--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT chabert> <IDENT_AUTEURS balzach> <IDENT_COPISTES guiseppeg cubaudp> <ARCHIVE http://www.abu.org/> <VERSION 3> <DROITS 0> <TITRE Le colonel Chabert (1832)> <GENRE prose> <AUTEUR Balzac, Honoré de> <COPISTE Gianni Di Guiseppe & Pierre Cubaud (cubaud@cnam.fr)> <NOTESPROD> </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER chabert3 --------------------------------A MADAME LA COMTESSE IDA DE BOCARMÉ, NÉE DU CHASTELER
« Allons ! encore notre vieux carrick ! »
Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux qu'on
appelle dans les études des saute-ruisseaux , et qui mordait en ce moment
de fort bon appétit dans un morceau de pain ; il en arracha un peu de mie pour
faire une boulette et la lança railleusement par le vasistas d'une fenêtre sur
laquelle il s'appuyait. Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la hauteur
de la croisée, après avoir frappé le chapeau d'un inconnu qui traversait la cour
d'une maison située rue Vivienne, où demeurait Me Derville, avoué.
« Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux gens, ou je vous mets
à la porte. Quelque pauvre que soit un client, c'est toujours un homme, que
diable ! » dit le Maître clerc en interrompant l'addition d'un mémoire de frais.
Le saute-ruisseau est généralement, comme était Simonnin, un garçon de treize
à quatorze ans, qui dans toutes les études se trouve sous la domination spéciale
du Principal clerc dont les commissions et les billets doux l'occupent tout en
allant porter des exploits chez les huissiers et des placets au Palais. Il tient
au gamin de Paris par ses moeurs, et à la Chicane par sa destinée. Cet enfant
est presque toujours sans pitié, sans frein, indisciplinable, faiseur de
couplets, goguenard, avide et paresseux. Néanmoins presque tous les petits
clercs ont une vieille mère logée à un cinquième étage avec laquelle ils
partagent les trente ou quarante francs qui leur sont alloués par mois.
« Si c'est un homme, pourquoi l'appelez-vous vieux carrick ? » dit
Simonnin de l'air de l'écolier qui prend son maître en faute.
Et il se remit à manger son pain et son fromage en accotant son épaule sur le
montant de la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de
coucou, l'une de ses jambes relevée et appuyée contre l'autre, sur le bout du
soulier.
« Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là ? » dit à voix basse le
troisième clerc nommé Godeschal en s'arrêtant au milieu d'un raisonnement qu'il
engendrait dans une requête grossoyée par le quatrième clerc et dont les copies
étaient faites par deux néophytes venus de province. Puis il continua son
improvisation : « ... Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa
Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé ! Desroches le savant
qui faites la Grosse !), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume,
comprit... (qu'est-ce qu'il comprit, ce gros farceur-là ?) la haute
mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence !......
(point admiratif et six points : on est assez religieux au Palais pour nous les
passer), et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de
l'ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les
affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses
fidèles et nombreux serviteurs (nombreux est une flatterie qui doit plaire
au Tribunal) tous leurs biens non vendus, soit qu'ils se trouvassent dans le
domaine public, soit qu'ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou
extraordinaire de la couronne, soit enfin qu'ils se trouvassent dans les
dotations d'établissements publics, car nous sommes et nous nous prétendons
habiles à soutenir que tel est le esprit et le sens de la fameuse et si loyale
ordonnance rendue en... ! Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cette
scélérate de phrase a rempli la fin de ma page. -- Eh bien, reprit-il en
mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse
de son papier timbré, eh bien, si vous voulez lui faire une farce, il faut lui
dire que le patron ne peut parler à ses clients qu'entre deux et trois heures du
matin : nous verrons s'il viendra, le vieux malfaiteur ! » Et Godeschal reprit
la phrase commencée : « rendue en... Y êtes vous ? demanda-t-il.
-- « Oui», crièrent les trois copistes.
Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration.
« Rendue en... Hein ? papa Boucard, quelle est la date de l'ordonnance
? il faut mettre les points sur les i, saquerlotte ! Cela fait des pages.
-- Saquerlotte ! répéta l'un des copistes avant que Boucard le Maître
clerc n'eut répondu.
-- Comment, vous avez écrit saquerlotte ? s'écria Godeschal en
regardant l'un des nouveaux venus d'un air à la fois sévère et goguenard.
-- Mais oui, dit Desroches le quatrième clerc en se penchant sur la copie de
son voisin, il a écrit : Il faut mettre les point sur les i, et sakerlotte
avec un k.»
Tous les clercs partirent d'un grand éclat de rire.
« Comment, monsieur Huré, vous prenez saquerlotte pour un terme de
Droit, et vous dites que vous êtes de Mortagne ! s'écria Simonnin.
-- Effacez bien ça ! dit le Principal clerc. Si le juge charge de taxer le
dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu'on se moque de la
barbouillée ! Vous causeriez des désagréments au patron. Allons, ne faites
plus de ces bêtises-là, monsieur Huré ! Un Normand ne doit pas écrire
insouciamment une requête. C'est le : Portez arme ! de la Basoche.
-- Rendue en... en ?... demanda Godeschal. Dites-moi donc quand,
Boucard ?
-- Juin 1814 », répondit le Premier clerc sans quitter son travail.
Un coup frappé à la porte de l'étude interrompit la phrase de la prolixe
requête. Cinq clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes
crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié d'une voix de
chantre : « Entrez. » Boucard resta la face ensevelie dans un monceau d'actes,
nommés broutille en style de Palais, et continua de dresser le mémoire de
frais auquel il travaillait.
L'étude était une grande pièce ornée du poêle classique qui garnit tous les
antres de la chicane. Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre et
rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers
morceaux de pain, des triangles de fromage de Brie, des côtelettes de porc
frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du Maître clerc.
L'odeur de ces comestibles s'amalgamait si bien avec la puanteur du poêle
chauffé sans mesure avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses,
que la puanteur d'un renard n'y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà
couvert de fange et de neige apportée par les clercs Près de la fenêtre se
trouvait le secrétaire à cylindre du Principal, et auquel était adossée la
petite table destinée au second clerc. Le second faisait en ce moment
le Palais . Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L'étude avait
pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies
immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des
adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des études ! Derrière le
Maître clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et
dont chaque compartiment était bourré de liasses d'où pendaient un nombre infini
d'étiquettes et de bouts de fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux
dossiers de procédure. Les rangs inférieurs du casier étaient pleins de cartons
jaunis par l'usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms
des gros clients dont les affaires juteuses se cuisinaient en ce moment. Les
sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. D'ailleurs, au mois de
février, il existe à Paris très peu d'études où l'on puisse écrire sans le
secours d'une lampe avant dix heures, car elles sont toutes l'objet d'une
négligence assez concevable : tout le monde y va, personne n'y reste, aucun
intérêt personnel ne s'attache à ce qui est si banal ; ni l'avoué, ni les
plaideurs, ni les clercs ne tiennent à l'élégance d'un endroit qui pour les uns
est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. Le
mobilier crasseux se transmet d'avoués en avoués avec un scrupule si religieux
que certaines études possèdent encore des boîtes à résidus , des moules à
tirets , des sacs provenant des procureurs au Chlet , abréviation
du mot CHÂTELET, juridiction qui représentait dans l'ancien ordre de choses le
tribunal de première instance actuel. Cette étude obscure, grasse de poussière,
avait donc, comme toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les
plaideurs, et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes.
Certes, si les sacristies humides où les prières se pèsent et se payent comme
des épices, si les magasins des revendeuses où flottent des guenilles qui
flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où aboutissent nos
fêtes, si ces deux cloaques de la poésie n'existaient pas, une étude d'avoué
serait de toutes les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi
de la maison de jeu, du tribunal, du bureau de loterie et du mauvais lieu.
Pourquoi ? Peut-être dans ces endroits le drame, en se jouant dans l'âme de
l'homme, lui rend-il les accessoires indifférents : ce qui expliquerait aussi la
simplicité des grands penseurs et des grands ambitieux.
« Où est mon canif ?
-- Je déjeune !
-- Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête !
-- Chît ! messieurs. »
Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le vieux plaideur
ferma la porte avec cette sorte d'humilité qui dénature les mouvements de
l'homme malheureux. L'inconnu essaya de sourire, mais les muscles de son visage
se détendirent quand il eut vainement cherché quelques symptômes d'aménité sur
les visages inexorablement insouciants des six clercs. Accoutumé sans doute à
juger les hommes, il s'adressa fort poliment au saute-ruisseau, en espérant que
ce pâtiras lui répondrait avec douceur.
« Monsieur, votre patron est-il visible ? »
Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu'en se donnant avec
les doigts de la main gauche de petits coups répétés sur l'oreille, comme pour
dire : « Je suis sourd. »
« Que souhaitez-vous, monsieur ? demanda Godeschal qui tout en faisant cette
question avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce
de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la
hauteur de son oeil celui de ses pieds qui se trouvait en l'air.
-- Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je
souhaite parler à M. Derville.
-- Est-ce pour une affaire ?
-- Oui, mais je ne puis l'expliquer qu'à monsieur...
-- Le patron dort, si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il
ne travaille sérieusement qu'à minuit. Mais si vous vouliez nous dire votre
cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous... »
L'inconnu resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui,
comme un chien qui, en se glissant dans une cuisine étrangère, craint d'y
recevoir des coups. Par une grâce de leur état, les clercs n'ont jamais peur des
voleurs, ils ne soupçonnèrent donc point l'homme au carrick et lui laissèrent
observer le local, où il cherchait vainement un siège pour se reposer, car il
était visiblement fatigué. Par système, les avoués laissent peu de chaises dans
leurs études. Le client vulgaire, lassé d'attendre sur ses jambes, s'en va
grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d'un vieux
procureur, n'est pas admis en taxe .
« Monsieur, répondit-il, j'ai déjà eu l'honneur de vous prévenir que je ne
pouvais expliquer mon affaire qu'à M. Derville, je vais attendre son lever. »
Boucard avait fini son addition. Il sentit l'odeur de son chocolat, quitta
son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le
carrick et fit une grimace indescriptible. Il pensa probablement que, de quelque
manière que l'on tordît ce client, il serait impossible d'en extraire un centime
; il intervint alors par une parole brève, dans l'intention de débarrasser
l'étude d'une mauvaise pratique.
« Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la
nuit. Si votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du
matin. »
Le plaideur regarda le Maître clerc d'un air stupide, et demeura pendant un
moment immobile. Habitués à tous les changements de physionomie et aux
singuliers caprices produits par l'indécision ou par la rêverie qui
caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant
autant de bruit avec leurs mâchoires que doivent en faire des chevaux au
râtelier, et ne s'inquiétèrent plus du vieillard.
« Monsieur, je viendrai ce soir », dit enfin le vieux qui par une ténacité
particulière aux gens malheureux voulait prendre en défaut l'humanité.
La seule épigramme permise à la Misère est d'obliger la Justice et la
Bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la Société
de mensonge, ils se rejettent plus vivement dans le sein de Dieu.
« Ne voilà-t-il pas un fameux crâne ? dit Simonnin sans attendre que
le vieillard eut fermé la porte.
-- Il a l'air d'un déterré. reprit le dernier clerc.
-- C'est quelque colonel qui réclame un arriéré, dit le Maître clerc.
-- Non, c'est un ancien concierge, dit Godeschal.
-- Parions qu'il est noble, s'écria Boucard.
-- Je parie qu'il a été portier, répliqua Godeschal. Les portiers sont seuls
doués par la nature de carricks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme
l'est celui de ce vieux bonhomme ! Vous n'avez donc vu ni ses bottes éculées qui
prennent l'eau, ni sa cravate qui lui sert de chemise ? Il a couché sous les
ponts.
-- Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s'écria Desroches. Ça
s'est vu !
-- Non, reprit Boucard au milieu des rires, je soutiens qu'il a été brasseur
en 1789, et colonel sous la République.
-- Ah ! je parie un spectacle pour tout le monde qu'il n'a pas été soldat,
dit Godeschal.
-- Ça va, répliqua Boucard.
-- Monsieur ! monsieur? cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.
-- Que fais-tu, Simonnin ? demanda Boucard.
-- Je l'appelle pour lui demander s'il est colonel ou portier, il doit le
savoir, lui. »
Tous les clercs se mirent à rire. Quant au vieillard, il remontait déjà
l'escalier.
« Qu'allons-nous lui dire ? s'écria Godeschal.
-- Laissez-moi faire ! » répondit Boucard.
Le pauvre homme rentra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas
révéler sa faim en regardant avec trop d'avidité les comestibles.
« Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner
votre nom, afin que le patron sache si...
-- Chabert.
-- Est-ce le colonel mort à Eylau ? demanda Hulé qui n'ayant encore rien dit
était jaloux d'ajouter une raillerie à toutes les autres.
-- Lui-même, monsieur », répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et
il se retira.
« Chouit !
-- Dégommé !
-- Puff !
-- Oh !
-- Ah !
-- Bâoun !
-- Ah ! le vieux drôle !
-- Trinn, la, la, trinn, trinn !
-- Enfoncé !
-- Monsieur Desroches, vous irez au spectacle sans payer », dit Huré au
quatrième clerc, en lui donnant sur l'épaule une tape à tuer un rhinocéros.
Ce fut un torrent de cris, de rires et d'exclamations, à la peinture duquel
on userait toutes les onomatopées de la langue.
A quel théâtre irons-nous ?
-- A l'Opéra ! s'écria le Principal.
-- D'abord, reprit Godeschal, le théâtre n'a pas été désigné. Je puis, si je
veux, vous mener chez Mme Saqui.
-- Mme Saqui n'est pas un spectacle, dit Desroches.
-- Qu'est-ce qu'un spectacle ? reprit Godeschal. Établissons d'abord le
point de fait . Qu'ai-je parié, messieurs ? un spectacle. Qu'est-ce qu'un
spectacle ? une chose qu'on voit...
-- Mais dans ce système-là, vous vous acquitteriez donc en nous menant voir
l'eau couler sous le Pont-Neuf ? s'écria Simonnin en interrompant.
-- Qu'on voit pour de l'argent, disait Godeschal en continuant.
-- Mais on voit pour de l'argent bien des choses qui ne sont pas un
spectacle. La définition n'est pas exacte, dit Desroches.
-- Mais, écoutez-moi donc !
-- Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard.
-- Curtius est-il un spectacle ? dit Godeschal.
-- Non, répondit le Maître clerc, c'est un cabinet de figures.
-- Je parie cent francs contre un sou, reprit Godeschal, que le cabinet de
Curtius constitue l'ensemble de choses auquel est dévolu le nom de spectacle. Il
comporte une chose à voir à différents prix, suivant les différentes places où
l'on veut se mettre.
-- Et berlik berlok , dit Simonnin.
-- Prends garde que je ne te gifle, toi !» dit Godeschal.
Les clercs haussèrent les épaules.
« D'ailleurs, il n'est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de
nous, dit-il en cessant son argumentation étouffée par le rire des autres
clercs. En conscience, le colonel Chabert est bien mort, sa femme est remariée
au comte Ferraud, conseiller d'État. Mme Ferraud est une des clientes de l'étude
!
-- La cause est remise à demain, dit Boucard. A l'ouvrage, messieurs !
