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Version 1.1, Aout 1999
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<IDENT rouge>
<IDENT_AUTEURS stendhal>
<IDENT_COPISTES durosayd>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Le Rouge et le Noir (1830)>
<GENRE prose>
<AUTEUR Stendhal (Henri Beyle)>
<COPISTE Daniel Durosay (durosay@u-paris10.fr)>
<NOTESPROD>
1.-- ETABLISSEMENT DU TEXTE :
Cette nouvelle édition numérisée du _ Rouge et le Noir _ s'appuie sur
l'édition du Livre Club du Libraire, Paris, février 1959, qui déclare un
texte « conforme à celui de 1830, le seul qui ait paru du vivant de
Stendhal chez A. Levavasseur ». Parce qu'elle est la dernière approuvée par
Stendhal, cette version est la plus couramment retenue. Notre édition a
bénéficié de la confrontation critique et systématique de deux versions
numérisées antérieurement connues (l'une, américaine : celle du Projet
Gutenberg; l'autre, française, figurant sur le CD-ROM ADAPT), toutes deux
notablement fautives, et appelant une mise au point : numéros de chapitres
faussés, caractères pris pour un autre par erreur de relecture après
numérisation, ajout de mots inexistants dans l'original, fautes multiples
d'accord et de temps. Une version plus récente, au format html, est apparue
sur le site de l'université de Waterloo (Canada) -- sans intérêt du point
de vue textuel, puisqu'il ne s'agit que d'une paresseuse reprise de la
version Gutenberg, sans que la source soit mentionnée, avec toutes ses
négligences, et dont elle aggrave encore les insuffisances en
n'établissant pas les italiques, pourtant reproductibles en html, et qui
sont une des marques majeures de l'ironie stendhalienne. Ici, les italiques
sont reproduites, selon la convention habituelle en texte pur, par des _
soulignements _ encadrant l'expression. La ponctuation posait un problème
particulier : pratiquée de manière assez souple, voire désinvolte, par
Stendhal, elle peut surprendre un lecteur moderne, habitué à des règles
plus strictes. Par exemple, Stendhal réserve les guillemets aux citations
de texte écrit, ou aux allocutions publiques ; il ne les met pas pour
délimiter les dialogues ordinaires ou les monologues intérieurs. Dans ces
cas-là, certaines éditions récentes les reconstituent, comme celle sur
laquelle s'appuie la version du Projet Gutenberg. Nous n'avons pas retenu
ces rajouts. La version du CD-ROM ADAPT suit le texte de l'édition
originale (1830). En revanche, l'édition du Projet Gutenberg présente de
nombreuses variantes, qui proviennent d'une des éditions postérieures du _
Rouge et le Noir _, sans doute celles assurées, après la mort de Stendhal,
par son cousin, Romain Collomb, en 1846 et 1854 ; ces éditions reprennent,
peut-on penser, quelques indications de l'auteur en vue d'une réédition,
mais ajoutent aussi certaines corrections de forme qui ne s'imposaient pas
absolument. Lorsque la confrontation des éditions faisait apparaître une
divergence notable dans le texte lui-même, généralement, sous la forme
d'ajouts de phrases entières (répercutant, peut-être, quelques corrections
tardives de l'auteur), nous avons intégré ces phrases dans le texte, entre
crochets droits, les faisant précéder de l'expression : [Variante : ]. Mais
lorsque la divergence portait sur un seul mot, nous ne l'avons pas retenue.
Le relevé de ces variantes est donc sélectif, et doit être pris avec
précaution. A cette différence près, on peut espérer trouver dans la
présente édition numérisée un texte fidèle à l'édition originale,
respectant, dans la grande majorité des cas, la ponctuation d'époque.
Toute suggestion de correction qui nous serait signalée serait prise en
compte et ferait l'objet d'un examen attentif.
Ce travail a été mené à bien (avril 1999) avec la participation de Mme
Sabine BONENFANT (Canada), que nous remercions de sa collaboration.
2.-- REPÈRES HISTORIQUES :
Stendhal a emprunté son canevas initial à l'actualité, s'inspirant de
l'histoire d'Antoine Berthet, originaire du village de Brangues, étudiant
aux séminaires de Grenoble et de Belley, guillotiné à Grenoble, le 23
février 1828, pour tentative d'assassinat sur la personne de Mme Michoud.
De ce fait divers, Stendhal avait eu connaissance par les comptes rendus
proposés par _La Gazette des Tribunaux _, notamment les 28, 29, 30,
31 décembre 1827, et 29 février 1828. Ces textes sont reproduits en
appendice dans le tome II des _ Romans_, de la collection « L'Intégrale »,
Seuil, 1969, pp. 649-656. L'idée d'un roman serait venue à l'auteur en
octobre 1829 ; le titre du roman, en mai 1830 : le Rouge pour signifier
les idées républicaines de Julien; le Noir, la soutane qu'il porta un
moment. A partir du mois de mai, et jusqu'en novembre, Stendhal fait
composer par l'éditeur les chapitres au fur et à mesure qu'il les écrit.
L'impression est interrompue entre le 25 juillet et le 4 août 1830, pour
cause de révolution. Le 6 novembre, Stendhal part pour l'Italie, occuper
son poste de consul à Civita-Vecchia, où le nouveau régime l'a nommé.
L'édition originale, en 2 volumes, paraît au début de décembre 1830 ;
Stendhal n'a pas revu les épreuves des derniers chapitres avant son départ.
Une seconde édition, en 6 volumes, paraîtra en 1831.
Auparavant, Stendhal avait publié son premier roman : _ Armance _, en août
1827 ; son autre grand roman, _ La Chartreuse de Parme _ verra le jour en
avril 1839 -- deux textes accessibles sur le site de l'ABU. Stendhal devait
mourir à Paris le 23 mars 1842.
3.-- RESUME DU ROMAN :
LIVRE PREMIER
Chapitre 1 :
Description de la petite ville de Verrières. Son aisance. Portrait du
maire, installé depuis 1815 : M. de Rênal, propriétaire de la fabrique de
clous. Pour agrandir ses jardins, M. de Rênal a dû négocier ferme avec le
propriétaire de la scierie : M. Sorel, père de Julien. Tyrannie de
l'opinion à Verrières.
Chapitre 2 :
La promenade de Verrières (le Cours de la Fidélité), embellie par M. de
Rênal, enclenche une rêverie poétique de l'auteur : la vue sur la campagne
y est somptueuse, quoique l'autoritarisme du maire ordonne une taille
impitoyable des platanes tous les ans. Dans cette ville, l'utilité et
l'argent règnent en maîtres. Depuis peu, les notables redoutent l'arrivée
d'un Parisien, dont les dénonciations, dans les journaux libéraux,
pourraient leur attirer quelques ennuis.
Chapitre 3 :
Le Parisien en inspection est guidé par l'abbé Chélan, à qui les autorités
reprochent cette complaisance, qui pourrait lui coûter sa place. Pour
soutenir son rang, M. de Rênal songe à engager Julien Sorel comme
précepteur de ses enfants. Portrait de Mme de Rênal : une âme naïve, qui ne
s'avoue pas qu'elle s'ennuie auprès de son mari.
Chapitre 4 :
Pour négocier l'engagement de Julien, M. de Rênal rend visite au Père
Sorel. Au lieu de surveiller la scie, le jeune homme est en train de lire
le _ Mémorial de Sainte-Hélène _, activité odieuse à son père, qui ne sait
pas lire. Portrait de Julien, plutôt maladif, et qui hait son entourage
familial.
Chapitre 5 :
Lorsque son père lui annonce son engagement, Julien fait aussitôt connaître
qu'il n'acceptera pas de manger avec les domestiques -- opinion qui lui
vient de la lecture des _ Confessions _ de Rousseau. Négociation finaude du
Père Sorel avec M. de Rênal, au terme de laquelle il parvient à faire
monter appointements et avantages en nature. L'accord conclu, Julien part
au château, occasion de dévoiler ses projets ambitieux, et la conduite
hypocrite dont il les voile : dans cette époque de Restauration, il vise la
voie royale, qu'est la prêtrise. En passant par l'église, Julien y découvre
une coupure de journal relatant l'exécution à Besançon d'un certain Lurel,
dont le nom rime avec le sien. Chez elle, Mme de Rênal redoute, pour ses
enfants, l'arrivée d'un précepteur, sale et mal vêtu, qui les fouettera.
Chapitre 6 :
Sa stupeur à l'arrivée de Julien, dont elle remarque la beauté. M. de Rênal
transmet au nouvel employé ses instructions, et l'emmène chez le tailleur
pour lui acheter un habit noir : il ne doit pas être vu en veste par les
autres domestiques. Présentation de Julien aux enfants. Julien s'acquiert
une gloire instantanée en récitant par coeur des pages entières du Livre
Saint.
Chapitre 7 :
Julien commence à s'attirer la jalousie des domestiques, mais aussi de M.
Valenod, directeur du dépôt de mendicité, qui courtise Mme de Rênal.
Raisons pour lesquelles Mme de Rênal commence à s'attacher à Julien :
inexpérience de la vie, due à son éducation de couvent. Comme la vie de
province n'est pas guidée par les romans, tout y progresse plus lentement.
La vie de Julien se passe en petites négociations, comme l'art de faire
admettre à M. de Rênal de prendre un abonnement chez le librairie libéral,
sous le nom d'un des domestiques. Ignorante de l'amour, Mme de Rênal vit
ces moments heureux dans l'innocence.
Chapitre 8 :
A la suite d'un héritage, Elisa, la femme de chambre prétend épouser
Julien, mais celui-ci fait savoir que ce mariage ne lui convient pas.
Remontrances de l'abbé Chélan, surpris d'un tel refus, et joie de Mme de
Rênal lorsqu'elle l'apprend. C'est alors qu'elle commence à s'interroger
sur l'amour qu'elle pourrait bien porter à Julien. Avec les beaux jours, M.
de Rênal transporte sa famille dans son château de Vergy. On y fait la
chasse aux papillons, et Mme de Rênal se surprend à faire la coquette, sans
y avoir pensé. Bientôt, elle installe à Vergy sa cousine, Mme Derville.
Julien entraîne les deux femmes vers les points de vue sublimes de la
région. Un soir, par hasard, il vient à toucher la main de Mme de Rênal,
qu'elle lui retire aussitôt. Alors, Julien se fait un devoir de la
reconquérir.
Chapitre 9 :
Il aborde la situation comme une bataille à gagner. A dix heures sonnantes,
il passe à l'acte, et se saisit de la main de Mme de Rênal, qui en est
transportée. De manière inopinée, le lendemain, M. de Rênal se présente au
château. Il est venu faire remplacer les paillasses de la maison. Cette
nouvelle effraie Julien qui a caché dans son lit un portrait de Napoléon.
Il supplie Mme de Rênal de mettre ce portrait accusateur en sûreté, sans y
jeter un regard. Elle s'exécute, non sans ressentir les premières atteintes
de la jalousie.
Chapitre 10 :
En froid avec M. de Rênal, Julien sollicite un congé pour se rendre auprès
de l'abbé Chélan. Sur le chemin de Verrières, Julien laisse aller sa
sensibilité devant les beautés de la nature, et donne libre cours à ses
projets de destinée ambitieuse.
Chapitre 11 :
Julien se donne pour défi de prendre la main de Mme Rênal en présence,
cette fois, de son époux. C'est une autre victoire. Cependant sa vraie
passion est encore pour Napoléon. De son côté, Mme de Rênal commence à
passer par des alternatives de passion naïve et d'effroi moral devant ce
sentiment. Elle traverse une nuit de délire.
Chapitre 12 :
Au moment de partir pour rendre visite à son ami Fouqué, Julien est surpris
par l'accueil glacial de Mme de Rênal. Il décide de répliquer par la
froideur. Quand elle apprend le voyage de Julien, Mme de Rênal, blessée, se
met au lit. Cheminant dans la montagne, Julien s'arrête dans une grotte, et
s'y livre au plaisir d'écrire en liberté : ambitieuses rêveries de vie
parisienne. Après avoir brûlé ses écrits, Julien arrive à une heure du
matin chez Fouqué, qui lui propose de devenir son associé dans son commerce
de bois. Ayant évalué la proposition durant la nuit, Julien la refuse,
prenant prétexte d'une irrésistible vocation religieuse. En fait, il
redoute que plusieurs années de cette vie mercantile n'émoussent sa volonté
de parvenir.
Chapitre 13 :
De ce voyage, Julien revient mûri. Mme de Rênal se fait coquette, et à ce
détail, sa cousine, Mme Derville, comprend qu'elle est amoureuse. Comme
Julien paraît se détacher d'elle, Mme de Rênal va jusqu'à reprendre la main
de Julien. Ce geste le persuade qu'il est aimé. Il décide de faire de Mme
de Rênal sa maîtresse. Mais au lieu de répondre spontanément à la passion
de Mme de Rênal, il entreprend de la faire souffrir, par esprit de revanche
sociale : il lui laisse entendre qu'il devra quitter Verrières, parce qu'il
l'aime et que cette passion est incompatible avec l'état de prêtre. N'ayant
pas connu l'éducation sentimentale procurée par la lecture des romans, Mme
de Rênal croit pouvoir se jurer qu'elle n'accordera rien à Julien.
Chapitre 14 :
Avec gaucherie, Julien, qui se prend pour une Don Juan, s'efforce de mettre
en pratique un plan de séduction, et parvient à enlever un baiser à Mme de
Rênal, mais celle-ci en est effrayée. En présence du sous-préfet Maugiron,
Julien presse le pied de Mme de Rênal, qui parvientà tromper l'attention en
laissant tomber ses ciseaux. A Verrières, l'abbé Chélan déménage : il vient
d'être destitué et remplacé par l'abbé Maslon. Fâché par cette injustice
au sein de l'Eglise, et par prudence, Julien écrit à Fouqué pour se ménager
la possibilité de revenir au commerce.
Chapitre 15:
Julien somme Mme de Rênal de le recevoir dans sa chambre à deux heures du
matin -- mais il tremble qu'elle accepte. Le moment venu, il s'y rend, en
se demandant ce qu'il pourra bien y faire. En y entrant, il se jette à ses
pieds et fond en larmes. Sa maladresse l'aide à triompher des réserves de
Mme de Rênal, mais il ne sait pas goûter simplement le bonheur qui se
présente : il continue de se contraindre à jouer le rôle du séducteur. Mme
de Rênal, quant à elle, vit l'événement avec un déchirement moral.
Chapitre 16 :
Le lendemain, en société, Julien est la prudence même, mais sa froideur
alarme Mme de Rênal. Elle craint d'avoir découragé le jeune homme de
revenir dans sa chambre. Ce second soir, il commence à s'apercevoir des
charmes de Mme de Rênal, et à céder au plaisir d'aimer. En dépit de la
différence d'age qui inquiète Mme de Rênal, Julien, en peu de jours, tombe
complètement amoureux. De son côté, sa maîtresse s'émerveille d'un
sentiment qu'elle n'a jamais soupçonné auparavant. Elle imagine la vie
d'épouse qu'elle eût pu vivre à ses côtés. Julien est tenté de lui avouer
en confiance l'ambition de sa vie.
Chapitre 17 :
Julien regrette Napoléon, qui permit à la jeunesse pauvre de s'élever. Des
remarques de Mme De Rênal, il reçoit une première éducation sur la société
: intrigues pour la nomination du premier adjoint de Verrières ; réunions
de la Loge maçonnique. Mme de Rênal ne se lasse pas d'admirer l'avenir
qu'elle entrevoit pour Julien.
Chapitre 18 :
On apprend inopinément la venue d'un roi à Verrières. Aussitôt la petite
ville, en ébullition, se prépare à un défilé militaire. Julien s'imagine
que Mme de Rênal, toute occupée de préparatifs vaniteux, ne songe plus à
l'aimer. Il la surprend sortant de sa chambre et emportant un des ses
vêtements. C'est qu'elle a le projet fou de le faire nommer dans la garde
d'honneur et de lui faire tailler un uniforme neuf. Cependant, M. de Rênal
contraint le nouveau curé à accepter que figure l'abbé Chélan dans le
cortège. Il est en effet l'ami de M. de la Mole, le ministre, qui
accompagnera le roi. Et son tempérament satirique serait capable
d'infliger un soufflet à l'administration municipale, s'il ne rencontrait
pas l'abbé Chélan. Lors de la cérémonie, la présence de Julien parmi les
gardes fait sensation et suscite l'indignation. Julien, lui, est au comble
de la joie ; il se prend pour un officier de Napoléon. En peu de temps,
Julien court se changer pour revêtir l'habit ecclésiastique, afin de se
trouver à la cérémonie de vénération des reliques de Saint Clément. Là, le
clergé réuni attend l'évêque d'Agde qui doit montrer les reliques au roi.
L'abbé Chélan, en tant que doyen, est dépêché pour le chercher ; Julien
l'accompagne. Errant dans l'antique abbaye, Julien parvient dans une salle
où le jeune évêque, placé devant un miroir, s'exerce aux bénédictions.
Julien se propose d'aller chercher sa mitre, qui a souffert du transport.
Fasciné par les manières charmantes de l'évêque, Julien l'accompagne lors
de la cérémonie, qu'il trouve magnifique. Son ambition ecclésiastique s'en
trouve ravivée. Pour la première fois, Julien aperçoit fugitivement M. de
la Mole. Plus tard, il accompagne l'abbé Chélan jusqu'à la chapelle
ardente. Splendeur éblouissante de la mise en scène, et exhortation
rhétorique de l'évêque aux jeunes filles dans l'assistance.
Chapitre 19 :
Ce qui surnage de cette fête, c'est l'indignation contre Julien, et contre
Mme de Rênal, qu'on suspecte d'avoir favorisé l'épisode de l'habit
militaire. A peu de temps de là, le fils de Mme de Rênal tombe malade, et
cette maladie suscite les remords de sa mère, désormais consciente de sa
faute. Elle demande à Julien de fuir cette maison, rendant sa présence
responsable de son malheur familial. Un jour que l'enfant estau plus mal,
Mme de Rênal se jette aux pieds de son mari, sur le point de lui avouer sa
liaison. Mme de Rênal est alors prête à une humiliation publique pour
sauver son fils. Julien parvient à la dissuader d'une telle démarche. Il
propose de faire lui-même retraite à l'abbaye ; au bout de deux jours, il
est rappelé. Stanislas guérit, mais les remords restent. Julien tombe alors
dans toutes les folies de l'amour. Cependant, Elisa, la femme de chambre,
révèle à Valenod la liaison de sa maîtresse, et le lendemain, une lettre
anonyme en avertit M. de Rênal.
Chapitre 20:
Pour l'entretenir de cette lettre anonyme, Mme de Rênal tente de se rendre,
de nuit, à la chambre de Julien. Mais celui-ci croit prudent de la lui
refuser. Aussitôt, Mme de Rênal lui écrit une lettre, où elle expose un
plan de défense contre la lettre anonyme : elle demande à Julien d'en
écrire une à son époux, dont elle dicte les termes. Julien se retirera à
Verrières, courtisera la bonne société et fera croire que Valenod est sur
le point de l'engager, comme précepteur de ses propres enfants. M. de Rênal
ne devrait pas supporter cette perspective, ce qui ferait revenir Julien à
Vergy, maison de campagne des Rênal.
Chapitre 21:
Crise intérieure de M. de Rênal, qui passe la nuit dans les incertitudes,
et délibère sur la conduite à tenir. Il pense dresser un piège pour
s'assurer de la véridicité des faits. Mais, au retour de la messe, son
épouse lui remet la lettre anonyme confectionnée par Julien, et parvient à
détourner ses soupçons sur Valenod, dont elle le pousse à lire les lettres
à elle adressées dans le passé. Dans sa hâte à se les procurer, M. de Rênal
va jusqu'à briser le secrétaire de sa femme. A la fin, Mme de Rênal obtient
la réalisation de son plan : Julien se voit accorder un congé de quinze
jours à Verrières.
Chapitre 22 :
A Verrières, Julien reçoit la visite du sous-préfet Maugiron, qui lui
propose un poste de précepteur à 800 F. Julien s'empresse de demander
conseil à M. de Rênal et fait confidence de la proposition à M. Valenod.
Invité à déjeuner chez Valenod, avec quelques notables libéraux, on lui
demande une démonstration de son savoir : réciter par coeur la Bible en
latin, ce qui provoque l'admiration de l'assistance. Après s'être retiré,
Julien exprime son mépris des gens vulgaires, et manifeste des affinités
avec le mode de vie aristocratique des Rênal. Un jour, Mme de Rênal le
surprend à Verrières où elle est venue pour des courses. Moments charmants,
interrompus par l'air soupçonneux du mari. Analyse de la situation
politique de Valenod et de ses intrigues locales.
Chapitre 23:
Affaire de l'adjudication de la maison de Verrières, qui échappe aux visées
du maire. Julien, qui assistait à l'adjudication, se fait traiter d'espion
de M. de Rênal. Le soir, survient le chanteur Geronimo, qui déride
l'atmosphère. Il raconte son histoire : par quelle tromperie, il s'est fait
chasser du conservatoire de Naples, pour se faire engager comme chanteur au
San Carlino. Mme de Rênal se laisse aller à rêver une vie conjugale avec
Julien, si elle se trouvait veuve de M. de Rênal. Cependant toute la ville
s'entretient de ses amours avec Julien. La servante Elisa, ayant fait
connaître en confession à l'abbé Chélan les amours de Julien, l'abbé exige
que celui-ci quitte Verrières pour le séminaire. Afin d'apaiser l'amertume
de sa maîtresse, Julien lui promet de revenir la voir régulièrement. Quant
à M. de Rênal, il envisage un duel avec Valenod, mais son épouse l'en
dissuade et lui fait accepter l'idée que Julien entre au séminaire.
Nouvelle lettre anonyme, qui pousse Rênal à acheter des pistolets pour un
duel. De nouveau, son épouse l'en dissuade et convainc M. De Rênal
d'accorder à Julien les 600 F de sa pension au séminaire. Le jeune homme
n'accepte qu'à grand peine, considérant cette somme comme un prêt
remboursable. Trois jours après son départ pour Besançon, Julien revient,
de nuit, visiter Mme de Rênal. Mais celle-ci, persuadée qu'il s'agit de
leur dernière rencontre, reste d'une froideur de glace.
Chapitre 24:
A Besançon, Julien fait d'abord le tour de sa citadelle, pour flatter ses
ambitions militaires, puis entre dans un café où l'on joue au billard, et
entame la conversation avec la jeune dame de comptoir : Amanda Binet.
Julien regarde de travers un homme qui vient d'entrer, qu'Amanda présente
comme son beau-frère, et qui est sans doute son amant ; il envisage un
duel. Amanda parvient à le faire quitter les lieux. Avant d'entrer au
séminaire, Julien prend la précaution de déposer ses vêtements bourgeois
dans une auberge.
Chapitre 25:
Arrivé au séminaire, Julien est introduit dans le bureau de l'abbé Pirard,
son directeur. Atterré par l'atmosphère du lieu, il se trouve mal. Revenu à
lui, il peut s'entretenir avec l'abbé, qui lit une lettre de recommandation
rédigée par l'abbé Chélan. Suit une conversation en latin, durant laquelle
l'abbé Pirard sonde l'éducation théologique du jeune homme. Après trois
heures d'entretien, Julien est conduit à sa chambre, dont la vue donne sur
la campagne.
Chapitre 26 :
Julien se choisit pour confesseur l'abbé Pirard -- une étourderie.
Médiocrité des autres séminaristes. L'abbé Pirard intercepte des lettres
d'amour adressées, de Dijon, à Julien. Visite de Fouqué, qui apprend que
Mme de Rênal a sombré dans la dévotion. Julien ne tarde pas à s'apercevoir
que sa conduite, son ardeur à l'étude, lui ont aliéné la sympathie de ses
condisciples. Pour la regagner, il s'efforce à l'hypocrisie et à la
médiocrité dévote. Mais comme il ne se réjouit pas de la choucroute qui est
servie, il se fait mépriser. Un jour, il est convoqué dans le bureau de
l'abbé Pirard, pour répondre d'une délation : on a trouvé dans sa malle une
carte où sont portées des indications relatives à Amanda Binet.
Chapitre 27 :
Les malheurs de Julien en butte à l'incompréhension de ses collègues,
occupés de cures avantageuses, et jaloux de sa supériorité intellectuelle.
Chapitre 28 :
Julien est mandé à la cathédrale pour préparer les tentures de la
Fête-Dieu. De ce labeur, il s'acquitte avec maestria, suscitant la
reconnaissance de l'abbé Chas. Julien participe avec exaltation à la
procession. Tandis qu'il garde une partie désertée de l'édifice, il
remarque deux dames près d'un confessionnal. L'une d'elle est Mme de Rênal,
qui s'évanouit à sa vue.
