--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT horla> <IDENT_AUTEURS maupassantg> <IDENT_COPISTES surcoufj> <ARCHIVE http://www.abu.org/> <VERSION 3> <DROITS 0> <TITRE Le Horla (1887)> <GENRE prose> <AUTEUR Maupassant> <COPISTE Joel Surcouf> <NOTESPROD> TRANSCRIPTION ETABLIE LE : 9 octobre 1994 </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER horla3 --------------------------------8 mai. - Quelle journée admirable ! J'ai passé toute la matinée étendu sur l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre, l'abrite et l'ombrage tout entière. J'aime ce pays, et j'aime y vivre parce que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l'air lui-même.
J'aime ma maison où j'ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule,
le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large
Seine qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent.
A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple
pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés
par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches qui sonnent dans
l'air bleu des belles matinées, jetant jusqu'à moi leur doux et lointain
bourdonnement de fer, leur chant d'airain que la brise m'apporte, tantôt plus
fort et tantôt plus affaibli, suivant qu'elle s'éveille ou s'assoupit.
Comme il faisait bon ce matin !
Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur, gros
comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila
devant ma grille.
Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel,
venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement propre et
luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à
voir.
12 mai. - J'ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens souffrant,
ou plutôt je me sens triste.
D'où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre
bonheur et notre confiance en détresse ? On dirait que l'air, l'air invisible
est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages
mystérieux. Je m'éveille plein de gaieté, avec des envies de chanter dans la
gorge. - Pourquoi ? - Je descends le long de l'eau ; et soudain, après une
courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m'attendait chez
moi. - Pourquoi ? - Est-ce un frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé
mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du
jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé
ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le
regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons
sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur
nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre coeur lui-même, des effets
rapides, surprenants et inexplicables.
Comme il est profond, ce mystère de l'Invisible ! Nous ne le pouvons sonder
avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop
petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, ni les habitants
d'une étoile, ni les habitants d'une goutte d'eau... avec nos oreilles qui nous
trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l'air en notes sonores.
Elles sont des fées qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par
cette métamorphose donnent naissance à la musique, qui rend chantante
l'agitation muette de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du
chien... avec notre goût, qui peut à peine discerner l'âge d'un vin !
Ah ! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur
d'autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour de nous
!
16 mai. - Je suis malade, décidément ! Je me portais si bien le mois dernier
! J'ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement fiévreux, qui rend
mon âme aussi souffrante que mon corps ! J'ai sans cesse cette sensation
affreuse d'un danger menaçant, cette appréhension d'un malheur qui vient ou de
la mort qui approche, ce pressentiment qui est sans doute l'atteinte d'un mal
encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair.
18 mai. - Je viens d'aller consulter un médecin, car je ne pouvais plus
dormir. Il m'a trouvé le pouls rapide, l'oeil dilaté, les nerfs vibrants, mais
sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux douches et boire du
bromure de potassium.
25 mai. - Aucun changement ! Mon état, vraiment, est bizarre. A mesure
qu'approche le soir, une inquiétude incompréhensible m'envahit, comme si la nuit
cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis j'essaie de lire ; mais
je ne comprends pas les mots ; je distingue à peine les lettres. Je marche alors
dans mon salon de long en large, sous l'oppression d'une crainte confuse et
irrésistible, la crainte du sommeil et la crainte du lit.
Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux tours
de clef, et je pousse les verrous ; j'ai peur... de quoi ?... Je ne redoutais
rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous mon lit ; j'écoute...
j'écoute... quoi ?... Est-ce étrange qu'un simple malaise, un trouble de la
circulation peut-être, l'irritation d'un filet nerveux, un peu de congestion,
une toute petite perturbation dans le fonctionnement si imparfait et si délicat
de notre machine vivante, puisse faire un mélancolique du plus joyeux des
hommes, et un poltron du plus brave ? Puis, je me couche, et j'attends le
sommeil comme on attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'épouvante de sa
venue, et mon coeur bat, et mes jambes frémissent ; et tout mon corps tressaille
dans la chaleur des draps, jusqu'au moment où je tombe tout à coup dans le
repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre d'eau stagnante. Je ne
le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil perfide, caché près de moi, qui
me guette, qui va me saisir par la tête, me fermer les yeux, m'anéantir.
Je dors - longtemps - deux ou trois heures - puis un rêve - non - un
cauchemar m'étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors... je le
sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche de moi, me
regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma poitrine, me prend le
cou entre ses mains et serre... serre... de toute sa force pour m'étrangler.
Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse dans
les songes ; je veux crier, - je ne peux pas ; - je veux remuer, - je ne peux
pas ; - j'essaie, avec des efforts affreux, en haletant, de me tourner, de
rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe, - je ne peux pas !
Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert de sueur. J'allume une bougie. Je
suis seul.
Après cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin, avec
calme, jusqu'à l'aurore.