Sac-à-papier ! l'on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête, elle doit
être signifiée avant l'audience de la quatrième Chambre. L'affaire se juge
aujourd'hui. Allons, à cheval.
-- Si c'eût été le colonel Chabert, est-ce qu'il n'aurait pas chaussé le bout
de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonnin quand il a fait le
sourd? dit Desroches en regardant cette observation comme plus concluante que
celle de Godeschal.
-- Puisque rien n'est décidé, reprit Boucard, convenons d'aller aux secondes
loges des Français voir Talma dans Néron. Simonnin ira au parterre. »
Là-dessus, le Maître clerc s'assit à son bureau, et chacun l'imita.
« Rendue en juin mil huit cent quatorze (en toutes lettres), dit
Godeschal, y êtes-vous ?
-- Oui, répondirent les deux copistes et le grossoyeur dont les plumes
recommencèrent à crier sur le papier timbré en faisant dans l'étude le bruit de
cent hannetons enfermés par des écoliers dans des cornets de papier.
-- Et nous espérons que Messieurs composant le tribunal , dit
l'improvisateur. Halte ! il faut que je relise ma phrase, je ne me comprends
plus moi-même.
-- Quarante-six... Ça doit arriver souvent !... Et trois, quarante-neuf, dit
Boucard.
-- Nous espérons , reprit Godeschal après avoir tout relu, que
Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l'est
l'auguste auteur de l'ordonnance, et qu'ils feront justice des misérables
prétentions de l'administration de la grande chancellerie de la Légion d'honneur
en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici...
-- Monsieur Godeschal, voulez-vous un verre d'eau ? dit le petit clerc.
-- Ce farceur de Simonnin ! dit Boucard. Tiens, apprête tes chevaux à double
semelle, prends ce paquet, et valse jusqu'aux Invalides.
-- Que nous établissons ici , reprit Godeschal Ajoutez : dans
l'intérêt de madame ... (en toutes lettres) la vicomtesse de Grandlieu
...
-- Comment ! s'écria le Maître clerc, vous vous avisez de faire des requêtes
dans l'affaire vicomtesse de Grandlieu contre Légion d'honneur, une affaire pour
compte d'étude, entreprise à forfait ? Ah ! vous êtes un fier nigaud !
Voulez-vous bien me mettre de côté vos copies et votre minute, gardez-moi cela
pour l'affaire Navarreins contre les Hospices. Il est tard, je vais faire un
bout de placet, avec des attendu , et j'irai moi-même au Palais... »
Cette scène représente un des mille plaisirs qui, plus tard, font dire en
pensant à la jeunesse : « C'était le bon temps ! »
Vers une heure du matin, le prétendu colonel Chabert vint frapper à la porte
de Me Derville, avoué près le tribunal de première instance du département de la
Seine. Le portier lui répondit que M. Derville n'était pas rentré. Le vieillard
allégua le rendez-vous et monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa
jeunesse, passait pour être une des plus fortes têtes du Palais. Après avoir
sonné, le défiant solliciteur ne fut pas médiocrement étonné de voir le premier
clerc occupé à ranger sur la table de la salle à manger de son patron les
nombreux dossiers des affaires qui venaient le lendemain en ordre utile.
Le clerc, non moins étonné, salua le colonel en le priant de s'asseoir : ce que
fit le plaideur.
« Ma foi, monsieur, j'ai cru que vous plaisantiez hier en m'indiquant une
heure si matinale pour une consultation, dit le vieillard avec la fausse gaieté
d'un homme ruiné qui s'efforce de sourire.
-- Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le
Principal en continuant son travail. M. Derville a choisi cette heure pour
examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite, en disposer
les défenses . Sa prodigieuse intelligence est plus libre en ce moment,
le seul où il obtienne le silence et la tranquillité nécessaires à la conception
des bonnes idées. Vous êtes, depuis qu'il est avoué, le troisième exemple d'une
consultation donnée à cette heure nocturne. Après être rentré, le patron
discutera chaque affaire, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à
sa besogne ; puis, il me sonnera et m'expliquera ses intentions. Le matin, de
dix heures à deux heures, il écoute ses clients, puis il emploie le reste de la
journée à ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses
relations. Il n'a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller les
arsenaux du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule
cause, il a l'amour de son art. Il ne se charge pas, comme ses confrères, de
toute espèce d'affaire. Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi
gagne-t-il beaucoup d'argent. »
En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre
figure prit une expression si dépourvue d'intelligence, que le clerc, après
l'avoir regardé, ne s'occupa plus de lui. Quelques instants après, Derville
rentra, mis en costume de bal ; son Maître clerc lui ouvrit la porte, et se
remit à achever le classement des dossiers. Le jeune avoué demeura pendant un
moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui
l'attendait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut
l'être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où Godeschal avait voulu
mener ses camarades. Cette immobilité n'aurait peut-être pas été un sujet
d'étonnement, si elle n'eut complété le spectacle surnaturel que présentait
l'ensemble]e du personnage. Le vieux soldat était sec et maigre. Son front,
volontairement caché sous les cheveux de sa perruque lisse, lui donnait quelque
chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d'une taie transparente :
vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la
lueur des bougies. Le visage pale, livide, et en lame de couteau, s'il est
permis d'emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré
par une mauvaise cravate de soie noire. L'ombre cachait si bien le corps à
partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu'un homme d'imagination
aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou
pour un portrait de Rembrandt, sans cadre.
Les bords du chapeau qui couvrait le front du vieillard projetaient un sillon
noir sur le haut du visage. Cet effet bizarre, quoique naturel, faisait
ressortir, par la brusquerie du contraste, les rides blanches, les sinuosités
froides, le sentiment décoloré de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l'absence
de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s'accordait
avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradants symptômes
par lesquels se caractérise l'idiotisme, pour faire de cette figure je ne sais
quoi de funeste qu'aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un
observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé
les signes d'une douleur profonde, les indices d'une misère qui avait dégradé ce
visage, comme les gouttes d'eau tombées du ciel sur un beau marbre l'ont à la
longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un
drame à l'aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de
ressembler à ces fantaisies que les peintres s'amusent à dessiner au bas de
leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis.
En voyant l'avoué, l'inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable
à celui qui échappe aux poètes quand un bruit inattendu vient les détourner
d'une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se
découvrit promptement et se leva pour saluer le jeune homme ; le cuir qui
garnissait l'intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y
resta collée sans qu'il s'en aperçût, et laissa voir à nu son crâne horriblement
mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l'occiput et venait mourir à
l'oeil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L'enlèvement
soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa
blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu
était épouvantable à voir. La première pensée que suggérait l'aspect de cette
blessure était celle-ci : « Par là s'est enfuie l'intelligence ! »
« Si ce n'est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier ! pensa
Boucard.
-- Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l'honneur de parler ?
-- Au colonel Chabert.
-- Lequel ?
-- Celui qui est mort à Eylau », répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, le clerc et l'avoué se jetèrent un
regard qui signifiait : « C'est un fou !»
« Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier qu'à vous le secret
de ma situation. »
Une chose digne de remarque est l'intrépidité naturelle aux avoués. Soit
l'habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment
de la protection que les lois leur accordent, soit confiance en leur ministère,
ils entrent partout sans rien craindre, comme les prêtres et les médecins.
Derville fit un signe à Boucard, qui disparut.
« Monsieur, reprit l'avoué, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon
temps ; mais au milieu de la nuit les minutes me sont précieuses. Ainsi, soyez
bref et concis. Allez au fait sans digression. Je vous demanderai moi-même les
éclaircissements qui me sembleront nécessaires. Parlez. »
Après avoir fait asseoir son singulier client, le jeune homme s'assit
lui-même devant la table ; mais, tout en prêtant son attention au discours du
feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
« Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment
de cavalerie à Eylau. J'ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge
que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi,
ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes ,
où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes,
qui, s'étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens
contraire. Au moment où nous revenions vers l'Empereur, après avoir dispersé les
Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces
entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géants, m'attaquèrent à la fois.
L'un d'eux m'appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu'à un
bonnet de soie noire que j'avais sur la tête, et m'ouvrit profondément le crâne.
Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours, il me passa sur le corps, lui et
tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu ! Ma mort fut annoncée à
l'Empereur, qui, par prudence (il m'aimait un peu, le patron !), voulut savoir
s'il n'y aurait pas quelque chance de sauver l'homme auquel il était redevable
de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux
ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il
avait de l'ouvrage : " Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit
encore ? " Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir foulé aux pieds par les
chevaux de deux régiments, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et
dirent que j'étais bien mort. L'acte de mon décès fut donc probablement dressé
d'après les règles établies par la jurisprudence militaire. »
En entendant son client s'exprimer avec une lucidité parfaite et raconter des
faits si vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers,
posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le
colonel fixement.
« Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l'interrompant, que je suis l'avoué de
la comtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert ?
-- Ma femme ! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses chez
des gens de loi qui m'ont tous pris pour un fou, me suis-je déterminé à venir
vous trouver. Je vous parlerai de mes malheurs plus tard. Laissez-moi d'abord
vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont du se passer, que
comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que
du Père éternel, m'obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc,
monsieur, les blessures que j'ai reçues auront probablement produit un tétanos,
ou m'auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois,
catalepsie. Autrement comment concevoir que j'aie été, suivant l'usage de la
guerre, dépouillé de mes vêtements, et jeté dans la fosse aux soldats par les
gens chargés d'enterrer les morts ? Ici, permettez moi de placer un détail que
je n'ai pu connaître que postérieurement à l'événement qu'il faut bien appeler
ma mort. J'ai rencontré, en 1814, à Stuttgart, un ancien maréchal des logis de
mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et de qui je
vous parlerai tout à l'heure, m'expliqua le phénomène de ma conservation, en me
disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus
blessé moi-même. La bête et le cavalier s'étaient donc abattus comme des
capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j'avais été
sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m'empêcha d'être écrasé par
les chevaux, ou atteint par des boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur,
j'étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas
une idée en vous entretenant jusqu'à demain. Le peu d'air que je respirais était
méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d'espace. En ouvrant les
yeux, je ne vis rien. La rareté de l'air fut l'accident le plus menaçant, et qui
m'éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j'étais, l'air
ne se renouvelait point, et que j'allais mourir. Cette pensée m'ôta le sentiment
de la douleur inexprimable par laquelle j'avais été réveillé. Mes oreilles
tintèrent violemment. J'entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer,
des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais.
Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs
soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes
que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je
crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de
plus horrible que les cris, un silence que je n'ai jamais retrouvé nulle part,
le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je
reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc
mesurer l'espace qui m'avait été laissé par un hasard dont la cause m'était
inconnue. Il paraît, grâce à l'insouciance ou à la précipitation avec laquelle
on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s'étaient croisés au-dessus de moi
de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l'une
contre l'autre par un enfant qui pose les fondements d'un château. En furetant
avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement
un bras qui ne tenait à rien, le bras d'un Hercule ! un bon os auquel je dus mon
salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous
devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la
couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s'il y eut eu des
vivants ! J'y allais ferme, monsieur, car me voici ! Mais je ne sais pas
aujourd'hui comment j'ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait
une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j'avais trois bras ! Ce
levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l'air
qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes
aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! En ce
moment, je m'aperçus que j'avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui
de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je !
m'avait, en se coagulant, comme enduit d'un emplâtre naturel. Malgré cette
croûte, je m'évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant,
le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me
trouvai, quand je repris connaissance, au centre d'une petite ouverture par
laquelle je criai aussi longtemps que je le pus. Mais alors le soleil se levait,
j'avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux
champs ? Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d'appui
était sur les défunts qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n'était
pas le moment de leur dire : Respect au courage malheureux ! Bref,
monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir
pendant longtemps ! oh ! oui, longtemps ! ces sacrés Allemands se sauvant en
entendant une voix là où ils n'apercevaient point d'homme, je fus enfin dégagé
par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s'approcher de ma tête qui
semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla
chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il
parait que j'eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour
vous peindre un état duquel je n'ai nulle idée, mais que j'ai jugé, sur les
dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant
six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je
parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l'hôpital d'Heilsberg. Vous
comprenez, monsieur, que j'étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de
celui de ma mère ; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me
souvins d'avoir été le colonel Chabert, et qu'en recouvrant ma raison je voulus
obtenir de ma garde plus de respect qu'elle n'en accordait à un pauvre diable,
tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le
chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s'était
naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d'une manière suivie
de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans
les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont
j'étais sorti de la fosse des morts, le jour et l'heure où j'avais été trouvé
par ma bienfaitrice et par son mari ; le genre, la position exacte de mes
blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une description de ma
personne. Eh bien, monsieur, je n'ai ni ces pièces importantes, ni la
déclaration que j'ai faite chez un notaire d'Heilsberg, en vue d'établir mon
identité ! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements de
la guerre, j'ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de
fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou
pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la
vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers
dans de petites villes où l'on prodiguait des soins au Français malade, mais où
l'on riait au nez de cet homme dès qu'il] prétendait être le colonel Chabert.
Pendant longtemps ces rires, ces doutes me mettaient dans une fureur qui me
nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgart. A la vérité, vous pouvez
juger, d'après mon récit, qu'il y avait des raisons suffisantes pour faire
coffrer un homme ! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après
avoir entendu mille fois mes gardiens disant : "Voilà un pauvre homme qui croit
être le colonel Chabert !" à des gens qui répondaient : "Le pauvre homme !" je
fus convaincu de l'impossibilité de ma propre aventure, je devins triste,
résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir
sortir de prison et revoir la France. Oh ! monsieur, revoir Paris ! c'était un
délire que je ne... »
A cette phrase inachevée, le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde
que Derville respecta.
« Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna
la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très sensément
sur toutes sortes de sujets et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma
foi, vers cette époque, et encore aujourd'hui, par moments, mon nom m'est
désagréable. Je voudrais n'être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. Si
ma maladie m'avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j'aurais été
heureux ! J'eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait ? je
serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.
-- Monsieur, dit l'avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en
vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment.
-- Vous êtes, dit le colonel d'un air mélancolique, la seule personne qui
m'ait si patiemment écouté. Aucun homme de loi n'a voulu m'avancer dix napoléons
afin de faire venir d'Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon
procès...
-- Quel procès ? dit l'avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son
client en entendant le récit de ses misères passées.
-- Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n'est-elle pas ma femme ! Elle possède
trente mille livres de rente qui m'appartiennent, et ne veut pas me donner deux
liards. Quand je dis ces choses à des avoués, à des hommes de bon sens ; quand
je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse ; quand je
m'élève, moi, mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de
naissance, ils m'éconduisent, suivant leur caractère, soit avec cet air
froidement poli que vous savez prendre pour vous débarrasser d'un malheureux,
soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J'ai
été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants,
sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire
rentrer sous terre !
-- Monsieur, veuillez poursuivre maintenant, dit l'avoué.
-- Veuillez , s'écria le malheureux vieillard en prenant la main du
jeune homme, voilà le premier mot de politesse que j'entends depuis... »
Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette pénétrante et
indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même,
acheva de convaincre Derville et le toucha vivement.