Chapitre 29:
L'abbé Pirard fait appeler Julien. C'est pour lui accorder un privilège :
il le fait répétiteur pour le Nouveau et l'Ancien Testament, et lui révèle
combien il tient à lui. S'ensuit un moment d'émotion sincère. Mais aux
examens, Julien est victime d'un piège du grand vicaire de Frilaire, qui le
fait trop parler sur Horace, un auteur profane! Un jour Julien reçoit une
lettre de Paris qui lui envoie une somme d'argent, et lui demande de
continuer ses études brillantes. Explication : M. de la Mole, en
correspondance avec Pirard sur certaine affaire, cherche à le remercier des
services rendus. Il lui propose, par une lettre, de s'installer à Paris, où
il lui trouvera une cure tranquille. Pirard rédige sa lettre de démission
du séminaire à l'adresse de l'évêque, et envoie Julien la porter. Celui-ci,
ému de ce départ, met à sa disposition ses 600 F d'économie. A l'évêché,
Julien s'entretient avec l'évêque, qui, charmé de sa connaissance des
poètes latins, lui fait cadeau des oeuvres de Tacite. L'abbé Pirard ne
tarde pas à quitter Besançon, nommé à une cure magnifique dans les environs
de Paris.
Chapitre 30:
A Paris, le marquis de La Mole propose à l'abbé Pirard de devenir son
secrétaire, richement appointé, et de s'occuper de ses procès en
Franche-Comté. Déclinant cette offre, l'abbé propose les services de
Julien, qui reçoit une lettre le convoquant à Paris, avec les fonds
nécessaires à son déplacement. Avant de quitter la Franche-Comté, Julien se
rend chez Fouqué, qui ne se montre pas enthousiaste de cette promotion, et
rencontre l'abbé Chélan, qui lui intime l'ordre de quitter Verrières sans
revoir personne. Mais Julien renvoie son cheval et, au prix d'une audace
folle, escaladant la façade du château par une échelle jusqu'à parvenir à
la chambre de Mme de Rênal. Celle-ci commence par lerepousser, lui raconte
ce qu'a été sa vie, puis Julien, à son tour, fait le récit des tracasseries
auxquelles il a été en butte au séminaire. Le ton de l'intimité se rétablit
entre eux. Après trois heures d'entretien, Mme de Rênal finit par céder aux
instances de Julien, lui propose même de rester une journée de plus auprès
d'elle, caché dans sa chambre. Mme de Rênal se charge de faire disparaître
l'échelle, qu'un domestique ira cacher dans le grenier. Julien passe ainsi
la journée enfermé dans la chambre de Mme Derville. Le soir, ils dînent
ensemble dans la chambre de Mme de Rênal, lorsque surgit l'époux. Julien se
dissimule sous le canapé, de sorte que M. de Rênal ne s'aperçoit pas de sa
présence. Mais, dans la nuit, à nouveau M. de Rênal tambourine à la porte
de sa femme : il craint un voleur, après la découverte de l'échelle. Julien
saute par la fenêtre, et parvient à s'enfuir, tandis que les balles
sifflent à ses oreilles.
LIVRE SECOND
Chapitre 1:
Dans la malle-poste vers Partis, conversation entre Falcoz et Saint-Giraud,
lequel fuit les tracasseries politiques de la province, et clame son
animosité à l'égard de Bonaparte, qu'il juge responsable du rétablissement
des anciennes hiérarchies sociales. Julien, quant à lui, dès son arrivée à
Paris, et pour satisfaire à sa passion bonapartiste, se rend en pèlerinage
à la Malmaison. Plus tard, il revoit l'abbé Pirard, qui l'informe du mode
de vie qui sera le sien chez le marquis de La Mole, et fait son instruction
morale relativement à la vie parisienne. Eblouissement de Julien à son
arrivée à l'hôtel de La Mole.
Chapitre 2 :
Premier et bref entretien de Julien avec le marquis. L'habit Pirard le
quitte en le laissant aux soins du tailleur qui lui confectionnera un
habit. Lors de son premier dîner, Julien parvient à se faire remarquer par
sa culture et son à-propos.
Chapitre 3:
Prise de contact avec les enfants de la famille : Norbert et Mathilde. Il
se fait remarquer d'une autre manière : en tombant de cheval! Mais le
lendemain, crânement, il remonte et parvient à effectuer la sortie sans
incident.
Chapitre 4:
Atmosphère du salon de l'hôtel de La Mole : magnificence et ennui.
Echantillon des dialogues de moquerie légère qui s'y entendent.
Chapitre 5:
Julien capte la confiance du marquis qui, de plus en plus, lui confie ses
affaires épineuses à débrouiller. Cependant, Julien se sent tenu à l'écart
et éprouve un sentiment de solitude.
Chapitre 6 :
Un jour, il s'estime injurié par un certain regard jeté dans un café, et
provoque le personnage en duel. Mais le lendemain, lorsqu'il se rend au
domicile indiqué, il ne trouve qu'un dandy, qui n'est pas son personnage ;
le duel ne peut donc avoir lieu. A la sortie, Julien reconnaît son
agresseur, qui n'est autre que le cocher de la maison. Du coup, son maître
consent au duel, dans lequel Julien est légèrement blessé. Pour ne pas
avoir l'air de s'être battu avec un homme de rien, son adversaire fait
courir le bruit que Julien est le fils naturel du marquis de La Mole. A peu
de temps de là, ce dernier consent à cette fable, qui peut lui être utile à
l'avenir, et invite Julien à se frotter davantage au beau monde.
Chapitre 7 :
Le marquis envoie Julien en Angleterre, pour qu'il y fréquente l'ambassade
de France. Au retour, il lui remet une décoration. Valenod, devenu maire de
Verrières, en remplacement de M. de Rênal, vient à Paris et se fait
présenter au marquis de La Mole. A cette occasion, Julien réclame la place
de directeur du dépôt de mendicité de Verrières pour son père. Il prend
conscience des compromissions dans lesquelles il lui faut entrer.
Chapitre 8 :
Julien transformé en dandy voit arriver Mme de La Mole et sa fille, retour
d'Hyères. Mlle de la Mole lui demande d'assister avec son frère Norbert au
prochain bal de M. de Retz. Magnificence de cet hôtel, et de la fête qui
s'y tient. Julien capte quelques échantillons de conversation sur la beauté
des jeunes femmes présentes, dont Mathilde est la reine. Elle fait assaut
d'érudition avec Julien, et, à propos du comte Altamira, conspirateur
libéral, fait réflexion que la peine de mort est la seule grandeur qui ne
s'achète pas. Cependant, Julien procède à une évaluation du personnage de
Mathilde, contre laquelle il était fâché depuis l'ordre intimé d'aller au
bal. L'entretien avec Altamira déçoit Mathilde. Elle ne cesse de faire
réflexion sur l'existence d'ennui qui l'attend avec le convenable et
conventionnel marquis de Croisenois, qu'elle doit épouser.
Chapitre 9:
Au bal, Mathilde se désennuie de ces mondanités en prêtant attention aux
propos de Julien, qu'elle entend parler de Danton avec Altamira, qui se
sait menacé d'extradition et de pendaison dans son pays. Propos de cynisme
politique d'Altamira. Les deux hommes ignorent les réactions de Mathilde
qui s'efforce de s'insinuer dans la conversation. Réflexions d'Altamira sur
les salons parisiens : l'esprit y fait défaut; on l'emprisonne; et la
vanité y règne. En plébéien révolté, Julien médite sur Marino Faliero : une
conspiration a pour effet d'effacer les différences de classe. Il passe la
nuit à lire l'histoire de la Révolution. Le lendemain, s'étant présentée à
la bibliothèque, Mathilde parvient à peine à se faire remarquer de Julien,
qui finit par dévoiler ses pensées révolutionnaires et s'interroger sur
l'opportunité de la violence dans les révolutions.
Chapitre 10 :
En la comparant avec l'affectation de Mathilde, Julien se souvient avec
nostalgie du naturel des sentiments vrais dont faisait preuve Mme de Rênal
à son égard. Après un dîner où il a vu Mathilde en habit de deuil, Julien
se fait expliquer par un académicien familier de la maison les raisons de
ce rite : il commémore de la décapitation en place de grève d'un des aïeux
de La Mole, en 1574. Peu à peu Julien s'efforce de sortir de son rôle de
confident passif. Mathilde affectionne les temps héroïques de la Ligue. Peu
à peu, Julien se départit de sa réserve blessée d'homme pauvre, et entre
dans le ton des confidences. Il surprend en Mathilde un air doux à son
égard. Incertitudes de Julien quant aux dispositions amoureuses de la jeune
femme à son encontre : l'aime-t-elle vraiment ?
Chapitre 11:
Ironies de Mathilde face à ses prétendants insipides. Face à l'ennui qu'ils
lui inspirent, elle prend de l'intérêt dans la compagnie de Julien. C'est à
ce moment que Mathilde décide qu'elle l'aimera.
Chapitre 12:
Spéculations de la jeune femme sur cette liaison : héroïsme solitaire du
jeune homme pauvre. Son frère l'avertit qu'en cas de révolution, il les
guillotinera tous. Mathilde fait la comparaison entre les jeunes gens
convenables de son monde, et l'énergie de Julien. Avantage à Julien.
Bientôt, les jeunes aristocrates se liguent pour contrebattre la bonne
opinion que Mathilde a de cet intrus. Mais elle les couvre de sarcasmes ;
leur confusion. A son tour, Mathilde se demande si Julien voit en elle une
amie, ou bien s'il est question d'amour. Ce sujet de préoccupation chasse
en elle tout ennui. Quant à elle, elle décide de se livrer à une grande
passion.
Chapitre 13.
Le lendemain, Julien a le soupçon qu'on veuille se moquer de lui. Mais il
s'aperçoit que Mathilde partage avec lui des comportements d'hypocrisie :
elle lit, comme lui, Voltaire en cachette, et détourne les mémoires
hostiles à la politique du trône et de l'autel que fait acheter secrètement
son père. Il la voit comme un Machiavel, l'accomplissement de la
scélératesse parisienne. Cependant, incertain quant au sort qu'on lui
réserve, Julien prend le parti de quitter la place pour un voyage en
Languedoc. Mathilde parvient à lui faire différer son départ. D'elle, il
reçoit une lettre, qui est une déclaration d'amour. Réaction orgueilleuse
de Julien. Un moment de vertu est vite balayé par la haine de classe : son
mérite l'emporte sur celui d'un Croisenois! Par précaution Julien envoie la
lettre de Mathilde à son ami Fouqué, dissimulée dans une Bible. C'est dans
l'ivresse qu'il répond à la jeune femme.
Chapitre 14 :
Période d'hésitations et de doutes de Mathilde quant à son amour pour
Julien. Considérations sur le courage relatif des hommes d'aujourd'hui par
rapport à celui des hommes du XVIe siècle. Elle se souvient avec inquiétude
du temps où elle se permettait la hardiesse d'écrire aux jeunes gens à la
mode. Mathilde mesure l'énormité de son audace au cas où Julien se
servirait de la prise qu'elle lui donnait sur elle. Le lendemain matin,
Julien remet sa réponse. Pour lui, un bataille se prépare, contre l'orgueil
de la naissance, et il se reproche de n'être point parti. Nouvel échange de
lettres entre les jeunes gens. Puis un troisième, et cette fois, Mathilde
demande à Julien de la rejoindre dans sa chambre, la nuit, au moyen d'une
échelle.
Chapitre 15 :
Julien mesure l'imprudence ; il croit à un piège, décide de ne pas même
répondre, et de partir en voyage. Mais bientôt il balance entre la prudence
et l'audace, et place les lettres de Mathilde en lieu sûr, car ses ennemis
pourraient tenter de les récupérer sur lui, en cas d'attaque. En attendant
le moment d'agir, il rédige un petit mémoire justificatif de sa conduite,
au cas où il lui arriverait malheur dans l'événement, et l'expédie à
Fouqué, avec ordre de le publier en cas d'accident. Au dîner qui précède,
Julien s'avoue qu'il a peur de ce qui peut advenir. Plus tard, il vérifie
l'échelle, et fait la comparaison avec l'épisode semblable de Verrières : à
ce moment-là, il était sûr des intentions de Mme de Rênal.
Chapitre 16 :
Julien se prépare à son entreprise nocturne, et prend soin d'observer le
comportement des domestiques, qui pourraient tomber sur lui. Leur
comportement festin le rassure. Néanmoins, il a peur. A une heure du matin,
par l'échelle, il accède à la chambre de Mathilde, qui l'attendait. Elle
commence par se refuser à ses avances, et lui demande de renvoyer l'échelle
au moyen d'une corde, pour ne pas casser les vitres des salons en
contrebas. Grand embarras pour tous deux. Mathilde réclame ses lettres ;
Julien détaille les précautions qu'il a prises. Réaction enflammée de
Mathilde, qui ne se refuse plus qu'à demi. Nul bonheur amoureux pour Julien
dans cette situation, rien que des satisfactions d'ambitieux, de voir plier
une fille de haute naissance. De son côté, Mathilde commence à sentir la
folie qu'elle a faite, qui la livre à Julien, et elle en souffre
intérieurement. C'est par devoir, et non par tendresse, que Mathilde
devient enfin sa maîtresse, mais plus par un acte volontaire que par élan
véritable. Nuit plus singulière qu'exaltante pour Julien. A la fin,
Mathilde en est encore à se demander si elle l'aime.
Chapitre 17 :
Les jours suivants, elle affecte la plus grande froideur. Julien se perd en
conjecture sur les motifs de cette conduite. En fait, Mathilde est en proie
aux fureurs de la vanité : elle s'est donnée un maître ; Julien est le
premier amour de sa vie. Au bout de quelque temps, leur dialogue tourne à
la haine et au dépit. A partir du moment où Julien se voit brouillé
définitivement avec Mathilde, il se met à l'aimer passionnément. Sur le
point de partir pour le Midi, il la rencontre dans la bibliothèque. Sur un
mot insolent, Julien, dans sa colère, s'essaie à la tuer. Mathilde sort
bouleversée de la scène. Lorsqu'il annonce son intention de partir pour le
Languedoc, M. de La Mole s'y refuse, car il réserve à Julien d'autres
fonctions. Désarroi de Julien.
Chapitre 18 :
Cherchant à renouer avec Julien, Mathilde l'entraîne dans le jardin et
prend le ton des confidences intimes, relatant ses anciennes velléités
d'amour pour les jeunes gens de son monde, ce qui suscite la jalousie de
Julien. C'est en constatant les faiblesses de son partenaire que Mathilde
s'autorise à l'aimer. Julien n'a pas lu de romans, et n'a donc pas
l'expérience du sentiment. Il a la maladresse de révéler qu'il aime, et, du
coup, Mathilde le méprise et prend ses distances. Julien, malheureux, la
fuit, mais ne cesse de penser à elle, connaît des distractions dans son
travail. Cependant Mathilde médite sur la fortune qu'elle pourrait apporter
à Julien.
Chapitre 19 :
Cependant un travail intérieur, en faveur de Julien, se produit en
Mathilde. En cas de nouvelle révolution, elle s'envisage comme une autre
Mme Roland. En dessinant, par hasard, elle s'aperçoit qu'elle trace
spontanément le portrait de Julien. A l'Opéra où l'a entraînée sa mère,
Mathilde est frappée par une cantilène d'amour, qu'elle applique à sa
position. Dans son émotion, elle connaît un moment d'amour vrai, et non
plus d'amour de tête. Intervention de Stendhal pour protester contre
l'accusation d'immoralité de son héroïne : le roman est un miroir qu'on
promène le long d'un chemin. Julien, quant à lui, traverse une phase
« renversée », dénigrant ses qualités à ses propres yeux. Il va jusqu'à
songer au suicide. Mais la nuit, cédant à une inspiration irrésistible, il
renouvelle la scène de l'échelle, frappe à la fenêtre de Mathilde, et se
fait ouvrir. Moments de félicité et d'égarement : Mathilde se proclame la
servante de Julien. Lorsque son amant se retire à l'aube, en replaçant
l'échelle, Mathilde lui jette par la fenêtre une moitié de ses cheveux
qu'elle vient de couper, en signe de soumission à son maître. Mais le
lendemain, Julien a la surprise de constater un retournement d'attitude :
Mathilde ne le juge pas suffisamment exceptionnel pour justifier les folies
qu'elle a faites en sa faveur. Désespoir de Julien.
Chapitre 20 :
Le lendemain, le jeune homme se sent en disgrâce dans le salon, tandis que
Mathilde a repris ses grâces auprès des jeunes aristocrates. Mal à l'aise,
Julien quitte les lieux. Enfin Mathilde l'aborde, c'est pour lui dire
qu'elle ne l'aime plus! Dans une scène de rupture, la jeune femme s'emporte
contre lui, de la manière la plus haineuse, ivre d'avoir récupéré la
maîtrise de soi. Un autre jour, par inadvertance, Julien casse un vase du
Japon : ainsi fait-il de son amour pour Mathilde. En fait, sa passion
contrariée ne fait que croître.
Chapitre 21 :
Le marquis lui laisse entendre qu'il va l'envoyer en ambassade pour
rapporter des propos appris par coeur lors d'une réunion secrète, qui tient
de la conspiration aristocratique. Départ du marquis et de Julien pour
cette réunion. Mise en place des conspirateurs.
Chapitre 22 :
Julien à la séance de conspiration. Digression de Stendhal sur la politique
dans le roman. Dans son intervention, M. de La Mole demande à ses
partenaires qu'il sacrifient le cinquième de leurs revenus pour lever une
milice destinée à appuyer une intervention étrangère, afin de sauver la
monarchie.
Chapitre 23 :
Suite de la discussion politique : il faut l'argent de l'Angleterre et un
parti armé en France pour que se produise une intervention étrangère afin
de rétablir la monarchie d'Ancien Régime. Le poids du clergé sera capital
pour dominer le peuple. Intervention de M. de Nerval, premier ministre en
fonction, sollicité de quitter son poste, et qui défend ses intérêts
personnels. Propos exaltés du jeune évêque d'Agde : c'est de Paris qu'est
venu tout le mal ; il faut le détruire. Le lendemain, départ de Julien pour
l'étranger. Sa nuit passée dans une auberge. Il y retrouve Geronimo, et
s'aperçoit qu'on veut bloquer leur progression en cachant les chevaux de
poste dont ils ont besoin. On les drogue pour les faire dormir. La nuit,
deux hommes, dont un prêtre (l'abbé Castanède, chef de la police de la
congrégation sur la frontière du Nord) , pénètrent dans sa chambre et
fouillent sa malle, sans trouver aucun papier compromettant. Cependant,
Julien réussit à gagner sa destination auprès d'un duc allemand, et après
avoir accompli sa mission, reçoit ordre de séjourner en attente dix jours à
Strasbourg.
Chapitre 24 :
Pendant son séjour dans cette ville, Julien ne cesse de penser à Mathilde.
La solitude du voyageur augmente ses idées noires. Se promenant à cheval,
près de Kehl, sur le théâtre des opérations napoléoniennes, il rencontre le
prince Korasoff, qui lui fait le récit, très approximatif, du siège de
1796. Julien est rempli d'une admiration stupide pour cet homme brillant.
Le prince s'étant informé de sa tristesse, Julien lui fait confidence de
ses peines d'amour. Et celui-ci prodigue des conseils de séduction
(tactique de la diversion) pour parvenir à attirer l'attention de la femme
aimée. Il lui remet copie de 53 lettres d'amour toutes faites. Le prince
finit par lui proposer d'épouser sa cousine en Russie, proposition par
laquelle Julien est un instant tenté. Mais revenu à Paris, après sa
mission, il décide de mettre en application les préceptes de Korasoff, et
de feindre de faire la cour à Mme de Fervaques.
Chapitre 25 :
De retour à Paris, il fait confidence de cet amour supposé à Altamira. Pour
lui être utile, celui-ci le conduit auprès de don Diego Bustos, qui fit en
vain la cour à cette dame. Ses avis: la question est de savoir s'il s'agit
d'une prude, lasse de sa position. Au dîner, Julien revoit Mathilde, qui ne
l'attendait point. Dans l'intervalle, elle l'a d'ailleurs presque oublié.
Julien commence donc sa cour auprès de Mme de Fervaques. A ce moment,
Mathilde prend conscience que Julien est bien le mari qu'il lui faut. Le
marquis La Mole sera prochainement ministre, ce qui voudrait dire un
évêché pour Julien.
Chapitre 26 :
Portrait moral de Mme de Fervaques : le calme patricien. Conformément aux
préceptes du manuel épistolaire de Korasoff, Julien, après huit jours de
cour à la maréchale de Fervaques, lui fait parvenir la première lettre
copiée. Réactions favorables de l'intéressée.
Chapitre 27 :
Pendant une quinzaine de jours, Julien poursuit le jeu des lettres copiées
pour la maréchale. Un jour, il reçoit d'elle une invitation à dîner.
L'oncle de la maréchale, haut dignitaire de l'Eglise de France,
dispensateur de bénéfices ecclésiastiques, fréquente son salon. Par le
petit Tanbeau, autre secrétaire du marquis, Julien apprend que Mme de
Fervaques n'est pas insensible au penchant que Julien lui manifeste.
Chapitre 28 :
Dans ce jeu stupide des lettres copiées, Julien commet une bévue : il
recopie textuellement une lettre traitant de Londres et Richemond, au lieu
de Paris, ce dont lui fait remarque la destinataire. Pendant ce temps,
Mathilde ne parvient pas à détacher sa pensée de Julien, dont elle admire
la faculté de dissimulation et le machiavélisme, tandis que Julien doute de
ses capacités. Il lui arrive de songer à quelque suicide solitaire.
Chapitre 29 :
Mme de Fervaques regrette que Julien ne soit pas encore prêtre, pour couper
court aux calomnies, car l'intérêt qu'elle prend à ses lettres de Julien
s'accroît. Elle-même écrit quotidiennement. Les réponses de Julien sont
toujours copiées sur le manuel, et ont peu de rapport avec les lettres
reçues ; le style emphatique empêche que Mme de Fervaques s'y arrête.
Quant aux lettres de la maréchale, Julien les jette dans un tiroir sans les
décacheter. Ce manège, surpris par Mathilde, déclenche en elle une douleur
d'orgueil ; elle accuse Julien de la mépriser, et tombe évanouie à ses
pieds.
Chapitre 30 :
Mathilde décachette nerveusement les lettres de la maréchale, puis exprime
ses regrets de tout l'orgueil dont elle a pu faire souffrir Julien. Lui
s'impose une froideur affectée, alors qu'il est prêt à céder aux élans de
l'amour. Le soir, il répond à l'invitation de la maréchale, dans sa loge à
l'Opéra.
Chapitre 31 :
En visite dans la loge de Mme de La Mole, Julien y trouve Mathilde en
larmes. En dépit de son envie, Julien se retient de lui adresser la parole,
de peur de trahir son amour : il s'imagine qu'un tel aveu serait de nature
à faire évanouir celui de Mathilde, car il vit dans la crainte de reperdre
l'avantage qu'il vient de gagner dans cette sorte de bataille. L'idée lui
vient que pour tenir l'ennemi en respect, il faut lui faire peur. Dans un
tête-à-tête, Mathilde lui propose, comme garantie de son amour, qu'il
l'enlève pour Londres, et ainsi la déshonore. Soudain, Julien faiblit et se
laisse aller à faire confidence de son amour et de son malheur passé. Sûr,
maintenant, d'avoir gagné l'amour de Mathilde, il n'en continue pas moins
sa correspondance avec Mme de Fervaques.
Chapitre 32 :
Pour la première fois, M connaît l'amour. Mais son orgueil lui dicte d'agir
dangereusement. Bientôt, elle se trouve enceinte, et annonce son intention
d'écrire à son père pour lui dévoiler la situation. Julien obtient qu'elle
diffère d'une semaine. Lettre d'aveu de Mathilde à son père. A la suite de
quoi, Julien est, séance tenante, convoqué chez le marquis.
Chapitre 33 :
Dans sa fureur, le marquis accable Julien des plus bas jurons. Le jeune
homme lui propose de le faire tuer dans son jardin par un de ses hommes.
Après cet entretien, il décide d'aller solliciter les conseils de l'abbé
Pirard. De son côté, Mathilde voit son père, et lui affirme que s'il arrive
malheur à Julien, elle portera le deuil de Mme veuve Sorel. Lorsque Julien
rentre à l'hôtel de La Mole, Mathilde lui ordonne de gagner la propriété de
Villequier et de lui abandonner le soin de ses affaires.
Chapitre 34 :
Par suite de l'indécision du marquis, un mois se passe sans que la
négociation avance. Un jour, il décide une donation de ses terres du
Languedoc, assortie d'une rente. Cependant, Mathilde demande à son père de
venir assister à son prochain mariage. Alors, le marquis se voit acculer à
prendre un parti. Parfois, il rêve d'une fortune brillante pour Julien,
mais redoute un côté que tout le monde qualifie d'effrayant dans le
caractère de Julien. Au terme de longues délibérations, il prend le parti
d'écrire une lettre à sa fille, dans laquelle il met à disposition de
Julien un brevet de lieutenant de hussards. Mathilde lui répond en
demandant l'autorisation de se marier prochainement. Sur ce point, le
marquis ne répond pas : il ordonne à Julien de partir sur le champ à
Strasbourg, où son régiment tient garnison. Il fait observer à Mathilde
qu'en fait, elle ne connaît pas vraiment Julien. Julien, quant à lui, croit
son roman fini par un succès.
Chapitre 35 :
A Strasbourg, le nouveau lieutenant se fait immédiatement respecter, en
dépit d'une absence de formation et de son jeune âge. Soudain, un message
de Mathilde lui parvient : tout est perdu ; qu'il rentre d'urgence à Paris!
