L'ENCYCLOPÉDIE DENIS DIDEROT INTERNET ABU/Chez/ABU 1 ------------------------- DEBUT DU FICHIER interpret2 -------------------------------- PENSÉES SUR L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE ========================================= AUX JEUNES GENS QUI SE DISPOSENT A L'ÉTUDE DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu'à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d'en entendre un meilleur. Comme je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer, il m'importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu'elles emploient toute ton attention. Un plus habile t'apprendra à connaître les forces de la nature; il me suffira de t'avoir fait essayer les tiennes. Adieu. P.S. Encore un mot, et je te laisse. Aie toujours présent à l'esprit que la nature n'est pas Dieu, qu'un homme n'est pas une machine, qu'une hypothèse n'est pas un fait; et sois assuré que tu ne m'auras point compris, partout où tu croiras apercevoir quelque chose de contraire à ces principes. « Quae sunt in luce tuemur E tenebris.» LUCRET., lib. VI. 1. C'est de la nature que je vais écrire. Je laisserai les pensées se succéder sous ma plume, dans l'ordre même selon lequel les objets se sont offerts à ma réflexion, parce qu'elles n'en représenteront que mieux les mouvements et la marche de mon esprit. Ce seront ou des vues générales sur l'art expérimental, ou des vues particulières sur un phénomène qui paraît occuper tous nos philosophes, et les diviser en deux classes. Les uns ont, ce me semble, beaucoup d'instruments et peu d'idées; les autres ont beaucoup d'idées et n'ont point d'instruments. L'intérêt de la vérité demanderait que ceux qui réfléchissent daignassent enfin s'associer à ceux qui se remuent, afin que le spéculatif fût dispensé de se donner du mouvement; que la manoeuvre eût un but dans les mouvements infinis qu'il se donne; que tous nos efforts se trouvassent réunis et dirigés en même temps contre la résistance de la nature; et que, dans cette espèce de ligue philosophique, chacun fit le rôle qui lui convient. 2. Une des vérités qui aient été annoncées de nos jours avec le plus de courage et de force, qu'un bon physicien ne perdra point de vue, et qui aura certainement les suites les plus avantageuses, c'est que la région des mathématiciens est un monde intellectuel, où ce que l'on prend pour des vérités rigoureuses perd absolument cet avantage quand on l'apporte sur notre terre. On en a conclu que c'était à la philosophie expérimentale à rectifier les calculs de la géométrie, et cette conséquence a été avouée, même par les géomètres. Mais à quoi bon corriger le calcul géométrique par l'expérience ? N'est-il pas plus court de s'en tenir au résultat de celle-ci? d'où l'on voit que les mathématiques, transcendantes surtout, ne conduisent à rien de précis sans l'expérience; que c'est une espèce de métaphysique générale où les corps sont dépouillés de leurs qualités individuelles; et qu'il resterait au moins à faire un grand ouvrage qu'on pourrait appeler l'Application de l'expérience à la géométrie, ou Traité de l'aberration des mesures. 3. Je ne sais s'il y a quelque rapport entre l'esprit du jeu et le génie mathématicien; mais il y en a beaucoup entre un jeu et les mathématiques. Laissant à part ce que le sort met d'incertitude d'un côté, ou le comparant avec ce que l'abstraction met d'inexactitude de l'autre, une partie de jeu peut être considérée comme une suite indéterminée de problèmes à résoudre, d'après des conditions données. Il n'y a point de questions de mathématiques à qui la même définition ne puisse convenir, et la chose du mathématicien n'a pas plus d'existence dans la nature que celle du joueur. C'est, de part et d'autre, une affaire de conventions. Lorsque les géomètres ont décrié les métaphysiciens, ils étaient bien éloignes de penser que toute leur science n'était qu'une métaphysique. On demandait un jour: « Qu'est-ce qu'un métaphysicien ? » Un géomètre répondit: « C'est un homme qui ne sait rien ». Les chimistes, les physiciens, les naturalistes, et tous ceux qui se livrent à l'art expérimental, non moins outrés dans leur jugement, me paraissent sur le point de venger la métaphysique et d'appliquer la même définition au géomètre. Ils disent: « A quoi servent toutes ces profondes théories des corps célestes, tous ces énormes calculs de l'astronomie rationnelle, s'ils ne dispensent point Bradley ou Le Monnier d'observer le ciel ? » Et je dis: heureux le géomètre en qui une étude consommée des sciences abstraites n'aura point affaibli le goût des beaux-arts, à qui Horace et Tacite seront aussi familiers que Newton, qui saura découvrir les propriétés d'une courbe et sentir ]es beautés d'un poète, dont l'esprit et les ouvrages seront de tous les temps, et qui aura le mérite de toutes les académies ! Il ne se verra point tomber dans l'obscurité; il n'aura point à craindre de survivre à sa renommée. 4. Nous touchons au moment d'une grande révolution dans les sciences. Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux belles-lettres, à l'histoire de la nature, et à la physique expérimentale, j'oserais presque assurer qu'avant qu'il soit cent ans, on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe. Cette science s'arrêtera tout court où l'auront laissée les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine et les d'Alembert. Ils auront posé les colonnes d'Hercule. On n'ira point au-delà. Leurs ouvrages subsisteront dans les siècles à venir, comme ces pyramides d'Égypte dont les masses chargées d'hiéroglyphes réveillent en nous une idée effrayante de la puissance et des ressources des hommes qui les ont élevées. 5. Lorsqu'une science commence à naître, L'extrême considération qu'on a dans la société pour les inventeurs, le désir de connaître par soi-même une chose qui fait beaucoup de bruit, L'espérance de s'illustrer par quelque découverte, L'ambition de partager un titre avec des hommes illustres, tournent tous les esprits de ce côté. En un moment, elle est cultivée par une infinité de personnes de caractères différents. Ce sont ou des gens du monde, à qui leur oisiveté pèse, ou des transfuges, qui s'imaginent acquérir dans la science à la mode une réputation qu'ils ont inutilement cherchée dans d'autres sciences, qu'ils abandonnent pour elle; les uns s'en font un métier; d'autres y sont entraînés par goût. Tant d'efforts réunis portent assez rapidement la science jusqu'où elle peut aller. Mais à mesure que ses limites s'étendent, celles de la considération se resserrent. On n'en a plus que pour ceux qui se distinguent par une grande supériorité. Alors la foule diminue. On cesse de s'embarquer pour une contrée où les fortunes sont devenues rares et difficiles. Il ne reste à la science que des mercenaires à qui elle donne du pain, et que quelques hommes de génie qu'elle continue d'illustrer longtemps encore après que le prestige est dissipé et que les yeux se sont ouverts sur l'inutilité de leurs travaux. On regarde toujours ces travaux comme des tours de force qui font honneur à l'humanité. Voilà l'abrégé historique de la géométrie, et celui de toutes les sciences qui cesseront d'instruire ou de plaire; je n'en excepte pas même l'histoire de la nature. 6. Quand on vient à comparer la multitude infinie des phénomènes de la nature avec les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos organes, peut-on jamais attendre autre chose de la lenteur de nos travaux, de leurs longues et fréquentes interruptions et de la rareté des génies créateurs, que quelques pièces rompues et séparées de la grande chaîne qui lie toutes choses ?. La philosophie expérimentale travaillerait pendant les siècles des siècles, que les matériaux qu'elle entasserait, devenus à la fin par leur nombre au-dessus de toute combinaison, seraient encore bien loin d'une énumération exacte. Combien ne faudrait-il pas de volumes pour renfermer les termes seuls par lesquels nous désignerions les collections distinctes de phénomènes, si les phénomènes étaient connus ? Quand la langue philosophique sera-t-elle complète ? Quand elle serait complète, qui d'entre les hommes pourrait la savoir ? Si l'Éternel, pour manifester sa toute-puissance plus évidemment encore que par les merveilles de la nature, eût daigné développer le mécanisme universel sur des feuilles tracées de sa propre main, croit-on que ce grand livre fût plus compréhensible pour nous que l'univers même ? Combien de pages en aurait entendu ce philosophe ' qui, avec toute la force de tête qui lui avait été donnée, n'était pas sûr d'avoir seulement embrassé les conséquences par lesquelles un ancien géomètre a déterminé le rapport de la sphère au cylindre ? Nous aurions dans ces feuilles une mesure assez bonne de la portée des esprits, et une satire beaucoup meilleure de notre vanité. Nous pourrions dire: Fermat alla jusqu'à telle page; Archimède était allé quelques pages plus loin. Quel est donc notre but ? L'exécution d'un ouvrage qui ne peut jamais être fait et qui serait fort au-dessus de l'intelligence humaine, s'il était achevé. Ne sommes-nous pas plus insensés que les premiers habitants de la plaine de Sennaar ? Nous connaissons la distance infinie qu'il y a de la terre aux cieux, et nous ne laissons pas que d'élever la tour. Mais est-il à présumer qu'il ne viendra point un temps où notre orgueil décourage abandonne l'ouvrage ? Quelle apparence que, logé étroitement et mal à son aise ici-bas, il s'opiniâtre à construire un palais inhabitable au-delà de l'atmosphère`? Quand il s'y opiniâtrerait, ne serait-il pas arrêté par la confusion des langues qui n'est déjà que trop sensible et trop incommode dans l'histoire naturelle ? D'ailleurs l'Utile circonscrit tout. Ce sera l'Utile qui dans quelques siècles donnera des bornes à la physique expérimentale, comme il est sur le point d'en donner à la géométrie. J'accorde des siècles à cette étude, parce que la sphère de son utilité est infiniment plus étendue que celle d'aucune science abstraite, et qu'elle est sans contredit la base de nos véritables connaissances. 7. Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont nos opinions; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses, accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu'en se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait ou par une chaîne ininterrompue d'expériences, ou par une chaîne ininterrompue de raisonnements qui tient d'un bout à l'observation, et de l'autre à l'expérience; ou par une chaîne d'expériences dispersées d'espace en espace, entre des raisonnements, comme des poids sur la longueur d'un fil suspendu par ses deux extrémités. Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui se ferait dans l'air. 8. On peut comparer les notions qui n'ont aucun fondement dans la nature à ces forêts du Nord dont les arbres n'ont point de racines. Il ne faut qu'un coup de vent, qu'un fait léger, pour renverser toute une forêt d'arbres et d'idées. 9. Les hommes en sont à peine à sentir combien les lois de l'investigation de la vérité sont sévères, et combien le nombre de nos moyens est borné. Tout se réduit à revenir des sens à la réflexion, et de la réflexion aux sens: rentrer en soi et en sortir sans cesse. C'est le travail de l'abeille. On a battu bien du terrain en vain, si on ne rentre pas dans la ruche chargée de cire. On a fait bien des amas de cire inutile, si on ne sait pas en former des rayons. 10 Mais par malheur il est plus facile et plus court de se consulter soi que la nature. Aussi la raison est-elle portée à demeurer en elle-même, et l'instinct à se répandre au-dehors. L'instinct va sans cesse regardant, goûtant, touchant, écoutant; et il y aurait peut-être plus de physique expérimentale a apprendre en étudiant les animaux qu'en suivant les cours d'un professeur. Il n'y a point de charlatanerie dans leurs procédés. Ils tendent à leur but, sans se soucier de ce qui les environne: s'ils nous surprennent, ce n'est point leur intention. L'étonnement- est le premier effet d'un grand phénomène; c'est à la philosophie à le dissiper. Ce dont il s'agit dans un cours de philosophie expérimentale, c'est de renvoyer son auditeur plus instruit, et non plus stupéfait. S'enorgueillir des phénomènes de la nature, comme si l'on en était soi-même l'auteur, c'est imiter la sottise d'un éditeur des Essais qui ne pouvait entendre le nom de Montaigne sans rougir. Une grande leçon qu'on a souvent occasion de donner, c'est l'aveu de son insuffisance. Ne vaut-il pas mieux se concilier la confiance des autres par la sincérité d'un je n'en sais rien, que de balbutier des mots et se faire pitié à soi-même, en s'efforçant de tout expliquer ? Celui qui confesse librement qu'il ne sait pas ce qu'il ignore me dispose à croire ce dont il entreprend de me rendre raison. 11. L'étonnement vient souvent de ce qu'on suppose plusieurs prodiges où il n'y en a qu'un; de ce qu'on imagine dans la nature autant d'actes particuliers qu'on nombre de phénomènes, tandis qu'elle n'a peut-être jamais produit qu'un seul acte. Il semble même que, si elle avait été dans la nécessité d'en produire plusieurs, les différents résultats de ces actes seraient isolés; qu'il y aurait des collections de phénomènes indépendantes les unes des autres; et que cette chaîne générale dont la philosophie suppose la continuité se romprait en plusieurs endroits. L'indépendance absolue d'un seul fait est incompatible avec l'idée de tout; et sans l'idée de tout, plus de philosophie. 12. Il semble que la nature se soit plu à varier le même mécanisme d'une infinité de manières différentes. Elle n'abandonne un genre de productions qu'après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère le règne animal, et qu'on s'aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n'y en a pas un qui n'ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on pas volontiers qu'il n'y a jamais eu qu'un premier animal prototype de tous les animaux, dont la nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s'étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout; au lieu de la main d'un homme, vous aurez le pied d'un cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l'enveloppe du prototype, quel qu'il ait été, approcher un règne d'un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confins dès deux règnes (s'il est permis de se servir du terme de confins où il n'y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes d'êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités et des fonctions de l'un, et revêtus des formes, des qualités, des fonctions de l'autre, qui ne se sentirait porté à croire qu'il n'y a jamais eu qu'un premier être prototype de tous les êtres ? Mais que cette conjecture philosophique soit admise avec le docteur Baumann comme vraie, ou rejetée avec M. de Buffon comme fausse, on ne niera pas qu'il ne faille l'embrasser comme une hypothèse essentielle au progrès de la physique expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la découverte et à l'explication des phénomènes qui dépendent de l'organisation. Car il est évident que la nature n'a pu conserver tant de ressemblance dans les parties et affecter tant de variété dans les formes, sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé ce qu'elle a dérobé dans un autre. C'est une femme qui aime à se travestir, et dont les différents déguisements, laissant échapper tantôt une partie, tantôt une autre, donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité de connaître un jour toute sa personne. 13. On a découvert qu'il y a dans un sexe le même fluide séminal que dans l'autre sexe '. Les parties qui contiennent ce fluide ne sont plus inconnues. On s'est aperçu des altérations singulières qui surviennent dans certains organes de la femelle, quand la nature la presse fortement de rechercher le mâle. Dans l'approche des sexes, quand on vient à comparer les symptômes du plaisir de l'un aux symptômes du plaisir de l'autre, et qu'on s'est assuré que la volupté se consomme dans tous les deux par des élancements également caractérisés, distincts et battus, on ne peut douter qu'il n'y ait aussi des émissions semblables du fluide séminal. Mais où et comment cette émission dans la femme ? que devient le fluide ? quelle route suit-il ? c'est ce qu'on ne saura que quand la nature, qui n'est pas également mystérieuse en tout et partout, se sera dévoilée dans une autre espèce: ce qui arrivera apparemment de l'une de ces deux manières; ou les formes seront plus évidentes dans les organes; ou l'émission du fluide se rendra sensible à son origine et sur toute sa route, par son abondance extraordinaire. Ce qu'on a vu distinctement dans un être ne tarde pas à se manifester dans un être semblable. En physique expérimentale, on apprend à apercevoir les petits phénomènes dans les grands; de même qu'en physique rationnelle, on apprend à connaître les grands corps dans les petits. 14. Je me représente la vaste enceinte des sciences, comme un grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées. Nos travaux doivent avoir pour but, ou d'étendre les limites des places éclairées, ou de multiplier sur le terrain les centres de lumières. L'un appartient au génie qui crée; L'autre à la sagacité qui perfectionne. 15. Nous avons trois moyens principaux: L'observation de la nature, la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les faits, la réflexion les combine, L'expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l'observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l'expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-ils pas communs. 16. Le philosophe, qui n'aperçoit souvent la vérité que comme le politique maladroit aperçoit l'occasion, par le côté chauve, assure qu'il est impossible de la saisir, dans le moment où la main du manoeuvre est portée par le hasard sur le côté qui a des cheveux. Il faut cependant avouer que parmi ces manoeuvriers d'expériences, il y en a de bien malheureux: L'un d'eux emploiera toute sa vie à observer des insectes et ne verra rien de nouveau 3; un autre jettera sur eux un coup d'oeil en passant et apercevra le polype, ou le puceron hermaphrodite. 17. Sont-ce les hommes de génie qui ont manqué à l'univers ? nullement. Est- ce en eux défaut de méditation et d'étude ? encore moins. L'histoire des sciences fourmille de noms illustres; la surface de la terre est couverte des monuments de nos travaux. Pourquoi donc possédons-nous si peu de connaissances certaines ? par quelle fatalité les sciences ont-elles fait si peu de progrès ? sommes-nous destinés à n'être jamais que des enfants ? j'ai déjà annoncé la réponse à ces questions. Les sciences abstraites ont occupé trop longtemps et avec trop peu de fruit les meilleurs esprits; ou l'on n'a point étudié ce qu'il importait de savoir, ou l'on n'a mis ni choix, ni vues, ni méthode dans ses études; les mots se sont multipliés sans fin, et la connaissance des choses est restée en arrière. 18. La véritable manière de philosopher, c'eût été et ce serait d'appliquer l'entendement à l'entendement; L'entendement et l'expérience aux sens; les sens à la nature; la nature à l'investigation des instruments; les instruments à la recherche et à la perfection des arts, qu'on jetterait au peuple pour lui apprendre à respecter la philosophie. 19. Il n'y a qu'un seul moyen de rendre la philosophie vraiment recommandable aux yeux du vulgaire: c'est de la lui montrer accompagnée de l'utilité. Le vulgaire demande toujours: à quoi cela sert-il ? et il ne faut jamais se trouver dans le cas de lui répondre: à rien: il ne sait pas que ce qui éclaire le philosophe et ce qui sert au vulgaire sont deux choses fort différentes, puisque l'entendement du philosophe est souvent éclairé par ce qui nuit, et obscurci par ce qui sert. 20. Les faits, de quelque nature qu'ils soient, sont la véritable richesse du philosophe. Mais un des préjugés de la philosophie rationnelle, c'est que celui qui ne saura pas nombrer ses écus ne sera guère plus riche que celui qui n'aura qu'un écu. La philosophie rationnelle s'occupe malheureusement beaucoup plus à rapprocher et à lier les faits qu'elle possède, qu'à en recueillir de nouveaux. 21. Recueillir et lier les faits, ce sont deux occupations bien pénibles; aussi les philosophes les ont-ils partagées entre eux. Les uns passent leur vie à rassembler des matériaux, manoeuvres utiles et laborieux; les autres, orgueilleux architectes, s'empressent à les mettre en oeuvre. Mais le temps a renversé jusqu'aujourd'hui presque tous les édifices de la philosophie rationnelle. Le manoeuvre poudreux apporte tôt ou tard, des souterrains où il creuse en aveugle, le morceau fatal à cette architecture élevée à force de tête; elle s'écroule, et il ne reste que des matériaux confondus pêle-mêle, jusqu'à ce qu'un autre génie téméraire en entreprenne une combinaison nouvelle. Heureux le philosophe systématique à qui la nature aura donné, comme autrefois à Épicure, à Lucrèce, a Aristote, à Planton, une imagination forte, une grande éloquence, l'art de présenter ses idées sous des images frappantes et sublimes ! L'édifice qu'il a construit pourra tomber un jour; mais sa statue restera debout au milieu des ruines; et la pierre qui se détachera de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en sont pas d'argile. 22. L'entendement a ses préjugés; le sens, son incertitude; la mémoire, ses limites; L'imagination, ses lueurs; les instruments, leur imperfection. Les phénomènes sont infinis; les causes, cachées; les formes, peut-être transitoires. Nous n'avons contre tant d'obstacles que nous trouvons en nous, et que la nature nous oppose au-dehors, qu'une expérience lente, qu'une réflexion bornée. Voilà les leviers avec lesquels la philosophie s'est proposé de remuer le monde. 23. Nous avons distingué deux sortes de philosophies, L'expérimentale et la rationnelle. L'une a les yeux bandés, marche toujours en tâtonnant, saisit tout ce qui lui tombe sous les mains et rencontre à la fin des choses précieuses. L'autre recueille ces matières précieuses, et tâche de s'en former un flambeau: mais ce flambeau prétendu lui a jusqu'à présent moins servi que le tâtonnement à sa rivale; et cela devait être. L'expérience multiplie ses mouvements à l'infini; elle est sans cesse en action; elle met à chercher des phénomènes tout le temps que la raison emploie a chercher des analogies. La philosophie expérimentale ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail; mais elle travaille sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle pèse les possibilités, prononce et s'arrête tout court. Elle dit hardiment: on ne peut décomposer la lumière; la philosophie expérimentale l'écoute, et se tait devant elle pendant des siècles entiers; puis tout à coup elle montre le prisme, et dit: la lumière se décompose. 24. ESQUISSE DE LA PHYSIQUE EXPÉRIMENTALE. La physique expérimentale s'occupe en général de l'existence, des qualités, et de l'emploi. L'EXISTENCE embrasse l'histoire, la description, la génération, la conservation et la destruction. L'histoire est des lieux, de l'importation, de l'exportation, du prix, des préjugés, etc. La description, de l'intérieur et de l'extérieur, par toutes les qualités sensibles. La génération, prise depuis la première origine jusqu'à l'état de perfection. La conservation, de tous les moyens de fixer dans cet état. La destruction, prise depuis l'état de perfection jusqu'au dernier degré connu de décomposition ou de dépérissement; de dissolution ou de résolution. Les QUALITÉS sont générales ou particulières. J'appelle générales, celles qui sont communes à tous les êtres, et qui n'y varient que par la quantité. J'appelle particulières, celles qui constituent l'être tel; ces dernières sont ou de la substance en masse, ou de la substance divisée ou décomposée. L'EMPLOI s'étend à la comparaison, à l'application et à la combinaison. La comparaison se fait ou par les ressemblances, ou par les différences. L'application doit être la plus étendue et la plus variée qu'il est possible. La combinaison est analogue ou bizarre. 25. Je dis analogue ou bizarre, parce que tout a son résultat dans la nature; L'expérience la plus extravagante, ainsi que la plus raisonnée. La philosophie expérimentale, qui ne se propose rien, est toujours contente de ce qui lui vient; la philosophie rationnelle est toujours instruite, lors même que ce qu'elle s'est proposé ne lui vient pas. 26. La philosophie expérimentale est une étude innocente qui ne demande presque aucune préparation de l'âme. On n'en peut pas dire autant des autres parties de la philosophie. La plupart augmentent en nous la fureur des conjectures. La philosophie expérimentale la réprime à la longue. On s'ennuie tôt ou tard de deviner maladroitement. 27. Le goût de l'observation peut être inspiré à tous les hommes; il semble que celui de l'expérience ne doive être inspiré qu'aux hommes riches. L'observation ne demande qu'un usage habituel des sens; L'expérience exige des dépenses continuelles. Il serait à souhaiter que les grands ajoutassent ce moyen de se ruiner à tant d'autres moins honorables qu'ils ont imaginés. Tout bien considéré, il vaudrait mieux qu'ils fussent appauvris par un chimiste, que dépouillés par des gens d'affaires; entêtés de la physique expérimentale qui les amuserait quelquefois, qu'agités par l'ombre du plaisir qu'ils poursuivent sans cesse et qui leur échappe toujours. Je dirais volontiers aux philosophes dont là fortune est bornée et qui se sentent portés à la physique expérimentale, ce que je conseillerais à mon ami, s'il était tenté de la jouissance d'une belle courtisane: Laïdem habeto, dummodo te Lais non habeat. C'est un conseil que je donnerais encore à ceux qui ont l'esprit assez étendu pour imaginer des systèmes, et qui sont assez opulents pour les vérifier par l'expérience: ayez un système, j'y consens; mais ne vous en laissez pas dominer: Laïdem habeto. 28. La physique expérimentale peut être comparée dans ses bons effets au conseil de ce père qui dit à ses enfants, en mourant, qu'il y avait un trésor caché dans son champ, mais qu'il ne savait point en quel endroit. Ses enfants se mirent à bêcher le champ; ils ne trouvèrent pas le trésor qu'ils cherchaient; mais ils firent dans la saison une récolte abondante à laquelle ils ne s'attendaient pas. 29. L'année suivante, un des enfants dit à ses frères: « J'ai soigneusement examiné le terrain que notre père nous a laissé, et je pense avoir découvert l'endroit du trésor. Écoutez, voici comment j'ai raisonné. Si le trésor est caché dans le champ, il doit y avoir dans son enceinte quelques signes qui marquent l'endroit; or j'ai aperçu des traces singulières vers l'angle qui regarde l'orient; le sol y paraît avoir été remué. Nous nous sommes assurés par notre travail de l'année passée que le trésor n'est point à la surface de la terre; il faut donc qu'il soit caché dans ses entrailles: prenons incessamment la bêche, et creusons jusqu'à ce que nous soyons parvenus au souterrain de l'avarice. » Tous les frères, entraînés moins par la force de la raison que par le désir de la richesse, se mirent à l'ouvrage. Ils avaient déjà creusé profondément sans rien trouver; L'espérance commençait à les abandonner et le murmure à se faire entendre, lorsqu'un d'entre eux s'imagina reconnaître la présence d'une mine, à quelques particules brillantes. C'en était en effet une de plomb qu'on avait anciennement exploitée, qu'ils travaillèrent et qui leur produisit beaucoup. Telle est quelquefois la suite des expériences suggérées par les observations et les idées systématiques de la philosophie rationnelle. C'est ainsi que les chimistes et les géomètres, en s'opiniâtrant à la solution de problèmes peut-être impossibles, sont parvenus à des découvertes plus importantes que cette solution. 30. La grande habitude de faire des expériences donne aux manoeuvriers d'opérations les plus grossiers un pressentiment qui a le caractère de l'inspiration. Il ne tiendrait qu'à eux de s'y tromper comme Socrate, et de l'appeler un démon familier. Socrate avait une si prodigieuse habitude de considérer les hommes et de peser les circonstances, que dans les occasions les plus délicates, il s'exécutait secrètement en lui une combinaison prompte et juste, suivie d'un pronostic dont l'événement ne s'écartait guère. Il jugeait des hommes comme les gens de goût jugent des ouvrages d'esprit, par sentiment. Il en est de même en physique expérimentale de l'instinct de nos grands manoeuvriers. Ils ont vu si souvent et de si près la nature dans ses opérations, qu'ils devinent avec assez de précision le cours qu'elle pourra suivre dans les cas où il leur prend envie de la provoquer par les essais les plus bizarres. Ainsi le service le plus important qu'ils aient à rendre à ceux qu'ils initient à la philosophie expérimentale, c'est bien moins de les instruire du procédé et du résultat, que de faire passer en eux cet esprit de divination par lequel on subodore, pour ainsi dire, des procédés inconnus, des expériences nouvelles, des résultats ignorés. 31. Comment cet esprit se communique-t-il ? Il faudrait que celui qui en est possédé descendît en lui-même pour reconnaître distinctement ce que c'est, substituer au démon familier des notions intelligibles et claires, et les développer aux autres. S'il trouvait, par exemple, que c'est une facilité de supposer ou d'apercevoir des oppositions ou des analogies, qui a sa source dans une connaissance pratique des qualités physiques des êtres considérés solitairement, ou de leurs effets réciproques, quand on les considère en combinaison, il étendrait cette idée; il l'appuierait d'une infinité de faits qui se présenteraient a sa mémoire; ce serait une histoire fidèle de toutes les extravagances apparentes qui lui ont passe par la tête. Je dis extravagances: car quel autre nom donner à cet enchaînement de conjectures fondées sur des oppositions ou des ressemblances si éloignées, si imperceptibles, que les rêves d'un malade ne paraissent ni plus bizarres, ni plus décousus ? Il n'y a quelquefois pas une proposition qui ne puisse être contredite, soit en elle-même, soit dans sa liaison avec celle qui la précède ou qui la suit. C'est un tout si précaire et dans les suppositions et dans les conséquences, qu'on a souvent dédaigné de faire ou les observations ou les expériences qu'on en concluait. EXEMPLES 32. PREMIÈRES CONJECTURES 1. Il est un corps que l'on appelle môle. Ce corps singulier s'engendre dans la femme, et, selon quelques-uns, sans le concours de l'homme. De quelque manière que le mystère de la génération s'accomplisse, il est certain que les deux sexes y coopèrent. La môle ne serait-elle point un assemblage, ou de tous les éléments qui émanent de la femme dans la production de l'homme, ou de tous les éléments qui émanent de l'homme dans ses différentes approches de la femme ? Ces éléments qui sont tranquilles dans l'homme, répandus et retenus dans certaines femmes d'un tempérament ardent, d'une imagination forte, ne pourraient-ils pas s'y échauffer, s'y exalter, et y prendre de l'activité ? Ces éléments qui sont tranquilles dans la femme ne pourraient-ils pas y être mis en action, soit par une présence sèche et stérile, et des mouvements inféconds et purement voluptueux de l'homme, soit par la violence et la contrainte des désirs provoqués de la femme; sortir de leurs réservoirs se porter dans la matrice, s'y arrêter, et s'y combiner d'eux-mêmes ? La môle ne serait-elle point le résultat de cette combinaison solitaire ou des éléments émanes de la femme, ou des éléments fournis par l'homme ? Mais si la môle est le résultat d'une combinaison telle que je la suppose, cette combinaison aura ses lois aussi invariables que celles de la génération. La môle aura donc une organisation constante. Prenons le scalpel, ouvrons des môles et voyons; peut-être même découvrirons-nous des môles distinguées par quelques vestiges relatifs à la différence des sexes. Voilà ce que l'on peut appeler l'art de procéder de ce qu'on ne connaît point à ce qu'on connaît moins encore. C'est cette habitude de déraison que possèdent dans un degré surprenant ceux qui ont acquis ou qui tiennent de la nature le génie de la physique expérimentale; c'est à ces sortes de rêves qu'on doit plusieurs découvertes. Voilà l'espèce de divination qu'il faut apprendre aux élèves, si toutefois cela s'apprend. 2. Mais si l'on vient à découvrir avec le temps que la môle ne s'engendre jamais dans la femme sans la coopération de l'homme, voici quelques conjectures nouvelles, beaucoup plus vraisemblables que les précédentes, qu'on pourra former sur ce corps extraordinaire. Ce tissu de vaisseaux sanguins qu'on appelle le placenta est, comme on sait, une calotte sphérique, une espèce de champignon qui adhère par sa partie convexe à la matrice, pendant tout le temps de la grossesse; auquel le cordon ombilical sert comme de tige; qui se détache de la matrice dans les douleurs de l'enfantement; et dont la surface est égale, quand une femme est saine et que son accouchement est heureux. Les êtres n'étant jamais ni dans leur génération, ni dans leur conformation, ni dans leur usage, que ce que les résistances, les lois du mouvement et l'ordre universel les déterminent à être, s'il arrivait que cette calotte sphérique qui ne paraît tenir à la matrice que par application et contact s'en détachât peu à peu par ses bords, des le commencement de la grossesse, en sorte que les progrès de la séparation suivissent exactement ceux de l'accroissement du volume, j'ai pensé que ces bords, libres de toute attache, iraient toujours en s'approchant et en affectant la forme sphérique; que le cordon ombilical, tiré par deux forces contraires, L'une des bords séparés et convexes de la calotte qui tendrait à le raccourcir, et l'autre du poids du fétus, qui tendrait à l'allonger, serait beaucoup plus court que dans les cas ordinaires; qu'il viendrait un moment où ces bords coïncideraient, s'uniraient entièrement et formeraient une espèce d'oeuf, au centre duquel on trouverait un fétus bizarre dans son organisation, comme il l'a été dans sa production, oblitéré, contraint, étouffé; et que cet oeuf se nourrirait jusqu'à ce que sa pesanteur achevât de détacher la petite partie de sa surface qui resterait adhérente, qu'il tombât isolé dans la matrice et qu'il en fût expulsé par une sorte de ponte, comme l'oeuf de la poule, avec lequel il a quelque analogie du moins par sa forme. Si ces conjectures se vérifiaient dans une môle, et qu'il fût cependant démontré que cette môle s'est engendrée dans la femme sans aucune approche de l'homme, il s'ensuivrait évidemment que le fétus est tout formé dans la femme et que l'action de l'homme ne concourt qu'au développement. 33. SECONDES CONJECTURES. Supposé que la terre ait un noyau solide de verre, ainsi qu'un de nos plus grands philosophes le prétend, et que ce noyau soit revêtu de poussière; on peut assurer qu'en conséquence des lois de la force centrifuge, qui tend à approcher les corps libres de l'équateur, et à donner à la terre la forme d'un sphéroïde aplati, les couches de cette poussière doivent être moins épaisses aux pôles que sous aucun autre parallèle; que peut-être le noyau est à nu aux deux extrémités de l'axe, et que c'est à cette particularité qu'il faut attribuer la direction de l'aiguille aimantée, et les aurores boréales qui ne sont probablement que des courants de matière électrique. Il y a grande apparence que le magnétisme et l'électricité dépendent des mêmes causes. Pourquoi ne seraient-ce pas des effets du mouvement de rotation du globe et de l'énergie des matières dont il est composé, combinée avec l'action de la lune ? Le flux et reflux, les courants, les vents, la lumière, le mouvement des particules libres du globe, peut-être même celui de toute sa croûte entière sur son noyau, etc., opèrent d'une infinité de manières un frottement continuel; !'effet des causes qui agissent sensiblement et sans cesse forme à la suite des siècles un produit considérable; le noyau du globe est une masse de verre; sa surface n'est couverte que de détriments de verre, de sables, et de matières vitrifiables; le verre est de toutes les substances celle qui donne le plus d'électricité par le frottement: pourquoi la masse totale de l'électricité terrestre ne serait-elle pas le résultat de tous les frottements opérés, soit à la surface de la terre, soit à celle de son noyau ? Mais de cette cause générale, il est à présumer qu'on déduira, par quelques tentatives, une cause particulière qui constituera entre deux grands phénomènes, je veux dire la position de l'aurore boréale et la direction de l'aiguille aimantée, une liaison semblable à celle dont on a constaté l'existence entre le magnétisme et l'électricité, en aimantant des aiguilles, sans aimant et par le seul moyen de l'électricité. On peut avouer ou contredire ces notions, parce qu'elles n'ont encore de réalité que dans mon entendement. C'est aux expériences à leur donner plus de solidité, et c'est au physicien à en imaginer qui séparent les phénomènes, ou qui achèvent de les identifier. 34. TROISIÈMES CONJECTURES. La matière électrique répand dans les lieux où l'on électrise une odeur sulfureuse sensible; sur cette qualité, les chimistes n'étaient-ils pas autorisés à s'en emparer ? Pourquoi n'ont-ils pas essayé, par tous les moyens qu'ils ont en main, des fluides chargés de la plus grande quantité possible de matière électrique ? On ne sait seulement pas encore si l'eau électrisée dissout plus ou moins promptement le sucre que l'eau simple Le feu de nos fourneaux augmente considérablement le poids de certaines matières, telles que le plomb calciné; si le feu de l'électricité, constamment appliqué sur ce métal en calcination, augmentait encore cet effet, n'en résulterait-il pas une nouvelle analogie entre le feu électrique et le feu commun ? On a essayé si ce feu extraordinaire ne porterait point quelque vertu dans les remèdes, et ne rendrait point une substance plus efficace, un topique plus actif; mais n'a-t-on pas abandonné trop tôt ces essais ? Pourquoi l'électricité ne modifierait-elle pas la formation des cristaux et leurs propriétés? Combien de conjectures à former d'imagination, et à confirmer ou détruire par l'expérience! Voyez l'article suivant. 35. QUATRIÈMES CONJECTURES. La plupart des météores, les feux follets, les exhalaisons, les étoiles tombantes, les phosphores naturels et artificiels, les bois pourris et lumineux, ont-ils d'autres causes que L'électricité ? Pourquoi ne fait-on pas sur ces phosphores les expériences nécessaires pour s'en assurer ? Pourquoi ne pense-t-on pas à reconnaître si l'air, comme le verre, n'est pas un corps électrique par lui-même, c'est-à- dire un corps qui n'a besoin que d'être frotté et battu pour s'électriser ? Qui sait si l'air chargé de matière sulfureuse ne se trouverait pas plus ou moins électrique que l'air pur ? Si l'on fait tourner avec une grande rapidité, dans l'air, une verge de métal qui lui oppose beaucoup de surface, on découvrira si l'air est électrique, et ce que la verge en aura reçu d'électricité. Si pendant l'expérience, on brûle du soufre et d'autres matières, on reconnaîtra celles qui augmenteront et celles qui diminueront la qualité électrique de l'air. Peut-être l'air froid des pôles est-il plus susceptible d'électricité que l'air chaud de l'équateur; et comme la glace est électrique et que l'eau ne l'est point, qui sait si ce n'est pas à l'énorme quantité de ces glaces éternelles, amassées vers les pôles, et peut-être mues sur le noyau de verre plus découvert aux pôles qu'ailleurs, qu'il faut attribuer les phénomènes de la direction de l'aiguille et de l'apparition des aurores boréales qui semblent dépendre également de l'électricité, comme nous l'avons insinué dans nos conjectures secondes ? L'observation a rencontré un des ressorts les plus généraux et les plus puissants de la nature; c'est à l'expérience à en découvrir les effets. 36. CINQUIÈMES CONJECTURES. 1. Si une corde d'instrument est tendue, et qu'un obstacle léger la divise en deux parties inégales, de manière qu'il n'empêche point la communication des vibrations de l'une des parties à l'autre, on sait que cet obstacle détermine la plus grande à se diviser en portions vibrantes, telles que les deux parties de la corde rendent un unisson, et que les portions vibrantes de la plus grande sont comprises chacune entre deux points immobiles. La résonance du corps n'étant point la cause de la division de la plus grande, mais l'unisson des deux parties étant seulement un effet de cette division, j'ai pensé que, si on substituait à la corde d'instrument une verge de métal, et qu'on la frappât violemment, il se formerait sur sa longueur des ventres et des noeuds; qu'il en serait de même de tout corps élastique sonore ou non; que ce phénomène, qu'on croit particulier aux cordes vibrantes, a lieu d'une manière plus ou moins forte dans toute percussion; qu'il tient aux lois générales de la communication du mouvement; qu'il y a, dans les corps choqués, des parties oscillantes infiniment petites, et des noeuds ou points immobiles infiniment proches; que ces parties oscillantes et ces noeuds sont les causes du frémissement que nous éprouvons par la sensation du toucher dans les corps, après le choc, tantôt sans qu'il y ait de translation locale, tantôt après que la translation locale a cessé; que cette supposition est conforme à la nature du frémissement qui n'est pas de toute la surface touchée à toute la surface de la partie sensible qui touche, mais d'une infinité de points répandus sur la surface du corps touché, vibrant confusément entre une infinité de points immobiles; qu'apparemment dans les corps continus élastiques, la force d'inertie distribuée uniformément dans la masse fait en un point quelconque la fonction d'un petit obstacle relativement à un autre point; qu'en supposant la partie frappée d'une corde vibrante infiniment petite, et conséquemment les ventres infiniment petits, et les noeuds infiniment près, on a selon une direction et pour ainsi dire sur une seule ligne une image de ce qui s'exécute en tout sens dans un solide choqué par un autre; que, puisque la longueur de la partie interceptée de la corde vibrante étant donnée, il n'y a aucune cause qui puisse multiplier sur l'autre partie le nombre des points immobiles; que, puisque ce nombre est le même, quelle que soit la force du coup; et que, puisqu'il n'y a que la vitesse des oscillations qui varie dans le choc des corps, le frémissement sera plus ou moins violent, mais que le rapport en nombre des points vibrants aux points immobiles sera le même; et que la quantité de matière en repos dans ces corps sera constante, quelles que soient la force du choc, la densité du corps, la cohésion des parties. Le géomètre n'a donc plus qu'à étendre le calcul de la corde vibrante au prisme, à la sphère, au cylindre, pour trouver la loi générale de la distribution du mouvement dans un corps choqué; loi qu'on était bien éloigne de rechercher jusqu'à présent, puisqu'on ne pensait pas même à l'existence du phénomène, et qu'on supposait au contraire la distribution du mouvement uniforme dans toute la masse, quoique, dans le choc, le frémissement indiquât, par la voie de la sensation, la réalité de points vibrants répandus entre des points immobiles; je dis dans le choc, car il est vraisemblable que, dans les communications de mouvement où le choc n'a aucun lieu, un corps est lancé comme le serait la molécule la plus petite, et que le mouvement est uniformément de toute la masse à la fois. Aussi le frémissement est-il nul dans tous ces cas; ce qui achève d'en distinguer le cas du choc. 2. Par le principe de la décomposition des forces, on peut toujours réduire à une seule force toutes celles qui agissent sur un corps: si la quantité et la direction de la force qui agit sur le corps sont données, et qu'on cherche à déterminer le mouvement qui en résulte, on trouve que le corps va en avant, comme si la force passait par le centre de gravité, et qu'il tourne de plus autour du centre de gravité, comme si ce centre était fixe et que la force agît autour de ce centre comme autour d'un point d'appui. Donc, si deux molécules s'attirent réciproquement, elles se disposeront l'une par rapport à l'autre, selon les lois de leurs attractions, leurs figures, etc. Si ce système de deux molécules en attire une troisième dont il soit réciproquement attiré, ces trois molécules se disposeront les unes par rapport aux autres, selon les lois de leurs attractions, leurs figures, etc., et ainsi de suite des autres systèmes et des autres molécules. Elles formeront toutes un système A, dans lequel, soit qu'elles se touchent ou non, soit qu'elles se meuvent ou soient en repos, elles résisteront à une force qui tendrait à troubler leur coordination, et tendront toujours, soit à se restituer dans leur premier ordre, si la force perturbatrice vient à cesser, soit à se coordonner relativement aux lois de leurs attractions, à leurs figures, etc., et à l'action de la force perturbatrice, si elle continue d'agir. Ce système A est ce que j'appelle un corps élastique. En ce sens général et abstrait, le système planétaire, L'univers n'est qu'un corps élastique: le chaos est une impossibilité; car il est un ordre essentiellement conséquent aux qualités primitives de la matière. 3. Si l'on considère le système A dans le vide, il sera indestructible, imperturbable, éternel; si l'on en suppose les parties dispersées dans l'immensité de l'espace, comme les qualités, telles que l'attraction, se propagent à l'infini, lorsque rien ne resserre la sphère de leur action, ces parties dont les figures n'auront point varié, et qui seront animées des mêmes forces, se coordonneront derechef comme elles étaient coordonnées, et reformeront dans quelque point de l'espace et dans quelque instant de la durée un corps élastique. 4. Il n'en sera pas ainsi, si l'on suppose le système A dans l'univers; les effets n'y sont pas moins nécessaires, mais une action des causes, déterminément telle, y est quelquefois impossible, et le nombre de celles qui se combinent est toujours si grand dans le système général ou corps élastique universel, qu'on ne sait ce qu'étaient originairement les systèmes ou corps élastiques particuliers, ni ce qu'ils deviendront. Sans prétendre donc que l'attraction constitue dans le plein la dureté et l'élasticité, telles que nous les y remarquons, n'est-il pas évident que cette propriété de la matière suffit seule pour les constituer dans le vide, et donner lieu a la raréfaction, à la condensation et à tous les phénomènes qui en dépendent ? Pourquoi donc ne serait-elle pas la cause première de ces phénomènes dans notre système général, où une infinité de causes qui la modifieraient feraient varier à l'infini la quantité de ces phénomènes dans les systèmes ou corps élastiques particuliers ? Ainsi un corps élastique plié ne se rompra que quand la cause qui en rapproche les parties en un sens les aura tellement écartées dans le sens contraire, qu'elles n'auront plus d'action sensible les unes sur les autres par leurs attractions réciproques; un corps élastique choqué ne s'éclatera que quand plusieurs de ses molécules vibrantes auront été portées, dans leur première oscillation, à une distance des molécules immobiles entre lesquelles elles sont répandues telle qu'elles n'auront plus d'action sensible les unes sur les autres par leurs attractions réciproques. Si la violence du choc était assez grande pour que les molécules vibrantes fussent toutes portées au-delà de la sphère de leur attraction sensible, le corps serait réduit dans ses éléments. Mais entre cette collision la plus forte qu'un corps puisse éprouver et la collision qui n'occasionnerait que le frémissement le plus faible, il y en a une, ou réelle ou intelligible, par laquelle tous les éléments du corps séparés cesseraient de se toucher sans que leur système fût détruit, et sans que leur coordination cessât. Nous abandonnerons au lecteur l'application des mêmes principes à la condensation, à la raréfaction, etc. Nous ferons seulement encore observer ici la différence de la communication du mouvement par le choc, et de la communication du mouvement sans le choc. La translation d'un corps sans le choc étant uniformément de toutes ses parties à la fois, quelle que soit la quantité du mouvement communiquée par cette voie, fût-elle infinie, le corps ne sera point détruit; il restera entier jusqu'à ce qu'un choc, faisant osciller quelques-unes de ses parties entre d'autres qui demeurent immobiles, le ventre des premières oscillations ait une telle amplitude, que les parties oscillantes ne puissent plus revenir à leur place, ni rentrer dans la coordination systématique. 5. Tout ce qui précède ne concerne proprement que les corps élastiques simples, ou les systèmes de particules de même matière, de même figure, animées d'une même quantité et mues selon une même loi d'attraction. Mais si toutes ces qualités sont variables, il en résultera une infinité de corps élastiques mixtes. J'entends par un corps élastique mixte, un système composé de deux ou plusieurs systèmes de matières différentes, de différentes figures, animées de différentes quantités et peut-être même mues selon des lois différentes d'attraction, dont les particules sont coordonnées les unes entre les autres, par une loi qui est commune à toutes, et qu'on peut regarder comme le produit de leurs actions réciproques. Si l'on parvient par quelques opérations à simplifier le système composé, en en chassant toutes les particules d'une espèce de matière coordonnée, ou à le composer davantage, en y introduisant une matière nouvelle dont les particules se coordonnent entre celles du système et changent la loi commune à toutes; la dureté, L'élasticité, la compressibilité, la rarescibilité et les autres affections qui dépendent, dans le système composé, de la différente coordination des particules, augmenteront ou diminueront, etc. Le plomb qui n'a presque point de dureté ni d'élasticité diminue encore en dureté et augmente en élasticité, si on le met en fusion, c'est-à-dire, si on coordonne entre le système composé des molécules qui le constituent plomb un autre système composé de molécules d'air, de feu, etc., qui le constituent plomb fondu. 6. Il serait très aisé d'appliquer ces idées à une infinité d'autres phénomènes semblables, et d'en composer un traité fort étendu. Le point le plus difficile à découvrir, ce serait par quel mécanisme les parties d'un système, quand elles se coordonnent entre les parties d'un autre système, le simplifient quelquefois, en en chassant un système d'autres parties coordonnées, comme il arrive dans certaines opérations chimiques. Des attractions selon des lois différentes ne paraissent pas suffire pour ce phénomène; et il est dur d'admettre des qualités répulsives. Voici comment on pourrait s'en passer. Soit un système A composé des systèmes B et C dont les molécules sont coordonnées les unes entre les autres, selon quelque loi commune à toutes. Si l'on introduit dans le système composé A un autre système D, il arrivera de deux choses l'une: ou que les particules du système D se coordonneront entre les parties du système A sans qu'il y ait de choc; et, dans ce cas, le système A sera composé des systèmes B, C, D; ou que la coordination des particules du système D entre les particules du système A sera accompagnée de choc. Si le choc est tel que les particules choquées ne soient point portées dans leur première oscillation au-delà de la sphère infiniment petite de leur attraction, il y aura, dans le premier moment, trouble ou multitude infinie de petites oscillations. Mais ce trouble cessera bientôt; les particules se coordonneront, et il résultera de leur coordination un système A composé des systèmes B, C, D. Si les parties du système B, ou celles du système C, ou les unes et les autres sont choquées dans le premier instant de la coordination, et portées au-delà de la sphère de leur attraction par les parties du système D, elles seront séparées de la coordination systématique pour n'y plus revenir, et le système A sera un système composé des systèmes B et D, ou des systèmes C et D; ou ce sera un système simple des seules particules coordonnées du système D; et ces phénomènes s'exécuteront avec des circonstances qui ajouteront beaucoup a la vraisemblance de ces idées, ou qui peut-être la détruiront entièrement. Au reste, j'y suis arrivé en partant du frémissement d'un corps élastique choqué. La séparation ne sera jamais spontanée où il y aura coordination; elle pourra l'être où il n'y aura que composition. La coordination est encore un principe d'uniformité, même dans un tout hétérogène. 37. SIXIÈMES CONJECTURES. Les productions de I art seront communes, imparfaites et faibles, tant qu'on ne se proposera pas une imitation plus rigoureuse de la nature. La nature est opiniâtre et lente dans ses opérations. S'agit-il d'éloigner, de rapprocher, d'unir, de diviser, d'amollir, de condenser, de durcir, de liquéfier, de dissoudre, d'assimiler, elle s'avance à son but par les degrés les plus insensibles. L'art au contraire se hâte, se fatigue et se relâche. La nature emploie des siècles à préparer grossièrement les métaux; L'art se propose de les perfectionner en un jour. La nature emploie des siècles à former les pierres précieuses; L'art prétend les contrefaire en un moment. Quand on posséderait le véritable moyen, ce ne serait pas assez; il faudrait encore savoir l'appliquer. On est dans l'erreur, si l'on s'imagine que, le produit de l'intensité de l'action multipliée par le temps de l'application étant le même, le résultat sera le même. Il n'y a qu'une application graduée, lente et continue, qui transforme. Toute autre application n'est que destructive. Que ne tirerions-nous pas du mélange de certaines substances dont nous n'obtenons que des composés très imparfaits, si nous procédions d'une manière analogue à celle de la nature. Mais on est toujours pressé de jouir; on veut voir la fin de ce qu'on a commencé. De là tant de tentatives infructueuses; tant de dépenses et de peines perdues; tant de travaux que la nature suggère et que l'art n'entreprendra jamais, parce que le succès en paraît éloigné. Qui est-ce qui est sorti des grottes d'Arcy, sans être convaincu par la vitesse avec laquelle les stalactites s'y forment et s'y réparent, que ces grottes se rempliront un jour et ne formeront plus qu'un solide immense ? Où est le naturaliste qui réfléchissant sur ce phénomène n'ait pas conjecturé qu'en déterminant des eaux à se filtrer peu à peu à travers des terres et des rochers, dont les stillations seraient reçues dans des cavernes spacieuses, on ne parvînt avec le temps à en former des carrières artificielles d'albâtre, de marbre et d'autres pierres dont les qualités varieraient selon la nature des terres, des eaux et des rochers ? Mais à quoi servent ces vues sans le courage, la patience, le travail, les dépenses, le temps, et surtout ce goût antique pour les grandes entreprises dont il subsiste encore tant de monuments qui n'obtiennent de nous qu'une admiration froide et stérile ? 