« Écoutez, monsieur, dit-il à son client, j'ai gagné ce soir trois cents
francs au jeu ; je puis bien employer la moitié de cette somme à faire le
bonheur d'un homme. Je commencerai les poursuites et diligences nécessaires pour
vous procurer les pièces dont vous me parlez, et jusqu'à leur arrivée je vous
remettrai cent sous par jour. Si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez
pardonner la modicité du prêt à un jeune homme qui a sa fortune à faire.
Poursuivez. »
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait : son
extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. S'il courait après son
illustration militaire, après sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce
pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le coeur de tous les
hommes, et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la passion de la
gloire, les découvertes de l'astronomie, de la physique, tout ce qui pousse
l'homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées. L'ego,
dans sa pensée, n'était plus qu'un objet secondaire, de même que la vanité du
triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l'est
l'objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour
cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la
création sociale entière. Trouver chez un avoué ces dix pièces d'or qui lui
avaient été refusées pendant si longtemps, par tant de personnes et de tant de
manières ! Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant
quinze années, crut avoir changé de maladie le jour où elle fut guérie. Il est
des félicités auxquelles on ne croit plus ; elles arrivent, c'est la foudre,
elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive
pour qu'il pût l'exprimer. Il eut paru froid aux gens superficiels, mais
Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la
voix.
« Où en étais-je ? dit le colonel avec la naïveté d'un enfant ou d'un soldat,
car il y a souvent de l'enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du
soldat chez l'enfant, surtout en France.
-- A Stuttgart. Vous sortiez de prison, répondit l'avoué.
-- Vous connaissez ma femme ? demanda le colonel.
-- Oui, répliqua Derville en inclinant la tête.
-- Comment est-elle ?
-- Toujours ravissante. »
Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur
avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés
dans le sang et le feu des champs de bataille.
« Monsieur », dit-il avec une sorte de gaieté ; car il respirait, ce pauvre
colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche
de neige moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il
aspirait l'air comme s'il quittait un cachot. « Monsieur, dit-il, si j'avais été
joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les
gens quand ils farcissent leurs phrases du mot amour. Alors elles trottent,
elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les
faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît. Comment aurais-je pu
intéresser une femme ? J'avais une face de requiem , j'étais vêtu comme
un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu'à un Français moi qui
jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799 ! Moi, Chabert, comte de
l'Empire ! Enfin, le jour même où l'on me jeta sur le pavé comme un chien, je
rencontrai le maréchal des logis de qui je vous ai déjà parlé. Le camarade se
nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses
que j'aie jamais vue ; je l'aperçus à la promenade, si je le reconnus, il lui
fut impossible de deviner qui j'étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret.
Là, quand je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un
mortier qui crève. Cette gaieté, monsieur, me causa l'un de mes plus vifs
chagrins ! Elle me révélait sans fard tous les changements qui étaient survenus
en moi ! J'étais donc méconnaissable, même pour l'oeil du plus humble et du plus
reconnaissant de mes amis ! jadis j'avais sauvé la vie à Boutin, mais c'était
une revanche que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce
service. La scène eut lieu en Italie, à Ravenne. La maison où Boutin m'empêcha
d'être poignardé n'était pas une maison fort décente. A cette époque je n'étais
pas colonel, j'étais simple cavalier, comme Boutin. Heureusement cette histoire
comportait des détails qui ne pouvaient être connus que de nous seuls ; et,
quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua. Puis je lui contai les
accidents de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma voix fussent, me dit-il,
singulièrement altérés, que je n'eusse plus ni cheveux, ni dents, ni sourcils,
que je fusse blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le
mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis victorieusement. Il
me raconta ses aventures, elles n'étaient pas moins extraordinaires que les
miennes : il revenait des confins de la Chine, où il avait voulu pénétrer après
s'être échappé de la Sibérie. Il m'apprit les désastres de la campagne de Russie
et la première abdication de Napoléon. Cette nouvelle est une des choses qui
m'ont fait le plus de mal ! Nous étions deux débris curieux après avoir ainsi
roulé sur le globe comme roulent dans l'Océan les cailloux emportés d'un rivage
à l'autre par les tempêtes. A nous deux nous avions vu l'Égypte, la Syrie,
l'Espagne, la Russie, la Hollande, l'Allemagne, l'Italie, la Dalmatie,
l'Angleterre, la Chine, la Tartarie, la Sibérie ; il ne nous manquait que d'être
allés dans les Indes et en Amérique ! Enfin, plus ingambe que je ne l'étais,
Boutin se chargea d'aller à Paris le plus lestement possible afin d'instruire ma
femme de l'état dans lequel je me trouvais. J'écrivis à Mme Chabert une lettre
bien détaillée. C'était la quatrième, monsieur ! si j'avais eu des parents, tout
cela ne serait peut-être pas arrivé ; mais, il faut vous l'avouer, je suis un
enfant d'hôpital, un soldat qui pour patrimoine avait son courage, pour famille
tout le monde, pour patrie la France, pour tout protecteur le bon Dieu. Je me
trompe ! j'avais un père, l'Empereur ! Ah ! s'il était debout, le cher homme !
et qu'il vît son Chabert , comme il me nommait, dans l'état où je suis,
mais il se mettrait en colère. Que voulez-vous ! notre soleil s'est couché, nous
avons tous froid maintenant. Après tout, les événements politiques pouvaient
justifier le silence de ma femme ! Boutin partit. Il était bien heureux, lui !
Il avait deux ours blancs supérieurement dressés qui le faisaient vivre. Je ne
pouvais l'accompagner ; mes douleurs ne me permettaient pas de faire de longues
étapes. Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparames, après avoir marché
aussi longtemps que mon état put me le permettre en compagnie de ses ours et de
lui. A Carlsruhe j'eus un accès de névralgie à la tête, et restai six semaines
sur la paille dans une auberge ! Je ne finirais pas, monsieur, s'il fallait vous
raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les souffrances morales,
auprès desquelles palissent les douleurs physiques, excitent cependant moins de
pitié, parce qu'on ne les voit point. Je me souviens d'avoir pleuré devant un
hôtel de Strasbourg où j'avais donné jadis une fête, et où je n'obtins rien, pas
même un morceau de pain. Ayant déterminé de concert avec Boutin l'itinéraire que
je devais suivre, j'allais à chaque bureau de poste demander s'il y avait une
lettre et de l'argent pour moi. Je vins jusqu'à Paris sans avoir rien trouvé.
Combien de désespoirs ne m'a-t-il pas fallu dévorer ! "Boutin sera mort", me
disais je. En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J'appris sa
mort plus tard et par hasard. Sa mission auprès de ma femme fut sans doute
infructueuse. Enfin j'entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. Pour moi
c'était douleur sur douleur. En voyant les Russes en France, je ne pensais plus
que je n'avais ni souliers aux pieds ni argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes
vêtements étaient en lambeaux. La veille de mon arrivée je fus forcé de
bivouaquer dans les bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute
un accès de je ne sais quelle maladie, qui me prit quand je traversai le
faubourg Saint-Martin. Je tombai presque évanoui à la porte d'un marchand de
fer. Quand je me réveillai j'étais dans un lit à l'Hôtel-Dieu. Là je restai
pendant un mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé. J'étais sans argent, mais
bien portant et sur le bon pavé de Paris. Avec quelle joie et quelle promptitude
j'allai rue du Mont- Blanc, où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi !
Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée-d'Antin. Je n'y
vis plus mon hôtel, il avait été vendu, démoli. Des spéculateurs avaient bâti
plusieurs maisons dans mes jardins. Ignorant que ma femme fut mariée à monsieur
Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin je me rendis chez un
vieil avocat qui jadis était chargé de mes affaires. Le bonhomme était mort
après avoir cédé sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m'apprit, à mon grand
étonnement, l'ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme
et la naissance de ses deux enfants. Quand je lui dis être le colonel Chabert,
il se mit à rire si franchement que je le quittai sans lui faire la moindre
observation. Ma détention de Stuttgart me fit songer à Charenton, et je résolus
d'agir avec prudence. Alors, monsieur, sachant où demeurait ma femme, je
m'acheminai vers son hôtel, le coeur plein d'espoir. Eh bien, dit le colonel
avec un mouvement de rage concentrée, je n'ai pas été reçu lorsque Je me fis
annoncer sous un nom d'emprunt, et le jour où je pris le mien je fus consigné à
sa porte. Pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin, je
suis resté pendant des nuits entières collé contre la borne de sa porte cochère.
Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la
rapidité de l'éclair, et où j'entrevoyais à peine cette femme qui est mienne et
qui n'est plus à moi ! Oh ! dès ce jour j'ai vécu pour la vengeance, s'écria le
vieillard d'une voix sourde en se dressant tout à coup devant Derville. Elle
sait que j'existe ; elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites
par moi- même. Elle ne m'aime plus ! Moi, j'ignore si je l'aime ou si je la
déteste ! Je la désire et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son
bonheur ; eh bien, elle ne m'a pas seulement fait parvenir le plus léger secours
! Par moments je ne sais plus que devenir ! »
A ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile.
Derville resta silencieux, occupé à contempler son client.
« L'affaire est grave, dit-il enfin machinalement. Même en admettant
l'authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg, il ne m'est pas
prouvé que nous puissions triompher tout d'abord. Le procès ira successivement
devant trois tribunaux. Il faut réfléchir à tête reposée sur une semblable
cause, elle est tout exceptionnelle.
-- Oh ! répondit froidement le colonel en relevant la tête par un mouvement
de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais en compagnie. »
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux de l'homme énergique brillaient
rallumés aux feux du désir et de la vengeance.
« Il faudra peut-être transiger, dit l'avoué.
-- Transiger, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant ?
-- Monsieur, reprit l'avoué, vous suivrez, je l'espère, mes conseils. Votre
cause sera ma cause. Vous vous apercevrez bientôt de l'intérêt que je prends à
votre situation, presque sans exemple dans les fastes judiciaires. En attendant,
je vais vous donner un mot pour mon notaire, qui vous remettra, sur votre
quittance, cinquante francs tous les dix jours. Il ne serait pas convenable que
vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous êtes le colonel Chabert, vous ne
devez être à la merci de personne. Je donnerai à ces avances la forme d'un prêt.
Vous avez des biens à recouvrer, vous êtes riche. »
Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva
brusquement, car il n'était peut-être pas de coutume qu'un avoué parût
s'émouvoir ; il passa dans son cabinet, d'où il revint avec une lettre non
cachetée qu'il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre homme la tint entre ses
doigts, il sentit deux pièces d'or à travers le papier.
« Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume
? » dit l'avoué.
Le colonel dicta les renseignements en vérifiant l'orthographe des noms de
lieux ; puis, il prit son chapeau d'une main, regarda Derville, lui tendit
l'autre main, une main calleuse, et lui dit d'une voix simple : « Ma foi,
monsieur, après l'Empereur, vous êtes l'homme auquel je devrai le plus ! Vous
êtes un brave . »
L'avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l'escalier
et l'éclaira.
« Boucard, dit Derville à son Maître clerc, je viens d'entendre une histoire
qui me coûtera peut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je ne regretterai
pas mon argent, j'aurai vu le plus habile comédien de notre époque. »
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il retira de
la lettre les deux pièces de vingt francs que l'avoué lui avait données, et les
regarda pendant un moment à la lumière. Il revoyait de l'or pour la première
fois depuis neuf ans.
« Je vais donc pouvoir fumer des cigares », se dit-il.
Environ trois mois après cette consultation nuitamment faite par le colonel
Chabert chez Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l'avoué
faisait à son singulier client vint le voir pour conférer sur une affaire grave,
et commença par lui réclamer six cents francs donnés au vieux militaire.
« Tu t'amuses donc à entretenir l'ancienne armée ? lui dit en riant ce
notaire nommé Crottat, jeune homme qui venait d'acheter l'étude où il était
Maître clerc, et dont le patron venait de prendre la fuite en faisant une
épouvantable faillite.
-- Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler cette
affaire-là. Ma philanthropie n'ira pas au-delà de vingt-cinq louis, je crains
déjà d'avoir été la dupe de mon patriotisme. »
Au moment où Derville achevait sa phrase, il vit sur son bureau les paquets
que son Maître clerc y avait mis. Ses yeux furent frappés à l'aspect des timbres
oblongs, carrés, triangulaires, rouges, bleus, apposés sur une lettre par les
postes prussienne, autrichienne, bavaroise et française.
« Ah ! dit-il en riant, voici le dénouement de la comédie, nous allons voir
si je suis attrapé. » Il prit la lettre et l'ouvrit, mais il n'y put rien lire,
elle était écrite en allemand. « Boucard, allez vous-même faire traduire cette
lettre, et revenez promptement », dit Derville en entrouvrant la porte de son
cabinet et tendant la lettre à son Maître clerc.
Le notaire de Berlin auquel s'était adressé l'avoué lui annonçait que les
actes dont les expéditions étaient demandées lui parviendraient quelques jours
après cette lettre d'avis. Les pièces étaient, disait-il, parfaitement en règle,
et revêtues des légalisations nécessaires pour faire foi en justice. En outre,
il lui mandait que presque tous les témoins des faits consacrés par les
procès-verbaux existaient à Prussich-Eylau ; et que la femme à laquelle monsieur
le comte Chabert devait la vie vivait encore dans un des faubourgs d'Heilsberg.
« Ceci devient sérieux », s'écria Derville quand Boucard eut fini de lui
donner la substance de la lettre. « Mais, dis donc, mon petit, reprit-il en
s'adressant au notaire, je vais avoir besoin de renseignements qui doivent être
en ton étude. N'est-ce pas chez ce vieux fripon de Roguin...
-- Nous disons l'infortuné, le malheureux Roguin, reprit Me Alexandre Crottat
en riant et interrompant Derville.
-- N'est-ce pas chez cet infortuné qui vient d'emporter huit cent mille
francs à ses clients et de réduire plusieurs familles au désespoir, que s'est
faite la liquidation de la succession Chabert ? Il me semble que j'ai vu cela
dans nos pièces Ferraud.
-- Oui, répondit Crottat, j'étais alors troisième clerc, je l'ai copiée et
bien étudiée, cette liquidation. Rose Chapotel, épouse et veuve de Hyacinthe,
dit Chabert, comte de l'Empire, grand-officier de la Légion d'honneur ; ils
s'étaient mariés sans contrat, ils étaient donc communs en biens. Autant que je
puis m'en souvenir, l'actif s'élevait à six cent mille francs. Avant son
mariage, le comte Chabert avait fait un testament en faveur des hospices de
Paris, par lequel il leur attribuait le quart de la fortune qu'il posséderait au
moment de son décès, le domaine héritait de l'autre quart. Il y a eu licitation,
vente et partage, parce que les avoués sont allés bon train. Lors de la
liquidation, le monstre qui gouvernait alors la France a rendu par un décret la
portion du fisc à la veuve du colonel.
-- Ainsi la fortune personnelle du comte Chabert ne se monterait donc qu'à
trois cent mille francs.
-- Par conséquent, mon vieux ! répondit Crottat. Vous avez parfois l'esprit
juste, vous autres avoués, quoiqu'on vous accuse de vous le fausser en plaidant
aussi bien le Pour que le Contre.