Lorsqu'ils se retrouvent, elle lui donne à lire une lettre du marquis,
écrite avant son départ pour une destination inconnue. Il transmet à sa
fille une lettre de Mme de Rênal, au sujet de la moralité de Julien, en
réponse à une demande d'information diligentée par le marquis. Cette lettre
dénonce sévèrement l'ambition et l'intéressement de Julien, criminel par
les moyens de séduction mis en oeuvre. Lorsqu'il en prend connaissance,
Julien s'enfuit, prend la malle poste pour Verrières, y achète une paire de
pistolets, se rend à la messe où assiste Mme de Rênal, et, dans l'église,
tire deux coups sur elle.
Chapitre 36 :
Aussitôt Julien est arrêté, et conduit en prison. Mme de Rênal n'est que
blessée, ce qui l'afflige, car elle désirait la mort. Elle avait remords de
sa lettre à M. de La Mole, dictée par son confesseur. Le juge reçoit des
aveux complets : Julien désire sa condamnation à mort, qu'il estime
méritée. Il écrit à Mlle de La Mole : qu'elle garde le silence sur leur
aventure, ne parle pas de son père à l'enfant qui va naître, et qu'elle
épouse M. de Croisenois. Progressivement, Julien renonce à l'ambition et
se prépare à la mort. Nul remords. Mais le geôlier lui apprend que Mme de
Rênal n'est pas morte de ses blessures. Alors seulement, il connaît le
regret. Transporté dans le donjon de la prison de Besançon, il y jouit
d'une vue superbe. Un moment, il envisage de se tuer, mais y renonce. Il a
trouvé dans sa prison une sorte de bonheur.
Chapitre 37 :
Un jour, il reçoit la visite de l'abbé Chélan, vieilli par les ans et
abattu par la circonstance. A travers lui, Julien voit la mort dans sa
laideur; elle lui paraît moins facile. Puis Fouqué vient le voir : il ne
songe qu'à vendre tout son bien pour trouver les moyens de faire évader
Julien. Cette visite sublime rend à l'accusé la force que celle de l'abbé
Chélan lui avait ôtée. Quant à son père, Julien entend ne pas le voir.
Chapitre 38 :
Déguisée en paysanne, Mlle de la Mole lui rend visite. Julien lui reproche
aussitôt cette audace, qui risque de la perdre, si elle est sue. Pour
vaincre le responsable qui faisait obstacle, Mathilde a dû lui révéler son
vrai nom. Dans sa folie, elle propose à Julien de se tuer avec lui. Elle
parcourt Besançon dans l'idée de soulever le peuple en faveur de Julien. A
force de sollicitations, elle obtient un rendez-vous avec l'abbé de
Frilair, et ne se rend à l'évêché qu'avec crainte. Mathilde ne tarde pas à
lui avouer qu'elle est la fille de son puissant adversaire. Frilair calcule
l'intérêt de ces confidences qui peuvent le porter à l'évêché. Il l'assure
qu'il dispose de la majorité des jurés, ainsi que du ministère public, pour
répondre du verdict.
Chapitre 39 :
Mathilde éprouve alors la passion la plus folle pour Julien, ne parle que
de projets les plus périlleux, veut étonner le public par l'excès de sa
passion. Mais Julien est fatigué d'héroïsme, et souhaiterait plus
d'intimité. L'ambition est morte en son coeur ; une autre a pris sa place :
le remords d'avoir attenté à Mme de Rênal, dont il est éperdument amoureux.
Enfin, Julien demande à Mathilde d'épouser M. de Croisenois, dont elle fera
l'avenir, et de confier la garde de son fils à Mme de Rênal, qui, elle,
dans quinze ans, ne l'aura pas encore oublié.
Chapitre 40 :
Face au juge et à l'avocat, Julien néglige les éléments de sa défense. Il
constate qu'il n'a connu le bonheur d'exister que depuis qu'il est en
prison, et que sa vie est menacée. Il passe ses journées à fumer des
cigares sur la terrasse du donjon. Pendant ce temps, le mot d'évêché est
prononcé en faveur de l'abbé de Frilair, qui se dépense en intrigues auprès
des jurés pour sauver Julien. De son côté, Mme de Rênal, venue à Besançon
pour le procès, écrit à chacun des jurés pour demander l'indulgence ; elle
renonce à toute vengeance.
Chapitre 41 :
Enfin, le procès s'ouvre. Mathilde porte à l'abbé de Frilair une lettre de
Mgr l'évêque de ***, premier prélat de France, qui demande l'acquittement
de Julien. Une nouvelle fois, Frilair répond du jury. Quand Julien est
conduit au tribunal, un murmure d'intérêt l'accueille à son entrée dans la
salle, remplie de jolies femmes ; on se bouscule à la porte pour assister
aux débats. Lors de la plaidoirie, l'accusé est sur le point de
s'attendrir. Puis Julien prend la parole pendant vingt minutes; il dit tout
ce qu'il a sur le coeur, se présente comme l'illustration d'un cas social
de paysan ambitieux méritant la mort, et dénonce son jury comme appartenant
à la classe bourgeoise. Après une longue délibération, ce jury le déclare
coupable et le condamne à la peine de mort, dans les trois jours. Autour de
lui, les femmes sanglotent, et Mathilde, cachée derrière un pilier, jette
un cri. Julien soupçonne que Valenod, président du jury, son rival auprès
de Mme de Rênal, a cherché à se venger.
Chapitre 42 :
De retour à la prison, Julien est placé dans l'inconfortable cachot des
condamnés à mort. Il repousse les consolations de la religion, tient le
Dieu de la Bible pour un despote sans pitié. Mais le Dieu de Fénelon,
celui-là ne saurait-il pardonner? Mathilde, changée par la douleur, le
réveille au matin ; elle est venue avec l'avocat pour lui faire signer son
appel. Mais Julien refuse : il craint que son courage s'émousse après
plusieurs mois de cachot, et préfère mourir sans tarder. Pendant toute la
durée de cette entrevue avec Mathilde, Julien ne cesse de rêver à Mme de
Rênal, à sa chambre à coucher de Verrières ; il est persuadé que la femme
qu'il a voulu assassiner sera la seule à pleurer sincèrement sa mort.
Chapitre 43 :
Une heure plus tard, il est réveillé par des larmes -- celles de Mme de
Rênal! Celle-ci le supplie à son tour de signer son appel, et cette fois,
Julien y consent. Duo d'amour. Ils se font des confidences sur leur passé.
Pour la première fois, Julien comprend les sacrifices qu'elle a fait pour
lui en venant le voir dans sa prison. Pendant ce temps, à la porte de la
prison, un prêtre, à deux genoux dans la boue, fait le siège pour obtenir
la confession du condamné. Furieux de ces manifestations qui ameutent la
foule, Julien demande qu'on fasse entrer le prêtre, et parvient à le faire
décamper en lui demandant de dire une messe à son intention.
Chapitre 44 :
Nouvelle visite de Mathilde. Si le recours en grâce n'aboutit pas, la mort
de Julien, laisse-t-elle entendre, ressemblera à un suicide. Julien
parvient à se défaire d'elle ; il aspire à la solitude, quand Fouqué, à son
tour, vient le voir ; il le congédie également. Puis c'est au tour de son
père, que Julien reçoit avec grand malaise, et qui l'accable de reproches.
Julien retourne la situation en l'intéressant à ses économies. Resté seul,
et affaibli par l'incarcération, Julien s'adonne à des réflexions
métaphysiques, aspire à une religion vraie et bonne. Mais il convient, pour
finir, que la seule chose qui lui manque est la présence de Mme de Rênal.
Chapitre 45 :
En dépit des instructions de son mari, celle-ci s'est échappée de Verrières
et est revenue à Besançon pour être auprès de Julien. Elle obtient de le
voir deux fois par jour. Julien apprend la mort, dans un duel, du marquis
de Croisenois, lequel avait su par lettres anonymes la vérité de la
situation de Mathilde. Cette mort change les plans de Julien quant à
l'avenir de Mathilde ; il tente à présent de la persuader d'épouser M. de
Luz. Frappé de son propre irrémédiable malheur (Julien en aime une autre),
Mathilde traverse une phase dépressive. Au milieu de cette vie apaisée avec
Mme de Rênal, Julien est encore la victime d'une intrigue de son
confesseur, qui lui demande une conversion avec éclat, pour faire
impression sur les jeunes femmes de Besançon. Refus hautain de Julien, qui
tient à garder sa dignité. Peu après, Mme de Rênal lui confie son intention
de se rendre à Saint-Cloud, réclamer auprès du roi Charles X la grâce de
Julien. Mais Julien lui interdit cette démarche. Il prépare sa fin, demande
que sa dépouille soit enterrée dans une petite grotte de la montagne
dominant Verrières. Après l'exécution, Mathilde vient visiter la dépouille,
pose la tête de Julien sur une table et la baise au front. Dans le cortège
funèbre, à l'insu de tous, elle porte cette tête sur ses genoux. La
cérémonie se fait avec vingt prêtres et de nombreux curieux venus des
environs. Plus tard, assistée de Fouqué, Mathilde enterre elle-même la tête
de Julien. Par la suite, elle fait orner de marbre venu d'Italie la grotte
funéraire. Quant à Mme de Rênal, elle meurt trois jours après l'enterrement
de Julien, entourée de ses enfants.
[Daniel Durosay]
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER rouge1 --------------------------------
LE ROUGE ET LE NOIR
Chronique du XIXe siècle
par Stendhal
(1830)
LIVRE PREMIER
« La vérité, l'âpre
vérité » Danton
CHAPITRE PREMIER
UNE PETITE
VILLE
Put thousands together
Less bad,
But the cage
less gay.
HOBBES.
La petite ville de
Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de la Franche-Comté. Ses
maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s'étendent sur la
pente d'une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les
moindres sinuosités. Le Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de
ses fortifications, bâties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées.
Verrières est abritée du côté du nord par une haute montagne, c'est une
des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige dès les
premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se précipite de la montagne, traverse
Verrières avant de se jeter dans le Doubs, et donne le mouvement à un grand
nombre de scies à bois; c'est une industrie fort simple et qui procure un
certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois.
Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville.
C'est à la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit
l'aisance générale qui, depuis la chute de Napoléon, a fait rebâtir les façades
de presque toutes les maisons de Verrières.
A peine entre-t-on dans la
ville que l'on est étourdi par le fracas d'une machine bruyante et terrible en
apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler
le pavé, sont élevés par une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de
ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce
sont des jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces
marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformés en
clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui étonnent le plus le
voyageur qui pénètre pour la première fois dans les montagnes qui séparent la
France de l'Helvétie. Si, en entrant à Verrières, le voyageur demande à qui
appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la
grande rue, on lui répond avec un accent traînard: Eh! elle est à M. le maire
.
Pour peu que le voyageur s'arrête quelques instants dans cette
grande rue de Verrières, qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers
le sommet de la colline, il y a cent à parier contre un qu'il verra paraître un
grand homme à l'air affairé et important.
A son aspect tous les chapeaux
se lèvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est vêtu de gris. Il
est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au
total sa figure ne manque pas d'une certaine régularité: on trouve même, au
premier aspect, qu'elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte
d'agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans.
Mais bientôt le voyageur parisien est choqué d'un certain air de contentement de
soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif. On sent
enfin que le talent de cet homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce
qu'on lui doit, et à payer lui-même le plus tard possible quand il doit.
Tel est le maire de Verrières, M. de Rênal. Après avoir traversé la rue
d'un pas grave, il entre à la mairie et disparaît aux yeux du voyageur. Mais,
cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperçoit une maison
d'assez belle apparence, et, à travers une grille de fer attenante à la maison,
des jardins magnifiques. Au-delà, c'est une ligne d'horizon formée par les
collines de la Bourgogne, et qui semble faite à souhait pour le plaisir des
yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l'atmosphère empestée des petits
intérêts d'argent dont il commence à être asphyxié.
On lui apprend que
cette maison appartient à M. de Rênal. C'est aux bénéfices qu'il a faits sur sa
grande fabrique de clous que le maire de Verrières doit cette belle habitation
en pierre de taille qu'il achève en ce moment. Sa famille, dit-on, est
espagnole, antique, et, à ce qu'on prétend, établie dans le pays bien avant la
conquête de Louis XIV.
Depuis 1815, il rougit d'être industriel: 1815
l'a fait maire de Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses
parties de ce magnifique jardin qui, d'étage en étage, descend jusqu'au Doubs,
sont aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du fer.
Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui
entourent les villes manufacturières de l'Allemagne, Leipsick, Francfort,
Nuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse sa
propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de
droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rênal, remplis de murs,
sont encore admirés parce qu'il a acheté, au poids de l'or, certains petits
morceaux de terrain qu'ils occupent. Par exemple, cette scie à bois, dont la
position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrières,
et où vous avez remarqué le nom de SOREL, écrit en caractères gigantesques sur
une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur
lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M.
de Rênal.
Malgré sa fierté, M. le maire a dû faire bien des démarches
auprès du vieux Sorel, paysan dur et entêté; il a dû lui compter de beaux louis
d'or pour obtenir qu'il transportât son usine ailleurs. Quant au ruisseau
public qui faisait aller la scie, M. de Rênal, au moyen du crédit dont il
jouit à Paris, a obtenu qu'il fût détourné. Cette grâce lui vint après les
élections de 182...
Il a donné à Sorel quatre arpents pour un, à cinq
cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Et, quoique cette position fût
beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le père Sorel,
comme on l'appelle depuis qu'il est riche, a eu le secret d'obtenir de
l'impatience et de la manie de propriétaire , qui animait son voisin, une
somme de 6000 francs.
Il est vrai que cet arrangement a été critiqué par
les bonnes têtes de l'endroit. Une fois, c'était un jour de dimanche, il y a
quatre ans de cela, M. de Rênal, revenant de l'église en costume de maire, vit
de loin le vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce
sourire a porté un jour fatal dans l'âme de M. le maire, il pense depuis lors
qu'il eût pu obtenir l'échange à meilleur marché.
Pour arriver à la
considération publique à Verrières, l'essentiel est de ne pas adopter, tout en
bâtissant beaucoup de murs, quelque plan apporté d'Italie par ces maçons, qui,
au printemps, traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle
innovation vaudrait à l'imprudent bâtisseur une éternelle réputation de
mauvaise tête , et il serait à jamais perdu auprès des gens sages et
modérés qui distribuent la considération en Franche-Comté.
Dans le fait,
ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme ; c'est à cause de
ce vilain mot que le séjour des petites villes est insupportable pour qui a vécu
dans cette grande république qu'on appelle Paris. La tyrannie de l'opinion, et
quelle opinion! est aussi bête dans les petites villes de France, qu'aux
Etats-Unis d'Amérique.
CHAPITRE II
UN MAIRE
L'importance! monsieur, n'est-ce rien? Le respect des sots,
l'ébahissement des enfants, l'envie des riches, le mépris du sage.
BARNAVE.
Heureusement pour la réputation de
M. de Rênal comme administrateur, un immense mur de soutènement était
nécessaire à la promenade publique qui longe la colline à une centaine de pieds
au-dessus du cours du Doubs. Elle doit à cette admirable position une des vues
les plus pittoresques de France. Mais, à chaque printemps, les eaux de pluie
sillonnaient la promenade, y creusaient des ravins et la rendaient impraticable.
Cet inconvénient, senti par tous, mit M. de Rênal dans l'heureuse nécessité
d'immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de
trente ou quarante toises de long.
Le parapet de ce mur pour lequel M.
de Rênal a dû faire trois voyages à Paris, car l'avant-dernier ministre de
l'Intérieur s'était déclaré l'ennemi mortel de la promenade de Verrières, le
parapet de ce mur s'élève maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme
pour braver tous les ministres présents et passés, on le garnit en ce moment
avec des dalles de pierre de taille.
Combien de fois, songeant aux bals
de Paris abandonnés la veille, et la poitrine appuyée contre ces grands blocs de
pierre d'un beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plongé dans la vallée
du Doubs! Au-delà, sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallées au fond
desquelles l'oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Après avoir couru de
cascade en cascade on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud
dans ces montagnes; lorsqu'il brille d'aplomb, la rêverie du voyageur est
abritée sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide
et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent à la terre rapportée,
que M. le maire a fait placer derrière son immense mur de soutènement, car,
malgré l'opposition du conseil municipal, il a élargi la promenade de plus de
six pieds (quoiqu'il soit ultra et moi libéral, je l'en loue), c'est pourquoi
dans son opinion et dans celle de M. Valenod, l'heureux directeur du dépôt de
mendicité de Verrières, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle
de Saint-Germain-en-Laye.
Je ne trouve, quant à moi, qu'une chose à
reprendre au COURS DE LA FIDELITE; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt
endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de
Rênal; ce que je reprocherais au Cours de la Fidélité, c'est la manière barbare
dont l'autorité fait tailler et tondre jusqu'au vif ces vigoureux platanes. Au
lieu de ressembler par leurs têtes basses, rondes et aplaties, à la plus
vulgaire des plantes potagères, ils ne demanderaient pas mieux que d'avoir ces
formes magnifiques qu'on leur voit en Angleterre. Mais la volonté de M. le maire
est despotique, et deux fois par an tous les arbres appartenant à la commune
sont impitoyablement amputés. Les libéraux de l'endroit prétendent, mais ils
exagèrent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus sévère depuis
que M. le vicaire Maslon a pris l'habitude de s'emparer des produits de la
tonte.
Ce jeune ecclésiastique fut envoyé de Besançon, il y a quelques
années, pour surveiller l'abbé Chélan et quelques curés des environs. Un vieux
chirurgien-major de l'armée d'Italie retiré à Verrières, et qui de son vivant
était à la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste, osa bien un jour
se plaindre à lui de la mutilation périodique de ces beaux arbres.
--
J'aime l'ombre, répondit M. de Rênal avec la nuance de hauteur convenable quand
on parle à un chirurgien, membre de la Légion d'honneur; j'aime l'ombre, je fais
tailler mes arbres pour donner de l'ombre, et je ne conçois pas qu'un arbre soit
fait pour autre chose, quand toutefois, comme l'utile noyer, il ne rapporte
pas de revenu .
Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières:
RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il représente la pensée habituelle de plus des
trois quarts des habitants.
Rapporter du revenu est la raison qui
décide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L'étranger
qui arrive, séduit par la beauté des fraîches et profondes vallées qui
l'entourent, s'imagine d'abord que ses habitants sont sensibles au beau ,
ils ne parlent que trop souvent de la beauté de leur pays: on ne peut pas nier
qu'ils n'en fassent grand cas, mais c'est parce qu'elle attire quelques
étrangers dont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mécanisme de
l'octroi, rapporte du revenu à la ville .
C'était par un beau
jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le Cours de la Fidélité, donnant
le bras à sa femme. Tout en écoutant son mari qui parlait d'un air grave, l'oeil
de Mme de Rênal suivait avec inquiétude les mouvements de trois petits garçons.
L'aîné, qui pouvait avoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et
faisait mine d'y monter. Une voix douce prononçait alors le nom d'Adolphe, et
l'enfant renonçait à son projet ambitieux. Mme de Rênal paraissait une femme de
trente ans, mais encore assez jolie.
-- Il pourrait bien s'en repentir,
ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rênal d'un air offensé, et la joue plus
pâle encore qu'à l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au
Château...
Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant
deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et
les ménagements savants d'un dialogue de province.
Ce beau
monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrières, n'était autre que M. Appert,
qui, deux jours auparavant, avait trouvé le moyen de s'introduire non seulement
dans la prison et le dépôt de mendicité de Verrières, mais aussi dans l'hôpital
administré gratuitement par le maire et les principaux propriétaires de
l'endroit.
-- Mais, disait timidement Mme de Rênal, quel tort peut vous
faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la
plus scrupuleuse probité?
-- Il ne vient que pour déverser le
blâme, et ensuite il fera insérer des articles dans les journaux du libéralisme.
-- Vous ne les lisez jamais, mon ami.
-- Mais on nous parle de
ces articles jacobins; tout cela nous distrait et nous empêche de faire le
bien *. Quant à moi, je ne pardonnerai jamais au curé. [* Historique.]
CHAPITRE III
LE BIEN DES PAUVRES
Un curé
vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village
.
FLEURY.
Il faut savoir que le curé de Verrières,
vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait à l'air vif de ces montagnes une
santé et un caractère de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison,
l'hôpital et même le dépôt de mendicité. C'était précisément à six heures du
matin que M. Appert, qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la sagesse
d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au presbytère.
En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de
France, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan resta
pensif.
Je suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix, ils
n'oseraient! Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux
où, malgré le grand âge, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de faire
une belle action un peu dangereuse:
-- Venez avec moi, monsieur, et en
présence du geôlier et surtout des surveillants du dépôt de mendicité, veuillez
n'émettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit
qu'il avait affaire à un homme de coeur: il suivit le vénérable curé, visita la
prison, l'hospice, le dépôt, fit beaucoup de questions, et, malgré d'étranges
réponses, ne se permit pas la moindre marque de blâme.
Cette visite dura
plusieurs heures. Le curé invita à dîner M. Appert, qui prétendit avoir des
lettres à écrire : il ne voulait pas compromettre davantage son généreux
compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allèrent achever l'inspection du
dépôt de mendicité, et revinrent ensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la
porte le geôlier, espèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées; sa
figure ignoble était devenue hideuse par l'effet de la terreur.
-- Ah!
monsieur, dit-il au curé, dès qu'il l'aperçut, ce monsieur, que je vois là avec
vous, n'est-il pas M. Appert?
-- Qu'importe? dit le curé.
--
C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus précis, et que M. le préfet a envoyé
par un gendarme, qui a dû galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert
dans la prison.
-- Je vous déclare, M. Noiroud, dit le curé, que ce
voyageur, qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit
d'entrer dans la prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant
accompagner par qui je veux?
-- Oui, M. le curé, dit le geôlier à voix
basse, et baissant la tête comme un bouledogue que fait obéir à regret la
crainte du bâton. Seulement, M. le curé, j'ai femme et enfants, si je suis
dénoncé on me destituera; je n'ai pour vivre que ma place.
-- Je serais
aussi bien fâché de perdre la mienne, reprit le bon curé, d'une voix de plus en
plus émue.
-- Quelle différence! reprit vivement le geôlier; vous, M. le
curé, on sait que vous avez 800 livres de rente, du bon bien au soleil...
Tels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt façons
différentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la
petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte à la petite
discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod,
directeur du dépôt de mendicité, il était allé chez le curé pour lui témoigner
le plus vif mécontentement. M. Chélan n'était protégé par personne; il sentit
toute la portée de leurs paroles.
-- Eh bien, messieurs! je serai le
troisième curé, de quatre-vingts ans d'âge, que l'on destituera dans ce
voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici; j'ai baptisé presque tous
les habitants de la ville, qui n'était qu'un bourg quand j'y arrivai. Je marie
tous les jours des jeunes gens, dont jadis j'ai marié les grands-pères.
Verrières est ma famille; mais je me suis dit, en voyant l'étranger: Cet homme
venu de Paris peut être à la vérité un libéral, il n'y en a que trop; mais quel
mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers?
Les reproches de
M. de Rênal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du dépôt de mendicité,
devenant de plus en plus vifs:
-- Eh bien, messieurs! faites-moi
destituer, s'était écrié le vieux curé, d'une voix tremblante. Je n'en habiterai
pas moins le pays. On sait qu'il y a quarante-huit ans, j'ai hérité d'un champ
qui rapporte 800 livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'économies
dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-être pourquoi je ne suis pas si
effrayé quand on parle de me la faire perdre.
M. de Rênal vivait fort
bien avec sa femme; mais ne sachant que répondre à cette idée, qu'elle lui
répétait timidement: « Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux
prisonniers? » il était sur le point de se fâcher tout à fait quand elle jeta un
cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la
terrasse, et y courait, quoique ce mur fût élevé de plus de vingt pieds sur la
vigne qui est de l'autre côté. La crainte d'effrayer son fils et de le faire
tomber empêchait Mme de Rênal de lui adresser la parole. Enfin l'enfant, qui
riait de sa prouesse, ayant regardé sa mère, vit sa pâleur, sauta sur la
promenade et accourut à elle. Il fut bien grondé.
Ce petit événement
changea le cours de la conversation.
-- Je veux absolument prendre chez
moi Sorel, le fils du scieur de planches, dit M. de Rênal; il surveillera les
enfants qui commencent à devenir trop diables pour nous. C'est un jeune prêtre,
ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progrès aux enfants; car il
a un caractère ferme, dit le curé. Je lui donnerai 300 francs et la nourriture.
J'avais quelques doutes sur sa moralité; car il était le benjamin de ce vieux
chirurgien, membre de la Légion d'honneur, qui, sous prétexte qu'il était leur
cousin, était venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort
bien n'être au fond qu'un agent secret des libéraux; il disait que l'air de nos
montagnes faisait du bien à son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouvé. Il
avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en Italie, et même avait,
dit-on, signé non pour l'Empire dans le temps. Ce libéral montrait le
latin au fils Sorel, et lui a laissé cette quantité de livres qu'il avait
apportés avec lui. Aussi n'aurais-je jamais songé à mettre le fils du
charpentier auprès de nos enfants; mais le curé, justement la veille de la scène
qui vient de nous brouiller à jamais, m'a dit que ce Sorel étudie la théologie
depuis trois ans, avec le projet d'entrer au séminaire; il n'est donc pas
libéral, et il est latiniste.