38. SEPTIÈMES CONJECTURES. On a tenté tant de fois sans succès de convertir nos fers en un acier qui égalât celui d'Angleterre et d'Allemagne et qu'on pût employer à la fabrication des ouvrages délicats. J'ignore quels procédés on a suivis; mais il m'a semblé qu'on eût été conduit à cette découverte importante par l'imitation et la perfection d'une manoeuvre très commune dans les ateliers des ouvriers en fer. On l'appelle trempe en paquet. Pour tremper en paquet, on prend de la suie la plus dure; on la pile; on la délaie avec de l'urine; on y ajoute de l'ail broyé, de la savate déchiquetée et du sel commun; on a une boîte de fer; on en couvre le fond d'un lit de ce mélange; on place sur ce lit un lit de différentes pièces d'ouvrages en fer; sur ce lit, un lit de mélange; et ainsi de suite, jusqu'à ce que la boîte soit pleine; on la ferme de son couvercle; on l'enduit exactement à l'extérieur d'un mélange de terre grasse bien battue, de bourre et de fiente de cheval; on la place au centre d'un tas de charbon proportionné à son volume; on allume le charbon; on laisse aller le feu, on l'entretient seulement; on a un vaisseau plein d'eau fraîche; trois ou quatre heures après qu'on a mis la boîte au feu, on l'en tire; on l'ouvre; on fait tomber les pièces qu'elle renferme dans l'eau fraîche qu'on remue à mesure que les pièces tombent. Ces pièces sont trempées en paquet; et si l'on en casse quelques-unes, on en trouvera la surface convertie en un acier très dur et d'un grain très fin, à une petite profondeur. Cette surface en prend un poli plus éclatant et en garde mieux les formes qu'on lui a données à la lime. N'est-il pas à présumer que, si l'on exposait, stratum super stratum, à l'action du feu et des matières employées dans la trempe en paquet, du fer bien choisi, bien travaillé, réduit en feuilles minces, telles que celles de la tôle, ou en verges très menues, et précipite au sortir du fourneau d'aciérage dans un courant d'eaux propres à cette opération, il se convertirait en acier ? si surtout on confiait le soin des premières expériences à des hommes qui, accoutumés depuis longtemps à employer le fer, à connaître ses qualités et à remédier à ses défauts, ne manqueraient pas de simplifier les manoeuvres, et de trouver des matières plus propres à l'opération. 39. Ce qu'on montre de physique expérimentale dans des leçons publiques suffit-il pour procurer cette espèce de délire philosophique ? je n'en crois rien. Nos faiseurs de cours d'expériences ressemblent un peu à celui qui penserait avoir donné un grand repas parce qu'il aurait eu beaucoup de monde à sa table. Il faudrait donc s'attacher principalement a irriter l'appétit, afin que plusieurs, emportés par le désir de le satisfaire, passassent de la condition de disciples à celle d'amateurs, et de celle-ci à la profession de philosophes. Loin de tout homme public ces réserves si opposées aux progrès des sciences ! Il faut révéler et la chose et le moyen. Que je trouve les premiers hommes qui découvrirent les nouveaux calculs, grands dans leur invention ! que je les trouve petits dans le mystère qu'ils en firent ! Si Newton se fût hâté de parler, comme l'intérêt de sa gloire et de la vérité le demandait, Leibniz ne partagerait pas avec lui le nom d'inventeur. L'Allemand imaginait l'instrument, tandis que l'Anglais se complaisait à étonner les savants par les applications surprenantes qu'il en faisait. En mathématiques, en physique, le plus sûr est d'entrer d'abord en possession, en produisant ses titres au public. Au reste quand je demande la révélation du moyen, j'entends de celui par lequel on a réussi; on ne peut être trop succinct sur ceux qui n'ont point eu de succès. 40. Ce n'est pas assez de révéler; il faut encore que la révélation soit entière et claire. Il est une sorte d'obscurité que l'on pourrait définir l'affectation des grands maîtres. C'est un voile qu'ils se plaisent à tirer entre le peuple et la nature. Sans le respect qu'on doit aux noms célèbres, je dirais que telle est l'obscurité qui règne dans quelques ouvrages de Stahl et dans les Principes mathématiques de Newton. Ces livres ne demandaient qu'à être entendus pour être estimés ce qu'ils valent, et il n'en eût pas coûté plus d'un mois à leurs auteurs pour les rendre clairs; ce mois eût épargné trois ans de travail et d'épuisement à mille bons esprits. Voila donc à peu près trois mille ans de perdus pour autre chose. Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. Diront-ils qu'il est des ouvrages qu'on ne mettra jamais à la portée du commun des esprits ? S'ils le disent, ils montreront seulement qu'ils ignorent ce que peuvent la bonne méthode et la longue habitude. S'il était permis à quelques auteurs d'être obscurs, dût-on m'accuser de faire ici mon apologie, j'oserais dire que c'est aux seuls métaphysiciens proprement dits. Les grandes abstractions ne comportent qu'une lueur sombre. L'acte de la généralisation tend à dépouiller les concepts de tout ce qu'ils ont de sensible. A mesure que cet acte s'avance, les spectres corporels s'évanouissent; les notions se retirent peu à peu de l'imagination vers l'entendement; et les idées deviennent purement intellectuelles. Alors le philosophe spéculatif ressemble à celui qui regarde du haut de ces montagnes dont les sommets se perdent dans les nues: les objets de la plaine ont disparu devant lui; il ne lui reste plus que le spectacle de ses pensées, et que la conscience de la hauteur à laquelle il s'est élevé, et où il n'est peut-être pas donné à tous de le suivre et de respirer. 41. La nature n'a-t-elle pas assez de son voile, sans le doubler encore de celui du mystère ? n'est-ce pas assez des difficultés de l'art ? Ouvrez l'ouvrage de Franklin; feuilletez les livres des chimistes, et vous verrez combien l'art expérimental exige de vues, d'imagination, de sagacité, de ressources: lisez-les attentivement, parce que s'il est possible d'apprendre en combien de manières une expérience se retourne, c'est là que vous l'apprendrez. Si, au défaut de génie, vous avez besoin d'un moyen technique qui vous dirige, ayez sous les yeux une table des qualités qu'on a reconnues jusqu'à présent dans la matière; voyez entre ces qualités celles qui peuvent convenir à la substance que vous voulez mettre en expérience, assurez-vous qu'elles y sont; tâchez ensuite d'en connaître la quantité; cette quantité se mesurera presque toujours par un instrument où l'application uniforme d'une partie analogue à la substance pourra se faire, sans interruption et sans reste, jusqu'à l'entière exhaustion de la qualité. Quant à l'existence, elle ne se constatera que par des moyens qui ne se suggèrent pas. Mais si l'on n'apprend point comment il faut chercher, c'est quelque chose du moins que de savoir ce qu'on cherche. Au reste ceux qui seront forcés de s'avouer à eux-mêmes leur stérilité, soit par une impossibilité bien éprouvée de rien découvrir, soit par une envie secrète qu'ils porteront aux découvertes des autres, le chagrin involontaire qu'ils en ressentiront, et les petites manoeuvres qu'ils mettraient volontiers en usage pour en partager l'honneur, ceux-là feront bien d'abandonner une science qu'ils cultivent sans avantage pour elle, et sans gloire pour eux. 42. Quand on a formé dans sa tête un de ces systèmes qui demandent à être vérifiés par l'expérience, il ne faut ni s'y attacher opiniâtrement, ni l'abandonner avec légèreté. On pense quelquefois de ses conjectures qu'elles sont fausses, quand on n'a pas pris les mesures convenables pour les trouver vraies. L'opiniâtreté a même ici moins d'inconvénient que l'excès opposé. A force de multiplier les essais, si l'on ne rencontre pas ce que l'on cherche, il peut arriver qu'on rencontre mieux. Jamais le temps qu'on emploie à interroger la nature n'est entièrement perdu. Il faut mesurer sa constance sur le degré de l'analogie. Les idées absolument bizarres ne méritent qu'un premier essai. Il faut accorder quelque chose de plus à celles qui ont de la vraisemblance, et ne renoncer que quand on est épuisé à celles qui promettent une découverte importante. Il semble qu'on n'ait guère besoin de préceptes là- dessus. On s'attache naturellement aux recherches à proportion de l'intérêt qu'on y prend. 43. Comme les systèmes dont il s'agit ne sont appuyés que sur des idées vagues, des soupçons légers, des analogies trompeuses, et même, puisqu'il faut le dire, sur des chimères que l'esprit échauffé prend facilement pour des vues, il n'en faut abandonner aucun sans auparavant l'avoir fait passer par l'épreuve de l'inversion. En philosophie purement rationnelle, la vérité est assez souvent l'extrême opposé de l'erreur; de même en philosophie expérimentale, ce ne sera pas l'expérience qu'on aura tentée, ce sera son contraire qui produira le phénomène qu'on attendait. Il faut regarder principalement aux deux points diamétralement opposés. Ainsi dans la seconde de nos rêveries, après avoir couvert l'équateur du globe électrique et découvert les pôles, il faudra couvrir les pôles et laisser l'équateur à découvert; et comme il importe de mettre le plus de ressemblance qu'il est possible entre le globe expérimental et le globe naturel qu'il représente, le choix de la matière dont on couvrira les pôles ne sera pas indifférent. Peut- être faudrait-il y pratiquer des amas d'un fluide, ce qui n'a rien d'impossible dans l'exécution, et ce qui pourrait donner dans l'expérience quelque nouveau phénomène extraordinaire, et différent de celui qu'on se propose d'imiter. 44. Les expériences doivent être répétées pour le détail des circonstances et pour la connaissance des limites. Il faut les transporter à des objets différents, les compliquer, les combiner de toutes les manières possibles. Tant que les expériences sont éparses, isolées, sans liaison, irréductibles, il est démontré, par l'irréduction même, qu'il en reste encore à faire. Alors il faut s'attacher uniquement à son objet, et le tourmenter, pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'on ait tellement enchaîné les phénomènes, qu'un d'eux étant donné, tous les autres le soient: travaillons d'abord à la réduction des effets; nous songerons après à la réduction des causes. Or les effets ne se réduiront jamais qu'à force de les multiplier. Le grand art dans les moyens qu'on emploie pour exprimer d'une cause tout ce qu'elle peut donner, c'est de bien discerner ceux dont on est en droit d'attendre un phénomène nouveau, de ceux qui ne produiront qu'un phénomène travesti. S'occuper sans fin de ces métamorphoses, c'est se fatiguer beaucoup et ne point avancer. Toute expérience qui n'étend pas la loi à quelque cas nouveau, ou qui ne la restreint pas par quelque exception, ne signifie rien. Le moyen le plus court de connaître la valeur de son essai, c'est d'en faire l'antécédent d'un enthymème, et d'examiner le conséquent. La conséquence est-elle exactement la même que celle que l'on a déjà tirée d'un autre essai ? on n'a rien découvert, on a tout au plus confirmé une découverte. Il y a peu de gros livres de physique expérimentale que cette règle si simple ne réduisît à un petit nombre de pages; et il est un grand nombre de petits livres qu'elle réduirait à rien. 45. De même qu'en mathématiques, en examinant toutes les propriétés d'une courbe, on trouve que ce n'est que la même propriété présentée sous des faces différentes, dans la nature, on reconnaîtra, lorsque la physique expérimentale sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de la pesanteur, ou de l'élasticité, ou de l'attraction, ou du magnétisme, ou de l'électricité, ne sont que des faces différentes de la même affection. Mais entre les phénomènes connus que l'on rapporte à l'une de ces causes, combien y a-t-il de phénomènes intermédiaires a trouver pour former les liaisons, remplir les vides et démontrer l'identité ? c'est ce qui ne peut se déterminer. Il y a peut-être un phénomène central qui jetterait des rayons non seulement à ceux qu'on a, mais encore à tous ceux que le temps ferait découvrir, qui les unirait et qui en formerait un système. Mais au défaut de ce centre de correspondance commune, ils demeureront isolés; toutes les découvertes de la physique expérimentale ne feront que les rapprocher en s'interposant, sans jamais les réunir; et quand elles parviendraient à les réunir, elles en formeraient un cercle continu de phénomènes où l'on ne pourrait discerner quel serait le premier et quel serait le dernier. Ce cas singulier où la physique expérimentale, à force de travail, aurait formé un labyrinthe dans lequel la physique rationnelle, égarée et perdue, tournerait sans cesse, n'est pas impossible dans la nature, comme il l'est en mathématiques. On trouve toujours en mathématiques, ou par la synthèse ou par l'analyse, les propositions intermédiaires qui séparent la propriété fondamentale d'une courbe de sa propriété la plus éloignée. 46. Il y a des phénomènes trompeurs qui semblent, au premier coup d'oeil, renverser un système, et qui, mieux connus, achèveraient de le confirmer. Ces phénomènes deviennent le supplice du philosophe, surtout lorsqu'il a le pressentiment que la nature lui en impose et qu'elle se dérobe à ses conjectures par quelque mécanisme extraordinaire et secret. Ce cas embarrassant aura lieu toutes les fois qu'un phénomène sera le résultat de plusieurs causes conspirantes ou opposées. Si elles conspirent, on trouvera la quantité du phénomène trop grande pour l'hypothèse qu'on aura faite; si elles sont opposées, cette quantité sera trop petite. Quelquefois même elle deviendra nulle, et le phénomène disparaîtra, sans qu'on sache à quoi attribuer ce silence capricieux de la nature. Vient-on à en soupçonner la raison ? on n'en est guère plus avancé. Il faut travailler à la séparation des causes, décomposer le résultat de leurs actions et réduire un phénomène très compliqué à un phénomène simple; ou du moins manifester la complication des causes, leur concours ou leur opposition, par quelque expérience nouvelle; opération souvent délicate, quelquefois impossible. Alors le système chancelle; les philosophes se partagent; les uns lui demeurent attachés; les autres sont entraînés par l'expérience qui paraît le contredire; et l'on dispute, jusqu'à ce que la sagacité, ou le hasard, qui ne se repose jamais, plus fécond que la sagacité, lève la contradiction et remette en honneur des idées qu'on avait presque abandonnées. 47. Il faut laisser l'expérience à sa liberté; c'est la tenir captive que de n'en montrer que le côte qui prouve et que d'en voiler le côté qui contredit. C'est l'inconvénient qu'il y a, non pas à avoir des idées, mais à s'en laisser aveugler, lorsqu'on tente une expérience. On n'est sévère dans son examen, que quand le résultat est contraire au système Alors on n'oublie rien de ce qui peut faire changer de face au phénomène, ou de langage à la nature. Dans le cas opposé, L'observateur est indulgent; il glisse sur les circonstances; il ne songe guère à proposer des objections à la nature; il l'en croit sur son premier mot; il n'y soupçonne point d'équivoque, et il mériterait qu'on lui dît: « Ton métier est d'interroger la nature, et tu la fais mentir, ou tu crains de la faire expliquer. » 48. Quand on suit une mauvaise route, plus on marche vite, plus on s'égare; et le moyen de revenir sur ses pas, quand on a parcouru un espace immense ? L'épuisement des forces ne le permet pas; la vanité s'y oppose sans qu'on s'en aperçoive; L'entêtement des principes répand sur tout ce qui environne un prestige qui défigure les objets. On ne les voit plus comme ils sont, mais comme il conviendrait qu'ils fussent. Au lieu de réformer ses notions sur les êtres, il semble qu'on prenne à tâche de modeler les êtres sur ses notions. Entre tous les philosophes, il n'y en a point en qui cette fureur domine plus évidemment que dans les méthodistes. Aussitôt qu'un méthodiste a mis dans son système l'homme à la tête des quadrupèdes, il ne l'aperçoit plus dans la nature que comme un animal à quatre pieds. C'est en vain que la raison sublime dont il est doué se récrie contre la dénomination d'animal, et que son organisation contredit celle de quadrupède; c'est en vain que la nature a tourné ses regards vers le ciel: la prévention systématique lui courbe le corps vers la terre. La raison n'est, suivant elle, qu'un instinct plus parfait; elle croit sérieusement que ce n'est que par défaut d'habitude que l'homme perd l'usage de ses jambes, quand il s'avise de transformer ses mains en deux pieds. 49. Mais c'est une chose trop singulière que la dialectique de quelques méthodistes, pour n'en pas donner un échantillon. L'homme, dit Linnaeus (Fauna Suecica, préf.), n'est ni une pierre, ni une plante; c'est donc un animal. Il n'a pas un seul pied; ce n'est donc pas un ver. Ce n'est pas un insecte, puisqu'il n'a point d'antennes. Il n'a point de nageoires; ce n'est donc pas un poisson. Ce n'est pas un oiseau, puisqu'il n'a point de plumes. Qu'est-ce donc que l'homme ? il a la bouche du quadrupède. Il a quatre pieds; les deux de devant lui servent à l'attouchement, les deux de derrière au marcher. C'est donc un quadrupède. « Il est vrai; continue le méthodiste, qu'en conséquence de mes principes d'histoire naturelle, je n'ai jamais su distinguer l'homme du singe; car il y a certains singes qui ont moins de poils que certains hommes; ces singes marchent sur deux pieds, et ils se servent de leurs pieds et de leurs mains comme les hommes. D'ailleurs la parole n'est point pour moi un caractère distinctif; je n'admets, selon ma méthode, que des caractères qui dépendent du nombre, de la figure, de la proportion et de la situation. » Donc votre méthode est mauvaise, dit la logique. « Donc l'homme est un animal à quatre pieds », dit le naturaliste. 50. Pour ébranler une hypothèse, il ne faut quelquefois que la pousser aussi loin qu'elle peut aller. Nous allons faire l'essai de ce moyen sur celle du docteur d'Erlang, dont l'ouvrage, rempli d'idées singulières et neuves, donnera bien de la torture à nos philosophes. Son objet est le plus grand que l'intelligence humaine puisse se proposer; c'est le système universel de la nature. L'auteur commence par exposer rapidement les sentiments de ceux qui l'ont précédé, et l'insuffisance de leurs principes pour le développement général des phénomènes. Les uns n'ont demandé que l'étendue et le mouvement. D'autres ont cru devoir ajouter à l'étendue l'impénétrabilité, la mobilité et l'inertie. L'observation des corps célestes, ou plus généralement la physique des grands corps, a démontré la nécessité d'une force par laquelle toutes les parties tendissent ou pesassent les unes vers les autres selon une certaine loi; et l'on a admis l'attraction en raison simple de la masse, et en raison réciproque du carré de la distance. Les opérations les plus simples de la chimie, ou la physique élémentaire des petits corps a fait recourir à des attractions qui suivent d'autres lois; et l'impossibilité d'expliquer la formation d'une plante ou d'un animal, avec les attractions, L'inertie, la mobilité, L'impénétrabilité, le mouvement, la matière ou l'étendue, a conduit le philosophe Baumann à supposer encore d'autres propriétés dans la nature. Mécontent des natures plastiques, à qui l'on fait exécuter toutes les merveilles de la nature sans matière et sans intelligence; des substances intelligentes subalternes qui agissent sur la matière d'une manière inintelligible; de la simultanéité de la création et de la formation des substances, qui, contenues les unes dans les autres, se développent dans le temps par la continuation d'un premier miracle; et de l'extemporanéité de leur production qui n'est qu'un enchaînement de miracles réitérés à chaque instant de la durée; il a pensé que tous ces systèmes peu philosophiques n'auraient point eu lieu, sans la crainte mal fondée d'attribuer des modifications très connues a un être dont l'essence nous étant inconnue, peut être par cette raison même et malgré notre préjugé très compatible avec ces modifications. Mais quel est cet être ? quelles sont ces modifications ? Le dirai-je ? Sans doute, répond le docteur Baumann. L'être corporel est cet être; ces modifications sont le désir, l'aversion, la mémoire et l'intelligence; en un mot, toutes les qualités que nous reconnaissons dans les animaux, que les Anciens comprenaient sous le nom d'âme sensitive, et que le docteur Baumann admet, proportion gardée des formes et des masses, dans la particule la plus petite de matière comme dans le plus gros animal. S'il y avait, dit-il, du péril à accorder aux molécules de la matière quelques degrés d'intelligence, ce péril serait aussi grand à les supposer dans un éléphant ou dans un singe, qu'à les reconnaître dans un grain de sable. Ici le philosophe de l'académie d'Erlang emploie les derniers efforts pour écarter de lui tout soupçon d'athéisme; et il est évident qu'il ne soutient son hypothèse avec quelque chaleur que parce qu'elle lui paraît satisfaire aux phénomènes les plus difficiles, sans que le matérialisme en soit une conséquence. Il faut lire son ouvrage pour apprendre à concilier les idées philosophiques les plus hardies avec le plus profond respect pour la religion. Dieu a créé le monde, dit le docteur Baumann; et c'est à nous à trouver, s'il est possible, les lois par lesquelles il a voulu qu'il se conservât, et les moyens qu'il a destinés à la reproduction des individus. Nous avons le champ libre de ce côté; nous pouvons proposer nos idées; et voici les principales idées du docteur. L'élément séminal extrait d'une partie semblable à celle qu'il doit former dans l'animal, sentant et pensant, aura quelque mémoire de sa situation première; de là, la conservation des espèces, et la ressemblance des parents. Il peut arriver que le fluide séminal surabonde ou manque de certains éléments, que ces éléments ne puissent s'unir par oubli, ou qu'il se fasse des réunions bizarres d'éléments surnuméraires. De là, ou l'impossibilité de la génération, ou toutes les générations monstrueuses possibles. Certains éléments auront pris nécessairement une facilité prodigieuse à s'unir constamment de la même manière; de là, s'ils sont différents, une formation d'animaux microscopiques variée à l'infini; de là, s'ils sont semblables, les polypes, qu'on peut comparer à une grappe d'abeilles infiniment petites ' qui, n'ayant la mémoire vive que d'une seule situation, s'accrocheraient et demeureraient accrochées selon cette situation qui leur serait la plus familière. Quand l'impression d'une situation présente balancera ou éteindra la mémoire d'une situation passée, en sorte qu'il y ait indifférence à toute situation, il y aura stérilité: de là, la stérilité des mulets. Qui empêchera des parties élémentaires intelligentes et sensibles de s'écarter à l'infini de l'ordre qui constitue l'espèce ? de là, une infinité d'espèces d'animaux sortis d'un premier animal; une infinité d'êtres émanes d'un premier être; un seul acte dans la nature. Mais chaque élément perdra-t-il, en s'accumulant et en se combinant, son petit degré de sentiment et de perception ? nullement, dit le docteur Baumann. Ces qualités lui sont essentielles. Qu'arrivera-t-il donc ? le voici. De ces perceptions d'éléments rassemblés et combinés, il en résultera une perception unique, proportionnée à la masse et à la disposition; et ce système de perceptions dans lequel chaque élément aura perdu la mémoire du soi et concourra a former la conscience du tout sera l'âme de l'animal. Omnes elementorum perceptiones conspirare, et in unam fortiorem et magis perfectam perceptionem coalescere videntur. Haec forte ad unamquamque ex aliis perceptionibus se habet in eadem ratione qua corpus organisatum ad elementum. Elementum quodvis, post suam cum aliis copulationem, cum suam perceptionem illarum perceptionibus confudit, et SUI CONSCIENTIAM perdidit, primi elementorum status memoria nulla superest, et nostra nobis origo omnino abdita manet. C'est ici que nous sommes surpris que l'auteur ou n'ait pas aperçu les terribles conséquences de son hypothèse, ou que, s'il a aperçu les conséquences, il n'ait pas abandonné l'hypothèse. C'est maintenant qu'il faut appliquer notre méthode à l'examen de ses principes. Je lui demanderai donc si l'univers ou la collection générale de toutes les molécules sensibles et pensantes forme un tout, ou non. S'il me répond qu'elle ne forme point un tout, il ébranlera d'un seul mot l'existence de Dieu, en introduisant le désordre dans la nature, et il détruira la base de la philosophie, en rompant la chaîne qui lie tous les êtres. S'il convient que c'est un tout où les éléments ne sont pas moins ordonnés que les portions, ou réellement distinctes, ou seulement intelligibles le sont dans un élément, et les éléments dans un animal, il faudra qu'il avoue qu'en conséquence de cette copulation universelle, le monde, semblable à un grand animal, a une âme; que, le monde pouvant être infini, cette âme du monde, je ne dis pas est, mais peut être un système infini de perceptions, et que le monde peut être Dieu '. Qu'il proteste tant qu'il voudra contre ces conséquences, elles n'en seront pas moins vraies; et quelque lumière que ses sublimes idées puissent jeter dans les profondeurs de la nature, ces idées n'en seront pas moins effrayantes. Il ne s'agissait que de les généraliser pour s'en apercevoir. L'acte de la généralisation est pour les hypothèses du métaphysicien ce que les observations et les expériences réitérées sont pour les conjectures du physicien. Les conjectures sont-elles justes ? plus on fait d'expériences, plus les conjectures se vérifient. Les hypothèses sont-elles vraies ? plus on étend les conséquences, plus elles embrassent de vérités, plus elles acquièrent d'évidence et de force. Au contraire, si les conjectures et les hypothèses sont frêles et mal fondées, ou l'on découvre un fait, ou l'on aboutit à une vérité contre laquelle elles échouent. L'hypothèse du docteur Baumann développera, si l'on veut, le mystère le plus incompréhensible de la nature, la formation des animaux, ou plus généralement, celle de tous les corps organisés; la collection universelle des phénomènes et l'existence de Dieu seront ses écueils. Mais quoique nous rejetions les idées du docteur d'Erlang, nous aurions bien mal conçu l'obscurité des phénomènes qu'il s'était proposé d'expliquer, la fécondité de son hypothèse, les conséquences surprenantes qu'on en peut tirer, le mérite des conjectures nouvelles sur un sujet dont se sont occupés les premiers hommes dans tous les siècles, et la difficulté de combattre les siennes avec succès, si nous ne les regardions pas comme le fruit d'une méditation profonde, une entreprise hardie sur le système universel de la nature, et la tentative d'un grand philosophe. 51. DE L'IMPULSION D'UNE SENSATION. Si le docteur Baumann eût renfermé son système dans de justes bornes, et n'eût appliqué ses idées qu'à la formation des animaux, sans les étendre à la nature de l'âme, d'où je crois avoir démontré contre lui qu'on pouvait les porter jusqu'à l'existence de Dieu, il ne se serait point précipité dans l'espèce de matérialisme la plus séduisante, en attribuant aux molécules organiques le désir, L'aversion, le sentiment et la pensée. Il fallait se contenter d'y supposer une sensibilité mille fois moindre que celle que le Tout-Puissant a accordée aux animaux les plus stupides et les plus voisins de la matière morte. En conséquence de cette sensibilité sourde et de la différence des configurations, il n'y aurait eu pour une molécule organique quelconque qu'une situation la plus commode de toutes, qu'elle aurait sans cesse cherchée par une inquiétude automate, comme il arrive aux animaux de s'agiter dans le sommeil, lorsque l'usage de presque toutes leurs facultés est suspendu, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé la disposition la plus convenable au repos. Ce seul principe eût satisfait d'une manière assez simple et sans aucune conséquence dangereuse aux phénomènes qu'il se proposait d'expliquer, et à ces merveilles sans nombre qui tiennent si stupéfaits tous nos observateurs d'insectes; et il eût défini l'animal en général, un système de différentes molécules organiques qui, par l'impulsion d'une sensation semblable à un toucher obtus et sourd que celui qui a créé la matière en général leur a donné, se sont combinées jusqu'à ce que chacune ait rencontré la place la plus convenable à sa figure et à son repos. 52. DES INSTRUMENTS ET DES MESURES. Nous avons observé ailleurs que, puisque les sens étaient la source de toutes nos connaissances, il importait beaucoup de savoir jusqu'où nous pouvions compter sur leur témoignage: ajoutons ici que l'examen des suppléments de nos sens ou des instruments, n'est pas moins nécessaire. Nouvelle application de l'expérience; autre source d'observations longues, pénibles et difficiles. Il y aurait un moyen d'abréger le travail; ce serait de fermer l'oreille à une sorte de scrupules de la philosophie rationnelle (car la philosophie rationnelle a ses scrupules) et de bien connaître dans toutes les quantités jusqu'où la précision des mesures est nécessaire. Combien d'industrie, de travail et de temps perdus à mesurer, qu'on eût bien employés à découvrir ! 53. Il est, soit dans l'invention, soit dans la perfection des instruments, une circonspection qu'on ne peut trop recommander au physicien: c'est de se méfier des analogies; de ne jamais conclure ni du plus ou moins, ni du moins ou plus; de porter son examen sur toutes les qualités physiques des substances qu'il emploie. Il ne réussira jamais, s'il se néglige là-dessus; et quand il aura bien pris toutes ses mesures, combien de fois n'arrivera-t-il pas encore qu'un petit obstacle qu'il n'aura point prévu ou qu'il aura méprisé sera la limite de la nature, et le forcera d'abandonner son ouvrage, lorsqu'il le croyait achevé ? 54. DE LA DISTINCTION DES OBJETS. Puisque l'esprit ne peut tout comprendre, L'imagination tout prévoir, le sens tout observer et la mémoire tout retenir; puisque les grands hommes naissent à des intervalles de temps si éloignés, et que les progrès des sciences Sont tellement suspendus par les révolutions, que des siècles d'étude se passent à recouvrer les connaissances des siècles écoulés, c'est manquer au genre humain que de tout observer indistinctement. Les hommes extraordinaires par leurs talents se doivent respecter eux-mêmes et la postérité dans l'emploi de leur temps. Que penserait-elle de nous, si nous n'avions à lui transmettre qu'une insectologie complète, qu'une histoire immense d'animaux microscopiques ? Aux grands génies, les grands objets; les petits objets, aux petits génies. Il vaut autant que ceux-ci s'en occupent, que de ne rien faire. 55. DES OBSTACLES. Et puisqu'il ne suffit pas, de vouloir une chose, qu'il faut en même temps acquiescer à tout ce qui est presque inséparablement attaché à la chose qu'on veut, celui qui aura résolu de s'appliquer à l'étude de la philosophie s'attendra non seulement aux obstacles physiques qui sont de la nature de son objet, mais encore à la multitude des obstacles moraux qui doivent se présenter à lui, comme ils se sont offerts à tous les philosophes qui l'ont précédé. Lors donc qu'il lui arrivera d'être traversé, mal entendu, calomnié compromis, déchiré, qu'il sache se dire à lui-même: « N'est-ce que dans mon siècle, n'est-ce que pour moi qu'il y a eu des hommes remplis d'ignorance et de fiel, des âmes rongées par l'envie, des têtes troublées par la superstition ? » S'il croit quelquefois avoir à se plaindre de ses concitoyens, qu'il sache se parler ainsi:« Je me plains de mes concitoyens: mais s'il était possible de les interroger tous, et de demander à chacun d'eux lequel il voudrait être de l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques ou de Montesquieu; de l'auteur des Lettres américaines ou de Buffon; en est-il un seul qui eût un peu de discernement, et qui pût balancer sur le choix ? Je suis donc certain d'obtenir un jour les seuls applaudissements dont je fasse quelque cas, si j'ai été assez heureux pour les mériter. » Et vous qui prenez le titre de philosophes ou de beaux esprits, et qui ne rougissez point de ressembler à ces insectes importuns qui passent les instants de leur existence éphémère à troubler l'homme dans ses travaux et dans son repos, quel est votre but ? espérez vous de votre acharnement ? Quand vous aurez découragé ce qui reste à la nation d'auteurs célèbres et d'excellents génies, que ferez-vous en revanche pour elle ? quelles sont les productions merveilleuses par lesquelles vous dédommagerez le genre humain de celles qu'il en aurait obtenues ?...Malgré vous, les noms des Duclos, des d'Alembert et des Rousseau; des de Voltaire, des Maupertuis et des Montesquieu; des de Buffon et des Daubenton seront en honneur parmi nous et chez nos neveux: et si quelqu'un se souvient un jour des vôtres, « ils sont été, dira-t-il, les persécuteurs des premiers hommes de leur temps; et si nous possédons la préface de l'Encyclopédie, L'Histoire du siècle de Louis XIV l'Esprit des lois, et l'Histoire de la nature, c'est qu'heureusement il n'était pas au pouvoir de ces gens-là de nous en priver.» 56. DES CAUSES -- 1 A ne consulter que les vaines conjectures de la philosophie et la faible lumière de notre raison, on croirait que la chaîne des causes n'a point eu de commencement, et que celle des effets n'aura point de fin. Supposez une molécule déplacée, elle ne s'est point déplacée d'elle- même; la cause de son déplacement a une autre cause; celle-ci, une autre, et ainsi de suite, sans qu'on puisse trouver de limites naturelles aux causes dans la durée qui a précédé. Supposez une molécule déplacée, ce déplacement aura un effet; cet effet, un autre effet, et ainsi de suite, sans qu'on puisse trouver de limites naturelles aux effets dans la durée qui suivra. L'esprit épouvanté de ces progrès à l'infini des causes les plus faibles et des effets les plus légers ne se refuse à cette supposition et à quelques autres de la même espèce que par le préjugé qu'il ne se passe rien au-delà de la portée de nos sens, et que tout cesse où nous ne voyons plus: mais une des principales différences de l'observateur de la nature et de son interprète, c'est que celui-ci part du point où les sens et les instruments abandonnent l'autre; il conjecture, par ce qui est, ce qui doit être encore; il tire de l'ordre des choses des conclusions abstraites et générales, qui ont pour lui toute l'évidence des vérités sensibles et particulières; il s'élève à l'essence même de l'ordre; il voit que la coexistence pure et simple d'un être sensible et pensant, avec un enchaînement quelconque de causes et d'effets, ne lui suffit pas pour en porter un jugement absolu; il s'arrête là; s'il faisait un pas de plus, il sortirait de la nature. DES CAUSES FINALES -- 2. Qui sommes-nous pour expliquer les fins de la nature ? Ne nous apercevrons-nous point que c'est presque toujours aux dépens de sa puissance que nous préconisons sa sagesse, et que nous ôtons à ses ressources plus que nous ne pouvons jamais accorder à ses vues ? Cette manière de l'interpréter est mauvaise, même en théologie naturelle. C'est substituer la conjecture de l'homme à l'ouvrage de Dieu; c'est attacher la plus importante des vérités au sort d'une hypothèse. Mais le phénomène le plus commun suffira pour montrer combien la recherche de ces causes est contraire à la véritable science. Je suppose qu'un physicien, interrogé sur la nature du lait, réponde que c'est un aliment qui commence à se préparer dans la femelle, quand elle a conçu, et que la nature destine à la nourriture de l'animal qui doit naître; que cette définition m'apprendra-t-elle sur la formation du lait ? que puis-je penser de la destination prétendue de ce fluide, et des autres idées physiologiques qui l'accompagnent, lorsque je sais qu'il y a eu des hommes qui ont fait jaillir le lait de leurs mamelles; que l'anastomose des artères épigastriques et mammaires me démontre que c'est le lait qui cause le gonflement de la gorge dont les filles mêmes sont quelquefois incommodées à l'approche de l'évacuation périodique; qu'il n'y a presque aucune fille qui ne devînt nourrice, si elle se faisait téter; et que j'ai sous les yeux une femelle d'une espèce si petite, qu'il ne s'est point trouvé de mâle qui lui convînt, qui n'a point été couverte, qui n'a jamais porté, et dont les tettes se sont gonflées de lait au point qu'il a fallu recourir aux moyens ordinaires pour la soulager ? Combien n'est-il pas ridicule d'entendre des anatomistes attribuer sérieusement à la pudeur de la nature une ombre qu'elle a également répandue sur des endroits de notre corps où il n'y a rien de déshonnête à couvrir ? L'usage que lui supposent d'autres anatomistes fait un peu moins d'honneur à la pudeur de la nature, mais n'en fait pas davantage à leur sagacité. Le physicien dont la profession est d'instruire et non d'édifier abandonnera donc le pourquoi, et ne s'occupera que du comment. Le comment se tire des êtres; le pourquoi, de notre entendement; il tient à nos systèmes; il dépend du progrès de nos connaissances. Combien d'idées absurdes, de suppositions fausses, de notions chimériques dans ces hymnes que quelques défenseurs téméraires des causes finales ont osé composer à l'honneur du Créateur ? Au lieu de partager les transports de l'admiration du prophète et de s'écrier pendant la nuit, à la vue des étoiles sans nombre dont les cieux sont éclairés, Caeli enarrant gloriam Dei, ils se sont abandonnés à la superstition de leurs conjectures. Au lieu d'adorer le Tout-Puissant dans les êtres mêmes de la nature, ils se sont prosternés devant les fantômes de leur imagination. Si quelqu'un, retenu par le préjugé, doute de la solidité de mon reproche, je l'invite à comparer le traité que Galien a écrit de l'usage des parties du corps humain avec la physiologie de Boërhaave, et la physiologie de Boërhaave avec celle de Haller; j'invite la postérité à comparer ce que ce dernier ouvrage contient de vues systématiques et passagères avec ce que la physiologie deviendra dans les siècles suivants. L'homme fait un mérite a l'Éternel de ses petites vues; et l'Éternel qui l'entend du haut de son trône, et qui connaît son intention, accepte sa louange imbécile et sourit de sa vanité. 57. DE QUELQUES PRÉJUGÉS Il n'y a rien ni dans les faits de la nature ni dans les circonstances de la vie qui ne soit un piège tendu à notre précipitation. J'en atteste la plupart de ces axiomes généraux qu'on regarde comme le bon sens des nations. On dit, il ne se passe rien de nouveau sous le ciel; et cela est vrai pour celui qui s'en tient aux apparences grossières. Mais qu'est-ce que cette sentence pour le philosophe dont l'occupation journalière est de saisir les différences les plus insensibles ? Qu'en devait penser celui qui assura que sur tout un arbre il n'y aurait pas deux feuilles sensiblement du même vert? Qu'en penserait celui qui, réfléchissant sur le grand nombre des causes, même connues, qui doivent concourir à la production d'une nuance de couleur précisément telle, prétendrait, sans croire outrer l'opinion de Leibniz, qu'il est démontré par la différence des points de l'espace ou les corps sont placés, combinée avec ce nombre prodigieux de causes, qu'il n'y a peut-être jamais eu, et qu'il n'y aura peut-être jamais dans la nature deux brins d'herbe absolument du même vert ? Si les êtres s'altèrent successivement en passant par les nuances les plus imperceptibles, le temps, qui ne s'arrête point, doit mettre à la longue entre les formes qui ont existé très anciennement, celles qui existent aujourd'hui, celles qui existeront dans les siècles reculés, la différence la plus grande; et le Nil sub sole novum n'est qu'un préjugé fondé sur la faiblesse de nos organes, L'imperfection de nos instruments, et la brièveté de notre vie. On dit en morale, quot capita tot sensus; c'est le contraire qui est vrai: rien n'est si commun que des têtes, et si rare que des avis. On dit en littérature, il ne faut point disputer des goûts: si l'on entend qu'il ne faut point disputer à un homme que tel est son goût, c'est une puérilité. Si l'on entend qu'il n'y a ni bon ni mauvais dans le goût, c'est une fausseté. Le philosophe examinera sévèrement tous ces axiomes de la sagesse populaire. 58, QUESTIONS. Il n'y a qu'une manière possible d'être homogène Il y a une infinité de manières différentes possibles d'être hétérogène Il me paraît aussi impossible que tous les êtres de la nature aient été produits avec une matière parfaitement homogène, qu'il le serait de les représenter avec une seule et même couleur. Je crois même entrevoir que la diversité des phénomènes ne peut être le résultat d'une hétérogénéité quelconque. J'appellerai donc éléments les différentes matières hétérogènes nécessaires pour la production générale des phénomènes de la nature; et j'appellerai la nature le résultat général actuel, ou les résultats généraux successifs de la combinaison des éléments. Les éléments doivent avoir des différences essentielles; sans quoi tout aurait pu naître de l'homogénéité, puisque tout y pourrait retourner. Il est, il a été, ou il sera une combinaison naturelle ou une combinaison artificielle dans laquelle un élément est, a été ou sera porté à sa plus grande division possible. La molécule d'un élément dans cet état de division dernière est indivisible d'une indivisibilité absolue, puisqu'une division ultérieure de cette molécule, étant hors des lois de la nature et au-delà des forces de l'art, n'est plus qu'intelligible. L'état de division dernière possible dans la nature ou par l'art n'étant pas le même, selon toute apparence, pour des matières essentiellement hétérogènes, il s'ensuit qu'il y a des molécules essentiellement différentes en masse et toutefois absolument indivisibles en elles-mêmes. Combien y a-t-il de matières absolument hétérogènes, ou élémentaires ? nous l'ignorons. Quelles sont les différences essentielles des matières que nous regardons comme absolument hétérogènes ou élémentaires ? nous l'ignorons. Jusqu'où la division d'une matière élémentaire est-elle portée, soit dans les productions de l'art, soit dans les ouvrages de la nature ? nous l'ignorons. Etc., etc., etc. J'ai joint les combinaisons de l'art à celles de la nature, parce qu'entre une infinité de faits que nous ignorons, et que nous ne saurons jamais, il en est un qui nous est encore caché: savoir si la division d'une matière élémentaire n'a point été, n'est point ou ne sera pas portée plus loin dans quelque opération de l'art qu'elle ne l'a été, ne l'est, et ne le sera dans aucune combinaison de la nature abandonnée à elle-même. Et l'on va voir par la première des questions suivantes pourquoi j'ai fait entrer dans quelques-unes de mes propositions les notions du passé, du présent et de l'avenir; et pourquoi j'ai inséré l'idée de succession dans la définition que j'ai donnée de la nature. 1. Si les phénomènes ne sont pas enchaînés les uns aux autres, il n'y a point de philosophie. Les phénomènes seraient tous enchaînés que l'état de chacun d'eux pourrait être sans permanence. Mais si l'état des êtres est dans une vicissitude perpétuelle; si la nature est encore à l'ouvrage; malgré la chaîne qui lie les phénomènes, il n'y a point de philosophie. Toute notre science naturelle devient aussi transitoire que les mots. Ce que nous prenons pour l'histoire de la nature n'est que l'histoire très incomplète d'un instant Je demande donc si les métaux ont toujours été et seront toujours tels qu'ils sont; si les plantes ont toujours été et seront toujours telles qu'elles sont; si les animaux ont toujours été et seront toujours tels qu'ils sont, etc. Après avoir médité profondément sur certains phénomènes, un doute qu'On vous pardonnerait peut-être, ô sceptiques, ce n'est pas que le monde ait été créé, mais qu'il soit tel qu'il a été et qu'il sera. 2. De même que dans les règnes animal et végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe; n'en serait-il pas de même des espèces entières ? Si la foi ne nous apprenait que les animaux sont sortis des mains du Créateur tels que nous les voyons; et s'il était permis d'avoir la moindre incertitude sur leur commencement et sur leur fin, le philosophe abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner que l'animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière; qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu'il était possible que cela se fit; que l'embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d'organisations et de développements; qu'il a eu, par succession, du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences, et des arts; qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun de ces développements; qu'il a peut-être encore d'autres développements à subir, et d'autres accroissements à prendre, qui nous sont inconnus; qu'il a eu ou qu'il aura un état stationnaire; qu'il s'éloigne, ou qu'il s'éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées; qu'il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt qu'il continuera d'y exister, mais sous une forme, et avec des facultés tout autres que celles qu'on lui remarque dans cet instant de la durée ? La religion nous épargne bien des écarts et bien des travaux. Si elle ne nous eût point éclairés sur l'origine du monde et sur le système universel des êtres, combien d'hypothèses différentes que nous aurions été tentés de prendre pour le secret de la nature ? Ces hypothèses, étant toutes également fausses, nous auraient paru toutes à peu près également vraisemblables. La question, pourquoi il existe quelque chose, est la plus embarrassante que la philosophie pût se proposer, et il n'y a que la révélation qui y réponde. 3. Si l'on jette les yeux sur les animaux et sur la terre brute qu'ils foulent aux pieds; sur les molécules organiques et sur le fluide dans lequel elles se meuvent; sur les insectes microscopiques, et sur la matière qui les produit et qui les environne, il est évident que la matière en général est divisée en matière morte et en matière vivante. Mais comment se peut-il faire que la matière ne soit pas une, ou toute vivante, ou toute morte ? La matière vivante est-elle toujours vivante ? Et la matière morte est-elle toujours et réellement morte ? La matière vivante ne meurt-elle point ? La matière morte ne commence-t-elle jamais à vivre ? 4. Y a-t-il quelque autre différence assignable entre la matière morte et la matière vivante, que l'organisation, et que la spontanéité réelle ou apparente du mouvement ? 5. Ce qu'on appelle matière vivante, ne serait-ce pas seulement une matière qui se meut par elle-même ? Et ce qu'on appelle une matière morte, ne serait- ce pas une matière mobile par une autre matière ? 6. Si la matière vivante est une matière qui se meut par elle-même comment peut-elle cesser de se mouvoir sans mourir ? 7. S'il y a une matière vivante et une matière morte par elles-mêmes, ces deux principes suffisent-ils pour la production générale de toutes les formes et de tous les phénomènes ? 8. En géométrie, une quantité réelle jointe à une quantité imaginaire donne un tout imaginaire; dans la nature, si une molécule de matière vivante s'applique à une molécule de matière morte, le tout sera-t-il vivant, ou sera- t-il mort ? 9. Si l'agrégat peut être ou vivant ou mort, quand et pourquoi sera-t-il vivant ? quand et pourquoi sera-t-il mort ? 10. Mort ou vivant, il existe sous une forme. Sous quelque forme qu'il existe, quel en est le principe ? 11. Les moules sont-ils principes des formes ? Qu'est-ce qu'un moule ? Est-ce un être réel et préexistant ? ou n'est-ce que les limites intelligibles de l'énergie d'une molécule vivante unie à de la matière morte ou vivante; limites déterminées par le rapport de l'énergie en tout sens, aux résistances en tout sens ? Si c'est un être réel et préexistant, comment s'est-il formé ? 12. L'énergie d'une molécule vivante varie-t-elle par elle-même ? ou ne varie-t-elle que selon la quantité, la qualité, les formes de la matière morte ou vivante à laquelle elle s'unit ? 13. Y a-t-il des matières vivantes spécifiquement différentes de matières vivantes ? ou toute matière vivante est-elle essentiellement une et propre à tout ? J'en demande autant des matières mortes. 14. La matière vivante se combine-t-elle avec de la matière vivante ? Comment se fait cette combinaison ? Quel en est le résultat ? J'en demande autant de la matière morte. 