Le comte Chabert, dont l'adresse se lisait au bas de la première quittance
que lui avait remise le notaire, demeurait dans le faubourg Saint-Marceau, rue
du Petit-Banquier, chez un vieux maréchal des logis de la garde impériale,
devenu nourrisseur, et nommé Vergniaud. Arrivé là, Derville fut forcé d'aller à
pied à la recherche de son client ; car son cocher refusa de s'engager dans une
rue non pavée et dont les ornières étaient un peu trop profondes pour les roues
d'un cabriolet. En regardant de tous les cotés, l'avoué finit par trouver, dans
la partie de cette rue qui avoisine le boulevard, entre deux murs batis avec des
ossements et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons, que le passage des
voitures avait ébréchés, malgré deux morceaux de bois placés en forme de bornes.
Ces pilastres soutenaient une poutre couverte d'un chaperon en tuiles, sur
laquelle ces mots étaient écrits en rouge : VERGNIAUD, NOURICEURE. A droite de
ce nom, se voyaient des oeufs, et à gauche une vache, le tout peint en blanc. La
porte était ouverte et restait sans doute ainsi pendant toute la journée. Au
fond d'une cour assez spacieuse, s'élevait, en face de la porte, une maison, si
toutefois ce nom convient à l'une de ces masures bâties dans les faubourgs de
Paris, et qui ne sont comparables à rien, pas même aux plus chétives habitations
de la campagne, dont elles ont la misère sans en avoir la poésie. En effet, au
milieu des champs, les cabanes ont encore une grâce que leur donnent la pureté
de l'air, la verdure, l'aspect des champs, une colline, un chemin tortueux, des
vignes, une haie vive, la mousse des chaumes, et les ustensiles champêtres ;
mais à Paris la misère ne se grandit que par son horreur. Quoique récemment
construite, cette maison semblait près de tomber en ruine. Aucun des matériaux
n'y avait eu sa vraie destination, ils provenaient tous des démolitions qui se
font journellement dans Paris. Derville lut sur un volet fait avec les planches
d'une enseigne : Magasin de nouveautés . Les fenêtres ne se ressemblaient
point entre elles et se trouvaient bizarrement placées. Le rez-de-chaussée, qui
paraissait être la partie habitable, était exhaussé d'un coté, tandis que de
l'autre les chambres étaient enterrées par une éminence. Entre la porte et la
maison s'étendait une mare pleine de fumier où coulaient les eaux pluviales et
ménagères. Le mur sur lequel s'appuyait ce chétif logis, et qui paraissait être
plus solide que les autres, était garni de cabanes grillagées où de vrais lapins
faisaient leurs nombreuses familles. A droite de la porte cochère se trouvait la
vacherie surmontée d'un grenier à fourrages, et qui communiquait à la maison par
une laiterie. A gauche étaient une basse-cour, une écurie et un toit à cochons
qui avait été fini, comme celui de la maison, en mauvaises planches de bois
blanc clouées les unes sur les autres, et mal recouvertes avec du jonc. Comme
presque tous les endroits où se cuisinent les éléments du grand repas que Paris
dévore chaque jour, la cour dans laquelle Derville mit le pied offrait les
traces de la précipitation voulue par la nécessité d'arriver à heure fixe. Ces
grands vases de fer-blanc bossués dans lesquels se transporte le lait, et les
pots qui contiennent la crème, étaient jetés pêle-mêle devant la laiterie, avec
leurs bouchons de linge. Les loques trouées qui servaient à les essuyer
flottaient au soleil étendues sur des ficelles attachées à des piquets. Ce
cheval pacifique, dont la race ne se trouve que chez les laitières, avait fait
quelques pas en avant de sa charrette et restait devant l'écurie, dont la porte
était fermée. Une chèvre broutait le pampre de la vigne grêle et poudreuse qui
garnissait le mur jaune et lézardé de la maison. Un chat était accroupi sur les
pots à crème et les léchait. Les poules, effarouchées à l'approche de Derville,
s'envolèrent en criant, et le chien de garde aboya.
« L'homme qui a décidé le gain de la bataille d'Eylau serait là ! » se dit
Derville en saisissant d'un seul coup d'oeil l'ensemble de ce spectacle ignoble.
La maison était restée sous la protection de trois gamins. L'un, grimpé sur
le faîte d'une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un
tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu'elles y tomberaient dans la
marmite. L'autre essayait d'amener un cochon sur le plancher de la charrette qui
touchait à terre, tandis que le troisième pendu à l'autre bout attendait que le
cochon y fit placé pour l'enlever en faisant faire la bascule à la charrette.
Quand Derville leur demanda si c'était bien là que demeurait monsieur Chabert,
aucun ne répondit, et tous trois le regardèrent avec une stupidité spirituelle,
s'il est permis d'allier ces deux mots. Derville réitéra ses questions sans
succès. Impatienté par l'air narquois des trois drôles, il leur dit de ces
injures plaisantes que les jeunes gens se croient le droit d'adresser aux
enfants, et les gamins rompirent le silence par un rire brutal. Derville se
fâcha. Le colonel, qui l'entendit, sortit d'une petite chambre basse située près
de la laiterie et apparut sur le seuil de sa porte avec un flegme militaire
inexprimable. Il avait à la bouche une de ces pipes notablement culottées
(expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre
blanche nommées des brûle-gueule . Il leva la visière d'une casquette
horriblement crasseuse, aperçut Derville et traversa le fumier, pour venir plus
promptement à son bienfaiteur, en criant d'une voix amicale aux gamins : «
Silence dans les rangs ! » Les enfants gardèrent aussitôt un silence respectueux
qui annonçait l'empire exercé sur eux par le vieux soldat.
« Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit? dit-il à Derville. Allez le long de la
vacherie ! Tenez, là, le chemin est pavé », s'écria-t-il en remarquant
l'indécision de l'avoué qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier.
En sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par où
le colonel était sorti. Chabert parut désagréablement affecté d'être obligé de
le recevoir dans la chambre qu'il occupait. En effet, Derville n'y aperçut
qu'une seule chaise. Le lit du colonel consistait en quelques bottes de paille
sur lesquelles son hôtesse avait étendu deux ou trois lambeaux de ces vieilles
tapisseries, ramassées je ne sais où, qui servent aux laitières à garnir les
bancs de leurs charrettes. Le plancher était tout simplement en terre battue.
Les murs salpêtrés, verdâtres et fendus répandaient une si forte humidité, que
le mur contre lequel couchait le colonel était tapissé d'une natte en jonc. Le
fameux carrick pendait à un clou. Deux mauvaises paires de bottes gisaient dans
un coin. Nul vestige de linge. Sur la table vermoulue, les Bulletins de la
Grande Armée réimprimés par Plancher étaient ouverts, et paraissaient être
la lecture du colonel, dont la physionomie était calme et sereine au milieu de
cette misère. Sa visite chez Derville semblait avoir changé le caractère de ses
traits, où l'avoué trouva les traces d'une pensée heureuse, une lueur
particulière qu'y avait jetée l'espérance.
« La fumée de la pipe vous incommode-t-elle ? dit-il, en tendant à son avoué
la chaise à moitié dépaillée.
-- Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici. »
Cette phrase fut arrachée à Derville par la défiance naturelle aux avoués, et
par la déplorable expérience que leur donnent de bonne heure les épouvantables
drames inconnus auxquels ils assistent.
« Voilà, se dit-il, un homme qui aura certainement employé mon argent à
satisfaire les trois vertus théologales du troupier : le jeu, le vin et les
femmes !
-- C'est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. C'est un
bivouac tempéré par l'amitié, mais... » Ici le soldat lança un regard profond à
l'homme de loi. « Mais, je n'ai fait de tort à personne, je n'ai jamais repoussé
personne, et je dors tranquille. »
L'avoué songea qu'il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son
client des sommes qu'il lui avait avancées, et il se contenta de lui dire : «
Pourquoi n'avez-vous donc pas voulu venir dans Paris où vous auriez pu vivre
aussi peu chèrement que vous vivez ici, mais où vous auriez été mieux ?
-- Mais, répondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m'avaient
recueilli, nourri gratis depuis un an ! comment les quitter au moment où
j'avais un peu d'argent? Puis le père de ces trois gamins est un vieux
égyptien ...
-- Comment, un égyptien ?
-- Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l'expédition
d'Égypte de laquelle j'ai fait partie. Non seulement tous ceux qui en sont
revenus sont un peu frères, mais Vergniaud était alors dans mon régiment, nous
avions partagé de l'eau dans le désert. Enfin, je n'ai pas encore fini
d'apprendre à lire à ses marmots.
-- Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent, lui.
-- Bah ! dit le colonel, ses enfants couchent comme moi sur la paille ! Sa
femme et lui n'ont pas un lit meilleur, ils sont bien pauvres, voyez vous ? ils
ont pris un établissement au- dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma
fortune !... Enfin, suffit !
-- Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d'Heilsberg. Votre
libératrice vit encore !
-- Sacré argent ! Dire que je n'en ai pas ! » s'écriait-il en jetant par
terre sa pipe.
Une pipe culottée est une pipe précieuse pour un fumeur ; mais ce fut
par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et
même la Régie lui eussent pardonné ce crime de lèse-tabac. Les anges auraient
peut-être ramassé les morceaux.
« Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville en
sortant de la chambre pour s'aller promener au soleil le long de la maison.
-- Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. L'on m'a cru mort, me
voilà ! Rendez- moi ma femme et ma fortune ; donnez-moi le grade de général
auquel j'ai droit, car j'ai passé colonel dans la garde impériale, la veille de
la bataille d'Eylau.
-- Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville.
Écoutez-moi. Vous êtes le comte Chabert, je le veux bien, mais il s'agit de le
prouver judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à nier votre existence.
Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion entamera dix ou douze
questions préliminaires. Toutes iront contradictoirement jusqu'à la cour
suprême, et constitueront autant de procès coûteux, qui trameront en longueur,
quelle que soit l'activité que j'y mette. Vos adversaires demanderont une
enquête à laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera
peut-être une commission rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux :
admettons qu'il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel
Chabert. Savons-nous comment sera jugée la question soulevée par la bigamie fort
innocente de la comtesse Ferraud? Dans votre cause, le point de droit est en
dehors du code, et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la
conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les
bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n'avez pas eu
d'enfants de votre mariage, et M. le comte Ferraud en a deux du sien, les juges
peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au
profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne
foi chez les contractants. Serez-vous dans une position morale bien belle, en
voulant mordicus avoir à votre age et dans les circonstances où vous vous
trouvez une femme qui ne vous aime plus ? Vous aurez contre vous votre femme et
son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. Le
procès a donc des éléments de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les
chagrins les plus cuisants.
-- Et ma fortune ?
-- Vous vous croyez donc une grande fortune ?
-- N'avais-je pas trente mille livres de rente ?
-- Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre mariage, un
testament qui léguait le quart de vos biens aux hospices.
-- C'est vrai.
-- Eh bien, vous censé mort, n'a-t-il pas fallu procéder à un inventaire, à
une liquidation afin de donner ce quart aux hospices ? Votre femme ne s'est pas
fait scrupule de tromper les pauvres. L'inventaire, où sans doute elle s'est
bien gardée de mentionner l'argent comptant, les pierreries, où elle aura
produit peu d'argenterie, et où le mobilier a été estimé à deux tiers au-dessous
du prix réel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de droits au fisc,
et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs
estimations, l'inventaire ainsi fait a établi six cent mille francs de valeurs.
Pour sa part, votre e veuve avait droit à la moitié. Tout a été vendu, racheté
par elle, elle a bénéficié sur tout, et les hospices ont eu leurs
soixante-quinze mille francs. Puis, comme le fisc héritait de vous, attendu que
vous n'aviez pas fait mention de votre femme dans votre testament, l'Empereur a
rendu par un décret à votre veuve la portion qui revenait au domaine public.
Maintenant, à quoi avez-vous droit ? à trois cent mille francs seulement, moins
les frais.
-- Et vous appelez cela la justice ? dit le colonel ébahi.
-- Mais, certainement...
-- Elle est belle.
-- Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru
facile ne l'est pas. Mme Ferraud peut même vouloir garder la portion qui lui a
été donnée par l'Empereur.
-- Mais elle n'était pas veuve, le décret est nul...
-- D'accord. Mais tout se plaide. Écoutez-moi. Dans ces circonstances, je
crois qu'une transaction serait, et pour vous et pour elle, le meilleur
dénouement du procès. Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle à
laquelle vous auriez droit.
-- Ce serait vendre ma femme !
-- Avec vingt-quatre mille francs de rente, vous aurez, dans la position où
vous vous trouvez, des femmes qui vous conviendront mieux que la votre, et qui
vous rendront plus heureux. Je compte aller voir aujourd'hui même Mme la
comtesse Ferraud afin de sonder le terrain ; mais je n'ai pas voulu faire cette
démarche sans vous en prévenir.
-- Allons ensemble chez elle...
-- Fait comme vous êtes ? dit l'avoué. Non, non, colonel, non. Vous pourriez
y perdre tout à fait votre procès...
-- Mon procès est-il gagnable ?
-- Sur tous les chefs, répondit Derville. Mais, mon cher colonel Chabert,
vous ne faites pas attention à une chose. Je ne suis pas riche, ma charge n'est
pas entièrement payée. Si les tribunaux vous accordent une provision ,
c'est-à-dire une somme à prendre par avance sur votre fortune, ils ne
l'accorderont qu'après avoir reconnu vos qualités de comte Chabert,
grand-officier de la Légion d'honneur.
-- Tiens, je suis grand-officier de la Légion, je n'y pensais plus, dit-il
naïvement.
-- Eh bien, jusque-là, reprit Derville, ne faut-il pas plaider, payer des
avocats, lever et solder les jugements, faire marcher des huissiers, et vivre ?
Les frais des instances préparatoires se monteront, à vue de nez, à plus de
douze ou quinze mille francs. Je ne les ai pas, moi qui suis écrasé par les
intérêts énormes que je paye à celui qui m'a prêté l'argent de ma charge. Et
vous ! où les trouverez-vous ? »
De grosses larmes tombèrent des yeux flétris du pauvre soldat et roulèrent
sur ses joues ridées. A l'aspect de ces difficultés, il fut découragé. Le monde
social et judiciaire lui pesait sur la poitrine comme un cauchemar.
« J'irai, s'écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendome, je crierai
là : "Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau
!" Le bronze, lui ! me reconnaîtra.
-- Et l'on vous mettra sans doute à Charenton. »
A ce nom redouté, l'exaltation du militaire tomba.
« N'y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère de
la Guerre ?
-- Les bureaux ! dit Derville. Allez-y, mais avec un jugement bien en règle
qui déclare nul votre acte de décès. Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les
gens de l'Empire. »
Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir,
abîmé dans un désespoir sans bornes. La justice militaire est franche, rapide,
elle décide à la turque, et juge presque toujours bien ; cette justice était la
seule que connut Chabert. En apercevant le dédale de difficultés où il fallait
s'engager, en voyant combien il fallait d'argent pour y voyager, le pauvre
soldat reçut un coup mortel dans cette puissance particulière à l'homme et que
l'on nomme la volonté . Il lui parut impossible de vivre en plaidant, il
fut pour lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s'engager
comme cavalier si quelque régiment voulait de lui. Ses souffrances physiques et
morales lui avaient déjà vicié le corps dans quelques-uns des organes les plus
importants. Il touchait a l'une de ces maladies pour lesquelles la médecine n'a
pas de nom, dont le siège est en quelque sorte mobile comme l'appareil nerveux
qui paraît le plus attaqué parmi tous ceux de notre machine, affection qu'il
faudrait nommer le spleen du malheur. Quelque grave que fût déjà ce mal
invisible, mais réel, il était encore guérissable par une heureuse conclusion.