Cet arrangement convient de plus d'une
façon, continua M. de Rênal, en regardant sa femme d'un air diplomatique; le
Valenod est tout fier des deux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa
calèche. Mais il n'a pas de précepteur pour ses enfants.
-- Il pourrait
bien nous enlever celui-ci.
-- Tu approuves donc mon projet? dit M. de
Rênal, remerciant sa femme, par un sourire, de l'excellente idée qu'elle venait
d'avoir. Allons, voilà qui est décidé.
-- Ah, bon Dieu! mon cher ami,
comme tu prends vite un parti!
-- C'est que j'ai du caractère, moi, et
le curé l'a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux
ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude; deux ou
trois deviennent des richards; eh bien! j'aime assez qu'ils voient passer les
enfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur
précepteur . Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que, dans
sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C'est cent écus qu'il m'en pourra
coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire pour soutenir
notre rang.
Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive.
C'était une femme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on
dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la
jeunesse dans la démarche; aux yeux d'un Parisien, cette grâce naïve, pleine
d'innocence et de vivacité, serait même allée jusqu'à rappeler des idées de
douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme de Rênal en eût été
bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affectation n'avaient jamais approché de
ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du dépôt, passait pour lui avoir fait
la cour, mais sans succès, ce qui avait jeté un éclat singulier sur sa vertu;
car ce M. Valenod, grand jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et
de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants,
qu'en province on appelle de beaux hommes.
Mme de Rênal, fort timide, et
d'un caractère en apparence fort inégal, était surtout choquée du mouvement
continuel et des éclats de voix de M. Valenod. L'éloignement qu'elle avait pour
ce qu'à Verrières on appelle de la joie, lui avait valu la réputation d'être
très fière de sa naissance. Elle n'y songeait pas, mais avait été fort contente
de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons
pas qu'elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que, sans
nulle politique à l'égard de son mari, elle laissait échapper les plus belles
occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besançon. Pourvu
qu'on la laissât seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais.
C'était une âme naïve, qui jamais ne s'était élevée même jusqu'à juger
son mari, et à s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait, sans se le dire,
qu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle aimait
surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont
il destinait l'un à l'épée, le second à la magistrature, et le troisième à
l'Eglise. En somme, elle trouvait M. de Rênal beaucoup moins ennuyeux que tous
les hommes de sa connaissance.
Ce jugement conjugal était raisonnable.
Le maire de Verrières devait une réputation d'esprit et surtout de bon ton à une
demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hérité d'un oncle. Le vieux
capitaine de Rênal servait avant la Révolution dans le régiment d'infanterie de
M. le duc d'Orléans, et, quand il allait à Paris, était admis dans les salons du
prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M. Ducrest,
l'inventeur du Palais-Royal. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent
dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce souvenir de choses aussi
délicates à raconter était devenu un travail pour lui, et, depuis quelque temps,
il ne répétait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives à la
maison d'Orléans. Comme il était d'ailleurs fort poli, excepté lorsqu'on parlait
d'argent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de
Verrières.
CHAPITRE IV
UN PERE ET UN FILS
E
sarà mia colpa,
Se cosi è?
MACHIAVELLI.
Ma femme a réellement beaucoup
de tête! se disait, le lendemain à six heures du matin, le maire de Verrières,
en descendant à la scie du père Sorel. Quoi que je lui aie dit, pour conserver
la supériorité qui m'appartient, je n'avais pas songé que si je ne prends pas ce
petit abbé Sorel, qui, dit-on, sait le latin comme un ange, le directeur du
dépôt, cette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me
l'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de ses
enfants!... Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane?
M.
de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un paysan, homme de
près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait fort occupé à mesurer des
pièces de bois déposées le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan
n'eut pas l'air fort satisfait de voir approcher M. le maire; car ces pièces de
bois obstruaient le chemin, et étaient déposées là en contravention.
Le
père Sorel, car c'était lui, fut très surpris et encore plus content de la
singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils Julien. Il ne
l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de désintérêt dont
sait si bien se revêtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du
temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la
physionomie du fellah de l'Egypte.
La réponse de Sorel ne fut d'abord
que la longue récitation de toutes les formules de respect qu'il savait par
coeur. Pendant qu'il répétait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui
augmentait l'air de fausseté et presque de friponnerie naturel à sa physionomie,
l'esprit actif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait
porter un homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il
était fort mécontent de Julien, et c'était pour lui que M. de Rênal lui offrait
le gage inespéré de 300 francs par an, avec la nourriture et même l'habillement.
Cette dernière prétention, que le père Sorel avait eu le génie de mettre en
avant subitement, avait été accordée de même par M. de Rênal.
Cette
demande frappa le maire. Puisque Sorel n'est pas ravi et comblé de ma
proposition, comme naturellement il devrait l'être, il est clair, se dit-il,
qu'on lui a fait des offres d'un autre côté; et de qui peuvent-elles venir, si
ce n'est du Valenod. Ce fut en vain que M. de Rênal pressa Sorel de conclure
sur-le-champ: l'astuce du vieux paysan s'y refusa opiniâtrement; il voulait,
disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un père riche consultait
un fils qui n'a rien, autrement que pour la forme.
Une scie à eau se
compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente
qui porte sur quatre gros piliers en bois. A huit ou dix pieds d'élévation, au
milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis qu'un mécanisme
fort simple pousse contre cette scie une pièce de bois. C'est une roue mise en
mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double mécanisme; celui de la scie
qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la pièce de bois vers la
scie, qui la débite en planches.
En approchant de son usine, le père
Sorel appela Julien de sa voix de stentor; personne ne répondit. Il ne vit que
ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient
les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre
exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur
hache en séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur
père. Celui-ci se dirigea vers le hangar; en y entrant, il chercha vainement
Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à
cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au
lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien lisait.
Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel; il eût peut-être pardonné à
Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de
celle de ses aînés; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait
pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois
fois. L'attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit
de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son
âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là
sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans
le ruisseau le livre que tenait Julien; un second coup aussi violent, donné sur
la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l'équilibre. Il allait tomber à
douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action,
qui l'eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il
tombait:
-- Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits
livres, pendant que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas
perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.
Julien, quoique étourdi
par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à
côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur
physique que pour la perte de son livre qu'il adorait.
-- Descends,
animal, que je te parle.
Le bruit de la machine empêcha encore Julien
d'entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la
peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre
des noix, et l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le
vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu
sait ce qu'il va me faire! se disait le jeune homme. En passant, il regarda
tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui de tous qu'il
affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène .
Il avait
les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune homme de dix-huit
à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats,
et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles,
annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de
l'expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort
bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air
méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n'en est
peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une
taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa
première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné
l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait pour être une charge à
sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son
père; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.
Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner
quelques voix amies parmi les jeunes filles. Méprisé de tout le monde, comme un
être faible, Julien avait adoré ce vieux chirurgien-major qui un jour osa parler
au maire au sujet des platanes.
Ce chirurgien payait quelquefois au père
Sorel la journée de son fils, et lui enseignait le latin et l'histoire,
c'est-à-dire ce qu'il savait d'histoire, la campagne de 1796 en Italie. En
mourant, il lui avait légué sa croix de la Légion d'honneur, les arrérages de sa
demi-solde et trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire
le saut dans le ruisseau public , détourné par le crédit de M. le maire.
A peine entré dans la maison, Julien se sentit l'épaule arrêtée par la
puissante main de son père; il tremblait, s'attendant à quelques coups.
-- Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux
paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant retourne un
soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se
trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du vieux charpentier, qui
avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son âme.
CHAPITRE V
UNE NEGOCIATION
Cunctando restituit rem
.
ENNIUS.
-- Réponds-moi sans mentir, si tu le
peux, chien de lisard ; d'où connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu
parlé?
-- Je ne lui ai jamais parlé, répondit Julien, je n'ai jamais vu
cette dame qu'à l'église.
-- Mais tu l'auras regardée, vilain effronté?
-- Jamais! Vous savez qu'à l'église je ne vois que Dieu, ajouta Julien,
avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le retour des
taloches.
-- Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le
paysan malin, et il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit
hypocrite. Au fait, je vais être délivré de toi, et ma scie n'en ira que mieux.
Tu as gagné M. le curé ou tout autre, qui t'a procuré une belle place. Va faire
ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des
enfants.
-- Qu'aurai-je pour cela?
-- La nourriture,
l'habillement et trois cents francs de gages.
-- Je ne veux pas être
domestique.
-- Animal, qui te parle d'être domestique, est-ce que je
voudrais que mon fils fût domestique?
-- Mais, avec qui mangerai-je?
Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant il
pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien, qu'il accabla
d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses
autres fils.
Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et
tenant conseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien, voyant qu'il ne
pouvait rien deviner, alla se placer de l'autre côté de la scie, pour éviter
d'être surpris. Il voulait penser à cette annonce imprévue qui changeait son
sort, mais il se sentit incapable de prudence; son imagination était tout
entière à se figurer ce qu'il verrait dans la belle maison de M. de Rênal.
Il faut renoncer à tout cela, se dit-il, plutôt que de se laisser
réduire à manger avec les domestiques. Mon père voudra m'y forcer; plutôt
mourir. J'ai quinze francs huit sous d'économies, je me sauve cette nuit; en
deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme, je suis à
Besançon; là, je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je passe en Suisse.
Mais alors plus d'avancement, plus d'ambition pour moi, plus de ce bel état de
prêtre qui mène à tout.
Cette horreur pour manger avec les domestiques
n'était pas naturelle à Julien; il eût fait pour arriver à la fortune des choses
bien autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions
de Rousseau. C'était le seul livre à l'aide duquel son imagination se
figurait le monde. Le recueil des bulletins de la Grande Armée et le Mémorial
de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces
trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'après un mot du vieux
chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs,
et écrits par des fourbes pour avoir de l'avancement.
Avec une âme de
feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si souvent unies à la sottise.
Pour gagner le vieux curé Chélan, duquel il voyait bien que dépendait son sort à
venir, il avait appris par coeur tout le Nouveau Testament en latin, il savait
aussi le livre Du Pape de M. de Maistre, et croyait à l'un aussi peu qu'à
l'autre.
Comme par un accord mutuel, Sorel et son fils évitèrent de se
parler ce jour-là. Sur la brune, Julien alla prendre sa leçon de théologie chez
le curé, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'étrange proposition
qu'on avait faite à son père. Peut-être est-ce un piège, se disait-il, il faut
faire semblant de l'avoir oublié.
Le lendemain de bonne heure, M. de
Rênal fit appeler le vieux Sorel, qui, après s'être fait attendre une heure ou
deux, finit par arriver, en faisant dès la porte cent excuses, entremêlées
d'autant de révérences. A force de parcourir toutes sortes d'objections, Sorel
comprit que son fils mangerait avec le maître et la maîtresse de maison, et les
jours où il y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants.
Toujours plus disposé à incidenter à mesure qu'il distinguait un véritable
empressement chez M. le maire, et d'ailleurs rempli de défiance et d'étonnement,
Sorel demanda à voir la chambre où coucherait son fils. C'était une grande pièce
meublée fort proprement, mais dans laquelle on était déjà occupé à transporter
les lits des trois enfants.
Cette circonstance fut un trait de lumière
pour le vieux paysan; il demanda aussitôt avec assurance à voir l'habit que l'on
donnerait à son fils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs.
-- Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lèvera
un habit noir complet.
-- Et quand même je le retirerais de chez vous,
dit le paysan, qui avait tout à coup oublié ses formes révérencieuses, cet habit
noir lui restera?
-- Sans doute.
-- Eh bien! dit Sorel d'un ton
de voix traînard, il ne reste donc plus qu'à nous mettre d'accord sur une seule
chose: l'argent que vous lui donnerez.
-- Comment! s'écria M. de Rênal
indigné, nous sommes d'accord depuis hier: je donne trois cents francs; je crois
que c'est beaucoup, et peut-être trop.
-- C'était votre offre, je ne le
nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement; et, par un effort
de génie qui n'étonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans
francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rênal: Nous trouvons
mieux ailleurs .
A ces mots, la figure du maire fut bouleversée. Il
revint cependant à lui, et, après une conversation savante de deux grandes
heures, où pas un mot ne fut dit au hasard, la finesse du paysan l'emporta sur
la finesse de l'homme riche, qui n'en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux
articles qui devaient régler la nouvelle existence de Julien se trouvèrent
arrêtés; non seulement ses appointements furent réglés à quatre cents francs,
mais on dut les payer d'avance, le premier de chaque mois.
-- Eh bien!
je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rênal.
-- Pour faire la
somme ronde, un homme riche et généreux comme monsieur notre maire, dit le
paysan d'une voix câline , ira bien jusqu'à trente-six francs.
--
Soit, dit M. de Rênal, mais finissons-en.
Pour le coup, la colère lui
donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu'il fallait cesser de marcher en
avant. Alors, à son tour, M. de Rênal fit des progrès. Jamais il ne voulut
remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel, fort empressé de
le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à penser qu'il serait obligé de
raconter à sa femme le rôle qu'il avait joué dans toute cette négociation.
-- Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur.
M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la levée du drap
noir.
Après cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses
formules respectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la fin, voyant
qu'il n'y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. Sa dernière
révérence finit par ces mots:
-- Je vais envoyer mon fils au château.
C'était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison
quand ils voulaient lui plaire.
De retour à son usine, ce fut en vain
que Sorel chercha son fils. Se méfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était
sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa
croix de la Légion d'honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand
de bois, son ami, nommé Fouqué, qui habitait dans la haute montagne qui domine
Verrières.
Quand il reparut:
-- Dieu sait, maudit paresseux, lui
dit son père, si tu auras jamais assez d'honneur pour me payer le prix de ta
nourriture, que j'avance depuis tant d'années! Prends tes guenilles, et va-t'en
chez M. le maire.
Julien, étonné de n'être pas battu, se hâta de partir.
Mais à peine hors de la vue de son terrible père, il ralentit le pas. Il jugea
qu'il serait utile à son hypocrisie d'aller faire une station à l'église.
Ce mot vous surprend? Avant d'arriver à cet horrible mot, l'âme du jeune
paysan avait eu bien du chemin à parcourir.
Dès sa première enfance, la
vue de certains dragons du 6e, aux longs manteaux blancs, et la tête couverte de
casques aux longs crins noirs, qui revenaient d'Italie, et que Julien vit
attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit
fou de l'état militaire. Plus tard il écoutait avec transport les récits des
batailles du pont de Lodi, d'Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux
chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard jetait sur
sa croix.
Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commença à bâtir à
Verrières une église, que l'on peut appeler magnifique pour une aussi petite
ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien;
elles devinrent célèbres dans le pays, par la haine mortelle qu'elles
suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyé de Besançon, qui
passait pour être l'espion de la congrégation. Le juge de paix fut sur le point
de perdre sa place, du moins telle était l'opinion commune. N'avait-il pas osé
avoir un différend avec un prêtre qui, presque tous les quinze jours, allait à
Besançon, où il voyait, disait-on, Mgr l'évêque?
Sur ces entrefaites, le
juge de paix, père d'une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui
semblèrent injustes; toutes furent portées contre ceux des habitants qui
lisaient le Constitutionnel . Le bon parti triompha. Il ne s'agissait, il
est vrai, que de sommes de trois ou de cinq francs; mais une de ces petites
amendes dut être payée par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colère, cet
homme s'écriait: « Quel changement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le
juge de paix passait pour un si honnête homme! » Le chirurgien-major, ami de
Julien, était mort.
Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon; il
annonça le projet de se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de
son père, occupé à apprendre par coeur une bible latine que le curé lui avait
prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées
entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant lui que
des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fille, si
pâle et si douce, cachait la résolution inébranlable de s'exposer à mille morts
plutôt que de ne pas faire fortune!
Pour Julien, faire fortune, c'était
d'abord sortir de Verrières; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait
glaçait son imagination.
Dès sa première enfance, il avait eu des
moments d'exaltation. Alors il songeait avec délices qu'un jour il serait
présenté aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par
quelque action d'éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l'une d'elles, comme
Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais?
Depuis bien des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie,
sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'était fait le
maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs qu'il
croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait.
La construction
de l'église et les sentences du juge de paix l'éclairèrent tout à coup; une idée
qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s'empara de
lui avec la toute-puissance de la première idée qu'une âme passionnée croit
avoir inventée.
« Quand Bonaparte fit parler de lui, la France avait
peur d'être envahie; le mérite militaire était nécessaire et à la mode.
Aujourd'hui, on voit des prêtres de quarante ans avoir cent mille francs
d'appointements, c'est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de
division de Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de
paix, si bonne tête, si honnête homme, jusqu'ici, si vieux, qui se déshonore par
crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut être prêtre. »
Une fois, au milieu de sa nouvelle piété, il y avait déjà deux ans que
Julien étudiait la théologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui
dévorait son âme. Ce fut chez M. Chélan, à un dîner de prêtres auquel le bon
curé l'avait présenté comme un prodige d'instruction, il lui arriva de louer
Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine, prétendit
s'être disloqué le bras en remuant un tronc de sapin, et le porta pendant deux
mois dans cette position gênante. Après cette peine afflictive, il se pardonna.
Voilà le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et à qui l'on en
eût tout au plus donné dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras,
entrait dans la magnifique église de Verrières.
Il la trouva sombre et
solitaire. A l'occasion d'une fête, toutes les croisées de l'édifice avaient été
couvertes d'étoffe cramoisie. Il en résultait, aux rayons du soleil, un effet de
lumière éblouissant, du caractère le plus imposant et le plus religieux. Julien
tressaillit. Seul, dans l'église, il s'établit dans le banc qui avait la plus
belle apparence. Il portait les armes de M. de Rênal.
Sur le prie-Dieu,
Julien remarqua un morceau de papier imprimé, étalé là comme pour être lu. Il y
porta les yeux et vit:
Détails de l'exécution et des derniers moments
de Louis Jenrel, exécuté à Besançon, le...
Le papier était déchiré.
Au revers on lisait les deux premiers mots d'une ligne, c'étaient: Le premier
pas .
Qui a pu mettre ce papier là, dit Julien? Pauvre malheureux,
ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien... et il froissa le
papier.
En sortant, Julien crut voir du sang près du bénitier, c'était
de l'eau bénite qu'on avait répandue: le reflet des rideaux rouges qui
couvraient les fenêtres la faisait paraître du sang.
Enfin, Julien eut
honte de sa terreur secrète.
Serais-je un lâche? se dit-il, aux
armes!
Ce mot si souvent répété dans les récits de batailles du
vieux chirurgien était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement
vers la maison de M. de Rênal.
Malgré ces belles résolutions, dès qu'il
l'aperçut à vingt pas de lui, il fut saisi d'une invincible timidité. La grille
de fer était ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer là-dedans.
Julien n'était pas la seule personne dont le coeur fût troublé par son
arrivée dans cette maison. L'extrême timidité de Mme de Rênal était déconcertée
par l'idée de cet étranger, qui, d'après ses fonctions, allait se trouver
constamment entre elle et ses enfants. Elle était accoutumée à avoir ses fils
couchés dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coulé quand elle
avait vu transporter leurs petits lits dans l'appartement destiné au précepteur.
Ce fut en vain qu'elle demanda à son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le
plus jeune, fût reporté dans sa chambre.
La délicatesse de femme était
poussée à un point excessif chez Mme de Rênal. Elle se faisait l'image la plus
désagréable d'un être grossier et mal peigné, chargé de gronder ses enfants,
uniquement parce qu'il savait le latin, un langage barbare pour lequel on
fouetterait ses fils.
CHAPITRE VI
L'ENNUI
Non so più
cosa son,
Cosa faccio .
MOZART: Figaro
.
Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient
naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait
par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près
de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant,
extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et
avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de
ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque
de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée,
qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre
créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la
main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de
l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la
porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit
tout près de l'oreille:
-- Que voulez-vous ici, mon enfant?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de
Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté,
il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa
question.
-- Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin,
tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal
resta interdite, ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien
n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si
éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes
qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de
ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une
jeune fille, elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son
bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre
sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants!
--
Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin?
Ce mot de
monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant.
-- Oui,
madame, dit-il timidement.
Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa
dire à Julien:
-- Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants?
-- Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi?
-- N'est-ce
pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque
instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez?
S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une
dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien: dans
tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme
il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de
Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les
grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à
l'ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le
bassin de la fontaine publique. A sa grande joie, elle trouvait l'air timide
d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses
enfants la dureté et l'air rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal,
le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement.
Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la
porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.
-- Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé.
De
sa vie une sensation purement agréable n'avait aussi profondément ému Mme de
Rênal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succédé à des craintes plus
inquiétantes. Ainsi ces jolis enfants, si soignés par elle, ne tomberaient pas
dans les mains d'un prêtre sale et grognon. A peine entrée sous le vestibule,
elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonné, à
l'aspect d'une maison si belle, était une grâce de plus aux yeux de Mme de
Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le
précepteur devait avoir un habit noir.
-- Mais est-il vrai, monsieur,
lui dit-elle en s'arrêtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant
sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin?
Ces mots
choquèrent l'orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait
depuis un quart d'heure.
-- Oui, madame, lui dit-il en cherchant à
prendre un air froid; je sais le latin aussi bien que M. le curé, et même
quelquefois il a la bonté de dire mieux que lui.
Mme de Rênal trouva que
Julien avait l'air fort méchant, il s'était arrêté à deux pas d'elle. Elle
s'approcha et lui dit à mi-voix:
-- N'est-ce pas, les premiers jours,
vous ne donnerez pas le fouet à mes enfants, même quand ils ne sauraient pas
leurs leçons.
Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame
fit tout à coup oublier à Julien ce qu'il devait à sa réputation de latiniste.
La figure de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des
vêtements d'été d'une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien
rougit extrêmement et dit avec un soupir et d'une voix défaillante:
--
Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout.
Ce fut en ce moment
seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipée, que
Mme de Rênal fut frappée de l'extrême beauté de Julien. La forme presque
féminine de ses traits et son air d'embarras, ne semblèrent point ridicules à
une femme extrêmement timide elle-même. L'air mâle que l'on trouve communément
nécessaire à la beauté d'un homme lui eût fait peur.
-- Quel âge
avez-vous, monsieur? dit-elle à Julien.
-- Bientôt dix-neuf ans.
-- Mon fils aîné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée,
ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son
père a voulu le battre, l'enfant a été malade pendant toute une semaine, et
cependant c'était un bien petit coup.
Quelle différence avec moi, pensa
Julien. Hier encore, mon père m'a battu. Que ces gens riches sont heureux!
Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se
passait dans l'âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la
timidité, et voulut l'encourager.
-- Quel est votre nom, monsieur? lui
dit-elle, avec un accent et une grâce dont Julien sentit tout le charme, sans
pouvoir s'en rendre compte.
-- On m'appelle Julien Sorel, madame; je
tremble en entrant pour la première fois de ma vie dans une maison étrangère,
j'ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les
premiers jours. Je n'ai jamais été au collège, j'étais trop pauvre; je n'ai
jamais parlé à d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la
Légion d'honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de moi.
Mes frères m'ont toujours battu, ne les croyez pas, s'ils vous disent du mal de
moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais mauvaise intention.
Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rênal.
Tel est l'effet de la grâce parfaite, quand elle est naturelle au caractère, et
que surtout la personne qu'elle décore ne songe pas à avoir de la grâce; Julien,
qui se connaissait fort bien en beauté féminine, eût juré dans cet instant
qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l'idée hardie de lui baiser
la main. Bientôt il eut peur de son idée; un instant après, il se dit: Il y
aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m'être utile,
et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier
à peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot
de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par
quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal lui
adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter avec les
enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pâle; il
dit, d'un air contraint:
-- Jamais, madame, je ne battrai vos enfants;
je le jure devant Dieu.
Et en disant ces mots, il osa prendre la main de
Mme de Rênal, et la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et, par
réflexion, choquée. Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu
sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres,
l'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda
elle-même, il lui sembla qu'elle n'avait pas été assez rapidement indignée.
M. de Rênal, qui avait entendu parler, sortit de son cabinet; du même
air majestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages à la
mairie, il dit à Julien:
-- Il est essentiel que je vous parle avant que
les enfants ne vous voient.
Il fit entrer Julien dans une chambre et
retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal
s'assit avec gravité.
-- M. le curé m'a dit que vous étiez un bon sujet,
tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content, j'aiderai à
vous faire par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus
ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici trente-six
francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne pas donner un sou
de cet argent à votre père.
M. de Rênal était piqué contre le vieillard,
qui, dans cette affaire, avait été plus fin que lui.
-- Maintenant,
monsieur , car d'après mes ordres tout le monde ici va vous appeler
monsieur, et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une maison de gens comme il
faut; maintenant, monsieur, il n'est pas convenable que les enfants vous voient
en veste. Les domestiques l'ont-il vu? dit M. de Rênal à sa femme.
--
Non, mon ami, répondit-elle d'un air profondément pensif.
-- Tant mieux.
Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui.
Allons maintenant chez M. Durand, le marchand de drap.