15. Si l'on pouvait supposer toute la matière vivante, ou toute la matière morte, y aurait-il jamais autre chose que de la matière morte, ou que de la matière vivante ? ou les molécules vivantes ne pourraient elles pas reprendre la vie, après l'avoir perdue, pour la reperdre encore; et ainsi de suite, à l'infini ? Quand je tourne mes regards sur les travaux des hommes, et que je vois des villes bâties de toutes parts, tous les éléments employés, des langues fixées, des peuples policés, des ports construits, les mers traversées, la terre et les cieux mesurés, le monde me paraît bien vieux. Lorsque je trouve les hommes incertains sur les premiers principes de la médecine et de l'agriculture, sur les propriétés des substances les plus communes, sur la connaissance des maladies dont ils sont affligés, sur la taille des arbres, sur la forme de la charrue, la terre ne me paraît habitée que d'hier. et si les hommes étaient sages, ils se livreraient enfin à des recherches relatives à leur bien-être, et ne répondraient à mes questions futiles que dans mille ans au plus tôt; ou peut-être même, considérant sans cesse le peu d'étendue qu'ils occupent dans l'espace et dans la durée, ils ne daigneraient jamais y répondre. OBSERVATION Je t'ai dit, jeune homme, que les qualités, telles que l'attraction, se propageaient à l'infini, lorsque rien ne limitait la sphère de leur action. On t'objectera « que j'aurais même pu dire qu'elles se propageaient uniformément. On ajoutera peut-être qu'on ne conçoit guère comment une qualité s'exerce à distance, sans aucun intermède; mais qu'il n'y a point d'absurdités et qu'il n'y en eut jamais, ou que c'en est une de prétendre qu'elle s'exerce dans le vide diversement, à différentes distances; qu'alors on n'aperçoit rien soit au-dedans soit au-dehors d'une portion de matière, qui soit capable de faire varier son action; que Descartes, Newton, les philosophes anciens et modernes ont tous supposé qu'un corps animé dans le vide de la quantité de mouvement la plus petite irait à l'infini, uniformément, en ligne droite, que la distance n'est donc par elle-même ni un obstacle ni un véhicule; que toute qualité dont l'action varie selon une raison quelconque inverse ou directe de la distance ramène nécessairement au plein et à la philosophie corpusculaire; et que la supposition du vide et celle de la variabilité de l'action d'une cause sont deux suppositions contradictoires. » Si l'on te propose ces difficultés, je te conseille d'en aller chercher la réponse chez quelque newtonien; car je t'avoue que j'ignore comment on les résout. ------------------------- FIN DU FICHIER interpret2 -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER commerce1 -------------------------------- 2 Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie, son état ancien et actuel, ses réglements, ses privilèges, les permissions tacites, les censeurs, les colporteurs, le passage des ponts et autres objets relatifs a la police littéraire ----------------------------------------------------------------------------------- Vous désirez, monsieur, de connaître mes idées sur une affaire qui vous paraît très importante, et qui l'est. Je suis trop flatté de cette confiance pour ne pas y répondre avec la promptitude que vous exigez et l'impartialité que vous êtes en droit d'attendre d'un homme de mon caractère. Vous me croyez instruit, et j'ai en effet les connaissances que donne une expérience journalière, sans compter la persuasion scrupuleuse où je suis que la bonne foi ne suffit pas toujours pour excuser des erreurs. Je pense sincèrement que dans les discussions qui tiennent au bien général, il serait plus à propos de se taire que de s'exposer, avec les intentions les meilleures, à remplir l'esprit d'un magistrat d'idées fausses et pernicieuses. Je vous dirai donc d'abord qu'il ne s'agit pas simplement ici des intérêts d'une communauté. Eh ! que m'importe qu'il y ait une communauté de plus ou de moins, à moi qui suis un des plus zélés partisans de la liberté prise sous l'acception la plus étendue, qui souffre avec chagrin de voir le dernier des talents gêné dans son exercice, une industrie, des bras donnés par la nature, et liés par des conventions, qui ai de tout temps été convaincu que les corporations étaient injustes et funestes, et qui en regarderais l'abolissement entier et absolu comme un pas vers un gouvernement plus sage ? Ce dont il s'agit, c'est d'examiner, dans l'état où sont les choses et même dans toute autre supposition, quels doivent être les suites des atteintes que l'on a données et qu'on pourrait encore donner à notre librairie; s'il faut souffrir plus longtemps les entreprises que des étrangers font sur son commerce; quelle liaison il y a entre ce commerce et la 1ittéraure; s'il est possible d'empirer l'un sans nuire à l'autre, et d'appauvrir le libraire sans ruiner l'auteur; ce que c'est que les privilèges de livres; si ces privilèges doivent être compris sous la dénomination générale et odieuse des autres exclusifs; s'il y a quelque fondement légitime à en limiter la durée et en refuser le renouvellement; quelle est la nature des fonds de la librairie; quels sont les titres de la possession d'un ouvrage que le libraire acquiert par la cession d'un littérateur; s'ils ne sont que momentanés, ou s'ils sont éternels. L'examen de ces différents points me conduira aux éclaircissements que vous me demandez sur d'autres. Mais avant tout, songez, monsieur, que sans parler de la légèreté indécente dans un homme public à dire, en quelque circonstance que ce soit, que si l'on vient à reconnaître qu'on a pris un mauvais parti, il n'y aura qu'à revenir sur ses pas et défaire ce que l'on aura fait, manière indigne et stupide de se jouer de l'état et de la fortune des citoyens, songez, dis-je, qu'il est plus fâcheux de tomber dans la pauvreté que d'être né dans la misère; que la condition d'un peuple abruti est pire que celle d'un peuple brute; qu'une branche de commerce égarée est une branche de commerce perdue; et qu'on fait en dix ans plus de mal qu'on n'en peut réparer en un siècle. Songez que plus les effets d'une mauvaise police sont durables, plus il est essentiel d'être circonspect, soit qu'il faille établir, soit qu'il faille abroger; et dans ce dernier cas, je vous demanderai s'il n'y aurait pas une vanité bien étrange, si l'on ne ferait pas une injure bien gratuite a ceux qui nous ont précédés dans le ministère, que de les traiter d'imbéciles sans s'être donné la peine de remonter à l'origine de leurs institutions, sans examiner les causes qui les ont suggérées, et sans avoir suivi les révolutions favorables ou contraires qu'elles ont éprouvées. Il me semble que c'est dans l'historique des lois et de tout autre règlement qu'il faut chercher les vrais motifs de suivre ou de quitter la ligne tracée; c'est aussi par là que je commencerai. Il faudra prendre les choses de loin; mais si je ne vous apprends rien, vous reconnaîtrez du moins que j'avais les notions préliminaires que vous me supposiez; ayez donc, monsieur, la complaisance de me suivre. Les premiers imprimeurs qui s'établirent en France travaillèrent sans concurrents, et ne tardèrent pas à faire une fortune honnête. Cependant, ce ne fut ni sur Homère, ni sur Virgile, ni sur quelque auteur de cette volée que l'imprimerie naissante s'essaya. On commença par de petits ouvrages de peu de valeur, de peu d'étendue et du goût d'un siècle barbare. Il est à présumer que ceux qui approchèrent nos anciens typographes, jaloux de consacrer les prémices de l'art à la science qu'ils professaient et qu'ils devaient regarder comme la seule essentielle, eurent quelque influence sur leur choix. Je trouverais tout simple qu'un capucin eût conseillé à Gutenberg de débuter par La Règle de saint François; mais indépendamment de la nature et du mérite réel d'un ouvrage, la nouveauté de l'invention, la beauté de l'exécution, la différence de prix d'un livre imprimé et d'un manuscrit, tout favorisait le prompt débit du premier. Après ces essais de l'art le plus important qu'on pût imaginer pour la propagation et la durée des connaissances humaines, essais que cet art n'offrait au public que comme des gages de ce qu'on en pouvait attendre un jour, qu'on ne dut pas rechercher longtemps, parce qu'ils étaient destinés à tomber dans le mépris à mesure qu'on s'éclairerait, et qui ne sont aujourd'hui précieusement recueillis que par la curiosité bizarre de quelques personnages singuliers qui préfèrent un livre rare à un bon livre, un bibliomane comme moi, un érudit qui s'occupe de l'histoire de la typographie, comme le professeur Schepfling, ont entrepris des ouvrages d'une utilité générale et d'un usage journalier. Mais ces ouvrages sont en petit nombre; occupant presque toutes les presses de l'Europe à la fois, ils devinrent bientôt communs, et le débit n'en était plus fondé sur l'enthousiasme d'un art nouveau et justement admiré. Alors peu de personnes lisaient; un traitant n'avait pas la fureur d'avoir une bibliothèque et n'enlevait pas à prix d'or et d'argent à un pauvre littérateur un livre utile à celui-ci. Que fit l'imprimeur ? Enrichi par ses premières tentatives et encouragé par quelques hommes éclairés, il appliqua ses travaux à des ouvrages estimés, mais d'un usage moins étendu. On goûta quelques-uns de ses ouvrages, et ils furent enlevés avec une rapidité proportionnée à une infinité de circonstances diverses; d'autres furent négligés, et il y en eut dont l'édition se fit en pure perte pour l'imprimeur. Mais le débit de ceux qui réussirent et la vente courante des livres nécessaires et journaliers compensèrent sa perte par des rentrées continuelles, et ce fut la ressource toujours présente de ces rentrées qui inspira l'idée de se faire un fonds. Un fonds de librairie est donc la possession d'un nombre plus ou moins considérable de livres propres à différents états de la société, et assorti de manière que la vente sûre mais lente des uns, compensée avec avantage par la vente aussi sûre mais plus rapide des autres, favorise l'accroissement de la première possession. Lorsqu'un fonds ne remplit pas toutes ces conditions, il est ruineux. A peine la nécessité des fonds fut-elle connue que les entreprises se multiplièrent à l'infini, et bientôt les savants, qui ont été pauvres dans tous les temps, purent se procurer à un prix modique les ouvrages principaux en chaque genre. Tout est bien jusqu'ici, et rien n'annonce le besoin d'un règlement ni de quoi que ce soit qui ressemble à un code de librairie. Mais pour bien saisir ce qui suit, soyez persuadé, monsieur, que ces livres savants et d'un certain ordre n'ont eu, n'ont et n'auront jamais qu'un petit nombre d'acheteurs, et que sans le faste de notre siècle, qui s'est malheureusement répandu sur toute sorte d'objets, trois ou quatre éditions même des oeuvres de Corneille, de Racine, de Voltaire suffiraient pour la France entière; combien en faudrait-il moins de Bayle, de Moréri, de Pline, de Newton et d'une infinité d'autres ouvrages ! Avant ces jours d'une somptuosité qui s'épuise sur les choses d'apparat aux dépens des choses utiles, la plupart des livres étaient dans le cas de ces derniers, et c'était la rentrée continue des ouvrages communs et journaliers, jointe au débit d'un petit nombre d'exemplaires de quelques auteurs propres à certains états, qui soutenait le zèle des commerçants. Supposez les choses aujourd'hui comme elles étaient alors; supposez cette espèce d'harmonie subsistante de compensation d'effets difficiles et d'effets courants et brûlez le code de la librairie: il est inutile. Mais l'industrie d'un particulier n'a pas plus tôt ouvert une route nouvelle que la foule s'y précipite. Bientôt les imprimeries se multiplièrent, et ces livres de première nécessité et d'une utilité générale, ces efforts dont le débit continuel et les rentrées journalières fomentaient l'émulation du libraire devinrent si communs et d'une si pauvre ressource qu'il fallut plus de temps pour en débiter un petit nombre que pour consommer l'édition entière d'un autre ouvrage. Le profit des effets courants devint presque nul, et le commerçant ne retrouva pas sur les effets sûrs ce qu'il perdait sur les premiers, parce qu'il n'y avait aucune circonstance qui pût en changer la nature et en étendre l'usage. Le hasard des entreprises particulières ne fut plus balancé par la certitude des autres, et une ruine presque évidente conduisait insensiblement le libraire à la pusillanimité et à l'engourdissement, lorsqu'on vit paraître quelques-uns de ces hommes rares dont il sera fait mention à jamais dans l'histoire de l'imprimerie et des lettres, qui, animés de la passion de l'art et pleins de la noble et téméraire confiance que leur inspiraient des talents supérieurs, imprimeurs de profession, mais gens d'une littérature profonde, capables de faire face à la fois à toutes les difficultés, formèrent les projets les plus hardis et en seraient sortis avec honneur et profit sans un inconvénient que vous soupçonnez sans doute, et qui nous avance d'un pas vers la triste nécessité de recourir à l'autorité dans une affaire de commerce. Dans l'intervalle, les disputes des fanatiques, qui font toujours éclore une infinité d'ouvrages éphémères, mais d'un débit rapide, remplacèrent pour un moment les anciennes rentrées qui s'étaient éteintes. Le goût qui renaît quelquefois chez un peuple pour un certain genre de connaissances, mais qui ne renaît jamais qu'au déclin d'un autre goût qui cesse, comme nous avons vu de nos jours la fureur de l'histoire naturelle succéder à celle des mathématiques, sans que nous sachions quelle est la science qui étouffera le goût régnant, cette effervescence subite tira peut-être des magasins quelques productions qui y pourrissaient; mais elle en condamna presque un égal nombre d'autres à y pourrir à leur place. Et puis les disputes religieuses s'apaisent, on se refroidit bientôt sur les ouvrages polémiques, on en sent le vide, on rougit de l'importance qu'on y mettait. Le temps qui produit les artistes singuliers et hardis est court; et ceux dont je vous parlais ne tardèrent pas à connaître le péril des grandes entreprises, lorsqu'ils virent des hommes avides et médiocres tromper tout à coup l'espoir de leur industrie et leur enlever le fruit de leurs travaux. En effet, les Estienne, les Morel et autres habiles imprimeurs n'avaient pas plus tôt publié un ouvrage dont ils avaient préparé à grands frais une édition et dont l'exécution et le bon choix leur assuraient le succès, que le même ouvrage était réimprimé par des incapables qui n'avaient aucun de leurs talents, qui, n'ayant fait aucune dépense, pouvaient vendre à plus bas prix, et qui jouissaient de leurs avances et de leurs veilles sans avoir couru aucun de leurs hasards. Qu'en arriva-t- il ? Ce qui devait en arriver et ce qui en arrivera dans tous les temps. La concurrence rendit la plus belle entreprise ruineuse; il fallut vingt années pour débiter une édition, tandis que la moitié du temps aurait suffi pour en épuiser deux. Si la contrefaçon était inférieure à l'édition originale, comme c'était le cas ordinaire, le contrefacteur mettait son livre à bas prix; l'indigence de l'homme de lettres, condition fâcheuse à laquelle on revient toujours, préférait l'édition moins chère à la meilleure. Le contrefacteur n'en devenait guère plus riche, et l'homme entreprenant et habile, écrasé par l'homme inepte et rapace qui le privait inopinément d'un gain proportionné à ses soins, à ses dépenses, à sa main-d'oeuvre et aux risques de son commerce, perdait son enthousiasme et restait sans courage . Il ne s'agit pas, monsieur, de se perdre dans des spéculations à perte de vue et d'opposer des raisonnements vagues à des faits et à des plaintes qui sont devenus le motif d'un code particulier. Voilà l'histoire des premiers temps de l'art typographique et du commerce de librairie, image fidèle des nôtres et causes premières d'un règlement dont vous avez déjà prévu l'origine. Dites-moi, monsieur, fallait-il fermer l'oreille aux plaintes des vexés, les abandonner à leur découragement, laisser subsister l'inconvénient et en attendre le remède du temps qui débrouille quelquefois de lui-même des choses que la prudence humaine achève de gâter ? Si cela est, négligeons l'étude du passé; attendons paisiblement la fin d'un désordre de sa propre durée, et abandonnons-nous à la discrétion du temps à venir, qui termine tout, à la vérité, mais qui termine tout bien ou mal, et, selon toute apparence, plus souvent mal que bien, puisque les hommes, malgré leur paresse naturelle, ne s'en sont pas encore tenus à cette politique si facile et si commode qui rend superflus les hommes de génie et les grands ministres. Il est certain que le public paraissait profiter de la concurrence, qu'un littérateur avait pour peu de chose un livre mal conditionné, et que l'imprimeur habile, après avoir lutté quelque temps contre la longueur des rentrées et le malaise qui en était la suite, se déterminait communément à abaisser le prix du sien. Il serait trop ridicule aussi de supposer que le magistrat préposé à cette branche de commerce ne connût pas cet avantage et qu'il l'eût négligé, s'il eût été aussi réel qu'il le paraît au premier coup d'oeil; mais ne vous trompez pas, monsieur, il reconnut bientôt qu'il n'était que momentané et qu'il tournait au détriment de la profession découragée et au préjudice des littérateurs et des lettres. L'imprimeur habile sans récompense, le contrefacteur injuste sans fortune, se trouvèrent également dans l'impossibilité de se porter a aucune grande entreprise, et il vint un moment où parmi un assez grand nombre de commerçants, on en aurait vainement cherché deux qui osassent se charger d'un in-folio. C'est la même chose à présent; la communauté des libraires et imprimeurs de Paris est composée de trois cent soixante commerçants; je mets en fait qu'on n'en trouverait pas dix plus entreprenants. J'en appelle aux bénédictins, aux érudits, aux théologiens, aux gens de lois, aux antiquaires, à tous ceux qui travaillent à de longs ouvrages et à de volumineuses collections; et si nous voyons aujourd'hui tant d'ineptes rédacteurs de grands livres à des petits, tant de feuillistes, tant d'abréviateurs, tant d'esprits médiocres occupés, tant d'habiles gens oisifs, c'est autant l'effet de l'indigence du libraire privé par les contrefaçons et une multitude d'autres abus de ses rentrées journalières, et réduit à l'impossibilité d'entreprendre un ouvrage important et d'une vente longue et difficile, que de la paresse et de l'esprit superficiel du siècle. Ce n'est pas un commerçant qui vous parle, c'est un littérateur que ses confrères ont quelquefois consulté sur l'emploi de leurs talents. Si je leur proposais quelque grande entreprise, ils ne me répondraient pas: « Qui est-ce qui me lira ? Qui est-ce qui m'achètera ? » mais: « Quand mon livre sera fait, où est le libraire qui s'en chargera ? » La plupart de ces gens-là n'ont pas le sou, et ce qu'il leur faut à présent, c'est une méchante brochure qui leur donne bien vite de l'argent et du pain. En effet, je pourrais vous citer vingt grands et bons ouvrages dont les auteurs sont morts avant que d'avoir pu trouver un commerçant qui s'en chargeât, même à vil prix. Je vous disais tout à l'heure que l'imprimeur habile se déterminait communément à baisser son livre de prix; mais il s'en trouva d'opiniâtres qui prirent le parti contraire au hasard de périr de misère. Il est sur qu'ils faisaient la fortune du contrefacteur à qui ils envoyaient le grand nombre des acheteurs; mais qu'en arrivait-il à ceux-ci ? C'est qu'ils ne tardaient pas à se dégoûter d'une édition méprisable, qu'ils finissaient par se pourvoir deux fois du même livre, que le savant qu'on se proposait de favoriser était vraiment lésé, et que les héritiers de l'imprimeur habile recueillaient quelquefois après la mort de leur aïeul une petite portion du fruit de ses travaux. Je vous prie, monsieur, si vous connaissez quelque littérateur d'un certain âge, de lui demander combien de fois il a renouvelé sa bibliothèque et par quelle raison. On cède à sa curiosité et à son indigence dans le premier moment, mais c'est toujours le bon goût qui prédomine et qui chasse du rayon la mauvaise édition pour faire place à la bonne. Quoi qu'il en soit, tous ces imprimeurs célèbres dont nous recherchons à présent les éditions, qui nous étonnent par leurs travaux et dont la mémoire nous est chère, sont morts pauvres; et ils étaient sur le point d'abandonner leurs caractères et leurs presses, lorsque la justice du magistrat et la libéralité du souverain vinrent à leur secours. Placés entre le goût qu'ils avaient pour la science et pour leur art, et la crainte d'être ruinés par d'avides concurrents, que firent ces habiles et malheureux imprimeurs ? Parmi les manuscrits qui restaient, ils en choisirent quelques-uns dont l'impression pût réussir; ils en préparèrent l'édition en silence; ils l'exécutèrent, et, pour parer autant qu'ils pouvaient à la contrefaçon qui avait commencé leur ruine et qui l'aurait consommée, lorsqu'ils furent sur le point de la publier, ils sollicitèrent auprès du monarque et en obtinrent un privilège exclusif pour leur entreprise. Voilà, monsieur, la première ligne du code de la librairie et son premier règlement. Avant que d'aller plus loin, monsieur, ne puis-je pas vous demander ce que vous improuvez dans la précaution du commerçant ou dans la faveur du souverain ? « Cet exclusif, me répondrez-vous, était contre le droit commun. -- J'en conviens. -- Le manuscrit pour lequel il était accordé n'était pas le seul qui existât, et un autre typographe en possédait ou pouvait s'en procurer un semblable. -- Cela est vrai, mais à quelques égards seulement, car l'édition d'un ouvrage, surtout dans ces premiers temps, ne supposait pas seulement la possession d'un manuscrit, mais la collation d'un grand nombre, collation longue, pénible, dispendieuse; cependant je ne vous arrêterai point, je ne veux pas être difficultueux. Or, ajoutez-vous, il devait paraître dur de concéder à l'un ce que l'on refusait à un autre. Cela le parut aussi, quoique ce fût le cas ou jamais de plaider la cause du premier occupant et d'une possession légitime, puisqu'elle était fondée sur des risques, des soins et des avances. Cependant pour que la dérogation au droit commun ne fût pas excessive, on jugea à propos de limiter le temps de l'exclusif. Vous voyez que le ministère, procédant avec quelque connaissance de cause, répondait en partie à vos vues; mais ce que vous ne voyez peut-être pas et ce qu'il n'aperçut pas d'abord, c'est que loin de protéger l'entrepreneur, il lui tendait un piège. Oui, monsieur, un piège, et vous allez en juger. Il n'en est pas d'un ouvrage comme d'une machine dont l'essai constate l'effet, d'une invention qu'on peut vérifier en cent manières, d'un secret dont le succès est éprouvé. Celui même d'un livre excellent dépend, au moment de l'édition, d'une infinité de circonstances raisonnables ou bizarres que toute la sagacité de l'intérêt ne saurait prévoir. Je suppose que L'Esprit des lois fût la première production d'un auteur inconnu et relégué par la misère à un quatrième étage; malgré toute l'excellence de cet ouvrage, je doute qu'on en eût fait trois éditions, et il y en a peut-être vingt. Les dix-neuf vingtièmes de ceux qui l'ont acheté sur le nom, la réputation, l'état et les talents de l'auteur, et qui le citent sans cesse sans l'avoir lu et sans l'avoir entendu, le connaîtraient à peine de nom. Et combien d'auteurs qui n'ont obtenu la célébrité qu'ils méritaient que longtemps après leur mort ? C'est le sort de presque tous les hommes de génie. Ils ne sont pas à la portée de leur siècle. Ils écrivent pour la génération suivante. Quand est-ce qu'on va rechercher leurs productions chez le libraire ? C'est quelque trentaine d'années après qu'elles sont sorties de son magasin pour aller chez le cartonnier. En mathématiques, en chimie, en histoire naturelle, en jurisprudence, en un très grand nombre de genres particuliers, il arrive tous les jours que le privilège est expiré que l'édition n'est pas à moitié consommée. Or, vous concevez que ce qui est à présent a dû être autrefois, et sera toujours. Quand on eut publié la première édition d'un ancien manuscrit, il arriva souvent à la publication d'une seconde que le restant de la précédente tombait en pure perte pour le privilégié. Il ne faut pas imaginer que les choses se fassent sans cause, qu'il n'y ait d'hommes sages qu'au temps où l'on vit, et que l'intérêt public ait été moins connu ou moins cher à nos prédécesseurs qu'à nous. Séduits par des idées systématiques, nous attaquons leur conduite, et nous sommes d'autant moins disposés à reconnaître leur prudence, que l'inconvénient auquel ils ont remédié par leur police ne nous frappe plus. De nouvelles représentations de l'imprimeur sur les limites trop étroites de son privilège furent portées au magistrat, et donnèrent lieu à un nouveau règlement, ou à une modification nouvelle du premier. N'oubliez pas, monsieur, qu'il est toujours question de manuscrits de droit commun. On pesa les raisons du commerçant et l'on conclut à lui accorder un second privilège à l'expiration du premier. Je vous laisse à juger si l'on empirait les choses au lieu de les améliorer, mais il faut que ce soit l'un ou l'autre. C'est ainsi qu'on s'avançait peu à peu à la perpétuité et à l'immutabilité du privilège; et il est évident que, par ce second pas, on se proposait de pourvoir à l'intérêt légitime de l'imprimeur, à l'encourager, à lui assurer un sort, à lui et à ses enfants, à l'attacher à son état, et à le porter aux entreprises hasardeuses, en en perpétuant le fruit dans sa maison et dans sa famille: et je vous demanderai si ces vues étaient saines, ou si elles ne l'étaient pas. Blâmer quelque institution humaine parce qu'elle n'est pas d'une bonté générale et absolue, c'est exiger qu'elle soit divine; vouloir être plus habiles que la Providence qui se contente de balancer les biens par les maux, plus sages dans nos conventions que la nature dans ses lois, et troubler l'ordre du tout par le cri d'un atome qui se croit choqué rudement. Cependant cette seconde faveur s'accorda rarement; il y eut une infinité de réclamations aveugles ou éclairées, comme il vous plaira de les appeler pour ce moment. La grande partie des imprimeurs qui, dans ce corps, ainsi que dans les autres, est plus ardente à envahir les ressources de l'homme inventif et entreprenant qu'habile à en imaginer, privée de l'espoir de se jeter sur la dépouille de ses confrères, poussa les hauts cris; on ne manqua pas, comme vous pensez bien, de mettre en avant la liberté du commerce blessée et le despotisme de quelques particuliers prêt à s'exercer sur le public et sur les savants; on présenta à l'Université et aux parlements l'épouvantail d'un monopole littéraire, comme si un libraire français pouvait tenir un ouvrage à un prix excessif sans que l'étranger attentif ne passât les jours et les nuits à le contrefaire et sans que l'avidité de ses confrères recourût aux mêmes moyens, et cela, comme on n'en a que trop d'exemples, au mépris de toutes les lois afflictives, qu'un commerçant ignorât que son véritable intérêt consiste dans la célérité du débit et le nombre des éditions, et qu'il ne sentît pas mieux que personne ses hasards et ses avantages. Ne dirait-on pas, s'il fallait en venir à cette extrémité, que celui qui renouvelle le privilège ne soit pas le maître de fixer le prix de la chose ? Mais il est d'expérience que les ouvrages les plus réimprimés sont les meilleurs, les plus achetés, vendus au plus bas prix, et les instruments les plus certains de la fortune du libraire. Cependant ces cris de la populace du corps, fortifiés de ceux de l'Université, furent entendus des parlements qui crurent apercevoir dans la loi nouvelle la protection injuste d'un petit nombre de particuliers aux dépens des autres; et voilà arrêts sur arrêts contre la prorogation des privilèges; mais permettez, monsieur, que je vous rappelle encore une fois, à l'acquit des parlements, que ces premiers privilèges n'avaient pour objet que les anciens ouvrages et les premiers manuscrits, c'est-à-dire des effets qui, n'appartenant pas proprement à aucun acquéreur, étaient de droit commun. Sans cette attention, vous confondriez des objets fort différents. Un privilège des temps dont je vous parle ne ressemble pas plus à un privilège d'aujourd'hui qu'une faveur momentanée, une grâce libre et amovible à une possession personnelle, une acquisition fixe, constante et inaliénable sans le consentement exprès du propriétaire. C'est une distinction à laquelle vous pouvez compter que la suite donnera toute la solidité que vous exigez. Au milieu du tumulte des guerres civiles qui désolèrent le royaume sous les règnes des fils d'Henri Second, l'imprimerie, la librairie et les lettres, privées de la protection et de la bienfaisance des souverains, demeurèrent sans appui, sans ressources et presque anéanties; car qui est-ce qui a l'âme assez libre pour écrire, pour lire entre des épées nues ? Kerver, qui jouissait dès 1563 du privilège exclusif pour les Usages romains réformés selon le concile de Trente, et qui en avait obtenu deux continuations de six années chacune, fut presque le seul en état d'entreprendre un ouvrage important. A la mort de Kerver, qui arriva en 1583, une compagnie de cinq libraires, qui s'accrut ensuite de quelques associés, soutenue de ce seul privilège, qui lui fut continué à diverses reprises dans le cours d'un siècle, publia un nombre d'excellents livres. C'est à ces commerçants réunis ou séparés que nous devons les ouvrages connus sous le titre de la Navire, ces éditions grecques qui honorent l'imprimerie française, dont on admire l'exécution, et parmi lesquelles, malgré les progrès de la critique et de la typographie, il en reste plusieurs qu'on recherche et qui sont de prix. Voilà des faits sur lesquels je ne m'étendrai point et que j'abandonne à vos réflexions. Cependant ce privilège des Usages fut vivement revendiqué par le reste de la communauté, et il y eut différents arrêts qui réitérèrent la proscription de ces sortes de prorogations de privilèges. Plus je médite la conduite des tribunaux dans cette contestation, moins je me persuade qu'ils entendissent bien nettement l'état de la question. Il s'agissait de savoir si en mettant un effet en commun, on jetterait le corps entier de la librairie dans un état indigent, ou si en laissant la jouissance exclusive aux premiers possesseurs, on réserverait quelques ressources aux grandes entreprises; cela me semble évident. En prononçant contre les prorogations, le Parlement fut du premier avis; en les autorisant, le Conseil fut du second, et les associés continuèrent à jouir de leur privilège. Il y a plus. Je vous prie, monsieur, de me suivre. Le chancelier Séduire, homme de lettres et homme d'État, frappé de la condition misérable de la librairie, et convaincu que si la compagnie des Usages avait tenté quelque entreprise considérable, c'était au bénéfice de son privilège qu'on le devait, loin de donner atteinte à cette ressource, imagina de l'étendre à un plus grand nombre d'ouvrages dont la possession sûre et continue pût accroître le courage avec l'aisance du commerçant, et voici le moment où la police de la librairie va faire un nouveau pas, et que les privilèges changent tout à fait de nature. Heureux si le titre odieux de privilège avait aussi disparu ! Ce n'était plus alors sur des manuscrits anciens et de droit commun que les éditions se faisaient; ils étaient presque épuisés, et l'on avait déjà publié des ouvrages d'auteurs contemporains qu'on avait crus dignes de passer aux nations éloignées et aux temps à venir, et qui promettaient au libraire plusieurs éditions. Le commerçant en avait traité avec le littérateur; en conséquence, il en avait sollicité en chancellerie les privilèges, et à l'expiration de ces privilèges leur prorogation ou renouvellement. L'accord entre le libraire et l'auteur contemporain se faisait alors comme aujourd'hui: l'auteur appelait le libraire et lui proposait son ouvrage; ils convenaient ensemble du prix, de la forme et des autres conditions. Ces conditions et ce prix étaient stipulés dans un acte sous seing privé par lequel l'auteur cédait à perpétuité et sans retour son ouvrage au libraire et à ses ayants cause. Mais, comme il importait à la religion, aux moeurs et au gouvernement qu'on ne publiât rien qui pût blesser ces objets respectables, le manuscrit était présenté au chancelier ou à son substitut, qui nommait un censeur de l'ouvrage, sur l'attestation duquel l'impression en était permise ou refusée. Vous imaginez sans doute que ce censeur devait être quelque personnage grave, savant, expérimenté, un homme dont la sagesse et les lumières répondissent à l'importance de sa fonction. Quoi qu'il en soit, si l'impression du manuscrit était permise, on délivrait au libraire un titre qui retint toujours le nom de privilège, qui l'autorisait à publier l'ouvrage qu'il avait acquis et qui lui garantissait, sous des peines spécifiées contre le perturbateur, la jouissance tranquille d'un bien dont l'acte sous seing privé, signé de l'auteur et de lui, lui transmettait la possession perpétuelle. L'édition publiée, il était enjoint au libraire de représenter son manuscrit qui seul pouvait constater l'exacte conformité de la copie et de l'original et accuser ou excuser le censeur. Le temps du privilège était limité, parce qu'il en est des ouvrages ainsi que des lois, et qu'il n'y a peut-être aucune doctrine, aucun principe, aucune maxime dont il convienne également d'autoriser en tout temps la publicité. Le temps du premier privilège expiré, si le commerçant en sollicitait le renouvellement, on le lui accordait sans difficulté. Et pourquoi lui en aurait-on fait ? Est-ce qu'un ouvrage n'appartient pas à son auteur autant que sa maison ou son champ ? Est-ce qu'il n'en peut aliéner à jamais la propriété ? Est-ce qu'il serait permis, sous quelque cause ou prétexte que ce fût, de dépouiller celui qui a librement substitué à son droit ? Est-ce que ce substitué ne mérite pas pour ce bien toute la protection que le gouvernement accorde aux propriétaires contre les autres sortes d'usurpateurs ? Si un particulier imprudent ou malheureux a acquis à ses risques et fortunes un terrain empeste, ou qui le devienne, sans doute il est du bon ordre de défendre à l'acquéreur de l'habiter; mais sain ou empesté, la propriété lui en reste, et ce serait un acte de tyrannie et d'injustice qui ébranlerait toutes les conventions des citoyens que d'en transférer l'usage et la propriété à un autre. Mais je reviendrai sur ce point qui est la base solide ou ruineuse de la propriété du libraire. Cependant en dépit de ces principes qu'on peut regarder comme les éléments de la jurisprudence sur les possessions et les acquisitions, le Parlement continua d'improuver par ses arrêts les renouvellements et prorogations de privilèges, sans qu'on en puisse imaginer d'autre raison que celle-ci: c'est que n'étant pas suffisamment instruit de la révolution qui s'était faite dans la police de la librairie et la nature des privilèges, l'épouvantail de l'exclusif le révoltait toujours. Mais le Conseil, plus éclairé, j'ose le dire, distinguant avec raison l'acte libre de l'auteur et du libraire, du privilège de la chancellerie, expliquait les arrêts du Parlement et en restreignait l'exécution aux livres anciens qu'on avait originairement publiés d'après des manuscrits communs, et continuait à laisser et à garantir aux libraires la propriété de ceux qu'ils avaient légitimement acquis d'auteurs vivants ou de leurs héritiers. Mais l'esprit d'intérêt n'est pas celui de l'équité. Ceux qui n'ont rien ou peu de chose sont tout prêts à céder le peu ou le rien qu'ils ont pour le droit de se jeter sur la fortune de l'homme aisé. Les libraires indigents et avides étendirent contre toute bonne foi les arrêts du Parlement à toutes sortes de privilèges, et se crurent autorisés à contrefaire indistinctement et les livres anciens et les livres nouveaux lorsque ces privilèges étaient expirés, alléguant selon l'occasion, ou la jurisprudence du Parlement, ou l'ignorance de la prorogation du privilège . De là une multitude de procès toujours jugés contre le contrefacteur, mais presque aussi nuisibles au gagnant qu'au perdant, rien n'étant plus contraire à l'assiduité que demande le commerce que la nécessité de poursuivre ses droits devant les tribunaux. Mais la conduite d'une partie de ces libraires qui, par l'attrait présent d'usurper une partie de la fortune de leurs confrères, abandonnait celle de leur postérité à l'usurpation du premier venu, ne vous paraît-elle pas bien étrange ? Vous conviendrez, monsieur, que ces misérables en usaient comme des gens dont les neveux et les petits-neveux étaient condamnés à perpétuité à être aussi pauvres que leurs aïeux. Mais j'aime mieux suivre l'histoire du code de la librairie et de l'institution des privilèges que de me livrer à des réflexions affligeantes sur la nature de l'homme. Pour étouffer ces contestations de libraires à libraires qui fatiguaient le Conseil et la chancellerie ', le magistrat défendit verbalement à la communauté de rien imprimer sans lettres-privilèges du grand sceau. La communauté, c'est-à-dire la partie misérable, fit des remontrances; mais le magistrat tint ferme; il étendit même son ordre verbal jusqu'aux livres anciens, et le Conseil, statuant en conséquence de cet ordre sur les privilèges et leurs continuations par lettres patentes du 20 décembre 1649, défendit d'imprimer aucun livre sans privilège du roi, donna la préférence au libraire qui aurait obtenu le premier des lettres de continuation accordées à plusieurs, proscrivit les contrefaçons, renvoya les demandes de continuations à l'expiration des privilèges, restreignit ces demandes à ceux à qui les privilèges auraient été premièrement accordés, permit à ceux-ci de les faire renouveler quand ils en aviseraient bon être, et voulut que toutes les lettres de privilèges et de continuations fussent portées sur le registre de la communauté que le syndic serait tenu de représenter à la première réquisition, pour qu'à l'avenir on n'en prétendît cause d'ignorance, et qu'il n'y eût aucune concurrence frauduleuse ou imprévue à l'obtention d'une même permission. Après cette décision, ne vous semble-t-il pas, monsieur, que tout devait être fini, et que le ministère avait pourvu, autant qu'il était en lui, à la tranquillité des possesseurs ? Mais la partie indigente et rapace de la communauté fit les derniers efforts contre les liens nouveaux qui arrêtaient ses mains. Vous serez peut-être surpris qu'un homme à qui vous ne refusez pas le titre de compatissant, s'élève contre les indigents. Monsieur, je veux bien faire l'aumône, mais je ne veux pas qu'on me vole; et si la misère excuse l'usurpation, où en sommes-nous ? Le père du dernier des Estienne, qui avait plus de tête que de fortune et pas plus de fortune que d'équité, fut élevé tumultuairement à la qualité de syndic par la cabale des mécontents. Dans cette place, qui lui donnait du poids, il poursuivit et obtint différents arrêts du Parlement qui l'autorisaient à assigner en la cour ceux à qui il serait accordé des continuations de privilèges, et parmi ces arrêts, celui du 7 septembre 1657 défend en général de solliciter aucune permission de réimprimer, s'il n'y a dans l'ouvrage augmentation d'un quart. Eh bien ! monsieur, connaissez-vous rien d'aussi bizarre ? J'avoue que je suis bien indigné de ces réimpressions successives qui réduisent en dix ans ma bibliothèque au quart de sa valeur; mais faut-il qu'on empêche par cette considération un auteur de corriger incessamment les fautes qui lui sont échappées, de retrancher le superflu, et de suppléer ce qui manque à son ouvrage ? Ne pourrait-on pas ordonner au libraire, à chaque réimpression nouvelle, de distribuer les additions, corrections, retranchements et changements à part ? Voilà une attention digne du magistrat, s'il aime vraiment les littérateurs, et des chefs de la librairie, s'ils ont quelque notion du bien public. Qu'on trouve une barrière à ce sot orgueil, à cette basse condescendance de l'auteur pour le libraire et au brigandage de celui-ci. N'est-il pas criant que pour une ligne de plus ou de moins, une phrase retournée, une addition de deux lignes, une note bonne ou mauvaise, on réduise presque à rien un ouvrage volumineux qui m'a coûté beaucoup d'argent ? Suis-je donc assez riche pour qu'on puisse multiplier à discrétion mes pertes et ma dépense ? Et que m'importe que les magasins du libraire se remplissent ou se vident, si ma bibliothèque dépérit de jour en jour, et s'il me ruine en s'enrichissant ? Pardonnez, monsieur, cet écart à un homme qui vous citerait vingt ouvrages de prix dont il a été obligé d'acheter quatre éditions différentes en vingt ans, et à qui, sous une autre police, il en aurait coûté la moitié moins pour avoir deux fois plus de livres. Après un schisme assez long, la communauté des libraires se réunit et fit le 27 août 1660 un résultat par lequel il fut convenu, à la pluralité des voix, que ceux qui obtiendront privilège ou continuation de privilège, même d'ouvrages publiés hors du royaume, en jouiront exclusivement. Mais quel pacte solide peut-il y avoir entre la misère et l'aisance ? Faut-il s'être pénétré de principes de justice bien sévères pour sentir que la contrefaçon est un vol ? Si un contrefacteur mettait sous presse un ouvrage dont le manuscrit lui eût coûté beaucoup d'argent et dont le ministère lui eût en conséquence accordé la jouissance exclusive, et se demandait à lui-même s'il trouverait bon qu'on le contrefît, que se répondrait-il ? Ce cas est si simple que je ne supposerai jamais qu'avec la moindre teinture d'équité, un homme en place ait eu d'autres idées que les miennes. Cependant les contrefaçons continuèrent, surtout dans les provinces où l'on prétextait l'ignorance des continuations accordées, et où l'on opposait les décisions du Parlement au témoignage de sa conscience. Les propriétaires poursuivaient les contrefacteurs, mais le châtiment qu'ils en obtinrent les dédommagea-t-il du temps et des sommes qu'ils avaient perdus et qu'ils auraient mieux employés ? Le Conseil, qui voyait sa prudence éludée, n'abandonna pas son plan. Combien la perversité des méchants met d'embarras aux choses les plus simples, et qu'il faut d'opiniâtreté et de réflexions pour parer a ces subterfuges ! M. d'Ormesson enjoignit à la communauté, le 8 janvier 1665, de proposer des moyens efficaces, si elle en connaissait, de terminer toutes les contestations occasionnées par les privilèges et les continuations de privilèges. Estienne, cet antagoniste si zélé des privilégiés, avait changé de parti; on avait un certificat de sa main daté du 23 octobre 1664, que les privilèges des vieux livres et la continuation de privilèges des nouveaux étaient nécessaires à l'intérêt public. On produisit ce titre d'ignorance ou de mauvaise foi dans l'instance de Josse, libraire de Paris, contre Malassis, libraire de Rouen, contrefacteur du Busée et du Beuvelet. Les communautés de Rouen et de Lyon étaient intervenues dans cette affaire; le Conseil jugea l'occasion propre à manifester positivement ses intentions: Malassis fut condamné aux peines portées par les règlements, et les dispositions des lettres patentes du 20 décembre 1649 furent renouvelées par un arrêt du 27 février 1665, qui enjoignit de plus à ceux qui se proposeraient d'obtenir des continuations de privilèges de les solliciter un an avant l'expiration, et déclara qu'on ne pourrait demander aucune lettre de privilège ou de continuation pour imprimer les auteurs anciens, à moins qu'il n'y eût augmentation ou correction considérable, et que les continuations de privilèges seraient signifiées à Lyon, Rouen, Toulouse, Bordeaux et Grenoble, signification qui s'est rarement faite. Chaque libraire, soit de Paris, soit de province, étant tenu à l'enregistrement de ses privilèges et continuations à la chambre syndicale de Paris, le syndic a, par ce moyen, connaissance des privilèges et continuations antérieurement accordés; et cet officier peut toujours refuser l'enregistrement des privilèges et des continuations postérieurs et en donner avis aux intéressés, sur l'opposition desquels le poursuivant se désiste, ou procède au Conseil. Voilà donc l'état des privilèges devenu constant, et les possesseurs de manuscrits acquis des auteurs obtenant une permission de publier dont ils sollicitent la continuation autant de fois qu'il convient à leur intérêt, et transmettant leurs droits à d'autres à titre de vente, d'hérédité ou d'abandon, comme on l'avait pratiqué dans la compagnie des Usages pendant un siècle entier. Ce dernier règlement fut d'autant plus favorable à la librairie que, les évêques commençant à faire des Usages particuliers pour leurs diocèses, les associés pour l'Usage romain, qui cessait d'être universel, se séparèrent, laissèrent aller à l'étranger cette branche de commerce qui les avait soutenus si longtemps avec une sorte de distinction, et furent obligés, par les suites d'une spéculation mal entendue, de se pourvoir de ces mêmes livres d'Usages auprès de ceux qu'ils en fournissaient auparavant; mais les savants qui illustrèrent le siècle de Louis XIV rendirent cette perte insensible. Comptez un peu, monsieur, sur la parole d'un homme qui a examiné les choses de près. Ce fut aux ouvrages de ces savants, mais plus encore peut-être à la propriété des acquisitions et à la permanence inaltérable des privilèges, qu'on dut les cinquante volumes in-folio et plus de la collection des Pères de l'Église par les révérends pères bénédictins, les vingt volumes in-folio des Antiquités du père de Montfaucon, les quatorze volumes in-folio de Martène, l'Hippocrate de Chartier grec et latin, en neuf volumes in-folio, les six volumes in-folio du Glossaire de Ducange, les neuf volumes in-folio de l'Histoire généalogique, les dix volumes in- folio de Cujas, les cinq volumes in-folio de Dumoulin, les belles éditions du Rousseau, du Molière, du Racine, en un mot tous les grands livres de théologie, d'histoire, d'érudition, de littérature et de droit. En effet, sans les rentrées journalières d'un autre fonds de librairie, comment aurait-on formé ces entreprises hasardeuses ? Le mauvais succès d'une seule a quelquefois suffi pour renverser la fortune la mieux assurée; et sans la sûreté des privilèges qu'on accordait, et pour ces ouvrages pesants, et pour d'autres dont le courant fournissait à ces tentatives, comment auront-on osé s'y livrer quand on l'aurait pu ? Le Conseil, convaincu par expérience de la sagesse de ses règlements, les soutint et les a soutenus jusqu'à nos jours par une continuité d'arrêts qui vous sont mieux connus qu'à moi. M. L'abbé Daguesseau, placé à la tête de la librairie, n'accorda jamais de privilège à d'autres qu'à ceux qui en étaient revêtus, sans un désistement exprès. Le droit de privilège, une fois accordé, ne s'eteignit pas même à son expiration: l'effet en fut prolongé jusqu'à l'entière consommation des éditions. Plusieurs arrêts, et spécialement celui du Conseil du 10 janvier prononça contre des libraires de Toulouse la confiscation de livres qu'ils avaient contrefaits après l'expiration des privilèges. Le motif de la confiscation fut qu'il se trouvait de ces livres en nombre dans les magasins des privilégiés, et ce motif, qui n'est pas le seul, est juste. Un commerçant n'est-il pas assez grevé par l'oisiveté de ses fonds qui restent en piles dans un magasin, sans que la concurrence d'un contrefacteur condamne ces piles à l'immobilité ou à la rame ? N'est-ce pas le privilégié qui a acquis le manuscrit de l'auteur et qui l'a payé ? Qui est-ce qui est propriétaire ? Qui est-ce qui l'est plus légitimement ? N'est-ce pas sous la sauvegarde qu'on lui a donnée, sous la protection dont il a le titre signé de la main du souverain, qu'il a consommé son entreprise ? S'il est juste qu'il jouisse, n'est-il pas injuste qu'il soit spolié et indécent qu'on le souffre ? Telles sont, monsieur, les lois établies sur les privilèges; c'est ainsi qu'elles se sont formées. Si on les a quelquefois attaquées, elles ont été constamment maintenues, si vous en exceptez une seule circonstance récente. Par un arrêt du 14 septembre 1761, le Conseil a accordé aux descendantes de notre immortel La Fontaine le privilège de ses Fables, Il est beau sans doute à un peuple d'honorer la mémoire de ses grands hommes dans leur postérité. C'est un sentiment trop noble, trop généreux, trop digne de moi, pour qu'on m'entende le blâmer. Le vainqueur de Thèbes respecta la maison de Pindare au milieu des ruines de la patrie de ce poète, et l'histoire a consacré ce trait aussi honorable au conquérant qu'aux lettres. Mais si Pindare, pendant sa vie, eût vendu sa maison à quelque Thébain, croyez-vous qu'Alexandre eût déchiré le contrat de vente et chassé le légitime propriétaire ? On a supposé que le libraire n'avait aucun titre de propriété, et je suis tout à fait disposé à le croire; il n'est pas d'un homme de mon état de plaider la cause du commerçant contre la postérité de l'auteur; mais il est d'un homme juste de reconnaître la justice et de dire la vérité même contre son propre intérêt; et ce serait peut-être le mien de ne pas ôter à mes enfants, à qui je laisserai moins encore de fortune que d'illustration, la triste ressource de dépouiller mon libraire quand je ne serai plus. Mais s'ils ont jamais la bassesse de recourir à l'autorité pour commettre cette injustice, je leur déclare qu'il faut que les sentiments que je leur ai inspirés soient tout à fait éteints dans leurs coeurs, puisqu'ils foulent aux pieds pour de l'argent tout ce qu'il y a de sacré dans les lois civiles sur la possession; que je me suis cru et que j'étais apparemment le maître de mes productions bonnes ou mauvaises, que je les ai librement, volontairement aliénées, que j'en ai reçu Ie prix que j'y mettais, et que le quartier de vigne ou l'arpent de pré que je serai forcé de distraire encore à l'héritage de mes pères, pour fournir à leur éducation, ne leur appartient pas davantage. Qu'ils voient donc le parti qu'ils ont à prendre. Il faut, ou me déclarer insensé au moment où je transigeais, ou s'accuser de l'injustice la plus criante. Cette atteinte qui sapait l'état des libraires par ses fondements, répandit les plus vives alarmes dans tout le corps de ces commerçants. Les intéressés, qu'on spoliait en faveur des demoiselles La Fontaine, criaient que l'arrêt du Conseil n'avait été obtenu que sur un faux exposé. L'affaire semblait encore pendante à ce tribunal. Cependant on enjoignait par une espèce de règlement l'enregistrement de leur privilège à la chambre, nonobstant toute opposition. Cette circonstance acheva de déterminer la communauté, déjà disposée à faire des démarches par l'importance du fonds, à s'unir et à intervenir. On représenta que ce mépris de l'opposition était contraire à tout ce qui s'est jamais pratiqué pour les grâces du prince; qu'il ne les accorde que sauf le droit d'autrui; qu'elles n'ont de valeur qu'après l'enregistrement, qui suppose dans ceux à qui elles sont notifiées par cette voie l'examen le plus scrupuleux du préjudice qu'elles pourraient causer; que si, nonobstant cet examen des syndics et adjoints et la connaissance du tort que la bienveillance du souverain occasionnerait et les oppositions légitimes qui leur sont faites, ils passaient à l'enregistrement, ils iraient certainement contre l'intention du prince, qui n'a pas besoin et qui ne se propose jamais d'opprimer un de ses sujets pour en favoriser un autre; et que, dans le cas dont il s'agissait, il ôterait évidemment la propriété au possesseur pour la transférer au demandeur contre la maxime du droit. Franchement, monsieur, je ne sais ce qu'on peut répondre à ces représentations, et j'aime mieux croire qu'elles n'arrivent jamais aux oreilles du maître. C'est un grand malheur pour les souverains de ne pouvoir jamais entendre la vérité; c'est une cruelle satire de ceux qui les environnent que cette barrière impénétrable qu'ils forment autour de lui et qui l'en écarte. Plus je vieillis, plus je trouve ridicule de juger du bonheur d'un peuple par la sagesse de ses institutions. Eh ! à quoi servent ces institutions si sages, si elles ne sont pas observées ? Ce sont quelques belles lignes écrites pour l'avenir sur un feuillet de papier. Je m'étais proposé de suivre l'établissement des lois concernant les privilèges de la librairie depuis leur origine jusqu'au moment présent, et j'ai rempli cette première partie de ma tâche. Il me reste à examiner un peu plus strictement leur influence sur l'imprimerie, la librairie et la littérature, et ce que ces trois états auraient à gagner ou à perdre dans leur abolissent. Je me répéterai quelquefois, je reviendrai sur plusieurs points que j'ai touchés en passant, je serai plus long; mais peu m'importe pourvu que j'en devienne en même temps plus convaincant et plus clair. Il n'y a guère de magistrats, sans vous en excepter, monsieur, pour qui la matière ne soit toute neuve; mais vous savez, vous, que plus on a d'autorité, plus on a besoin de lumières. A présent, monsieur, que les faits vous sont connus, nous pouvons raisonner. Ce serait un paradoxe bien étrange, dans un temps où l'expérience et le bon sens concourent à démontrer que toute entrave est nuisible au commerce, que d'avancer qu'il n'y a que les privilèges qui puissent soutenir la librairie. Cependant rien n'est plus certain. Mais ne nous en laissons pas imposer par les mots. Ce titre odieux qui consiste à conférer gratuitement à un seul un bénéfice auquel tous ont une égale et juste prétention, voilà le privilège abhorré par le bon citoyen et le ministre éclairé. Reste à savoir si le privilège du libraire est de cette nature. Mais vous avez vu par ce qui précède combien cette idée serait fausse: le libraire acquiert par un acte un manuscrit; le ministère, par une permission, autorise la publication de ce manuscrit, et garantit à l'acquéreur la tranquillité de sa possession. Qu'est-ce qu'il y a en cela de contraire à l'intérêt général ? Que fait-on pour le libraire qu'on ne fasse pour tout autre citoyen ? Je vous demande, monsieur, si celui qui a acheté une maison n'en a pas la propriété et la jouissance exclusive; si, sous ce point de vue, tous les actes qui assurent à un particulier la possession fixe et constante d'un effet quel qu'il soit ne sont pas des privilèges exclusifs; si, sous prétexte que le possesseur est suffisamment dédommagé du premier prix de son acquisition, il serait licite de l'en dépouiller; si cette spoliation ne serait pas l'acte le plus violent de la tyrannie, si cet abus du pouvoir tendant à rendre toutes les fortunes chancelantes, toutes les hérédités incertaines, ne réduirait pas un peuple à la condition de serfs et ne remplirait pas un État de mauvais citoyens. Car il est constant pour tout homme qui pense que celui qui n'a nulle propriété dans l'État, ou qui n'y a qu'une propriété précaire, n'en peut jamais être un bon citoyen. En effet, qu'est-ce qui l'attacherait à une glèbe plutôt qu'à une autre ? Le préjugé vient de ce qu'on confond l'état de libraire, la communauté des libraires, la corporation avec le privilège et le privilège avec le titre de possession, toutes choses qui n'ont rien de commun, non, rien, monsieur ! Eh ! détruisez toutes les communautés, rendez à tous les citoyens la liberté d'appliquer leurs facultés selon leur goût et leur intérêt, abolissez tous les privilèges, ceux même de la librairie, j'y consens; tout sera bien, tant que les lois sur les contrats de vente et d'acquisition subsisteront. En Angleterre, il y a des marchands de livres et point de communauté de libraires; il y a des livres imprimés et point de privilèges; cependant le contrefacteur y est déshonoré comme un homme qui vole, et ce vol est poursuivi devant les tribunaux et puni par les lois. On contrefait en Écosse et en Irlande les livres imprimés en Angleterre; mais il est inouï qu'on ait contrefait à Cambridge ou à Oxford les livres imprimés à Londres. C'est qu'on ne connaît point là la différence de l'achat d'un champ ou d'une maison à l'achat d'un manuscrit, et en effet il n'y en a point, si ce n'est peut-être en faveur de l'acquéreur d'un manuscrit. C'est ce que je vous ai déjà insinué plus haut, ce que les associés aux Fables de La Fontaine ont démontré dans leur mémoire, et je défie qu'on leur réponde. En effet, quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d'esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations; si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie; si ses propres pensées, les sentiments de son coeur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l'immortalise, ne lui appartient pas ? Quelle comparaison entre l'homme, la substance même de l'homme, son âme, et le champ, le pré, l'arbre ou la vigne que la nature offrait dans le commencement également à tous, et que le particulier ne s'est approprié que par la culture, le premier moyen légitime de possession ? Qui est plus en droit que l'auteur de disposer de sa chose par don ou par vente ? Or le droit du propriétaire est la vraie mesure du droit de l'acquéreur. Si je laissais à mes enfants le privilège de mes ouvrages, qui oserait les en spolier ? Si, forcé par leurs besoins ou par les miens d'aliéner ce privilège, je substituais un autre propriétaire à ma place, qui pourrait, sans ébranler tous les principes de la justice, lui contester sa propriété ? Sans cela, quelle serait la vile et misérable condition d'un littérateur ? Toujours en tutelle, on le traiterait comme un enfant imbécile dont la minorité ne cesse jamais. On sait bien que l'abeille ne fait pas le miel pour elle; mais l'homme a-t-il le droit d'en user avec l'homme comme il en use avec l'insecte qui fait le miel ? Je le répète, l'auteur est maître de son ouvrage, ou personne dans la société n'est maître de son bien. Le libraire le possède comme il était possédé par l'auteur; il a le droit incontestable d'en tirer tel parti qui lui conviendra par des éditions réitérées. Il serait aussi insensé de l'en empêcher que de condamner un agriculteur à laisser son terrain en friche, ou un propriétaire de maison à laisser ses appartements vides. Monsieur, le privilège n'est rien qu'une sauvegarde accordée par le souverain pour la conservation d'un bien dont la défense, dénuée de son autorité expresse, excéderait souvent la valeur. Étendre la notion du privilège de libraire au-delà de ces bornes, c'est se tromper, c'est méditer l'invasion la plus atroce, se jouer des conventions et des propriétés, léser iniquement les gens de lettres ou leurs héritiers ou leurs ayants cause, gratifier par une partialité tyrannique un citoyen aux dépens de son voisin, porter le trouble dans une infinité de familles tranquilles, ruiner ceux qui, sur la validité présumée d'après les règlements, ont accepté des effets de librairie dans des partages de succession, ou les forcer à rappeler à contribution leurs copartageants, justice qu'on ne pourrait leur refuser, puisqu'ils ont reçu ces biens sur l'autorité des lois qui en garantissaient la réalité; opposer les enfants aux enfants, les père et mère aux père et mère, les créanciers aux cessionnaires, et imposer silence à toute justice. Si une affaire de cette nature était portée au tribunal commun de la justice, si le libraire n'avait pas un supérieur absolu qui décide comme il lui plaît, quelle issue croyez-vous qu'elle aurait ? Tandis que je vous écrivais, j'ai appris qu'il y avait sur cet objet un mémoire imprimé d'un de nos plus célèbres jurisconsultes; c'est M. d'Hericourt. Je l'ai lu, et j'ai eu la satisfaction de voir que j'étais dans les mêmes principes que lui, et que nous en avions tiré l'un et l'autre les mêmes conséquences. Il n'est pas douteux que le souverain qui peut abroger des