Pour ébranler tout à fait cette vigoureuse organisation, il suffirait d'un
obstacle nouveau, de quelque fait imprévu qui en romprait les ressorts affaiblis
et produirait ces hésitations, ces actes incompris, incomplets, que les
physiologistes observent chez les êtres ruinés par les chagrins.
En reconnaissant alors les symptômes d'un profond abattement chez son client,
Derville lui dit : « Prenez courage, la solution de cette affaire ne peut que
vous être favorable. Seulement, examinez si VOUS pouvez me donner toute votre
confiance, et accepter aveuglément le résultat que je croirai le meilleur pour
vous.
-- Faites comme vous voudrez, dit Chabert.
-- Oui, mais vous vous abandonnez à moi comme un homme qui marche à la mort ?
-- Ne vais-je pas rester sans état, sans nom ? Est-ce tolérable ?
-- Je ne l'entends pas ainsi, dit l'avoué. Nous poursuivrons à l'amiable un
jugement pour annuler votre acte de décès et votre mariage, afin que vous
repreniez vos droits. Vous serez même, par l'influence du comte Ferraud, porté
sur les cadres de l'armée comme général, et vous obtiendrez sans doute une
pension.
-- Allez donc ! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous.
-- Je vous enverrai donc une procuration à signer, dit Derville. Adieu, bon
courage ! S'il vous faut de l'argent, comptez sur moi. »
Chabert serra chaleureusement la main de Derville, et resta le dos appuyé
contre la muraille, sans avoir la force de le suivre autrement que des yeux.
Comme tous les gens qui comprennent peu les affaires judiciaires, il s'effrayait
de cette lutte imprévue. Pendant cette conférence, à plusieurs reprises, il
s'était avancé, hors d'un pilastre de la porte cochère, la figure d'un homme
posté dans la rue pour guetter la sortie de Derville, et qui l'accosta quand il
sortit. C'était un vieux homme vêtu d'une veste bleue, d'une cotte blanche
plissée semblable à celle des brasseurs, et qui portait sur la tête une
casquette de loutre. Sa figure était brune, creusée, ridée, mais rougie sur les
pommettes par l'excès du travail et halée par le grand air.
« Excusez, monsieur, dit-il à Derville en l'arrêtant par le bras, si je
prends la liberté de vous parler, mais je me suis douté, en vous voyant, que
vous étiez l'ami de notre général.
-- Eh bien ? dit Derville, en quoi vous intéressez vous à lui ? Mais qui
êtes-vous ? reprit le défiant avoué.
-- Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d'abord. Et j'aurais deux mots à vous
dire.
-- Et c'est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l'est ?
-- Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle chambre. Je lui aurais donné
la mienne, si je n'en avais eu qu'une. J'aurais couché dans l'écurie. Un homme
qui a souffert comme lui, qui apprend à lire à mes mioches , un général,
un égyptien, le premier lieutenant sous lequel j'ai servi... faudrait voir ? Du
tout, il est le mieux logé. J'ai partagé avec lui ce que j'avais.
Malheureusement ce n'était pas grand-chose, du pain, du lait, des oeufs ; enfin
à la guerre comme à la guerre ! C'est de bon coeur. Mais il nous a vexés.
-- Lui ?
-- Oui, monsieur, vexés, là ce qui s'appelle en plein. J'ai pris un
établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. Ça vous le
contrariait, et il pansait le cheval ! Je lui dis : " Mais, mon général ? -- Bah
! qui dit, je ne veux pas être comme un fainéant, et il y a longtemps que je
sais brosser le lapin. "J'avais donc fait des billets pour le prix de ma
vacherie à un nommé Grados... Le connaissez-vous, monsieur ?
-- Mais, mon cher, je n'ai pas le temps de vous écouter. Seulement dites-moi
comment le colonel vous a vexes !
-- Il nous a vexés, monsieur, aussi vrai que je m'appelle Louis Vergniaud et
que ma femme en a pleuré. Il a su par les voisins que nous n'avions pas le
premier sou de notre billet. Le vieux grognard, sans rien dire, a amassé tout ce
que vous lui donniez, a guetté le billet et l'a payé. C'te malice ! Que ma femme
et moi nous savions qu'il n'avait pas de tabac, ce pauvre vieux, et qu'il s'en
passait ! Oh ! maintenant, tous les matins il a ses cigares ! Je me vendrais
plutôt... Non ! nous sommes vexés. Donc, je voudrais vous proposer de nous
prêter, vu qu'il nous a dit que vous étiez un brave homme, une centaine d'écus
sur notre établissement, afin que nous lui fassions faire des habits, que nous
lui meublions sa chambre. Il a cru nous acquitter, pas vrai ? Eh bien, au
contraire, voyez-vous, l'ancien nous a endettés... et vexés ! Il ne devait pas
nous faire cette avanie là. Il nous a vexés ! et des amis, encore ! Foi
d'honnête homme, aussi vrai que je m'appelle Louis Vergniaud, je m'engagerais
plutôt que de ne pas vous rendre cet argent-là... »
Derville regarda le nourrisseur, et fit quelques pas en arrière pour revoir
la maison, la cour, les fumiers, l'étable, les lapins, les enfants.
« Par ma foi, je crois qu'un des caractères de la vertu est de ne pas être
propriétaire, se dit-il. Va, tu auras tes cent écus ! et plus même. Mais ce ne
sera pas moi qui te les donnerai, le colonel sera bien assez riche pour t'aider,
et je ne veux pas lui en ôter le plaisir.
-- Ce sera-t-il bientôt ?
-- Mais oui.
-- Ah ! mon Dieu, que mon épouse va-t-être contente ! »
Et la figure tannée du nourrisseur sembla s'épanouir.
« Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez
notre adversaire. Ne laissons pas voir notre jeu, tâchons de connaître le sien,
et gagnons la partie d'un seul coup. Il faudrait l'effrayer ? Elle est femme. De
quoi s'effraient le plus les femmes ? Mais les femmes ne s'effraient que de... »
Il se mit à étudier la position de la comtesse, et tomba dans une de ces
méditations auxquelles se livrent les grands politiques en concevant leurs
plans, en tâchant de deviner le secret des cabinets ennemis. Les avoués ne
sont-ils pas en quelque sorte des hommes d'État chargés des affaires privées ?
Un coup d'oeil jeté sur la situation de M. le comte Ferraud et de sa femme est
ici nécessaire pour faire comprendre le génie de l'avoué.
M. le comte Ferraud était le fils d'un ancien Conseiller au Parlement de
Paris, qui avait émigré pendant le temps de la Terreur, et qui, s'il sauva sa
tête, perdit sa fortune. Il rentra sous le Consulat et resta constamment fidèle
aux intérêts de Louis XVIII, dans les entours duquel était son père avant la
révolution. Il appartenait donc à cette partie du faubourg Saint-Germain qui
résista noblement aux séductions de Napoléon. La réputation de capacité que se
fit le jeune comte, alors simplement appelé M. Ferraud, le rendit l'objet des
coquetteries de l'Empereur, qui souvent était aussi heureux de ses conquêtes sur
l'aristocratie que du gain d'une bataille. On promit au comte la restitution de
son titre, celle de ses biens non vendus, on lui montra dans le lointain un
ministère, une sénatorerie. L'Empereur échoua. M. Ferraud était, lors de la mort
du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, sans fortune, doué de formes
agréables, qui avait des succès et que le faubourg Saint-Germain avait adopté
comme une de ses gloires ; mais Mme la comtesse Chabert avait su tirer un si bon
parti de la succession de son mari, qu'après dix-huit mois de veuvage elle
possédait environ quarante mille livres de rente. Son mariage avec le jeune
comte ne fut pas accepté comme une nouvelle par les coteries du faubourg
Saint-Germain. Heureux de ce mariage qui répondait à ses idées de fusion,
Napoléon rendit à Mme Chabert la portion dont héritait le fisc dans la
succession du colonel ; mais l'espérance de Napoléon fut encore trompée. Mme
Ferraud n'aimait pas seulement son amant dans le jeune homme, elle avait été
séduite aussi par l'idée d'entrer dans cette société dédaigneuse qui, malgré son
abaissement, dominait la cour impériale. Toutes ses vanités étaient flattées
autant que ses passions dans ce mariage. Elle allait devenir une femme comme
il faut . Quand le faubourg Saint-Germain sut que le mariage du jeune comte
n'était pas une défection, les salons s'ouvrirent à sa femme. La Restauration
vint. La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Il comprenait les
exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis XVIII, il était du
nombre des initiés qui attendaient que l'abîme des révolutions fût fermé
car cette phrase royale, dont se moquèrent tant les libéraux, cachait un
sens politique. Néanmoins, l'ordonnance citée dans la longue phase cléricale qui
commence cette histoire lui avait rendu deux forêts et une terre dont la valeur
avait considérablement augmenté pendant le séquestre. En ce moment, quoique le
comte Ferraud fut conseiller d'État, directeur général, il ne considérait sa
position que comme le début de sa fortune politique. Préoccupé par les soins
d'une ambition dévorante, il s'était attaché comme secrétaire un ancien avoué
ruiné nommé Delbecq, homme plus qu'habile, qui connaissait admirablement les
ressources de la chicane, et auquel il laissait la conduite de ses affaires
privées. Le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte
pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place par le
crédit de son patron, dont la fortune était l'objet de tous ses soins. Sa
conduite démentait tellement sa vie antérieure qu'il passait pour un homme
calomnié. Avec le tact et la finesse dont sont plus ou moins douées toutes les
femmes, la comtesse, qui avait deviné son intendant, le surveillait adroitement,
et savait si bien le manier, qu'elle en avait déjà tiré un très bon parti pour
l'augmentation de sa fortune particulière. Elle avait su persuader à Delbecq
qu'elle gouvernait M. Ferraud, et lui avait promis de le faire nommer président
d'un tribunal de première instance dans l'une des plus importantes villes de
France, s'il se dévouait entièrement à ses intérêts. La promesse d'une place
inamovible qui lui permettrait de se marier avantageusement et de conquérir plus
tard une haute position dans la carrière politique en devenant député fit de
Delbecq l'âme damnée de la comtesse. Il ne lui avait laissé manquer aucune des
chances favorables que les mouvements de Bourse et la hausse des propriétés
présentèrent dans Paris aux gens habiles pendant les trois premières années de
la Restauration. Il avait triplé les capitaux de sa protectrice, avec d'autant
plus de facilité que tous les moyens avaient paru bons à la comtesse afin de
rendre promptement sa fortune énorme. Elle employait les émoluments des places
occupées par le comte aux dépenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser ses
revenus, et Delbecq se prêtait aux calculs de cette avarice sans chercher à s'en
expliquer les motifs. Ces sortes de gens ne s'inquiètent que des secrets dont la
découverte est nécessaire à leurs intérêts. D'ailleurs il en trouvait si
naturellement la raison dans cette soif d'or dont sont atteintes la plupart des
Parisiennes, et il fallait une si grande fortune pour appuyer les prétentions du
comte Ferraud, que l'intendant croyait parfois entrevoir dans l'avidité de la
comtesse un effet de son dévouement pour l'homme de qui elle était toujours
éprise. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son
coeur. Là étaient des secrets de vie et de mort pour elle, là était précisément
le noeud de cette histoire. Au commencement de l'année 1818, la Restauration fut
assise sur des bases en apparence inébranlables, ses doctrines gouvernementales,
comprises par les esprits élevés, leur parurent devoir amener pour la France une
ère de prospérité nouvelle, alors la société parisienne changea de face. Mme la
comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage
d'amour, de fortune et d'ambition. Encore jeune et belle, Mme Ferraud joua le
rôle d'une femme à la mode, et vécut dans l'atmosphère de la cour. Riche par
elle-même, riche par son mari, qui, prôné comme un des hommes les plus capables
du parti royaliste et l'ami du Roi, semblait promis à quelque ministère, elle
appartenait à l'aristocratie, elle en partageait la splendeur. Au milieu de ce
triomphe, elle fut atteinte d'un cancer moral. Il est de ces sentiments que les
femmes devinent malgré le soin que les hommes mettent à les enfouir. Au premier
retour du roi, le comte Ferraud avait conçu quelques regrets de son mariage. La
veuve du colonel Chabert ne l'avait allié à personne, il était seul et sans
appui pour se diriger dans une carrière pleine d'écueils et pleine d'ennemis.
Puis, peut-être, quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu
chez elle quelques vices d'éducation qui la rendaient impropre à le seconder
dans ses projets. Un mot dit par lui à propos du mariage de Talleyrand éclaira
la comtesse, à laquelle il fut prouvé que si son mariage était à faire, jamais
elle n'eut été Mme Ferraud. Ce regret, quelle femme le pardonnerait ? Ne
contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en
germe? Mais quelle plaie ne devait pas faire ce mot dans le coeur de la
comtesse, si l'on vient à supposer qu'elle craignait de voir revenir son premier
mari ! Elle l'avait su vivant, elle l'avait repoussé. Puis, pendant le temps où
elle n'en avait plus entendu parler, elle s'était plu à le croire mort à
Waterloo avec les aigles impériales en compagnie de Boutin. Néanmoins elle
conçut d'attacher le comte à elle par le plus fort des liens, par la chaîne
d'or, et voulut être si riche que sa fortune rendît son second mariage
indissoluble, si par hasard le comte Chabert reparaissait encore. Et il avait
reparu, sans qu'elle s'expliquât pourquoi la lutte qu'elle redoutait n'avait pas
déjà commencé. Les souffrances, la maladie l'avaient peut-être délivrée de cet
homme. Peut-être était-il à moitié fou, Charenton pouvait encore lui en faire
raison. Elle n'avait pas voulu mettre Delbecq ni la police dans sa confidence,
de peur de se donner un maître, ou de précipiter la catastrophe. Il existe à
Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un
monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme ; elles se font un calus à l'endroit
de leur mal, et peuvent encore rire et s'amuser.
« Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de M. le comte
Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où son
cabriolet s'arrêtait rue de Varenne, à la porte de l'hôtel Ferraud. Comment, lui
si riche, aimé du Roi, n'est-il pas encore pair de France ? Il est vrai qu'il
entre peut-être dans la politique du Roi, comme me le disait Mme de Grandlieu,
de donner une haute importance à la pairie en ne la prodiguant pas. D'ailleurs,
le fils d'un conseiller au Parlement n'est ni un Crillon, ni un Rohan. Le comte
Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. Mais, si son
mariage était cassé, ne pourrait-il faire passer sur sa tête, à la grande
satisfaction du Roi, la pairie d'un de ces vieux sénateurs qui n'ont que des
filles? Voilà certes une bonne bourde à mettre en avant pour effrayer notre
comtesse », se dit-il en montant le perron.
Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé la
main dans le cancer qui dévorait Mme Ferraud. Il fut reçu par elle dans une
jolie salle à manger d'hiver, où elle déjeunait en jouant avec un singe attaché
par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons en fer. La comtesse
était enveloppée dans un élégant peignoir, les boucles de ses cheveux,
négligemment rattachés, s'échappaient d'un bonnet qui lui donnait un air mutin.