Plus d'une heure
après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noir,
il retrouva sa femme assise à la même place. Elle se sentit tranquillisée par la
présence de Julien, en l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne
songeait point à elle; malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme
dans ce moment n'était que celle d'un enfant; il lui semblait avoir vécu des
années depuis l'instant où, trois heures auparavant, il était tremblant dans
l'église. Il remarqua l'air glacé de Mme de Rênal, il comprit qu'elle était en
colère de ce qu'il avait osé lui baiser la main. Mais le sentiment d'orgueil que
lui donnait le contact d'habits si différents de ceux qu'il avait coutume de
porter, le mettait tellement hors de lui-même, et il avait tant d'envie de
cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de
fou. Mme de Rênal le contemplait avec des yeux étonnés.
-- De la
gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être respecté de mes
enfants et de mes gens.
-- Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans
ces nouveaux habits; moi, pauvre paysan, je n'ai jamais porté que des vestes;
j'irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre.
-- Que te
semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rênal à sa femme.
Par un
mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte,
Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari.
-- Je ne suis point aussi
enchantée que vous de ce petit paysan, vos prévenances en feront un impertinent
que vous serez obligé de renvoyer avant un mois.
-- Eh bien! nous le
renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il pourra m'en coûter, et
Verrières sera accoutumée à voir un précepteur aux enfants de M. de Rênal. Ce
but n'eût point été rempli si j'eusse laissé à Julien l'accoutrement d'un
ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai, bien entendu, l'habit noir complet que
je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de
trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l'ai couvert.
L'heure que
Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rênal. Les enfants,
auxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteur, accablaient leur mère de
questions. Enfin Julien parut. C'était un autre homme. C'eût été mal parler que
de dire qu'il était grave; c'était la gravité incarnée. Il fut présenté aux
enfants, et leur parla d'un air qui étonna M. de Rênal lui-même.
-- Je
suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous
apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de réciter une leçon. Voici la
sainte Bible, dit-il en leur montrant un petit volume in-32, relié en noir.
C'est particulièrement l'histoire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la
partie qu'on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent réciter des
leçons, faites-moi réciter la mienne.
Adolphe, l'aîné des enfants, avait
pris le livre.
-- Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi le
premier mot d'un alinéa. Je réciterai par coeur le livre sacré, règle de notre
conduite à tous, jusqu'à ce que vous m'arrêtiez.
Adolphe ouvrit le
livre, lut un mot, et Julien récita toute la page, avec la même facilité que
s'il eût parlé français. M. de Rênal regardait sa femme d'un air de triomphe.
Les enfants, voyant l'étonnement de leurs parents, ouvraient de grands yeux. Un
domestique vint à la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le
domestique resta d'abord immobile, et ensuite disparut. Bientôt la femme de
chambre de madame et la cuisinière arrivèrent près de la porte; alors Adolphe
avait déjà ouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la
même facilité.
-- Ah! mon Dieu! le joli prêtre, dit tout haut la
cuisinière, bonne fille fort dévote.
L'amour-propre de M. de Rênal était
inquiet; loin de songer à examiner le précepteur, il était tout occupé à
chercher dans sa mémoire quelques mots latins; enfin, il put dire un vers
d'Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le
sourcil:
-- Le saint ministère auquel je me destine m'a défendu de lire
un poète aussi profane.
M. de Rênal cita un assez grand nombre de
prétendus vers d'Horace. Il expliqua à ses enfants ce que c'était qu'Horace;
mais les enfants, frappés d'admiration, ne faisaient guère attention à ce qu'il
disait. Ils regardaient Julien.
Les domestiques étant toujours à la
porte, Julien crut devoir prolonger l'épreuve:
-- Il faut, dit-il au
plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m'indique aussi un passage du
livre saint.
Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le
premier mot d'un alinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât
au triomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod, le
possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-préfet de
l'arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de monsieur; les
domestiques eux-mêmes n'osèrent pas le lui refuser.
Le soir, tout
Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille. Julien répondait à
tous d'un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire s'étendit si rapidement
dans la ville, que peu de jours après, M. de Rênal, craignant qu'on ne le lui
enlevât, lui proposa de signer un engagement de deux ans.
-- Non,
monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais
obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à rien n'est point
égal, je le refuse.
Julien sut si bien faire que, moins d'un mois après
son arrivée dans la maison, M. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant
brouillé avec MM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l'ancienne passion
de Julien pour Napoléon, il n'en parlait qu'avec horreur.
CHAPITRE VII
LES AFFINITES ELECTIVES
Ils ne
savent toucher le coeur qu'en le froissant .
UN MODERNE.
Les enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pensée
était ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait
jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son arrivée avait
en quelque sorte chassé l'ennui de la maison, il fut un bon précepteur. Pour
lui, il n'éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était
admis, à la vérité au bas bout de la table, ce qui explique peut-être la haine
et l'horreur. Il y eut certains dîners d'apparat, où il put à grande peine
contenir sa haine pour tout ce qui l'environnait. Un jour de la Saint-Louis
entre autres, M. Valenod tenait le dé chez M. de Rênal, Julien fut sur le point
de se trahir; il se sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants.
Quels éloges de la probité! s'écria-t-il; on dirait que c'est la seule vertu; et
cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui évidemment a
doublé et triplé sa fortune, depuis qu'il administre le bien des pauvres! je
parierais qu'il gagne même sur les fonds destinés aux enfants trouvés, à ces
pauvres dont la misère est encore plus sacrée que celle des autres! Ah!
monstres! monstres! Et moi aussi, je suis une sorte d'enfant trouvé, haï de mon
père, de mes frères, de toute ma famille.
Quelques jours avant la
Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son bréviaire dans un petit
bois, qu'on appelle le Belvédère, et qui domine le Cours de la Fidélité, avait
cherché en vain à éviter ses deux frères, qu'il voyait venir de loin par un
sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait été tellement
provoquée par le bel habit noir, par l'air extrêmement propre de leur frère, par
le mépris sincère qu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le
laisser évanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et
le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien étendu sur
la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il donna de la jalousie à
M. Valenod.
Il prenait l'alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal
fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté; c'était le premier écueil
qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible, afin de
faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait porté à lui baiser la
main.
Elisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n'avait pas manqué de
devenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa maîtresse.
L'amour de Mlle Elisa avait valu à Julien la haine d'un des valets. Un jour, il
entendit cet homme qui disait à Elisa: Vous ne voulez plus me parler depuis que
ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette
injure; mais, par instinct de joli garçon, il redoubla de soins pour sa
personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de
coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé. A la soutane près, c'était le
costume que portait Julien.
Mme de Rênal remarqua qu'il parlait plus
souvent que de coutume à Mlle Elisa; elle apprit que ces entretiens étaient
causés par la pénurie de la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de
linge, qu'il était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et
c'est pour ces petits soins qu'Elisa lui était utile. Cette extrême pauvreté,
qu'elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal; elle eut envie de lui faire des
cadeaux, mais elle n'osa pas; cette résistance intérieure fut le premier
sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien et le
sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle étaient synonymes pour elle.
Tourmentée par l'idée de la pauvreté de Julien, Mme de Rênal parla à son mari de
lui faire un cadeau de linge:
-- Quelle duperie! répondit-il. Quoi!
faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous
sert bien? ce serait dans le cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler
son zèle.
Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne
l'eût pas remarquée avant l'arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrême
propreté de la mise, d'ailleurs fort simple, du jeune abbé, sans se dire: Ce
pauvre garçon, comment peut-il faire?
Peu à peu, elle eut pitié de tout
ce qui manquait à Julien, au lieu d'en être choquée.
Mme de Rênal était
une de ces femmes de province que l'on peut très bien prendre pour des sottes
pendant les quinze premiers jours qu'on les voit. Elle n'avait aucune expérience
de la vie, et ne se souciait pas de parler. Douée d'une âme délicate et
dédaigneuse, cet instinct de bonheur naturel à tous les êtres faisait que, la
plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages
grossiers au milieu desquels le hasard l'avait jetée.
On l'eût remarquée
pour le naturel et la vivacité d'esprit, si elle eût reçu la moindre éducation.
Mais en sa qualité d'héritière, elle avait été élevée chez des religieuses
adoratrices passionnées du Sacré-Coeur de Jésus , et animées d'une haine
violente pour les Français ennemis des jésuites. Mme de Rênal s'était trouvé
assez de sens pour oublier bientôt, comme absurde, tout ce qu'elle avait appris
au couvent; mais elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les
flatteries précoces dont elle avait été l'objet, en sa qualité d'héritière d'une
grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée lui avaient donné
une manière de vivre tout intérieure. Avec l'apparence de la condescendance la
plus parfaite, et d'une abnégation de volonté, que les maris de Verrières
citaient en exemple à leurs femmes, et qui faisait l'orgueil de M. de Rênal, la
conduite habituelle de son âme était en effet le résultat de l'humeur la plus
altière. Telle princesse, citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus
d'attention à ce que ses gentilshommes font autour d'elle, que cette femme si
douce, si modeste en apparence, n'en donnait à tout ce que disait ou faisait son
mari. Jusqu'à l'arrivée de Julien, elle n'avait réellement eu d'attention que
pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies,
occupaient toute la sensibilité de cette âme qui, de la vie, n'avait adoré que
Dieu, quand elle était au Sacré-Coeur de Besançon.
Sans qu'elle
daignât le dire à personne, un accès de fièvre d'un de ses fils la mettait
presque dans le même état que si l'enfant eût été mort. Un éclat de rire
grossier, un haussement d'épaules, accompagné de quelque maxime triviale sur la
folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de
chagrins, que le besoin d'épanchement l'avait portée à faire à son mari, dans
les premières années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout
elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans
le coeur de Mme de Rênal. Voilà ce qu'elle trouva au lieu des flatteries
empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait passé sa jeunesse.
Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière pour parler de ce genre de
chagrins, même à son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes
étaient comme son mari, M. Valenod et le sous-préfet Charcot de Maugiron. La
grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n'était pas intérêt
d'argent, de préséance ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui
les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des
bottes et un chapeau de feutre.
Après de longues années, Mme de Rênal
n'était pas encore accoutumée à ces gens à argent au milieu desquels il fallait
vivre.
De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des
jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la
sympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt pardonné son
ignorance extrême qui était une grâce de plus, et la rudesse de ses façons
qu'elle parvint à corriger. Elle trouva qu'il valait la peine de l'écouter, même
quand on parlait des choses les plus communes, même quand il s'agissait d'un
pauvre chien écrasé, comme il traversait la rue, par la charrette d'un paysan
allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari,
tandis qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués
de Julien. La générosité, la noblesse d'âme, l'humanité lui semblèrent peu à peu
n'exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et
même l'admiration que ces vertus excitent chez les âmes bien nées.
A
Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite simplifiée;
mais à Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide
maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romans, et jusque dans les
couplets du Gymnase, l'éclaircissement de leur position. Les romans leur
auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter; et ce modèle, tôt ou
tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant, la vanité eût
forcé Julien à le suivre.
Dans une petite ville de l'Aveyron ou des
Pyrénées, le moindre incident eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous
nos cieux plus sombres, un jeune homme pauvre, et qui n'est qu'ambitieux parce
que la délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des
jouissances que donne l'argent, voit tous les jours une femme de trente ans
sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les
romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu à peu dans
les provinces, il y a plus de naturel.
Souvent, en songeant à la
pauvreté du jeune précepteur, Mme de Rênal était attendrie jusqu'aux larmes.
Julien la surprit un jour, pleurant tout à fait.
-- Eh! madame, vous
serait-il arrivé quelque malheur?
-- Non, mon ami, lui répondit-elle;
appelez les enfants, allons nous promener.
Elle prit son bras et
s'appuya d'une façon qui parut singulière à Julien. C'était pour la première
fois qu'elle l'avait appelé mon ami.
Vers la fin de la promenade, Julien
remarqua qu'elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas.
-- On vous
aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l'unique héritière d'une
tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de présents... Mes fils
font des progrès... si étonnants... que je voudrais vous prier d'accepter un
petit présent comme marque de ma reconnaissance. Il ne s'agit que de quelques
louis pour vous faire du linge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore plus,
et elle cessa de parler.
-- Quoi, madame? dit Julien.
-- Il
serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de ceci à mon
mari.
-- Je suis petit, madame, mais je ne suis pas bas, reprit Julien
en s'arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa hauteur,
c'est à quoi vous n'avez pas assez réfléchi. Je serais moins qu'un valet si je
me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi que ce soit de relatif à mon
argent.
Mme de Rênal était atterrée.
-- M. le maire, continua
Julien, m'a remis cinq fois trente-six francs depuis que j'habite sa maison, je
suis prêt à montrer mon livre de dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit,
même à M. Valenod qui me hait.
A la suite de cette sortie, Mme de Rênal
était restée pâle et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l'un ni
l'autre pût trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de
Rênal devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien;
quant à elle, elle le respecta, elle l'admira, elle en avait été grondée. Sous
prétexte de réparer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait causée, elle se
permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces manières fit pendant huit
jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet fut d'apaiser en partie la colère
de Julien; il était loin d'y voir rien qui pût ressembler à un goût personnel.
Voilà, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient, et
croient ensuite pouvoir tout réparer par quelques singeries!
Le coeur de
Mme de Rênal était trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgré ses
résolutions à cet égard, elle ne racontât pas à son mari l'offre qu'elle avait
faite à Julien, et la façon dont elle avait été repoussée.
-- Comment,
reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un refus de la part d'un
domestique ?
Et comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot:
-- Je parle, madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses
chambellans à sa nouvelle épouse: « Tous ces gens-là , lui dit-il,
sont nos domestiques . » Je vous ai lu ce passage des Mémoires de
Besenval, essentiel pour les préséances. Tout ce qui n'est pas gentilhomme, qui
vit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots
à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs.
-- Ah! mon ami, dit Mme
de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques!
-- Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari en
s'éloignant et pensant à la quotité de la somme.
Mme de Rênal tomba sur
une chaise, presque évanouie de douleur! Il va humilier Julien, et par ma faute!
Elle eut horreur de son mari, et se cacha la figure avec les mains. Elle se
promit bien de ne jamais faire de confidences.
Lorsqu'elle revit Julien,
elle était toute tremblante, sa poitrine était tellement contractée qu'elle ne
put parvenir à prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les
mains qu'elle serra.
-- Eh bien! mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous
content de mon mari?
-- Comment ne le serais-je pas? répondit Julien
avec un sourire amer; il m'a donné cent francs.
Mme de Rênal le regarda
comme incertaine.
-- Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent
de courage que Julien ne lui avait jamais vu.
Elle osa aller jusque chez
le libraire de Verrières, malgré son affreuse réputation de libéralisme. Là,
elle choisit pour dix louis de livres qu'elle donna à ses fils. Mais ces livres
étaient ceux qu'elle savait que Julien désirait. Elle exigea que là, dans la
boutique du libraire, chacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui
étaient échus en partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de
réparation qu'elle avait l'audace de faire à Julien, celui-ci était étonné de la
quantité de livres qu'il apercevait chez le libraire. Jamais il n'avait osé
entrer en un lieu aussi profane; son coeur palpitait. Loin de songer à deviner
ce qui se passait dans le coeur de Mme de Rênal, il rêvait profondément au moyen
qu'il y aurait, pour un jeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns
de ces livres. Enfin il eut l'idée qu'il serait possible avec de l'adresse de
persuader à M. de Rênal qu'il fallait donner pour sujet de thème à ses fils
l'histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Après un mois de
soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point que, quelque temps
après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la mention d'une action bien
autrement pénible pour le noble maire; il s'agissait de contribuer à la fortune
d'un libéral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait
bien qu'il était sage de donner à son fils aîné l'idée de visu de plusieurs
ouvrages qu'il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu'il serait à
l'Ecole militaire, mais Julien voyait M. le maire s'obstiner à ne pas aller plus
loin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner.
--
Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu'il y aurait une haute inconvenance
à ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un Rênal parût sur le sale registre
du libraire.
Le front de M. de Rênal s'éclaircit.
-- Ce serait
aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d'un ton plus humble, pour un
pauvre étudiant en théologie, si l'on pouvait un jour découvrir que son nom a
été sur le registre d'un libraire loueur de livres. Les libéraux pourraient
m'accuser d'avoir demandé les livres les plus infâmes; qui sait même s'ils
n'iraient pas jusqu'à écrire après mon nom les titres de ces livres pervers?
Mais Julien s'éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire
reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut. Je tiens mon
homme, se dit-il.
Quelques jours après, l'aîné des enfants interrogeant
Julien sur un livre annoncé dans La Quotidienne , en présence de M. de
Rênal:
-- Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin, dit le
jeune précepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe, on
pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos
gens.
-- Voilà une idée qui n'est pas mal, dit M. de Rênal évidemment
fort joyeux.
-- Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien, de cet air
grave et presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient
le succès des affaires qu'ils ont le plus longtemps désirées, il faudrait
spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la
maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le
domestique lui-même.
-- Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M.
de Rênal, d'un air hautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le
savant mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.
La vie de
Julien se composait ainsi d'une suite de petites négociations; et leur succès
l'occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence marquée qu'il n'eût tenu
qu'à lui de lire dans le coeur de Mme de Rênal.
La position morale où il
avait été toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verrières. Là, comme à
la scierie de son père, il méprisait profondément les gens avec qui il vivait et
en était haï. Il voyait chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet,
par M. Valenod, par les autres amis de la maison, à l'occasion de choses qui
venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à
la réalité. Une action lui semblait-elle admirable, c'était celle-là précisément
qui attirait le blâme des gens qui l'environnaient. Sa réplique intérieure était
toujours: Quels monstres ou quels sots! Le plaisant, avec tant d'orgueil, c'est
que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait.
De la
vie, il n'avait parlé avec sincérité qu'au vieux chirurgien-major; le peu
d'idées qu'il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou à
la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit circonstancié des
opérations les plus douloureuses; il se disait: Je n'aurais pas sourcillé.
La première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation
étrangère à l'éducation des enfants, il se mit à parler d'opérations
chirurgicales; elle pâlit et le pria de cesser.
Julien ne savait rien
au-delà. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal, le silence le plus singulier
s'établissait entre eux dès qu'ils étaient seuls. Dans le salon, quelle que fût
l'humilité de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supériorité
intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un
instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète,
car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'était
nullement tendre.
D'après je ne sais quelle idée prise dans quelque
récit de la bonne société, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, dès
qu'on se taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se
sentait humilié, comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette
sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son imagination
remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles, sur ce qu'un homme
doit dire, quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que
des idées inadmissibles. Son âme était dans les nues, et cependant il ne pouvait
sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues
promenades avec Mme de Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances
les plus cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à
parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de
misère, il voyait et s'exagérait son absurdité; mais ce qu'il ne voyait pas,
c'était l'expression de ses yeux; ils étaient si beaux et annonçaient une âme si
ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens
charmant à ce qui n'en avait pas. Mme de Rênal remarqua que, seul avec elle, il
n'arrivait jamais à dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque
événement imprévu, il ne songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les
amis de la maison ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et
brillantes, elle jouissait avec délices des éclairs d'esprit de Julien.
Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est
sévèrement bannie des moeurs de la province. On a peur d'être destitué. Les
fripons cherchent un appui dans la congrégation; et l'hypocrisie a fait les plus
beaux progrès même dans les classes libérales. L'ennui redouble. Il ne reste
d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture.
Mme de Rênal, riche
héritière d'une tante dévote, mariée à seize ans à un bon gentilhomme, n'avait
de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l'amour. Ce
n'était guère que son confesseur, le bon curé Chélan, qui lui avait parlé de
l'amour, à propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une
image si dégoûtante, que ce mot ne lui représentait que l'idée du libertinage le
plus abject. Elle regardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors
de nature, l'amour tel qu'elle l'avait trouvé dans le très petit nombre de
romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, Mme de
Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin de se
faire le plus petit reproche.
CHAPITRE VIII
PETITS EVENEMENTS
Then there were sighs, the deeper for suppression,
And stolen
glances, sweeter for the theft,
And burning blushes, though for no
transgression .
Don Juan C. 1, st.
74.
L'angélique douceur que Mme de Rênal devait à son
caractère et à son bonheur actuel n'était un peu altérée que quand elle venait à
songer à sa femme de chambre Elisa. Cette fille fit un héritage, alla se
confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d'épouser Julien. Le curé eut
une véritable joie du bonheur de son ami; mais sa surprise fut extrême, quand
Julien lui dit d'un air résolu que l'offre de Mlle Elisa ne pouvait lui
convenir.
-- Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre
coeur, dit le curé fronçant le sourcil; jevous félicite de votre vocation, si
c'est à elle seule que vous devez le mépris d'une fortune plus que suffisante.
Il y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrières, et cependant,
suivant toute apparence, je vais être destitué. Ceci m'afflige, et toutefois
j'ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce détail afin que vous ne
vous fassiez pas d'illusions sur ce qui vous attend dans l'état de prêtre. Si
vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte
éternelle est assurée. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux
misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l'homme considéré, et servir ses
passions: cette conduite, qui dans le monde s'appelle savoir vivre, peut, pour
un laïque, n'être pas absolument incompatible avec le salut; mais, dans notre
état, il faut opter; il s'agit de faire fortune dans ce monde ou dans l'autre,
il n'y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, réfléchissez, et revenez dans trois
jours me rendre une réponse définitive. J'entrevois avec peine, au fond de votre
caractère, une ardeur sombre qui ne m'annonce pas la modération et la parfaite
abnégation des avantages terrestres nécessaires à un prêtre; j'augure bien de
votre esprit; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curé, les
larmes aux yeux, dans l'état de prêtre, je tremblerai pour votre salut.
Julien avait honte de son émotion; pour la première fois de sa vie, il
se voyait aimé; il pleurait avec délices, et alla cacher ses larmes dans les
grands bois au-dessus de Verrières.
Pourquoi l'état où je me trouve? se
dit-il enfin; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan,
et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu'un sot. C'est lui surtout
qu'il m'importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me
parle, c'est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d'être prêtre, et
cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de
rente allait lui donner la plus haute idée de ma piété et de ma vocation.
A l'avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon
caractère que j'aurai éprouvées. Qui m'eût dit que je trouverais du plaisir à
répandre des larmes! que j'aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu'un
sot!
Trois jours après, Julien avait trouvé le prétexte dont il eût dû
se munir dès le premier jour; ce prétexte était une calomnie, mais qu'importe?
Il avoua au curé, avec beaucoup d'hésitation, qu'une raison qu'il ne pouvait lui
expliquer parce qu'elle nuirait à un tiers, l'avait détourné tout d'abord de
l'union projetée. C'était accuser la conduite d'Elisa. M. Chélan trouva dans ses
manières un certain feu tout mondain, bien différent de celui qui eût dû animer
un jeune lévite.
-- Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois
de campagne, estimable et instruit, plutôt qu'un prêtre sans vocation.
Julien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux
paroles: il trouvait les mots qu'eût employés un jeune séminariste fervent; mais
le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui éclatait dans ses yeux
alarmaient M. Chélan.
Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il
inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce
n'est pas mal à son âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des
campagnards; il avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à
peine lui eut-il été donné d'approcher de ces messieurs, qu'il fut admirable
pour les gestes comme pour les paroles.
Mme de Rênal fut étonnée que la
nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendît pas cette fille plus heureuse;
elle la voyait aller sans cesse chez le curé, et en revenir les larmes aux yeux;
enfin Elisa lui parla de son mariage.
Mme de Rênal se crut malade; une
sorte de fièvre l'empêchait de trouver le sommeil; elle ne vivait que
lorsqu'elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait
penser qu'à eux et au bonheur qu'ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté
de cette petite maison, où l'on devrait vivre avec cinquante louis de rente, se
peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se
faire avocat à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières; dans ce cas
elle le verrait quelquefois.
Mme de Rênal crut sincèrement qu'elle
allait devenir folle; elle le dit à son mari, et enfin tomba malade. Le soir
même, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille
pleurait. Elle abhorrait Elisa dans ce moment, et venait de la brusquer; elle
lui en demanda pardon. Les larmes d'Elisa redoublèrent; elle lui dit que si sa
maîtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.
--
Dites, répondit Mme de Rênal.
-- Eh bien, madame, il me refuse; des
méchants lui auront dit du mal de moi, il les croit.
-- Qui vous refuse?
dit Mme de Rênal respirant à peine.
-- Eh qui, madame, si ce n'est M.
Julien? répliqua la femme de chambre en sanglotant. M. le curé n'a pu vaincre sa
résistance; car M. le curé trouve qu'il ne doit pas refuser une honnête fille,
sous prétexte qu'elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien
n'est autre chose qu'un charpentier; lui-même comment gagnait-il sa vie avant
d'être chez madame?
Mme de Rênal n'écoutait plus; l'excès du bonheur lui
avait presque ôté l'usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois
l'assurance que Julien avait refusé d'une façon positive, et qui ne permettait
plus de revenir à une résolution plus sage.
-- Je veux tenter un dernier
effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien.
Le
lendemain après le déjeuner, Mme de Rênal se donna la délicieuse volupté de
plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d'Elisa refusées
constamment pendant une heure.
Peu à peu Julien sortit de ses réponses
compassées, et finit par répondre avec esprit aux sages représentations de Mme
de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après
tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut
remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle était
profondément étonnée.
Aurais-je de l'amour pour Julien? se dit-elle
enfin.