lois, lorsque les circonstances les ont rendues nuisibles, ne puisse aussi, par des raisons d'État, refuser la continuation d'un privilège; mais je ne pense pas qu'il y ait aucun cas imaginable où il ait le droit de la transférer ou de la partager. C'est la nature du privilège de la librairie méconnue, c'est la limitation de sa durée, c'est le nom même de privilège qui a exposé ce titre à la prévention générale et bien fondée qu'on a contre tout autre exclusif. S'il était question de réserver à un seul le droit inaliénable d'imprimer des livres en général, ou des livres sur une matière particulière, comme la théologie, la médecine, la jurisprudence ou l'histoire, ou des ouvrages sur un objet déterminé, tels que l'histoire d'un prince, le traité de l'oeil, du foie ou d'une autre maladie, la traduction d'un auteur spécifié, une science, un art; si ce droit était un acte de la volonté arbitraire du prince, sans aucun fondement légitime que son bon plaisir, sa puissance, sa force, ou la prédilection d'un mauvais père qui détournerait les yeux de dessus ses autres enfants pour les arrêter sur un seul, de tels privilèges seraient évidemment opposés au bien général, au progrès des connaissances et à l'industrie des commerçants. Mais encore une fois, monsieur, ce n'est pas cela: il s'agit d'un manuscrit, d'un effet légitimement cédé, légitimement acquis, d'un ouvrage privilégié qui appartient à un seul acquéreur, qu'on ne peut transférer soit en totalité, soit en partie à un autre sans violence, et dont la propriété individuelle n'empêche point d'en composer et d'en publier à l'infini sur le même objet. Les privilégies de l'Histoire de France de Mézeray n'ont jamais formé de prétention sur celles de Riencourt, de Marcel, du président Hénault, de Le Gendre, de Bossuet, de Daniel, de Velly. Les propriétaires du Virgile de Catrou laissent en paix les possesseurs du Virgile de La Landelle, de Lallemant et de l'abbé Desfontaines, et la jouissance permanente de ces effets n'a pas plus d'inconvénients que celle de deux prés ou de deux champs voisins assurée à deux particuliers différents. On vous criera aux oreilles: « Les intérêts des particuliers ne sont rien en concurrence avec l'intérêt du tout. » Combien il est facile d'avancer une maxime générale que personne n'ose contester ! mais qu'il est difficile et rare d'avoir toutes les connaissances de détail nécessaires pour en prévenir une fausse application ! Heureusement pour moi, monsieur, et pour vous, j'ai à peu près exercé la double profession d'auteur et de libraire, j'ai écrit et j'ai plusieurs fois imprimé pour mon compte, et je puis vous assurer, chemin faisant, que rien ne s'accorde plus mal que la vie active du commerçant et la vie sédentaire de l'homme de lettres. Incapables que nous sommes d'une infinité de petits soins, sur cent auteurs qui voudront débiter eux-mêmes leurs ouvrages, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui s'en trouveront mal et s'en dégoûteront. Le libraire peu scrupuleux croit que l'auteur court sur ses brisées. Lui qui jette les hauts cris quand on le contrefait, qui se tiendrait pour malhonnête homme s'il contrefaisait son confrère, se rappelle son état et ses charges que le littérateur ne partage point, et finit par le contrefaire. Les correspondants de province nous pillent impunément; le commerçant de la capitale n'est pas assez intéressé au débit de notre ouvrage pour le pousser. Si la remise qu'on lui accorde est forte, le profit de l'auteur s'évanouit; et puis tenir des livres de recette et de dépense, répondre, échanger, recevoir, envoyer, quelles occupations pour un disciple d'Homère ou de Platon ! Aux connaissances de la librairie que je dois à ma propre expérience, j'ai réuni celles que je tiens d'une longue habitude avec les libraires. Je les ai vus. Je les ai écoutés; et quoique ces commerçants, ainsi que tous les autres, aient aussi leurs petits mystères, ils laissent échapper dans une occasion ce qu'ils retiennent dans une autre; et vous pouvez attendre de moi, sinon des résultats rigoureux, du moins la sorte de précision qui vous est nécessaire. Il n'est pas question ici de partager un écu en deux. Un particulier qui prend l'état de libraire, s'il a quelque bien, se hâte de le placer dans l'acquisition de parts en différents livres d'un débit courant. L'intervalle moyen de l'édition d'un bon livre à une autre peut s'évaluer à dix ans. Ses premiers fonds ainsi placés, s'il se présente une entreprise qui le séduise, il s'y livre; alors il est obligé de recourir à un emprunt ou à la vente de la part d'un privilège dont il eût retrouvé, avant qu'on eût presque culbuté cet état, à peu près la première valeur. L'emprunt serait ruineux, il préfère la vente de la part d'un privilège, et il a raison. Si son entreprise réussit, du produit il remplace l'effet qu'il a sacrifié, et il accroît son premier fonds et du nouvel effet qu'il a acquis et de l'effet remplacé. Ce fonds est la base de son commerce et de sa fortune, oui, monsieur, la base, c'est un mot qu'il ne faut pas oublier. S'il échoue dans son entreprise, comme il arrive plusieurs fois contre une, ses avances sont perdues, il a un effet de moins et communément des dettes à acquitter; mais il se renferme dans le fonds solide et courant qui lui reste, et sa ruine n'est pas absolue. Je serais beaucoup moins étendu si je n'avais que la vérité à établir; mais il faut que j'aille à chaque ligne au-devant des absurdités qu'on ne manque pas d'objecter; et une des plus fortes et des plus communes, c'est, dans l'évaluation des avantages et des désavantages d'une profession, de prendre pour exemples quelques individus rares et extraordinaires, tels par exemple que feu Durand, qui parviennent a force d'industrie et de travail à porter par la multitude incroyable des échanges et des correspondances le plus léger succès à un produit énorme, et à réduire à peu de chose ce qui serait pour un autre la plus énorme perte. Peu sont capables de cette activité; beaucoup à qui elle serait ruineuse en leur imposant une tâche plus longue que le jour n'a d'heures de travail. Aucun n'en est récompensé qu'à la longue. Est- ce de là qu'il faut partir ? Non, monsieur, non. D'où donc, me direz-vous ? de la condition générale et commune, celle d'un débutant ordinaire, qui n'est ni pauvre ni riche, ni un aigle ni un imbécile. Ah, monsieur, on a bientôt compté les libraires qui sont sortis de ce commerce avec de l'opulence; quant à ceux qu'on ne cite point, qui ont langui dans la rue Saint-Jacques ou sur le quai, qui ont vécu à l'aumône de la communauté et dont elle a payé la bière, soit dit sans offenser les auteurs, il est prodigieux. Or la condition générale et commune est telle que je viens de vous la représenter; c'est celle du jeune commerçant dont la ressource, après une entreprise malheureuse, est toute en un reste de fonds solide, dans lequel il se renferme jusqu'à ce que, par des rentrées journalières, il se soit mis en état de risquer une seconde tentative. Si donc vous abolissez les privilèges, ou que par des atteintes réitérées vous les jetiez dans le discrédit, c'est fait de cette ressource; plus d'économie dans cette sorte de commerce, plus d'espérance, plus de fonds solide, plus de crédit, plus de courage, plus d'entreprise. Arrangez les choses comme il vous plaira, ou vous transférerez sa propriété à un autre pour en jouir exclusivement, ou vous la remettrez dans la masse commune. Au premier cas, il est ruiné de fond en comble, par une spoliation absolue à laquelle je n'aperçois pas le moindre avantage pour le public; car que nous importe que ce soit ou Pierre ou Jean qui nous vende le Corneille? Au second, il ne souffre guère moins par les suites d'une concurrence limitée ou illimitée. Ceci n'est pas clair pour vous, et il faut l'éclaircir. C'est, monsieur, qu'en général une édition par concurrence est plus onéreuse qu'utile, ce qu'un seul exemple vous prouvera de reste. Je prends le Dictionnaire de la Fable et je suppose qu'on en débite un mille par an et que le privilégié en fasse une édition de six mille, sur laquelle il y ait profit de moitié. Le libraire dira que ce profit est exagéré, il objectera les remises, les non-valeurs, la lenteur des rentrées; mais laissons-le dire. Si, tandis que l'ouvrage s'imprime à Paris, il se réimprime à Lyon, le temps de la vente de ces deux éditions sera de douze ans, et chaque libraire retirera à peine son argent au denier dix, le taux du commerce. Si, dans cet intervalle, il se fait une troisième édition à Rouen, voilà la consommation de ces trois éditions renvoyée à dix-huit ans, et à vingt-quatre si l'ouvrage est encore réimprimé à Toulouse. Supposez que les concurrents se multiplient à Bordeaux, à Orléans, à Dijon et dans vingt autres villes, et le Dictionnaire de la Fable, ouvrage profitable au propriétaire exclusif, tombe absolument en non-valeur et pour lui et pour les autres. -- Mais, me direz-vous, je nie la possibilité de ces éditions et de ces concurrences multipliées; elles se proportionneront toujours au besoin du public, au plus bas prix de la main-d'oeuvre, au moindre profit du libraire, et par conséquent au plus grand avantage de l'acheteur, le seul que nous ayons à favoriser. Vous vous trompez, monsieur, elles se multiplieront à l'infini, car il n'y a rien qui puisse se faire à moins de frais qu'une mauvaise édition. Il y aura concurrence à qui fabriquera le plus mal, c'est un fait d'expérience. Les livres deviendront très communs, mais avant dix ans vous les aurez tous aussi misérables de caractères, de papier et de correction que la Bibliothèque bleue, moyen excellent pour ruiner en peu de temps trois ou quatre manufactures importantes. Et pourquoi Fournier fondrait-il les plus beaux caractères de l'Europe, si on ne les employait plus ? Et pourquoi nos habitants de Limoges travailleraient-ils à perfectionner leurs papiers si on n'achetait plus que celui du Messager boiteux? Et pourquoi nos imprimeurs payeraient-ils chèrement des protes instruits, de bons compositeurs et des pressiers habiles, si toute cette attention ne servait qu'à multiplier leurs frais sans accroître leur profit ? Ce qu'il y a de pis, c'est qu'à mesure que ces arts dépériront parmi nous, ils s'élèveront chez l'étranger, et qu'il ne tardera pas à nous fournir les seules bonnes éditions qui se feront de nos auteurs. C'est une fausse vue, monsieur, que de croire que le bon marché puisse jamais, en quelque genre que ce soit, mais surtout en celui-ci, soutenir de la mauvaise besogne. Cela n'arrive chez un peuple que lorsqu'il est tombé dans la dernière misère. Et quand il se trouverait au milieu de cette dégradation quelques manufacturiers qui penseraient à fournir les gens de goût de belles éditions, croyez-vous qu'ils le pussent au même prix ? Et quand ils le pourraient au même prix qu'aujourd'hui et que l'étranger, quelle ressource leur avez-vous réservée pour les avances ? Ne nous en imposez pas, monsieur; sans doute la concurrence excite l'émulation; mais dans les affaires de commerce et d'intérêt, pour une fois qu'elle excite l'émulation de bien faire, cent fois c'est celle de faire à moins de frais. Ce ressort n'agit dans l'autre sens que sur quelques hommes singuliers, enthousiastes de leur profession, qui sont attendus par la gloire et par la misère qui ne les manquent jamais. Il y a sans contredit dans cette question un terme moyen, mais difficile à saisir, et que je crois que nos prédécesseurs ont trouvé par un tâtonnement de plusieurs siècles. Tâchons de ne pas tourner dans un cercle vicieux, ramenés sans cesse aux mêmes remèdes par les mêmes difficultés et les mêmes inconvénients. Laissez faire le libraire, laissez faire l'auteur. Le temps apprendra bien sans vous à celui-ci la valeur de son effet; assurez seulement au premier son acquisition et sa propriété, condition sans laquelle la production de l'auteur perdra nécessairement de son juste prix. Et surtout songez que, si vous avez besoin d'un habile manufacturier, il faut des siècles pour le faire et qu'il ne faut qu'un instant pour le perdre. Vous cherchez une balance qui force le libraire à bien travailler et a mettre à son travail une juste valeur, et vous ne voyez pas qu'elle est toute trouvée dans la concurrence de l'étranger. Je défie un libraire de Paris de hausser le prix d'un in- douze au-delà du surcroît des frais particuliers et des hasards de celui qui contrefait clandestinement, ou de celui qui envoie de loin, sans qu'avant un mois nous n'en ayons une édition d'Amsterdam ou de province mieux faite que la sienne, à meilleur marché, et sans que vous puissiez jamais l'empêcher d'entrer. Laissez donc là un progrès qui tournerait au dommage de votre commerçant le petit nombre de ses entreprises utiles. S'il est privé de rentrées promptes et sûres qui l'assistent au besoin, que fera-t-il ? un emprunt ? Mais il y a longtemps que l'état mesquin des libraires du royaume et le discrédit de leurs effets a annoncé que leur commerce est trop borné pour qu'ils puissent asseoir des rentes sur son profit. Si vous voulez connaître tout ce discrédit, faites un tour à la Bourse ou dans la rue Saint-Merri, où vous verrez tous les huit jours un de ces commerçants demander à la justice consulaire un délai de trois mois pour un billet de vingt écus. Et quand le libraire se résoudrait à emprunter, quels coffres lui seront ouverts, surtout lorsque, par l'instabilité des privilèges et la concurrence générale, il sera démontré que le fonds de sa fortune n'a rien de réel, et qu'il peut aussi sûrement et aussi rapidement être réduit à la mendicité par un acte d'autorité que par l'incendie de son magasin ? Et puis, qui est-ce qui ne connaît pas l'incertitude de ses entreprises ? Appuyons ces réflexions d'un fait actuel. Avant l'annonce de l'édition de Corneille par les Genevois, cet auteur avec le privilège se vendait à la chambre syndicale cinquante sous ou trois livres le volume; depuis que des souscriptions de l'édition genevoise ont été distribuées sous les yeux des libraires, malgré leurs représentations et contre le privilège des propriétaires qui est expiré et dont on a refusé le renouvellement, le prix du même volume dans deux ventes consécutives est tombé à douze sous, et dans une troisième du mois de septembre 1763, à six sous; cependant les magasins des associés au Corneille sont pleins de deux éditions en grand et en petit in-douze. Certainement on n'empêchera jamais l'étranger de contrefaire nos auteurs; certainement il est à souhaiter que dans trente ans d'ici, M. de Voltaire nous donne des éditions des siens ou des commentaires sur d'autres en quelque endroit du monde que ce soit; certainement encore je loue le ministère d'en user avec les descendants du grand Corneille comme il en a usé avec les descendantes de l'inimitable La Fontaine; mais que ce soit, s'il se peut, sans spolier personne et sans nuire au bien général. Des souscriptions dont on devrait si rarement gratifier le régnicole, accordées à l'étranger ! et quand encore et contre qui ? Je ne saurais m'en taire... L'on ne spoliera personne, si l'on fait une bonne pension à Mlle Corneille, et si l'État achète des propriétaires les champs et les maisons de M. La Fontaine pour y loger celles qui sont encore illustrées de son nom; et l'on veillera au bien général en fermant la porte à l'édition genevoise et laissant aux propriétaires des oeuvres de Corneille le soin de nous procurer les notes de M. de Voltaire. Et pourquoi, monsieur, ces souscriptions si suspectes sont-elles devenues si communes ? C'est que le libraire est pauvre, ses avances considérables et son entreprise hasardeuse. Il propose une remise pour s'assurer quelque argent comptant et échapper à sa ruine. Mais quand il serait assez riche pour tenter et achever une grande entreprise sans la ressource de ses entrées journalières, croit-on qu'il en hasarde jamais de quelque importance ? S'il échoue, son privilège ou la propriété d'un mauvais effet lui restera; s'il a du succès, elle lui échappe au bout de six ans. Quel rapport y a-t-il, s'il vous plaît, entre son espérance et ses risques ? voulez-vous connaître précisément la valeur de sa chance ? Elle est comme le nombre de livres qui durent, au nombre de livres qui tombent, on ne peut ni la diminuer ni l'accroître; c'est un jeu de hasard, si l'on en excepte les cas où la réputation de l'auteur, la singularité de la matière, la hardiesse ou la nouveauté, la prévention, la curiosité, assurent au commerçant au moins le retour de sa mise. Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent mener par des maximes générales, c'est d'appliquer les principes d'une manufacture d'étoffe à l'édition d'un livre. Ils raisonnent comme si le libraire pouvait ne fabriquer qu'à proportion de son débit et qu'il n'eût de risques à courir que la bizarrerie du goût et le caprice de la mode; ils oublient ou ignorent ce qui pourrait bien être au moins, qu'il serait impossible de débiter un ouvrage à un prix raisonnable sans le tirer à un certain nombre. Ce qui reste d'une étoffe surannée dans les magasins de soierie a quelque valeur. Ce qui reste d'un mauvais ouvrage dans un magasin de librairie n'en a nulle. Ajoutez que, de compte fait, sur dix entreprises, il y en a une, et c'est beaucoup, qui réussit, quatre dont on recouvre ses frais à la longue, et cinq où l'on reste en perte. J'en appellerai toujours à des faits, parce que vous n'avez pas plus de foi que moi à la parole du commerçant mystérieux et menteur, et que les faits ne mentent point. Quel fonds plus ample, plus riche, et plus varié que celui de feu Durand ? On le fait monter à neuf cent mille francs ; envoyez-en d'abord pour quatre cent cinquante mille livres à la rame, et doutez qu'il reste quelque chose à sa veuve et à ses enfants, lorsque la succession sera liquidée par le remboursement des créanciers. Je sais qu'on proportionne à peu près la durée du privilège à la nature de l'ouvrage, aux avances du commerçant, aux hasards de l'entreprise, à son importance et au temps présumé de la consommation. Mais qui est-ce qui peut mettre dans un calcul précis tant d'éléments variables ? Et combien de fois les magasins ne se trouvent ils pas remplis à l'expiration du privilège ? Mais une considération qui mérite surtout d'être bien pesée, dans le cas où les ouvrages seraient abandonnés à une concurrence générale, c'est que l'honneur étant la portion la plus précieuse des émoluments de l'auteur, les éditions multipliées, la marque la plus infaillible du débit, le débit, le signe le plus sûr du goût et de l'approbation publique, si rien n'est si facile que de trouver un auteur vain et un commerçant avide, quelle multitude d'éditions ne s'exécuteront pas les unes sur les autres, surtout si l'ouvrage a quelque succès, éditions où toutes les précédentes seront sacrifiées à la dernière par une addition légère, un trait ironique, une phrase ambiguë, une pensée hardie, une note singulière ? En conséquence, voilà trois ou quatre commerçants abîmés et immolés à un cinquième qui peut-être ne s'enrichira pas, ou qui ne s'enrichira qu'aux dépens de nous autres pauvres littérateurs. Et vous savez bien, monsieur, que ce que j'avance n'est pas tout à fait mal fondé. De là que s'ensuivra-t-il ? que la partie la plus sensée des libraires laissera former des entreprises aux fous, que les privilèges dont on se hâtait de remplir des portefeuilles n'étant plus que des effets plus incertains que ceux de banque, on se contentera de garnir sa boutique ou son magasin de toutes les sortes originales ou contrefaites de la ville ou de la province, du royaume ou de l'étranger, et qu'on n'imprimera que comme on bâtit, à la dernière extrémité, convaincu qu'on sera que plus on aurait acheté de manuscrits, plus on aurait dépensé pour les autres, moins on aurait acquis pour soi, et moins on laisserait à ses enfants. En effet, n'y aurait-il pas de l'extravagance à courir les premiers hasards ? Ne serait-il pas plus adroit de demeurer à l'affût des succès et d'en profiter, surtout avec la certitude que le téméraire ne risquera point une édition nombreuse, et qu'en partant après lui, on pourra faire encore un profit très honnête, sans s'être exposé à aucune perte ? En certaines circonstances, il échappe au commerçant des propos qui décèlent particulièrement son esprit et que je retiens volontiers. Qu'on aille lui proposer un ouvrage de bonne main et de peu d'acheteurs, que dit-il ? « Oui, les avances seront fortes et les rentrées difficiles, mais c'est un bon livre de fonds; avec deux ou trois effets tels que celui-là, on est sûr d'établir un enfant. » Eh ! ne lui ôtons pas sa propriété et la dot de sa fille. Des fabricants sans fonds ne feront jamais bien valoir leurs fabriques, et des libraires sans privilèges seront des fabricants sans fonds. Je dis sans privilèges, parce que ce mot ne doit plus mal sonner à vos oreilles. Si vous préférez une communauté où l'égale médiocrité de tous les membres rende une grande entreprise impossible à une communauté où la richesse soit inégalement distribuée, faites rentrer les effets sans distinction dans une masse commune, j'y consens; mais attendez vous à ce premier inconvénient et à bien d'autres: plus de crédit entre eux, plus de remises pour la province, affluence d'éditions étrangères, jamais une bonne édition, fonderie en caractères mauvaise, chute des papeteries, et imprimerie réduite aux factums, aux brochures et à tous ces papiers volants qui éclosent et meurent dans le jour. Voyez si c'est là ce que vous voulez; pour moi, je vous avoue, monsieur, que ce tableau de la librairie me plaît moins que celui que je vous ai fait de ce commerce dans les temps qui ont suivi le règlement de 1665. Ce qui m'afflige, c'est que le mal une fois fait, il sera sans remède. Mais avant que d'aller plus loin, car il me reste encore des choses sérieuses à vous dire, il faut que je vous prévienne contre un sophisme des gens à système. C'est que, ne connaissant que très superficiellement la nature des différents genres infinis de commerce, ils ne manqueront pas d'observer que la plupart des raisons que je vous apporte en faveur de celui de la librairie pourraient être employées avec la même force pour tous ceux qui ont des exclusifs à défendre, comme si tous les exclusifs étaient de la même sorte, comme si les circonstances étaient partout les mêmes, ou comme si les circonstances pouvaient différer sans rien changer au fond, et comme s'il n'arrivait pas que, dans les questions politiques, un motif qui paraît décisif en général ne soit réellement solide que dans quelques cas et même dans aucun. Exigez donc, monsieur, qu'on discute et qu'on n'enveloppe pas vaguement dans une même décision des espèces tout à fait diverses. Il ne s'agit pas de dire: « Tous les exclusifs sont mauvais », mais il s'agit de montrer que ce n'est pas la propriété qui constitue l'exclusif du libraire, et que quand cet exclusif serait fondé sur une acquisition réelle et sur un droit commun à toutes les acquisitions du monde, il est nuisible à l'intérêt général, et qu'il faut l'abolir malgré la propriété. Voilà le point de la difficulté. Demandez, je vous prie, ce que nous gagnerons à des translations arbitraires du bien d'un libraire à un autre libraire. Faites qu'on vous montre bien nettement qu'il nous importe que ce soit plutôt un tel qu'un tel qui imprime et débite un livre. Je ne demande pas mieux qu'on nous favorise. En attendant, ce qui se présente à moi, c'est qu'un possesseur actuel ne regardant sa jouissance que comme momentanée, doit faire de son mieux pour lui et de son pis pour nous; car il est impossible que son intérêt et le nôtre soient le même; ou, si cela était ainsi, les choses seraient au mieux et il n'y aurait rien à changer. Mais permettez-vous, monsieur, qu'on vous dise à l'oreille les idées de quelques gens que vous appellerez rêveurs, méchants, bizarres, mauvais esprits, malintentionnés, comme il vous plaira ? Ces gens-là ne voyant dans ces innovations rien qui tende directement ni indirectement au bien général, y soupçonnent quelque motif caché d'intérêt particulier, et, pour trancher le mot, le projet d'envahir un jour tous les fonds de la librairie, et comme ce projet, ajoutent-ils, est d'une atrocité si révoltante qu'on n'ose le consommer tout d'un coup, on cherche de loin à y accoutumer peu à peu le commerçant et le public par des démarches colorées du sentiment le plus noble et le plus généreux, celui d'honorer la mémoire de nos auteurs illustres dans leur postérité malheureuse. « Regardez, continuent-ils, car ce sont toujours eux qui parlent, comment à côté de ce prétexte honnête, on place les raisons d'autorité et d'autres qu'on saura bien faire valoir toutes seules, lorsqu'on croira n'avoir plus de ménagements à garder. » Ces idées sinistres ne prendront jamais auprès de ceux qui connaissent comme moi la justice, le désintéressement, la noblesse d'âme de nos supérieurs, et qui portent à leurs fonctions et à leur caractère tout le respect qui leur est dû. Mais, monsieur, qui nous répondra de leurs successeurs ? S'ils trouvent toutes les choses préparées de loin à une invasion, quelle sûreté pouvons-nous avoir qu'ils ne s'y détermineront pas ? A votre avis, monsieur, le commerçant, tranquille sur le moment présent, serait-il bien déraisonnable d'avoir quelque inquiétude pour l'avenir ? D'autres ont imaginé que le plan était, à l'expiration successive des privilèges, de mettre pour condition à leur renouvellement la réimpression de certains ouvrages importants qui manquent et qui manqueront encore longtemps, des avances considérables que le commerçant n'est pas en état de faire, et la lenteur des rentrées, qu'il n'est guère en état d'attendre, le détournant de ces entreprises. Cette espèce d'imposition est de la nature de celles qu'il plaît au souverain d'asseoir sur tous les autres biens de ses sujets dans les besoins urgents de l'État; je n'oserais la blâmer, et il y en a déjà quelques exemples; mais elle ne peut jamais autoriser à la translation des propriétés. Si elle pouvait servir de prétexte un jour à cette iniquité, un magistrat prudent y renoncerait; mais une attention nécessaire, c'est d'alléger cette tâche le plus qu'il est possible et de la proportionner avec scrupule à la valeur du privilège qu'on renouvelle; et puis vous verrez qu'elle deviendra tôt ou tard le germe des vexations les plus inouïes. J'aimerais bien mieux qu'elle tombât sur des concessions de pure faveur, telles, par exemple, que les permissions tacites, les contrefaçons faites de l'étranger et autres objets de cette espèce. Il y en a qui conjecturent, et ceux-ci font le plus grand nombre, que le dessein est de transformer tous les privilèges en permissions pures et simples, sans aucune clause d'exclusion, en sorte que, accordées en même temps à plusieurs à la fois, il en résulte vitalité dans l'exécution, concurrence dans le débit, et les éditions les plus belles au plus bas prix possible. Mais premièrement, c'est traiter le privilège du libraire comme une grâce qu'on est libre de lui accorder ou de lui refuser, et oublier que ce n'est que la garantie d'une vraie propriété à laquelle on ne saurait toucher sans injustice. Et quel sera le produit de cette injustice ? Vous en allez juger, vous ramenant à des faits toutes les fois que je le peux; c'est ma méthode, et je crois qu'elle vous convient. Les auteurs classiques sont précisément, monsieur, dans le cas où l'on se proposerait de réduire tous les autres livres. Il n'y a pour ces ouvrages que ces sortes de permissions, et la concurrence libre et générale en a été perpétuelle même après les édits de 1649 et 1665, qui en faisaient les privilèges exclusifs et l'objet d'un fonds solide et propre à chaque pourvu. Eh bien ! monsieur, quelle émulation entre les commerçants, quel avantage pour le public ces permissions et ces concurrences ont-elles produit ? Entre les commerçants l'émulation de l'économie, comme je vous l'avais prédit ailleurs, c'est-à-dire la main d'oeuvre la plus négligée, les plus mauvais papiers, et des caractères dont on n'a plus que ce misérable service à tirer avant que de les renvoyer à la fonte. Pour le public, l'habitude de mettre entre les mains de nos enfants des ouvrages qui ne fatiguent déjà que trop leur imbécillité par leurs épines, sans y ajouter des vices typographiques qui les arrêtent à chaque ligne. Hélas ! les pauvres innocents, on les réprimande souvent pour des fautes dont il aurait fallu châtier l'imprimeur ou l'éditeur. Mais que dire à ceux-ci lorsque le mépris de l'institution de la jeunesse, qui se remarque parmi nous jusque dans les petites choses, ne veut que des maîtres à cent écus de gages et des livres à quatre sous ? Cependant, en répandant la dépense d'une pistole de plus sur un intervalle de sept à huit ans d'étude, les jeunes gens auraient des livres bien conditionnés et faits avec soin, et le magistrat serait autorisé à envoyer au pilon toutes ces éditions rebutantes pour les élèves et déshonorantes pour l'art. Des valets tout chamarrés de dorures et des enfants sans souliers et sans livres, nous voilà ! Nos voisins d'au-delà de la Manche l'entendent un peu mieux. J'ai vu les auteurs classiques à l'usage des collèges de Londres, de Cambridge, et d'Oxford, et je vous assure que les éditions dont nos savants se contentent ne sont ni plus belles ni plus exactes. Je n'ignore pas que des imprimeurs de notre temps ont consacré des sommes considérables aux éditions des anciens auteurs; mais je sais aussi que plusieurs s'y sont ruinés, et il faut attendre comment leurs imitateurs heureux ou téméraires s'en tireront. Mais j'accorde, nonobstant l'expérience faite sur les livres classiques et la multitude des contrefaçons, que l'effet de la concurrence supplée à celui de la propriété et qu'on obtienne autant et plus de la permission libre et générale que du privilège exclusif; qu'en résultera-t-il ? A peu près le bénéfice d'un cinquième. Et sur quels ouvrages ? Sera ce sur le Coutumier général? sur le Journal des audiences? sur lesPères de l'Église? sur les Mémoires des académies? sur les grands corps d'histoire ? sur les entreprises qui demandent des avances de cent mille francs de cinquante mille écus, et dont les éditions s'épuisent à peine dans l'espace de quarante à cinquante ans ? Vous voyez bien que ce serait une folie de l'espérer. Ce ne sera donc pas l'ouvrage de dix à vingt pistoles que la permission libre et générale fera baisser. La concurrence et son effet ne tomberont que sur les petits auteurs, c'est-à-dire que le commerçant pauvre sera forcé de sacrifier son profit journalier à la promptitude du débit et n'en deviendra que plus pauvre, et que le libraire aisé, privé de ses rentrées courantes qui sont attachées aux sortes médiocres et nullement aux ouvrages de prix, cessera de publier ces derniers dont la rareté et la valeur iront toujours en croissant, et que pour m'épargner cinq sols, vous m'aurez constitué dans la dépense d'une pistole. Et puis, monsieur, toujours des faits à l'appui de mes raisons. La dernière édition de la Coutume de Normandie de Basnage, qui appartient à la librairie de Rouen, a été faite en 1709, et manque depuis trente ans. Ce sont deux petits in-folio assez minces dont le premier prix a été de 40 livres au plus, et qu'on paye aujourd'hui dans les ventes depuis 80 jusqu'à 90 livres. La Coutume de Bourgogne du président Bouhier, dont l'édition s'épuise et le prix augmente, parce qu'on sait bien que le libraire de Dijon ne se dispose pas à la réimprimer, se vendait originairement 48 livres, et se porte maintenant dans les ventes depuis 54 livres jusqu'à 60 livres. La Jurisprudence de Ducase, volume in-quarto que le libraire de Toulouse a laissé manquer et qu'On n'achetait d'abord que 9 livres, se paye aux ventes depuis 15 jusqu'à 16 livres. On n'en remporte pas non plus la Coutume de Senlis, volume in-quarto, à moins de 16 à 18 livres. La librairie de Paris, qui, malgré les difficultés qu'elle a trouvées dans le maintien des lois qui la soutenaient, n'a pas laissé tomber les livres nécessaires, et dont les presses nous ont fourni plus de vingt volumes in-folio seulement de jurisprudence et depuis dix ans, préparait une édition nouvelle des Ordonnances de Néron, en quatre volumes in-folio. La collection des matériaux lui avait coûté plus de 10 000 francs. Malgré ces avances, l'arrêt du Conseil prononcé en faveur des demoiselles La Fontaine l'a découragée, et elle a abandonné une entreprise dont elle aurait supporté tout le fardeau et dont le bénéfice s'en irait à d'autres, si l'on se croyait en droit de disposer d'un privilège et s'il n'y avait plus d'ouvrages dont la propriété fût assurée. Cependant cet auteur, qui ne forme actuellement que deux volumes in-folio, valait 60 francs avant le projet de la nouvelle édition, et il n'y a pas d'apparence que l'abandon prudent de ce projet le fasse baisser de prix. Voilà, monsieur, le sort qu'auront tous les grands ouvrages à mesure qu'ils manqueront. Si je ne vous ai cité que de ceux qui sont à l'usage de la France, c'est que l'étranger, qui ne les réimprimera pas, ne nous laissera pas manquer des autres en payant, et, quoique le mal soit général, c'est surtout dans les choses qui nous sont propres qu'il se fera sentir. Un projet solide est celui qui assure à la société et aux particuliers un avantage réel et durable; un projet spécieux est celui qui n'assure soit à la société, soit aux particuliers, qu'un avantage momentané, et le magistrat imprudent est celui qui n'aperçoit pas les suites fâcheuses de ce dernier, et qui, trompé par l'appât séduisant de faire tomber de prix la chose manufacturée, soulage l'acheteur pour un instant et ruine le manufacturier et l'État. Mais laissons là pour un moment le commerce du libraire et sa chose pour tourner les yeux vers la nôtre. Considérons le bien général sous un autre point de vue, et voyons quel sera l'effet ou de l'abolition des privilèges, ou de leurs translations arbitraires, ou des permissions libres sur la condition des littérateurs et par contrecoup sur celle des lettres. Entre les différentes causes qui ont concouru à nous tirer de la barbarie, il ne faut pas oublier l'invention de l'art typographique. Donc décourager, abattre, avilir cet art, c'est travailler à nous y replonger et faire ligue avec la foule des ennemis de la connaissance humaine. La propagation et les progrès de la lumière doivent aussi beaucoup à la protection constante des souverains, qui s'est manifestée en cent manières diverses, entre lesquelles il me semble qu'il y aurait ou bien de la prévention ou bien de l'ingratitude à passer sous silence les sages règlements qu'ils ont institués sur le commerce de la librairie, à mesure que les circonstances fâcheuses qui le troublaient les ont exigés. Il ne faut pas un coup d'oeil ou fort pénétrant ou fort attentif pour discerner entre ces règlements celui qui concerne les privilèges de librairie, amenés successivement à n'être que la sauvegarde accordée par le ministère au légitime propriétaire contre l'avidité des usurpateurs, toujours prêts à lui arracher le prix de son acquisition, le fruit de son industrie, la récompense de son courage, de son intelligence et de son travail. Mais quelles que soient la bonté et la munificence d'un prince ami des lettres, elles ne peuvent guère s'étendre qu'aux talents connus. Or combien de tentatives heureuses, malheureuses, avant que de sortir de l'obscurité et d'avoir acquis cette célébrité qui attire les regards et les récompenses des souverains ? Encore une fois, monsieur, il faut toujours considérer les choses d'origine, parce que c'est le sort commun des hommes de n'être rien avant que d'être quelque chose, et qu'il serait même à souhaiter que les honneurs et la fortune suivissent d'un pas égal les progrès du mérite et des services, quoique le début dans la carrière soit le temps important et difficile de la vie. Un homme ne reconnaît son génie qu'à l'essai; l'aiglon tremble comme la jeune colombe au premier instant où il déploie ses ailes et se confie au vague de l'air. Un auteur fait un premier ouvrage, il n'en connaît pas la valeur ni le libraire non plus. Si le libraire nous paye comme il veut, en revanche nous lui vendons ce qu'il nous plaît. C'est le succès qui instruit le commerçant et le littérateur. Ou l'auteur s'est associé avec le commerçant, mauvais parti: il suppose trop de confiance d'un côté, trop de probité de l'autre. Ou il a cédé sans retour la propriété de son travail à un prix qui ne va pas loin, parce qu'il se fixe et doit se fixer sur l'incertitude de la réussite. Cependant il faut avoir été à ma place, à la place d'un jeune homme qui recueille pour la première fois un modique tribut de quelques journées de méditation. Sa joie ne se comprend pas, ni l'émulation qu'il en reçoit. Si quelques applaudissements du public viennent se joindre à cet avantage, si quelques jours après son début il revoit son libraire et qu'il le trouve poli, honnête, affable, caressant, l'oeil serein, qu'il est satisfait ! De ce moment son talent change de prix, et, je ne saurais le dissimuler, L'accroissement en valeur commerçante de sa seconde production n'a nul rapport avec la diminution du hasard; il semble que le libraire, jaloux de conserver l'homme, calcule d'après d'autres éléments. Au troisième succès, tout est fini; l'auteur fait peut-être encore un mauvais traité, mais il le fait à peu près tel qu'il veut. Il y a des hommes de lettres à qui leur travail a produit 10, 20, 30, 80, 100 000 francs. Moi qui ne jouis que d'une considération commune et qui ne suis pas âgé, je crois que le fruit de mes occupations littéraires irait bien à 40 000 écus. On ne s'enrichirait pas, mais on acquerrait de l'aisance si ces sommes n'étaient pas répandues sur un grand nombre d'années, ne s'évanouissaient pas a mesure qu'on les perçoit et n'étaient pas dissipées lorsque les années sont venues, les besoins accrus, les yeux éteints et l'esprit usé. Cependant c'est un encouragement, et quel est le souverain assez riche pour y suppléer par ses libéralités ? Mais ces traités n'ont quelque avantage pour l'auteur qu'en vertu des lois qui assurent au commerçant la possession tranquille et permanente des ouvrages qu'il acquiert. Abolissez ces lois, rendez la propriété de l'acquéreur incertaine, et cette police mal entendue retombera en partie sur l'auteur. Quel parti tirerai-je de mon ouvrage, surtout si ma réputation n'est pas faite, comme je le suppose, lorsque le libraire craindra qu'un concurrent, sans courir le hasard de l'essai de mon talent, sans risquer les avances d'une première édition, sans m'accorder aucun honoraire, ne jouisse incessamment, au bout de six ans, plus tôt s'il l'ose, de son acquisition ? Les productions de l'esprit rendent déjà si peu ! Si elles rendent encore moins, qui est-ce qui voudra penser ? Ceux que la nature y a condamnés par un instinct insurmontable qui leur fait braver la misère ? Mais ce nombre d'enthousiastes, heureux d'avoir le jour du pain et de l'eau, la nuit une lampe qui les éclaire, est- il bien grand ? est-ce au ministère à les réduire à ce sort ? S'il s'y résout, aura- t-il beaucoup de penseurs ? S'il n'a pas de penseurs, quelle différence y aura-t-il entre lui et un pâtre qui mène des bestiaux ? Il y a peu de contrées en Europe où les lettres soient plus honorées, plus récompensées qu'en France '. Le nombre des places destinées aux gens de lettres y est très grand; heureux si c'était toujours le mérite qui y conduisît ! Mais si je ne craignais d'être satirique, je dirais qu'il y en a où l'on exige plus scrupuleusement un habit de velours qu'un bon livre. Les productions littéraires ont été distinguées par le législateur des autres possessions; la loi a pensé à en assurer la jouissance à l'auteur; L'arrêt du 21 mars 1749 les déclare non saisissables. Que devient cette prérogative si les vues nouvelles prévalent ? Quoi ! un particulier aliène à perpétuité un fonds, une maison, un champ, il en prive ses héritiers, sans que l'autorité publique lui demande compte de sa conduite. Il en tire toute la valeur, se l'applique à lui-même comme il lui plaît, et un littérateur n'aura pas le même droit ? Il s'adressera à la protection du souverain pour être maintenu dans la plus légitime des possessions, et le roi qui ne la refuse pas au moindre de ses sujets quand elle ne préjudicie à personne, la limitera à un certain intervalle de temps, à l'expiration duquel un ouvrage qui aura consumé son bien, sa santé, sa vie et qui sera compté au nombre des monuments de la nation, s'échappera de son héritage, de ses propres mains, pour devenir un effet commun ? Et qui est-ce qui voudra languir dans l'indigence pendant les années les plus belles de sa vie et pâlir sur des livres à cette condition ? Quittons le cabinet, mes amis, brisons la plume et prenons les instruments des arts mécaniques, si le génie est sans honneur et sans liberté. L'injustice se joint ici à une telle absurdité que si je ne m'adressais à un homme qu'on obsède, qui ne doute point des projets qu'on a, à qui les sollicitations sont portées de la ville et de la province, je cesserais de traiter cette matière. Les autres croiront certainement que je me fais des fantômes pour le plaisir de les combattre. -- Mais direz-vous, lorsque vous avez aliéné votre ouvrage, que vous importe que le ministère prenne connaissance de vos intérêts négligés et vous venge d'un mauvais traité où l'adresse et l'avidité du commerçant vous ont surpris ? -- Si j'ai fait un mauvais traité, c'est mon affaire. Je n'ai point été contraint; j'ai subi le sort commun, et si ma condition est mauvaise, espérez-vous la rendre meilleure en me privant du droit d'aliéner et en anéantissant l'acte de ma cession entre les mains de mon acquéreur ? Avez-vous prétendu que cet homme compterait la propriété pour rien ? Et s'il y ajoute quelque valeur, ne diminuera-t-il pas mes honoraires en raison de cette valeur ? Je ne sais à qui vous en voulez. Parlez de votre amour prétendu pour les lettres tant qu'il vous plaira, mais c'est sur elles que vous allez frapper. Vous avez rappelé dans votre sein, par la douceur de votre administration, par vos récompenses, par des honneurs, par toutes les voies imaginables, les lettres que l'intolérance et la persécution avaient égarées; craignez de les égarer une seconde fois. Votre ennemi fait des voeux pour que l'esprit de vertige s'empare de vous, que vous preniez une verge de fer et que vos imprudences multipliées lui envoient un petit nombre de lettrés qu'il vous envie. Ils iront, c'est moi qui vous en avertis, et bien plus fortement que moi, les propositions avantageuses qu'on leur fait et qu'ils ont encore le courage de rejeter. Parce que les taureaux ont des cornes et qu'ils entrent quelquefois en fureur, serez-vous assez vifs et assez bêtes pour ne vouloir plus commander qu'à des boeufs ? Vous n'avez pas de sens, vous ne savez ce que vous voulez. Vous ajoutez que la perpétuité du privilège laissant le commerçant maître absolu du prix de son livre, il ne manquera pas d'abuser de cet avantage. Si votre commerçant ignore que son intérêt réel est dans la consommation rapide et dans la prompte rentrée de ses fonds, il est le plus imbécile des commerçants. D'ailleurs protégez les privilégiés tant qu'il vous plaira; ajoutez des punitions infamantes aux peines pécuniaires portées par les règlements; dressez même des gibets, et la cupidité du contrefacteur les bravera. Je vous l'ai déjà dit et l'expérience avant moi, mais rien ne vous instruit, je défie un libraire de porter un ouvrage au-delà d'un prix qui compense les hasards du contrefacteur et les dépenses de l'étranger, sans que, malgré toute sa vigilance appuyée de toute l'autorité du magistrat, il n'en paraisse trois ou quatre contrefaçons dans l'année. Rappelez-vous qu'il ne s'agit ici que d'ouvrages courants et qui ne demandent qu'un coup de main. Je pourrais proposer au magistrat à qui il est de règle de présenter le premier exemplaire d'un livre nouveau, d'en fixer lui-même le prix; mais cette fixation, pour être équitable, suppose des connaissances de détail qu'il ne peut ni avoir ni acquérir, il est presque aussi sûr et plus court de s'en rapporter à l'esprit du commerce. J'ajouterai peut-être qu'entre ces sortes, les livres du plus haut prix ne sont pas aux privilégiés, mais je ne veux indisposer personne. On dit encore: Lorsqu'un libraire a fait un lucre honnête sur un ouvrage, n'est-il pas juste qu'un autre en profite ? -- Et pourquoi n'en gratifierait-on pas celui qui l'a bien mérité par quelque grande entreprise ? En vérité je ne sais pourquoi je m'occupe à répondre sérieusement à des questions qui ne peuvent être suggérées que par la stupidité la plus singulière ou l'injustice la plus criante; mais si ce n'est pas à la chose, c'est au nombre qu'il faut avoir égard. 1° L'imprimerie et la librairie ne sont pas de ces états de nécessité première auxquels on ne peut appliquer trop d'hommes. Si quatre cents libraires suffisent en France, il serait mal d'y en entretenir huit cents aux dépens d'un moindre nombre. Louis XIV a tenu pendant vingt ans la porte de cette communauté fermée. Il fixa le nombre des imprimeurs. Le monarque régnant, d'après les mêmes vues, a interrompu les apprentissages pendant trente autres années. Quelle raison a-t-on d'abandonner cette police ? Qu'on laisse les choses dans l'état où elles sont et qu'on n'aille pas dépouiller ceux qui ont placé leurs fonds dans ce commerce en leur donnant des associés, ou qu'en abolissant toutes les corporations à la fois, il soit libre à chacun d'appliquer ses talents et son industrie comme il y sera poussé par la nature et par l'intérêt; qu'on s'en rapporte aux seuls besoins de la société, qui saura bien, sans que personne s'en mêle, dans quelque profession que ce soit, suppléer les bras nécessaires ou retrancher les superflus; j'y consens, cela me convient à moi et à tous ceux à qui la moindre étincelle de la lumière présente est parvenue. Mais malheureusement il y a bien des conditions préliminaires à cet établissement; j'aurai, si je ne me trompe, occasion d'en dire un mot à l'occasion de cette foule d'intrus qu'on protège sans réfléchir à ce qu'on fait. 2° Mais parce qu'un libraire aurait perçu, je ne dis pas un lucre honnête, mais un profit énorme d'une entreprise, serait-ce une raison pour l'en dépouiller ? Cela fait rire. C'est précisément comme si un citoyen qui n'aurait point de maison sollicitait celle de son voisin que cette propriété aurait suffisamment enrichi. 3° Pour évaluer les avantages d'un commerçant sur une entreprise qui lui succède, ne faut-il pas mettre en compte les pertes qu'il a faites sur dix autres qui ont manqué ? Mais comment connaître ces deux termes qu'il faut compenser l'un par l'autre ? C'est, monsieur, par la fortune des particuliers. Voilà la seule donnée, et elle suffit. Or, je le dis, je le répète, et aucun d'eux ne m'en dédira, quelque contraire que cela soit à leur crédit: la communauté des libraires est une des plus misérables et des plus décriées, ce sont presque tous des gueux. Qu'on m'en cite une douzaine sur trois cent soixante qui aient deux habits, et je me charge de démontrer qu'il y en a quatre sut ces douze dont la richesse n'a presque rien de commun avec les privilèges. 