2 juin. - Mon état s'est encore aggravé. Qu'ai-je donc ? Le bromure n'y fait
rien ; les douches n'y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps, si las
pourtant, j'allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je crus d'abord que
l'air frais, léger et doux, plein d'odeur d'herbes et de feuilles, me versait
aux veines un sang nouveau, au coeur une énergie nouvelle. Je pris une grande
avenue de chasse, puis je tournai vers La Bouille, par une allée étroite, entre
deux armées d'arbres démesurément hauts qui mettaient un toit vert, épais,
presque noir, entre le ciel et moi.
Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un étrange
frisson d'angoisse.
Je hâtai le pas, inquiet d'être seul dans ce bois, apeuré sans raison,
stupidement, par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que j'étais
suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout près, à me toucher.
Je me retournai brusquement. J'étais seul. Je ne vis derrière moi que la
droite et large allée vide, haute, redoutablement vide ; et de l'autre côté elle
s'étendait aussi à perte de vue, toute pareille, effrayante.
Je fermai les yeux. Pourquoi ? Et je me mis à tourner sur un talon, très
vite, comme une toupie. Je faillis tomber ; je rouvris les yeux ; les arbres
dansaient, la terre flottait ; je dus m'asseoir. Puis, ah ! je ne savais plus
par où j'étais venu ! Bizarre idée ! Bizarre ! Bizarre idée ! Je ne savais plus
du tout. Je partis par le côté qui se trouvait à ma droite, et je revins dans
l'avenue qui m'avait amené au milieu de la forêt.
3 juin. - La nuit a été horrible. Je vais m'absenter pendant quelques
semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra.
2 juillet. - Je rentre. Je suis guéri. J'ai fait d'ailleurs une excursion
charmante. J'ai visité le mont Saint-Michel que je ne connaissais pas.
Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du jour !
La ville est sur une colline ; et on me conduisit dans le jardin public, au bout
de la cité. Je poussai un cri d'étonnement. Une baie démesurée s'étendait devant
moi, à perte de vue, entre deux côtes écartées se perdant au loin dans les
brumes ; et au milieu de cette immense baie jaune, sous un ciel d'or et de
clarté, s'élevait sombre et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le
soleil venait de disparaître, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le
profil de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique
monument.
Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au soir,
et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j'approchais d'elle, la
surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche, j'atteignis l'énorme bloc
de pierre qui porte la petite cité dominée par la grande église. Ayant gravi la
rue étroite et rapide, j'entrai dans la plus admirable demeure gothique
construite pour Dieu sur la terre, vaste comme une ville, pleine de salles
basses écrasées sous des voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles
colonnes. J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu'une
dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des escaliers
tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits,
leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de diables, de bêtes fantastiques,
de fleurs monstrueuses, et reliés l'un à l'autre par de fines arches ouvragées.
Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait : « Mon Père,
comme vous devez être bien ici !"
Il répondit : "Il y a beaucoup de vent, monsieur" ; et nous nous mîmes à
causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le couvrait d'une
cuirasse d'acier.
Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce lieu,
des légendes, toujours des légendes.
Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont, prétendent
qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on entend bêler deux
chèvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec une voix faible. Les incrédules
affirment que ce sont les cris des oiseaux de mer, qui ressemblent tantôt à des
bêlements, et tantôt à des plaintes humaines ; mais les pêcheurs attardés jurent
avoir rencontré, rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite
ville jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la tête
couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux, un bouc à
figure d'homme et une chèvre à figure de femme, tous deux avec de longs cheveux
blancs et parlant sans cesse, se querellant dans une langue inconnue, puis
cessant soudain de crier pour bêler de toute leur force.
Je dis au moine : "Y croyez-vous ?" Il murmura : "Je ne sais pas."
Je repris : "S'il existait sur la terre d'autres êtres que nous, comment ne
les connaîtrions-nous point depuis longtemps ; comment ne les auriez-vous pas
vus, vous ? comment ne les aurais-je pas vus, moi ?"
Il répondit : "Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui
existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui
renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en
montagnes d'eau, détruit les falaises, et jette aux brisants les grands navires,
le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit, - l'avez-vous vu, et
pouvez-vous le voir ? Il existe, pourtant."
Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou peut-être
un sot. Je ne l'aurais pas pu affirmer au juste ; mais je me tus. Ce qu'il
disait là, je l'avais pensé souvent.
3 juillet. - J'ai mal dormi ; certes, il y a ici une influence fiévreuse, car
mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant hier, j'avais remarqué sa
pâleur singulière. Je lui demandai :
"Qu'est-ce que vous avez, Jean ?
- J'ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui
mangent mes jours. Depuis le départ de monsieur, cela me tient comme un sort."
Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand-peur d'être
repris, moi.
4 juillet. - Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens reviennent.
Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la
mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la puisait dans ma gorge, comme
aurait fait une sangsue. Puis il s'est levé, repu, et moi je me suis réveillé,
tellement meurtri, brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela
continue encore quelques jours, je repartirai certainement.