Cette découverte, qui dans tout autre moment l'aurait plongée
dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu'un
spectacle singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce
qu'elle venait d'éprouver, n'avait plus de sensibilité au service des passions.
Mme de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil; quand
elle se réveilla, elle ne s'effraya pas autant qu'elle l'aurait dû. Elle était
trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et innocente,
jamais cette bonne provinciale n'avait torturé son âme, pour tâcher d'en
arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de sentiment ou de
malheur. Entièrement absorbée, avant l'arrivée de Julien, par cette masse de
travail qui, loin de Paris, est le lot d'une bonne mère de famille, Mme de Rênal
pensait aux passions, comme nous pensons à la loterie: duperie certaine et
bonheur cherché par des fous.
La cloche du dîner sonna; Mme de Rênal
rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants.
Un peu adroite depuis qu'elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se
plaignit d'un affreux mal de tête.
-- Voilà comme sont toutes les
femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque
chose à raccommoder à ces machines-là!
Quoique accoutumée à ce genre
d'esprit, ce ton de voix choqua Mme de Rênal. Pour se distraire, elle regarda la
physionomie de Julien; il eût été l'homme le plus laid, que dans cet instant il
lui eût plu.
Attentif à copier les habitudes des gens de cour, dès les
premiers beaux jours du printemps, M. de Rênal s'établit à Vergy; c'est le
village rendu célèbre par l'aventure tragique de Gabrielle. A quelques centaines
de pas des ruines si pittoresques de l'ancienne église gothique, M. de Rênal
possède un vieux château avec ses quatre tours, et un jardin dessiné comme celui
des Tuileries, avec force bordures de buis et allées de marronniers taillésdeux
fois par an. Un champ voisin, planté de pommiers servait de promenade. Huit ou
dix noyers magnifiques étaient au bout du verger; leur feuillage immense
s'élevait peut-être à quatre-vingts pieds de hauteur.
Chacun de ces
maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les admirait, me coûte la
récolte d'un demi-arpent, le blé ne peut venir sous leur ombre.
La vue
de la campagne sembla nouvelle à Mme de Rênal; son admiration allait jusqu'aux
transports. Le sentiment dont elle était animée lui donnait de l'esprit et de la
résolution. Dès le surlendemain de l'arrivée à Vergy, M. de Rênal étant retourné
à la ville, pour les affaires de la mairie, Mme de Rênal prit des ouvriers à ses
frais. Julien lui avait donné l'idée d'un petit chemin sablé, qui circulerait
dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se
promener dès le matin, sans que leurs souliers fussent mouillés par la rosée.
Cette idée fut mise à exécution moins de vingt-quatre heures après avoir été
conçue. Mme de Rênal passa toute la journée gaiement avec Julien à diriger les
ouvriers.
Lorsque le maire de Verrières revint de la ville, il fut bien
surpris de trouver l'allée faite. Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal; elle
avait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la
hardiesse qu'on avait eue de faire, sans le consulter, une réparation
aussi importante, mais Mme de Rênal l'avait exécutée à ses frais, ce qui le
consolait un peu.
Elle passait ses journées à courir avec ses enfants
dans le verger, et à faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands
capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres lépidoptères
. C'est le nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait
fait venir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les
moeurs singulières de ces pauvres bêtes.
On les piquait sans pitié avec
des épingles dans un grand cadre de carton arrangé aussi par Julien.
Il
y eut enfin entre Mme de Rênal et Julien un sujet de conversation, il ne fut
plus exposé à l'affreux supplice que lui donnaient les moments de silence.
Ils se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême, quoique
toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du
goût de tout le monde, excepté de Mlle Elisa, qui se trouvait excédée de
travail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à Verrières,
madame ne s'est donné tant de soins pour sa toilette; elle change de robes deux
ou trois fois par jour.
Comme notre intention est de ne flatter
personne, nous ne nierons point que Mme de Rênal, qui avait une peau superbe, ne
se fît arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort
découverts. Elle était très bien faite, et cette manière de se mettre lui allait
à ravir.
-- Jamais vous n'avez été si jeune , madame, lui
disaient ses amis de Verrières qui venaient dîner à Vergy. (C'est une façon de
parler du pays.)
Une chose singulière, qui trouvera peu de croyance
parmi nous, c'était sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de
soins. Elle y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps
qu'elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et Julien,
elle travaillait avec Elisa à bâtir des robes. Sa seule course à Verrières fut
causée par l'envie d'acheter de nouvelles robes d'été qu'on venait d'apporter de
Mulhouse.
Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis
son mariage, Mme de Rênal s'était liée insensiblement avec Mme Derville qui
autrefois avait été sa compagne au Sacré-Coeur .
Mme Derville
riait beaucoup de ce qu'elle appelait les idées folles de sa cousine: seule,
jamais je n'y penserais, disait-elle. Ces idées imprévues qu'on eût appelées
saillies à Paris, Mme de Rênal en avait honte comme d'une sottise, quand elle
était avec son mari; mais la présence de Mme Derville lui donnait du courage.
Elle lui disait d'abord ses pensées d'une voix timide; quand ces dames étaient
longtemps seules, l'esprit de Mme de Rênal s'animait, et une longue matinée
solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A ce
voyage la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et
beaucoup plus heureuse.
Julien, de son côté, avait vécu en véritable
enfant depuis son séjour à la campagne, aussi heureux de courir à la suite des
papillons que ses élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul,
loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rênal,
il se livrait au plaisir d'exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus
belles montagnes du monde.
Dès l'arrivée de Mme Derville il sembla à
Julien qu'elle était son amie; il se hâta de lui montrer le point de vue que
l'on a de l'extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers; dans le fait,
il est égal, si ce n'est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d'Italie
peuvent offrir de plus admirable. Si l'on monte la côte rapide qui commence à
quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois
de chênes, qui s'avancent presque jusque sur la rivière. C'est sur les sommets
de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre, et même quelque chose
de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur
admiration pour ces aspects sublimes.
-- C'est pour moi comme de la
musique de Mozart, disait Mme Derville.
La jalousie de ses frères, la
présence d'un père despote et rempli d'humeur avaient gâté aux yeux de Julien
les campagnes des environs de Verrières. A Vergy, il ne trouvait point de ces
souvenirs amers; pour la première fois de sa vie, il ne voyait point d'ennemi.
Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire;
bientôt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au
fond d'un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil; le jour, dans
l'intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre,
unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois
bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement.
Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur
le mérite des romans à la mode sous son règne lui donnèrent alors, pour la
première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues
depuis longtemps.
Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l'habitude de
passer les soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison.
L'obscurité y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait
avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes; en gesticulant,
il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d'une de ces
chaises de bois peint que l'on place dans les jardins.
Cette main se
retira bien vite; mais Julien pensa qu'il était de son devoir d'obtenir
que l'on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L'idée d'un devoir à
accomplir, et d'un ridicule ou plutôt d'un sentiment d'infériorité à encourir si
l'on n'y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur.
CHAPITRE IX
UNE SOIREE A LA CAMPAGNE
La Didon
de M. Guérin, esquisse charmante.
STROMBECK.
Ses
regards, le lendemain, quand il revit Mme de Rênal, étaient singuliers; il
l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si
différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à Mme de Rênal: elle
avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses
regards des siens.
La présence de Mme Derville permettait à Julien de
moins parler et de s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tête. Son
unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre
inspiré qui retrempait son âme.
Il abrégea beaucoup les leçons des
enfants, et ensuite, quand la présence de Mme de Rênal vint le rappeler tout à
fait aux soins de sa gloire, il décida qu'il fallait absolument qu'elle permît
ce soir-là que sa main restât dans la sienne.
Le soleil en baissant, et
rapprochant le moment décisif, fit battre le coeur de Julien d'une façon
singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense
de dessus la poitrine, qu'elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros
nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux
amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-là semblait
singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes
délicates, semble augmenter le plaisir d'aimer.
On s'assit enfin, Mme de
Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu'il
allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.
Serai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra?
se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne
pas voir l'état de son âme.
Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers
lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à
Mme de Rênal quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et de quitter
le jardin! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour
que sa voix ne fût pas profondément altérée; bientôt la voix de Mme de Rênal
devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aperçut point. L'affreux combat que
le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu'il fût en état de
rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à
l'horloge du château, sans qu'il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa
lâcheté, se dit: Au moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que,
pendant toute la journée; je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai
chez moi me brûler la cervelle.
Après un dernier moment d'attente et
d'anxiété, pendant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien comme hors de lui,
dix heures sonnèrent à l'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de
cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un
mouvement physique.
Enfin, comme le dernier coup de dix heures
retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme de Rênal, qui la
retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de
nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la
main qu'il prenait; il la serrait avec une force convulsive; on fit un dernier
effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.
Son âme fut
inondée de bonheur, non qu'il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice
venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'aperçût de rien, il se crut obligé
de parler; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de Mme de Rênal, au
contraire, trahissait tant d'émotion, que son amie la crut malade et lui proposa
de rentrer. Julien sentit le danger: si Mme de Rênal rentre au salon, je vais
retomber dans la position affreuse où j'ai passé la journée. J'ai tenu cette
main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m'est acquis.
Au moment où Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au
salon, Julien serra fortement la main qu'on lui abandonnait.
Mme de
Rênal, qui se levait déjà, se rassit, en disant, d'une voix mourante:
--
Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.
Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était
extrême: il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le plus aimable aux
deux amies qui l'écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de
courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait
mortellement que Mme Derville fatiguée du vent qui commençait à s'élever et qui
précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en
tête-à-tête avec Mme de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle
qui suffit pour agir; mais il sentait qu'il était hors de sa puissance de dire
le mot le plus simple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches,
il allait être battu, et l'avantage qu'il venait d'obtenir, anéanti.
Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques
trouvèrent grâce devant Mme Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme
un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rênal la main dans celle de Julien, elle
ne pensait à rien; elle se laissait vivre. Les heures qu'on passa sous ce grand
tilleul, que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire, furent
pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du
vent dans l'épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares
qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua
pas une circonstance qui l'eût bien rassuré; Mme de Rênal, qui avait été obligée
de lui ôter sa main, parce qu'elle se leva pour aider sa cousine à relever un
vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise
de nouveau, qu'elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà
c'eût été entre eux une chose convenue.
Minuit était sonné depuis
longtemps; il fallut enfin quitter le jardin: on se sépara. Mme de Rênal,
transportée du bonheur d'aimer, était tellement ignorante, qu'elle ne se faisait
aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de
Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et
l'orgueil s'étaient livrés dans son coeur.
Le lendemain on le réveilla à
cinq heures; et, ce qui eût été cruel pour Mme de Rênal, si elle l'eût su, à
peine lui donna-t-il une pensée. Il avait fait son devoir, et un devoir
héroïque . Rempli de bonheur par ce sentiment, il s'enferma à clef dans sa
chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de
son héros.
Quand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié,
en lisant les bulletins de la Grande Armée, tous ses avantages de la veille. Il
se dit, d'un ton léger, en descendant au salon: il faut dire à cette femme que
je l'aime.
Au lieu de ces regards chargés de volupté, qu'il s'attendait
à rencontrer, il trouva la figure sévère de M. de Rênal, qui, arrivé depuis deux
heures de Verrières, ne cachait point son mécontentement de ce que Julien
passait toute la matinée sans s'occuper des enfants. Rien n'était laid comme cet
homme important, ayant de l'humeur et croyant pouvoir la montrer.
Chaque
mot aigre de son mari perçait le coeur de Mme de Rênal. Quant à Julien, il était
tellement plongé dans l'extase, encore si occupé des grandes choses qui, pendant
plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu'à peine d'abord put-il
rabaisser son attention jusqu'à écouter les propos durs que lui adressait M. de
Rênal. Il lui dit enfin, assez brusquement:
-- J'étais malade.
Le ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible
que le maire de Verrières, il eut quelque idée de répondre à Julien en le
chassant à l'instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu'il s'était faite de
ne jamais trop se hâter en affaires.
Ce jeune sot, se dit-il bientôt,
s'est fait une sorte de réputation dans ma maison, le Valenod peut le prendre
chez lui, ou bien il épousera Elisa, et dans les deux cas, au fond du coeur, il
pourra se moquer de moi.
Malgré la sagesse de ses réflexions, le
mécontentement de M. de Rênal n'en éclata pas moins par une suite de mots
grossiers qui peu à peu irritèrent Julien. Mme de Rênal était sur le point de
fondre en larmes. A peine le déjeuner fut-il fini, qu'elle demanda à Julien de
lui donner le bras pour la promenade, elle s'appuyait sur lui avec amitié. A
tout ce que Mme de Rênal lui disait, Julien ne pouvait que répondre à demi-voix:
-- Voilà bien les gens riches!
M. de Rênal marchait tout
près d'eux; sa présence augmentait la colère de Julien. Il s'aperçut tout à coup
que Mme de Rênal s'appuyait sur son bras d'une façon marquée; ce mouvement lui
fit horreur, il la repoussa avec violence et dégagea son bras.
Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle
ne fut remarquée que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment
M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait
pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger.
-- Monsieur
Julien, de grâce, modérez-vous; songez que nous avons tous des moments d'humeur,
dit rapidement Mme Derville.
Julien la regarda froidement avec des yeux
où se peignait le plus souverain mépris.
Ce regard étonna Mme Derville,
et l'eût surprise bien davantage si elle en eût deviné la véritable expression;
elle y eût lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans
doute de tels moments d'humiliation qui ont fait les Robespierre.
--
Votre Julien est bien violent, il m'effraie, dit tout bas Mme Derville à son
amie.
-- Il a raison d'être en colère, lui répondit celle-ci. Après les
progrès étonnants qu'il a fait faire aux enfants, qu'importe qu'il passe une
matinée sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien durs.
Pour la première fois de sa vie, Mme de Rênal sentit une sorte de désir
de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre les
riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son jardinier, et resta
occupé avec lui à barrer, avec des fagots d'épines, le sentier abusif à travers
le verger. Julien ne répondit pas un seul mot aux prévenances dont pendant tout
le reste de la promenade il fut l'objet. A peine M. de Rênal s'était-il éloigné,
que les deux amies, se prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un
bras.
Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues
de rougeur et d'embarras, la pâleur hautaine, l'air sombre et décidé de Julien
formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes, et tous les sentiments
tendres.
Quoi! se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour
terminer mes études! Ah! comme je l'enverrais promener!
Absorbé par ces
idées sévères, le peu qu'il daignait comprendre des mots obligeants des deux
amies lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin
.
A force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la
conversation vivante, il arriva à Mme de Rênal de dire que son mari était venu
de Verrières parce qu'il avait fait marché, pour de la paille de maïs, avec un
de ses fermiers. (Dans ce pays, c'est avec de la paille de maïs que l'on remplit
les paillasses des lits.)
-- Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme
de Rênal; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s'occuper d'achever
le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de
maïs dans tous les lits du premier étage, maintenant il est au second.
Julien changea de couleur; il regarda Mme de Rênal d'un air singulier,
et bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les
laissa s'éloigner.
-- Sauvez-moi la vie, dit Julien à Mme de Rênal, vous
seule le pouvez; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je
dois vous avouer, madame, que j'ai un portrait; je l'ai caché dans la paillasse
de mon lit.
A ce mot Mme de Rênal devint pâle à son tour.
--
Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre; fouillez, sans
qu'il y paraisse, dans l'angle de la paillasse qui est le plus rapproché de la
fenêtre, vous y trouverez une petite boîte de carton noir et lisse.
--
Elle renferme un portrait! dit Mme de Rênal pouvant à peine se tenir debout.
Son air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita.
-- J'ai une seconde grâce à vous demander, madame, je vous supplie de ne
pas regarder ce portrait, c'est mon secret.
-- C'est un secret, répéta
Mme de Rênal, d'une voix éteinte.
Mais, quoique élevée parmi des gens
fiers de leur fortune, et sensibles au seul intérêt d'argent, l'amour avait déjà
mis de la générosité dans cette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l'air du
dévouement le plus simple que Mme de Rênal fit à Julien les questions
nécessaires pour pouvoir bien s'acquitter de sa commission.
-- Ainsi,
lui dit-elle en s'éloignant, une petite boîte ronde, de carton noir, bien lisse.
-- Oui, madame, répondit Julien de cet air dur que le danger donne aux
hommes.
Elle monta au second étage du château, pâle comme si elle fût
allée à la mort. Pour comble de misère elle sentit qu'elle était sur le point de
se trouver mal; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des
forces.
-- Il faut que j'aie cette boîte, se dit-elle en doublant le
pas.
Elle entendit son mari parler au valet de chambre, dans la chambre
même de Julien. Heureusement ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva
le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu'elle
s'écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce
genre, elle n'eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps elle
sentit le poli de la boîte de carton. Elle la saisit et disparut.
A
peine fut-elle délivrée de la crainte d'être surprise par son mari, que
l'horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire décidément se
trouver mal.
Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la
femme qu'il aime!
Assise sur une chaise dans l'antichambre de cet
appartement, Mme de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie.
Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l'étonnement tempérait
la douleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire, et
courut dans sa chambre où il fit du feu, et la brûla à l'instant. Il était pâle,
anéanti, il s'exagérait l'étendue du danger qu'il venait de courir.
Le
portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché chez un
homme qui fait profession d'une telle haine pour l'usurpateur! trouvé par M. de
Rênal, tellement ultra et tellement irrité! et pour comble d'imprudence, sur le
carton blanc derrière le portrait, des lignes écrites de ma main! et qui ne
peuvent laisser aucun doute sur l'excès de mon admiration! et chacun de ces
transports d'amour est daté! il y en a d'avant-hier.
Toute ma réputation
tombée, anéantie en un moment! se disait Julien, en voyant brûler la boîte, et
ma réputation est tout mon bien, je ne vis que par elle... et encore, quelle
vie, grand Dieu!
Une heure après, la fatigue et la pitié qu'il sentait
pour lui-même le disposaient à l'attendrissement. Il rencontra Mme de Rênal et
prit sa main qu'il baisa avec plus de sincérité qu'il n'avait jamais fait. Elle
rougit de bonheur, et, presque au même instant, repoussa Julien avec la colère
de la jalousie. La fierté de Julien, si récemment blessée, en fit un sot dans ce
moment. Il ne vit en Mme de Rênal qu'une femme riche, il laissa tomber sa main
avec dédain, et s'éloigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bientôt un
sourire amer parut sur ses lèvres.
-- Je me promène là, tranquille comme
un homme maître de son temps! Je ne m'occupe pas des enfants! je m'expose aux
mots humiliants de M. de Rênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des
enfants.
Les caresses du plus jeune, qu'il aimait beaucoup, calmèrent un
peu sa cuisante douleur.
Celui-là ne me méprise pas encore, pensa
Julien. Mais bientôt il se reprocha cette diminution de douleur comme une
nouvelle faiblesse. Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune
chien de chasse que l'on a acheté hier.
CHAPITRE X
UN
GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE
But passion most dissembles, yet
betrays,
Even by its darkness; as the blackest sky
Foretells the
heaviest tempest.
Don Juan, C. I, st. 73.
M.
de Rênal, qui suivait toutes les chambres du château, revint dans celle des
enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L'entrée soudaine
de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Plus pâle, plus sombre qu'à l'ordinaire, il s'élança vers lui. M. de
Rênal s'arrêta et regarda ses domestiques.
-- Monsieur, lui dit Julien,
croyez-vous qu'avec tout autre précepteur, vos enfants eussent fait les mêmes
progrès qu'avec moi? Si vous répondez que non, continua Julien sans laisser à M.
de Rênal le temps de parler, comment osez-vous m'adresser le reproche que je les
néglige?
M. de Rênal, à peine remis de sa peur, conclut du ton étrange
qu'il voyait prendre à ce petit paysan, qu'il avait en poche quelque proposition
avantageuse et qu'il allait le quitter. La colère de Julien, s'augmentant à
mesure qu'il parlait:
-- Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il.
-- Je suis vraiment fâché de vous voir si agité, répondit M. de Rênal en
balbutiant un peu. Les domestiques étaient à dix pas, occupés à arranger les
lits.
-- Ce n'est pas ce qu'il me faut, monsieur, reprit Julien hors de
lui; songez à l'infamie des paroles que vous m'avez adressées, et devant des
femmes encore!
M. de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait
Julien, et un pénible combat déchirait son âme. Il arriva que Julien,
effectivement fou de colère, s'écria:
-- Je sais où aller, monsieur, en
sortant de chez vous.
A ce mot, M. de Rênal vit Julien installé chez M.
Valenod.
-- Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de
l'air dont il eût appelé le chirurgien pour l'opération la plus douloureuse,
j'accède à votre demande. A compter d'après-demain, qui est le premier du mois,
je vous donne cinquante francs par mois.
Julien eut envie de rire et
resta stupéfait: toute sa colère avait disparu.
Je ne méprisais pas
assez l'animal, se dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse
faire une âme aussi basse.
Les enfants, qui écoutaient cette scène
bouche béante, coururent au jardin dire à leur mère que M. Julien était bien en
colère, mais qu'il allait avoir cinquante francs par mois.
Julien les
suivit par habitude, sans même regarder M. de Rênal, qu'il laissa profondément
irrité.
Voilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me
coûte M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son
entreprise des fournitures pour les enfants trouvés.
Un instant après,
Julien se retrouva vis-à-vis de M. de Rênal:
-- J'ai à parler de ma
conscience à M. Chélan; j'ai l'honneur de vous prévenir que je serai absent
quelques heures.
-- Eh, mon cher Julien! dit M. de Rênal, en riant de
l'air le plus faux, toute la journée, si vous voulez, toute celle de demain, mon
bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières.
Le voilà,
se dit M. de Rênal, qui va rendre réponse à Valenod, il ne m'a rien promis, mais
il faut laisser se refroidir cette tête de jeune homme.
Julien s'échappa
rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à
Verrières. Il ne voulait point arriver sitôt chez M. Chélan. Loin de désirer
s'astreindre à une nouvelle scène d'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair
dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l'agitaient.
J'ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois
et loin du regard des hommes, j'ai donc gagné une bataille!
Ce mot lui
peignait en beau toute sa position, et rendit à son âme quelque tranquillité.
Me voilà avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M.
de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi?
Cette méditation sur ce
qui avait pu faire peur à l'homme heureux et puissant contre lequel, une heure
auparavant, il était bouillant de colère, acheva de rasséréner l'âme de Julien.
Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu
desquels il marchait. D'énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au
milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s'élevaient presque
aussi haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois
pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de
s'arrêter.
Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes
roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine
marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur
un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position
physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre
au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la
joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le
représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais
Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses
mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en
huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute
sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice.
Quoi! plus de cinquante écus par an! un instant auparavant je m'étais tiré du
plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est sans mérite,
il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.
Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un
soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand
elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt
lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête
était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles
immenses. L'oeil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses
mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il
enviait cet isolement.
C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un
jour la sienne?
CHAPITRE XI
UNE SOIREE
Yet Julia's
very coldness still was kind,
And tremulously gentle her small
hand
Withdrew itself from his, but left behind
A little pressure,
thrilling, and so bland
And slight, so very slight that to the
mind.
'Twas but a doubt.
Don Juan C. I. st.
71.
Il fallut pourtant paraître à Verrières. En sortant
du presbytère, un heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il
se hâta de raconter l'augmentation de ses appointements.
De retour à
Vergy, Julien ne descendit au jardin que lorsqu'il fut nuit close. Son âme était
fatiguée de ce grand nombre d'émotions puissantes qui l'avaient agité dans cette
journée. Que leur dirai-je? pensait-il avec inquiétude, en songeant aux dames.
Il était loin de voir que son âme était précisément au niveau des petites
circonstances qui occupent ordinairement tout l'intérêt des femmes. Souvent
Julien était inintelligible pour Mme Derville et même pour son amie, et à son
tour ne comprenait qu'à demi tout ce qu'elles lui disaient. Tel était l'effet de
la force, et, si j'ose parler ainsi, de la grandeur des mouvements de passion
qui bouleversaient l'âme de ce jeune ambitieux. Chez cet être singulier, c'était
presque tous les jours tempête.
En entrant ce soir-là au jardin, Julien
était disposé à s'occuper des idées des jolies cousines. Elles l'attendaient
avec impatience. Il prit sa place ordinaire, à côté de Mme de Rénal. L'obscurité
devint bientôt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps
il voyait près de lui, appuyée sur le dos d'une chaise. On hésita un peu, mais
on finit par la lui retirer d'une façon qui marquait de l'humeur. Julien était
disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation, quand
il entendit M. de Rênal qui s'approchait.
Julien avait encore dans
l'oreille les paroles grossières du matin.Ne serait-ce pas, se dit-il, une façon
de se moquer de cet être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de
prendre possession de la main de sa femme, précisément en sa présence? Oui je le
ferai, moi pour qui il a témoigné tant de mépris.
De ce moment, la
tranquillité si peu naturelle au caractère de Julien, s'éloigna bien vite; il
désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que Mme de Rênal
voulût bien lui laisser sa main.
M. de Rênal parlait politique avec
colère: deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches
que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Mme Derville l'écoutait.
Julien, irrité de ces discours, approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal.
L'obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli
bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à
lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres.