4° Si vous croyez, monsieur, que ces privilèges tant enviés soient la propriété d'un seul, vous vous trompez; il n'y en a presque point de quelque valeur qui ne soit commun à vingt ou vingt-cinq personnes, et il faut savoir quelle misère c'est quand il s'agit d'obtenir de chacun la quotité de dépense proportionnée à sa part dans les cas de réimpression. Il y en a qui, hors d'état de la fournir, abandonnent à leurs associés leur intérêt, tantôt avant, tantôt après la réimpression. Un fait, monsieur, c'est que la compagnie des associés du Racine in-quarto, après dix ans, n'a pu se liquider avec l'imprimeur. C'est pourtant du Racine que je vous parle, oui, monsieur, du Racine ! Il ne se passe presque pas une année sans qu'il se vende quelques-unes de ces parts à la chambre. Que les promoteurs des nouvelles vues s'y rendent, qu'ils s'en fassent adjudicataires et qu'ils possèdent sans rapine et sans honte un bien qu'on n'enlèverait que de force aux propriétaires et dont ils ne se verraient point dépouillés sans douleur. Et surtout qu'on ne me parle pas de la gratification d'un citoyen qu'on revêt de la dépouille d'un autre. C'est profaner la langue de l'humanité et de la bienfaisance en la mettant sur les lèvres de la violence et de l'injustice. J'en appelle à tout homme de bien: s'il avait eu le bonheur de bien mériter de sa nation, souffrirait-il qu'on reconnût ses services d'une manière aussi atroce ? Je ne puis m'empêcher de porter ici la parole aux demoiselles de La Fontaine et de leur faire une prédiction qui ne tardera pas à se vérifier. Elles ont imaginé sans doute, sur le mérite de l'ouvrage de leur aïeul, que le ministère les avait gratifiées d'un présent important. Je leur annonce que, malgré toute la protection possible, elles seront contrefaites en cent endroits; qu'à moins qu'elles ne l'emportent sur le manufacturier régnicole ou étranger par quelque édition merveilleuse, et conséquemment d'un grand prix et d'un débit très étroit, qui attire l'homme de luxe ou le littérateur curieux, le libraire de Paris et celui de province s'adresseront au contrefacteur, ne fût-ce que par ressentiment; qu'un effet précieux dépérira entre leurs mains; qu'elles chercheront à s'en défaire; qu'on n'en voudra qu'à vil prix, parce qu'on ne comptera pas plus sur leur cession que sur celle de leur aïeul; que cependant, comme il y a de la canaille dans tous les corps et qu'elle ne manque pas dans la librairie, il se trouvera un particulier sans honneur et sans fortune qui se déterminera à acquérir d'elles, et que cet homme haï et perdu n'aura jamais la jouissance paisible et lucrative de sa possession. -- Cependant, continuez-vous, il y a de votre aveu des ouvrages importants qui manquent et dont nous avons besoin; comment en obtiendrons-nous les réimpressions ? -- Comment ? Je ne balance pas à vous le dire: en raffermissant les privilèges ébranlés, en maintenant les lois de cette propriété. Poursuivez sévèrement les contrefacteurs, portez-vous avec un front terrible dans les cavernes de ces voleurs clandestins. Puisque vous tirez des subsides considérables des corporations, et que vous n'avez ni la force ni le moyen de les anéantir; puisque vous avez assez de justice pour sentir qu'en les privant des droits que vous leur avez accordés, il ne faut pas les laisser sous le poids des dettes qu'elles ont contractées dans vos besoins urgents; puisque vous n'êtes pas en état de payer ces dettes; puisque vous continuez à leur vendre votre pernicieuse faveur, soutenez-les du moins de toute votre force, jusqu'à ce que vous ayez dans vos coffres de quoi les dissoudre. Sévissez contre des intrus qui s'immiscent de leur commerce et qui leur enlèvent leurs avantages sans partager leurs charges; que ces intrus n'obtiennent point vos privilèges; que les maisons royales ne leur servent plus d'asile; qu'ils ne puissent introduire ni dans la capitale ni dans les provinces des éditions contrefaites; remédiez sérieusement à ces abus, et vous trouverez des compagnies prêtes à seconder vos vues. N'attendez rien d'important de vos protégés subalternes; mais rien, je vous le dis, et moins encore d'un commerçant qui luttera contre l'indigence et à qui vous imposeriez vainement un fardeau supérieur à ses forces. C'est une terre effritée à laquelle vous demandez du fruit en la sevrant de ses engrais ordinaires. Que diriez-vous, monsieur, d'un marchand qui vous vendrait chèrement, et qui entretiendrait encore à sa porte un voleur pour vous dépouiller au sortir de chez lui ? C'est ce que vous faites. -- Notre position, me direz-vous, est embarrassante. -- Je le sais. Mais c'est vous-même qui vous y êtes mis par mauvaise politique, c'est votre indigence qui vous y retient. Il ne faut pas châtier l'innocent des fautes que vous avez faites et m'arracher d'une main ce que vous continuez de me vendre de l'autre. Mais, encore une fois, L'abolissement des corporations, quand vous en seriez le maître demain, n'a rien de commun avec les privilèges. Ce sont des objets si confondus dans votre esprit que vous avez peine à les séparer. Quand il serait libre à tout le monde d'ouvrir boutique dans la rue Saint-Jacques, L'acquéreur d'un manuscrit n'en serait pas moins un vrai propriétaire, en cette qualité un citoyen sous la sauvegarde des lois, et le contrefacteur un voleur à poursuivre selon toute leur sévérité. Plus l'état actuel de l'imprimerie et de la librairie serait exposé avec vérité, moins il paraîtrait vraisemblable. Permettez, monsieur, que je vous suppose un moment imprimeur ou libraire. Si vous vous êtes procure un manuscrit à grands frais, si vous en avez sollicité le privilège, qu'on vous l'a accordé, que vous ayez mis un argent considérable à votre édition, rien épargné, ni pour la beauté du papier, ni pour celle des caractères, ni pour la correction, et qu'au moment où vous paraîtrez, vous soyez contrefait et qu'un homme à qui la copie n'a rien coûté vienne débiter sous vos yeux votre propre ouvrage en petits caractères et en mauvais papier, que penserez-vous ? que direz-vous ? Mais s'il arrive que ce voleur passe pour un honnête homme et pour un bon citoyen; si ses supérieurs l'exhortent à continuer; si, autorisé par les règlements à le poursuivre, vous êtes croisé par les magistrats de sa ville; s'il vous est impossible d'en obtenir aucune justice; si les contrefaçons étrangères se joignent aux contrefaçons du royaume; si un libraire de Liège écrit impudemment à des libraires de Paris qu'il va publier Le Spectacle de la nature qui vous appartient, ou quelques-uns des Dictionnaires portatifs dont vous aurez payé le privilège une somme immense, et que pour en faciliter le débit il y mette votre nom; s'il s'offre à les envoyer; s'il se charge de les rendre où l'on jugera à propos, à la porte de votre voisin, sans passer à la chambre syndicale; s'il tient parole; si ces livres arrivent; si vous recourez au magistrat et qu'il vous tourne le dos, ne serez-vous pas consterné, découragé, et ne prendrez-vous pas le parti ou de rester oisif, ou de voler comme les autres ? Et dans ce découragement où vous seriez tombé vous-même à la place du commerçant, s'il arrivait, monsieur, que quelque innovation mal entendue, suggérée par un cerveau creux et adoptée par un magistrat à tête étroite et bornée, se joignît aux dégoûts que l'imprimerie et la librairie et les lettres ont déjà soufferts, et les bannît de la France, voilà vos relieurs, vos doreurs, vos papetiers et d'autres professions liées à celle-ci ruinées. C'est fait de la vente de vos peaux, matières premières que l'étranger saura bien tirer du royaume, lorsque le prix en sera baissé, et vous renvoyer toutes fabriquées, comme il a déjà commencé de faire. Ces suites ne vous paraissent-elles pas inévitables lorsque vos imprimeurs et vos libraires, hors d'état de soutenir leur commerce et leurs manufactures, en seront réduits aux petits profits de la commission ? Et ne vous flattez pas, monsieur, que le mal soit fort éloigne. Déjà la Suisse, Avignon et les Pays-Bas, qui n'ont point de copie à payer et qui fabriquent à moins de frais que vous, se sont approprié des ouvrages qui n'auraient dû être et qui n'avaient jamais été imprimés qu'ici. Avignon surtout, qui n'avait, il y a dix ans, que deux imprimeries languissantes, en a maintenant trente très occupées. Est-ce qu'on écrit à Avignon ? Cette contrée s'est-elle policée ? Y a-t-il des auteurs, des gens de lettres ? Non, monsieur; c'est un peuple tout aussi ignorant, tout aussi hébété qu'autrefois; mais il profite de l'inobservation des règlements et inonde de ses contrefaçons nos provinces méridionales. Ce fait n'est point ignoré. S'en alarme-t-on ? Aucunement. Est-ce qu'on s'alarme de rien ? Mais il y a pis. Vos libraires de Paris, monsieur, oui, vos libraires de Paris, privés de cette branche de commerce, soit lâcheté, soit misère, ou toutes les deux, prennent partie de ces éditions. Quant à ceux de province, hélas ! c'est presque inutilement qu'on ouvrirait aujourd'hui des yeux qu'on a tenus si longtemps fermés sur leurs contraventions; ils ne se donnent plus la peine de contrefaire. Ce vol ne leur est plus assez avantageux, ils suivent l'exemple de la capitale et acceptent les contrefaçons étrangères. Et ne croyez pas que j'exagère. Un homme que je ne nommerai pas, par égard pour son état et pour son mérite personnel, avait conseillé aux imprimeurs de Lyon de contrefaire l'Histoire ecclésiastique de Racine, en quatorze volumes in-douze; il oubliait en ce moment qu'il en avait coûté aux propriétaires et privilégiés des sommes considérables pour le manuscrit et d'autres sommes considérables pour l'impression. Le contrefacteur, avec moins de conscience, n'était pas fait pour avoir plus de mémoire. Cependant la contrefaçon et le vol conseillé n'ont pas eu lieu. Une édition d'Avignon a arrêté tout court le libraire de Lyon, qui s'en applaudit, parce qu'il a mieux trouvé son compte à prendre partie de la contrefaçon étrangère. Encore un moment de persécution et de désordre, et chaque libraire se pourvoira au loin selon son débit. Ne s'exposant plus à perdre les avances de sa manufacture, que peut-il faire de plus prudent ? Mais l'État s'appauvrira par la perte des ouvriers et la chute des matières que votre sol produit, et vous enverrez hors de vos contrées l'or et l'argent que votre sol ne produit pas. Mais, monsieur, vous êtes-vous jamais informé de la nature des échanges du libraire français avec le libraire étranger ? Ce ne sont le plus souvent que de mauvais livres qu'on donne pour d'aussi mauvais qu'on reçoit, des maculatures qui circulent dix fois de magasins en magasins avant que d'arriver à leur vraie destination, et cela après des frais énormes de port et de voiture, qui ne rentrent plus. Loin donc de songer à étendre la concurrence, il serait peut-être mieux de porter l'exclusif jusqu'aux ouvrages imprimés pour la première fois chez l'étranger. Je dis peut-être et je dirais sûrement, s'il était possible d'obtenir la même justice pour lui; mais il n'y faut pas penser. Les commerçants d'une nation sont et seront toujours en état de guerre avec les commerçants d'une autre. L'unique ressource est donc de fermer l'entrée à leurs éditions, d'accorder des privilèges pour leurs ouvrages au premier occupant, ou, si l'on aime mieux, de les traiter comme les manuscrits des auteurs anciens, dont on ne paye point d'honoraires et qui sont de droit commun, et d'imiter leur célérité à nous contrefaire. Voilà pour les livres qui ne contiennent rien de contraire à nos principes, à nos moeurs, à notre gouvernement, à notre culte, à nos usages. Quant aux autres, permettez que je renvoie mon avis à quelques lignes plus bas, où je vous parlerai des permissions tacites. J'ai entendu dire: « Mais puisqu'on ne peut empêcher l'étranger de nous contrefaire, pourquoi ne pas autoriser le régnicole ? Volés pour volés, il vaut encore mieux que nos propriétaires le soient par un Français leur voisin, que par un Hollandais. » Non, monsieur, cela ne vaut pas mieux; par quelque considération que ce soit, il ne faut encourager, au mépris des moeurs et des lois, les concitoyens à se piller les uns les autres. Mais encore une fois, faites de votre mieux par l'exécution stricte des règlements pour fermer l'entrée à toute contrefaçon étrangère. Que le Hollandais, le Genevois ou l'Avignonnais perde plus par la saisie d'une édition interceptée qu'il ne peut gagner sur dix qui passeront en fraude. Multipliez ses hasards comme vous le devez, soutenez votre légitime commerçant de toute votre autorité et abandonnez le reste à sa vigilance et à son industrie. Aussitôt que son édition sera prête à paraître, ne doutez pas que ses correspondants n'en soient informés aux deux extrémités du royaume; que la plus grande partie de son édition ne soit placée; que ce correspondant, pressé de jouir de notre impatience, incertain qu'il puisse se pourvoir au loin, et presque sûr d'être saisi et châtié s'il vend une édition contrefaite, n'accepte le papier manufacturé du libraire de la capitale, et que le commerçant étranger n'envoie que bien rarement dans nos provinces une marchandise dont elles seront fournies. -- Mais si nous ne prenons pas ses livres, il ne prendra pas les nôtres. -- Et vous ne pensez pas que c'est votre bien qu'il vous envoie; il n'a rien qui soit à lui, il produit à peine une malheureuse brochure dans une année. Voilà, monsieur, ce que j'avais à vous dire des privilèges de la librairie. Je peux m'être trompé en quelques points, mais de peu d'importance; avoir donné à certaines raisons plus de poids qu'elles n'en ont; n'être pas encore assez profondément initié dans la profession pour atteindre à une juste évaluation des avantages et des désavantages; mais je suis sûr de ma sincérité, sinon de mes lumières. Je n'ai ni dans cette affaire ni dans aucune autre de ma vie consulté mon intérêt particulier aux dépens de l'intérêt général; aussi ai-je la réputation d'homme de bien, et ne suis pas fort riche. D'où je conclus, pour terminer ce point que j'ai traité le plus au long parce qu'il m'a semblé le plus important: 1° Que les lois établies successivement depuis deux siècles, en connaissance de cause, inspirées par des inconvénients très réels que je vous ai exposés à mesure qu'ils y donnaient lieu, maintenues en partie sous un règne par l'autorité de Louis XIII, du cardinal de Richelieu et de ses successeurs au ministère, devenues générales sous le règne suivant par l'autorité de Louis XIV, du chancelier Séguier et de Colbert, lois dont vous devez connaître à présent toute la nécessité, si vous voulez conserver quelque splendeur à votre librairie, à votre imprimerie et à votre littérature, soient à jamais raffermies. 2° Que, conformément aux lettres patentes du 20 décembre 1649, 27 janvier 1665 et aux différents arrêts donnés en conséquence par Louis XIV et le souverain régnant, spécialement au règlement du 28 février ', articles premier et suivants, les privilèges soient regardés comme de pures et simples sauvegardes; les ouvrages acquis comme des propriétés inattaquables, et leurs impressions et réimpressions continuées exclusivement à ceux qui les ont acquises, à moins qu'il n'y ait dans l'ouvrage même une clause dérogatoire. 3° Que la translation ou le partage ne s'en fassent jamais que dans le cas unique où le légitime possesseur le laisserait librement et sciemment en non-valeur. 4° Que ces privilèges et les permissions continuent à être portés sur le registre de la chambre syndicale de Paris. 5° Que le syndic soit autorisé comme de raison à suspendre l'enregistrement, quand il y sera fait opposition, ou qu'il connaîtra que le privilège présenté préjudicie aux droits d'un tiers, et ce jusqu'à la décision du chancelier. 6° Que les livres étrangers susceptibles de privilèges et d'autorisation publique appartiennent au premier occupant comme un bien propre, ou soient déclarés de droit commun, comme on le jugera plus raisonnable. 7° Que les lois sur l'entrée de ces livres dans le royaume, et notamment l'article 92 du règlement de 1723, soient rigoureusement exécutés, et qu'il n'en passe aucun qui ne soit déchargé dans les chambres syndicales où les ballots doivent s'arrêter. 8° Qu'il soit pris à l'avenir toutes les précautions convenables pour que ces ballots ne soient pas divertis frauduleusement, comme il est arrivé par le passé. 9° Que, quant au commerce de la librairie d'Avignon, contre lequel on n'a point encore imaginé de moyens suffisants, il soit défendu de sortir aucuns livres du Comtat sans un acquit-à-caution pris aux Fermes du roi, d'où il serait envoyé toutes les semaines au chancelier un état et catalogue des livres contenus dans les ballots; que ces acquits soient visés au bureau de Noves pour être déchargés à Aix après la visite des syndics et adjoints, ou au bureau de Tulette pour être déchargés à Valence par l'imprimeur des Fermes assisté d'un premier commis; ou au bureau de Villeneuve pour être déchargés à Lyon ou à Montpellier, suivant leurs différentes destinations, après la visite des syndics et adjoints; que tous les ballots qui arriveront d'Avignon dans le royaume par d'autres voies ou sans un acquit-à-caution visé comme il est dit, soient saisissables par un inspecteur ambulant sur la frontière, préposé par le fermier commis à cet effet, et chargé d'envoyer au chancelier l'état de ces livres saisis pour recevoir les ordres du magistrat et les exécuter conformément aux règlements; que sur cet état les syndics et adjoints de la communauté de Paris soient appelés pour, sur leurs observations, statuer ce que de raison, etc. Il me semble, monsieur, que ces demandes sont également fondées sur la justice, les lois et le bien public, et que le seul moyen d'arrêter la ruine entière de cette communauté et de rallumer quelque émulation dans des commerçants que découragent l'inutilité de leurs efforts et les pertes journalières qu'ils essuient dans des entreprises qui leur avaient été lucratives et qui le redeviendront lorsque les règlements seront tenus en vigueur, est d'y faire droit, surtout si vous acquiescez à ce que je vais vous dire des permissions tacites. Cet article est un peu plus délicat que le précédent; toutefois je vais m'en expliquer librement; vous laisserez là mon expression lorsqu'elle vous paraîtra outrée et trop crue, et vous vous arrêterez à la chose. Je vous dirai d'abord: monsieur, monsieur, les vrais livres illicites, prohibés, pernicieux, pour un magistrat qui voit juste, qui n'est pas préoccupé de petites idées fausses et pusillanimes et qui s'en tient à l'expérience, ce sont les livres qu'on imprime ailleurs que dans notre pays et que nous achetons de l'étranger, tandis que nous pourrions les prendre chez nos manufacturiers, et il n'y en a point d'autres. Si l'on met entre l'autorisation authentique et publique et la permission tacite d'autres distinctions que celles de la décence qui ne permet pas qu'on attaque avec le privilège du roi ce que le roi et la loi veulent qu'on respecte, on n'y entend rien, mais rien du tout; et celui qui s'effarouche de ce début ne doit pas aller plus loin; cet homme n'est fait ni pour la magistrature ni pour mes idées. Mais si vous avez, monsieur, L'âme ferme que je vous crois et que vous m'écoutiez paisiblement, mon avis sera bientôt le vôtre, et vous prononcerez comme moi qu'il est presque impossible d'imaginer une supposition d'un cas où il faille refuser une permission tacite; car on n'aura certainement pas le front de s'adresser à vous pour ces productions infâmes dont les auteurs et les imprimeurs ne trouvent pas assez profondes les ténèbres où ils sont forcés de se réfugier, et qu'on ne publierait en aucun lieu du monde, ni à Paris, ni à Londres, ni à Amsterdam, ni à Constantinople, ni à Pékin, sans être poursuivi par la vengeance publique, et dont tout honnête homme rougit de prononcer le titre. La permission tacite, me direz-vous, n'est-elle pas une infraction de la loi générale qui défend de rien publier sans approbation expresse et sans autorité ? -- Cela se peut, mais l'intérêt de la société exige cette infraction, et vous vous y résoudrez parce que toute votre rigidité sur ce point n'empêchera point le mal que vous craignez, et qu'elle vous ôterait le moyen de compenser ce mal par un bien qui dépend de vous -- Quoi ! je permettrai l'impression, la distribution d'un ouvrage évidemment contraire à un culte national que je crois et que je respecte, et je consentirai le moins du monde qu'on insulte à celui que j'adore, en la présence duquel je baisse mon front tous les jours, qui me voit, qui m'entend, qui me jugera, qui me remettra sous les yeux cet ouvrage même ? -- Oui, vous y consentirez; eh ! ce Dieu a bien consenti qu'il se fit, qu'il s'imprimât, il est venu parmi les hommes et il s'est laissé crucifier pour les hommes. -- Moi qui regarde les moeurs comme le fondement le plus sûr, peut-être le seul, du bonheur d'un peuple, le garant le plus évident de sa durée, je souffrirai qu'on répande des principes qui les attaquent, qui les flétrissent ? -- Vous le souffrirez. -- J'abandonnerai à la discussion téméraire d'un fanatique, d'un enthousiaste, nos usages, nos lois, notre gouvernement, les objets de la terre les plus sacrés, la sécurité de mon souverain, le repos de mes concitoyens ? -- Cela est dur, j'en conviens, mais vous en viendrez là, oui, vous en viendrez là tôt ou tard, avec le regret de ne l'avoir pas osé plus tôt. Il ne s'agit pas ici, monsieur, de ce qui serait le mieux, il n'est pas question de ce que nous désirons tous les deux, mais de ce que vous pouvez, et nous disons l'un et l'autre du plus profond de notre âme: « Périssent, périssent à jamais les ouvrages qui tendent à rendre l'homme abruti, furieux, pervers, corrompu, méchant ! » Mais pouvez vous empêcher qu'on écrive ? -- Non. -- Eh bien ! vous ne pouvez pas plus empêcher qu'un écrit ne s'imprime et ne devienne en peu de temps aussi commun et beaucoup plus recherché, vendu, lu, que si vous l'aviez tacitement permis. Bordez, monsieur, toutes vos frontières de soldats, armez-les de baïonnettes pour repousser tous les livres dangereux qui se présenteront, et ces livres, pardonnez-moi l'expression, passeront entre leurs jambes ou sauteront par-dessus leurs têtes, et nous parviendront. Citez-moi, je vous prie, un de ces ouvrages dangereux, proscrit, qui imprimé clandestinement chez l'étranger ou dans le royaume, n'ait été en moins de quatre mois aussi commun qu'un livre privilégié ? Quel livre plus contraire aux bonnes moeurs, à la religion, aux idées reçues de philosophie et d'administration, en un mot à tous les préjugés vulgaires, et par conséquent plus dangereux que les Lettres persanes ? que nous reste-t-il à faire de pis ? Cependant il y a cent éditions des Lettres persanes et il n'y a pas un écolier des Quatre Nations qui n'en trouve un exemplaire sur le quai pour ses douze sous. Qui est-ce qui n'a pas son Juvénal ou son Pétrone traduits ? Les réimpressions du Décaméron de Boccace, des Contes de La Fontaine, des romans de Crébillon, ne sauraient se compter. Dans quelle bibliothèque publique ou particulière ne se trouvent pas les Pensées sur la comète, tout ce que Bayle a écrit, L'Esprit des lois, le livre De l'esprit, L'Histoire des finances, L'Émile de Rousseau, son Héloise, son Traité de l'inégalité des conditions, et cent mille autres que je pourrais nommer ? Est-ce que nos compositeurs français n'auraient pas aussi bien imprimé au bas de la première page: Chez Merkus, à Amsterdam, que l'ouvrier de Merkus ? La police a mis en oeuvre toutes ses machines, toute sa prudence, toute son autorité pour étouffer le Despotisme oriental de feu Boulanger et nous priver de la Lettre de Jean-Jacques à l'archevêque de Paris. Je ne connais pas une seconde édition du Mandement de l'archevêque; mais je connais cinq ou six éditions de l'un et l'autre ouvrage, et la province nous les envoie pour trente sous. Le Contrat social, imprimé et réimprimé, s'est distribué pour un petit écu sous le vestibule du palais même du souverain. Qu'est-ce que cela signifie ? C'est que nous n'en avons ni plus ni moins ces ouvrages; mais que nous avons payé à l'étranger le prix d'une main-d'oeuvre qu'un magistrat indulgent et meilleur politique nous aurait épargné et que nous avons été abandonnés à des colporteurs qui, profitant d'une curiosité doublée, triplée par la défense, nous ont vendu bien chèrement le péril réel ou prétendu qu'ils couraient à la satisfaire. Entre les productions qui ne comportent que la permission tacite, il en faut distinguer de deux sortes: les unes d'auteurs étrangers et déjà publiées hors du royaume, les autres d'auteurs régnicole, manuscrites ou publiées sous titre étranger. Si l'auteur est un citoyen et que son ouvrage soit manuscrit, accueillez-le, profitez de la confiance qu'il vous montre en vous présentant un ouvrage dont il connaît mieux la hardiesse que vous, pour l'amener ou à la suppression totale par le respect qu'il doit aux usages de son pays et la considération de son propre repos, ou du moins à une forme plus modérée, plus circonspecte, plus sage. Il n'y a presque rien que vous ne puissiez obtenir du désir qu'il aura de faire imprimer à côté de lui, de relire ses épreuves, de se corriger, et de la commodité qu'il trouvera sous votre indulgente protection de s'adresser à un commerçant qui lui fasse un parti honnête. C'est ainsi que vous concilierez autant qu'il est en vous deux choses trop opposées pour se proposer de les accorder parfaitement, vos opérations particulières et le bien public. Si l'auteur, comme il peut arriver, ne veut rien sacrifier, s'il persiste à laisser son ouvrage tel qu'il l'a fait, renvoyez-le et l'oubliez, mais d'un oubli très réel. Songez qu'après une menace ou le moindre acte d'autorité, vous n'en reverrez plus. On négligera l'intérêt pour un temps, et les productions s'en iront droit chez l'étranger, où les auteurs ne tarderont pas à se rendre. -- Eh bien ! tant mieux, direz-vous, qu'ils s'en aillent. -- En parlant ainsi vous ne pensez guère à ce que vous dites; vous perdrez les hommes que vous aviez, vous n'en aurez pas moins leurs productions, vous les aurez plus hardies, et si vous regardez ces productions comme une source de corruption, vous serez pauvres et abrutis et n'en serez pas moins corrompus. -- Le siècle devient aussi trop éclairé. -- Ce n'est pas cela, c'est vous qui ne l'êtes pas assez pour votre siècle. -- Nous n'aimons pas ceux qui raisonnent. -- C'est que vous redoutez la raison. Si l'ouvrage a paru, soit dans le royaume, soit chez l'étranger, gardez-vous bien de le mutiler d'une ligne; ces mutilations ne remédient à rien, elles sont reconnues dans un moment, on appelle une des éditions la bonne et l'autre la mauvaise, on méprise celle-ci, elle reste, et la première, qui est communément l'étrangère, n'en est que plus recherchée; pour quatre mots qui vous ont choqué et que nous lisons malgré vous, voilà votre manufacturier ruiné, et son concurrent étranger enrichi. S'il n'y a point de milieu, comme l'expérience de tous les temps doit vous l'avoir appris, qu'un ouvrage quel qu'il soit sorte de vos manufactures ou qu'il passe à l'étranger et que vous l'achetiez de lui tout manufacturé, n'ayant rien à gagner d'un côté, L'intérêt du commerce à blesser de l'autre, autorisez donc votre manufacturier, ne fût-ce que pour sauver votre autorité du mépris et vos lois de l'infraction, car votre autorité sera méprisée et vos lois enfreintes, n'en doutez pas, toutes les fois que les hasards seront à peu près compensés par le profit, et il faut que cela soit toujours. Nous avons vu votre sévérité porter en vingt-quatre heures le prix d'un in-douze de trente-six sous à deux louis. Je vous prouverais qu'en cent occasions l'homme expose sa vie pour la fortune. La fortune est présente, le péril paraît éloigné, et jamais aucun magistrat n'aura l'âme assez atroce pour se dire: « Je pendrai, je brûlerai, j'infamerai un citoyen », aussi fermement, aussi constamment, que l'homme entreprenant s'est dit à lui-même: « Je veux être riche. » Et puis il n'y a aucun livre qui fasse quelque bruit dont il n'entre en deux mois 200, 300, 400 exemplaires, sans qu'il y ait personne de compromis; et chacun de ces exemplaires circulant en autant de mains, il est impossible qu'il ne se trouve un téméraire entre tant d'hommes avides de gain, sur un espace de l'étendue de ce royaume, et voilà l'ouvrage commun. Si vous autorisez par une permission tacite l'édition d'un ouvrage hardi, du moins vous vous rendez le maître de la distribution, vous éteignez la première sensation, et je connais cent ouvrages qui ont passe sans bruit, parce que la connivence du magistrat a empêché un éclat que la sévérité n'aurait pas manqué de produire. Si cet éclat a eu lieu, malgré toute votre circonspection, ne livrez point votre auteur, ce serait une indignité; n'abandonnez point votre commerçant qui ne s'est engagé que sous votre bon plaisir; mais criez, tonnez plus haut que les autres; ordonnez les plus terribles perquisitions; qu'elles se fassent avec l'appareil le plus formidable; mettez en l'air l'exempt, le commissaire, les syndics, la garde; qu'ils aillent partout, de jour, aux yeux de tout le monde, et qu'ils ne trouvent jamais rien. Il faut que cela soit ainsi. On ne peut pas dire à certaines gens et moins encore leur faire entendre que vous n'avez tacitement permis ici la publication de cet ouvrage que parce qu'il vous était impossible de l'empêcher ailleurs, ou ici, et qu'il ne vous restait que ce moyen sûr de mettre à couvert, par votre connivence forcée, L'intérêt du commerce. Ceux d'entre eux qui paraîtront le plus vivement offensés du conseil que j'ose vous donner sont ou de bons israélites qui n'ont ni vues, ni expérience, ni sens commun; les autres des méchants très profonds qui se soucient on ne peut pas moins de l'intérêt de la société, pourvu que le leur soit à couvert, comme ils l'ont bien fait voir en des occasions plus importantes. Écoutez-les, interrogez-les, et vous verrez qu'il ne tiendrait pas à eux qu'ils ne vous missent un couteau à la main pour égorger la plupart des hommes qui ont eu le bonheur ou le malheur de n'être pas de leur avis. Ce qu'il y a de singulier, c'est que depuis qu'ils existent ils s'arrogent, au mépris de toute autorité, la liberté de parler et d'écrire qu'ils veulent nous ôter, quoique leurs discours séditieux et leurs ouvrages extravagants et fanatiques soient les seuls qui jusqu'à présent aient troublé la tranquillité des États et mis en danger les têtes couronnées. Cependant je n'exclus pas même leurs livres du nombre de ceux qu'il faut permettre tacitement; mais que le commerce de tous livres prohibés se fasse par vos libraires et non par d'autres. Le commerce de librairie fait par des particuliers sans état et sans fonds est un échange d'argent contre du papier manufacturé; celui de vos commerçants en titre est presque toujours un échange d'industrie et d'industrie, de papier manufacturé et de papier manufacturé. Vous savez quel fut le succès du Dictionnaire de Bayle quand il parut, et la fureur de toute l'Europe pour cet ouvrage. Qui est-ce qui ne voulut pas avoir un Bayle à quelque prix que ce fût ? et qui est-ce qui ne l'eut pas malgré toutes les précautions du ministère ? Les particuliers qui n'en trouvaient point chez nos commerçants s'adressaient à l'étranger; L'ouvrage venait par des voies détournées et notre argent s'en allait. Le libraire, excité par son intérêt pallié d'une considération saine et politique, s'adressa au ministre et n'eut pas de peine à lui faire sentir la différence d'un commerce d'argent à papier, ou de papier à papier; le ministre lui répondit qu'il avait raison, cependant qu'il n'ouvrirait jamais la porte du royaume au Bayle. Cet aveu de la justesse de sa demande et ce refus décidé de la chose demandée l'étonnèrent, mais le magistrat ajouta tout de suite: « C'est qu'il faut faire mieux, il faut l'imprimer ici »; et le Bayle fut imprimé ici. Or je vous demande à vous, monsieur: s'il était sage de faire en France la troisième ou la quatrième édition du Bayle, n'y eut-il pas de la bêtise à n'avoir pas fait la seconde ou la première ? Je ne discuterai point si ces livres dangereux le sont autant qu'on le crie, si le mensonge, le sophisme, n'est pas tôt ou tard reconnu et méprisé, si la vérité qui ne s'étouffe jamais, se répandant peu à peu, gagnant par des progrès presque insensibles sur le préjugé qu'elle trouve établi, et ne devenant générale qu'après un laps de temps surprenant, peut jamais avoir quelque danger réel. Mais je vois que la proscription, plus elle est sévère, plus elle hausse le prix du livre, plus elle excite la curiosité de le lire, plus il est acheté, plus il est lu. Et combien la condamnation n'en a-t-elle pas fait connaître que leur médiocrité condamnait à l'oubli ? Combien de fois le libraire et l'auteur d'un ouvrage privilégié, s'ils l'avaient osé, n'auraient-ils pas dit aux magistrats de la grande police: « Messieurs, de grâce, un petit arrêt qui me condamne à être lacéré et brûlé au bas de votre grand escalier ? » Quand on crie la sentence d'un livre, les ouvriers de l'imprimerie disent: « Bon, encore une édition ! » Quoi que vous fassiez, vous n'empêcherez jamais le niveau de s'établir entre le besoin que nous avons d'ouvrages dangereux ou non, et le nombre d'exemplaires que ce besoin exige. Ce niveau s'établira seulement un peu plus vite, si vous y mettez une digue. La seule chose à savoir, tout le reste ne signifiant rien, sous quelque aspect effrayant qu'il soit proposé, c'est si vous voulez garder votre argent ou si vous voulez le laisser sortir. Encore une fois, citez-moi un livre dangereux qui nous manque. Je pense donc qu'il est utile pour les lettres et pour le commerce de multiplier les permissions tacites à l'infini, ne mettant à la publication et à la distribution d'un livre qu'une sorte de bienséance qui satisfasse les petits esprits. On défère un auteur, les lois le proscrivent, son arrêt se publie, il est lacéré et brûlé, et deux mois après il est exposé sur les quais. C'est un mépris des lois manifeste qui n'est pas supportable. Qu'un livre proscrit soit dans le magasin du commerçant, qu'il le vende sans se compromettre; mais qu'il n'ait pas l'impudence de l'exposer sur le comptoir de sa boutique, sans risquer d'être saisi. Je pense que, si un livre est acquis par un libraire qui en a payé le manuscrit et qui l'a publié sur une permission tacite, cette permission tacite équivaut à un privilège; le contrefacteur fait un vol que le magistrat préposé à la police de la librairie doit châtier d'autant plus sévèrement qu'il ne peut être poursuivi par les lois. La nature de l'ouvrage qui empêche une action juridique ne fait rien à la propriété. Si l'ouvrage prohibé dont on sollicite ici l'impression a été publié chez l'étranger, il semble rentrer dans la classe des effets de droit commun; on peut en user comme le règlement ou plutôt l'usage en ordonne des livres anciens: la copie n'a rien coûté au libraire, il n'a nul titre de propriété; faites là-dessus tout ce qu'il vous plaira, ou l'objet d'une faveur, ou la récompense d'un libraire, ou celle d'un homme de lettres, ou l'honoraire d'un censeur, ou la propriété du premier occupant; mais, encore une fois, ne souffrez pas qu'on les mutile. Mais plus je donne d'étendue aux permissions tacites, plus il vous importe de bien choisir vos censeurs. Que ce soient des gens de poids par leurs connaissances, par leurs moeurs et la considération qu'ils se seront acquise; qu'ils aient toutes les distinctions personnelles qui peuvent en imposer à un jeune auteur. Si j'ai, dans la chaleur de l'âge, dans ce temps où pour ouvrir sa porte à la considération, on fait sauter son bonheur par la fenêtre, commis quelques fautes 1, combien je les ai réparées ! Je ne saurais dire le nombre de productions de toutes espèces sur lesquelles j'ai été consulté et que j'ai retenues dans les portefeuilles des auteurs, en leur remontrant avec force les persécutions auxquelles ils allaient s'exposer, les obstacles qu'ils préparaient à leur avancement, les troubles dont toute leur vie se remplirait et les regrets amers qu'ils en auraient. Il est vrai que j'en parlais un peu par expérience; mais si j'ai réussi, quels services ne serait-on pas en état d'attendre d'hommes plus importants ? Quand j'ouvre mon Almanach royal et que je trouve, au milieu d'une liste énorme et à côté des noms de MM. Ladvocat, bibliothécaire de Sorbonne, Saurin, Astruc, Sénac, Morand, Louis, Clairaut, Deparcieux, Capperonier, Barthélemy, Béjot et quelques autres que je ne nomme pas et que je n'en révère pas moins, une foule de noms inconnus, je ne saurais m'empêcher de lever les épaules. Il faut rayer les trois quarts de ces gens qui ont été revêtus de la qualité de juges de nos productions dans les sciences et dans les arts, sans qu'on sache trop sur quels titres; conserver le petit nombre des autres qui sont très en état de donner un bon conseil à l'auteur sur son ouvrage, et leur faire un sort digne à peu près de leurs fonctions. Il y a déjà quelques pensions: qui empêcherait d'ajouter à cette expectative un petit tribut sur l'ouvrage même censuré ? Outre l'exemplaire qui revient au censeur, sinon de droit, au moins d'usage, pourquoi ne lui fixerait-on pas un honoraire relatif au volume, qui serait à la charge de l'auteur ou du libraire ? par exemple dix-huit livres pour le volume in-douze, un louis pour l'in-octavo, trente-six livres pour l'in-quarto, deux louis pour l'in-folio; cette taxe ne serait pas assez onéreuse pour qu'on s'en plaignît. Ce n'est rien si l'ouvrage réussit; c'est un bien léger accroissement de perte s'il tombe; et puis, elle ne serait payée qu'au cas que l'ouvrage fût jugé susceptible de privilège ou de permission tacite. La chose est tout à fait différente à Londres: il n'y a ni privilèges ni censeurs. Un auteur porte son ouvrage à l'imprimeur, on l'imprime, il paraît. Si l'ouvrage mérite par sa hardiesse l'animadversion publique, le magistrat s'adresse à l'imprimeur; celui-ci tait ou nomme l'auteur: s'il le tait, on procède contre lui; s'il le nomme on procède contre l'auteur. Je serais bien fâché que cette police s'établît ici; bientôt elle nous rendrait trop sages. Quoi qu'il en soit, s'il importe de maintenir les règlements des corporations, puisque c'est un échange que le gouvernement accorde à quelques citoyens des impositions particulières qu'il assied sur eux, du moins jusqu'à ce que des temps plus heureux lui permettent d'affranchir absolument l'industrie de ces entraves pernicieuses par l'acquit des emprunts que ces corporations ont faits pour fournir à ces impositions, je puis et je ne balance pas à vous dénoncer un abus qui s'accroît journellement au détriment de la communauté et du commerce de la librairie: je parle de la nuée de ces gens sans connaissances, sans titre et sans aveu, qui s'en immiscent avec une publicité qui n'a pas d'exemple. A l'abri des protections qu'ils se sont faites et des asiles privilégiés qu'ils occupent, ils vendent, achètent, contrefont, débitent des contrefaçons du pays ou étrangères et nuisent en cent manières diverses, sans avoir la moindre inquiétude sur la sévérité des lois. Comment est-il possible que la petite commodité que les particuliers en reçoivent ferme les yeux au magistrat sur le mal qu'ils font ? Je demande ce que deviendrait notre librairie, si la communauté de ce nom, réduite aux abois, venait tout d'un coup à se dissoudre et que tout ce commerce tombât entre les mains de ces misérables agents de l'étranger; qu'en pourrions-nous espérer ? A présent que par toutes sortes de moyens illicites ils sont devenus presque aussi aisés qu'ils le seront jamais, qu'on les assemble tous et qu'on leur propose la réimpression de quelques-uns de ces grands corps qui nous manquent, et l'on verra à qui l'on doit la préférence, ou à ceux qui ont acquis par leur éducation, leur application et leur expérience, la connaissance des livres anciens, rares et précieux, à qui les hommes éclairés s'adressent toujours, soit qu'il s'agisse d'acquérir ou de vendre, dont les magasins sont les dépôts de toute bonne littérature et qui en maintiennent la durée par leurs travaux; ou cette troupe de gueux ignorants qui n'ont rien que des ordures, qui ne savent rien et dont toute l'industrie consiste à dépouiller de légitimes commerçants et à les conduire insensiblement, par la suppression de leurs rentrées journalières, à la malheureuse impossibilité de nous rendre des services que nous ne pouvons certainement attendre d'ailleurs. Où est l'équité de créer un état, de l'accabler de charges et d'en abandonner le bénéfice à ceux qui ne les partagent pas ? C'est une inadvertance et une supercherie indigne d'un gouvernement qui a quelque sagesse ou quelque dignité. Mais, dira-t-on, que la communauté ne les reçoit-elle ? Plusieurs se sont présentés. -- J'en conviens; mais je ne vois pas qu'on puisse blâmer la délicatesse d'un corps qui tient un rang honnête dans la société, d'en rejeter ses valets. La plupart des colporteurs ont commencé par être les valets des libraires. Ils ne sont connus de leurs maîtres que par des entreprises faites sur leur commerce, au mépris de la loi. Leur éducation et leurs moeurs sont suspectes, ou, pour parler plus exactement, leurs moeurs ne le sont pas. On aurait peine à en citer un seul en état de satisfaire au moindre point des règlements; ils ne savent ni lire ni écrire. Estienne, célèbres imprimeurs d'autrefois, que diriez-vous s'il vous était accordé de revenir parmi nous, que vous jetassiez les yeux sur le corps des libraires et que vous vissiez les dignes successeurs que vous avez et ceux qu'on veut leur associer ! Cependant j'ai conféré quelquefois avec les meilleurs imprimeurs et libraires de Paris, et je puis assurer qu'il est des arrangements auxquels ils sont tous disposés à se prêter. Qu'on sépare de la multitude de ces intrus une vingtaine des moins notés, s'ils s'y trouvent, et ils ne refuseront point de se les affilier. On en formera une classe subalterne de marchands qui continueront d'habiter les quartiers qu'ils occupent, et où, par une bizarrerie que je vous expliquerai tout à l'heure, les libraires par état ne peuvent se transplanter; ils seront reconnus à la chambre syndicale; ils se soumettront aux règlements généraux; on en pourra faire un particulier pour eux; on fixera les bornes dans lesquelles leur commerce se renfermera; ils fourniront proportionnellement aux impositions du corps, et les enfants de ces gueux-là, mieux élevés et plus instruits que leurs pères, pourront même un jour se présenter à l'apprentissage et y être admis. C'est ainsi, ce me semble, qu'on concilierait l'intérêt de la bonne et solide librairie et la paresse des gens du monde qui trouvent très commodes des domestiques qui vont leur présenter le matin les petites nouveautés du jour. En attendant qu'on prenne quelque parti là-dessus, si les libraires demandent que, conformément aux arrêts et règlements de leur état, et notamment à l'article 4 de celui du 27 février 1723, tous ceux qui se mêleront de leur commerce sans qualité soient punis suivant la rigueur des lois, et que si, nonobstant les ordonnances du 20 octobre 1721, 14 août 1722, 31 octobre 1754 et 25 septembre 1742, les maisons royales et autres asiles prostitués à ce brigandage paraissent cependant trop respectables pour y faire des saisies et autres exécutions, il soit sévi personnellement contre ceux qui y tiendront boutique ouverte et magasins; je trouve qu'à moins d'un renversement d'équité qui ne se conçoit pas et qui signifierait: « Je veux que parmi les citoyens il y en ait qui me payent tant pour le droit de vendre des livres, et je veux qu'il y en ait qui ne me payent rien; je veux qu'il y ait des impositions pour les uns et point d'impositions pour les autres, quoique cette distinction soit ruineuse; je veux que ceux-ci soient assujettis à des lois dont il me plaît d'affranchir les autres; je veux que celui à qui j'ai permis de prendre ce titre, à condition qu'il me fournirait tel et tel secours, soit vexé, et que celui qui s'est passé du titre et qui ne m'a rien donné profite de l'avantage que lui donne la vexation que j'exercerai sur son concurrent »; il faut accorder au libraire sa demande. Mais comme vous ne méprisez rien de ce qui tient à l'exercice de vos fonctions, et que ce qui sert à vous éclairer cesse d'être minutieux à vos yeux, je vais vous expliquer la première origine de cette nuée de colporteurs qu'on a vu éclore aussi subitement que ces insectes qui dévorent nos moissons de l'Angoumois. Je la rapporte à un règlement qui put être autrefois raisonnable, mais qui par le changement des circonstances est devenu tout à fait ridicule. Ce règlement, qui date de la première introduction de l'imprimerie en France, défend à tout libraire et à tout imprimeur de transporter son domicile au-delà des ponts. L'imprimerie s'établit à Paris en 1470. Ce fut Jean de La Pierre, prieur de Sorbonne, qui rendit ce service aux lettres françaises. La maison de Sorbonne, célèbre dès ce temps, fut le premier endroit où il plaça les artistes qu'il avait appelés. L'art nouveau divisa la librairie en deux sortes de commerçants: les uns libraires marchands de manuscrits, et les autres libraires marchands de livres imprimés. La liaison de deux professions les réunit en un seul corps, tous devinrent imprimeurs et furent compris indistinctement sous l'inspection de l'Université. L'intérêt de leur commerce les avait rassemblés dans son quartier, ils y fixèrent leurs domiciles. Charles VIII, à la sollicitation des fermiers contre le grand nombre des privilégiés, pour le diminuer, fixa, en 1488, celui des librairies de l'Université à vingt-quatre; les autres, sans participer aux privilèges, furent arrêtes par la commodité du débit aux mêmes endroits qu'ils habitaient. Cependant le goût de la lecture, favorisé par l'imprimerie, s'étendit; les curieux de livres se multiplièrent, la petite enceinte de la montagne ne renferma plus toute la science de la capitale, et quelques commerçants songèrent à se déplacer et à porter leur domicile au-delà des ponts. La communauté, qui d'une convenance s'était fait une loi de rigueur, s'y opposa, et les syndics et adjoints, chargés de la police intérieure de leur corps, représentèrent que la visite des livres de dehors prenant déjà une grande partie de leur temps, ils ne pourraient suffire à celle des imprimeries si, s'éloignant les unes des autres, elles se répandaient sur un plus grand espace. De là les arrêts du Conseil et du Parlement, et les déclarations rapportées au Code de la librairie sous l'article 12 du règlement de 1723 qui défend aux imprimeurs et libraires de Paris de porter leur domicile hors du quartier de l'Université. Cette petite enceinte fut strictement désignée a ceux qui tiendraient magasin et boutique ouverte et qui seraient en même temps imprimeurs et libraires. Quant à ceux qui ne seraient que libraires, on leur accorda le dedans du Palais, et l'on permit à quelques autres dont le commerce était restreint à des Heures et à des petits livres de prières, d'habiter les environs du Palais et de s'étendre jusque sur le quai de Gesvres. Toute cette police des domiciles est confirmée depuis 1600 par une suite de sentences, d'arrêts et de déclarations; elle a subsisté même après la réduction du nombre des imprimeurs de Paris à trente-six. Elle subsiste encore, sans qu'il reste aucun des motifs de son institution. Autant l'état ancien de la librairie et des lettres semblait exiger cet arrangement, autant leur état actuel en demande la réforme. L'art typographique touche de si près à la religion, aux moeurs, au gouvernement et à tout l'ordre public, que pour conserver aux visites leur exécution prompte et facile, peut-être est-il bien de renfermer les imprimeries dans le plus petit espace possible. Que le règlement qui les retient dans le seul quartier de l'Université subsiste, à la bonne heure. Mais pour les boutiques et magasins de librairie, dont les visites sont moins fréquentes, il est rare que la publicité de la vente ne mène directement au lieu de la malversation, et que l'application du remède, quand il en est besoin, soit ou retardée ou empêchée par aucun obstacle. D'ailleurs la partie de la ville qui est hors de l'enceinte de l'Université est la plus étendue. Il y a des maisons religieuses, des communautés ecclésiastiques, des gens de loi, des littérateurs et des lecteurs en tout genre. Chaque homme opulent, chaque petit particulier qui n'est pas brute, a sa bibliothèque plus ou moins étendue. Cependant la vieille police qui concentrait les libraires dans un espace continuant de s'exercer, lorsque l'intérêt de ces commerçants et la commodité publique demandaient qu'on les répandît de tous côtés, quelques hommes indigents s'avisèrent de prendre un sac sur leurs épaules, qu'ils avaient rempli de livres achetés ou pris à crédit dans les boutiques des libraires; quelques pauvres femmes, à leur exemple, en remplirent leurs tabliers, et les uns et les autres passèrent les ponts et se présentèrent aux portes des particuliers. Les libraires dont ils facilitaient le débit, leur firent une petite remise qui les encouragea. Leur nombre s'accrut, ils entrèrent partout, ils trouvèrent de la faveur, et bientôt ils eurent au Palais-Royal, au Temple, dans les autres palais et lieux privilégiés des boutiques et des magasins. Des gens sans qualité, sans moeurs, sans lumières, guidés par l'unique instinct de l'intérêt, profitèrent si bien de la défense qui retenait les libraires en deçà de la rivière qu'ils en vinrent à faire tout leur commerce en delà. Encore s'ils avaient continué de se pourvoir chez votre vrai commerçant, la chose eût été tolérable; mais ils connurent les auteurs ils achetèrent des manuscrits, ils obtinrent des privilèges, ils trouvèrent des imprimeurs, ils contrefirent, ils recherchèrent les contrefaçons de l'étranger, ils se jetèrent sur la librairie ancienne et moderne, sur le commerce du pays et sur les effets exotiques, ils ne distinguèrent rien, ne respectèrent aucune propriété, achetèrent tout ce qui se présenta vendirent tout ce qu'on leur demanda, et une des raisons secrètes qui les mit en si grand crédit, c'est qu'un homme qui a quelque caractère une femme à qui il reste quelque pudeur, se procuraient par ces espèces de valets un livre abominable dont ils n'auraient jamais osé prononcer le titre à un honnête commerçant. Ceux qui ne trouvèrent point de retraite dans les lieux privilégiés, assurés, je ne sais trop comment, de l'impunité, eurent ailleurs des chambres et des magasins ouverts où ils invitèrent et reçurent les marchands. Ils se firent des correspondances dans les provinces du royaume, ils en eurent avec l'étranger, et les uns ne connaissant point les bonnes éditions, et d'autres ne s'en souciant point, chaque commerçant proportionnant la qualité de sa marchandise à l'intelligence et au goût de son acheteur, le prix vil auquel le colporteur fournit des livres mal facturés priva le véritable libraire de cette branche de son commerce. Qu'y a-t-il donc de surprenant si ce commerçant est tombé dans l'indigence, s'il n'a plus de crédit, si les grandes entreprises s'abandonnent, lorsqu'un corps autrefois honoré de tant de prérogatives devenues inutiles s'affaiblit par toutes sortes de voies ? Ne serait-ce pas une contradiction bien étrange qu'il y eût des livres prohibés, des livres pour lesquels, en quelque lieu du monde que ce soit, on n'oserait ni demander un privilège, ni espérer une possession tacite, et pour la distribution desquels on souffrît cependant, ou protégeât, une certaine collection d'hommes qui les procurât au mépris de la loi, au su et au vu du magistrat, et qui fît payer d'autant plus chèrement son péril simulé et son infraction manifeste des règles ? Ne serait-ce pas une autre contradiction aussi étrange que de refuser au véritable commerçant dont on exige le serment, à qui l'on a fait un état, sur lequel on assied des impositions, dont l'intérêt est d'empêcher les contrefaçons, une liberté ou plutôt une licence qu'on accorderait à d'autres ? N'en serait-ce pas encore une que de le resserrer, soit pour ce commerce qu'on appelle prohibé, soit pour son commerce autorise, dans un petit canton, tandis que toute la ville serait abandonnée à des intrus ? Je n'entends rien à toute cette administration, ni vous non plus, je crois. Qu'on ne refuse donc aucune permission tacite; qu'en vertu de ces permissions tacites le vrai commerçant jouisse aussi sûrement, aussi tranquillement que sur la foi d'un privilège; que ces permissions soient soumises aux règlements; que, si l'on refuse d'éteindre les colporteurs, on les affilie au corps de la librairie; qu'on fasse tout ce qu'on jugera convenable, mais qu'on ne resserre pas le vrai commerçant dans un petit espace qui borne et anéantit son commerce journalier; qu'il puisse s'établir où il voudra; que le littérateur et l'homme du monde ne soient plus déterminés par la commodité de s'adresser à des gens sans aveu, ou contraints d'aller chercher au loin le livre qu'ils désirent. En faisant ainsi, le public sera servi, et le colporteur, quelque état qu'on lui laisse, éclairé de plus près et moins tenté de contrevenir. L'émigration que je propose ne rendrait pas le quartier de l'Université désert de libraires. On peut s'en rapporter à l'intérêt. Celui qui a borné son commerce aux livres classiques, grecs et latins, ne s'éloignera jamais de la porte d'un collège. Aussi l'Université ne s'est-elle pas opposée à cette dispersion et n'en a-t-elle rien stipulé dans l'arrêt de règlement du 10 septembre 1725. Les libraires établiront leur domicile où bon leur semblera; quant aux trente-six imprimeurs qui suffiraient seuls à pourvoir les savants de la montagne, ils resteront dans la première enceinte, et par ce moyen on aura pourvu à l'intérêt de la religion, du gouvernement et des moeurs, à la liberté du commerce, au secours de la librairie qui en a plus besoin que jamais, à la commodité générale et au bien des lettres. Si donc les libraires requièrent à ce qu'il plaise au roi de leur permettre de passer les ponts et de déroger aux arrêts et règlements à ce contraire, il faut leur accorder. S'ils demandent des défenses expresses à tous colporteurs et autres sans qualité de s'immiscer de leur commerce et de s'établir dans les maisons royales et autres lieux privilégiés, dépens, dommages et intérêts, même poursuite extraordinaire, information, enquête, peines selon les ordonnances, saisie et le reste, il faut leur accorder. S'ils demandent qu'il soit défendu à tous libraires forains et étrangers d'avoir entrepôt et magasin et même de s'adresser pour la vente à d'autres que le vrai commerçant, et ce sur les peines susdites, il faut encore leur accorder. Toute cette contrainte me répugne plus peut-être qu'à vous; mais ou procurez la liberté totale du commerce, L'extinction de toute communauté, la suppression des impôts que vous en tirez, L'acquit des dettes qu'elles ont contractées dans vos besoins, ou la jouissance complète des droits que vous leur vendez. Sans quoi, je vous le répète, vous ressemblerez au commerçant qui entretiendrait à sa porte un filou pour enlever la marchandise qu'on aurait achetée de lui; vous aurez rassemblé en corps des citoyens sous le prétexte de leur plus grand intérêt, pour les écraser plus sûrement tous. ------------------------- FIN DU FICHIER commerce1 -------------------------------- 3 ------------------------- DEBUT DU FICHIER neveu2 -------------------------------- Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis (Horat., Lib. II, Satyr. VII) Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C'est moi qu'on voit, toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de philosophie. J'abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage riant, à l'oeil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence ; là je m'amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l'endroit du monde, et le café de la Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu. C'est chez Rey que font assaut Légal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu'on voit les coups les plus surprenants, et qu'on entend les plus mauvais propos ; car si l'on peut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs, comme Légal ; on peut être aussi un grand joueur d'échecs, et un sot, comme Foubert et Mayot. Un après- dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Au reste il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur d'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas ; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons. Rien ne dissembleplus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu'il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l'appeler, pour lui donner l'aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre et vous le prendriez au peu prés pour un honnête homme. Il vit au jour la journée. Triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude. Ou il regagne, à pied, un petit grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse ennuyée d'attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour, entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n'a pas six sols dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d'un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour, à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n'estime pas ces originaux-là. D'autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m'arrêtent une fois l'an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu'ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d'usage ont introduite. S'il en paraît un dans une compagnie ; c'est un grain de levain qui fermente qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c'est alors que l'homme de bon sens écoute, et démêle son monde. Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique. Il jurait au père et à la mère qu'il épouserait leur fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez ; lui disaient qu'il était fou, et je vis le moment que la chose était faite. Il m'empruntait quelques écus que je lui donnais. Il s'était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons honnêtes, où il avait son couvert, mais à la condition qu'il ne parlerait pas, sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait, et mangeait de rage. Il était excellent à voir dans cette contrainte. S'il lui prenait envie de manquer au traité, et qu'il ouvrit la bouche ; au premier mot, tous les convives s'écriaient, ô Rameau ! Alors la fureur étincelait dans ses yeux, et il se remettait à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir le nom de l'homme, et vous le savez. C'est le neveu de ce musicien célèbre qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous psalmodions depuis plus de cent ans ; qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne n'entendit jamais rien, et de qui nous avons un certain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d'haleine ; des airs de danse qui dureront éternellement, et qui, après avoir enterré le Florentin sera enterré par les virtuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait sombre, triste, hargneux ; car personne n'a autant d'humeur, pas même une jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé de survivre à sa réputation ; témoins Marivaux et Crébillon le fils. Il m'aborde... Ah, ah, vous voilà, monsieur le philosophe, et que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser le bois ? C'est ainsi qu'on appelle par mépris jouer aux échecs ou aux dames. MOI.-- Non, mais quand je n'ai rien de mieux à faire, je m'amuse à regarder un instant, ceux qui le poussent bien. LUI.-- En ce cas, vous vous amusez rarement ; excepté Légal et Philidor, le reste n'y entend rien. MOI.-- Et monsieur de Bissy donc ? LUI.-- Celui-là est en joueur d'échecs, ce que mademoiselle Clairon est en acteur. Ils savent de ces jeux, l'un et l'autre, tout ce qu'on en peut apprendre. MOI.-- Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu'aux hommes sublimes. LUI.-- Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique, et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres. MOI.-- A peu de chose, j'en conviens. Mais c'est qu'il faut qu'il y ait un grand nombre d'hommes qui s'y appliquent, pour faire sortir l'homme de génie. Il est un dans la multitude. Mais laissons cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne pense guère à vous, quand je ne vous vois pas. Mais vous me plaisez toujours à revoir. Qu'avez-vous fait ? LUI.-- Ce que vous, moi et tous les autres font ; du bien, du mal et rien. Et puis j'ai eu faim, et j'ai mangé, quand l'occasion s'en est présentée ; après avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu quelquefois. Cependant la barbe me venait ; et quand elle a été venue, je l'ai fait raser. MOI.-- Vous avez mal fait. C'est la seule chose qui vous manque, pour être un sage. LUI.-- Oui-da. J'ai le front grand et ridé ; l'oeil ardent ; le nez saillant ; les joues larges ; le sourcil noir et fourni ; la bouche bien fendue ; la lèvre rebordée ; et la face carrée. Si ce vaste menton était couvert d'une longue barbe ; savez-vous que cela figurerait très bien en bronze ou en marbre. MOI.-- A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle, d'un Socrate. LUI.-- Non, je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis effronté comme l'un, et je fréquente volontiers chez les autres. MOI.-- Vous portez-vous toujours bien ? LUI.-- Oui, ordinairement ; mais pas merveilleusement aujourd'hui. MOI.-- Comment ? Vous voilà avec un ventre de Silène ; et un visage... LUI.-- Un visage qu'on prendrait pour son antagoniste. C'est que l'humeur qui fait sécher mon cher oncle engraisse apparemment son cher neveu. MOI.