5 juillet. - Ai-je perdu la raison ? Ce qui s'est passé la nuit dernière est
tellement étrange, que ma tête s'égare quand j'y songe !
Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais fermé ma porte à clef ;
puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par hasard que ma
carafe était pleine jusqu'au bouchon de cristal.
Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils épouvantables,
dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une secousse plus affreuse
encore.
Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille, avec un
couteau dans le poumon, et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus
respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas - voilà.
Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau ; j'allumai une bougie
et j'allai vers la table où était posée ma carafe. Je la soulevai en la penchant
sur mon verre ; rien ne coula. - Elle était vide ! Elle était vide complètement
! D'abord, je n'y compris rien ; puis, tout à coup, je ressentis une émotion si
terrible, que je dus m'asseoir, ou plutôt, que je tombai sur une chaise ! puis,
je me redressai d'un saut pour regarder autour de moi ! puis je me rassis,
éperdu d'étonnement et de peur, devant le cristal transparent ! Je le
contemplais avec des yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient ! On
avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ? Ce ne pouvait être que
moi ? Alors ; j'étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double vie
mystérieuse qui fait douter s'il y a deux êtres en nous, ou si un être étranger,
inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre âme est engourdie,
notre corps captif qui obéit à cet autre, comme à nous-mêmes, plus qu'à
nous-mêmes.
Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ? Qui comprendra l'émotion d'un
homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde épouvanté, à
travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue pendant qu'il a dormi ! Et
je restai là jusqu'au jour, sans oser regagner mon lit.
6 juillet. - Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit ; - ou
plutôt, je l'ai bue !
Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon Dieu ! Je
deviens fou ! Qui me sauvera ?
10 juillet. - Je viens de faire des épreuves surprenantes.
Décidément, je suis fou ! Et pourtant !
Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du lait,
de l'eau, du pain et des fraises.
On a bu - j'ai bu - toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au vin,
ni au pain, ni aux fraises.
Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même résultat.
Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien.
Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement, en
ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline blanche et de
ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma barbe, mes mains avec de
la mine de plomb, et je me suis couché.
L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil. Je n'avais
point remué ; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je m'élançai vers
ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient demeurés immaculés. Je
déliai les cordons, en palpitant de crainte. On avait bu toute l'eau ! on avait
bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !...
Je vais partir tout à l'heure pour Paris.
12 juillet. - Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers ! J'ai dû
être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne sois vraiment
somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences constatées, mais
inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En tout cas, mon affolement
touchait à la démence, et vingt-quatre heures de Paris ont suffi pour me
remettre d'aplomb.
Hier, après des courses et des visites, qui m'ont fait passer dans l'âme de
l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au Théâtre-Français. On y jouait
une pièce d'Alexandre Dumas fils ; et cet esprit alerte et puissant a achevé de
me guérir. Certes, la solitude est dangereuse pour les intelligences qui
travaillent. Il nous faut autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent.
Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.
Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement de la
foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes suppositions de
l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un être invisible habitait sous
mon toit. Comme notre tête est faible et s'effare, et s'égare vite, dès qu'un
petit fait incompréhensible nous frappe !
Au lieu de conclure par ces simples mots : "Je ne comprends pas parce que la
cause m'échappe", nous imaginons aussitôt des mystères effrayants et des
puissances surnaturelles.
14 juillet. - Fête de la République. Je me suis promené par les rues. Les
pétards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant fort bête
d'être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le peuple est un
troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt férocement révolté. On
lui dit : "Amuse-toi." Il s'amuse. On lui dit : "Va te battre avec le voisin."
Il va se battre. On lui dit : "Vote pour l'Empereur." Il vote pour l'Empereur.
Puis, on lui dit : "Vote pour la République." Et il vote pour la République.
Ceux qui le dirigent sont aussi sots ; mais au lieu d'obéir à des hommes, ils
obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que niais, stériles et faux,
par cela même qu'ils sont des principes, c'est-à-dire des idées réputées
certaines et immuables, en ce monde où l'on n'est sûr de rien, puisque la
lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion.
16 juillet. - J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup troublé.
Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le mari commande le 76e chasseurs
à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes, dont l'une a épousé
un médecin, le docteur Parent, qui s'occupe beaucoup des maladies nerveuses et
des manifestations extraordinaires auxquelles donnent lieu en ce moment les
expériences sur l'hypnotisme et la suggestion.
Il nous raconta longtemps les résultats prodigieux obtenus par des savants
anglais et par les médecins de l'école de Nancy.
Les faits qu'il avança me parurent tellement bizarres, que je me déclarai
tout à fait incrédule.
"Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus importants
secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus importants secrets sur cette
terre ; car elle en a certes d'autrement importants, là-bas, dans les étoiles.