Elle était fraîche et rieuse. L'argent, le vermeil, la nacre étincelaient sur la
table, et il y avait autour d'elle des fleurs curieuses plantées dans de
magnifiques vases en porcelaine. En voyant la femme du comte Chabert, riche de
ses dépouilles, au sein du luxe, au faîte de la société, tandis que le
malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux, l'avoué se
dit : « La morale de ceci est qu'une jolie femme ne voudra jamais reconnaître
son mari, ni même son amant dans un homme en vieux carrick, en perruque de
chiendent et en bottes percées. » Un sourire malicieux et mordant exprima les
idées moitié philosophiques, moitié railleuses qui devaient venir à un homme si
bien placé pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels
la plupart des familles parisiennes cachent leur existence.
« Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre du café
au singe.
-- Madame, dit-il brusquement, car il se choqua du ton léger avec lequel la
comtesse lui avait dit : " Bonjour, monsieur Derville ", je viens causer avec
vous d'une affaire assez grave.
-- J'en suis désespérée , M. le comte est absent...
-- J'en suis enchanté, moi, madame. Il serait désespérant qu'il
assistât à notre conférence. Je sais d'ailleurs, par Delbecq, que vous aimez à
faire vos affaires vous-même sans en ennuyer M. le comte.
-- Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle.
-- Il vous serait inutile, malgré son habileté, reprit Derville. Écoutez,
madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. Le comte Chabert existe.
-- Est-ce en disant de semblables bouffonneries que vous voulez me rendre
sérieuse ? » dit- elle en partant d'un éclat de rire.
Mais la comtesse fut tout à coup domptée par l'étrange lucidité du regard
fixe par lequel Derville l'interrogeait en paraissant lire au fond de son âme.
« Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante, vous ignorez
l'étendue des dangers qui vous menacent. Je ne vous parlerai pas de
l'incontestable authenticité des pièces, ni de la certitude des preuves qui
attestent l'existence du comte Chabert. Je ne suis pas homme à me charger d'une
mauvaise cause, vous le savez. Si vous vous opposez à notre inscription en faux
contre l'acte de décès, vous perdrez ce premier procès, et cette question
résolue en notre faveur nous fait gagner toutes les autres.
-- De quoi prétendez-vous donc me parler ?
-- Ni du colonel, ni de vous. Je ne vous parlerai pas non plus des mémoires
que pourraient faire des avocats spirituels, armés des faits curieux de cette
cause, et du parti qu'ils tireraient des lettres que vous avez reçues de votre
premier mari avant la célébration de votre mariage avec votre second.
-- Cela est faux ! dit-elle avec toute la violence d'une petite-maîtresse. Je
n'ai jamais reçu de lettre du comte Chabert ; et si quelqu'un se dit être le
colonel, ce ne peut être qu'un intrigant, quelque forçat libéré, comme Coignard
peut-être. Le frisson prend rien que d'y penser. Le colonel peut-il ressusciter,
monsieur ? Bonaparte m'a fait complimenter sur sa mort par un aide de camp, et
je touche encore aujourd'hui trois mille francs de pension accordée à sa veuve
par les Chambres. J'ai eu mille fois raison de repousser tous les Chabert qui
sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront.
-- Heureusement nous sommes seuls, madame. Nous pouvons mentir à notre aise
», dit-il froidement en s'amusant à aiguillonner la colère qui agitait la
comtesse afin de lui arracher quelques indiscrétions, par une manoeuvre
familière aux avoués, habitués à rester calmes quand leurs adversaires ou leurs
clients s'emportent.
« Hé bien donc, à nous deux », se dit-il à lui-même en imaginant à l'instant
un piège pour lui démontrer sa faiblesse. « La preuve de la remise de la
première lettre existe, madame, reprit-il à haute voix, elle contenait des
valeurs...
-- Oh ! pour des valeurs, elle n'en contenait pas.
-- Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville en souriant.
Vous êtes déjà prise dans le premier piège que vous tend un avoué, et vous
croyez pouvoir lutter avec la justice...»
La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure dans les mains. Puis, elle
secoua sa honte, et reprit avec le sang-froid naturel à ces sortes de femmes : «
Puisque vous êtes l'avoué du prétendu Chabert, faites-moi le plaisir de...
-- Madame, dit Derville en l'interrompant, je suis encore en ce moment votre
avoué comme celui du colonel. Croyez-vous que je veuille perdre une clientèle
aussi précieuse que l'est la votre ? Mais vous ne m'écoutez pas...
-- Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement.
-- Votre fortune vous venait de M. le comte Chabert et vous l'avez repoussé.
Votre fortune est colossale, et vous le laissez mendier. Madame, les avocats
sont bien éloquents lorsque les causes sont éloquentes par elles-mêmes, il se
rencontre ici des circonstances capables de soulever contre vous l'opinion
publique.
-- Mais, monsieur, dit la comtesse impatientée de la manière dont Derville la
tournait et retournait sur le gril, en admettant que votre M. Chabert existe,
les tribunaux maintiendront mon second mariage à cause des enfants, et j'en
serai quitte pour rendre deux cent vingt-cinq mille francs à M. Chabert.
-- Madame, nous ne savons pas de quel coté les tribunaux verront la question
sentimentale. Si, d'une part, nous avons une mère et ses enfants, nous avons de
l'autre un homme accablé de malheurs, vieilli par vous, par vos refus. Où
trouverat-il une femme ? Puis, les juges peuvent-ils heurter la loi ? Votre
mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. Mais si vous êtes
représentée sous d'odieuses couleurs, vous pourriez avoir un adversaire auquel
vous ne vous attendez pas. Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous
préserver.
-- Un nouvel adversaire ! dit-elle, qui ?
-- M. le comte Ferraud, madame.
-- M. Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et, pour la mère de ses
enfants, un trop grand respect...
-- Ne parlez pas de ces niaiseries-là, dit Derville en l'interrompant, à des
avoués habitués à lire au fond des coeurs. En ce moment M. Ferraud n'a pas la
moindre envie de rompre votre mariage et je suis persuadé qu'il vous adore ;
mais si quelqu'un venait lui dire que son mariage peut être annulé, que sa femme
sera traduite en criminelle au ban de l'opinion publique...
-- Il me défendrait ! monsieur.
-- Non, madame.
-- Quelle raison aurait-il de m'abandonner, monsieur ?
-- Mais celle d'épouser la fille unique d'un pair de France, dont la pairie
lui serait transmise par ordonnance du Roi... »
La comtesse pâlit.
« Nous y sommes ! se dit en lui-même Delville. Bien, je te tiens, l'affaire
du pauvre colonel est gagnée. »
« D'ailleurs, madame, reprit-il à haute voix, il aurait d'autant moins de
remords, qu'un homme couvert de gloire, général, comte, grand-officier de la
Légion d'honneur, ne serait pas un pis-aller ; et si cet homme lui redemande sa
femme...
-- Assez ! assez ! monsieur, dit-elle. Je n'aurai jamais que vous pour avoué.
Que faire ?
-- Transiger ! dit Derville.
-- M'aime-t-il encore ? dit-elle.
-- Mais je ne crois pas qu'il puisse en être autrement. »
A ce moment, la comtesse dressa la tête. Un éclair d'espérance brilla dans
ses yeux ; elle comptait peut-être spéculer sur la tendresse de son premier mari
pour gagner son procès par quelque ruse de femme.
« J'attendrai vos ordres, madame, pour savoir s'il faut vous signifier nos
actes, ou si vous voulez venir chez moi pour arrêter les bases d'une transaction
», dit Derville en saluant la comtesse.
Huit jours après les deux visites que Derville avait faites, et par une belle
matinée du mois de juin, les époux, désunis par un hasard presque surnaturel,
partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer
dans l'étude de leur avoué commun. Les avances qui furent largement faites par
Derville au colonel Chabert lui avaient permis d'être vêtu selon son rang. Le
défunt arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête
couverte d'une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé de drap
bleu, avait du linge blanc, et portait sous son gilet le sautoir rouge des
grands officiers de la Légion d'honneur. En reprenant les habitudes de
l'aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit.
Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignaient le bonheur et toutes ses
espérances, paraissait être rajeunie et plus grasse, pour emprunter à la
peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas
plus au Chabert en vieux carrick, qu'un gros sou ne ressemble à une pièce de
quarante francs nouvellement frappée. A le voir, les passants eussent facilement
reconnu en lui l'un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces
hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la
représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir
tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des
livres. Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il
sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. A peine son cabriolet
avait-il retourné, qu'un joli coupé tout armorié arriva. Mme la comtesse Ferraud
en sortit dans une toilette simple, mais habilement calculée pour montrer la
jeunesse de sa taille. Elle avait une jolie capote doublée de rose qui encadrait
parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et la ravivait. Si les
clients s'étaient rajeunis, l'étude était restée semblable à elle-même, et
offrait alors le tableau par la description duquel cette histoire a commencé.
Simonnin déjeunait, l'épaule appuyée sur la fenêtre qui alors était ouverte ; et
il regardait le bleu du ciel par l'ouverture de cette cour entourée de quatre
corps de logis noirs.
« Ha ! s'écria le petit clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel
Chabert est général, et cordon rouge ?
-- Le patron est un fameux sorcier ! dit Godeschal.
-- Il n'y a donc pas de tour à lui jouer cette fois ? demanda Desroches.
-- C'est sa femme qui s'en charge, la comtesse Ferraud ! dit Boucard.
-- Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraud serait donc obligée d'être à
deux...
-- La voilà ! » dit Simonnin.
En ce moment, le colonel entra et demanda Derville. « Il y est, monsieur le
comte, répondit Simonnin.
-- Tu n'es donc pas sourd, petit drôle ? » dit Chabert en prenant le
saute-ruisseau par l'oreille et la lui tortillant à la satisfaction des clercs,
qui se mirent à rire et regardèrent le colonel avec la curieuse considération
due à ce singulier personnage.
Le comte Chabert était chez Derville, au moment où sa femme entra par la
porte de l'étude.
« Dites donc, Boucard, il va se passer une singulière scène dans le cabinet
du patron ! Voilà une femme qui peut aller les jours pairs chez le comte Ferraud
et les jours impairs chez le comte Chabert.
-- Dans les années bissextiles, dit Godeschal, le compte y sera.
-- Taisez-vous donc ! messieurs, l'on peut entendre, dit sévèrement Boucard ;
je n'ai jamais vu d'étude où l'on plaisantât, comme vous le faites, sur les
clients. »
Derville avait consigné le colonel dans la chambre à coucher, quand la
comtesse se présenta.
« Madame, lui dit-il, ne sachant pas s'il vous serait agréable de voir M. le
comte Chabert, je vous ai séparés. Si cependant vous désiriez...
-- Monsieur, c'est une attention dont je vous remercie.
-- J'ai préparé la minute d'un acte dont les conditions pourront être
discutées par vous et par M. Chabert, séance tenante. J'irai alternativement de
vous à lui, pour vous présenter, à l'un et à l'autre, vos raisons respectives.
-- Voyons, monsieur», dit la comtesse en laissant échapper un geste
d'impatience.
Derville lut.
« Entre les soussignés,
« Monsieur Hyacinthe, dit Chabert , comte, maréchal de camp et
grand-officier de la Légion d'honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier,
d'une part ;
( Et la dame Rose Chapotel, épouse de monsieur le comte Chabert, ci-dessus
nommé, née...
-- Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions.
-- Madame, dit l'avoué, le préambule explique succinctement la position dans
laquelle vous vous trouvez l'un et l'autre. Puis, par l'article premier, vous
reconnaissez, en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le
nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j'ai confié sous le
secret votre affaire, et qui garderont le plus profond silence ; vous
reconnaissez, dis-je, que l'individu désigné dans les actes joints au
sous-seing, mais dont l'état se trouve d'ailleurs établi par un acte de
notoriété préparé chez Alexandre Crottat, votre notaire, est le comte Chabert,
votre premier époux. Par l'article second, le comte Chabert, dans l'intérêt de
votre bonheur, s'engage à ne faire usage de ses droits que dans les cas prévus
par l'acte lui-même. Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de
parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention
secrète. De son coté, reprit-il, M. Chabert consent à poursuivre de gré à gré
avec vous un jugement qui annulera son acte de décès et prononcera la
dissolution de son mariage.
-- Ça ne me convient pas du tout, dit la comtesse étonnée, je ne veux pas de
procès. Vous savez pourquoi.
-- Par l'article trois, dit l'avoué en continuant avec un flegme
imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d'Hyacinthe, comte Chabert,
une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de
la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort...
-- Mais c'est beaucoup trop cher, dit la comtesse.
-- Pouvez-vous transiger à meilleur marché ?
-- Peut-être.
-- Que voulez-vous donc, madame ?
-- Je veux, je ne veux pas de procès, je veux. . .
-- Qu'il reste mort, dit vivement Derville en l'interrompant.
-- Monsieur, dit la comtesse, s'il faut vingt-quatre mille livres de rente,
nous plaiderons...
-- Oui, nous plaiderons », s'écria d'une voix sourde le colonel qui ouvrit la
porte et apparut tout à coup devant sa femme, en tenant une main dans son gilet
et l'autre étendue vers le parquet, geste auquel le souvenir de son aventure
donnait une horrible énergie.
« C'est lui », se dit en elle-même la comtesse.
« Trop cher ! reprit le vieux soldat. Je vous ai donné près d'un million, et
vous marchandez mon malheur. Hé bien, je vous veux maintenant, vous et votre
fortune. Nous sommes communs en biens, notre mariage n'a pas cessé...
-- Mais monsieur n'est pas le colonel Chabert, s'écria la comtesse en
feignant la surprise.
-- Ah ! dit le vieillard d'un ton profondément ironique, voulez-vous des
preuves ? Je vous ai prise au Palais-Royal... »
La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché
de la vive souffrance qu'il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur,
s'arrêta ; mais il en reçut un regard si venimeux qu'il reprit tout à coup : «
Vous étiez chez la...
-- De grâce, monsieur, dit la comtesse à l'avoué, trouvez bon que je quitte
la place. Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs. »
Elle se leva et sortit. Derville s'élança dans l'étude. La comtesse avait
trouvé des ailes et s'était comme envolée. En revenant dans son cabinet, l'avoué
trouva le colonel dans un violent accès de rage, et se promenant à grands pas.
« Dans ce temps-là chacun prenait sa femme où il voulait, disait-il ; mais
j'ai eu tort de la mal choisir, de me fier à des apparences. Elle n'a pas de
coeur.
-- Eh bien, colonel, n'avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir? Je
suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, la
comtesse a fait un mouvement dont la pensée n'était pas équivoque. Mais vous
avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable !
-- Je la tuerai.. .
-- Folie ! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. D'ailleurs
peut-être manquerez- vous votre coup ! ce serait impardonnable, on ne doit
jamais manquer sa femme quand on veut la tuer. Laissez-moi réparer vos sottises,
grand enfant ! Allez-vous-en. Prenez garde à vous, elle serait capable de vous
faire tomber dans quelque piège et de vous enfermer à Charenton. Je vais lui
signifier nos actes afin de vous garantir de toute surprise. »
Le pauvre colonel obéit à son jeune bienfaiteur, et sortit en lui balbutiant
des excuses. Il descendait lentement les marches de l'escalier noir, perdu dans
des sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu'il venait de recevoir,
pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son coeur, lorsqu'il
entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d'une robe, et sa femme
apparut.