Mme de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas, elle se hâta de donner
sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal
continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui
s'enrichissent, Julien couvrait la main qu'on lui avait laissée de baisers
passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal. Cependant la pauvre
femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale, que l'homme qu'elle adorait
sans se l'avouer aimait ailleurs! Pendant toute l'absence de Julien, elle avait
été en proie à un malheur extrême qui l'avait fait réfléchir.
Quoi!
j'aimerais, se disait-elle, j'aurais de l'amour! Moi, femme mariée, je serais
amoureuse! Mais, se disait-elle, je n'ai jamais éprouvé pour mon mari cette
sombre folie, qui fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien. Au fond ce
n'est qu'un enfant plein de respect pour moi! Cette folie sera passagère.
Qu'importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M.
de Rênal serait ennuyé des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses
d'imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour le
donner à Julien.
Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette
âme naïve, égarée par une passion qu'elle n'avait jamais éprouvée. Elle était
trompée, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels
étaient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. Elle
l'entendit parler, presque au même instant elle le vit s'asseoir à ses côtés.
Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours
l'étonnait plus encore qu'il ne la séduisait. Tout était imprévu pour elle.
Cependant, après quelques instants, il suffit donc, se dit-elle, de la présence
de Julien pour effacer tous ses torts? Elle fut effrayée; ce fut alors qu'elle
lui ôta sa main.
Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle
n'en avait reçu de pareils, lui firent tout à coup oublier que peut-être il
aimait une autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation
de la douleur poignante, fille du soupçon, la présence d'un bonheur que jamais
elle n'avait même rêvé, lui donnèrent des transports d'amour et de folle gaieté.
Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté pour le maire de
Verrières qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait
plus à sa noire ambition, ni à ses projets si difficiles à exécuter. Pour la
première fois de sa vie, il était entraîné par le pouvoir de la beauté. Perdu
dans une rêverie vague et douce, si étrangère à son caractère, pressant
doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie il écoutait à
demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées par ce léger vent de la nuit,
et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain.
Mais
cette émotion était un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre,
il ne songea qu'à un bonheur, celui de reprendre son livre favori; à vingt ans,
l'idée du monde et de l'effet à y produire l'emporte sur tout.
Bientôt
cependant il posa le livre. A force de songer aux victoires de Napoléon, il
avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j'ai gagné une bataille,
se dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l'orgueil de ce fier
gentilhomme pendant qu'il est en retraite. C'est là Napoléon tout pur. Il faut
que je demande un congé de trois jours pour aller voir mon ami Fouqué. S'il me
le refuse, je lui mets encore le marché à la main, mais il cédera.
Mme
de Rênal ne put fermer l'oeil. Il lui semblait n'avoir pas vécu jusqu'à ce
moment. Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrir
sa main de baisers enflammés.
Tout à coup l'affreuse parole: adultère,
lui apparut. Tout ce que la plus vile débauche peut imprimer de dégoûtant à
l'idée de l'amour des sens se présenta en foule à son imagination. Ces idées
voulaient tâcher de ternir l'image tendre et divine qu'elle se faisait de Julien
et du bonheur de l'aimer. L'avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle
se voyait méprisable.
Ce moment fut affreux; son âme arrivait dans des
pays inconnus. La veille elle avait goûté un bonheur inéprouvé; maintenant elle
se trouvait tout à coup plongée dans un malheur atroce. Elle n'avait aucune idée
de telles souffrances, elles troublèrent sa raison. Elle eut un instant la
pensée d'avouer à son mari qu'elle craignait d'aimer Julien. C'eût été parler de
lui. Heureusement elle rencontra dans sa mémoire un précepte donné jadis par sa
tante, la veille de son mariage. Il s'agissait du danger des confidences faites
à un mari, qui après tout est un maître. Dans l'excès de sa douleur, elle se
tordait les mains.
Elle était entraînée au hasard par des images
contradictoires et douloureuses. Tantôt elle craignait de n'être pas aimée,
tantôt l'affreuse idée du crime la torturait comme si le lendemain elle eût dû
être exposée au pilori sur la place publique de Verrières, avec un écriteau
expliquant son adultère à la populace.
Mme de Rênal n'avait aucune
expérience de la vie; même pleinement éveillée et dans l'exercice de toute sa
raison, elle n'eût aperçu aucun intervalle entre être coupable aux yeux de Dieu
et se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris
général.
Quand l'affreuse idée de l'adultère et de toute l'ignominie
que, dans son opinion, ce crime entraîne à sa suite, lui laissait quelque repos,
et qu'elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemment, et
comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l'idée horrible que Julien
aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de
perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la première
fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si
noble. Jamais il ne s'était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce
surcroît de douleur arriva à toute l'intensité de malheur qu'il est donné à
l'âme humaine de pouvoir supporter. Sans s'en douter, Mme de Rênal jeta des cris
qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès de
son lit la clarté d'une lumière, et reconnut Elisa.
-- Est-ce vous qu'il
aime? s'écria-t-elle dans sa folie.
La femme de chambre, étonnée du
trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maîtresse, ne fit heureusement
aucune attention à ce mot singulier. Mme de Rênal sentit son imprudence:
-- J'ai la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez
auprès de moi.
Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre
elle se trouva moins malheureuse; la raison reprit l'empire que l'état de
demi-sommeil lui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de
chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la
voix de cette fille, lisant un long article de La Quotidienne , que Mme
de Rênal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur
parfaite quand elle le reverrait.
CHAPITRE XII
UN VOYAGE
On trouve à Paris des gens élégants, il peut y avoir en province des
gens à caractère .
SIEYES.
Le lendemain, dès
cinq heures, avant que Mme de Rênal fût visible, Julien avait obtenu de son mari
un congé de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le désir de la
revoir, il songeait à sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rênal se
fit longtemps attendre. Mais si Julien l'eût aimée, il l'eût aperçue derrière
les persiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la vitre.
Elle le regardait. Enfin, malgré ses résolutions, elle se détermina à paraître
au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette
femme si naïve était évidemment agitée: un sentiment de contrainte et même de
colère altérait cette expression de sérénité profonde et comme au-dessus de tous
les vulgaires intérêts de la vie, qui donnait tant de charmes à cette figure
céleste.
Julien s'approcha d'elle avec empressement; il admirait ces
bras si beaux qu'un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraîcheur de
l'air du matin semblait augmenter encore l'éclat d'un teint que l'agitation de
la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions. Cette beauté
modeste et touchante, et cependant pleine de pensées que l'on ne trouve point
dans les classes inférieures, semblait révéler à Julien une faculté de son âme
qu'il n'avait jamais sentie. Tout entier à l'admiration des charmes que
surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement à l'accueil amical
qu'il s'attendait à recevoir. Il fut d'autant plus étonné de la froideur
glaciale qu'on cherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut même
distinguer l'intention de le remettre à sa place.
Le sourire du plaisir
expira sur ses lèvres; il se souvint du rang qu'il occupait dans la société, et
surtout aux yeux d'une noble et riche héritière. En un moment il n'y eut plus
sur sa physionomie que de la hauteur et de la colère contre lui-même. Il
éprouvait un violent dépit d'avoir pu retarder son départ de plus d'une heure
pour recevoir un accueil aussi humiliant.
Il n'y a qu'un sot, se dit-il,
qui soit en colère contre les autres: une pierre tombe parce qu'elle est
pesante. Serai-je toujours un enfant? quand donc aurai-je contracté la bonne
habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent? Si je veux
être estimé et d'eux et de moi-même, il faut leur montrer que c'est ma pauvreté
qui est en commerce avec leur richesse, mais que mon coeur est à mille lieues de
leur insolence, et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leurs
petites marques de dédain ou de faveur.
Pendant que ces sentiments se
pressaient en foule dans l'âme du jeune précepteur, sa physionomie mobile
prenait l'expression de l'orgueil souffrant et de la férocité. Mme de Rênal en
fut toute troublée. La froideur vertueuse qu'elle avait voulu donner à son
accueil fit place à l'expression de l'intérêt, et d'un intérêt animé par toute
la surprise du changement subit qu'elle venait de voir. Les paroles vaines que
l'on s'adresse le matin sur la santé, sur la beauté de la journée, tarirent à la
fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n'était troublé par aucune
passion, trouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rênal combien peu il se
croyait avec elle dans des rapports d'amitié; il ne lui dit rien du petit voyage
qu'il allait entreprendre, la salua et partit.
Comme elle le regardait
aller, atterrée de la hauteur sombre qu'elle lisait dans ce regard si aimable la
veille, son fils aîné, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l'embrassant:
-- Nous avons congé, M. Julien s'en va pour un voyage.
A ce mot,
Mme de Rênal se sentit saisie d'un froid mortel; elle était malheureuse par sa
vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse.
Ce nouvel événement
vint occuper toute son imagination; elle fut emportée bien au-delà des sages
résolutions qu'elle devait à la nuit terrible qu'elle venait de passer. Il
n'était plus question de résister à cet amant si aimable, mais de le perdre à
jamais.
Il fallut assister au déjeuner. Pour comble de douleur, M. de
Rênal et Mme Derville ne parlèrent que du départ de Julien. Le maire de
Verrières avait remarqué quelque chose d'insolite dans le ton ferme avec lequel
il avait demandé un congé.
-- Ce petit paysan a sans doute en poche des
propositions de quelqu'un. Mais ce quelqu'un, fût-ce M. Valenod, doit être un
peu découragé par la somme de 600 francs, à laquelle maintenant il faut porter
le déboursé annuel. Hier, à Verrières, on aura demandé un délai de trois jours
pour réfléchir; et ce matin, afin de n'être pas obligé à me donner une réponse,
le petit monsieur part pour la montagne. Etre obligé de compter avec un
misérable ouvrier qui fait l'insolent, voilà pourtant où nous sommes arrivés!
Puisque mon mari, qui ignore combien profondément il a blessé Julien,
pense qu'il nous quittera, que dois-je croire moi-même? se dit Mme de Rênal. Ah!
tout est décidé!
Afin de pouvoir du moins pleurer en liberté, et ne pas
répondre aux questions de Mme Derville, elle parla d'un mal de tête affreux, et
se mit au lit.
-- Voilà ce que c'est que les femmes, répéta M. de Rênal,
il y a toujours quelque chose de dérangé à ces machines compliquées.
Et
il s'en alla goguenard.
Pendant que Mme de Rênal était en proie à ce
qu'a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l'avait engagée,
Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que
puissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la grande
chaîne au nord de Vergy. Le sentier qu'il suivait, s'élevant peu à peu parmi de
grands bois de hêtres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute
montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs. Bientôt les regards du
voyageur, passant par-dessus les coteaux moins élevés qui contiennent le cours
du Doubs vers le midi, s'étendirent jusqu'aux plaines fertiles de la Bourgogne
et du Beaujolais. Quelque insensible que l'âme de ce jeune ambitieux fût à ce
genre de beauté, il ne pouvait s'empêcher de s'arrêter de temps à autre pour
regarder un spectacle si vaste et si imposant.
Enfin il atteignit le
sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour arriver, par
cette route de traverse, à la vallée solitaire qu'habitait Fouqué, le jeune
marchand de bois son ami. Julien n'était point pressé de le voir, lui ni aucun
autre être humain. Caché comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui
couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui
se serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la pente
presque verticale d'un des rochers. Il prit sa course, et bientôt fut établi
dans cette retraite. Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne
sauraient me faire de mal. Il eut l'idée de se livrer au plaisir d'écrire ses
pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait
de pupitre. Sa plume volait: il ne voyait rien de ce qui l'entourait. Il
remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du
Beaujolais.
Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j'ai du
pain, et je suis libre! Au son de ce grand mot son âme s'exalta, son
hypocrisie faisait qu'il n'était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur
les deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait été
de la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté. Sans y songer
il vit s'éteindre, l'un après l'autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu
de cette obscurité immense, son âme s'égarait dans la contemplation de ce qu'il
s'imaginait rencontrer un jour à Paris. C'était d'abord une femme bien plus
belle et d'un génie bien plus élevé que tout ce qu'il avait pu voir en province.
Il aimait avec passion, il était aimé. S'il se séparait d'elle pour quelques
instants, c'était pour aller se couvrir de gloire et mériter d'en être encore
plus aimé.
Même en lui supposant l'imagination de Julien, un jeune homme
élevé au milieu des tristes vérités de la société de Paris, eût été réveillé à
ce point de son roman par la froide ironie; les grandes actions auraient disparu
avec l'espoir d'y atteindre, pour faire place à la maxime si connue: Quitte-t-on
sa maîtresse, on risque, hélas! d'être trompé deux ou trois fois par jour. Le
jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le
manque d'occasion.
Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il
y avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué.
Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout
ce qu'il avait écrit.
Il étonna bien son ami en frappant à sa porte à
une heure du matin. Il trouva Fouqué occupé à écrire ses comptes. C'était un
jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez
infini, et beaucoup de bonhomie cachée sous cet aspect repoussant.
--
T'es-tu donc brouillé avec ton M. de Rênal, que tu m'arrives ainsi à
l'improviste?
Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les
événements de la veille.
-- Reste avec moi, lui dit Fouqué, je vois que
tu connais M. de Rênal, M. Valenod, le sous-préfet Maugiron, le curé Chélan; tu
as compris les finesses du caractère de ces gens-là; te voilà en état de
paraître aux adjudications. Tu sais l'arithmétique mieux que moi, tu tiendras
mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L'impossibilité de tout faire par
moi-même et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je prendrais
pour associé m'empêchent tous les jours d'entreprendre d'excellentes affaires.
Il n'y a pas un mois que j'ai fait gagner six mille francs à Michaud de
Saint-Amand, que je n'avais pas revu depuis six ans, et que j'ai trouvé par
hasard à la vente de Pontarlier. Pourquoi n'aurais-tu pas gagné, toi, ces six
mille francs, ou du moins trois mille? car, si ce jour-là je t'avais eu avec
moi, j'aurais mis l'enchère à cette coupe de bois, et tout le monde me l'eût
bientôt laissée. Sois mon associé.
Cette offre donna de l'humeur à
Julien, elle dérangeait sa folie. Pendant tout le souper, que les deux amis
préparèrent eux-mêmes comme des héros d'Homère, car Fouqué vivait seul, il
montra ses comptes à Julien, et lui prouva combien son commerce de bois
présentait d'avantages. Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du
caractère de Julien.
Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite
chambre de bois de sapin: Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques
mille francs, puis reprendre avec avantage le métier de soldat ou celui de
prêtre, suivant la mode qui alors régnera en France. Le petit pécule que j'aurai
amassé lèvera toutes les difficultés de détail. Solitaire dans cette montagne,
j'aurai dissipé un peu l'affreuse ignorance où je suis de tant de choses qui
occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqué renonce à se marier, il me répète
que la solitude le rend malheureux. Il est évident que s'il prend un associé qui
n'a pas de fonds à verser dans son commerce, c'est dans l'espoir de se faire un
compagnon qui ne le quitte jamais.
Tromperai-je mon ami? s'écria Julien
avec humeur. Cet être, dont l'hypocrisie et l'absence de toute sympathie étaient
les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l'idée du plus petit
manque de délicatesse envers un homme qui l'aimait.
Mais tout à coup
Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser. Quoi! je perdrais
lâchement sept ou huit années! j'arriverais ainsi à vingt-huit ans; mais, à cet
âge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses! Quand j'aurai gagné
obscurément quelque argent en courant ces ventes de bois et méritant la faveur
de quelques fripons subalternes, qui me dit que j'aurai encore le feu sacré avec
lequel on se fait un nom?
Le lendemain matin, Julien répondit d'un grand
sang-froid au bon Fouqué, qui regardait l'affaire de l'association comme
terminée, que sa vocation pour le saint ministère des autels ne lui permettait
pas d'accepter. Fouqué n'en revenait pas.
-- Mais songes-tu, lui
répétait-il, que je t'associe, ou, si tu l'aimes mieux, que je te donne quatre
mille francs par an? et tu veux retourner chez ton M. Rênal, qui te méprise
comme la boue de ses souliers! Quand tu auras deux cents louis devant toi,
qu'est-ce qui t'empêche d'entrer au séminaire? Je te dirai plus, je me charge de
te procurer la meilleure cure du pays. Car, ajouta Fouqué en baissant la voix,
je fournis de bois à brûler M. le..., M. le..., M... Je leur livre de l'essence
de chêne de première qualité qu'ils ne me paient que comme du bois blanc, mais
jamais argent ne fut mieux placé.
Rien ne put vaincre la vocation de
Julien. Fouqué finit par le croire un peu fou. Le troisième jour, de grand
matin, Julien quitta son ami pour passer la journée au milieu des rochers de la
grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n'avait plus la paix de
l'âme, les offres de son ami la lui avaient enlevée. Comme Hercule, il se
trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre la médiocrité suivie d'un
bien-être assuré et tous les rêves héroïques de sa jeunesse. Je n'ai donc pas
une véritable fermeté, se disait-il; et c'était là le doute qui lui faisait le
plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je
crains que huit années passées à me procurer du pain ne m'enlèvent cette énergie
sublime qui fait faire les choses extraordinaires.
CHAPITRE XIII
LES BAS A JOUR
Un roman: c'est un miroir qu'on promène le
long d'un chemin.
SAINT REAL
Quand Julien
aperçut les ruines pittoresques de l'ancienne église de Vergy, il remarqua que,
depuis l'avant-veille, il n'avait pas pensé une seule fois à Mme de Rênal.
L'autre jour en partant, cette femme m'a rappelé la distance infinie qui nous
sépare, elle m'a traité comme le fils d'un ouvrier. Sans doute elle a voulu me
marquer son repentir de m'avoir laissé sa main la veille... Elle est pourtant
bien jolie, cette main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette
femme!
La possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine
facilité aux raisonnements de Julien; ils n'étaient plus aussi souvent gâtés par
l'irritation, et le sentiment vif de sa pauvreté et de sa bassesse aux yeux du
monde. Placé comme sur un promontoire élevé, il pouvait juger, et dominait pour
ainsi dire l'extrême pauvreté et l'aisance qu'il appelait encore richesse. Il
était loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance
pour se sentir différent après ce petit voyage dans la montagne.
Il fut frappé du trouble extrême avec lequel Mme de Rênal écouta le
petit récit de son voyage, qu'elle lui avait demandé.
Fouqué avait eu
des projets de mariage, des amours malheureuses; de longues confidences à ce
sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Après avoir trouvé le
bonheur trop tôt, Fouqué s'était aperçu qu'il n'était pas seul aimé. Tous ces
récits avaient étonné Julien; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie
solitaire, toute d'imagination et de méfiance, l'avait éloigné de tout ce qui
pouvait l'éclairer.
Pendant son absence, la vie n'avait été pour Mme de
Rênal qu'une suite de supplices différents, mais tous intolérables; elle était
réellement malade.
-- Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu'elle vit
arriver Julien, indisposée comme tu l'es, tu n'iras pas ce soir au jardin, l'air
humide redoublerait ton malaise.
Mme Derville voyait avec étonnement que
son amie, toujours grondée par M. de Rênal, à cause de l'excessive simplicité de
sa toilette, venait de prendre des bas à jour et de charmants petits souliers
arrivés de Paris. Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rênal avait
été de tailler et de faire faire en toute hâte par Elisa une robe d'été, d'une
jolie petite étoffe fort à la mode. A peine cette robe put-elle être terminée
quelques instants après l'arrivée de Julien; Mme de Rênal la mit aussitôt. Son
amie n'eut plus de doutes. Elle aime, l'infortunée! se dit Mme Derville. Elle
comprit toutes les apparences singulières de sa maladie.
Elle la vit
parler à Julien. La pâleur succédait à la rougeur la plus vive. L'anxiété se
peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune précepteur. Mme de Rênal
s'attendait à chaque moment qu'il allait s'expliquer, et annoncer qu'il quittait
la maison ou y restait. Julien n'avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel
il ne songeait pas. Après des combats affreux, Mme de Rênal osa enfin lui dire,
d'une voix tremblante, et où se peignait toute sa passion:
--
Quitterez-vous vos élèves pour vous placer ailleurs?
Julien fut frappé
de la voix incertaine et du regard de Mme de Rênal. Cette femme-là m'aime, se
dit-il; mais après ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil,
et dès qu'elle ne craindra plus mon départ, elle reprendra sa fierté. Cette vue
de la position respective fut, chez Julien, rapide comme l'éclair, il répondit
en hésitant:
-- J'aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si
aimables et si bien nés , mais peut-être le faudra-t-il. On a aussi des
devoirs envers soi.
En prononçant la parole si bien nés (c'était
un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s'anima
d'un profond sentiment d'anti-sympathie.
Aux yeux de cette femme, moi,
se disait-il, je ne suis pas bien né.
Mme de Rênal, en l'écoutant,
admirait son génie, sa beauté, elle avait le coeur percé de la possibilité de
départ qu'il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verrières, qui, pendant
l'absence de Julien, étaient venus dîner à Vergy, lui avaient fait compliment
comme à l'envi sur l'homme étonnant que son mari avait eu le bonheur de
déterrer. Ce n'est pas que l'on comprît rien aux progrès des enfants. L'action
de savoir par coeur la Bible, et encore en latin, avait frappé les habitants de
Verrières d'une admiration qui durera peut-être un siècle.
Julien, ne
parlant à personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rênal avait eu le moindre
sang-froid, elle lui eût fait compliment de la réputation qu'il avait conquise,
et l'orgueil de Julien rassuré, il eût été pour elle doux et aimable, d'autant
plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de Rênal contente aussi de
sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de
jardin; bientôt elle avoua qu'elle était hors d'état de marcher. Elle avait pris
le bras du voyageur et, bien loin d'augmenter ses forces, le contact de ce bras
les lui ôtait tout à fait.
Il était nuit; à peine fut-on assis, que
Julien, usant de son ancien privilège, osa approcher les lèvres du bras de sa
jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouqué
avait fait preuve avec ses maîtresses, et non à Mme de Rênal; le mot bien nés
pesait encore sur son coeur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun
plaisir. Loin d'être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de
Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la beauté, l'élégance,
la fraîcheur le trouvèrent presque insensible. La pureté de l'âme, l'absence de
toute émotion haineuse prolongent sans doute la durée de la jeunesse. C'est la
physionomie qui vieillit la première chez la plupart des jolies femmes.
Julien fut maussade toute la soirée; jusqu'ici il n'avait été en colère
qu'avec le hasard de la société; depuis que Fouqué lui avait offert un moyen
ignoble d'arriver à l'aisance, il avait de l'humeur contre lui-même. Tout à ses
pensées, quoique de temps en temps il dît quelques mots à ces dames, Julien
finit sans s'en apercevoir par abandonner la main de Mme de Rênal. Cette action
bouleversa l'âme de cette pauvre femme; elle y vit la manifestation de son sort.
Certaine de l'affection de Julien, peut-être sa vertu eût trouvé des
forces contre lui. Tremblante de le perdre à jamais, sa passion l'égara jusqu'au
point de reprendre la main de Julien, que, dans sa distraction, il avait laissée
appuyée sur le dossier d'une chaise. Cette action réveilla ce jeune ambitieux:
il eût voulu qu'elle eût pour témoins tous ces nobles si fiers qui, à table,
lorsqu'il était au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si
protecteur. Cette femme ne peut plus me mépriser: dans ce cas, se dit-il, je
dois être sensible à sa beauté; je me dois à moi-même d'être son amant. Une
telle idée ne lui fût pas venue avant les confidences naïves faites par son ami.
La détermination subite qu'il venait de prendre forma une distraction
agréable. Il se disait: il faut que j'aie une de ces deux femmes; il s'aperçut
qu'il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à Mme Derville; ce n'est pas
qu'elle fût plus agréable, mais toujours elle l'avait vu précepteur honoré pour
sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pliée sous
le bras, comme il était apparu à Mme de Rênal.
C'était précisément comme
jeune ouvrier, rougissant jusqu'au blanc des yeux, arrêté à la porte de la
maison et n'osant sonner, que Mme de Rênal se le figurait avec le plus de
charme. [Variante : Cette femme, que les bourgeois du pays disaient si hautaine,
songeait rarement au rang et la moindre certitude l'emportait de beaucoup dans
son esprit sur la promesse de caractère faite par le rang d'un homme. Un
charretier qui eût montré de la bravoure eût été plus brave dans son esprit
qu'un terrible capitaine de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle
croyait l'âme de Julien plus noble que celle de tous ses cousins, tous
gentilshommes de race et plusieurs d'entre eux titrés.]
En poursuivant
la revue de sa position, Julien vit qu'il ne fallait pas songer à la conquête de
Mme Derville, qui s'apercevait probablement du goût que Mme de Rênal montrait
pour lui. Forcé de revenir à celle-ci: Que connais-je du caractère de cette
femme? se dit Julien. Seulement ceci: avant mon voyage, je lui prenais la main,
elle la retirait; aujourd'hui je retire ma main, elle la saisit et la serre.
Belle occasion de lui rendre tous les mépris qu'elle a eus pour moi. Dieu sait
combien elle a eu d'amants! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu'à cause
de la facilité des entrevues.
Tel est, hélas! le malheur d'une excessive
civilisation! A vingt ans, l'âme d'un jeune homme, s'il a quelque éducation, est
à mille lieues du laisser-aller, sans lequel l'amour n'est souvent que le plus
ennuyeux des devoirs.