Depuis que l'homme pense, depuis qu'il sait dire et écrire sa pensée, il se sent
frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il
tâche de suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance de ses
organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l'état rudimentaire, cette
hantise des phénomènes invisibles a pris des formes banalement effrayantes. De
là sont nées les croyances populaires au surnaturel, les légendes des esprits
rôdeurs, des fées, des gnomes, des revenants, je dirai même la légende de Dieu,
car nos conceptions de l'ouvrier-créateur, de quelque religion qu'elles nous
viennent, sont bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les
plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus vrai
que cette parole de Voltaire : "Dieu a fait l'homme à son image, mais l'homme le
lui a bien rendu."
"Mais, depuis un peu plus d'un siècle, on semble pressentir quelque chose de
nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie inattendue, et nous
sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans surtout, à des résultats
surprenants."
Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui dit :
"Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, madame ?
- Oui, je veux bien."
Elle s'assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement en la
fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le coeur battant, la gorge
serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé s'alourdir, sa bouche se crisper, sa
poitrine haleter.
Au bout de dix minutes, elle dormait.
"Mettez-vous derrière elle", dit le médecin.
Et je m'assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de visite
en lui disant : "Ceci est un miroir ; que voyez-vous dedans ?"
Elle répondit :
"Je vois mon cousin.
- Que fait -il ?
- Il se tord la moustache.
- Et maintenant ?
- Il tire de sa poche une photographie.
- Quelle est cette photographie ?
- La sienne."
C'était vrai ! Et cette photographie venait de m'être livrée, le soir même, à
l'hôtel.
"Comment est-il sur ce portrait ?
- Il se tient debout avec son chapeau à la main."
Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût vu
dans une glace.
Les jeunes femmes, épouvantées, disaient : "Assez ! Assez ! Assez !"
Mais le docteur ordonna : "Vous vous lèverez demain à huit heures ; puis vous
irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez de vous prêter cinq
mille francs que votre mari vous demande et qu'il vous réclamera à son prochain
voyage."
Puis il la réveilla.
En rentrant à l'hôtel, je songeai à cette curieuse séance et des doutes
m'assaillirent, non point sur l'absolue, sur l'insoupçonnable bonne foi de ma
cousine, que je connaissais comme une soeur, depuis l'enfance, mais sur une
supercherie possible du docteur. Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace
qu'il montrait à la jeune femme endormie, en même temps que sa carte de visite ?
Les prestidigitateurs de profession font des choses autrement singulières.
Je rentrai donc et je me couchai.
Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet de
chambre, qui me dit :
"C'est Mme Sablé qui demande à parler à monsieur tout de suite."
Je m'habillai à la hâte et je la reçus.
Elle s'assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile, elle
me dit :
"Mon cher cousin, j'ai un gros service à vous demander.
- Lequel, ma cousine ?
- Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le
faut. J'ai besoin, absolument besoin, de cinq mille francs.
- Allons donc, vous ?
- Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver."
J'étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me demandais
si vraiment elle ne s'était pas moquée de moi avec le docteur Parent, si ce
n'était pas là une simple farce préparée d'avance et fort bien jouée.
Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent. Elle
tremblait d'angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse, et je compris
qu'elle avait la gorge pleine de sanglots.
Je la savais fort riche et je repris :
"Comment ! votre mari n'a pas cinq mille francs à sa disposition ! Voyons,
réfléchissez. Etes-vous sûre qu'il vous a chargée de me les demander ?"
Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort pour
chercher dans son souvenir, puis elle répondit :
"Oui..., oui... j'en suis sûre.
- Il vous a écrit ?"
Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de sa
pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait m'emprunter
cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.
"Oui, il m'a écrit.
- Quand donc ? Vous ne m'avez parlé de rien, hier.
- J'ai reçu sa lettre ce matin.
- Pouvez-vous me la montrer ?
- Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop
personnelles... je l'ai... je l'ai brûlée.
- Alors, c'est que votre mari fait des dettes."
Elle hésita encore, puis murmura :
"Je ne sais pas."
Je déclarai brusquement :
"C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma chère
cousine."
Elle poussa une sorte de cri de souffrance.
"Oh ! oh ! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les..."
Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'eût prié ! J'entendais sa
voix changer de ton ; elle pleurait et bégayait, harcelée, dominée par l'ordre
irrésistible qu'elle avait reçu.
"Oh ! oh ! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il me les
faut aujourd'hui."
J'eus pitié d'elle.
"Vous les aurez tantôt, je vous le jure.
Elle s'écria :
"Oh ! merci ! merci ! que vous êtes bon."
Je repris : "Vous rappelez-vous ce qui s'est passé hier chez vous ?
- Oui.
- Vous rappelez -vous que le docteur Parent vous a endormie ?
- Oui.
- Eh bien, il vous a ordonné de venir m'emprunter ce matin cinq mille francs,
et vous obéissez en ce moment à cette suggestion."
Elle réfléchit quelques secondes et répondit :
"Puisque c'est mon mari qui les demande."
Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus parvenir.
Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir ; et il
m'écouta en souriant. Puis il dit :
"Croyez-vous maintenant ?
- Oui, il le faut bien.
- Allons chez votre parente."
Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le médecin
lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée vers ses yeux
qu'elle ferma peu à peu sous l'effort insoutenable de cette puissance
magnétique.
Quand elle fut endormie :
"Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs. Vous allez donc oublier que
vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s'il vous parle de cela,
vous ne comprendrez pas."
Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille :
"Voici, ma chère cousine, ce que vous m'avez demandé ce matin."
Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai cependant
de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je me moquais d'elle,
et faillit, à la fin, se fâcher.
.....................................................................
Voilà ! je viens de rentrer ; et je n'ai pu déjeuner, tant cette expérience
m'a bouleversé.
19 juillet - Beaucoup de personnes à qui j'ai raconté cette aventure se sont
moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit : Peut-être ?
21 juillet. - J'ai été dîner à Bougival, puis j'ai passé la soirée au bal des
canotiers. Décidément, tout dépend des lieux et des milieux. Croire au
surnaturel dans l'île de la Grenouillère, serait le comble de la folie... mais
au sommet du mont Saint-Michel ?... mais dans les Indes ? Nous subissons
effroyablement l'influence de ce qui nous entoure. Je rentrerai chez moi la
semaine prochaine.
30 juillet. - Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.
2 août. - Rien de nouveau ; il fait un temps superbe. Je passe mes journées à
regarder couler la Seine.
4 août. - Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse les
verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisinière,
qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable ? Bien
fin qui le dirait !
6 août. - Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu !...
Je ne puis plus douter... j'ai vu !... J'ai encore froid jusque dans les
ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai vu !...
Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de
rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir.
Comme je m'arrêtais à regarder un géant des batailles, qui portait
trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de moi, la
tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible l'eût tordue, puis
se casser, comme si cette main l'eût cueillie ! Puis la fleur s'éleva, suivant
une courbe qu'aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, et elle
resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache
rouge à trois pas de mes yeux.
Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir ! Je ne trouvai rien ; elle avait
disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même ; car il n'est
pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de pareilles
hallucinations.
Mais était-ce bien une hallucination ? Je me retournai pour chercher la tige,
et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement brisée entre les
deux autres roses demeurées à la branche.
Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée, car je suis certain,
maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il existe
près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d'eau, qui peut toucher
aux choses, les prendre et les changer de place, doué par conséquent d'une
nature matérielle, bien qu'imperceptible pour nos sens, et qui habite comme moi,
sous mon toit...
7 août - J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a point
troublé mon sommeil.
Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil, le
long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non point des doutes
vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes précis, absolus. J'ai vu des
fous ; j'en ai connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants même sur
toutes les choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec
clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant
l'écueil de leur folie s'y déchirait en pièces, s'éparpillait et sombrait dans
cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de
bourrasques, qu'on nomme "la démence".
Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'étais conscient, si je ne
connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en l'analysant avec une
complète lucidité. Je ne serais donc, en somme, qu'un halluciné raisonnant. Un
trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles
qu'essaient de noter et de préciser aujourd'hui les physiologistes ; et ce
trouble aurait déterminé dans mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes
idées, une crevasse profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve
qui nous promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans
que nous en soyons surpris, parce que l'appareil vérificateur, parce que le sens
du contrôle est endormi ; tandis que la faculté imaginative veille et travaille.
Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles touches du clavier cérébral se
trouve paralysée chez moi ? Des hommes, à la suite d'accidents, perdent la
mémoire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seulement des dates.
Les localisations de toutes les parcelles de la pensée sont aujourd'hui
prouvées. Or, quoi d'étonnant à ce que ma faculté de contrôler l'irréalité de
certaines hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment !
Je songeais à tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait de
clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon regard d'amour
pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilité est une joie de mes yeux, pour
les herbes de la rive dont le frémissement est un bonheur de mes oreilles.
Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une force, me
semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arrêtait, m'empêchait d'aller
plus loin, me rappelait en arrière. J'éprouvais ce besoin douloureux de rentrer
qui vous oppresse, quand on a laissé au logis un malade aimé, et que le
pressentiment vous saisit d'une aggravation de son mal.
Donc, je revins malgré moi, sûr que j'allais trouver, dans ma maison, une
mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n'y avait rien ; et je demeurai
plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de nouveau quelque vision
fantastique.
8 août. - J'ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste plus, mais
je le sens près de moi, m'épiant, me regardant, me pénétrant, me dominant et
plus redoutable, en se cachant ainsi, que s'il signalait par des phénomènes
surnaturels sa présence invisible et constante.
J'ai dormi, pourtant.
9 août - Rien, mais j'ai peur.
10 août. - Rien ; qu'arrivera-t-il demain ?
11 août. - Toujours rien ; je ne puis plus rester chez moi avec cette crainte
et cette pensée entrées en mon âme ; je vais partir.
12 août, 10 heures du soir. - Tout le jour j'ai voulu m'en aller ; je n'ai
pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si simple, - sortir
- monter dans ma voiture pour gagner Rouen - je n'ai pas pu. Pourquoi ?
