus vigoureux : les
cordonniers, les tailleurs, les brodeurs, etc., etc.,
sont plus faibles, et plus susceptibles de toutes les
impressions.
Quand les travaux, ou les violens exercices du
corps sont accompagnés de circonstances capables
d' exciter vivement les passions de l' âme, ils
impriment, plus ou moins, au tempérament, les
habitudes du bilieux . Voilà pourquoi ces mêmes
habitudes semblent familières aux hommes de guerre,
et aux ardens chasseurs, particulièrement à ceux
de ces derniers qui vont attaquer les bêtes
farouches dans le sein des bois et dans le fond des
déserts. Quand les travaux sédentaires sont de
nature à beaucoup exercer l' organe moral, et que leur
continuité produit, comme il arrive communément
alors, l' engorgement des viscères hypocondriaques, et
de tout le système de la veine-porte, on voit, par
suite, se développer, en peu de tems, non seulement
les affections nerveuses, et les bizarreries
d' imagination propres au tempérament mélancolique ,
mais encore tous les autres désordres des fonctions,
par lesquels il est pathologiquement caractérisé.
C' est une observation qu' on n' a malheureusement que
trop

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d' occasions de faire, chaque jour, chez les artistes,
les gens de lettres et les savans.
Je crois inutile d' entrer ici dans le détail des
maladies que les différens travaux peuvent faire
naître : elles sont très-variées et très-nombreuses ;
et leurs effets sur le système sont plus ou moins
fixes, comme plus ou moins importans.
Nous glisserons également sur celles dont certains
travaux particuliers peuvent produire ou favoriser
la guérison. Il est peu de maladies chroniques pour
lesquelles l' exercice du corps ne soit directement
utile : plusieurs d' entr' elles ne demandent même pas
d' autre traitement.
Il suffit d' indiquer ces deux causes secondaires
d' altération du tempérament.
Mais si le tempérament peut être véritablement
changé, c' est lorsque toutes les causes réunies
agissent de concert : encore même serait-il assez
difficile de citer des exemples bien constans d' un
changement complet dans les dispositions du système ;
quand l' empreinte originelle est ferme et profonde,
il est rare qu' elle s' efface. Les circonstances
accidentelles de la vie y mêlent, à la vérité,
d' autres empreintes plus superficielles ; elles la
modifient, elles donnent de nouvelles directions aux
habitudes organiques : mais ordinairement, c' est à
cela que se borne leur effet. Ces modifications dans
l' état du système, ces directions nouvelles des
habitudes constituent ce qu' on peut appeler les
tempéramens acquis
;

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jamais, ou presque jamais, l' observation positive
et la réalité des choses n' offrent rien de plus.
Les effets moraux des tempéramens acquis sont
plus variés peut-être, et non moins étendus que ceux
des tempéramens originels : mais ce que nous pourrions
établir en général sur ce sujet, rentrerait presque
toujours dans des considérations exposées ailleurs
assez en détail ; ou ce que nous pourrions ajouter
encore, nous forcerait de tracer des tableaux de
maladies, et d' entrer dans des explications médicales,
trop circonstanciés les uns et les autres, et qui
seraient absolument étrangers au but et au plan de cet
ouvrage.