« Venez, monsieur », lui dit-elle en lui prenant le bras par un mouvement
semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois.
L'action de la comtesse, l'accent de sa voix redevenue gracieuse, suffirent
pour calmer la colère du colonel, qui se laissa mener jusqu'à la voiture.
« Eh bien, montez donc ! » lui dit la comtesse quand le valet eut achevé de
déplier le marchepied.
Et il se trouva, comme par enchantement, assis près de sa femme dans le
coupe.
« Où va madame ? demanda le valet.
-- A Groslay », dit-elle.
Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris.
« Monsieur ! » dit la comtesse au colonel d'un son de voix qui révélait une
de ces émotions rares dans la vie, et par-- lesquelles tout en nous est agité.
En ces moments, coeur, fibres, nerfs, physionomie, âme et corps, tout, chaque
pore même tressaille. La vie semble ne plus être en nous ; elle en sort et
jaillit, elle se communique comme une contagion, se transmet par le regard, par
l'accent de la voix, par le geste, en imposant notre vouloir aux autres. Le
vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible : «
Monsieur ! » Mais aussi était-ce tout à la fois un reproche, une prière, un
pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse. Ce mot
comprenait tout. Il fallait être comédienne pour jeter tant d'éloquence, tant de
sentiments dans un mot. Le vrai n'est pas si complet dans son expression, il ne
met pas tout en dehors, il laisse voir tout ce qui est au-dedans. Le colonel eut
mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et baissa les Yeux
pour ne pas laisser deviner son trouble.
« Monsieur ; reprit la comtesse après une pause imperceptible, je vous ai
bien reconnu !
-- Rosine, dit le vieux soldat, ce mot contient le seul baume qui fit me
faire oublier mes malheurs. »
Deux grosses larmes roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme, qu'il
pressa pour exprimer une tendresse paternelle.
« Monsieur, reprit-elle, comment n'avez-vous pas deviné qu'il me coûtait
horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse que
l'est la mienne ! Si j'ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins
qu'en famille. Ce secret ne devait-il pas rester enseveli dans nos coeurs ? Vous
m'absoudrez, j'espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d'un
Chabert à l'existence duquel je ne devais pas croire. J'ai reçu vos lettres,
dit-elle vivement, en lisant sur les traits de son mari l'objection qui s'y
exprimait, mais elles me parvinrent treize mois après la bataille d'Eylau ;
elles étaient ouvertes, salies, l'écriture en était méconnaissable, et j'ai du
croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de
mariage, qu'un adroit intrigant voulait se jouer de moi. Pour ne pas troubler le
repos de M. le comte Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j'ai
donc du prendre des précautions contre un faux Chabert. N'avais-je pas raison,
dites ?
-- Oui, tu as eu raison, c'est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de
n'avoir pas su mieux calculer les conséquences d'une situation semblable. Mais
où allons-nous ? dit le colonel en se voyant à la barrière de La Chapelle.
-- A ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. Là,
monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je
connais mes devoirs. Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en
fait. Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris ?
N'instruisons pas le public de cette situation qui pour moi présente un coté
ridicule, et sachons garder notre dignité. Vous m'aimez encore, reprit-elle en
jetant sur le colonel un regard triste et doux ; mais moi, n'ai-je pas été
autorisée à former d'autres liens ? En cette singulière position, une voix
secrète me dit d'espérer en votre bonté qui m'est si connue. Aurais je donc tort
en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon sort ? Soyez juge et partie.
Je me confie à la noblesse de votre caractère. Vous aurez la générosité de me
pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l'avouerai donc, j'aime M.
Ferraud. Je me suis crue en droit de l'aimer. Je ne rougis pas de cet aveu
devant vous ; s'il vous offense, il ne nous déshonore point. Je ne puis vous
cacher les faits. Quand le hasard m'a laissée veuve, je n'étais pas mère. »
Le colonel fit un signe de main à sa femme, pour lui imposer silence, et ils
restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir
les deux petits enfants devant lui.
« Rosine !
-- Monsieur ?
-- Les morts ont donc bien tort de revenir ?
-- Oh ! monsieur, non, non ! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous
trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse. S'il n'est
plus en mon pouvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous
offrir encore toutes les affections d'une fille.
-- Rosine, reprit le vieillard d'une voix douce, je n'ai plus aucun
ressentiment contre toi. Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un de ces
sourires dont la grâce est toujours le reflet d'une belle âme. Je ne suis pas
assez peu délicat pour exiger les semblants de l'amour chez une femme qui n'aime
plus. »
La comtesse lui lança un regard empreint d'une telle reconnaissance, que le
pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d'Eylau. Certains hommes ont
une âme assez forte pour de tels dévouements, dont la récompense se trouve pour
eux dans la certitude d'avoir fait le bonheur d'une personne aimée.
« Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à coeur reposé », dit la
comtesse.
La conversation prit un autre cours, car il était impossible de la continuer
longtemps sur ce sujet. Quoique les deux époux revinssent souvent à leur
situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un
charmant voyage, se rappelant les événements de leur union passée et les choses
de l'Empire. La comtesse sut imprimer un charme doux à ces souvenirs, et
répandit dans la conversation une teinte de mélancolie nécessaire pour y
maintenir la gravité. Elle faisait revivre l'amour sans exciter aucun désir, et
laissait entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu'elle
avait acquises, en tachant de l'accoutumer à l'idée de restreindre son bonheur
aux seules jouissances que goûte un père près d'une fille chérie. Le colonel
avait connu la comtesse de l'Empire, il revoyait une comtesse de la
Restauration. Enfin les deux époux arrivèrent par un chemin de traverse à un
grand parc situé dans la petite vallée qui sépale les hauteurs de Margency du
joli village de Groslay. La comtesse possédait là une délicieuse maison où le
colonel vit, en arrivant, tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui
de sa femme. Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à
corroborer notre constitution primitive : il augmente la défiance et la
méchanceté chez certains hommes, comme il accroît la bonté de ceux qui ont un
coeur excellent. L'infortune avait rendu le colonel encore plus secourable et
meilleur qu'il ne l'avait été, il pouvait donc s'initier au secret des
souffrances féminines qui sont inconnues à la plupart des hommes. Néanmoins,
malgré son peu de défiance, il ne put s'empêcher de dire à sa femme : « Vous
étiez donc bien sure de m'emmener ici ?
-- Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur. »
L'air de vérité qu'elle sut mettre dans cette réponse dissipa les légers
soupçons que le colonel eut honte d'avoir conçus. Pendant trois jours la
comtesse fut admirable près de son premier mari. Par de tendres soins et par sa
constante douceur elle semblait vouloir effacer le souvenir des souffrances
qu'il avait endurées, se faire pardonner les malheurs que, suivant ses aveux,
elle avait innocemment causés ; elle se plaisait à déployer pour lui, tout en
lui faisant apercevoir une sorte de mélancolie, les charmes auxquels elle le
savait faible ; car nous sommes plus particulièrement accessibles à certaines
façons, à des grâces de coeur ou d'esprit auxquelles nous ne résistons pas ;
elle voulait l'intéresser à sa situation, et l'attendrir assez pour s'emparer de
son esprit et disposer souverainement de lui. Décidée à tout pour arriver à ses
fins, elle ne savait pas encore ce qu'elle devait faire de cet homme, mais
certes elle voulait l'anéantir socialement. Le soir du troisième jour elle
sentit que, malgré ses efforts, elle ne pouvait cacher les inquiétudes que lui
causait le résultat de ses manoeuvres. Pour se trouver un moment à l'aise, elle
monta chez elle, s'assit à son secrétaire, déposa le masque de tranquillité
qu'elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant
fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi-morte et
laisse dans la salle une image d'elle-même à laquelle elle ne ressemble plus.
Elle se mit à finir une lettre commencée qu'elle écrivait à Delbecq, à qui elle
disait d'aller, en son nom, demander chez Derville communication des actes qui
concernaient le colonel Chabert, de les copier et de venir aussitôt la trouver à
Groslay. A peine avait-elle achevé, qu'elle entendit dans le corridor le bruit
des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la retrouver.
« Hélas ! dit-elle à haute voix, je voudrais être morte ! Ma situation est
intolérable...
-- Eh ! bien, qu'avez-vous donc? demanda le bonhomme.
-- Rien, rien », dit-elle.
Elle se leva, laissa le colonel et descendit pour parler sans témoin à sa
femme de chambre, qu'elle fit partir pour Paris, en lui recommandant de remettre
elle-même à Delbecq la lettre qu'elle venait d'écrire, et de la lui rapporter
aussitôt qu'il l'aurait lue. Puis la comtesse alla s'asseoir sur un banc où elle
était assez en vue pour que le colonel vînt l'y trouver aussitôt qu'il le
voudrait. Le colonel, qui déjà cherchait sa femme, accourut et s'assit près
d'elle.
« Rosine, lui dit-il, qu'avez-vous ? »
Elle ne répondit pas. La soirée était une de ces soirées magnifiques et
calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité
dans les couchers du soleil. L'air était pur et le silence profond, en sorte que
l'on pouvait entendre dans le lointain du parc les voix de quelques enfants qui
ajoutaient une sorte de mélodie aux sublimité du paysage.
« Vous ne me répondez pas ? demanda le colonel à sa femme.
-- Mon mari... », dit la comtesse, qui s'arrêta, fit un mouvement, et
s'interrompit pour lui demander en rougissant : « Comment dirai-je en parlant de
M. le comte Ferraud ?
-- Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant, répondit le colonel avec un accent de
bonté, n'est- ce pas le père de tes enfants ?
-- Eh bien, reprit-elle, si monsieur me demande ce que je suis venue faire
ici, s'il apprend que je m'y suis enfermée avec un inconnu, que lui dirai-je ?
Écoutez, monsieur, reprit-elle en prenant une attitude pleine de dignité,
décidez de mon sort, je suis résignée à tout...
-- Ma chère, dit le colonel en s'emparant des mains de sa femme, j'ai résolu
de me sacrifier entièrement à votre bonheur...
-- Cela est impossible, s'écria-t-elle en laissant échapper un mouvement
convulsif. Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d'une
manière authentique...
-- Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas ? »
Le mot authentique tomba sur le coeur du vieillard et y réveilla des
défiances involontaires. Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir, elle
baissa les yeux, et il eut peur de se trouver obligé de la mépriser. La comtesse
craignait d'avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d'un homme
dont le caractère généreux, les vertus primitives lui étaient connus. Quoique
ces idées eussent répandu quelques nuages sur leurs fronts, la bonne harmonie se
rétablit aussitôt entre eux. Voici comment. Un cri d'enfant retentit au loin.
« Jules, laissez votre soeur tranquille, s'écria la comtesse.
-- Quoi ! vos enfants sont ici ? dit le colonel.
-- Oui, mais je leur ai défendu de vous importuner. »
Le vieux soldat comprit la délicatesse, le tact de femme renfermé dans ce
procédé si gracieux, et prit la main de la comtesse pour la baiser.
« Qu'ils viennent donc », dit-il.
La petite fille accourait pour se plaindre de son frère. « Maman !
-- Maman !
-- C'est lui qui...
-- C'est elle... »
Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se
mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux !
« Pauvres enfants ! s'écria la comtesse en ne retenant plus ses larmes, il
faudra les quitter ; à qui le jugement les donnera-t-il ? On ne partage pas un
coeur de mère, je les veux, moi !
-- Est-ce vous qui faites pleurer maman? dit Jules en jetant un regard de
colère au colonel.
-- Taisez-vous, Jules », s'écria la mère d'un air impérieux.
Les deux enfants restèrent debout et silencieux, examinant leur mère et
l'étranger avec une curiosité qu'il est impossible d'exprimer par des paroles.
« Oh ! oui, reprit-elle, si l'on me sépare du comte, qu'on me laisse les
enfants, et je serai soumise à tout... »
Ce fut un mot décisif qui obtint tout le succès qu'elle en avait espéré.
« Oui, s'écria le colonel comme s'il achevait une phrase mentalement
commencée, je dois rentrer sous terre. Je me le suis déjà dit.
-- Puis-je accepter un tel sacrifice? répondit la comtesse. Si quelques
hommes sont morts pour sauver l'honneur de leur maîtresse, ils n'ont donné leur
vie qu'une fois. Mais ici vous donneriez votre vie tous les jours ! Non, non,
cela est impossible. S'il ne s'agissait que de votre existence, ce ne serait
rien ; mais signer que vous n'êtes pas le colonel Chabert, reconnaître que vous
êtes un imposteur, donner votre honneur, commettre un mensonge à toute heure du
jour, le dévouement humain ne saurait aller jusque-là. Songez donc ! Non. Sans
mes pauvres enfants, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde...
-- Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre
petit pavillon, comme un de vos parents ? Je suis usé comme un canon de rebut,
il ne me faut qu'un peu de tabac et Le Constitutionnel . »
La comtesse fondit en larmes. Il y eut entre la comtesse Ferraud et le
colonel Chabert un combat de générosité d'où le soldat sortit vainqueur. Un
soir, en voyant cette mère au milieu de ses enfants, le soldat fut séduit par
les touchantes grâces d'un tableau de famille, à la campagne, dans l'ombre et le
silence ; il prit la résolution de rester mort, et, ne s'effrayant plus de
l'authenticité d'un acte, il demanda comment il fallait s'y prendre pour assurer
irrévocablement le bonheur de cette famille.
« Faites comme vous voudrez ! lui répondit la comtesse, je vous déclare que
je ne me mêlerai en rien de cette affaire. Je ne le dois pas. »
Delbecq était arrivé depuis quelques jours, et, suivant les instructions
verbales de la comtesse, l'intendant avait su gagner la confiance du vieux
militaire. Le lendemain matin donc, le colonel Chabert partit avec l'ancien
avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un
acte conçu en termes si crus que le colonel sortit brusquement de l'étude après
en avoir entendu la lecture.
« Mille tonnerres ! je serais un joli coco ! Mais je passerais pour un
faussaire, s'écria-t-il.
-- Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite. A
votre place je tirerais au moins trente mille livres de rente de ce procès-là,
car madame les donnerait. »
Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l'honnête
homme indigné, le colonel s'enfuit emporté par mille sentiments contraires. Il
redevint défiant, s'indigna, se calma tour à tour. Enfin il entra dans le parc
de Groslay par la brèche d'un mur, et vint à pas lents se reposer et réfléchir à
son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d'où l'on découvrait le chemin
de Saint-Leu. L'allée étant sablée avec cette espèce de terre jaunâtre par
laquelle on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans
le petit salon de cette espèce de pavillon, n'entendit pas le colonel, car elle
était trop préoccupée du succès de son affaire pour prêter la moindre attention
au léger bruit que fit son mari. Le vieux soldat n'aperçut pas non plus sa femme
au-dessus de lui dans le petit pavillon.
« Hé bien, monsieur Delbecq, a-t-il signé ? demanda la comtesse à son
intendant qu'elle vit seul sur le chemin par-dessus la haie d'un saut-de-loup.
-- Non, madame. Je ne sais même pas ce que notre homme est devenu. Le vieux
cheval s'est cabre.
-- Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le
tenons. »
Le colonel, qui retrouva l'élasticité de la jeunesse pour franchir le
saut-de-loup, fut en un clin d'oeil devant l'intendant, auquel il appliqua la
plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de
procureur.
« Ajoute que les vieux chevaux savent ruer », lui dit-il.
Cette colère dissipée, le colonel ne se sentit plus la force de sauter le
fossé. La vérité s'était montrée dans sa nudité. Le mot de la comtesse et la
réponse de Delbecq avaient dévoilé le complot dont il allait être la victime.
Les soins qui lui avaient été prodigués étaient une amorce pour le prendre dans
un piège. Ce mot fut comme une goutte de quelque poison subtil qui détermina
chez le vieux soldat le retour de ses douleurs et physiques et morales. Il
revint vers le kiosque par la porte du parc, en marchant lentement, comme un
homme affaissé. Donc, ni paix ni trêve pour lui ! Dès ce moment il fallait
commencer avec cette femme la guerre odieuse dont lui avait parlé Derville,
entrer dans une vie de procès, se nourrir de fiel, boire chaque matin un calice
d'amertume. Puis, pensée affreuse, où trouver l'argent nécessaire pour payer les
frais des premières instances ? Il lui prit un si grand dégoût de la vie, que
s'il y avait eu de l'eau près de lui il s'y serait jeté, que s'il avait eu des
pistolets il se serait brûlé la cervelle. Puis il retomba dans l'incertitude
d'idées, qui, depuis sa conversation avec Derville chez le nourrisseur, avait
changé son moral. Enfin, arrivé devant le kiosque, il monta dans le cabinet
aérien dont les rosaces de verre offraient la vue de chacune des ravissantes
perspectives de la vallée, et où il trouva sa femme assise sur une chaise. La
comtesse examinait le paysage et gardait une contenance pleine de calme en
montrant cette impénétrable physionomie que savent prendre les femmes
déterminées à tout. Elle s'essuya les veux comme si elle eût versé des pleurs,
et joua par un geste distrait avec le long ruban rose de sa ceinture. Néanmoins,
malgré son assurance apparente, elle ne put s'empêcher de frissonner en voyant
devant elle son vénérable bienfaiteur, debout, les bras croisés, la figure pâle,
le front sévère.
« Madame, dit-il après l'avoir regardée fixement pendant un moment et l'avoir
forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous méprise. Maintenant, je
remercie le hasard qui nous a désunis. Je ne sens même pas un désir de
vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. Vivez tranquille sur
la foi de ma parole, elle vaut mieux que les griffonnages de tous les notaires
de Paris. Je ne réclamerai jamais le nom que j'ai peut-être illustré. Je ne suis
plus qu'un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil.
Adieu... »
La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant
les mains ; mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant : « Ne me touchez
pas. »
La comtesse fit un geste intraduisible lorsqu'elle entendit le bruit des pas
de son mari. Puis, avec la profonde perspicacité que donne une haute
scélératesse ou le féroce égoïsme du monde, elle crut pouvoir vivre en paix sur
la promesse et le mépris de ce loyal soldat.
Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit faillite et devint cocher de
cabriolet. Peut-être le colonel s'adonna-t-il d'abord à quelque industrie du
même genre. Peut-être, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, alla-t-il,
de cascade en cascade, s'abîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à
travers les rues de Paris.
Six mois après cet événement, Derville, qui n'entendait plus parler ni du
colonel Chabert ni de la comtesse Ferraud, pensa qu'il était survenu sans doute
entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser
dans une autre étude. Alors, un matin, il supputa les sommes avancées audit
Chabert, y ajouta les frais, et pria la comtesse Ferraud de réclamer à M. le
comte Chabert le montant de ce mémoire, en présumant qu'elle savait où se
trouvait son premier mari.
Le lendemain même l'intendant du comte Ferraud, récemment nommé président du
tribunal de première instance dans une ville importante, écrivit à Derville ce
mot désolant :
« Monsieur, Mme la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre
client avait complètement abusé de votre confiance, et que l'individu qui disait
être le comte Chabert a reconnu avoir indûment pris de fausses qualités.
Agréez, etc.
« DELBECQ. »
« On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d'honneur, pas trop bêtes.
Ils ont volé le baptême, s'écria Derville. Soyez donc l'humain, généreux,
philanthrope et avoué, vous vous faites enfoncer ! Voilà une affaire qui me
coûte plus de deux billets de mille francs. »
Quelque temps après la réception de cette lettre, Derville cherchait au
Palais un avocat auquel il voulait parler, et qui plaidait à la Police
correctionnelle. Le hasard voulut que Derville entrât à la Sixième Chambre au
moment où le président condamnait comme vagabond le nommé Hyacinthe à deux mois
de prison, et ordonnait qu'il fût ensuite conduit au dépôt de mendicité de
Saint-Denis, sentence qui, d'après la jurisprudence des préfets de police,
équivaut à une détention perpétuelle. Au nom d'Hyacinthe, Derville regarda le
délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus et reconnut, dans
la personne du condamné, son faux colonel Chabert. Le vieux soldat était calme,
immobile, presque distrait. Malgré ses haillons malgré la misère empreinte sur
sa physionomie, elle déposait d'une noble fierté. Son regard avait une
expression de stoïcisme qu'un magistrat n'aurait pas du méconnaître ; mais, dès
qu'un homme tombe entre les mains de la justice, il n'est plus qu'un être moral,
une question de Droit ou de Fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un
chiffre. Quand le soldat fut reconduit au Greffe pour être emmené plus tard avec
la fournée de vagabonds que l'on jugeait en ce moment, Derville usa du droit
qu'ont les avoués d'entrer partout au Palais, l'accompagna au Greffe et l'y
contempla pendant quelques instants, ainsi que les curieux mendiants parmi
lesquels il se trouvait. L'antichambre du Greffe offrait alors un de ces
spectacles que malheureusement ni les législateurs, ni les philanthropes, ni les
peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. Comme tous les laboratoires de
la chicane, cette antichambre est une pièce obscure et puante, dont les murs
sont garnis d'une banquette en bois noirci par le séjour perpétuel des
malheureux qui viennent à ce rendez-vous de toutes les misères sociales, et
auquel pas un d'eux ne manque. Un poète dirait que le jour a honte d'éclairer ce
terrible égout par lequel passent tant d'infortunes ! Il n'est pas une seule
place où ne se soit assis quelque crime en germe ou consommé ; pas un seul
endroit où ne se soit rencontré quelque homme qui, désespéré par la légère
flétrissure que la justice avait imprimée à sa première faute, n'ait commencé
une existence au bout de laquelle devait se dresser la guillotine, ou détoner le
pistolet du suicide. Tous ceux qui tombent sur le pavé de Paris rebondissent
contre ces murailles jaunâtres, sur lesquelles un philanthrope qui ne serait pas
un spéculateur pourrait déchiffrer la justification des nombreux suicides dont
se plaignent des écrivains hypocrites, incapables de faire un pas pour les
prévenir, et qui se trouve écrite dans cette antichambre, espèce de préface pour
les drames de la Morgue ou pour ceux de la place de Grève. En ce moment le
colonel Chabert s'assit au milieu de ces hommes à faces énergiques, vêtus des
horribles livrées de la misère, silencieux par intervalles, ou causant à voix
basse, car trois gendarmes de faction se promenaient en faisant retentir leurs
sabres sur le plancher.
« Me reconnaissez-vous ? dit Derville au vieux soldat en se plaçant devant
lui.
-- Oui, monsieur, répondit Chabert en se levant.
-- Si vous êtes un honnête homme, reprit Derville à voix basse, comment
avez-vous pu rester mon débiteur ? »
Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par
sa mère d'un amour clandestin.
« Quoi I Mme Ferraud ne vous a pas payé ? s'écria-t-il à haute voix.
-- Payé ! dit Derville. Elle m'a écrit que vous étiez un intrigant. »
Le colonel leva les yeux par un sublime mouvement d'horreur et d'imprécation,
comme pour en appeler au ciel de cette tromperie nouvelle.
« Monsieur, dit-il d'une voix calme à force d'altération, obtenez des
gendarmes la faveur de me laisser entrer au Greffe, je vais vous signer un
mandat qui sera certainement acquitté. »
Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d'emmener son
client dans le Greffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignes adressées à la
comtesse Ferraud.
« Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursé de vos frais
et de vos avances. Croyez, monsieur, que si je ne vous ai pas témoigné la
reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n'en est pas moins
1à, dit-il en se mettant la main sur le coeur. Oui, elle est 1à, pleine et
entière. Mais que peuvent les malheureux ? Ils aiment, voilà tout.
-- Comment, lui dit Derville, n'avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente
?
-- Ne me parlez pas de cela ! répondit le vieux militaire. Vous ne pouvez pas
savoir jusqu'où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la
plupart des hommes. J'ai subitement été pris d'une maladie, le dégoût de
l'humanité. Quand je pense que Napoléon est à. Sainte Hélène, tout ici-bas m'est
indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin,
ajouta-t-il en faisant un geste plein d'enfantillage, il vaut mieux avoir du
luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Je ne crains, moi, le mépris de
personne. »
Et le colonel alla se remettre sur son banc. Derville sortit. Quand il revint
à son étude, il envoya Godeschal, alors son second clerc, chez la comtesse
Ferraud, qui, à la lecture du billet, fit immédiatement payer la somme due à
l'avoué du comte Chabert.
En 1840, vers la fin du mois de juin, Godeschal, alors avoué, allait à Ris,
en compagnie de Derville son prédécesseur. Lorsqu'ils parvinrent à l'avenue qui
conduit de la grande route à Bicêtre, ils aperçurent sous un des ormes du chemin
un de ces vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des
mendiants en vivant à Bicêtre comme les femmes indigentes vivent à la
Salpêtrière. Cet homme, l'un des deux mille malheureux logés dans l' Hospice
de la Vieillesse , était assis sur une borne et paraissait concentrer toute
son intelligence dans une opération bien connue des invalides, et qui consiste à
faire sécher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour éviter de les blanchir,
peut-être. Ce vieillard avait une physionomie attachante. Il était vêtu de cette
robe de drap rougeâtre que l'Hospice accorde à ses hôtes, espèce de livrée
horrible.
« Tenez, Derville, dit Godeschal à son compagnon de voyage, voyez donc ce
vieux. Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d'Allemagne ? Et
cela vit, et cela est heureux peut-être ! »
Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, laissa échapper un mouvement de
surprise et dit : « Ce vieux-là, mon cher, est tout un poème, ou, comme disent
les romantiques, un drame. As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud ?
-- Oui, c'est une femme d'esprit et très agréable ; mais un peu trop dévote,
dit Godeschal.
-- Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, le comte Chabert, l'ancien
colonel, elle l'aura sans doute fait placer 1à. S'il est dans cet hospice au
lieu d'habiter un hôtel, c'est uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse
Ferraud qu'il l'avait prise, comme un fiacre, sur la place. Je me souviens
encore du regard de tigre qu'elle lui jeta dans ce moment-là. »
Ce début ayant excité la curiosité de Godeschal, Derville lui raconta
l'histoire qui précède. Deux jours après, le lundi matin, en revenant à Paris,
les deux amis jetèrent un coup d'oeil sur Bicêtre, et Derville proposa d'aller
voir le colonel Chabert. A moitié chemin de l'avenue, les deux amis trouvèrent
assis sur la souche d'un arbre abattu le vieillard qui tenait à la main un bâton
et s'amusait à tracer des raies sur le sable. En le regardant attentivement, ils
s'aperçurent qu'il venait de déjeuner autre part qu'à l'établissement.
« Bonjour ; colonel Chabert, lui dit Derville.
-- Pas Chabert ! pas Chabert ! Je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard.
Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle », ajouta-t-il
en regardant Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard
et d'enfant. « Vous allez voir le condamné à mort ? dit-il après un moment de
silence. Il n'est pas marié, lui ! Il est bien heureux.
-- Pauvre homme, dit Godeschal. Voulez-vous de l'argent pour acheter du tabac
? »
Avec toute la naïveté d'un gamin de Paris, le colonel tendit avidement la
main à chacun des deux inconnus qui lui donnèrent une pièce de vingt francs ; il
les remercia par un regard stupide, en disant : « Braves troupiers ! » Il se mit
au port d'armes, feignit de les coucher en joue, et s'écria en souriant : « Feu
des deux pièces ! vive Napoléon ! » Et il décrivit en l'air avec sa canne une
arabesque imaginaire.
« Le genre de sa blessure l'aura fait tomber en enfance, dit Derville.
-- Lui en enfance ! s'écria un vieux bicêtrien qui les regardait. Ah ! il y a
des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied. C'est un vieux malin plein
de philosophie et d'imagination. Mais aujourd'hui, que voulez-vous ? il a fait
le lundi. Monsieur, en 1820 il était déjà ici. Pour lors, un officier prussien,
dont la calèche montait la cote de Villejuif, vint à passer à pied. Nous étions,
nous deux Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en
marchant avec un autre, avec un Russe, ou quelque animal de la même espèce,
lorsqu'en voyant l'ancien, le Prussien, histoire de blaguer, lui dit : " Voilà
un vieux voltigeur qui devait être à Rosbach. -- J'étais trop jeune pour y être,
lui répondit-il, mais j'ai été assez vieux pour me trouver à Iéna." Pour lors le
Prussien a filé, sans faire d'autres questions.
-- Quelle destinée ! s'écria Derville. Sorti de l'hospice des Enfants
trouvés , il revient mourir à l'hospice de la Vieillesse , après
avoir, dans l'intervalle, aidé Napoléon à conquérir l'Égypte et l'Europe.
Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu'il existe dans notre
société trois hommes, le Prêtre, le Médecin et l'Homme de justice, qui ne
peuvent pas estimer le monde ? Ils ont des robes noires, peut-être parce qu'ils
portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Le plus
malheureux des trois est l'avoué. Quand l'homme vient trouver le prêtre, il
arrive poussé par le repentir, par le remords, par des croyances qui le rendent
intéressant, qui le grandissent, et consolent l'âme du médiateur, dont la tache
ne va pas sans une sorte de jouissance : il purifie, il répare, et réconcilie.
Mais, nous autres avoués, nous voyons se répéter les mêmes sentiments mauvais,
rien ne les corrige, nos études sont des égouts qu'on ne peut pas curer. Combien
de choses n'ai-je pas apprises en exerçant ma charge ! J'ai vu mourir un père
dans un grenier, sans sou ni maille, abandonné par deux filles auxquelles il
avait donné quarante mille livres de rente ! J'ai vu brûler des testaments ;
j'ai vu des mères dépouillant leurs enfants, des maris volant leurs femmes, des
femmes tuant leurs maris en se servant de l'amour qu'elles leur inspiraient pour
les rendre fous ou imbéciles, afin de vivre en paix avec un amant. J'ai vu des
femmes donnant à l'enfant d'un premier lit des goûts qui devaient amener sa
mort, afin d'enrichir l'enfant de l'amour. Je ne puis vous dire tout ce que j'ai
vu, car j'ai vu des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin,
toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous
de la vérité. Vous allez connaître ces jolies choses-là, vous ; moi, je vais
vivre à la campagne avec ma femme, Paris me fait horreur.
-- J'en ai déjà bien vu chez Desroches », répondit Godeschal.
Paris, février-mars 1832.
------------------------- FIN DU FICHIER chabert3 --------------------------------