13 août. - Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de
l'être physique semblent brisés, toutes les énergies anéanties, tous les muscles
relâchés, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme de l'eau.
J'éprouve cela dans mon être moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai
plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi aucun pouvoir même
de mettre en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir ; mais quelqu'un veut
pour moi ; et j'obéis.
14 août. - Je suis perdu ! Quelqu'un possède mon âme et la gouverne !
quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes pensées. Je ne
suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave et terrifié de toutes les
choses que j'accomplis. Je désire sortir. Je ne peux pas. Il ne veut pas ; et je
reste, éperdu, tremblant, dans le fauteuil où il me tient assis. Je désire
seulement me lever, me soulever, afin de me croire maître de moi. Je ne peux pas
! Je suis rivé à mon siège et mon siège adhère au sol, de telle sorte qu'aucune
force ne nous soulèverait.
Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond de mon
jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je cueille des fraises
et je les mange ! Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Est-il un Dieu ? S'il en
est un, délivrez-moi, sauvez-moi ! secourez-moi ! Pardon ! Pitié ! Grâce !
Sauvez-moi ! Oh ! quelle souffrance ! quelle torture ! quelle horreur !
15 août. - Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre cousine,
quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle subissait un vouloir
étranger entré en elle, comme une autre âme, comme une autre âme parasite et
dominatrice. Est-ce que le monde va finir ?
Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible ? cet inconnaissable,
ce rôdeur d'une race surnaturelle ?
Donc les Invisibles existent ! Alors, comment depuis l'origine du monde ne se
sont-ils pas encore manifestés d'une façon précise comme ils le font pour moi ?
Je n'ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est passé dans ma demeure. Oh !
si je pouvais la quitter, si je pouvais m'en aller, fuir et ne pas revenir. Je
serais sauvé, mais je ne peux pas.
16 août. - J'ai pu m'échapper aujourd'hui pendant deux heures, comme un
prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. J'ai senti
que j'étais libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai ordonné d'atteler bien
vite et j'ai gagné Rouen. Oh ! quelle joie de pouvoir dire à un homme qui obéit
: "Allez à Rouen !"
Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j'ai prié qu'on me prêtât
le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants inconnus du
monde antique et moderne.
Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j'ai voulu dire : "A la gare !"
et j'ai crié, - je n'ai pas dit, j'ai crié - d'une voix si forte que les
passants se sont retournés : "A la maison", et je suis tombé, affolé d'angoisse,
sur le coussin de ma voiture. Il m'avait retrouvé et repris.
17 août. - Quelle nuit ! quelle nuit ! Et pourtant il me semble que je
devrais me réjouir. Jusqu'à une heure du matin, j'ai lu ! Hermann Herestauss,
docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l'histoire et les manifestations
de tous les êtres invisibles rôdant autour de l'homme ou rêvés par lui. Il
décrit leurs origines, leur domaine, leur puissance. Mais aucun d'eux ne
ressemble à celui qui me hante. On dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a
pressenti et redouté un être nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce
monde, et que, le sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître,
il a créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes,
fantôme vagues nés de la peur.
Donc, ayant lu jusqu'à une heure du matin, j'ai été m'asseoir ensuite auprès
de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au vent calme de
l'obscurité.
Il faisait bon, il faisait tiède ! Comme j'aurais aimé cette nuit-là
autrefois !
Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des scintillements
frémissants. Qui habite ces mondes ? Quelles formes, quels vivants, quels
animaux, quelles plantes sont là-bas ? Ceux qui pensent dans ces univers
lointains, que savent-ils plus que nous ? Que peuvent-ils plus que nous ? Que
voient-ils que nous ne connaissons point ? Un d'eux, un jour ou l'autre,
traversant l'espace, n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir,
comme les Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus
faibles ?
Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous autres,
sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d'eau.
Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.
Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un
mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre.
Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une page du livre
resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d'air
n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et j'attendis. Au bout de quatre
minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se
soulever et se rabattre sur la précédente, comme si un doigt l'eût feuilletée.
Mon fauteuil était vide, semblait vide ; mais je compris qu'il était là, lui,
assis à ma place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bête
révoltée, qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir,
pour l'étreindre, pour le tuer !... Mais mon siège, avant que je l'eusse
atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table oscilla, ma
lampe tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si un malfaiteur surpris
se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines mains les battants.
Donc, il s'était sauvé ; il avait eu peur, peur de moi, lui !
Alors... alors... demain... ou après..., ou un jour quelconque, je pourrai
donc le tenir sous mes poings, et l'écraser contre le sol ! Est-ce que les
chiens, quelquefois, ne mordent point et n'étranglent pas leurs maîtres ?
18 août. - J'ai songé toute la journée. Oh ! oui je vais lui obéir, suivre
ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble, soumis lâche. Il
est le plus fort. Mais une heure viendra...