-- A propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois ? LUI.-- Oui, passer dans la rue. MOI.-- Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien ? LUI.-- S'il en fait à quelqu'un, c'est sans s'en douter. C'est un philosophe dans son espèce. Il ne pense qu'à lui ; le reste de l'univers lui est comme d'un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n'ont qu'à mourir, quand elles voudront ; pourvu que les cloches de la paroisse, qu'on sonnera pour elles, continuent de résonner la douzième et la dix- septième tout sera bien. Cela est heureux pour lui. Et c'est ce que je prise particulièrement dans les gens de génie. Ils ne sont bons qu'à une chose. Passé cela, rien. Ils ne savent ce que c'est d'être citoyens, pères, mères, frères, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point ; mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut des hommes ; mais pour des hommes de génie ; point. Non, ma foi, il n'en faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe ; et dans les plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante qu'on ne la réforme pas sans charivari. Il s'établit partie de ce qu'ils ont imaginé. Partie reste comme il était ; de là deux évangiles ; un habit d'Arlequin. La sagesse du moine de Rabelais, est la vraie sagesse, pour son repos et pour celui des autres : faire son devoir, tellement quellement ; toujours dire du bien de Monsieur le prieur ; et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais l'histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici-bas, par quelque homme de génie. Mais je ne sais pas l'histoire, parce que je ne sais rien. Le diable m'emporte, si j'ai jamais rien appris ; et si pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus mal. J'étais un jour à la table d'un ministre du roi de France qui a de l'esprit comme quatre ; eh bien, il nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n'était plus utile aux peuples que le mensonge ; rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle pas bien ses preuves ; mais il s'ensuivait évidemment que les gens de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en naissant, sur son front, la caractéristique de ce dangereux présent de la nature, il faudrait ou l'étouffer, ou le jeter au cagnard. MOI.-- Cependant ces personnages-là, si ennemis du génie, prétendent tous en avoir. LUI.-- Je crois bien qu'ils le pensent au-dedans d'eux-mêmes ; mais je ne crois pas qu'ils osassent l'avouer. MOI.-- C'est par modestie. Vous conçûtes donc là, une terrible haine contre le génie. LUI.-- A n'en jamais revenir. MOI.-- Mais j'ai vu un temps que vous vous désespériez de n'être qu'un homme commun. Vous ne serez jamais heureux, si le pour et le contre vous afflige également. Il faudrait prendre son parti, et y demeurer attaché. Tout en convenant avec vous que les hommes de génie sont communément singuliers, ou comme dit le proverbe, qu'il n'y a point de grands esprits sans un grain de folie, on n'en reviendra pas. On méprisera les siècles qui n'en auront pas produit. Ils feront l'honneur des peuples chez lesquels ils auront existé ; tôt ou tard, on leur élève des statues, et on les regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. N'en déplaise au ministre sublime que vous m'avez cité, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue ; et qu'au contraire, la vérité sert nécessairement à la longue ; bien qu'il puisse arriver qu'elle nuise dans le moment. D'où je serais tenté de conclure que l'homme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération. Il peut arriver que cet être soit la victime du préjugé et des lois ; mais il y a deux sortes de lois, les unes d'une équité, d'une généralité absolues ; d'autres bizarres qui ne doivent leur sanction qu'à l'aveuglement ou la nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui les enfreint que d'une ignominie passagère ; ignominie que le temps reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à jamais. De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est aujourd'hui le déshonoré ? LUI.-- Le voilà bien avancé ! en a-t-il été moins condamné ? en a-t-il moins été mis à mort ? en a-t-il moins été un citoyen turbulent ? par le mépris d'une mauvaise loi, en a-t- il moins encouragé les fous au mépris des bonnes ? en a-t-il moins été un particulier audacieux et bizarre ? Vous n'étiez pas éloigné tout à l'heure d'un aveu peu favorable aux hommes de génie. MOI.-- Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait point avoir de mauvaises lois ; et si elle n'en avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un méchant qu'un homme d'esprit. Quand un homme de génie serait communément d'un commerce dur, difficile, épineux, insupportable, quand même ce serait un méchant, qu'en concluriez- vous ? LUI.-- Qu'il est bon à noyer. MOI.-- Doucement ; cher homme. Ça, dites-moi ; je ne prendrai pas votre oncle pour exemple ; c'est un homme dur ; c'est un brutal ; il est sans humanité ; il est avare. Il est mauvais père, mauvais époux ; mauvais oncle ; mais il n'est pas assez décidé que ce soit un homme de génie ; qu'il ait poussé son art fort loin, et qu'il soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine ? Celui-là certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais de Voltaire ? LUI.-- Ne me pressez pas ; car je suis conséquent. MOI.-- Lequel des deux préféreriez-vous ? ou qu'il eût été un bon homme, identifié avec son comptoir comme Briasson ou avec son aune, comme Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari ; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus ; ou qu'il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant ; mais auteur d'Andromaque, de Britannicus, d'Iphigénie, de Phèdre, d'Athalie. LUI.-- Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu'il eût été le premier. MOI.-- Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez. LUI.-- Oh ! vous voilà, vous autres ! Si nous disons quelque chose de bien, c'est comme des fous, ou des inspirés ; par hasard. Il n'y a que vous autres qui vous entendiez. Oui, monsieur le philosophe. Je m'entends ; et je m'entends ainsi que vous vous entendez. MOI.-- Voyons ; eh bien, pourquoi pour lui ? LUI.-- C'est que toutes ces belles choses-là qu'il a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs ; et que s'il eût été un bon marchand en soie de la rue Saint-Denis ou Saint- Honoré, un bon épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une fortune immense, et qu'en l'amassant, il n'y aurait eu sorte de plaisirs dont il n'eût joui ; qu'il aurait donné de temps en temps la pistole à un pauvre diable de bouffon comme moi qui l'aurait fait rire, qui lui aurait procuré dans l'occasion une jeune fille qui l'aurait désennuyé de l'éternelle cohabitation avec sa femme ; que nous aurions fait d'excellents repas chez lui, joué gros jeu ; bu d'excellents vins, d'excellentes liqueurs, d'excellents cafés, fait des parties de campagne ; et vous voyez que je m'entendais. Vous riez. Mais laissez-moi dire. Il eût été mieux pour ses entours. MOI.-- Sans contredit ; pourvu qu'il n'eût pas employé d'une façon déshonnête l'opulence qu'il aurait acquise par un commerce légitime ; qu'il eût éloigné de sa maison tous ces joueurs ; tous ces parasites ; tous ces fades complaisants ; tous ces fainéants, tous ces pervers inutiles ; et qu'il eût fait assommer à coups de bâtons, par ses garçons de boutique, l'homme officieux qui soulage, par la variété, les maris, du dégoût d'une cohabitation habituelle avec leurs femmes. LUI.-- Assommer ! monsieur, assommer ! on n'assomme personne dans une ville bien policée. C'est un état honnête. Beaucoup de gens, même titrés, s'en mêlent. Et à quoi diable, voulez-vous donc qu'on emploie son argent, si ce n'est à avoir bonne table, bonne compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs de toutes les couleurs, amusements de toutes les espèces. J'aimerais autant être gueux que de posséder une grande fortune, sans aucune de ces jouissances. Mais revenons à Racine. Cet homme n'a été bon que pour des inconnus, et que pour le temps où il n'était plus. MOI.-- D'accord. Mais pesez le mal et le bien. Dans mille ans d'ici, il fera verser des larmes ; il sera l'admiration des hommes. Dans toutes les contrées de la terre il inspirera l'humanité, la commisération, la tendresse ; on demandera qui il était, de quel pays, et on l'enviera à la France. Il a fait souffrir quelques êtres qui ne sont plus ; auxquels nous ne prenons presque aucun intérêt ; nous n'avons rien à redouter ni de ses vices ni de ses défauts. Il eût été mieux sans doute qu'il eût reçu de la nature les vertus d'un homme de bien, avec les talents d'un grand homme. C'est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son voisinage ; qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds ; mais il a porté sa cime jusque dans la nue ; ses branches se sont étendues au loin ; il a prêté son ombre à ceux qui venaient, qui viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux ; il a produit des fruits d'un goût exquis et qui se renouvellent sans cesse. Il serait à souhaiter que de Voltaire eût encore la douceur de Duclos, l'ingénuité de l'abbé Trublet, la droiture de l'abbé d'Olivet ; mais puisque cela ne se peut ; regardons la chose du côté vraiment intéressant ; oublions pour un moment le point que nous occupons dans l'espace et dans la durée ; et étendons notre vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées, et les peuples à naître. Songeons au bien de notre espèce. Si nous ne sommes pas assez généreux ; pardonnons au moins à la nature d'avoir été plus sage que nous. Si vous jetez de l'eau froide sur la tête de Greuze, vous éteindrez peut-être son talent avec sa vanité. Si vous rendez de Voltaire moins sensible à la critique, il ne saura plus descendre dans l'âme de Mérope. Il ne vous touchera plus. LUI.-- Mais si la nature était aussi puissante que sage ; pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu'elle les a faits grands ? MOI.-- Mais ne voyez-vous pas qu'avec un pareil raisonnement vous renversez l'ordre général, et que si tout ici-bas était excellent, il n'y aurait rien d'excellent. LUI.-- Vous avez raison. Le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi. Que tout aille d'ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon avis, est celui où je devais être ; et foin du plus parfait des mondes, si je n'en suis pas. l'aime mieux être, et même être impertinent raisonneur que de n'être pas. MOI.-- Il n'y a personne qui ne pense comme vous, et qui ne fasse le procès à l'ordre qui est ; sans s'apercevoir qu'il renonce à sa propre existence. LUI.-- Il est vrai. MOI.-- Acceptons donc les choses comme elles sont. Voyons ce qu'elles nous coûtent et ce qu'elles nous rendent ; et laissons là le tout que nous ne connaissons pas assez pour le louer ou le blâmer ; et qui n'est peut-être ni bien ni mal ; s'il est nécessaire, comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent. LUI.-- Je n'entends pas grand-chose à tout ce que vous me débitez là. C'est apparemment de la philosophie ; je vous préviens que je ne m'en mêle pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien être un autre, au hasard d'être un homme de génie, un grand homme. Oui, il faut que j'en convienne, il y a là quelque chose qui me le dit. Je n'en ai jamais entendu louer un seul que son éloge ne m'ait fait secrètement enrager. le suis envieux. Lorsque j'apprends de leur vie privée quelque trait qui les dégrade, je l'écoute avec plaisir. Cela nous rapproche : j'en supporte plus aisément ma médiocrité. Je me dis : certes tu n'aurais jamais fait Mahomet ; mais ni l'éloge du Maupeou. J'ai donc été ; je suis donc fâché d'être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes galantes ; jamais entendu chanter, Profonds Abîmes du Ténare, Nuit, éternelle Nuit, sans me dire avec douleur ; voilà ce que tu ne feras jamais. J'étais donc jaloux de mon oncle, et s'il y avait eu à sa mort, quelques belles pièces de clavecin, dans son portefeuille, je n'aurais pas balancé à rester moi, et à être lui. MOI.-- S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela n'en vaut pas trop la peine. LUI.-- Ce n'est rien. Ce sont des moments qui passent. Puis il se remettait à chanter l'ouverture des Indes galantes, et l'air Profonds Abîmes ; et il ajoutait : Le quelque chose qui est là et qui me parle, me dit : Rameau, tu voudrais bien avoir fait ces deux morceaux-là ; si tu avais fait ces deux morceaux-là, tu en ferais bien deux autres ; et quand tu en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, on te chanterait partout ; quand tu marcherais, tu aurais la tête droite ; la conscience te rendrait témoignage à toi-même de ton propre mérite ; les autres, te désigneraient du doigt. On dirait, c'est lui qui a fait les jolies gavottes et il chantait les gavottes ; puis avec l'air d'un homme touché, qui nage dans la joie, et qui en a les yeux humides, il ajoutait, en se frottant les mains ; tu aurais une bonne maison, et il en mesurait l'étendue avec ses bras, un bon lit, et il s'y étendait nonchalamment, de bons vins, qu'il goûtait en faisant claquer sa langue contre son palais, un bon équipage et il levait le pied pour y monter, de jolies femmes à qui il prenait déjà la gorge et qu'il regardait voluptueusement, cent faquins me viendraient encenser tous les jours ; et il croyait les voir autour de lui ; il voyait Palissot, Poincinet, les Frérons père et fils, La Porte ; il les entendait, il se rengorgeait, les approuvait, leur souriait, les dédaignait, les méprisait, les chassait, les rappelait ; puis il continuait : et c'est ainsi que l'on te dirait le matin que tu es un grand homme ; tu lirais dans l'histoire des Trois Siècles que tu es un grand homme ; tu serais convaincu le soir que tu es un grand homme ; et le grand homme, Rameau le neveu s'endormirait au doux murmure de l'éloge qui retentirait dans son oreille ; même en dormant, il aurait l'air satisfait ; sa poitrine se dilaterait, s'élèverait, s'abaisserait avec aisance ; il ronflerait, comme un grand homme ; et en parlant ainsi ; il se laissait aller mollement sur une banquette ; il fermait les yeux, et il imitait le sommeil heureux qu'il imaginait. Après avoir goûté quelques instants la douceur de ce repos, il se réveillait, étendait ses bras, bâillait, se frottait les yeux, et cherchait encore autour de lui ses adulateurs insipides. MOI.-- Vous croyez donc que l'homme heureux a son sommeil ? LUI.-- Si je le crois ! Moi, pauvre hère, lorsque le soir j'ai regagné mon grenier et que je me suis fourré dans mon grabat, je suis ratatiné sous ma couverture ; j'ai la poitrine étroite et la respiration gênée ; c'est une espèce de plainte faible qu'on entend à peine ; au lieu qu'un financier fait retentir son appartement, et étonne toute sa rue. Mais ce qui m'afflige aujourd'hui, ce n'est pas de ronfler et de dormir mesquinement, comme un misérable. MOI.-- Cela est pourtant triste. LUI.-- Ce qui m'est arrivé l'est bien davantage. MOI.-- Qu'est-ce donc ? LUI.-- Vous avez toujours pris quelque intérêt à moi, parce que je suis un bon diable que vous méprisez dans le fond, mais qui vous amuse. MOI.-- C'est la vérité. LUI.-- Et je vais vous le dire. Avant que de commencer, il pousse un profond soupir et porte ses deux mains à son front. Ensuite, il reprend un air tranquille, et me dit : Vous savez que je suis un ignorant, un sot, un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un fieffé truand, un escroc, un gourmand... MOI.-- Quel panégyrique ! LUI.-- Il est vrai de tout point. Il n'y en a pas un mot à rabattre. Point de contestation là-dessus, s'il vous plaît. Personne ne me connaît mieux que moi ; et je ne dis pas tout. MOI.-- Je ne veux point vous fâcher ; et je conviendrai de tout. LUI.-- Eh bien, je vivais avec des gens qui m'avaient pris en gré, précisément parce que j'étais doué, à un rare degré, de toutes ces qualités. MOI.-- Cela est singulier. Jusqu'à présent j'avais cru ou qu'on se les cachait à soi- même, ou qu'on se les pardonnait, et qu'on les méprisait dans les autres. LUI.-- Se les cacher, est-ce qu'on le peut ? Soyez sûr que, quand Palissot est seul et qu'il revient sur lui-même, il se dit bien d'autres choses. Soyez sûr qu'en tête à tête avec son collègue, ils s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux insignes maroufles. Les mépriser dans les autres ! mes gens étaient plus équitables, et leur caractère me réussissait merveilleusement auprès d'eux. J'étais comme un coq en pâte. On me fêtait. On ne me perdait pas un moment, sans me regretter. J'étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou l'impertinent, l'ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n'y avait pas une de ces épithètes familières qui ne me valût un sourire, une caresse, un petit coup sur l'épaule, un soufflet, un coup de pied, à table un bon morceau qu'on me jetait sur mon assiette, hors de table une liberté que je prenais sans conséquence, car moi, je suis sans conséquence. On fait de moi, avec moi, devant moi, tout ce qu'on veut, sans que je m'en formalise ; et les petits présents qui me pleuvaient ? Le grand chien que je suis ; j'ai tout perdu ! J'ai tout perdu pour avoir eu le sens commun, une fois, une seule fois en ma vie ; ah, si cela m'arrive jamais ! MOI.-- De quoi s'agissait-il donc ? LUI.-- C'est une sottise incomparable, incompréhensible, irrémissible. MOI.-- Quelle sottise encore ? LUI.-- Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour cela ! La sottise d'avoir eu un peu de goût, un peu d'esprit, un peu de raison. Rameau, mon ami, cela vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit et ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l'on vous a pris par les épaules, on vous a conduit à la porte ; on vous a dit, "faquin, tirez ; ne reparaissez plus. Cela veut avoir du sens, de la raison, je crois ! Tirez. Nous avons de ces qualités- là, de reste". Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts ; c'est votre langue maudite qu'il fallait mordre auparavant. Pour ne vous en être pas avisé, vous voilà sur le pavé, sans le sol, et ne sachant où donner de la tête. Vous étiez nourri à bouche que veux-tu, et vous retournerez au regrat ; bien logé, et vous serez trop heureux si l'on vous rend votre grenier ; bien couché, et la paille vous attend entre le cocher de Monsieur de Soubise et l'ami Robbé. Au lieu d'un sommeil doux et tranquille, comme vous l'aviez, vous entendrez d'une oreille le hennissement et le piétinement des chevaux, de l'autre, le bruit mille fois plus insupportable des vers secs, durs et barbares. Malheureux, malavisé, possédé d'un million de diables ! MOI.-- Mais n'y aurait-il pas moyen de se rapatrier ? La faute que vous avez commise est-elle si impardonnable ? A votre place, j'irais retrouver mes gens. Vous leur êtes plus nécessaire que vous ne croyez. LUI.-- Oh, je suis sûr qu'à présent qu'ils ne m'ont pas, pour les faire rire, ils s'ennuient comme des chiens. MOI.-- J'irais donc les retrouver. Je ne leur laisserais pas le temps de se passer de moi ; de se tourner vers quelque amusement honnête : car qui sait ce qui peut arriver ? LUI.-- Ce n'est pas là ce que je crains. Cela n'arrivera pas. MOI.-- Quelque sublime que vous soyez, un autre peut vous remplacer. LUI.-- Difficilement. MOI.-- D'accord. Cependant j'irais avec ce visage défait, ces yeux égarés, ce col débraillé, ces cheveux ébouriffés, dans l'état vraiment tragique où vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la divinité. Je me collerais la face contre terre ; et sans me relever, je lui dirais d'une voix basse et sanglotante : " Pardon, madame ! pardon ! je suis un indigne, un infâme. Ce fut un malheureux instant ; car vous savez que je ne suis pas sujet à avoir du sens commun, et je vous promets de n'en avoir de ma vie. " Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime. Il s'était prosterné ; il avait collé son visage contre terre ; il paraissait tenir entre ses deux mains le bout d'une pantoufle ; il pleurait ; il sanglotait ; il disait, " oui, ma petite reine ; oui, je le promets ; je n'en aurai de ma vie, de ma vie ". Puis se relevant brusquement, il ajouta d'un ton sérieux et réfléchi : LUI.-- Oui : vous avez raison. Je crois que c'est le mieux. Elle est bonne. Monsieur Viellard dit qu'elle est si bonne. Moi, je sais un peu qu'elle l'est. Mais cependant aller s'humilier devant une guenon ! Crier miséricorde aux pieds d'une misérable petite histrionne que les sifflets du parterre ne cessent de poursuivre ! Moi, Rameau ! fils de Monsieur Rameau, apothicaire de Dijon, qui est un homme de bien et qui n'a jamais fléchi le genou devant qui que ce soit ! Moi, Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le grand Rameau, qu'on voit se promener droit et les bras en l'air, au Palais-Royal, depuis que monsieur Carmontelle l'a dessiné courbé, et les mains sous les basques de son habit ! Moi qui ai composé des pièces de clavecins que personne ne joue, mais qui seront peut-être les seules qui passeront à la postérité qui les jouera ; moi ! moi enfin ! J'irais !... Tenez, Monsieur, cela ne se peut. Et mettant sa main droite sur sa poitrine, il ajoutait : le me sens là quelque chose qui s'élève et qui me dit, " Rameau, tu n'en feras rien ". Il faut qu'il y ait une certaine dignité attachée à la nature de l'homme, que rien ne peut étouffer. Cela se réveille à propos de bottes. Oui, à propos de bottes ; car il y a d'autres jours où il ne m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on voudrait ; ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la petite Hus. MOI.-- Hé, mais, l'ami ; elle est blanche, jolie, jeune, douce, potelée ; et c'est un acte d'humilité auquel un plus délicat que vous pourrait quelquefois s'abaisser. LUI.-- Entendons-nous ; c'est qu'il y a baiser le cul au simple, et baiser le cul au figuré. Demandez au gros Bergier qui baise le cul de madame de La Marck au simple et au figuré ; et ma foi, le simple et le figuré me déplairaient également là. MOI.-- Si l'expédient que je vous suggère ne vous convient pas ; ayez donc le courage d'être gueux. LUI.-- Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a tant de sots opulents aux dépens desquels on peut vivre. Et puis le mépris de soi ; il est insupportable. MOI.-- Est-ce que vous connaissez ce sentiment-là ? LUI.-- Si je le connais ; combien de fois, je me suis dit : Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes tables à Paris, à quinze ou vingt couverts chacune ; et de ces couverts-là, il n'y en a pas un pour toi ! Il y a des bourses pleines d'or qui se versent de droite et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur toi ! Mille petits beaux esprits, sans talent, sans mérite ; mille petites créatures, sans charmes ; mille plats intrigants, sont bien vêtus, et tu irais tout nu ? Et tu serais imbécile à ce point ? est-ce que tu ne saurais pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou manquer comme un autre ? est-ce que tu ne saurais pas te mettre à quatre pattes, comme un autre ? est-ce que tu ne saurais pas favoriser l'intrigue de Madame, et porter le billet doux de Monsieur, comme un autre ? est-ce que tu ne saurais pas encourager ce jeune homme à parler à Mademoiselle, et persuader à Mademoiselle de l'écouter, comme un autre ? est-ce que tu ne saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos bourgeois, qu'elle est mal mise ; que de belles boucles d'oreilles, un peu de rouge, des dentelles, une robe à la polonaise, lui siéraient à ravir ? que ces petits pieds-là ne sont pas faits pour marcher dans la rue ? qu'il y a un beau monsieur, jeune et riche, qui a un habit galonné d'or, un superbe équipage, six grands laquais, qui l'a vue en passant, qui la trouve charmante ; et que depuis ce jour-là il en a perdu le boire et le manger ; qu'il n'en dort plus, et qu'il en mourra ? "Mais mon papa. -- Bon, bon ; votre papa ! il s'en fâchera d'abord un peu. -- Et maman qui me recommande tant d'être honnête fille ? qui me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que l'honneur ? -- Vieux propos qui ne signifient rien. -- Et mon confesseur ?-- Vous ne le verrez plus ; ou si vous persistez dans la fantaisie d'aller lui faire l'histoire de vos amusements ; il vous en coûtera quelques livres de sucre et de café. -- C'est un homme sévère qui m'a déjà refusé l'absolution, pour la chanson, viens dans ma cellule. -- C'est que vous n'aviez rien à lui donner... Mais quand vous lui apparaîtrez en dentelles. -- J'aurai donc des dentelles ? -- Sans doute et de toutes les sortes... en belles boucles de diamants. -- J'aurai donc de belles boucles de diamants ? -- Oui.-- Comme celles de cette marquise qui vient quelquefois prendre des gants, dans notre boutique ? -- Précisément. Dans un bel équipage, avec des chevaux gris pommelés ; deux grands laquais, un petit nègre, et le coureur en avant, du rouge, des mouches, la queue portée. -- Au bal ? -- Au bal... à l'Opéra, à la Comédie... " Déjà le coeur lui tressaillit de joie. Tu joues avec un papier entre tes doigts. "Qu'est cela ? -- Ce n'est rien-- Il me semble que si.-- C'est un billet. -- Et pour qui ?-- Pour vous, si vous étiez un peu curieuse. -- Curieuse, je le suis beaucoup. Voyons. " Elle lit. " Une entrevue, cela ne se peut. -- En allant à la messe. -- Maman m'accompagne toujours ; mais s'il venait ici, un peu matin ; je me lève la première ; et je suis au comptoir, avant qu'on soit levé. " Il vient : il plaît ; un beau jour, à la brune, la petite disparaît, et l'on me compte mes deux mille écus... Et quoi tu possèdes ce talent-là ; et tu manques de pain ! N'as-tu pas de honte, malheureux ? Je me rappelais un tas de coquins, qui né m'allaient pas à la cheville et qui regorgeaient de richesses. J'étais en surtout de baracan, et ils étaient couverts de velours ; ils s'appuyaient sur la canne à pomme d'or et en bec de corbin ; et ils avaient l'Aristote ou le Platon au doigt. Qu'étaient-ce pourtant ? la plupart de misérables croque-notes, aujourd'hui ce sont des espèces de seigneurs. Alors je me sentais du courage ; l'âme élevée ; l'esprit subtil, et capable de tout. Mais ces heureuses dispositions apparemment ne duraient pas ; car jusqu'à présent, je n'ai pu faire un certain chemin. Quoi qu'il en soit, voilà le texte de mes fréquents soliloques que vous pouvez paraphraser à votre fantaisie ; pourvu que vous en concluiez que je connais le mépris de soi-même, ou ce tourment de la conscience qui naît de l'inutilité des dons que le Ciel nous a départis ; c'est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que l'homme ne fût pas né. Je l'écoutais, et à mesure qu'il faisait la scène du proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait ; l'âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m'abandonnerais à l'envie de rire, ou au transport de l'indignation. le souffrais. Vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d'éclater ; vingt fois la colère qui s'élevait au fond de mon coeur se termina par un éclat de rire. l'étais confondu de tant de sagacité, et de tant de bassesse ; d'idées si justes et alternativement si fausses ; d'une perversité si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une franchise si peu commune. Il s'aperçut du conflit qui se passait en moi. Qu'avez-vous ? me dit-il. MOI.-- Rien. LUI.-- Vous me paraissez troublé. MOI.-- Je le suis aussi. LUI.-- Mais enfin que me conseillez-vous ? MOI.-- De changer de propos. Ah, malheureux, dans quel état d'abjection, vous êtes né ou tombé. LUI.-- J'en conviens. Mais cependant que mon état ne vous touche pas trop. Mon projet, en m'ouvrant à vous, n'était point de vous affliger. Je me suis fait chez ces gens quelque épargne. Songez que je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument ; et que l'on m'accordait tant pour mes menus plaisirs. Alors il recommença à se frapper le front, avec un de ses poings, à se mordre la lèvre, et rouler au plafond ses yeux égarés ; ajoutant, mais c'est une affaire faite. l'ai mis quelque chose de côté. Le temps s'est écoulé ; et c'est toujours autant d'amassé. MOI.-- Vous voulez dire de perdu. LUI.-- Non, non, d'amassé. On s'enrichit à chaque instant. Un jour de moins à vivre, ou un écu de plus ; c'est tout un. Le point important est d'aller aisément, librement, agréablement, copieusement, tous les soirs à la garde-robe. O stercus pretiosum ! Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier moment, tous sont également riches ; et Samuel Bernard qui à force de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions en or, et Rameau qui ne laissera rien ; Rameau à qui la charité fournira la serpillière dont on l'enveloppera. Le mort n'entend pas sonner les cloches. C'est en vain que cent prêtres s'égosillent pour lui : qu'il est précédé et suivi d'une longue file de torches ardentes ; son âme ne marche pas à côté du maître des cérémonies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre, c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants rouges, et les Enfants bleus, ou n'avoir personne, qu'est-ce que cela fait. Et puis vous voyez bien ce poignet ; il était raide comme un diable. Ces dix doigts, c'étaient autant de bâtons fichés dans un métacarpe de bois ; et ces tendons, c'étaient de vieilles cordes à boyau plus sèches, plus raides, plus inflexibles que celles qui ont servi à la roue d'un tourneur. Mais je vous les ai tant tourmentées, tant brisées, tant rompues. Tu ne veux pas aller ; et moi, mordieu, je dis que tu iras ; et cela sera. Et tout en disant cela, de la main droite, il s'était saisi les doigts et le poignet de la main gauche ; et il les renversait en dessus ; en dessous ; l'extrémité des doigts touchait au bras ; les jointures en craquaient ; je craignais que les os n'en demeurassent disloqués. MOI.-- Prenez garde, lui dis-je ; vous allez vous estropier. LUI.-- Ne craignez rien. Ils y sont faits ; depuis dix ans, je leur en ai bien donné d'une autre façon. Malgré qu'ils en eussent, il a bien fallu que les bougres s'y accoutumassent, et qu'ils apprissent à se placer sur les touches et à voltiger sur les cordes. Aussi à présent cela va. Oui, cela va. En même temps, il se met dans l'attitude d'un joueur de violon ; il fredonne de la voix un allegro de Locatelli, son bras droit imite le mouvement de l'archet ; sa main gauche et ses doigts semblent se promener sur la longueur du manche ; s'il fait un ton faux ; il s'arrête ; il remonte ou baisse la corde ; il la pince de l'ongle, pour s'assurer qu'elle est juste ; il reprend le morceau où il l'a laissé ; il bat la mesure du pied ; il se démène de la tête, des pieds, des mains, des bras, du corps. Comme vous avez vu quelquefois au Concert spirituel, Ferrari ou Chiabran, ou quelque autre virtuose, dans les mêmes convulsions, m'offrant l'image du même supplice, et me causant à peu près la même peine ; car n'est-ce pas une chose pénible à voir que le tourment, dans celui qui s'occupe à me peindre le plaisir ; tirez entre cet homme et moi, un rideau qui me le cache, s'il faut qu'il me montre un patient appliqué à la question. Au milieu de ses agitations et de ses cris, s'il se présentait une tenue, un de ces endroits harmonieux où l'archet se meut lentement sur plusieurs cordes à la fois, son visage prenait l'air de l'extase sa voix s'adoucissait, il s'écoutait avec ravissement. Ii est sûr que les accords résonnaient dans ses oreilles et dans les miennes. Puis, remettant son instrument sous son bras gauche, de la même main dont il le tenait, et laissant tomber sa main droite, avec son archet. Eh bien, me disait-il, qu'en pensez-vous ? MOI.-- A merveille. LUI.-- Cela va, ce me semble ; cela résonne à peu près, comme les autres. Et aussitôt, il s'accroupit, comme un musicien qui se met au clavecin. le vous demande grâce, pour vous et pour moi, lui dis-je. LUI.-- Non, non ; puisque je vous tiens, vous m'entendrez. Je ne veux point d'un suffrage qu'on m'accorde sans savoir pourquoi. Vous me louerez d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque écolier. MOI.-- Je suis si peu répandu, et vous allez vous fatiguer en pure perte. LUI.-- Je ne me fatigue jamais. Comme je vis que je voudrais inutilement avoir pitié de mon homme, car la sonate sur le violon l'avait mis tout en eau, je pris le parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin ; les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond où l'on eût dit qu'il voyait une partition notée, chantant ; préludant, exécutant une pièce d'Alberti, ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches ; tantôt laissant le dessus, pour prendre la basse ; tantôt quittant la partie d'accompagnement, pour revenir au-dessus. Les passions se succédaient sur son visage. On y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur. On sentait les piano, les forte. Et je suis sûr qu'un plus habile que moi, aurait reconnu le morceau, au mouvement, au caractère, à ses mines et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu'il y avait de bizarre ; c'est que de temps en temps, il tâtonnait ; se reprenait ; comme s'il eût manqué et se dépitait dé n'avoir plus la pièce dans les doigts. Enfin, vous voyez, dit-il, en se redressant et en essuyant les gouttes de sueur qui descendaient le long de ses joues, que nous savons aussi placer un triton, une quinte superflue, et que l'enchaînement des dominantes nous est familier. Ces passages enharmoniques dont le cher oncle a fait tant de train, ce n'est pas la mer à boire, nous nous en tirons. MOI.-- Vous vous êtes donné bien de la peine, pour me montrer que vous étiez fort habile ; j'étais homme à vous croire sur votre parole. LUI.-- Fort habile ? oh non ! pour mon métier, je le sais à peu près, et c'est plus qu'il ne faut. Car dans ce pays-ci est-ce qu'on est obligé de savoir ce qu'on montre ? MOI.-- Pas plus que de savoir ce qu'on apprend. LUI.-- Cela est juste, morbleu, et très juste. Là, Monsieur le philosophe : la main sur la conscience, parlez net. Il y eut un temps où vous n'étiez pas cossu comme aujourd'hui. MOI.-- Je ne le suis pas encore trop. LUI.-- Mais vous n'iriez plus au Luxembourg en été, vous vous en souvenez... MOI.-- Laissons cela ; oui, je m en souviens. LUI.-- En redingote de peluche grise. MOI.-- Oui, oui. LUI.-- Éreintée par un des côtés ; avec la manchette déchirée, et les bas de laine, noirs et recousus par derrière avec du fil blanc. MOI.-- Et oui, oui, tout comme il vous plaira. LUI.-- Que faisiez-vous alors dans l'allée des Soupirs ? MOI.-- Une assez triste figure. LUI.-- Au sortir de là, vous trottiez sur le pavé. MOI.-- D'accord. LUI.-- Vous donniez des leçons de mathématiques. MOI.-- Sans en savoir un mot. N'est-ce pas là que vous en vouliez venir ? LUI.-- Justement. MOI.-- J'apprenais en montrant aux autres, et j'ai fait quelques bons écoliers. LUI.-- Cela se peut, mais il n'en est pas de la musique comme de l'algèbre ou de la géométrie. Aujourd'hui que vous êtes un gros monsieur... MOI.-- Pas si gros. LUI.-- Que vous avez du foin dans vos bottes... MOI.-- Très peu. LUI.-- Vous donnez des maîtres à votre fille. MOI.-- Pas encore. C'est sa mère qui se mêle de son éducation ; car il faut avoir la paix chez soi. LUI.-- La paix chez soi ? morbleu, on ne l'a que quand on est le serviteur ou le maître ; et c'est le maître qu'il faut être. J'ai eu une femme. Dieu veuille avoir son âme mais quand il lui arrivait quelquefois de se rebéquer je m'élevais sur mes ergots ; je déployais mon tonnerre ; je disais, comme Dieu, que la lumière se fasse et la lumière était faite. Aussi en quatre années de temps, nous n'avons pas eu dix fois un mot, l'un plus haut que l'autre. Quel âge a votre enfant ? MOI.-- Cela ne fait rien à l'affaire. LUI.-- Quel âge a votre enfant ? MOI.-- Et que diable, laissons là mon enfant et son âge, et revenons aux maîtres qu'elle aura. LUI.-- Pardieu, je ne sache rien de si têtu qu'un philosophe. En vous suppliant très humblement, ne pourrait-on savoir de Monseigneur le philosophe, quel âge à peu près peut avoir Mademoiselle sa fille. MOI.-- Supposez-lui huit ans. LUI.-- Huit ans ! il y a quatre ans que cela devrait avoir les doigts sur les touches. MOI.-- Mais peut-être ne me soucié-je pas trop de faire entrer dans le plan de son éducation, une étude qui occupe si longtemps et qui sert si peu. LUI.-- Et que lui apprendrez-vous donc, s'il vous plaît ? MOI.-- A raisonner juste, si je puis ; chose si peu commune parmi les hommes, et plus rare encore parmi les femmes. LUI.-- Et laissez-la déraisonner, tant qu'elle voudra. Pourvu qu'elle soit jolie, amusante et coquette. MOI.-- Puisque la nature a été assez ingrate envers elle pour lui donner une organisation délicate, avec une âme sensible, et l'exposer aux mêmes peines de la vie que si elle avait une organisation forte, et un coeur de bronze, je lui apprendrai, si je puis, à les supporter avec courage. LUI.-- Et laissez-la pleurer, souffrir, minauder, avoir des nerfs agacés, comme les autres ; pourvu qu'elle soit jolie, amusante et coquette. Quoi, point de danse ? MOI.-- Pas plus qu'il n'en faut pour faire une révérence, avoir un maintien décent, se bien présenter, et savoir marcher. LUI.-- Point de chant ? MOI.-- Pas plus qu'il n'en faut, pour bien prononcer. LUI.-- Point de musique ? MOI.-- S'il y avait un bon maître d'harmonie, je la lui confierais volontiers, deux heures par jour, pendant un ou deux ans ; pas davantage. LUI.-- Et à la place des choses essentielles que vous supprimez... MOI.-- Je mets de la grammaire, de la fable, de l'histoire, de la géographie, un peu de dessin, et beaucoup de morale. LUI.-- Combien il me serait facile de vous prouver l'inutilité de toutes ces connaissances-là, dans un monde tel que le nôtre ; que dis-je, l'inutilité, peut-être le danger. Mais je m'en tiendrai pour ce moment à une question, ne lui faudrait-il pas un ou deux maîtres ? MOI.-- Sans doute. LUI.-- Ah, nous y revoilà. Et ces maîtres, vous espérez qu'ils sauront la grammaire, la fable, l'histoire, la géographie, la morale dont ils lui donneront des leçons ? Chansons, mon cher maître, chansons. S'ils possédaient ces choses assez pour les montrer, ils ne les montreraient pas. MOI.-- Et pourquoi ? LUI.-- C'est qu'ils auraient passé leur vie à les étudier Il faut être profond dans l'art ou dans la science, pour en bien posséder les éléments. Les ouvrages classiques ne peuvent être bien faits, que par ceux qui ont blanchi sous le harnais. C'est le milieu et la fin qui éclaircissent les ténèbres du commencement. Demandez à votre ami, monsieur d'Alembert, le coryphée de la science mathématique, s'il serait trop bon pour en faire des éléments. Ce n'est qu'après trente à quarante ans d'exercice que mon oncle a entrevu les premières lueurs de la théorie musicale. MOI.-- Ô fou, archifou, m'écriai-je, comment se fait il que dans ta mauvaise tête, il se trouve des idées si justes, pêle-mêle, avec tant d'extravagances. LUI.-- Qui diable sait cela ? C'est le hasard qui vous les jette, et elles demeurent. Tant y a, que, quand on ne sait pas tout, on ne sait rien de bien. On ignore où une chose va ; d'où une autre vient ; où celle-ci ou celle-la veulent être placées ; laquelle doit passer la première, où sera mieux la seconde. Montre-t-on bien sans la méthode ? Et la méthode, d'où naît-elle ? Tenez, mon philosophe, j'ai dans la tête que la physique sera toujours une pauvre science ; une goutte d'eau prise avec la pointe d'une aiguille dans le vaste océan ; un grain détaché de la chaîne des Alpes ; et les raisons des phénomènes ? en vérité, il vaudrait autant ignorer que de savoir si peu et si mal ; et c'était précisément où j'en étais, lorsque je me fis maître d'accompagnement et de composition. A quoi rêvez- vous ? MOI.-- Je rêve que tout ce que vous venez de dire, est plus spécieux que solide. Mais laissons cela. Vous avez montré, dites-vous, l'accompagnement et la composition ? LUI.-- Oui. MOI.-- Et vous n'en saviez rien du tout ? LUI.-- Non, ma foi ; et c'est pour cela qu'il y en avait de pires que moi : ceux qui croyaient savoir quelque chose. Au moins je ne gâtais ni le jugement ni les mains des enfants. En passant de moi, à un bon maître, comme ils n'avaient rien appris, du moins ils n'avaient rien à désapprendre ; et c'était toujours autant d'argent et de temps épargnés. MOI.-- Comment faisiez-vous ? LUI.-- Comme ils font tous. J'arrivais. Je me jetais dans une chaise : " Que le temps est mauvais ! que le pavé est fatigant ! " Je bavardais quelques nouvelles : " Mademoiselle Lemierre devait faire un rôle de vestale dans l'opéra nouveau. Mais elle est grosse pour la seconde fois. On ne sait qui la doublera. Mademoiselle Arnould vient de quitter son petit comte. On dit qu'elle est en négociation avec Bertin. Le petit comte a pourtant trouvé la porcelaine de monsieur de Montamy. Il y avait au dernier Concert des amateurs, une Italienne qui a chanté comme un ange. C'est un rare corps que ce Préville. Il faut le voir dans le Mercure galant ; l'endroit de l'énigme est impayable. Cette pauvre Dumesnil ne sait plus ni ce qu'elle dit ni ce qu'elle fait. Allons, Mademoiselle ; prenez votre livre. " Tandis que Mademoiselle, qui ne se presse pas, cherche son livre qu'elle a égaré, qu'on appelle une femme de chambre, qu'on gronde, je continue, " La Clairon est vraiment incompréhensible. On parle d'un mariage fort saugrenu. C'est celui de mademoiselle, comment l'appelez-vous ? une petite créature qu'il entretenait, à qui il a fait deux ou trois enfants, qui avait été entretenue par tant d'autres. -- Allons, Rameau ; cela ne se peut, vous radotez. -- Je ne radote point. On dit même que la chose est faite. Le bruit court que de Voltaire est mort. Tant mieux. -- Et pourquoi tant mieux ?-- C'est qu'il va nous donner quelque bonne folie. C'est son usage que de mourir une quinzaine auparavant. " Que vous dirai-je encore ? Je disais quelques polissonneries, que je rapportais des maisons où j'avais été ; car nous sommes tous, grands colporteurs. Je faisais le fou. On m'écoutait. On riait. On s'écriait, " il est toujours charmant ". Cependant, le livre de Mademoiselle s'était enfin retrouvé sous un fauteuil où il avait été traîné, mâchonné, déchiré, par un jeune doguin ou par un petit chat. Elle se mettait à son clavecin. D'abord elle y faisait du bruit, toute seule. Ensuite, je m'approchais, après avoir fait à la mère un signe d'approbation. La mère : "Cela ne va pas mal ; on n'aurait qu'à vouloir ; mais on ne veut pas. On aime mieux perdre son temps à jaser, à chiffonner, à courir, à je ne sais quoi. Vous n'êtes pas sitôt parti que le livre est fermé, pour ne le rouvrir qu'à votre retour. Aussi vous ne la grondez jamais... " Cependant comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les mains que je lui plaçais autrement. Je me dépitais. le criais " Sol, sol, sol ; Mademoiselle, c'est un sol. " La mère : " Mademoiselle, est-ce que vous n'avez point d'oreille ? Moi qui ne suis pas au clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu'il faut un sol. Vous donnez une peine infinie à Monsieur. Je ne conçois pas sa patience. Vous ne retenez rien de ce qu'il vous dit. Vous n'avancez point... " Alors je rabattais un peu les coups, et hochant de la tête, je disais, " Pardonnez-moi, Madame, pardonnez-moi. Cela pourrait aller mieux, si Mademoiselle voulait ; si elle étudiait un peu ; mais cela ne va pas mal. " La mère : " A votre place, je la tiendrais un an sur la même pièce. -- Oh pour cela, elle n'en sortira pas qu'elle ne soit au-dessus de toutes les difficultés ; et cela ne sera pas si long que Madame le croit." La mère : " Monsieur Rameau, vous la flattez ; vous êtes trop bon. Voilà de sa leçon la seule chose qu'elle retiendra et qu'elle saura bien me répéter dans l'occasion."-- L'heure se passait. Mon écolière me présentait le petit cachet, avec la grâce du bras et la révérence qu'elle avait apprise du maître à danser. Je le mettais dans ma poche, pendant que la mère disait : " Fort bien, Mademoiselle. Si Javillier était là, il vous applaudirait." Je bavardais encore un moment par bienséance ; je disparaissais ensuite, et voilà ce qu'on appelait alors une leçon d'accompagnement. MOI.-- Et aujourd'hui, c'est donc autre chose. LUI.-- Vertudieu, je le crois. J'arrive. Je suis grave. Je me hâte d'ôter mon manchon. J'ouvre le clavecin. J'essaie les touches. Je suis toujours pressé : si l'on me fait attendre un moment, je crie comme si l'on me volait un écu. Dans une heure d'ici, il faut que je sois là ; dans deux heures, chez madame la duchesse une telle. Je suis attendu à dîner chez une belle marquise ; et au sortir de là, c'est un concert chez monsieur le baron de Bacq, rue Neuve-des-Petits-Champs. MOI.-- Et cependant vous n'êtes attendu nulle part ? LUI.-- Il est vrai. MOI.-- Et pourquoi employer toutes ces petites viles ruses-là ? LUI.-- Viles ? et pourquoi, s'il vous plaît ? Elles sont d'usage dans mon état. Je ne m'avilis point en faisant comme tout le monde. Ce n'est pas moi qui les ai inventées. Et je serais bizarre et maladroit de ne pas m'y conformer. Vraiment, je sais bien que si vous allez appliquer à cela certains principes généraux de je ne sais quelle morale qu'ils ont tous à la bouche, et qu'aucun d'eux ne pratique, il se trouvera que ce qui est blanc sera noir, et que ce qui est noir sera blanc. Mais, monsieur le philosophe, il y a une conscience générale. Comme il y une grammaire générale ; et puis des exceptions dans chaque langue que vous appelez, je crois, vous autres savants, des... aidez-moi donc... des... MOI.-- Idiotismes. LUI.-- Tout juste. Eh bien, chaque état a ses exceptions à la conscience générale auxquelles je donnerais volontiers le nom d'idiotismes de métier. MOI.-- J'entends. Fontenelle parle bien, écrit bien quoique son style fourmille d'idiotismes français. LUI.-- Et le souverain, le ministre, le financier, le magistrat, le militaire, l'homme de lettres, l'avocat, le procureur, le commerçant, le banquier, l'artisan, le maître à chanter, le maître à danser, sont de fort honnêtes gens, quoique leur conduite s'écarte en plusieurs points de la conscience générale, et soit remplie d'idiotismes moraux. Plus l'institution des choses est ancienne, plus il y a d'idiotismes ; plus les temps sont malheureux, plus les idiotismes se multiplient. Tant vaut l'homme, tant vaut le métier ; et réciproquement, à la fin, tant vaut le métier, tant vaut l'homme. On fait donc valoir le métier tant qu'on peut. MOI.-- Ce que je conçois clairement à tout cet entortillage, c'est qu'il y a peu de métiers honnêtement exercés, ou peu d'honnêtes gens dans leurs métiers. LUI.-- Bon, il n'y en a point ; mais en revanche, il y a peu de fripons hors de leur boutique ; et tout irait assez bien, sans un certain nombre de gens qu'on appelle assidus, exacts, remplissant rigoureusement leurs devoirs, stricts, ou ce qui revient au même toujours dans leurs boutiques, et faisant leur métier depuis le matin jusqu'au soir, et ne faisant que cela. Aussi sont-ils les seuls qui deviennent opulents et qui soient estimés. MOI.-- A force d'idiotismes. LUI.-- C'est cela. Je vois que vous m'avez compris. Or donc un idiotisme de presque tous les états, car il y en a de communs à tous les pays, à tous les temps, comme il y a des sottises communes ; un idiotisme commun est de se procurer le plus de pratiques que l'on peut ; une sottise commune est de croire que le plus habile est celui qui en a le plus. Voilà deux exceptions à la conscience générale auxquelles il faut se plier. C'est une espèce de crédit. Ce n'est rien en soi ; mais cela vaut par l'opinion. On a dit que bonne renommée valait mieux que ceinture dorée. Cependant qui a bonne renommée n'a pas ceinture dorée ; et je vois qu'aujourd'hui qui a ceinture dorée ne manque guère de renommée. Il faut, autant qu'il est possible, avoir le renom et la ceinture. Et c'est mon objet, lorsque je me fais valoir par ce que vous qualifiez d'adresses viles, d'indignes petites ruses. le donne ma leçon, et je la donne bien ; voilà la règle générale. le fais croire que j'en ai plus à donner que la journée n'a d'heures, voilà l'idiotisme. MOI.-- Et la leçon, vous la donnez bien. LUI.-- Oui, pas mal, passablement. La basse fondamentale du cher oncle a bien simplifié tout cela. Autrefois je volais l'argent de mon écolier ; oui, je le volais ; cela est sûr. Aujourd'hui, je le gagne, du moins comme les autres. MOI.-- Et le voliez-vous sans remords ? LUI.-- Oh, sans remords. On dit que si un voleur vole l'autre, le diable s'en rit. Les parents regorgeaient d'une fortune acquise, Dieu sait comment ; c'étaient des gens de cour, des financiers, de gros commerçants, des banquiers, des gens d'affaires. le les aidais à restituer, moi, et une foule d'autres qu'ils employaient comme moi. Dans la nature, toutes les espèces se dévorent ; toutes les conditions se dévorent dans la société. Nous faisons justice les uns des autres, sans que la loi s'en mêle. La Deschamps, autrefois, aujourd'hui la Guimard venge le prince du financier ; et c'est la marchande de modes, le bijoutier, le tapissier, la lingère, l'escroc, la femme de chambre, le cuisinier, le bourrelier, qui vengent le financier de la Deschamps. Au milieu de tout cela, il n'y a que l'imbécile ou l'oisif qui soit lésé, sans avoir vexé personne ; et c'est fort bien fait. D'où vous voyez que ces exceptions à la conscience générale, ou ces idiotismes moraux dont on fait tant de bruit, sous la dénomination de tours du bâton ne sont rien ; et qu'à tout, il n'y a que le coup d'oeil qu'il faut avoir juste. MOI.-- J'admire le vôtre. LUI.-- Et puis la misère. La voix de la conscience et de l'honneur, est bien faible, lorsque les boyaux crient. Suffit que si je deviens jamais riche, il faudra bien que je restitue, et que je suis bien résolu à restituer de toutes les manières possibles, par la table, par le jeu, par le vin, par les femmes. MOI.-- Mais j'ai peur que vous ne deveniez jamais riche. LUI.-- Moi, j'en ai le soupçon. MOI.-- Mais s'il en arrivait autrement, que feriez-vous ? LUI.-- Je ferais comme tous les gueux revêtus ; je serais le plus insolent maroufle qu'on eût encore vu. C'est alors que je me rappellerais tout ce qu'ils m'ont fait souffrir ; et je leur rendrais bien les avanies qu'ils m'ont faites. J'aime à commander, et je commanderai. J'aime qu'on me loue et l'on me louera. J'aurai à mes gages toute la troupe villemorienne, et je leur dirai, comme on me l'a dit, " Allons, faquins, qu'on m'amuse ", et l'on m'amusera ; " qu'on me déchire les honnêtes gens ", et on les déchirera, si l'on en trouve encore ; et puis nous aurons des filles, nous nous tutoierons, quand nous serons ivres, nous nous enivrerons ; nous ferons des contes ; nous aurons toutes sortes de travers et de vices. Cela sera délicieux. Nous prouverons que de Voltaire est sans génie ; que Buffon toujours guindé sur des échasses, n'est qu'un déclamateur ampoulé ; que Montesquieu n'est qu'un bel esprit ; nous reléguerons d'Alembert dans ses mathématiques, nous en donnerons sur dos et ventre à tous ces petits Catons, comme vous, qui nous méprisent par envie ; dont la modestie est le manteau de l'orgueil, et dont la sobriété la loi du besoin. Et de la musique ? C'est alors que nous en ferons. MOI.-- Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois combien c'est grand dommage que vous soyez gueux. Vous vivriez là d'une manière bien honorable pour l'espèce humaine, bien utile à vos concitoyens ; bien glorieuse pour vous. LUI.-- Mais je crois que vous vous moquez de moi ; monsieur le philosophe, vous ne savez pas à qui vous vous jouez ; vous ne vous doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées ; mais le fait est que la vie que je mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en êtes, vous autres. Vous croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le vôtre suppose un certain tour d'esprit romanesque que nous n'avons pas ; une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu ; vous l'appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-elles faites pour tout le monde. En a qui peut. En conserve qui peut. Imaginez l'univers sage et philosophe ; convenez qu'il serait diablement triste. Tenez, vive la philosophie ; vive la sagesse de Salomon : Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes ; se reposer dans des lits bien mollets. Excepté cela, le reste n'est que vanité. MOI.-- Quoi, défendre sa patrie ? LUI.-- Vanité. Il n'y a plus de patrie. Je ne vois d'un pôle à l'autre que des tyrans et des esclaves. MOI.-- Servir ses amis ? LUI.-- Vanité. Est-ce qu'on a des amis ? Quand on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats ? Regardez-y bien, et vous verrez que c'est presque toujours là ce qu'on recueille des services rendus. La reconnaissance est un fardeau ; et tout fardeau est fait pour être secoué. MOI.-- Avoir un état dans la société et en remplir les devoirs ? LUI.-- Vanité. Qu'importe qu'on ait un état, ou non ; pourvu qu'on soit riche ; puisqu'on ne prend un état que pour le devenir. Remplir ses devoirs, à quoi cela mène-t-il ? A la jalousie, au trouble, à la persécution. Est-ce ainsi qu'on s'avance ? Faire sa cour, morbleu ; faire sa cour ; voir les grands ; étudier leurs goûts ; se prêter à leurs fantaisies ; servir leurs vices ; approuver leurs injustices. Voilà le secret. MOI.-- Veiller à l'éducation de ses enfants ? LUI.-- Vanité. C'est l'affaire d'un précepteur. MOI.-- Mais si ce précepteur, pénétré de vos principes, néglige ses devoirs ; qui est-ce qui en sera châtié ? LUI.-- Ma foi, ce ne sera pas moi ; mais peut-être un jour, le mari de ma fille, ou la femme de mon fils. MOI.-- Mais si l'un et l'autre se précipitent dans la débauche et les vices. LUI.-- Cela est de leur état. MOI.-- S'ils se déshonorent. LUI.-- Quoi qu'on fasse, on ne peut se déshonorer, quand on est riche. MOI.-- S'ils se ruinent. LUI.-- Tant pis pour eux. MOI.-- Je vois que, si vous vous dispensez de veiller à la conduite de votre femme, de vos enfants, de vos domestiques, vous pourriez aisément négliger vos affaires. LUI.-- Pardonnez-moi ; il est quelquefois difficile de trouver de l'argent ; et il est prudent de s'y prendre de loin. MOI.-- Vous donnerez peu de soins à votre femme. LUI.-- Aucun, s'il vous plaît. Le meilleur procédé, je crois, qu'on puisse avoir avec sa chère moitié, c'est de faire ce qui lui convient. A votre avis, la société ne serait-elle pas fort amusante, si chacun y était à sa chose ? MOI.-- Pourquoi pas ? La soirée n'est jamais plus belle pour moi que quand je suis content de ma matinée. LUI.