19 août. - Je sais... je sais... je sais tout ! Je viens de lire ceci dans la
Revue du Monde scientifique : "Une nouvelle assez curieuse nous arrive de
Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de folie, comparable aux démences
contagieuses qui atteignirent les peuples d'Europe au moyen âge, sévit en ce
moment dans la province de San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs
maisons, désertent leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant
poursuivis, possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles
bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie,
pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait sans paraître
toucher à aucun autre aliment.
"M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants
médecins, est parti pour la province de San-Paulo afin d'étudier sur place les
origines et les manifestations de cette surprenante folie, et de proposer à
l'Empereur les mesures qui lui paraîtront le plus propres à rappeler à la raison
ces populations en délire."
Ah ! Ah ! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui
passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier ! Je le trouvais
si joli, si blanc, si gai ! L'Etre était dessus, venant de là-bas, où sa race
est née ! Et il m'a vu ! Il a vu ma demeure blanche aussi ; et il a sauté du
navire sur la rive. Oh ! mon Dieu !
A présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini.
Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples naïfs,
Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les
nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui les pressentiments des
maîtres passagers du monde prêtèrent toutes les formes monstrueuses ou
gracieuses des gnomes, des esprits, des génies, des fées, des farfadets. Après
les grossières conceptions de l'épouvante primitive, des hommes plus perspicaces
l'ont pressenti plus clairement. Mesmer l'avait deviné et les médecins, depuis
dix ans déjà, ont découvert, d'une façon précise, la nature de sa puissance
avant qu'il l'eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneur
nouveau, la domination d'un mystérieux vouloir sur l'âme humaine devenue
esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion... que sais-je ?
Je le ai vus s'amuser comme des enfants imprudents avec cette horrible puissance
! Malheur à nous ! Malheur à l'homme ! Il est venu, le... le... comment se
nomme-t-il... le... il me semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends
pas... le... oui... il le crie... J'écoute... je ne peux pas... répète... le...
Horla... J'ai entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu !...
Ah ! le vautour a mangé la colombe ; le loup a mangé le mouton ; le lion a
dévoré le buffle aux cornes aiguës ; l'homme a tué le lion avec la flèche, avec
le glaive, avec la poudre ; mais le Horla va faire de l'homme ce que nous avons
fait du cheval et du boeuf : sa chose, son serviteur et sa nourriture, par la
seule puissance de sa volonté. Malheur à nous !
Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l'a dompté...
moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître, le toucher, le
voir ! Les savants disent que l'oeil de la bête, différent du nôtre, ne
distingue point comme le nôtre... Et mon oeil à moi ne peut distinguer le
nouveau venu qui m'opprime.
Pourquoi ? Oh ! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont
Saint-Michel : "Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui existe
? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature, qui renverse
les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en montagnes
d'eau, détruit les falaises et jette aux brisants les grands navires, le vent
qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir
! Il existe pourtant !"
Et je songeais encore : mon oeil est si faible, si imparfait, qu'il ne
distingue même point les corps durs, s'ils sont transparents comme le verre !...
Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus comme l'oiseau entré
dans une chambre se casse la tête aux vitres. Mille choses en outre le trompent
et l'égarent ? Quoi d'étonnant, alors, à ce qu'il ne sache point apercevoir un
corps nouveau que la lumière traverse.
Un être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir assurément ! pourquoi
serions-nous les derniers ! Nous ne le distinguons point, ainsi que tous les
autres créés avant nous ? C'est que sa nature est plus parfaite, son corps plus
fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si maladroitement conçu,
encombré d'organes toujours fatigués, toujours forcés comme des ressorts trop
complexes, que le nôtre, qui vit comme une plante et comme une bête, en se
nourrissant péniblement d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie
aux maladies, aux déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve
et bizarre, ingénieusement mal faite, oeuvre grossière et délicate, ébauche
d'être qui pourrait devenir intelligent et superbe.
Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huître jusqu'à
l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui sépare les
apparitions successives de toutes les espèces diverses ?
Pourquoi pas un de plus ? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs
immenses, éclatantes et parfumant des régions entières ? Pourquoi pas d'autres
éléments que le feu, l'air, la terre et l'eau ? - Ils sont quatre, rien que
quatre, ces pères nourriciers des êtres ! Quelle pitié ! Pourquoi ne sont-ils
pas quarante, quatre cents, quatre mille ! Comme tout est pauvre, mesquin,
misérable ! avarement donné, sèchement inventé, lourdement fait ! Ah !
l'éléphant, l'hippopotame, que de grâce ! le chameau, que d'élégance !
Mais direz-vous, le papillon ! une fleur qui vole ! J'en rêve un qui serait
grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis même exprimer la forme,
la beauté, la couleur et le mouvement. Mais je le vois... il va d'étoile en
étoile, les rafraîchissant et les embaumant au souffle harmonieux et léger de sa
course !... Et les peuples de là-haut le regardent passer, extasiés et ravis !
....................................................................
Qu'ai-je donc ? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait penser
ces folies ! Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai !
19 août. - Je le tuerai. Je l'ai vu ! je me suis assis hier soir, à ma table
; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je savais bien qu'il
viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le
toucher, le saisir ? Et alors !... alors, j'aurais la force des désespérés ;
j'aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour
l'étrangler, l'écraser, le mordre, le déchirer.
Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si
j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma
cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir laissée longtemps
ouverte, afin de l'attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui
me servait chaque jour pour me raser, pour m'habiller, et où j'avais coutume de
me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant.
Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait lui
aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon
épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis
tomber. Eh bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans
ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image
n'était pas dedans... et j'étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide
du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n'osais plus
avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était
là, mais qu'il m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait
dévoré mon reflet.
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m'apercevoir
dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe
d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement,
rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. C'était comme la fin
d'une éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours
nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque, s'éclaircissant peu à
peu.
Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en
me regardant.
Je l'avais vu ! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore frissonner.
20 août. - Le tuer, comment ? puisque je ne peux l'atteindre ? Le poison ?
mais il me verrait le mêler à l'eau ; et nos poisons, d'ailleurs, auraient-ils
un effet sur son corps imperceptible ? Non... non... sans aucun doute... Alors
?... alors ?...
21 août. - J'ai fait venir un serrurier de Rouen et lui ai commandé pour ma
chambre des persiennes de fer, comme en ont, à Paris, certains hôtels
particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me fera, en outre,
une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron, mais je m'en moque !...
.......................................................................
10 septembre. - Rouen, hôtel Continental. C'est fait... c'est fait... mais
est-il mort ? J'ai l'âme bouleversée de ce que j'ai vu.
Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer, j'ai
laissé tout ouvert, jusqu'à minuit, bien qu'il commencât à faire froid.
Tout à coup, j'ai senti qu'il était là, et une joie, une joie folle m'a
saisi. Je me suis levé lentement, et j'ai marché à droite, à gauche, longtemps
pour qu'il ne devinât rien ; puis j'ai ôté mes bottines et mis mes savates avec
négligence ; puis j'ai fermé ma persienne de fer, et revenant à pas tranquilles
vers la porte, j'ai fermé la porte aussi à double tour. Retournant alors vers la
fenêtre, je la fixai par un cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.
Tout à coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur à son
tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder ; je ne cédai pas, mais
m'adossant à la porte, je l'entrebâillai, tout juste assez pour passer, moi, à
reculons ; et comme je suis très grand ma tête touchait au linteau. J'étais sûr
qu'il n'avait pu s'échapper et je l'enfermai, tout seul, tout seul. Quelle joie
! Je le tenais ! Alors, je descendis, en courant ; je pris dans mon salon, sous
ma chambre, mes deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les
meubles, partout ; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, après avoir bien
refermé, à double tour, la grande porte d'entrée. Et j'allai me cacher au fond
de mon jardin, dans un massif de lauriers. Comme ce fut long ! comme ce fut long
! Tout était noir, muet, immobile ; pas un souffle d'air, pas une étoile, des
montagnes de nuages qu'on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon âme si
lourds, si lourds.
Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long ! Je croyais déjà
que le feu s'était éteint tout seul, ou qu'il l'avait éteint, Lui, quand une des
fenêtres d'en bas creva sous la poussée de l'incendie, et une flamme, une grande
flamme rouge et jaune, longue, molle, caressante, monta le long du mur blanc et
le baisa jusqu'au toit. Une lueur courut dans les arbres, dans les branches,
dans les feuilles, et un frisson, un frisson de peur aussi. Les oiseaux se
réveillaient ; un chien se mit à hurler ; il me sembla que le jour se levait !
Deux autres fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma
demeure n'était plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible,
suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux mansardes
s'ouvrirent ! J'avais oublié mes domestiques ! Je vis leurs faces affolées, et
leurs bras qui s'agitaient !...
Alors, éperdu d'horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant : "Au
secours ! au secours ! au feu ! au feu !" Je rencontrai des gens qui s'en
venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir.
La maison, maintenant, n'était plus qu'un bûcher horrible et magnifique, un
bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher où brûlaient des hommes,
et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon prisonnier, l'Etre nouveau, le nouveau
maître, le Horla !
Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs et un volcan de
flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la
fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il était là, dans ce four,
mort...
"Mort ? Peut-être ?... Son corps ? son corps que le jour traversait
n'était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres ?
"S'il n'était pas mort ?... seul peut-être le temps a prise sur l'Etre
Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps inconnaissable,
ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les maux, les blessures, les
infirmités, la destruction prématurée ?
"La destruction prématurée ? toute l'épouvante humaine vient d'elle ! Après
l'homme, le Horla. - Après celui qui peut mourir tous les jours, à toutes les
heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est venu celui qui ne doit
mourir qu'à son jour, à son heure, à sa minute, parce qu'il a touché la limite
de son existence !
"Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas mort...
Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi !..."
------------------------- FIN DU FICHIER horla3 --------------------------------