-- Et pour moi aussi. MOI.-- Ce qui rend les gens du monde si délicats sur leurs amusements, c'est leur profonde oisiveté. LUI.-- Ne croyez pas cela. Ils s'agitent beaucoup. MOI.-- Comme ils ne se lassent jamais, ils ne se délassent jamais. LUI.-- Ne croyez pas cela. Ils sont sans cesse excédés. MOI.-- Le plaisir est toujours une affaire pour eux, et jamais un besoin. LUI.-- Tant mieux, le besoin est toujours une peine MOI.-- Ils usent tout. Leur âme s'hébète. L'ennui s'en empare. Celui qui leur ôterait la vie, au milieu de leur abondance accablante, les servirait. C'est qu'ils ne connaissent du bonheur que la partie qui s'émousse le plus vite. le ne méprise pas les plaisirs des sens. l'ai un palais aussi, et il est flatté d'un mets délicat, ou d'un vin délicieux. l'ai un coeur et des yeux ; et j'aime à voir une jolie femme. J'aime à sentir sous ma main la fermeté et là rondeur de sa gorge ; à presser ses lèvres des miennes ; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne vous dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable ; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon coeur ; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état ; dit à celle que j'aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un sublime ouvrage que Mahomet ; j'aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma connaissance s'était réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu'ils possédaient, les avait expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors ce cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin, il leur envoie des secours ; il se hâte d'arranger ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère dans leur domicile. Il marie ses soeurs. Ah, mon cher Rameau ; cet homme regardait cet intervalle, comme le plus heureux de sa vie. C'est les larmes aux yeux qu'il m'en parlait : et moi, je sens en vous faisant ce récit, mon coeur se troubler de joie, et le plaisir me couper la parole. LUI.-- Vous êtes des êtres bien singuliers ! MOI.-- Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au- dessus du sort, et qu'il est impossible d'être malheureux, à l'abri de deux belles actions, telles que celle-ci. LUI.-- Voilà une espèce de félicité avec laquelle j'aurai de la peine à me familiariser, car on la rencontre rarement. Mais à votre compte, il faudrait donc être d'honnêtes gens ? MOI.-- Pour être heureux ? Assurément. LUI.-- Cependant, je vois une infinité d'honnêtes gens qui ne sont pas heureux ; et une infinité de gens qui sont heureux sans être honnêtes. MOI.-- Il vous semble. LUI.-- Et n'est-ce pas pour avoir eu du sens commun et de la franchise un moment, que je ne sais où aller souper ce soir ? MOI.-- Hé non, c'est pour n'en avoir pas toujours eu. C'est pour n'avoir pas senti de bonne heure qu'il fallait d'abord se faire une ressource indépendante de la servitude. LUI.-- Indépendante ou non, celle que je me suis faite est au moins la plus aisée. LUI.-- Et de faire ce que vous ne désapprouvez pas au simple, et ce qui me répugne un peu au figuré ? MOI.-- C'est mon avis. LUI.-- Indépendamment de cette métaphore qui me déplaît dans ce moment, et qui ne me déplaira pas dans un autre. MOI.-- Quelle singularité ! LUI.-- Il n'y a rien de singulier à cela. Je veux bien être abject, mais je veux que ce soit sans contrainte. Je veux bien descendre de ma dignité... Vous riez ? MOI.-- Oui, votre dignité me fait rire. LUI.-- Chacun a la sienne ; je veux bien oublier la mienne, mais à ma discrétion, et non à l'ordre d'autrui. Faut-il qu'on puisse me dire : rampe, et que je sois obligé de ramper ? C'est l'allure du ver ; c'est mon allure ; nous la suivons l'un et l'autre, quand on nous laisse aller ; mais nous nous redressons, quand on nous marche sur la queue. On m'a marché sur la queue, et je me redresserai. Et puis vous n'avez pas d'idée de la pétaudière dont il s'agit. Imaginez un mélancolique et maussade personnage, dévoré de vapeurs, enveloppé dans deux ou trois tours de robe de chambre ; qui se déplaît à lui-même, à qui tout déplaît ; qu'on fait à peine sourire, en se disloquant le corps et l'esprit, en cent manières diverses ; qui considère froidement les grimaces plaisantes de mon visage, et celles de mon jugement qui sont plus plaisantes encore ; car entre nous, ce père Noël, ce vilain bénédictin si renommé pour les grimaces ; malgré ses succès à la Cour, n'est, sans me vanter ni lui non plus, à comparaison de moi, qu'un polichinelle de bois. J'ai beau me tourmenter pour atteindre au sublime des Petites-Maisons, rien n'y fait. Rira-t-il ? ne rira-t-il pas ? Voilà ce que je suis forcé de me dire au milieu de mes contorsions ; et vous pouvez juger combien cette incertitude nuit au talent. Mon hypocondre, la tête renfoncée dans un bonnet de nuit qui lui couvre les yeux, a l'air d'une pagode immobile à laquelle on aurait attaché un fil au menton, d'où il descendrait jusque sous son fauteuil. On attend que le fil se tire, et il ne se tire point ; ou s'il arrive que la mâchoire s'entrouvre, c'est pour articuler un mot désolant, un mot qui vous apprend que vous n'avez point été aperçu, et que toutes vos singeries sont perdues ; ce mot est la réponse à une question que vous lui aurez faite il y a quatre jours ; ce mot dit, le ressort mastoïde se détend et la mâchoire se referme... Puis il se mit à contrefaire son homme ; il s'était placé dans une chaise, la tête fixe, le chapeau jusque sur ses paupières, les yeux à demi-clos, les bras pendants, remuant sa mâchoire, comme un automate, et disant : "Oui, vous avez raison, Mademoiselle. Il faut mettre de la finesse là. " C'est que cela décide ; que cela décide toujours, et sans appel ; le soir, le matin, à la toilette, à dîner, au café ; au jeu, au théâtre, à souper, au lit, et Dieu me le pardonne, je crois entre les bras de sa maîtresse Je ne suis pas à portée d'entendre ces dernières décisions-ci ; mais je suis diablement las des autres. Triste, obscur, et tranché, comme le destin ; tel est notre patron. Vis-à-vis, c'est une bégueule qui joue l'importance à qui l'on se résoudrait à dire qu'elle est jolie, parce qu'elle l'est encore ; quoiqu'elle ait sur le visage quelques gales par-ci par-là, et qu'elle courre après le volume de Madame Bouvillon. J'aime les chairs, quand elles sont belles ; mais aussi trop est trop ; et le mouvement est si essentiel à la matière ! Item, elle est plus méchante plus fière et plus bête qu'une oie. Item, elle veut avoir dé l'esprit. Item, il faut lui persuader qu'on lui en croit comme à personne. Item, cela ne sait rien, et cela décide aussi. Item, il faut applaudir à ces décisions, des pieds et des mains, sauter d'aise, se transir d'admiration que cela est beau, délicat, bien dit, finement vu, singulièrement senti. Où les femmes prennent-elles cela ? Sans étude, par la seule force de l'instinct, par la seule lumière naturelle cela tient du prodige. Et puis qu'on vienne nous dire que l'expérience, l'étude, la réflexion, l'éducation y font quelque chose, et autres pareilles sottises ; et pleurer de joie. Dix fois dans la journée, se courber, un genou fléchi en devant, l'autre jambe tirée en arrière. Les bras étendus vers la déesse, chercher son désir dans ses yeux, rester suspendu à sa lèvre, attendre son ordre et partir comme un éclair. Qui est-ce qui peut s'assujettir à un rôle pareil, si ce n'est le misérable qui trouve là, deux ou trois fois la semaine, de quoi calmer la tribulation de ses intestins ? Que penser des autres, tels que le Palissot, le Fréron, les Poinsinets, le Baculard qui ont quelque chose, et dont les bassesses ne peuvent s'excuser par le borborygme d'un estomac qui souffre ? MOI.-- Je ne vous aurais jamais cru si difficile. LUI.-- Je ne le suis pas. Au commencement je voyais faire les autres, et je faisais comme eux, même un peu mieux ; parce que je suis plus franchement impudent, meilleur comédien, plus affamé, fourni de meilleurs poumons. le descends apparemment en droite ligne du fameux Stentor. Et pour me donner une juste idée de la force de ce viscère, il se mit à tousser d'une violence à ébranler les vitres du café, et à suspendre l'attention des joueurs d'échecs. MOI.-- Mais à quoi bon ce talent ? LUI.-- Vous ne le devinez pas ? MOI.-- Non. le suis un peu borné. LUI.-- Supposez la dispute engagée et la victoire incertaine : je me lève, et déployant mon tonnerre, je dis : " Cela est, comme Mademoiselle l'assure. C'est là ce qui s'appelle juger. Je le donne en cent à tous nos beaux esprits. L'expression est de génie. " Mais il ne faut pas toujours approuver de la même manière. On serait monotone. On aurait l'air faux. On deviendrait insipide. On ne se sauve de là que par du jugement, de la fécondité : il faut savoir préparer et placer ces tons majeurs et péremptoires, saisir l'occasion et le moment ; lors par exemple, qu'il y a partage entre les sentiments ; que la dispute s'est élevée à son dernier degré de violence ; qu'on ne s'entend plus ; que tous parlent à la fois ; il faut être placé à l'écart, dans l'angle de l'appartement le plus éloigné du champ de bataille, avoir préparé son explosion par un long silence, et tomber subitement comme une comminge, au milieu des contendants. Personne n'a eu cet art comme moi. Mais où je suis surprenant, c'est dans l'opposé ; j'ai des petits tons que j'accompagne d'un sourire ; une variété infinie de mines approbatives : là, le nez, la bouche, le front, les yeux entrent en jeu ; j'ai une souplesse de reins ; une manière de contourner l'épine du dos, de hausser ou de baisser les épaules, d'étendre les doigts, d'incliner la tête, de fermer les yeux, et d'être stupéfait, comme si j'avais entendu descendre du ciel une voix angélique et divine. C'est là ce qui flatte. le ne sais si vous saisissez bien toute l'énergie de cette dernière attitude-là. le ne l'ai point inventée, mais personne ne m'a surpassé dans l'exécution. Voyez. Voyez. MOI.-- Il est vrai que cela est unique. LUI.-- Croyez-vous qu'il y ait cervelle de femme un peu vaine qui tienne à cela ? MOI.-- Non. Il faut convenir que vous avez porté le talent de faire des fous, et de s'avilir aussi loin qu'il est possible. LUI.-- Ils auront beau faire, tous tant qu'ils sont, ils n'en viendront jamais là. Le meilleur d'entre eux, Palissot, par exemple, ne sera jamais qu'un bon écolier. Mais si ce rôle amuse d'abord, et si l'on goûte quelque plaisir à se moquer en dedans, de la bêtise de ceux qu'on enivre, à la longue cela ne pique plus ; et puis après un certain nombre de découvertes, on est forcé de se répéter. L'esprit et l'art ont leurs limites. Il n'y a que Dieu ou quelques génies rares pour qui la carrière s'étend, à mesure qu'ils y avancent. Bouret en est un peut-être. Il y a de celui-ci des traits qui m'en donnent, à moi, oui à moi- même, la plus sublime idée. Le petit chien, le Livre de la Félicité les flambeaux sur la route de Versailles sont de ces choses qui me confondent et m'humilient. Ce serait capable de dégoûter du métier. MOI.-- Que voulez-vous dire avec votre petit chien ? LUI.-- D'où venez-vous donc ? Quoi, sérieusement vous ignorez comment cet homme rare s'y prit pour détacher de lui et attacher au garde des sceaux un petit chien qui plaisait à celui-ci ? MOI.-- Je l'ignore, je le confesse. LUI.-- Tant mieux. C'est une des plus belles choses qu'on ait imaginées ; toute l'Europe en a été émerveillée, et il n'y a pas un courtisan dont elle n'ait excité l'envie. Vous qui ne manquez pas de sagacité, voyons comment vous vous y seriez pris à sa place. Songez que Bouret était aimé de son chien. Songez que le vêtement bizarre du ministre effrayait le petit animal. Songez qu'il n'avait que huit jours pour vaincre les difficultés. Il faut connaître toutes les conditions du problème, pour bien sentir le mérite de la solution. Eh bien ? MOI.-- Eh bien, il faut que je vous avoue que dans ce genre, les choses les plus faciles m'embarrasseraient. LUI.-- Écoutez, me dit-il, en me frappant un petit coup sur l'épaule, car il est familier ; écoutez et admirez. Il se fait faire un masque qui ressemble au garde des sceaux ; il emprunte d'un valet de chambre la volumineuse simarre. Il se couvre le visage du masque. Il endosse la simarre. Il appelle son chien ; il le caresse. Il lui donne la gimblette. Puis tout à coup, changeant de décoration, ce n'est plus le garde des sceaux ; c'est Bouret qui appelle son chien et qui le fouette. En moins de deux ou trois jours de cet exercice continué du matin au soir, le chien sait fuir Bouret le fermier général, et courir à Bouret le garde des sceaux. Mais je suis trop bon. Vous êtes un profane qui ne méritez pas d'être instruit des miracles qui s'opèrent à côté de vous. MOI.-- Malgré cela, je vous prie, le livre, les flambeaux ? LUI.-- Non, non. Adressez-vous aux pavés qui vous diront ces choses-là ; et profitez de la circonstance qui nous a rapprochés, pour apprendre des choses que personne ne sait que moi. MOI.-- Vous avez raison. LUI.-- Emprunter la robe et la perruque, j'avais oublié la perruque, du garde des sceaux ! Se faire un masque qui lui ressemble ! Le masque surtout me tourne la tête. Aussi cet homme jouit-il de la plus haute considération. Aussi possède-t-il des millions. Il y a des croix de Saint-Louis qui n'ont pas de pain ; aussi pourquoi courir après la croix, au hasard de se faire échiner, et ne pas se tourner vers un état sans péril qui ne manque jamais sa récompense ? Voilà ce qui s'appelle aller au grand. Ce' modèles-là sont décourageants. On a pitié de soi ; et l'on s'ennuie. Le masque ! le masque ! Je donnerais un de mes doigts, pour avoir trouvé le masque. MOI.-- Mais avec cet enthousiasme pour les belles choses, et cette fertilité de génie que vous possédez, est-ce que vous n'avez rien inventé ? LUI.-- Pardonnez-moi ; par exemple, l'attitude admirative du dos dont je vous ai parlé ; je la regarde comme mienne, quoiqu'elle puisse peut-être m'être contestée par des envieux. Je crois bien qu'on l'a employée auparavant ; mais qui est-ce qui a senti combien elle était commode pour rire en dessous de l'impertinent qu'on admirait ? J'ai plus de cent façons d'entamer la séduction d'une jeune fille, à côté de sa mère, sans que celle-ci s'en aperçoive, et même de la rendre complice. A peine entrais-je dans la carrière que je dédaignai toutes les manières vulgaires de glisser un billet doux. J'ai dix moyens de me le faire arracher, et parmi ces moyens, j'ose me flatter qu'il y en a de nouveaux. Je possède surtout le talent d'encourager un jeune homme timide, j'en ai fait réussir qui n'avaient ni esprit ni figure. Si cela était écrit je crois qu'on m'accorderait quelque génie. MOI.-- Vous ferait un honneur singulier ? LUI.-- Je n'en doute pas. MOI.-- A votre place, je jetterais ces choses-là sur le papier. Ce serait dommage qu'elles se perdissent. LUI.-- Il est vrai ; mais vous ne soupçonnez pas combien je fais peu de cas de la méthode et des préceptes. Celui qui a besoin d'un protocole n'ira jamais loin. Les génies lisent peu, pratiquent beaucoup, et se font d'eux-mêmes. Voyez César, Turenne, Vauban, la marquise de Tencin, son frère le cardinal, et le secrétaire de celui-ci l'abbé Trublet. Et Bouret ? qui est-ce qui a donné des leçons à Bouret ? personne. C'est la nature qui forme ces hommes rares-là. Croyez-vous que l'histoire du chien et du masque soit écrite quelque part ? MOI.-- Mais à vos heures perdues ; lorsque l'angoisse de votre estomac vide ou la fatigue de votre estomac surchargé éloigne le sommeil... LUI.-- J'y penserai ; il vaut mieux écrire de grandes choses que d'en exécuter de petites. Alors l'âme s'élève ; l'imagination s'échauffe, s'enflamme et s'étend ; au lieu qu'elle se rétrécit à s'étonner auprès de la petite Hus des applaudissements que ce sot public s'obstine à prodiguer à cette minaudière de Dangeville, qui joue si platement, qui marche presque courbée en deux sur la scène, qui a l'affectation de regarder sans cesse dans les yeux de celui à qui elle parle, et de jouer en dessous, et qui prend elle-même ses grimaces pour de la finesse, son petit trotter pour de la grâce ; à cette emphatique Clairon qui est plus maigre, plus apprêtée, plus étudiée, plus empesée qu'on ne saurait dire. Cet imbécile parterre les claque à tout rompre, et ne s'aperçoit pas que nous sommes un peloton d'agréments ; il est vrai que le peloton grossit un peu ; mais qu'importe ? que nous avons la plus belle peau ; les plus beaux yeux, le plus joli bec ; peu d'entrailles à la vérité ; une démarche qui n'est pas légère, mais qui n'est pas non plus aussi gauche qu'on le dit. Pour le sentiment, en revanche, il n'y en a aucune à qui nous ne damions le pion. MOI.-- Comment dites-vous tout cela ? Est-ce ironie, ou vérité ? LUI.-- Le mal est que ce diable de sentiment est tout en dedans, et qu'il n'en transpire pas une lueur au-dehors. Mais moi qui vous parle, je sais et je sais bien qu'elle en a. Si ce n'est pas cela précisément, c'est quelque chose comme cela. Il faut voir, quand l'humeur nous prend, comme nous traitons les valets, comme les femmes de chambres sont souffletées, comme nous menons à grands coups de pied les Parties Casuelles, pour peu qu'elles s'écartent du respect qui nous est dû. C'est un petit diable, vous dis-je, tout plein de sentiment et de dignité... Ho, ça ; vous ne savez où vous en êtes, n'est-ce pas ? MOI.-- J'avoue que je ne saurais démêler si c'est de bonne foi ou méchamment que vous parlez. Je suis un bon homme ; ayez la bonté d'en user avec moi plus rondement ; et de laisser là votre art. LUI.-- Cela, c'est ce que nous débitons à la petite Hus, de la Dangeville et de la Clairon, mêlé par-ci par-là de quelques mots qui vous donnassent l'éveil. Je consens que vous me preniez pour un vaurien ; mais non pour un sot ; et il n'y aurait qu'un sot ou un homme perdu d'amour qui pût dire sérieusement tant d'impertinences. MOI.-- Mais comment se résout-on à les dire ? LUI.-- Cela ne se fait pas tout d'un coup ; mais petit à petit, on y vient. Ingenii largitor venter. MOI.-- Il faut être pressé d'une cruelle faim. LUI.-- Cela se peut. Cependant, quelques fortes qu'elles vous paraissent, croyez que ceux à qui elles s'adressent sont plutôt accoutumés à les entendre que nous à les hasarder. MOI.-- Est-ce qu'il y a là quelqu'un qui ait le courage d'être de votre avis ? LUI.-- Qu'appelez-vous quelqu'un ? C'est le sentiment et le langage de toute la société. MOI.-- Ceux d'entre vous qui ne sont pas de grands vauriens, doivent être de grands sots. LUI.-- Des sots là ? Je vous jure qu'il n'y en a qu'un ; c'est celui qui nous fête, pour lui en imposer. MOI.-- Mais comment s'en laisse-t-on si grossièrement imposer ? car enfin la supériorité des talents de la Dangeville et de la Clairon est décidée. LUI.-- On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte ; et l'on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère. Et puis nous avons l'air si pénétré, si vrai ! MOI.-- Il faut cependant que vous ayez péché une fois contre les principes de l'art et qu'il vous soit échappé par mégarde quelques-unes de ces vérités amères qui blessent ; car en dépit du rôle misérable, abject, vil, abominable que vous faites, je crois qu'au fond, vous avez l'âme délicate. LUI.-- Moi, point du tout. Que le diable m'emporte si je sais au fond ce que je suis. En général, j'ai l'esprit rond comme une boule, et le caractère franc comme l'osier ; jamais faux, pour peu que j'aie intérêt d'être vrai ; jamais vrai pour peu que j'aie intérêt d'être faux. Je dis les choses comme elles me viennent, sensées, tant mieux ; impertinentes, on n'y prend pas garde. J'use en plein de mon franc-parler. Je n'ai pensé de ma vie ni avant que de dire, ni en disant, ni après avoir dit. Aussi je n'offense personne. MOI.-- Cela vous est pourtant arrivé avec les honnêtes gens chez qui vous viviez, et qui avaient pour vous tant de bontés. LUI.-- Que voulez-vous ? C'est un malheur ; un mauvais moment, comme il y en a dans la vie. Point de félicité continue ; j'étais trop bien. Cela ne pouvait durer. Nous avons, comme vous savez, la compagnie la plus nombreuse et la mieux choisie. C'est une école d'humanité, le renouvellement de l'antique hospitalité. Tous les poètes qui tombent, nous les ramassons. Nous eûmes Palissot après sa Zara ; Bret, après le Faux généreux ; tous les musiciens décriés ; tous les auteurs qu'on ne lit point ; toutes les actrices sifflées ; tous les acteurs hués ; un tas de pauvres honteux, plats parasites à la tête desquels j'ai l'honneur d'être, brave chef d'une troupe timide. C'est moi qui les exhorte à manger la première fois qu'ils viennent ; c'est moi qui demande à boire pour eux. Ils tiennent si peu de place ! quelques jeunes gens déguenillés qui ne savent où donner de la tête, mais qui ont de la figure, d'autres scélérats qui cajolent le patron et qui l'endorment, afin de glaner après lui sur la patronne. Nous paraissons gais ; mais au fond nous avons tous de l'humeur et grand appétit. Des loups ne sont pas plus affamés ; des tigres ne sont pas plus cruels. Nous dévorons comme des loups, lorsque la terre a été longtemps couverte de neige ; nous déchirons comme des tigres, tout ce qui réussit. Quelquefois, les cohues Bertin, Montsauge et Villemorien se réunissent ; c'est alors qu'il se fait un beau bruit dans la ménagerie. Jamais on ne vit ensemble tant de bêtes tristes, acariâtres, malfaisantes et courroucées. On n'entend que les noms de Buffon, de Duclos, de Montesquieu, de Rousseau, de Voltaire, de D'Alembert, de Diderot, et Dieu sait de quelles épithètes ils sont accompagnés. Nul n'aura de l'esprit, s'il n'est aussi sot que nous. C'est là que le plan de la comédie des Philosophes a été conçu ; la scène du colporteur, c'est moi qui l'ai fournie, d'après la Théologie en Quenouille, Vous n'êtes pas épargné là plus qu'un autre. MOI.-- Tant mieux. Peut-être me fait-on plus d'honneur que je n'en mérite. Je serais humilié, si ceux qui disent du mal de tant d'habiles et honnêtes gens, s'avisaient de dire du bien de moi. LUI.-- Nous sommes beaucoup, et il faut que chacun paye son écot. Après le sacrifice des grands animaux, nous immolons les autres. MOI.-- Insulter la science et la vertu pour vivre, voilà du pain bien cher. LUI.-- Je vous l'ai déjà dit, nous sommes sans conséquence. Nous injurions tout le monde et nous n'affligeons personne. Nous avons quelquefois le pesant abbé d'Olivet, le gros abbé Le Blanc, l'hypocrite Batteux. Le gros abbé n'est méchant qu'avant dîner. Son café pris il se jette dans un fauteuil, les pieds appuyés contre là tablette de la cheminée, et s'endort comme un vieux perroquet sur son bâton. Si le vacarme devient violent, il bâille ; il étend ses bras ; il frotte ses yeux, et dit : Eh bien, qu'est-ce ? Qu'est-ce ?-- il s'agit de savoir si Piron à plus d'esprit que de Voltaire. -- Entendons-nous. C'est de l'esprit que vous dites ? il ne s'agit pas de goût, car du goût, votre Piron ne s'en doute pas. -- Ne s'en doute pas ? -- Non. -- Et puis nous voilà embarqués dans une dissertation sur le goût. Alors le patron fait signe de la main qu'on l'écoute ; car c'est surtout de goût qu'il se pique. " Le goût, dit-il... le goût est une chose... " ma foi, je ne sais quelle chose il disait que c'était ; ni lui, non plus. Nous avons quelquefois l'ami Robbé. Il nous régale de ses contes cyniques, des miracles des convulsionnaires dont il a été le témoin oculaire ; et de quelques chants de son poème sur un sujet qu'il connaît à fond. Je hais ses vers ; mais j'aime à l'entendre réciter. Il a l'air d'un énergumène. Tous s'écrient autour de lui : "voilà ce qu'on appelle un poète ". Entre nous, cette poésie-là n'est qu'un charivari de toutes sortes de bruits confus, le ramage barbare des habitants de la tour de Babel. Il nous vient aussi un certain niais qui a l'air plat et bête, mais qui a de l'esprit comme un démon et qui est plus malin qu'un vieux singe ; c'est une de ces figures qui appellent la plaisanterie et les nasardes, et que Dieu fit pour la correction des gens qui jugent à la mine, et à qui leur miroir aurait dû apprendre qu'il est aussi aisé d'être un homme d'esprit et d'avoir l'air d'un sot que de cacher un sot sous une physionomie spirituelle. C'est une lâcheté bien commune que celle d'immoler un bon homme à l'amusement des autres. On ne manque jamais de s'adresser à celui-ci. C'est un piège que nous tendons aux nouveaux venus, et je n'en ai presque pas vu un seul qui n'y donnât. J'étais quelquefois surpris de la justesse des observations de ce fou, sur les hommes et sur les caractères ; et je le lui témoignai. C'est, me répondit-il, qu'on tire parti de la mauvaise compagnie, comme du libertinage. On est dédommagé de la perte de son innocence, par celle de ses préjugés. Dans la société des méchants, où le vice se montre à masque levé, on apprend à les connaître. Et puis j'ai un peu lu. MOI.-- Qu'avez-vous lu ? LUI.-- J'ai lu et je lis et relis sans cesse Théophraste, La Bruyère et Molière. MOI.-- Ce sont d'excellents livres. LUI.-- Ils sont bien meilleurs qu'on ne pense ; mais qui est-ce qui sait les lire ? MOI.-- Tout le monde, selon la mesure de son esprit. LUI.-- Presque personne. Pourriez-vous me dire ce qu'on y cherche ? MOI.-- L'amusement et l'instruction. LUI.-- Mais quelle instruction ; car c'est là le point ? MOI.-- La connaissance de ses devoirs ; l'amour de la vertu, la haine du vice. LUI.-- Moi, j'y recueille tout ce qu'il faut faire, et tout ce qu'il ne faut pas dire. Ainsi quand je lis l'Avare ; je me dis : sois avare, si tu veux ; mais garde-toi de parler comme l'avare. Quand je lis le Tartuffe, je me dis : sois hypocrite, si tu veux ; mais ne parle pas comme l'hypocrite. Garde des vices qui te sont utiles ; mais n'en aie ni le ton ni les apparences qui te rendraient ridicule. Pour se garantir de ce ton, de ces apparences, il faut les connaître. Or, ces auteurs en ont fait des peintures excellentes. le suis moi et je reste ce que je suis ; mais j'agis et je parle comme il convient. Je ne suis pas de ces gens qui méprisent les moralistes. Il y a beaucoup à profiter, surtout en ceux qui ont mis la morale en action. Le vice ne blesse les hommes que par intervalle. Les caractères apparents du vice les blessent du matin au soir. Peut-être vaudrait-il mieux être un insolent que d'en avoir la physionomie ; l'insolent de caractère n'insulte que de temps en temps ; l'insolent de physionomie insulte toujours. Au reste n'allez pas imaginer que je sois le seul lecteur de mon espèce. Je n'ai d'autre mérite ici, que d'avoir fait par système, par justesse d'esprit, par une vue raisonnable et vraie, ce que la plupart des autres font par instinct. De là vient que leurs lectures ne les rendent pas meilleurs que moi ; mais qu'ils restent ridicules, en dépit d'eux, au lieu que je ne le suis que quand je veux, et que je les laisse alors loin derrière moi ; car le même art qui m'apprend à me sauver du ridicule en certaines occasions, m'apprend aussi dans d'autres à l'attraper supérieurement. Je me rappelle alors tout ce que les autres ont dit, tout ce que j'ai lu, et j'y ajoute tout ce qui sort de mon fonds qui est en ce genre d'une fécondité surprenante. MOI.-- Vous avez bien fait de me révéler ces mystères ; sans quoi, je vous aurais cru en contradiction. LUI.-- Je n'y suis point ; car pour une fois où il faut éviter le ridicule ; heureusement, il y en a cent où il faut s'en donner. Il n'y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou. Longtemps il y a eu le fou du roi en titre ; en aucun, il n'y a eu en titre le sage du roi. Moi je suis le fou de Bertin et de beaucoup d'autres, le vôtre peut-être dans ce moment ; ou peut-être vous, le mien. Celui qui serait sage n'aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n'est pas sage ; s'il n'est pas sage, il est fou, et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou. Au reste, souvenez-vous que dans un sujet aussi variable que les moeurs, il n'y a d'absolument, d'essentiellement, de généralement vrai ou faux, sinon qu'il faut être ce que l'intérêt veut qu'on soit ; bon ou mauvais ; sage ou fou, décent ou ridicule ; honnête ou vicieux. Si par hasard la vertu avait conduit à la fortune ; ou j'aurais été vertueux, ou j'aurais simulé la vertu comme un autre. On m'a voulu ridicule, et je me le suis fait ; pour vicieux, nature seule en avait fait les frais. Quand je dis vicieux, c'est pour parler votre langue ; car si nous venions à nous expliquer, il pourrait arriver que vous appelassiez vice ce que j'appelle vertu, et vertu ce que j'appelle vice. Nous avons aussi les auteurs de l'Opéra-Comique, leurs acteurs, et leurs actrices ; et plus souvent leurs entrepreneurs Corby, Moette... tous gens de ressource et d'un mérite supérieur ! Et j'oubliais les grands critiques de la littérature. L'Avant-Coureur, Les Petites Affiches, L'Année littéraire, L'Observateur littéraire, Le Censeur hebdomadaire, toute la clique des feuillistes. MOI.-- L'Année littéraire ; L'Obervateur littéraire. Cela ne se peut. Ils se détestent. LUI.-- Il est vrai. Mais tous les gueux se réconcilient à la gamelle. Ce maudit Obervateur littéraire. Que le diable l'eût emporté, lui et ses feuilles. C'est ce chien de petit prêtre avare, puant et usurier qui est la cause de mon désastre. Il parut sur notre horizon, hier, pour la première fois. Il arriva à l'heure qui nous chasse tous de nos repaires, l'heure du dîner. Quand il fait mauvais temps, heureux celui d'entre nous qui a la pièce de vingt-quatre sols dans sa poche. Tel s'est moqué de son confrère qui était arrivé le matin crotté jusqu'à l'échine et mouillé jusqu'aux os, qui le soir rentre chez lui dans le même état. Il y en eut un, je ne sais plus lequel, qui eut, il y a quelques mois, un démêlé violent avec le Savoyard qui s'est établi à notre porte. Ils étaient en compte courant ; le créancier voulait que son débiteur se liquidât, et celui-ci n'était pas en fonds. On sert ; on fait les honneurs de la table à l'abbé, on le place au haut bout. J'entre, je l'aperçois. " Comment, l'abbé, lui dis-je, vous présidez ? voilà qui est fort bien pour aujourd'hui ; mais demain, vous descendrez, s'il vous plaît, d'une assiette ; après- demain, d'une autre assiette ; et ainsi d'assiette en assiette, soit à droite, soit à gauche, jusqu'à ce que de la place que j'ai occupée une fois avant vous, Fréron une fois après moi, Dorat une fois après Fréron, Palissot une fois après Dorat, vous deveniez stationnaire à côté de moi, pauvre plat bougre comme vous, qui siedo sempre come un maestoso cazzo fra duoi coglioni. " L'abbé qui est bon diable et qui prend tout bien, se mit à rire. Mademoiselle, pénétrée de la vérité de mon observation et de la justesse de ma comparaison, se mit à rire ; tous ceux qui siégeaient à droite et à gauche de l'abbé et qu'il avait reculés d'un cran, se mirent à rire ; tout le monde rit excepté monsieur qui se fâche et me tient des propos qui n'auraient rien signifié, si nous avions été seuls : " Rameau vous êtes un impertinent. -- Je le sais bien, et c'est à cette condition que vous m'avez reçu. -- Un faquin. -- Comme un autre. -- Un gueux. -- Est-ce que je serais ici, sans cela ? -- Je vous ferai chasser. -- Après dîner, je m'en irai de moi-même. -- Je vous le conseille. "-- On dîna ; je n'en perdis pas un coup de dent. Après avoir bien mangé, bu largement ; car après tout il n'en aurait été ni plus ni moins, messer Gaster est un personnage contre lequel je n'ai jamais boudé ; je pris mon parti et je me disposais à m'en aller. J'avais engagé ma parole en présence de tant de monde qu'il fallait bien la tenir. Je fus un temps considérable à rôder dans l'appartement, cherchant ma canne et mon chapeau où ils n'étaient pas, et comptant toujours que le patron se répandrait dans un nouveau torrent d'injures, que quelqu'un s'interposerait, et que nous finirions par nous raccommoder, à force de nous fâcher. Je tournais, je tournais ; car moi je n'avais rien sur le coeur ; mais le patron, lui, plus sombre et plus noir que l'Apollon d'Homère, lorsqu'il décoche ses traits sur l'armée des Grecs son bonnet une fois plus renfoncé que de coutume, se promenait en long et en large, le poing sous le menton. Mademoiselle s'approche de moi.-- "Mais Mademoiselle, qu'est-ce qu'il y a donc d'extraordinaire ? Ai- je été différent aujourd'hui de moi-même.-- Je veux qu'il sorte. -- Je sortirai, je ne lui ai pas manqué. -- Pardonnez-moi ; on invite monsieur l'abbé, et... -- C'est lui qui s'est manqué à lui-même en invitant l'abbé, en me recevant et avec moi tant d'autres bélitres tels que moi.-- Allons, mon petit Rameau ; il faut demander pardon à monsieur l'abbé. -- Je n'ai que faire de son pardon... -- Allons ; allons, tout cela s'apaisera... " On me prend par la main, on m'entraîne vers le fauteuil de l'abbé ; j'étends les bras, je contemple l'abbé avec une espèce d'admiration, car qui est-ce qui a jamais demandé pardon à l'abbé ? "L'abbé, lui dis-je ; L'abbé tout ceci est bien ridicule, n'est-il pas vrai ? " Et puis je me mets à rire, et l'abbé aussi. Me voilà donc excusé de ce côté-là ; mais il fallait aborder l'autre, et ce que j'avais à lui dire était une autre paire de manches. le ne sais plus trop comment je tournai mon excuse... " Monsieur, voilà ce fou. -- Il y a trop longtemps qu'il me fait souffrir ; je n'en veux plus entendre parler. -- Il est fâché. -- Oui je suis très fâché. -- Cela ne lui arrivera plus. -- Qu'au premier faquin. " le ne sais s'il était dans un de ces jours d'humeur où Mademoiselle craint d'en approcher et n'ose le toucher qu'avec ses mitaines de velours, ou s'il entendit mal ce que je disais, ou si je dis mal ; ce fut pis qu'auparavant. Que diable, est-ce qu'il ne me connaît pas ? Est-ce qu'il ne sait pas que je suis comme les enfants, et qu'il y a des circonstances où je laisse tout aller sous moi ? Et puis, je crois Dieu me pardonne, que je n'aurais pas un moment de relâche. On userait un pantin d'acier à tirer la ficelle du matin au soir et du soir au matin. Il faut que je les désennuie ; c'est la condition ; mais il faut que je m'amuse quelquefois. Au milieu de cet imbroglio, il me passa par la tête une pensée funeste, une pensée qui me donna de la morgue, une pensée qui m'inspira de la fierté et de l'insolence : c'est qu'on ne pouvait se passer de moi, que j'étais un homme essentiel. MOI.-- Oui, je crois que vous leur êtes très utile, mais qu'ils vous le sont encore davantage. Vous ne retrouverez pas, quand vous voudrez, une aussi bonne maison ; mais eux, pour un fou qui leur manque, ils en retrouveront cent. LUI.-- Cent fous comme moi ! Monsieur le philosophe, ils ne sont pas si communs. Oui des plats fous. On est plus difficile en sottise qu'en talent ou en vertu. le suis rare dans mon espèce, oui, très rare. A présent qu'ils ne m'ont plus, que font-ils ? Ils s'ennuient comme des chiens. le suis un sac inépuisable d'impertinences. l'avais à chaque instant une boutade qui les faisait rire aux larmes, j'étais pour eux les Petites Maisons tout entières. MOI.-- Aussi vous aviez la table, le lit, l'habit, veste et culotte, les souliers, et la pistole par mois. LUI.-- Voilà le beau côté. Voilà le bénéfice ; mais les charges, vous n'en dites mot. D'abord, s'il était bruit d'une pièce nouvelle, quelque temps qu'il fit, il fallait fureter dans tous les greniers de Paris jusqu'à ce que j'en eusse trouvé l'auteur ; que je me procurasse la lecture de l'ouvrage, et que j'insinuasse adroitement qu'il y avait un rôle qui serait supérieurement rendu par quelqu'un de ma connaissance. "Et par qui, s'il vous plaît ?-- Par qui ? belle question ! Ce sont les grâces, la gentillesse, la finesse. -- Vous voulez dire, mademoiselle Dangeville ? Par hasard la connaîtriez-vous ? -- Oui, un peu ; mais ce n'est pas elle. -- Et qui donc ?" le nommais tout bas. " Elle !-- Oui, elle ", répétais-je un peu honteux, car j'ai quelquefois de la pudeur ; et à ce nom répété, il fallait voir comme la physionomie du poète s'allongeait, et d'autres fois comme on m'éclatait au nez. Cependant, bon gré, mal gré qu'il en eût, il fallait que j'amenasse mon homme à dîner ; et lui qui craignait de s'engager, rechignait, remerciait. Il fallait voir comme j'étais traité, quand je ne réussissais pas dans ma négociation : j'étais un butor, un sot, un balourd, je n'étais bon à rien ; je ne valais pas le verre d'eau qu'on me donnait à boire. C'était bien pis lorsqu'on jouait, et qu'il fallait aller intrépidement, au milieu des huées d'un public qui juge bien, quoi qu'on en dise, faire entendre mes claquements de mains isolés ; attacher les regards sur moi ; quelquefois dérober les sifflets à l'actrice ; et ouïr chuchoter à côté de soi : " C'est un des valets déguisés de celui qui couche ; ce maraud-là se taira-t-il ? " On ignore ce qui peut déterminer à cela, on croit que c'est ineptie, tandis que c'est un motif qui excuse tout. MOI.-- Jusqu'à l'infraction des lois civiles. LUI.-- A la fin cependant j'étais connu, et l'on disait : " Oh ! c'est Rameau. " Ma ressource était de jeter quelques mots ironiques qui sauvassent du ridicule mon applaudissement solitaire, qu'on interprétait à contre sens. Convenez qu'il faut un puissant intérêt pour braver ainsi le public assemblé, et que chacune de ces corvées valait mieux qu'un petit écu. MOI.-- Que ne vous faisiez-vous prêter main-forte ? LUI.-- Cela m'arrivait aussi, je glanais un peu là-dessus. Avant que de se rendre au lieu du supplice, il fallait se charger la mémoire des endroits brillants, où il importait de donner le ton. S'il m'arrivait de les oublier et de me méprendre, j'en avais le tremblement à mon retour ; c'était un vacarme dont vous n'avez pas d'idée. Et puis à la maison une meute de chiens à soigner ; il est vrai que je m'étais sottement imposé cette tâche ; des chats dont j'avais la surintendance ; j'étais trop heureux si Micou me favorisait d'un coup de griffe qui déchirât ma manchette ou ma main. Criquette est sujette à la colique ; c'est moi qui lui frotte le ventre. Autrefois, Mademoiselle avait des vapeurs ; ce sont aujourd'hui des nerfs. Je ne parle point d'autres indispositions légères dont on ne se gêne pas devant moi. Pour ceci, passe ; je n'ai jamais prétendu contraindre. J'ai lu, je ne sais où, qu'un prince surnommé le grand restait quelquefois appuyé sur le dossier de la chaise percée de sa maîtresse. On en use à son aise avec ses familiers, et j'en étais ces jours-là, plus que personne. Je suis l'apôtre de la familiarité et de l'aisance. Je les prêchais là d'exemple, sans qu'on s'en formalisât ; il n'y avait qu'à me laisser aller. Je vous ai ébauché le patron. Mademoiselle commence à devenir pesante ; il faut entendre les bons contes qu'ils en font. MOI.-- Vous n'êtes pas de ces gens-là ? LUI.-- Pourquoi non ? MOI.-- C'est qu'il est au moins indécent de donner des ridicules à ses bienfaiteurs. LUI.-- Mais n'est-ce pas pis encore de s'autoriser de ses bienfaits pour avilir son protégé ? MOI.-- Mais si le protégé n'était pas vil par lui-même, rien ne donnerait au protecteur cette autorité. LUI.-- Mais si les personnages n'étaient pas ridicules par eux-mêmes, on n'en ferait pas de bons contes. Et puis est-ce ma faute s'ils s'encanaillent ? Est-ce ma faute lorsqu'ils se sont encanaillés, si on les trahit, si on les bafoue ? Quand on se résout à vivre avec des gens comme nous, et qu'on a le sens commun, il y a je ne sais combien de noirceurs auxquelles il faut s'attendre. Quand on nous prend, ne nous connaît-on pas pour ce que nous sommes, pour des âmes intéressées, viles et perfides ? Si l'on nous connaît, tout est bien. Il y a un pacte tacite qu'on nous fera du bien, et que tôt ou tard, nous rendrons le mal pour le bien qu'on nous aura fait. Ce pacte ne subsiste-t-il pas entre l'homme et son singe ou son perroquet ? Brun jette les hauts cris que Palissot, son convive et son ami, ait fait des couplets contre lui. Palissot a dû faire les couplets et c'est Brun qui a tort. Poinsinet jette les hauts cris que Palissot ait mis sur son compte les couplets qu'il avait faits contre Brun. Palissot a dû mettre sur le compte de Poinsinet les couplets qu'il avait faits contre Brun ; et c'est Poinsinet qui a tort. Le petit abbé Rey jette les hauts cris de ce que son ami Palissot lui a soufflé sa maîtresse auprès de laquelle il l'avait introduit. C'est qu'il ne fallait point introduire un Palissot chez sa maîtresse, ou se résoudre à la perdre. Palissot a fait son devoir ; et c'est l'abbé Rey qui a tort. Le libraire David jette les hauts cris de ce que son associé Palissot a couché ou voulu coucher avec sa femme ; la femme du libraire David jette les hauts cris de ce que Palissot a laissé croire à qui l'a voulu qu'il avait couché avec elle ; que Palissot ait couché ou non avec la femme du libraire, ce qui est difficile à décider, car la femme a dû nier ce qui était, et Palissot a pu laisser croire ce qui n'était pas. Quoi qu'il en soit, Palissot a fait son rôle et c'est David et sa femme qui ont tort. Qu'Helvétius jette les hauts cris que Palissot le traduise sur la scène comme un malhonnête homme, lui à qui il doit encore l'argent qu'il lui prêta pour se faire traiter de la mauvaise santé, se nourrir et se vêtir. A-t-il dû se promettre un autre procédé, de la part d'un homme souillé de toutes sortes d'infamies, qui par passe-temps fait abjurer la religion à son ami, qui s'empare du bien de ses associés ; qui n'a ni foi, ni loi, ni sentiment ; qui court à la fortune, per fas et nefas ; qui compte ses jours par ses scélératesses ; et qui s'est traduit lui-même sur la scène comme un des plus dangereux coquins, impudence dont je ne crois pas qu'il y ait eu dans le passé un premier exemple, ni qu'il y en ait un second dans l'avenir. Non. Ce n'est donc pas Palissot, mais c'est Helvétius qui a tort. Si l'on mène un jeune provincial à la Ménagerie de Versailles, et qu'il s'avise par sottise, de passer la main à travers les barreaux de la loge du tigre ou de la panthère ; si le jeune homme laisse son bras dans la gueule de l'animal féroce, qui est- ce qui a tort ? Tout cela est écrit dans le pacte tacite. Tant pis pour celui qui l'ignore ou l'oublie. Combien je justifierais par ce pacte universel et sacré, de gens qu'on accuse de méchanceté ; tandis que c'est soi qu'on devrait accuser de sottise. Oui, grosse comtesse, c'est vous qui avez tort, lorsque vous rassemblez autour de vous, ce qu'on appelle parmi les gens de votre sorte, des espèces, et que ces espèces vous font des vilenies, vous en font faire, et vous exposent au ressentiment des honnêtes gens. Les honnêtes gens font ce qu'ils doivent ; les espèces aussi ; et c'est vous qui avez tort de les accueillir. Si Bertinhus vivait doucement, paisiblement avec sa maîtresse ; si par l'honnêteté de leurs caractères, ils s'étaient fait des connaissances honnêtes ; s'ils avaient appelé autour d'eux des hommes à talents, des gens connus dans la société par leur vertu ; s'ils avaient réservé pour une petite compagnie éclairée et choisie, les heures de distraction qu'ils auraient dérobées à la douceur d'être ensemble, de s'aimer, de se le dire, dans le silence de la retraite ; croyez-vous qu'on en eût fait ni bons ni mauvais contes. Que leur est-il donc arrivé ? ce qu'ils méritaient. Ils ont été punis de leur imprudence ; et c'est nous que la Providence avait destinés de toute éternité à faire justice des Bertins du jour, et ce sont nos pareils d'entre nos neveux qu'elle a destinés à faire justice des Montsauges et des Bertins à venir. Mais tandis que nous exécutons ses justes décrets sur la sottise, vous qui nous peignez tels que nous sommes, vous exécutez ses justes décrets sur nous. Que penseriez-vous de nous, si nous prétendions avec des moeurs honteuses, jouir de la considération publique ; que nous sommes des insensés. Et ceux qui s'attendent à des procédés honnêtes, de la part de gens nés vicieux, de caractères vils et bas, sont-ils sages ? Tout a son vrai loyer dans ce monde. Il y a deux procureurs généraux, l'un à votre porte qui châtie les délits contre la société. La nature est l'autre. Celle-ci connaît de tous les vices qui échappent aux lois. Vous vous livrez à la débauche des femmes ; vous serez hydropique. Vous êtes crapuleux ; vous serez poumonique. Vous ouvrez votre porte à des marauds, et vous vivez avec eux ; vous serez trahis, persiflés, méprisés. Le plus court est de se résigner à l'équité de ces jugements ; et de se dire à soi-même, c'est bien fait, de secouer ses oreilles, et de s'amender ou de rester ce qu'on est, mais aux conditions susdites. MOI.-- Vous avez raison. LUI.-- Au demeurant, de ces mauvais contes, moi, je n'en invente aucun ; je m'en tiens au rôle de colporteur. Ils disent qu'il y a quelques jours, sur les cinq heures du matin, on entendit un vacarme enragé ; toutes les sonnettes étaient en branle ; c'étaient les cris interrompus et sourds d'un homme qui étouffe : " A moi, moi, je suffoque ; je meurs. " Ces cris partaient de l'appartement du patron. On arrive, on le secourt. Notre grosse créature dont la tête était égarée, qui n'y était plus, qui ne voyait plus, comme il arrive dans ce moment, continuait de presser son mouvement, s'élevait sur ses deux mains, et du plus haut qu'elle pouvait laissait retomber sur les parties casuelles un poids de deux à trois cents livres, animé de toute la vitesse que donne la fureur du plaisir. On eut beaucoup de peine à le dégager de là. Que diable de fantaisie a un petit marteau de se placer sous une lourde enclume. MOI.-- Vous êtes un polisson. Parlons d'autre chose. Depuis que nous causons, j'ai une question sur la lèvre. LUI.-- Pourquoi l'avoir arrêtée là si longtemps ? MOI.-- C'est que j'ai craint qu'elle ne fût indiscrète. LUI.-- Après ce que je viens de vous révéler, j'ignore quel secret je puis avoir pour vous. MOI.-- Vous ne doutez pas du jugement que je porte de votre caractère. LUI.-- Nullement. le suis à vos yeux un être très abject, très méprisable, et je le suis aussi quelquefois aux miens ; mais rarement. Je me félicite plus souvent de mes vices que je ne m'en blâme. Vous êtes plus constant dans votre mépris. MOI.-- Il est vrai ; mais pourquoi me montrer toute votre turpitude. LUI.-- D'abord, c'est que vous en connaissiez une bonne partie, et que je voyais plus à gagner qu'à perdre, à vous avouer le reste. MOI.-- Comment cela, s'il vous plaît. LUI.-- S'il importe d'être sublime en quelque genre, c'est surtout en mal. On crache sur un petit filou ; mais on ne peut refuser une sorte de considération à un grand criminel. Son courage vous étonne. Son atrocité vous fait frémir. On prise en tout l'unité de caractère. MOI.-- Mais cette estimable unité de caractère, vous ne l'avez pas encore. le vous trouve de temps en temps vacillant dans vos principes. Il est incertain, si vous tenez votre méchanceté de la nature, ou de l'étude ; et si l'étude vous a porté aussi loin qu'il est possible. LUI.-- J'en conviens ; mais j'y ai fait de mon mieux. N'ai-je pas eu la modestie de reconnaître des êtres plus parfaits que moi ? Ne vous ai-je pas parlé de Bouret avec l'admiration la plus profonde ? Bouret est le premier homme du monde dans mon esprit. MOI.-- Mais immédiatement après Bouret ; c'est vous. LUI.-- Non. MOI.-- C'est donc Palissot ? LUI.-- C'est Palissot, mais ce n'est pas Palissot seul. MOI.-- Et qui peut être digne de partager le second rang avec lui ? LUI.-- Le renégat d'Avignon. MOI.-- Je n'ai jamais entendu parler de ce renégat d'Avignon ; mais ce doit être un homme bien étonnant. LUI.-- Aussi l'est-il. MOI.-- L'histoire des grands personnages m'a toujours intéressé. LUI.-- Je le crois bien. Celui-ci vivait chez un bon et honnête de ces descendants d'Abraham, promis au père des Croyants, en nombre égal à celui des étoiles. MOI.-- Chez un Juif ? LUI.-- Chez un Juif. Il en avait surpris d'abord la commisération, ensuite la bienveillance, enfin la confiance la plus entière. Car voilà comme il en arrive toujours. Nous comptons tellement sur nos bienfaits, qu'il est rare que nous cachions notre secret, à celui que nous avons comblé de nos bontés. Le moyen qu'il n'y ait pas des ingrats ; quand nous exposons l'homme, à la tentation de l'être impunément. C'est une réflexion juste que notre Juif ne fit pas. Il confia donc au renégat qu'il ne pouvait en conscience manger du cochon. Vous allez voir tout le parti qu'une esprit fécond sut tirer de cet aveu. Quelques mois se passèrent pendant lesquels notre renégat redoubla d'attachement. Quand il crut son Juif bien touché, bien captivé, bien convaincu par ses soins, qu'il n'avait pas un meilleur ami dans toutes les tribus d'Israël... Admirez la circonspection de cet homme. Il ne se hâte pas. Il laisse mûrir la poire, avant que de secouer la branche. Trop d'ardeur pouvait faire échouer son projet. C'est qu'ordinairement la grandeur de caractère résulte de la balance naturelle de plusieurs qualités opposées. MOI.-- Eh laissez là vos réflexions, et continuez votre histoire. LUI.-- Cela ne se peut. Il y a des jours où il faut que je réfléchisse. C'est une maladie qu'il faut abandonner à son cours. Où en étais-je ? MOI.-- A l'intimité bien établie, entre le Juif et le renégat. LUI.-- Alors la poire était mûre... Mais vous ne m'écoutez pas. A quoi rêvez-vous ? MOI.-- Je rêve à l'inégalité de votre ton ; tantôt haut tantôt bas. LUI.-- Est-ce que le ton de l'homme vicieux peut être un ? -- Il arrive un soir chez son bon ami, l'air effaré, la voix entrecoupée, le visage pâle comme la mort, tremblant de tous ses membres. "Qu'avez-vous ? -- Nous sommes perdus. -- Perdus, et comment ? -- Perdus, vous dis-je ; perdus sans ressource. -- Expliquez-vous.-- Un moment, que je me remette de mon effroi.-- Allons, remettez-vous ", lui dit le Juif ; au lieu de lui dire, tu es un fieffé fripon ; je ne sais ce que tu as à m'apprendre, mais tu es un fieffé fripon ; tu joues la terreur. MOI.-- Et pourquoi devait-il lui parler ainsi ? LUI.-- C'est qu'il était faux, et qu'il avait passé la mesure. Cela est clair pour moi, et ne m'interrompez pas davantage. -- " Nous sommes perdus, perdus sans ressource. " Est-ce que vous ne sentez pas l'affectation de ces perdus répétés. " Un traître nous a déférés à la sainte Inquisition, vous comme Juif, moi comme renégat, comme un infâme renégat. " Voyez comme le traître ne rougit pas de se servir des expressions les plus odieuses. Il faut plus de courage qu'on ne pense pour s'appeler de son nom. Vous ne savez pas ce qu'il en coûte pour en venir là. MOI.-- Non certes. Mais cet infâme renégat... LUI.-- Est faux ; mais c'est une fausseté bien adroite. Le Juif s'effraye, il s'arrache la barbe, il se roule à terre. Il voit les sbires à sa porte ; il se voit affublé du san bénito ; il voit son autodafé préparé. "Mon ami, mon tendre ami, mon unique ami, quel parti prendre...-- Quel parti ? de se montrer, d'affecter la plus grande sécurité, de se conduire comme à l'ordinaire. La procédure de ce tribunal est secrète, mais lente. Il faut user de ses délais pour tout vendre. J'irai louer ou je ferais louer un bâtiment par un tiers ; oui, par un tiers, ce sera le mieux. Nous y déposerons votre fortune ; car c'est à votre fortune principalement qu'ils en veulent ; et nous irons, vous et moi, chercher, sous un autre ciel, la liberté de servir notre Dieu et de suivre en sûreté la loi d'Abraham et de notre conscience. Le point important dans la circonstance périlleuse où nous nous trouvons, est de ne point faire d'imprudence. " Fait et dit. Le bâtiment est loué et pourvu de vivres et de matelots. La fortune du Juif est à bord. Demain, à la pointe du jour, ils mettent à la voile. Ils peuvent souper gaiement et dormir en sûreté. Demain, ils échappent à leurs persécuteurs. Pendant la nuit, le renégat se lève, dépouille le Juif de son portefeuille, de sa bourse et de ses bijoux ; se rend à bord, et le voilà parti. Et vous croyez que c'est là tout ? Bon, vous n'y êtes pas. Lorsqu'on me raconta cette histoire ; moi, je devinai ce que je vous ai tu, pour essayer votre sagacité. Vous avez bien fait d'être un honnête homme ; vous n'auriez été qu'un friponneau. Jusqu'ici le renégat n'est que cela. C'est un coquin méprisable à qui personne ne voudrait ressembler. Le sublime de sa méchanceté, c'est d'avoir été lui-même le délateur de son bon ami l'israélite, dont la sainte Inquisition s'empara à son réveil, et dont, quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et ce fut ainsi que le renégat devint tranquille possesseur de la fortune de ce descendant maudit de ceux qui ont crucifié Notre Seigneur. MOI.-- Je ne sais lequel des deux me fait le plus d'horreur, ou de la scélératesse de votre renégat, ou du ton dont vous en parlez. LUI.-- Et voilà ce que je vous disais. L'atrocité de l'action vous porte au-delà du mépris ; et c'est la raison de ma sincérité. J'ai voulu que vous connussiez jusqu'où j'excellais dans mon art ; vous arracher l'aveu que j'étais au moins original dans mon avilissement, me placer dans votre tête sur la ligne des grands vauriens, et m'écrier ensuite, " Vivat Mascarillus, fourbum imperator ! Allons, gai, Monsieur le philosophe ; chorus. Vivat Mascarillus, fourbum imperator ! " Et là-dessus, il se mit à faire un chant en fugue, tout à fait singulier. Tantôt la mélodie était grave et pleine de majesté ; tantôt légère et folâtre ; dans un instant il imitait la basse ; dans un autre, une des parties du dessus ; il m'indiquait de son bras et de son col allongés, les endroits des tenues ; et s'exécutait, se composait à lui-même, un chant de triomphe, où l'on voyait qu'il s'entendait mieux en bonne musique qu'en bonnes moeurs. Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, rire ou m'indigner. Je restai, dans le dessein de tourner la conversation sur quelque sujet qui chassât de mon âme l'horreur dont elle était remplie. Je commençais à supporter avec peine la présence d'un homme qui discutait une action horrible, un exécrable forfait, comme un connaisseur en peinture ou en poésie, examine les beautés d'un ouvrage de goût ; ou comme un moraliste ou un historien relève et fait éclater les circonstances d'une action héroïque. le devins sombre, malgré moi. Il s'en aperçut et me dit : LUI.-- Qu'avez-vous ? est-ce que vous vous trouvez mal ? MOI.-- Un peu ; mais cela passera. LUI.-- Vous avez l'air soucieux d'un homme tracassé de quelque idée fâcheuse. MOI.-- C'est cela. Après un moment de silence de sa part et de la mienne, pendant lequel il se promenait en sifflant et en chantant ; pour le ramener à son talent, je lui dis : Que faites-vous à présent ? LUI.-- Rien. MOI.-- Cela est très fatigant. LUI.-- J'étais déjà suffisamment bête. J'ai été entendre cette musique de Duni et de nos autres jeunes faiseurs ; qui m'a achevé. MOI.-- Vous approuvez donc ce genre. LUI.-- Sans doute. MOI.-- Et vous trouvez de la beauté dans ces nouveaux chants ? LUI.-- Si j'y en trouve ; pardieu, je vous en réponds. Comme cela est déclamé ! quelle vérité ! quelle expression. MOI.-- Tout art d'imitation a son modèle dans la nature. Quel est le modèle du musicien, quand il fait un chant ? LUI.-- Pourquoi ne pas prendre la chose de plus haut ? Qu'est-ce qu'un chant ? MOI.-- Je vous avouerai que cette question est au-dessus de mes forces. Voilà comme nous sommes tous. Nous n'avons dans la mémoire que des mots que nous croyons entendre, par l'usage fréquent et l'application même juste que nous en faisons ; dans l'esprit, que des notions vagues. Quand je prononce le mot chant, je n'ai pas des notions plus nettes que vous, et la plupart de vos semblables, quand ils disent, réputation, blâme, honneur, vice, vertu, pudeur, décence, honte, ridicule. LUI.-- Le chant est une imitation, par les sons d'une échelle inventée par l'art ou inspirée par la nature, comme il vous plaira, ou par la voix ou par l'instrument, des bruits physiques ou des accents de la passion ; et vous voyez qu'en changeant là-dedans, les choses à changer, la définition conviendrait exactement à la peinture, à l'éloquence, à la sculpture, et à la poésie. Maintenant, pour en venir à votre question. Quel est le modèle du musicien ou du chant ? c'est la déclamation, si le modèle est vivant et pensant ; c'est le bruit, si le modèle est inanimé. Il faut considérer la déclamation comme une ligne, et le chant comme une autre ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant, sera forte et vraie ; plus le chant qui s'y conforme la coupera en un plus grand nombre de points ; plus le chant sera vrai ; et plus il sera beau. Et c'est ce qu'ont très bien senti nos jeunes musiciens. Quand on entend, Je suis un pauvre diable, on croit reconnaître la plainte d'un avare ; s'il ne chantait pas, c'est sur les mêmes tons qu'il parlerait à la terre, quand il lui confie son or et qu'il lui dit, O terre, reçois mon trésor. Et cette petite fille qui sent palpiter son coeur, qui rougit, qui se trouble et qui supplie monseigneur de la laisser partir, s'exprimerait-elle autrement. Il y a dans ces ouvrages, toutes sortes de caractères ; une variété infinie de déclamations. Cela est sublime ; c'est moi qui vous le dis. Allez, allez entendre le morceau où le jeune homme qui se sent mourir, s'écrie : Mon coeur s'en va. -- Écoutez le chant ; écoutez la symphonie, et vous me direz après quelle différence il y a, entre les vraies voies d'un moribond et le tour de ce chant. Vous verrez si la ligne de la mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne de la déclamation. Je ne vous parle pas de la mesure qui est encore une des conditions du chant ; je m'en tiens à l'expression, et il n'y a rien de plus évident que le passage suivant que j'ai lu quelque part, musices seminarium accentus. L'accent est la pépinière de la mélodie. Jugez de là de quelle difficulté et de quelle importance il est de savoir bien faire le récitatif. Il n'y a point de bel air, dont on ne puisse faire un beau récitatif, et point de beau récitatif, dont un habile homme ne puisse tirer un bel air. Je ne voudrais pas assurer que celui qui récite bien, chantera bien, mais je serais surpris que celui qui chante bien, ne sût pas bien réciter. Et croyez tout ce que je vous dis là ; car c'est le vrai. MOI.-- Je ne demanderais pas mieux que de vous en croire, si je n'étais arrêté par un petit inconvénient. LUI.-- Et cet inconvénient ? MOI.-- C'est que, si cette musique est sublime, il faut que celle du divin Lulli, de Campra, de Destouches, de Mouret, et même soit dit entre nous, celle du cher oncle soit un peu plate. LUI, s'approchant de mon oreille, me répondit : -- Je ne voudrais pas être entendu ; car il y a ici beaucoup de gens qui me connaissent ; c'est qu'elle l'est aussi. Ce n'est pas que je me soucie du cher oncle, puisque cher il y a. C'est une pierre. Il me verrait tirer la langue d'un pied, qu'il ne me donnerait pas un verre d'eau ; mais il a beau faire à l'octave, à la septième, hon, hon ; hin, hin ; tu, tu, tu ; turelututu, avec un charivari du diable ; ceux qui commencent à s'y connaître, et qui ne prennent plus du tintamarre pour de la musique, ne s'accommoderont jamais de cela. On devait défendre par une ordonnance de police, à quelque personne, de quelque qualité ou condition qu'elle fût, de faire chanter le Stabat du Pergolèse. Ce Stabat, il fallait le faire brûler par la main du bourreau. Ma foi, ces maudits bouffons, avec leur Servante Maîtresse, leur Tracollo, nous en ont donné rudement dans le cul. Autrefois, un Trancrède, un Issé, une Europe galante, les Indes, et Castor, les Talents lyriques, allaient à quatre, cinq, six mois. On ne voyait point la fin des représentations d'une Armide. A présent tout cela vous tombe les uns sur les autres, comme des capucins de cartes. Aussi Rebel et Francoeur jettent-ils feu et flamme. Ils disent que tout est perdu, qu'ils sont ruinés ; et que si l'on tolère plus longtemps cette canaille chantante de la Foire, la musique nationale est au diable ; et que l'Académie royale du cul-de-sac n'a qu'à fermer boutique. Il y a bien quelque chose de vrai, là-dedans. Les vieilles perruques qui viennent là depuis trente à quarante ans tous les vendredis, au lieu de s'amuser comme ils ont fait par le passé, s'ennuient et bâillent, sans trop savoir pourquoi. Ils se le demandent et ne sauraient se répondre. Que ne s'adressent-ils à moi ? La prédiction de Duni s'accomplira ; et du train que cela prend, je veux mourir si, dans quatre à cinq ans à dater du Peintre amoureux de son Modèle, il y a un chat à fesser dans la célèbre Impasse. Les bonnes gens, ils ont renoncé à leurs symphonies, pour jouer des symphonies italiennes. Ils ont cru qu'ils feraient leurs oreilles à celles-ci, sans conséquence pour leur musique vocale, comme si la symphonie n'était pas au chant, à un peu de libertinage près inspiré par l'étendue de l'instrument et la mobilité des doigts ? ce que le chant est à la déclamation réelle. Comme si le violon n'était pas le singe du chanteur, qui deviendra un jour, lorsque le difficile prendra la place du beau, le singe du violon. Le premier qui joua Locatelli, fut l'apôtre de la nouvelle musique. A d'autres, à d'autres. On nous accoutumera à l'imitation des accents de la passion ou des phénomènes de la nature, par le chant et la voix, par l'instrument, car voilà toute l'étendue de l'objet de la musique, et nous conserverons notre goût pour les vols, les lances, les gloires, les triomphes, les victoires ? Va-t'en voir s'ils viennent, Jean. Ils ont imaginé qu'ils pleureraient ou riraient à des scènes de tragédie ou de comédie, musiquées ; qu'on porterait à leurs oreilles, les accents de la fureur, de la haine, de la jalousie, les vraies plaintes de l'amour, les ironies, les plaisanteries du théâtre italien ou français ; et qu'ils resteraient admirateurs de Ragonde et de Platée. Je t'en réponds : tarare, pon pon ; qu'ils éprouveraient sans cesse, avec quelle facilité, quelle flexibilité, quelle mollesse, l'harmonie, la prosodie, les ellipses, les inversions de la langue italienne se prêtaient à l'art, au mouvement, à l'expression, aux tours du chant, et à la valeur mesurée des sons, et qu'ils continueraient d'ignorer combien la leur est raide, sourde, lourde, pesante, pédantesque et monotone. Eh oui, oui. Ils se sont persuadé qu'après avoir mêlé leurs larmes aux pleurs d'une mère qui se désole sur la mort de son fils ; après avoir frémi de l'ordre d'un tyran qui ordonne un meurtre ; ils ne s'ennuieraient pas de leur féerie, de leur insipide mythologie, de leurs petits madrigaux doucereux qui ne marquent pas moins le mauvais goût du poète, que la misère de l'art qui s'en accommode. Les bonnes gens ! cela n'est pas et ne peut être. Le vrai, le bon, le beau ont leurs droits. On les conteste, mais on finit par admirer. Ce qui n'est pas marqué à ce coin, on l'admire un temps ; mais on finit par bâiller. Bâillez donc, messieurs ; bâillez à votre aise. Ne vous gênez pas. L'empire de la nature et de ma trinité, contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront jamais ; le vrai qui est le père, et qui engendre le bon qui est le fils ; d'où procède le beau qui est le Saint-Esprit, s'établit tout doucement. Le dieu étranger se place humblement sur l'autel à côté de l'idole du pays ; peu à peu, il s'y affermit ; un beau jour, il pousse du coude son camarade ; et patatras, voilà l'idole en bas. C'est comme cela qu'on dit que les Jésuites ont planté le christianisme à la Chine et aux Indes. Et ces Jansénistes ont beau dire, cette méthode politique qui marche à son but, sans bruit, sans effusion de sang, sans martyr, sans un toupet de cheveux arraché, me semble la meilleure. MOI.-- Il y a de la raison, à peu près, dans tout ce que vous venez de dire. LUI.-- De la raison ! tant mieux. le veux que le diable m'emporte, si j'y tâche. Cela va, comme je te pousse. le suis comme les musiciens de l'Impasse, quand mon oncle parut ; si j'adresse à la bonne heure, c'est qu'un garçon charbonnier parlera toujours mieux de son métier que toute une académie, et que tous les Duhamel du monde. Et puis le voilà qui se met à se promener, en murmurant dans son gosier, quelques-uns des airs de l'Ile des Fous, du Peintre amoureux de son Modèle, du Maréchal- ferrant, de la Plaideuse, et de temps en temps, il s'écriait, en levant les mains et les yeux au ciel : Si cela est beau, mordieu ! Si cela est beau ! Comment peut-on porter à sa tête une paire d'oreilles et faire une pareille question. Il commençait à entrer en passion, et à chanter tout bas. Il élevait le ton, à mesure qu'il se passionnait davantage ; vinrent ensuite, les gestes, les grimaces du visage et les contorsions du corps ; et je dis, bon ; voilà la tête qui se perd, et quelque scène nouvelle qui se prépare ; en effet, il part d'un éclat de voix, " Je suis un pauvre misérable... Monseigneur, Monseigneur, laissez-moi partir... O terre, reçois mon or ; conserve bien mon trésor... Mon âme, mon âme, ma vie, O terre !. .. Le voilà le petit ami, le voilà le petit ami ! Aspettare e non venire... A Zerbina penserete... Sempre in contrasti con te si sta... " Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens, français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. Tantôt avec une voix de basse-taille, il descendait jusqu'aux enfers ; tantôt s'égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait le haut des airs, imitant de la démarche, du maintien, du geste, les différents personnages chantants ; successivement furieux, radouci, impérieux, ricaneur. Ici, c'est une jeune fille qui pleure, et il en rend toute la minauderie ; là il est prêtre, il est roi, il est tyran, il menace, il commande, il s'emporte, il est esclave, il obéit. Il s'apaise, il se désole, il se plaint, il rit jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère de l'air. Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s'étaient rassemblés autour de lui. Les fenêtres du café étaient occupées, en dehors, par les passants qui s'étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le plafond. Lui n'apercevait rien ; il continuait, saisi d'une aliénation d'esprit, d'un enthousiasme si voisin de la folie qu'il est incertain qu'il en revienne ; s'il ne faudra pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons. En chantant un lambeau des Lamentations de Jomelli, il répétait avec une précision, une vérité et une chaleur incroyable les plus beaux endroits de chaque morceau ; ce beau récitatif obligé où le prophète peint la désolation de Jérusalem, il l'arrosa d'un torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du chant, et la force de l'expression, et la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s'était particulièrement montré un grand maître. S'il quittait la partie du chant, c'était pour prendre celle des instruments qu'il laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l'une à l'autre de manière à conserver les liaisons et l'unité du tout ; s'emparant de nos âmes et les tenant suspendues dans la situation la plus singulière que j'aie jamais éprouvée. .. Admirais-je ? Oui, j'admirais ! Etais-je touché de pitié ? J'étais touché de pitié ; mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et les dénaturait. Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les différents instruments. Avec des joues renflées et bouffies, et un son rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons ; il prenait un son éclatant et nasillard pour les hautbois ; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable pour les instruments à corde dont il cherchait les sons les plus approchés ; il sifflait les petites flûtes, il recoulait les traversières, criant, chantant, se démenant comme un forcené ; faisant lui seul, les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se divisant en vingt rôles divers, courant, s'arrêtant, avec l'air d'un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche. Il faisait une chaleur à périr ; et la sueur qui suivait les plis de son front et la longueur de ses joues, se mêlait à la poudre de ses cheveux, ruisselait, et sillonnait le haut de son habit. Que ne lui vis-je pas faire ? Il pleurait, il riait, il soupirait il regardait, ou attendri, ou tranquille, ou furieux ; c'était une femme qui se pâme de douleur ; c'était un malheureux livré à tout son désespoir ; un temple qui s'élève ; des oiseaux qui se taisent au soleil couchant ; des eaux ou qui murmurent dans un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du haut des montagnes ; un orage ; une tempête, la plainte de ceux qui vont périr, mêlée au sifflement des vents, au fracas du tonnerre ; c'était la nuit, avec ses ténèbres ; c'était l'ombre et le silence, car le silence même se peint par des sons. Sa tête était tout à fait perdue. Épuisée de fatigue, tel qu'un homme qui sort d'un profond sommeil ou d'une longue distraction ; il resta immobile, stupide, étonné. Il tournait ses regards autour de lui, comme un homme égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il se trouve. Il attendait le retour de ses forces et de ses esprits ; il essuyait machinalement son visage. Semblable à celui qui verrait à son réveil, son lit environné d'un grand nombre de personnes ; dans un entier oubli ou dans une profonde ignorance de ce qu'il a fait, il s'écria dans le premier moment : Eh bien, Messieurs, qu'est-ce qu'il y a ? D'où viennent vos ris et votre surprise ? Qu'est-ce qu'il y a ? Ensuite il ajouta, voilà ce qu'on doit appeler de la musique et un musicien. Cependant, Messieurs, il ne faut pas mépriser certains morceaux de Lulli. Qu'on fasse mieux la scène "Ah ! j'attendrai" sans changer les paroles ; j'en défie. Il ne faut pas mépriser quelques endroits de Campra les airs de violon de mon oncle, ses gavottes ; ses entrées de soldats, de prêtres, de sacrificateurs... " Pâles flambeaux, nuit plus affreuse que les ténèbres... Dieux du Tartare, Dieu de l'oubli. " Là, il enflait sa voix ; il soutenait ses sons ; les voisins se mettaient aux fenêtres, nous mettions nos doigts dans nos oreilles. Il ajoutait, c'est ici qu'il faut des poumons ; un grand organe ; un volume d'air. Mais avant peu, serviteur à l'Assomption ; le Carême et les Rois sont passés. Ils ne savent pas encore ce qu'il faut mettre en musique, ni par conséquent ce qui convient au musicien. La poésie lyrique est encore à naître. Mais ils y viendront ; à force d'entendre le Pergolèse, le Saxon, Terradoglias, Traetta, et les autres, à force de lire le Métastase, il faudra bien qu'ils y viennent. MOI.-- Quoi donc, est-ce que Quinault, La Motte, Fontenelle n'y ont rien entendu. LUI.-- Non pour le nouveau style. Il n'y a pas six vers de suite dans tous leurs charmants poèmes qu'on puisse musiquer. Ce sont des sentences ingénieuses ; des madrigaux légers, tendres et délicats ; mais pour savoir combien cela est vide de ressource pour notre art, le plus violent de tous, sans en excepter celui de Démosthène faites-vous réciter ces morceaux, combien ils vous paraîtront, froids, languissants, monotones. C'est qu'il n'y a rien là qui puisse servir de modèle au chant. J'aimerais autant avoir à musiquer les Maximes de La Rochefoucauld, ou les Pensées de Pascal. C'est au cri animal de la passion, à dicter la ligne qui nous convient. Il faut que ces expressions soient pressées les unes sur les autres ; il faut que la phrase soit courte ; que le sens en soit coupé, suspendu ; que le musicien puisse disposer du tout et de chacune de ses parties ; en omettre un mot, ou le répéter ; y en ajouter un qui lui manque ; la tourner et retourner, comme un polype, sans la détruire ; ce qui rend la poésie lyrique française beaucoup plus difficile que dans les langues à inversions qui présentent d'elles-mêmes tous ces avantages... " Barbare cruel, plonge ton poignard dans mon sein. Me voilà prête à recevoir le coup fatal. Frappe. Ose... Ah ; je languis, je meurs... Un feu secret s'allume dans mes sens... Cruel amour, que veux-tu de moi... Laisse-moi la douce paix dont j'ai joui... Rends-moi la raison... " Il faut que les passions soient fortes ; la tendresse du musicien et du poète lyrique doit être extrême. L'air est presque toujours la péroraison de la scène. Il nous faut des exclamations, des interjections, des suspensions, des interruptions, des affirmations, des négations ; nous appelons, nous invoquons, nous crions, nous gémissons, nous pleurons, nous rions franchement. Point d'esprit, point d'épigrammes ; point de ces jolies pensées. Cela est trop loin de la simple nature. Or n'allez pas croire que le jeu des acteurs de théâtre et leur déclamation puissent nous servir de modèles. Fi donc. Il nous le faut plus énergique, moins maniéré, plus vrai. Les discours simples, les voix communes de la passion, nous sont d'autant plus nécessaires que la langue sera plus monotone, aura moins d'accent. Le cri animal ou de l'homme passionné leur en donne. Tandis qu'il me parlait ainsi, la foule qui nous environnait, ou n'entendait rien ou prenant peu d'intérêt à ce qu'il disait, parce qu'en général l'enfant comme l'homme,. et l'homme comme l'enfant aime mieux s'amuser que s'instruire, s'était retirée ; chacun était à son jeu ; et nous étions restés seuls dans notre coin. Assis sur une banquette, la tête appuyée contre le mur, les bras pendants, les yeux à demi-fermés, il me dit : Je ne sais ce que j'ai, quand je suis venu ici, j'étais frais et dispos ; et me voilà roué, brisé, comme si j'avais fait dix lieues. Cela m'a pris subitement. MOI.-- Voulez-vous vous rafraîchir ? LUI.-- Volontiers. Je me sens enroué. Les forces me manquent ; et Je souffre un peu de la poitrine. Cela m'arrive presque tous les jours, comme cela ; sans que je sache pourquoi. MOI.-- Que voulez-vous ? LUI.-- Ce qui vous plaira. Je ne suis pas difficile. L'indigence m'a appris à m'accommoder de tout. On nous sert de la bière, de la limonade. Il en remplit un grand verre qu'il vide deux ou trois fois de suite. Puis comme un homme ranimé ; il tousse fortement, il se démène, il reprend : Mais à votre avis, Seigneur philosophe, n'est-ce pas une bizarrerie bien étrange, qu'un étranger, un Italien, un Duni vienne nous apprendre à donner de l'accent à notre musique, à assujettir notre chant à tous les mouvements à toutes les mesures, à tous les intervalles, à toutes les déclamations, sans blesser la prosodie. Ce n'était pourtant pas la mer à boire. Quiconque avait écouté un gueux lui demander l'aumône dans la rue, un homme dans le transport de la colère, une femme jalouse et furieuse, un amant désespéré, un flatteur, oui un flatteur radoucissant son ton, traînant ses syllabes, d'une voix mielleuse, en un mot une passion, n'importe laquelle, pourvu que par son énergie, elle méritât de servir de modèle au musicien, aurait dû s'apercevoir de deux choses : l'une que les syllabes, longues ou brèves, n'ont aucune durée fixe, pas même de rapport déterminé entre leurs durées ; que la passion dispose de la prosodie, presque comme il lui plaît ; qu'elle exécute les plus grands intervalles, et que celui qui s'écrie dans le fort de sa douleur : " Ah, malheureux que Je suis ", monte la syllabe d'exclamation au ton le plus élevé et le plus aigu, et descend les autres aux tons les plus graves et les plus bas, faisant l'octave ou même un plus grand intervalle, et donnant à chaque son la quantité qui convient au tour de la mélodie, sans que l'oreille soit offensée, sans que ni la syllabe longue, ni la syllabe brève aient conservé la longueur ou la brièveté du discours tranquille. Quel chemin nous avons fait depuis le temps où nous citions la parenthèse d'Armide, Le vainqueur de Renaud, si quelqu'un le peut être, l'Obéissons sans balancer, des Indes galantes, comme des prodiges de déclamation musicale ! A présent, ces prodiges-là me font hausser les épaules de pitié. Du train dont l'art s'avance, je ne sais où il aboutira. En attendant, buvons un coup. Il en boit deux, trois, sans savoir ce qu'il faisait. Il allait se noyer, comme s'il s'était épuisé, sans s'en apercevoir, si je n'avais déplacé la bouteille qu'il cherchait de distraction. Alors je lui dis : MOI.-- Comment se fait-il qu'avec un tact aussi fin, une si grande sensibilité pour les beautés de l'art musical ; vous soyez aussi aveugle sur les belles choses en morale, aussi insensible aux charmes de la vertu ? LUI.-- C'est apparemment qu'il y a pour les unes un sens que je n'ai pas ; une fibre qui ne m'a point été donnée, une fibre lâche qu'on a beau pincer et qui ne vibre pas ; ou peut-être c'est que j'ai toujours vécu avec de bons musiciens et de méchantes gens ; d'où il est arrivé que mon oreille est devenue très fine, et que mon coeur est devenu sourd. Et puis c'est qu'il y avait quelque chose de race. Le sang de mon père et le sang de mon oncle est le même sang. Mon sang est le même que celui de mon père. La molécule paternelle était dure et obtuse ; et cette maudite molécule première s'est assimilé tout le reste. MOI.-- Aimez-vous votre enfant ? LUI.-- Si je l'aime, le petit sauvage. J'en suis fou. MOI.-- Est-ce que vous ne vous occuperez pas sérieusement d'arrêter en lui l'effet de la maudite molécule paternelle. LUI.-- J'y travaillerais, je crois, bien inutilement. S'il est destiné à devenir un homme de bien, je n'y nuirai pas. Mais si la molécule voulait qu'il fût un vaurien comme son père, les peines que j'aurais prises pour en faire un homme honnête lui seraient très nuisibles ; l'éducation croisant sans cesse la pente de la molécule, il serait tiré comme par deux forces contraires, et marcherait tout de guingois, dans le chemin de la vie, comme j'en vois une infinité, également gauches dans le bien et dans le mal ; c'est ce que nous appelons des espèces, de toutes les épithètes la plus redoutable, parce qu'elle marque la médiocrité, et le dernier degré du mépris. Un grand vaurien est un grand vaurien, mais n'est point une espèce. Avant que la molécule paternelle n'eût repris le dessus et ne l'eût amené à la parfaite abjection où j'en suis, il lui faudrait un temps infini : il perdrait ses plus belles années. Je n'y fais rien à présent. Je le laisse venir. Je l'examine. Il est déjà gourmand, patelin, filou, paresseux, menteur. Je crains bien qu'il ne chasse de race. MOI.-- Et vous en ferez un musicien, afin qu'il ne manque rien à la ressemblance ? LUI.-- Un musicien ! un musicien ! quelquefois je le regarde, en grinçant les dents ; et je dis, si tu devais jamais savoir une note, je crois que je te tordrais le col. MOI.-- Et pourquoi cela, s'il vous plaît ? LUI.-- Cela ne mène à rien. MOI.-- Cela mène à tout. LUI.-- Oui, quand on excelle ; mais qui est-ce qui peut se promettre de son enfant qu'il excellera ? Il y a dix mille à parier contre un qu'il ne serait qu'un misérable racleur de cordes, comme moi. Savez-vous qu'il serait peut-être plus aisé de trouver un enfant propre à gouverner un royaume, à faire un grand roi qu'un grand violon. MOI.-- Il me semble que les talents agréables, même médiocres, chez un peuple sans moeurs, perdu de débauche et de luxe, avancent rapidement un homme dans le chemin de la fortune. Moi qui vous parle, j'ai entendu la conversation qui suit, entre une espèce de protecteur et une espèce de protégé. Celui-ci avait été adressé au premier, comme à un homme obligeant qui pourrait le servir. -- Monsieur, que savez-vous ?-- Je sais passablement les mathématiques. -- Hé bien, montrez les mathématiques ; après vous être crotté dix à douze ans sur le pavé de Paris, vous aurez droit à quatre cents livres de rente. -- J'ai étudié les lois, et je suis versé dans le droit. -- Si Puffendorf et Grotius revenaient au monde, ils mourraient de faim, contre une borne. -- Je sais très bien l'histoire et la géographie. -- S'il y avait des parents qui eussent à coeur la bonne éducation de leurs enfants, votre fortune serait faite ; mais il n'y en a point. -- Je suis assez bon musicien. -- Et que ne disiez-vous cela d'abord ! Et pour vous faire voir le parti qu'on peut tirer de ce dernier talent, j'ai une fille. Venez tous les jours depuis sept heures et demie du soir, jusqu'à neuf ; vous lui donnerez leçon, et je vous donnerai vingt-cinq louis par an. Vous déjeunerez, dînerez, goûterez, souperez avec nous. Le reste de votre journée vous appartiendra. Vous en disposerez à votre profit. LUI.-- Et cet homme qu'est-il devenu. MOI.-- S'il eût été sage, il eût fait fortune, la seule chose qu'il paraît que vous ayez en vue. LUI.-- Sans doute. De l'or, de l'or. L'or est tout ; et le reste, sans or, n'est rien. Aussi au lieu de lui farcir la tête de belles maximes qu'il faudrait qu'il oubliât, sous peine de n'être qu'un gueux ; lorsque je possède un louis, ce qui ne m'arrive pas souvent, je me plante devant lui. Je tire le louis de ma poche. Je le lui montre avec admiration. J'élève les yeux au ciel. Je baise le louis devant lui. Et pour lui faire entendre mieux encore l'importance de la pièce sacrée, je lui bégaye de la voix ; je lui désigne du doigt tout ce qu'on en peut acquérir, un beau fourreau, un beau toquet, un bon biscuit. Ensuite je mets le louis dans ma poche. Je me promène avec fierté ; je relève la basque de ma veste ; je frappe de la main sur mon gousset ; et c'est ainsi que je lui fais concevoir que c'est du louis qui est là, que naît l'assurance qu'il me voit. MOI.-- On ne peut rien de mieux. Mais s'il arrivait que, profondément pénétré de la valeur du louis, un jour... LUI.-- Je vous entends. Il faut fermer les yeux là-dessus. Il n'y a point de principe de morale qui n'ait son inconvénient. Au pis aller, c'est un mauvais quart d'heure, et tout est fini. MOI.-- Même d'après des vues si courageuses et si sages, je persiste à croire qu'il serait bon d'en faire un musicien. Je ne connais pas de moyen d'approcher plus rapidement des grands, de servir leurs vices, et de mettre à profit les siens. LUI.-- Il est vrai ; mais j'ai des projets d'un succès plus prompt et plus sûr. Ah ! si c'était aussi bien une fille ! Mais comme on ne fait pas ce qu'on veut, il faut prendre ce qui vient ; en tirer le meilleur parti ; et pour cela, ne pas donner bêtement, comme la plupart des pères qui ne feraient rien de pis, quand ils auraient médité le malheur de leurs enfants, l'éducation de Lacédémone, à un enfant destiné à vivre à Paris. Si elle est mauvaise, c'est la faute des moeurs de ma nation, et non la mienne. En répondra qui pourra. Je veux que mon fils soit heureux ; ou ce qui revient au même honoré, riche et puissant. Je connais un peu les voies les plus faciles d'arriver à ce but ; et je les lui enseignerai de bonne heure. Si vous me blâmez, vous autres sages, la multitude et le succès m'absoudront. Il aura de l'or ; c'est moi qui vous le dis. S'il en a beaucoup, rien ne lui manquera, pas même votre estime et votre respect. MOI.-- Vous pourriez vous tromper. LUI.-- Ou il s'en passera, comme bien d'autres. Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses qu'on pense, d'après lesquelles on se conduit ; mais qu'on ne dit pas. Voilà, en vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu'il avait, que les autres ont ; mais il n'était pas hypocrite. Il n'était ni plus ni moins abominable qu'eux ; il était seulement plus franc, et plus conséquent ; et quelquefois profond dans sa dépravation. Je tremblais de ce que son enfant deviendrait sous un pareil maître. Il est certain que d'après des idées d'institution aussi strictement calquées sur nos moeurs, il devait aller loin, à moins qu'il ne fût prématurément arrêté en chemin. LUI.-- Ho ne craignez rien, me dit-il. Le point important ; le point difficile auquel un bon père doit surtout s'attacher ; ce n'est pas de donner à son enfant des vices qui l'enrichissent, des ridicules qui le rendent précieux aux grands ; tout le monde le fait, sinon de système comme moi, mais au moins d'exemple et de leçon, mais de lui marquer la juste mesure, l'art d'esquiver à la honte, au déshonneur et aux lois ; ce sont des dissonances dans l'harmonie sociale qu'il faut savoir placer, préparer et sauver. Rien de si plat qu'une suite d'accords parfaits. Il faut quelque chose qui pique, qui sépare le faisceau, et qui en éparpille les rayons. MOI.-- Fort bien. Par cette comparaison, vous me ramenez des moeurs, à la musique dont je m'étais écarté malgré moi ; et je vous en remercie ; car, à ne vous rien celer, je vous aime mieux musicien que moraliste. LUI.-- Je suis pourtant bien subalterne en musique, et bien supérieur en morale. MOI.-- J'en doute ; mais quand cela serait, je suis un bon homme, et vos principes ne sont pas les miens. LUI.-- Tant pis pour vous. Ah si j'avais vos talents. MOI.-- Laissons mes talents ; et revenons aux vôtres. LUI.-- Si je savais m'énoncer comme vous. Mais j'ai un diable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la Halle. MOI.-- Je parle mal. Je ne sais que dire la vérité ; et cela ne prend pas toujours, comme vous savez. LUI.-- Mais ce n'est pas pour dire la vérité ; au contraire, c'est pour bien dire le mensonge que j'ambitionne votre talent. Si je savais écrire ; fagoter un livre, tourner une épître dédicatoire, bien enivrer un sot de son mérite ; m'insinuer auprès des femmes. MOI.-- Et tout cela, vous le savez mille fois mieux que moi. Je ne serais pas même digne d'être votre écolier. LUI.-- Combien de grandes qualités perdues, et dont vous ignorez le prix ! MOI.-- Je recueille tout celui que j'y mets. LUI.-- Si cela était, vous n'auriez pas cet habit grossier, cette veste d'étamine, ces bas de laine, ces souliers épais, et cette antique perruque. MOI.-- D'accord. Il faut être bien maladroit, quand on n'est pas riche, et que l'on se permet tout pour le devenir. Mais c'est qu'il y a des gens comme moi qui ne regardent pas la richesse, comme la chose du monde la plus précieuse ; gens bizarres. LUI.-- Très bizarres. On ne naît pas avec cette tournure-là. On se la donne ; car elle n'est pas dans la nature. MOI.-- De l'homme ? LUI.-- De l'homme. Tout ce qui vit, sans l'en excepter, cherche son bien-être aux dépens de qui il appartiendra ; et je suis sûr que, si je laissais venir le petit sauvage, sans lui parler de rien : il voudrait être richement vêtu, splendidement nourri, chéri des hommes, aimé des femmes, et rassembler sur lui tous les bonheurs de la vie. MOI.-- Si le petit sauvage était abandonné à lui-même ; qu'il conservât toute son imbécillité et qu'il réunit au peu de raison de l'enfant au berceau, la violence des passions de l'homme de trente ans, il tordrait le col à son père, et coucherait avec sa mère. LUI.-- Cela prouve la nécessité d'une bonne éducation ; et qui est-ce qui la conteste ? et qu'est-ce qu'une bonne éducation, sinon celle qui conduit à toutes sortes de jouissances, sans péril, et sans inconvénient. MOI.-- Peu s'en faut que je ne sois de votre avis ; mais gardons-nous de nous expliquer. LUI.-- Pourquoi ? MOI.-- C'est que je crains que nous ne soyons d'accord qu'en apparence ; et que, si nous entrons une fois, dans la discussion des périls et des inconvénients à éviter, nous ne nous entendions plus. LUI.-- Et qu'est-ce que cela fait ? MOI.-- Laissons cela, vous dis-je. Ce que je sais là-dessus, je ne vous l'apprendrais pas ; et vous m'instruirez plus aisément de ce que j'ignore et que vous savez en musique. Cher Rameau, parlons musique, et dites-moi comment il est arrivé qu'avec la facilité de sentir, de retenir et de rendre les plus beaux endroits des grands maîtres ; avec l'enthousiasme qu'ils vous inspirent et que vous transmettez aux autres, vous n'avez rien fait qui vaille. Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de la tête, et levant le doigt au ciel, il ajouta, et l'astre ! l'astre ! Quand la nature fit Leo, Vinci, Pergolèse, Duni, elle sourit. Elle prit un air imposant et grave, en formant le cher oncle Rameau qu'on aura appelé pendant une dizaine d'années le grand Rameau et dont bientôt on ne parlera plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit la grimace et puis la grimace, et puis la grimace encore ; et en disant ces mots, il faisait toutes sortes de grimaces du visage ; c'était le mépris, le dédain, l'ironie ; et il semblait pétrir entre ses doigts un morceau de pâte, et sourire aux formes ridicules qu'il lui donnait. Cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin de lui, et il dit : C'est ainsi qu'elle me fit et qu'elle me jeta, à côté d'autres pagodes, les unes à gros ventres ratatinés, à cols courts, à gros yeux hors de la tête, apoplectiques ; d'autres à cols obliques ; il y en avait de sèches, à l'oeil vif, au nez crochu : toutes se mirent à crever de rire, en me voyant ; et moi, de mettre mes deux poings sur mes côtes et à crever de rire, en les voyant ; car les sots et les fous s'amusent les uns des autres ; ils se cherchent, ils s'attirent. Si, en arrivant là, je n'avais pas trouvé tout fait le proverbe qui dit que l'argent des sots est le patrimoine des gens d'esprit, on me le devrait. Je sentis que nature avait mis ma légitime dans la bourse des pagodes : et j'inventai mille moyens de m'en ressaisir. MOI.-- Je sais ces moyens ; vous m'en avez parlé, et je les ai fort admirés. Mais entre tant de ressource, pourquoi n'avoir pas tenté celle d'un bel ouvrage ? LUI.-- Ce propos est celui d'un homme du monde à l'abbé Le Blanc... L'abbé disait : " La marquise de Pompadour me prend sur la main ; me porte jusque sur le seuil de l'Académie ; là elle retire sa main. le tombe, et je me casse les deux jambes. " L'homme du monde lui répondait : " Eh bien, l'abbé, il faut se relever, et enfoncer la porte d'un coup de tête. " L'abbé lui répliquait : " C'est ce que j'ai tenté ; et savez-vous ce qui m'en est revenu, une bosse au front." Après cette historiette, mon homme se mit à marcher la tête baissée, l'air pensif et abattu ; il soupirait, pleurait, se désolait, levait les mains et les yeux, se frappait la tête du poing, à se briser le front ou les doigts, et il ajoutait : Il me semble qu'il y a pourtant là quelque chose ; mais j'ai beau frapper, secouer, il ne sort rien. Puis il recommençait à secouer sa tête et à se frapper le front de plus belle, et il disait, ou il n'y a personne, ou l'on ne veut pas répondre. Un instant après, il prenait un air fier, il relevait sa tête, il s'appliquait la main droite sur le coeur ; il marchait et disait : le sens, oui, je sens. Il contrefaisait l'homme qui s'irrite, qui s'indigne, qui s'attendrit, qui commande, qui supplie, et prononçait, sans préparation des discours de colère, de commisération, de haine, d'amour ; il esquissait les caractères des passions avec une finesse et une vérité surprenantes. Puis il ajoutait : C'est cela, je crois. Voilà que cela vient ; voilà ce que c'est que de trouver un accoucheur qui sait irriter, précipiter les douleurs et faire sortir l'enfant ; seul, je prends la plume ; je veux écrire. le me ronge les ongles ; je m'use le front. Serviteur. Bonsoir. Le dieu est absent ; je m'étais persuadé que j'avais du génie ; au bout de ma ligne, je lis que je suis un sot, un sot, un sot. Mais le moyen de sentir, de s'élever, de penser, de peindre fortement, en fréquentant avec des gens, tels que ceux qu'il faut voir pour vivre ; au milieu des propos qu'on tient, et de ceux qu'on entend ; et de ce commérage : " Aujourd'hui, le boulevard était charmant. Avez-vous entendu la petite Marmotte ? Elle joue à ravir. Monsieur un tel avait le plus bel attelage gris pommelé qu'il soit possible d'imaginer. La belle madame celle-ci commence à passer. Est-ce qu'à l'âge de quarante-cinq ans, on porte une coiffure comme celle-là. La jeune une telle est couverte de diamants qui ne lui coûtent guère. -- Vous voulez dire qui lui coûtent cher ? -- Mais non. -- Où l'avez-vous vue ? -- A L'Enfant d'Arlequin perdu et retrouvé. La scène du désespoir a été jouée comme elle ne l'avait pas encore été. Le Polichinelle de la Foire a du gosier, mais point de finesse, point d'âme. Madame une telle est accouchée de deux enfants à la fois. Chaque père aura le sien. " Et vous croyez que cela dit, redit et entendu tous les jours, échauffe et conduit aux grandes choses ? MOI.-- Non. Il vaudrait mieux se renfermer dans son grenier, boire de l'eau, manger du pain sec, et se chercher soi-même. LUI.-- Peut-être ; mais je n'en ai pas le courage ; et puis sacrifier son bonheur à un succès incertain. Et le nom que je porte donc ? Rameau ! s'appeler Rameau, cela est gênant. Il n'en est pas des talents comme de la noblesse qui se transmet et dont l'illustration s'accroît en passant du grand-père au père, du père au fils, du fils à son petit-fils, sans que l'aïeul impose quelque mérite à son descendant. La vieille souche se ramifie en une énorme tige de sots ; mais qu'importe ? Il n'en est pas ainsi du talent. Pour n'obtenir que la renommée de son père, il faut être plus habile que lui. Il faut avoir hérité de sa fibre. La fibre m'a manqué ; mais le poignet s'est dégourdi ; l'archet marche, et le pot bout. Si ce n'est pas de la gloire ; c'est du bouillon. MOI.-- A votre place, je ne me le tiendrais pas pour dit ; j'essaierais. LUI.-- Et vous croyez que je n'ai pas essayé. Je n'avais pas quinze ans, lorsque je me dis, pour la première fois : Qu'as-tu Rameau ? tu rêves. Et à quoi rêves-tu ? que tu voudrais bien avoir fait ou faire quelque chose qui excitât l'admiration de l'univers. Hé, oui ; il n'y a qu'à souffler et remuer les doigts. Il n'y a qu'à ourler le bec, et ce sera une cane. Dans un âge plus avancé, j'ai répété le propos de mon enfance. Aujourd'hui je le répète encore, et je reste autour de la statue de Memnon. MOI.-- Que voulez-vous dire avec votre statue de Memnon ? LUI.-- Cela s'entend, ce me semble. Autour de la statue de Memnon, il y en avait une infinité d'autres également frappées des rayons du soleil ; mais la sienne était la seule qui résonnât. Un poète, c'est de Voltaire ; et puis qui encore ? de Voltaire ; et le troisième, de Voltaire ; et le quatrième, de Voltaire. Un musicien, c'est Rinaldo da Capoua, c'est Hasse ; c'est Pergolèse ; c'est Alberti ; c'est Tartini ; c'est Locatelli ; c'est Terradoglias ; c'est mon oncle ; c'est ce petit Duni qui n'a ni mine, ni figure ; mais qui sent, mordieu, qui a du chant et de l'expression. Le reste, autour de ce petit nombre de Memnons, autant de paires d'oreilles fichées au bout d'un bâton. Aussi sommes-nous gueux, si gueux que c'est une bénédiction. Ah, Monsieur le philosophe, la misère est une terrible chose. Je la vois accroupie, la bouche béante, pour recevoir quelques gouttes de l'eau glacée qui s'échappe du tonneau des Danaïdes. Je ne sais si elle aiguise l'esprit du philosophe ; mais elle refroidit diablement la tête du poète. On ne chante pas bien sous ce tonneau. Trop heureux encore, celui qui peut s'y placer. J'y étais ; et je n'ai pas su m'y tenir. J'avais déjà fait cette sottise une fois. J'ai voyagé en Bohème, en Allemagne, en Suisse, en Hollande, en Flandre ; au diable, au vert. MOI.-- Sous le tonneau percé.` LUI.-- Sous le tonneau percé ; c'était un Juif opulent et dissipateur qui aimait la musique et mes folies. Je musiquais, comme il plaît à Dieu ; je faisais le fou ; je ne manquais de rien. Mon Juif était un homme qui savait sa loi et qui l'observait raide comme une barre, quelquefois avec l'ami, toujours avec l'étranger. Il se fit une mauvaise affaire qu'il faut que je vous raconte, car elle est plaisante. Il y avait à Utrecht une courtisane charmante. Il fut tenté de la chrétienne ; il lui dépêcha un grison avec une lettre de change assez forte. La bizarre créature rejeta son offre. Le Juif en fut désespéré. Le grison lui dit : " Pourquoi vous affliger ainsi ? vous voulez coucher avec une jolie femme ; rien n'est plus aisé, et même de coucher avec une plus jolie que celle que vous poursuivez. C'est la mienne, que je vous céderai au même prix. " Fait et dit. Le grison garde la lettre de change, et mon Juif couche avec la femme du grison. L'échéance de la lettre de change arrive. Le Juif la laisse protester et s'inscrit en faux. Procès. Le Juif disait : jamais cet homme n'osera dire à quel titre il possède ma lettre, et je ne la paierai pas. A l'audience, il interpelle le grison : "Cette lettre de change, de qui la tenez-vous ? -- De vous. -- Est-ce pour de l'argent prête ? -- Non. -- Est-ce pour fourniture de marchandise ? -- Non. -- Est-ce pour services rendus ?-- Non. Mais il ne s'agit point de cela. J'en suis possesseur. Vous l'avez signée, et vous l'acquitterez.-- Je ne l'ai point signée. -- Je suis donc un faussaire ? -- Vous ou un autre dont vous êtes l'agent. -- Je suis un lâche, mais vous êtes un coquin. Croyez-moi, ne me poussez pas à bout. Je dirai tout. Je me déshonorerai, mais je vous perdrai." Le Juif ne tint compte de la menace ; et le grison révéla toute l'affaire, à la séance qui suivit. Ils furent blâmés tous les deux ; et le Juif condamné à payer la lettre de change, dont la valeur fut appliquée au soulagement des pauvres. Alors je me séparai de lui. Je revins ici. Quoi faire ? car il fallait périr de misère, ou faire quelque chose. Il me passa toutes sortes de projets par la tête. Un jour, je partais le lendemain pour me jeter dans une troupe de province, également bon ou mauvais pour le théâtre ou pour l'orchestre ; le lendemain, je songeais à me faire peindre un de ces tableaux attachés à une perche qu'on plante dans un carrefour, et où j'aurais crié à tue-tête : " Voilà la ville où il est né ; le voilà qui prend congé de son père l'apothicaire ; le voilà qui arrive dans la capitale, cherchant la demeure de son oncle ; le voilà aux genoux de son oncle qui le chasse ; le voilà avec un Juif, et caetera et caetera. Le jour suivant, je me levais bien résolu de m'associer aux chanteurs des rues ; ce n'est pas ce que j'aurais fait de plus mal ; nous serions allés concerter sous les fenêtres du cher oncle qui en serait crevé de rage. Je pris un autre parti. Là il s'arrêta, passant successivement de l'attitude d'un homme qui tient un violon, serrant les cordes à tour de bras, à celle d'un pauvre diable exténué de fatigue, à qui les forces manquent, dont les jambes flageolent, prêt à expirer, si on ne lui jette un morceau de pain ; il désignait son extrême besoin, par le geste d'un doigt dirigé vers sa bouche entrouverte ; puis il ajouta : Cela s'entend. On me jetait le lopin. Nous nous le disputions à trois ou quatre affamés que nous étions ; et puis pensez grandement ; faites de belles choses au milieu d'une pareille détresse. MOI.-- Cela est difficile. LUI.-- De cascade en cascade, j'étais tombé là. J'y étais comme un coq en pâte. J'en suis sorti. Il faudra derechef scier le boyau, et revenir au geste du doigt vers la bouche béante. Rien de stable dans ce monde. Aujourd'hui, au sommet ; demain au bas de la roue. De maudites circonstances nous mènent ; et nous mènent fort mal. Puis buvant un coup qui restait au fond de la bouteille et s'adressant à son voisin : Monsieur, par charité, une petite prise. Vous avez là une belle boîte ? Vous n'êtes pas musicien ? -- Non. -- Tant mieux pour vous ; car ce sont de pauvres bougres bien à plaindre. Le sort a voulu que je le fusse, moi ; tandis qu'il y a, à Montmartre peut-être, dans un moulin, un meunier, un valet de meunier qui n'entendra jamais que bruit du cliquet, et qui aurait trouvé les plus beaux chants. Rameau, au moulin ? au moulin, c'est là ta place. MOI.-- A quoi que ce soit que l'homme s'applique, la Nature l'y destinait. LUI.-- Elle fait d'étranges bévues. Pour moi je ne vois pas de cette hauteur où tout se confond, l'homme qui émonde un arbre avec des ciseaux, la chenille qui en ronge la feuille, et d'où l'on ne voit que deux insectes différents, chacun à son devoir. Perchez- vous sur l'épicycle de Mercure, et de là, distribuez, si cela vous convient, et à l'imitation de Réaumur, lui la classe des mouches en couturières, arpenteuses, faucheuses, vous, l'espèce des hommes, en hommes menuisiers, charpentiers, couvreurs, danseurs, chanteurs, c'est votre affaire. Je ne m'en mêle pas. Je suis dans ce monde et j'y reste. Mais s'il est dans la nature d'avoir appétit ; car c'est toujours à l'appétit que j'en reviens, à la sensation qui m'est toujours présente, je trouve qu'il n'est pas du bon ordre de n'avoir pas toujours de quoi manger. Que diable d'économie, des hommes qui regorgent de tout, tandis que d'autres qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme eux, et pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c'est la posture contrainte où nous tient le besoin. L'homme nécessiteux ne marche pas comme un autre ; il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne ; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions. MOI.-- Qu'est-ce que des positions ? LUI.-- Allez le demander à Noverre, Le monde en offre bien plus que son art n'en peut imiter. MOI.-- Et vous voilà, aussi, pour me servir de votre expression, ou de celle de Montaigne, perché sur l'épicycle de Mercure, et considérant les différentes pantomimes de l'espèce humaine. LUI.-- Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m'élever si haut. J'abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais terre à terre. Je regarde autour de moi ; et je prends mes positions, ou je m'amuse des positions que je vois prendre aux autres. Je suis excellent pantomime ; comme vous en allez juger. Puis il se met à sourire, à contrefaire l'homme admirateur, l'homme suppliant, l'homme complaisant ; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d'autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet ; il attend un ordre, il le reçoit ; il part comme un trait ; il revient, il est exécuté ; il en rend compte. Il est attentif à tout ; il ramasse ce qui tombe ; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds ; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte ; il ferme une fenêtre ; il tire des rideaux ; il observe le maître et la maîtresse ; il est immobile, les bras pendants ; les jambes parallèles ; il écoute ; il cherche à lire sur des visages ; et il ajoute : Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux. Les folies de cet homme, les contes de l'abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m'ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages ; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis. MOI.-- Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci ; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse. LUI.-- Vous avez raison. Il n'y a dans tout un royaume qu'un homme qui marche. C'est le souverain. Tout le reste prend des positions. MOI.-- Le souverain ? encore y a-t-il quelque chose à dire ? Et croyez-vous qu'il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime ? Quiconque a besoin d'un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L'abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin. LUI.-- Cela me console. Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mourir de rire, les positions des personnages que je nommais ; par exemple, pour le petit abbé, il tenait son chapeau sous le bras, et son bréviaire de la main gauche ; de la droite, il relevait la queue de son manteau ; il s'avançait la tête un peu penchée sur l'épaule, les yeux baissés, imitant si parfaitement l'hypocrite que je crus voir l'auteur des Réfutations devant l'évêque d'Orléans. Aux flatteurs, aux ambitieux, il était ventre à terre. C'était Bouret, au contrôle général. MOI.-- Cela est supérieurement exécuté, lui dis-je. Mais il y a pourtant un être dispensé de la pantomime. C'est le philosophe qui n'a rien et qui ne demande rien. LUI.-- Et où est cet animal-là ? S'il n'a rien il souffre ; s'il ne sollicite rien, il n'obtiendra rien, et il souffrira toujours. MOI.-- Non. Diogène se moquait des besoins. LUI.-- Mais, il faut être vêtu. MOI.-- Non. Il allait tout nu. LUI.-- Quelquefois il faisait froid dans Athènes. MOI.-- Moins qu'ici. LUI.-- On y mangeait. MOI.-- Sans doute. LUI.-- Aux dépens de qui ? MOI.-- De la nature. A qui s'adresse le sauvage ? à la terre, aux animaux, aux poissons, aux arbres, aux herbes, aux racines, aux ruisseaux. LUI.-- Mauvaise table. MOI.-- Elle est grande. LUI.-- Mais mal servie. MOI.-- C'est pourtant celle qu'on dessert, pour couvrir les nôtres. LUI.-- Mais vous conviendrez que l'industrie de nos cuisiniers, pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, confiseurs y met un peu du sien. Avec la diète austère de votre Diogène, il ne devait pas avoir des organes fort indociles. MOI.-- Vous vous trompez. L'habit du cynique était autrefois, notre habit monastique avec la même vertu. Les cyniques étaient les carmes et les cordeliers d'Athènes. LUI.-- Je vous y prends. Diogène a donc aussi dansé la pantomime ; si ce n'est devant Périclès, du moins devant Laïs ou Phryné. MOI.-- Vous vous trompez encore. Les autres achetaient bien cher la courtisane qui se livrait à lui pour le plaisir. LUI.-- Mais s'il arrivait que la courtisane fût occupée, et le cynique pressé ? MOI.-- Il rentrait dans son tonneau, et se passait d'elle. LUI.-- Et vous me conseilleriez de l'imiter ? MOI.-- Je veux mourir, si cela ne vaudrait mieux que de ramper, de s'avilir, et se prostituer. LUI.-- Mais il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement chaud en hiver ; un vêtement frais, en été ; du repos, de l'argent, et beaucoup d'autres choses, que je préfère de devoir à la bienveillance, plutôt que de les acquérir par le travail. MOI.-- C'est que vous êtes un fainéant, un gourmand, un lâche, une âme de boue. LUI.-- Je crois vous l'avoir dit. MOI.-- Les choses de la vie ont un prix sans doute ; mais vous ignorez celui du sacrifice que vous faites pour les obtenir. Vous dansez, vous avez dansé et vous continuerez de danser la vile pantomime. LUI.-- Il est vrai. Mais il m'en a peu coûté, et il ne m'en coûte plus rien pour cela. Et c'est par cette raison que je ferais mal de prendre une autre allure qui me peinerait, et que je ne garderais pas. Mais, je vois à ce que vous me dites là que ma pauvre petite femme était une espèce de philosophe. Elle avait du courage comme un lion. Quelquefois nous manquions de pain, et nous étions sans le sol. Nous avions vendu presque toutes nos nippes. Je m'étais jeté sur les pieds de notre lit, là je me creusais à chercher quelqu'un qui me prêtât un écu que je ne lui rendrais pas. Elle, gaie comme un pinson, se mettait à son clavecin, chantait et s'accompagnait. C'était un gosier de rossignol ; je regrette que vous ne l'ayez pas entendue. Quand j'étais de quelque concert, je l'emmenais avec moi. Chemin faisant, je lui disais : "Allons, madame, faites-vous admirer ; déployez votre talent et vos charmes. Enlevez. Renversez. " Nous arrivions ; elle chantait, elle enlevait, elle renversait. Hélas, je l'ai perdue, la pauvre petite. Outre son talent, c'est qu'elle avait une bouche à recevoir à peine le petit doigt ; des dents, une rangée de perles ; des yeux, des pieds, une peau, des joues, des tétons, des jambes de cerf, des cuisses et des fesses à modeler. Elle aurait eu, tôt ou tard, le fermier général, tout au moins. C'était une démarche, une croupe ! ah Dieu, quelle croupe ! Puis le voilà qui se met à contrefaire la démarche de sa femme ; il allait à petits pas ; il portait sa tête au vent ; il jouait de l'éventail ; il se démenait de la croupe ; c'était la charge de nos petites coquettes la plus plaisante et la plus ridicule. Puis, reprenant la suite de son discours, il ajoutait : Je la promenais partout, aux Tuileries, au Palais-Royal, aux Boulevards. Il était impossible qu'elle me demeurât. Quand elle traversait la rue, le matin, en cheveux, et en pet-en-l'air ; vous vous seriez arrêté pour la voir, et vous l'auriez embrassée entre quatre doigts, sans la serrer. Ceux qui la suivaient, qui la regardaient trotter avec ses petits pieds ; et qui mesuraient cette large croupe dont ses jupons légers dessinaient la forme, doublaient le pas ; elle les laissait arriver ; puis elle détournait prestement sur eux, ses deux grands yeux noirs et brillants qui les arrêtaient tout court. C'est que l'endroit de la médaille ne déparait pas le revers. Mais hélas je l'ai perdue ; et mes espérances de fortune se sont toutes évanouies avec elle. Je ne l'avais prise que pour cela, je lui avais confié mes projets ; et elle avait trop de sagacité pour n'en pas concevoir la certitude, et trop de jugement pour ne les pas approuver. Et puis le voilà qui sanglote et qui pleure, en disant : Non, non, je ne m'en consolerai jamais. Depuis, j'ai pris le rabat et la calotte. MOI.-- De douleur ? LUI.-- Si vous le voulez. Mais le vrai, pour avoir mon écuelle sur ma tête... Mais voyez un peu l'heure qu'il est, car il faut que j'aille à l'Opéra. MOI.-- Qu'est-ce qu'on donne ? LUI.-- Le Dauvergne. Il y a d'assez belles choses dans sa musique ; c'est dommage qu'il ne les ait pas dites le premier. Parmi ces morts, il y en a toujours quelques-uns qui désolent les vivants. Que voulez-vous ? Quisque suos patimur manes. Mais il est cinq heures et demie. J'entends la cloche qui sonne les vêpres de l'abbé de Canaye et les miennes. Adieu, monsieur le philosophe. N'est-il pas vrai que je suis toujours le même ? MOI.-- Hélas oui, malheureusement. LUI.-- Que j'aie ce malheur-là seulement encore une quarantaine d'années. Rira bien qui rira le dernier. ------------------------- FIN DU FICHIER neveu2 --------------------------------