Je me dois d'autant plus, continua la petite
vanité de Julien, de réussir auprès de cette femme, que si jamais je fais
fortune, et que quelqu'un me reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai
faire entendre que l'amour m'avait jeté à cette place. Julien éloigna de nouveau
sa main de celle de Mme de Rênal, puis il la reprit en la serrant. Comme on
rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rênal lui dit à mi-voix:
-- Vous
nous quitterez, vous partirez?
Julien répondit en soupirant:
--
Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion, c'est une faute... et
quelle faute pour un jeune prêtre!
Mme de Rênal s'appuya sur son bras,
et avec tant d'abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien.
Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes. Mme de Rênal était
exaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une jeune fille
coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de l'amour; quand elle
arrive à l'âge de la vraie passion, le charme de la nouveauté manque. Comme Mme
de Rênal n'avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient
neuves pour elle. Aucune triste vérité ne venait la glacer, pas même le spectre
de l'avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu'elle l'était en ce
moment. L'idée même de la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui
l'avait agitée quelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya
comme un hôte importun. Jamais je n'accorderai rien à Julien, se dit Mme de
Rênal, nous vivrons à l'avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami.
CHAPITRE XIV
LES CISEAUX ANGLAIS
Une jeune
fille de seize ans avait un teint de rose, et elle mettait du rouge.
POLIDORI.
Pour Julien, l'offre de Fouqué lui
avait en effet enlevé tout bonheur; il ne pouvait s'arrêter à aucun parti.
Hélas! peut-être manqué-je de caractère, j'eusse été un mauvais soldat
de Napoléon. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maîtresse du
logis va me distraire un moment.
Heureusement pour lui, même dans ce
petit incident subalterne, l'intérieur de son âme répondait mal à son langage
cavalier. Il avait peur de Mme de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe
était à ses yeux l'avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au
hasard et à l'inspiration du moment. D'après les confidences de Fouqué et le peu
qu'il avait lu sur l'amour dans sa Bible, il se fit un plan de campagne fort
détaillé. Comme, sans se l'avouer, il était fort troublé, il écrivit ce plan.
Le lendemain matin au salon, Mme de Rênal fut un instant seule avec lui:
-- N'avez-vous point d'autre nom que Julien? lui dit-elle.
A
cette demande si flatteuse, notre héros ne sut que répondre. Cette circonstance
n'était pas prévue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l'esprit
vif de Julien l'eût bien servi, la surprise n'eût fait qu'ajouter à la vivacité
de ses aperçus.
Il fut gauche et s'exagéra sa gaucherie. Mme de Rênal la
lui pardonna bien vite. Elle y vit l'effet d'une candeur charmante. Et ce qui
manquait précisément à ses yeux à cet homme, auquel on trouvait tant de génie,
c'était l'air de la candeur.
-- Ton petit précepteur m'inspire beaucoup
de méfiance, lui disait quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l'air de penser
toujours et de n'agir qu'avec politique. C'est un sournois.
Julien resta
profondément humilié du malheur de n'avoir su que répondre à Mme de Rênal.
Un homme comme moi se doit de réparer cet échec, et, saisissant le
moment où l'on passait d'une pièce à l'autre, il crut de son devoir de donner un
baiser à Mme de Rênal.
Rien de moins amené, rien de moins agréable et
pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d'être
aperçus. Mme de Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette
sottise lui rappela M. Valenod.
Que m'arriverait-il, se dit-elle, si
j'étais seule avec lui? Toute sa vertu revint, parce que l'amour s'éclipsait.
Elle s'arrangea de façon à ce qu'un de ses enfants restât toujours
auprès d'elle.
La journée fut ennuyeuse pour Julien, il la passa tout
entière à exécuter avec gaucherie son plan de séduction. Il ne regarda pas une
seule fois Mme de Rênal, sans que ce regard n'eût un pourquoi; cependant, il
n'était pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne réussissait point à être
aimable, et encore moins séduisant.
Mme de Rênal ne revenait point de
son étonnement de le trouver si gauche et en même temps si hardi. C'est la
timidité de l'amour dans un homme d'esprit! se dit-elle enfin, avec une joie
inexprimable. Serait-il possible qu'il n'eût jamais été aimé de ma rivale!
Après le déjeuner, Mme de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la
visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. Elle travaillait à un
petit métier de tapisserie fort élevé. Mme Derville était à ses côtés. Ce fut
dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre héros trouva
convenable d'avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de Rênal, dont
le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient évidemment les regards du
galant sous-préfet.
Mme de Rênal eut une peur extrême; elle laissa
tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de
Julien put passer pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des
ciseaux, qu'il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d'acier
anglais se brisèrent, et Mme de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien
ne s'était pas trouvé plus près d'elle.
-- Vous avez aperçu la chute
avant moi, vous l'eussiez empêchée; au lieu de cela votre zèle n'a réussi qu'à
me donner un fort grand coup de pied.
Tout cela trompa le sous-préfet,
mais non Mme Derville. Ce joli garçon a de bien sottes manières! pensa-t-elle;
le savoir-vivre d'une capitale de province ne pardonne point ces sortes de
fautes. Mme de Rênal trouva le moment de dire à Julien:
-- Soyez
prudent, je vous l'ordonne.
Julien voyait sa gaucherie, il avait de
l'humeur. Il délibéra longtemps avec lui-même pour savoir s'il devait se fâcher
de ce mot: Je vous l'ordonne . Il fut assez sot pour penser: elle
pourrait me dire je l'ordonne , s'il s'agissait de quelque chose de
relatif à l'éducation des enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose
l'égalité. On ne peut aimer sans égalité ... et tout son esprit se perdit
à faire des lieux communs sur l'égalité. Il se répétait avec colère ce vers de
Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant:
................... L'amour
Fait les égalités et ne les cherche
pas.
Julien s'obstinant à jouer le rôle d'un don Juan, lui qui de
la vie n'avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée. Il n'eut
qu'une idée juste; ennuyé de lui et de Mme de Rênal, il voyait avec effroi
s'avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d'elle et dans
l'obscurité. Il dit à M. de Rênal qu'il allait à Verrières voir le curé; il
partit après dîner et ne rentra que dans la nuit.
A Verrières, Julien
trouva M. Chélan occupé à déménager; il venait enfin d'être destitué, le vicaire
Maslon le remplaçait. Julien aida le bon curé, et il eut l'idée d'écrire à
Fouqué que la vocation irrésistible qu'il se sentait pour le saint ministère
l'avait empêché d'accepter d'abord ses offres obligeantes, mais qu'il venait de
voir un tel exemple d'injustice, que peut-être il serait plus avantageux à son
salut de ne pas entrer dans les ordres sacrés.
Julien s'applaudit de sa
finesse à tirer parti de la destitution du curé de Verrières pour se laisser une
porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence
l'emportait sur l'héroïsme.
CHAPITRE XV
LE CHANT DU COQ
Amour en latin faict amor;
Or donc provient d'amour la
mort,
Et, par avant, soulcy qui mord,
Deuil, plours, pièges,
forfaitz, remords...
BLASON D'AMOUR.
Si
Julien avait eu un peu de l'adresse qu'il se supposait si gratuitement, il eût
pu s'applaudir le lendemain de l'effet produit par son voyage à Verrières. Son
absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encore, il fut assez
maussade; sur le soir, une idée ridicule lui vint, et il la communiqua à Mme de
Rênal, avec une rare intrépidité.
A peine fut-on assis au jardin, que,
sans attendre une obscurité suffisante, Julien approcha sa bouche de l'oreille
de Mme de Rênal, et, au risque de la compromettre horriblement, il lui dit:
-- Madame, cette nuit, à deux heures, j'irai dans votre chambre, je dois
vous dire quelque chose.
Julien tremblait que sa demande ne fût
accordée; son rôle de séducteur lui pesait si horriblement que, s'il eût pu
suivre son penchant, il se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et
n'eût plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la
veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne
savait réellement à quel saint se vouer.
Mme de Rênal répondit avec une
indignation réelle, et nullement exagérée, à l'annonce impertinente que Julien
osait lui faire. Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que
dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous
prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et
à son retour il se plaça à côté de Mme Derville et fort loin de Mme de Rênal. Il
s'ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversation fut
sérieuse, et Julien s'en tira fort bien, à quelques moments de silence près,
pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque
belle manoeuvre, se disait-il, pour forcer Mme de Rênal à me rendre ces marques
de tendresse non équivoques qui me faisaient croire, il y a trois jours, qu'elle
était à moi!
Julien était extrêmement déconcerté de l'état presque
désespéré où il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l'eût plus embarrassé
que le succès.
Lorsqu'on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit
croire qu'il jouissait du mépris de Mme Derville, et que probablement il n'était
guère mieux avec Mme de Rênal.
De fort mauvaise humeur et très humilié,
Julien ne dormit point. Il était à mille lieues de l'idée de renoncer à toute
feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec Mme de Rênal, en se
contentant comme un enfant du bonheur qu'apporterait chaque journée.
Il
se fatigua le cerveau à inventer des manoeuvres savantes, un instant après, il
les trouvait absurdes; il était en un mot fort malheureux, quand deux heures
sonnèrent à l'horloge du château.
Ce bruit le réveilla comme le chant du
coq réveilla saint Pierre. Il se vit au moment de l'événement le plus pénible.
Il n'avait plus songé à sa proposition impertinente, depuis le moment où il
l'avait faite; elle avait été si mal reçue!
Je lui ai dit que j'irais
chez elle à deux heures, se dit-il en se levant, je puis être inexpérimenté et
grossier comme il appartient au fils d'un paysan. Mme Derville me l'a fait assez
entendre, mais du moins je ne serai pas faible.
Julien avait raison de
s'applaudir de son courage, jamais il ne s'était imposé une contrainte plus
pénible. En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se
dérobaient sous lui, et il fut forcé de s'appuyer contre le mur.
Il
était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont il put
distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n'y avait donc plus de prétexte
pour ne pas aller chez elle. Mais, grand Dieu! qu'y ferait-il? Il n'avait aucun
projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu'il eût été
hors d'état de les suivre.
Enfin, souffrant plus mille fois que s'il eût
marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme
de Rênal. Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit
effroyable.
Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la
cheminée; il ne s'attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer, Mme
de Rênal se jeta vivement hors de son lit. Malheureux! s'écria-t-elle. Il y eut
un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle
naturel; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des
malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu'en se jetant à ses pieds, en
embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit
en larmes.
Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de
Mme de Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien à
désirer. En effet, il devait à l'amour qu'il avait inspiré et à l'impression
imprévue qu'avaient produite sur lui des charmes séduisants, une victoire à
laquelle ne l'eût pas conduit toute son adresse si maladroite.
Mais,
dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il prétendit
encore jouer le rôle d'un homme accoutumé à subjuguer des femmes: il fit des
efforts d'attention incroyables pour gâter ce qu'il avait d'aimable. Au lieu
d'être attentif aux transports qu'il faisait naître, et aux remords qui en
relevaient la vivacité, l'idée du devoir ne cessa jamais d'être présente
à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s'il
s'écartait du modèle idéal qu'il se proposait de suivre. En un mot, ce qui
faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l'empêcha de goûter
le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ans, qui
a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du
rouge.
Mortellement effrayée de l'apparition de Julien, Mme de Rênal fut
bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien
la troublaient vivement.
Même quand elle n'eut plus rien à lui refuser,
elle repoussait Julien loin d'elle, avec une indignation réelle, et ensuite se
jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle
se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l'enfer en
accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n'eût manqué au
bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu'il
venait d'enlever, s'il eût su en jouir. Le départ de Julien ne fit point cesser
les transports qui l'agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui
la déchiraient.
Mon Dieu! être heureux, être aimé, n'est-ce que ça?
Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était
dans cet état d'étonnement et de trouble inquiet où tombe l'âme qui vient
d'obtenir ce qu'elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve
plus quoi désirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui
revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser tous les
détails de sa conduite.
-- N'ai-je manqué à rien de ce que je me dois à
moi-même? Ai-je bien joué mon rôle?
Et quel rôle? celui d'un homme
accoutumé à être brillant avec les femmes.
CHAPITRE XVI
LE LENDEMAIN
He turn'd his lip to hers, and with his
hand
Call'd back the tangles of her wandering hair.
Don Juan.
C. 1. st. 170 .
Heureusement, pour la gloire de
Julien, Mme de Rênal avait été trop agitée, trop étonnée, pour apercevoir la
sottise de l'homme qui en un moment était devenu tout au monde pour elle.
Comme elle l'engageait à se retirer, voyant poindre le jour:
--
Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue.
Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci:
-- Regretteriez-vous la vie?
-- Ah! beaucoup dans ce moment!
mais je ne regretterais pas de vous avoir connu.
Julien trouva de sa
dignité de rentrer exprès au grand jour et avec imprudence.
L'attention
continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions, dans la folle idée de
paraître un homme d'expérience, n'eut qu'un avantage; lorsqu'il revit Mme de
Rênal à déjeuner, sa conduite fut un chef-d'oeuvre de prudence.
Pour
elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeux, et ne pouvait
vivre un instant sans le regarder; elle s'apercevait de son trouble, et ses
efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu'une seule fois les
yeux sur elle. D'abord, Mme de Rênal admira sa prudence. Bientôt, voyant que cet
unique regard ne se répétait pas, elle fut alarmée: « Est-ce qu'il ne m'aimerait
plus, se dit-elle; hélas! je suis bien vieille pour lui; j'ai dix ans de plus
que lui. »
En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main
de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d'amour si extraordinaire,
il la regarda avec passion, car elle lui avait semblé bien jolie au déjeuner;
et, tout en baissant les yeux, il avait passé son temps à se détailler ses
charmes. Ce regard consola Mme de Rênal; il ne lui ôta pas toutes ses
inquiétudes; mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à fait ses remords
envers son mari.
Au déjeuner, ce mari ne s'était aperçu de rien; il n'en
était pas de même de Mme Derville: elle crut Mme de Rênal sur le point de
succomber. Pendant toute la journée, son amitié hardie et incisive ne lui
épargna pas les demi-mots destinés à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le
danger qu'elle courait.
Mme de Rênal brûlait de se trouver seule avec
Julien; elle voulait lui demander s'il l'aimait encore. Malgré la douceur
inaltérable de son caractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire
entendre à son amie combien elle était importune.
Le soir, au jardin,
Mme Derville arrangea si bien les choses, qu'elle se trouva placée entre Mme de
Rênal et Julien. Mme de Rênal qui s'était fait une image délicieuse du plaisir
de serrer la main de Julien et de la porter à ses lèvres, ne put pas même lui
adresser un mot.
Ce contretemps augmenta son agitation. Elle était
dévorée d'un remords. Elle avait tant grondé Julien de l'imprudence qu'il avait
faite en venant chez elle la nuit précédente, qu'elle tremblait qu'il ne vînt
pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s'établir dans sa
chambre. Mais, ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille
contre la porte de Julien. Malgré l'incertitude et la passion qui la dévoraient,
elle n'osa point entrer. Cette action lui semblait la dernière des bassesses,
car elle sert de texte à un dicton de province.
Les domestiques
n'étaient pas tous couchés. La prudence l'obligea enfin à revenir chez elle.
Deux heures d'attente furent deux siècles de tourments.
Mais Julien
était trop fidèle à ce qu'il appelait le devoir, pour manquer à exécuter de
point en point ce qu'il s'était prescrit.
Comme une heure sonnait, il
s'échappa doucement de sa chambre, s'assura que le maître de la maison était
profondément endormi, et parut chez Mme de Rênal. Ce jour-là, il trouva plus de
bonheur auprès de son amie, car il songea moins constamment au rôle à jouer. Il
eut des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rênal lui
dit de son âge contribua à lui donner quelque assurance.
-- Hélas! j'ai
dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m'aimer? lui répétait-elle sans
projet, et parce que cette idée l'opprimait.
Julien ne concevait pas ce
malheur, mais il vit qu'il était réel, et il oublia presque toute sa peur d'être
ridicule.
La sotte idée d'être regardé comme un amant subalterne, à
cause de sa naissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de
Julien rassuraient sa timide maîtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la
faculté de juger son amant. Heureusement, il n'eut presque pas, ce jour-là, cet
air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non
pas un plaisir. Si elle se fût aperçue de son attention à jouer un rôle, cette
triste découverte lui eût à jamais enlevé tout bonheur. Elle n'y eût pu voir
autre chose qu'un triste effet de la disproportion des âges.
Quoique Mme
de Rênal n'eût jamais pensé aux théories de l'amour, la différence d'âge est,
après celle de fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de
province, toutes les fois qu'il est question d'amour.
En peu de jours,
Julien, rendu à toute l'ardeur de son âge, fut éperdument amoureux.
Il
faut convenir, se disait-il, qu'elle a une bonté d'âme angélique, et l'on n'est
pas plus jolie.
Il avait perdu presque tout à fait l'idée du rôle à
jouer. Dans un moment d'abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette
confidence porta à son comble la passion qu'il inspirait. Je n'ai donc point eu
de rivale heureuse, se disait Mme de Rênal avec délices! Elle osa l'interroger
sur le portrait auquel il mettait tant d'intérêt; Julien lui jura que c'était
celui d'un homme.
Quand il restait à Mme de Rênal assez de sang-froid
pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur
existât, et que jamais elle ne s'en fût doutée.
Ah! se disait-elle, si
j'avais connu Julien il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie!
Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de
l'ambition; c'était de la joie de posséder, lui pauvre être malheureux et si
méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d'adoration, ses
transports à la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur
la différence d'âge. Si elle eût possédé un peu de ce savoir-vivre dont une
femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilisés, elle
eût frémi pour la durée d'un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de
ravissement d'amour-propre.
Dans ses moments d'oubli d'ambition, Julien
admirait avec transport jusqu'aux chapeaux, jusqu'aux robes de Mme de Rênal. Il
ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire
de glace et restait des heures entières admirant la beauté et l'arrangement de
tout ce qu'il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le regardait; lui,
regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d'un mariage, emplissent une
corbeille de noce.
J'aurais pu épouser un tel homme! pensait quelquefois
Mme de Rênal; quelle âme de feu! quelle vie ravissante avec lui!
Pour
Julien, jamais il ne s'était trouvé aussi près de ces terribles instruments de
l'artillerie féminine. Il est impossible, se disait-il, qu'à Paris on ait
quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point d'objection à son
bonheur. Souvent la sincère admiration et les transports de sa maîtresse lui
faisaient oublier la vaine théorie qui l'avait rendu si compassé et presque si
ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments où,
malgré ses habitudes d'hypocrisie, il trouvait une douceur extrême à avouer à
cette grande dame qui l'admirait, son ignorance d'une foule de petits usages. Le
rang de sa maîtresse semblait l'élever au-dessus de lui-même. Mme de Rênal, de
son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire ainsi, dans
une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie, et qui était
regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Même le
sous-préfet et M. Valenod ne pouvaient s'empêcher de l'admirer; ils lui en
semblaient moins sots. Quant à Mme Derville, elle était bien loin d'avoir à
exprimer les mêmes sentiments. Désespérée de ce qu'elle croyait deviner, et
voyant que les sages avis devenaient odieux à une femme qui, à la lettre, avait
perdu la tête, elle quitta Vergy sans donner une explication qu'on se garda de
lui demander. Mme de Rênal en versa quelques larmes, et bientôt il lui sembla
que sa félicité redoublait. Par ce départ elle se trouvait presque toute la
journée tête à tête avec son amant.
Julien se livrait d'autant plus à la
douce société de son amie, que, toutes les fois qu'il était trop longtemps seul
avec lui-même, la fatale proposition de Fouqué venait encore l'agiter. Dans les
premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments où lui, qui n'avait
jamais aimé, qui n'avait jamais été aimé de personne, trouvait un si délicieux
plaisir à être sincère, qu'il était sur le point d'avouer à Mme de Rênal
l'ambition qui jusqu'alors avait été l'essence même de son existence. Il eût
voulu pouvoir la consulter sur l'étrange tentation que lui donnait la
proposition de Fouqué, mais un petit événement empêcha toute franchise.
CHAPITRE XVII
LE PREMIER ADJOINT
O, how this
spring of love resembleth
The uncertain glory of an April
day,
Which now shows all the beauty of the sun
And by and by a
cloud takes all away!
TWO GENTLEMEN OF
VERONA.
Un soir au coucher du soleil, assis auprès de son
amie, au fond du verger, loin des importuns, il rêvait profondément. Des moments
si doux, pensait-il, dureront-ils toujours? Son âme était tout occupée de la
difficulté de prendre un état, il déplorait ce grand accès de malheur qui
termine l'enfance et gâte les premières années de la jeunesse peu riche. -- Ah!
s'écria-t-il, que Napoléon était bien l'homme envoyé de Dieu pour les jeunes
Français! Qui le remplacera? que feront sans lui les malheureux, même plus
riches que moi, qui ont juste les quelques écus qu'il faut pour se procurer une
bonne éducation, et qui ensuite n'ont pas assez d'argent pour acheter un homme à
vingt ans et se pousser dans une carrière! Quoi qu'on fasse, ajouta-t-il avec un
profond soupir, ce souvenir fatal nous empêchera à jamais d'être heureux!
Il vit tout à coup Mme de Rênal froncer le sourcil, elle prit un air
froid et dédaigneux; cette façon de penser lui semblait convenir à un
domestique. Elevée dans l'idée qu'elle était fort riche, il lui semblait chose
convenue que Julien l'était aussi. Elle l'aimait mille fois plus que la vie,
[variante : elle l'eût aimé même ingrat et perfide] et ne faisait aucun cas de
l'argent.
Julien était loin de deviner ces idées. Ce froncement de
sourcils le rappela sur la terre. Il eut assez de présence d'esprit pour
arranger sa phrase et faire entendre à la noble dame, assise si près de lui sur
le banc de verdure, que les mots qu'il venait de répéter, il les avait entendus
pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C'était le raisonnement des
impies.
-- Eh bien! ne vous mêlez plus à ces gens-là, dit Mme de Rênal,
gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout à coup, avait succédé à
l'expression de la plus vive tendresse.
Ce froncement de sourcils, ou
plutôt le remords de son imprudence, fut le premier échec porté à l'illusion qui
entraînait Julien. Il se dit: Elle est bonne et douce, son goût pour moi est
vif, mais elle a été élevée dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur
de cette classe d'hommes de coeur qui, après une bonne éducation, n'a pas assez
d'argent pour entrer dans une carrière. Que deviendraient-ils ces nobles, s'il
nous était donné de les combattre à armes égales! Moi, par exemple, maire de
Verrières, bien intentionné, honnête comme l'est au fond M. de Rénal! comme
j'enlèverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries! comme la
justice triompherait dans Verrières! Ce ne sont pas leurs talents qui me
feraient obstacle. Ils tâtonnent sans cesse.
Le bonheur de Julien fut,
ce jour-là, sur le point de devenir durable. Il manqua à notre héros d'oser être
sincère. Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ
; Mme de Rênal avait été étonnée du mot de Julien, parce que les hommes de
sa société répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à
cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien élevés. L'air froid de
Mme de Rênal dura assez longtemps, et sembla marqué à Julien. C'est que la
crainte de lui avoir dit indirectement une chose désagréable succéda chez elle à
sa répugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans ses
traits, si purs et si naïfs, quand elle était heureuse et loin des ennuyeux.
Julien n'osa plus rêver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il
trouva qu'il était imprudent d'aller voir Mme de Rênal dans sa chambre. Il
valait mieux qu'elle vînt chez lui; si un domestique l'apercevait courant dans
la maison, vingt prétextes différents pouvaient expliquer cette démarche.
Mais cet arrangement avait aussi ses inconvénients. Julien avait reçu de
Fouqué des livres que lui, élève en théologie, n'eût jamais pu demander à un
libraire. Il n'osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien aise de
n'être pas interrompu par une visite, dont l'attente, la veille encore de la
petite scène du verger, l'eût mis hors d'état de lire.
Il devait à Mme
de Rênal de comprendre les livres d'une façon toute nouvelle. Il avait osé lui
faire des questions sur une foule de petites choses, dont l'ignorance arrête
tout court l'intelligence d'un jeune homme né hors de la société, quelque génie
naturel qu'on veuille lui supposer.
Cette éducation de l'amour, donnée
par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement à
voir la société telle qu'elle est aujourd'hui. Son esprit ne fut point offusqué
par le récit de ce qu'elle a été autrefois, il y a deux mille ans, ou seulement
il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable
joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se
passaient à Verrières.
Sur le premier plan parurent des intrigues très
compliquées ourdies, depuis deux ans, auprès du préfet de Besançon. Elles
étaient appuyées par des lettres venues de Paris, et écrites par ce qu'il y a de
plus illustre. Il s'agissait de faire de M. de Moirod, c'était l'homme le plus
dévot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verrières.
Il avait pour concurrent un fabricant fort riche, qu'il fallait
absolument refouler à la place de second adjoint.
Julien comprit enfin
les demi-mots qu'il avait surpris, quand la haute société du pays venait dîner
chez M. de Rênal. Cette société privilégiée était profondément occupée de ce
choix du premier adjoint, dont le reste de la ville et surtout les libéraux ne
soupçonnaient pas même la possibilité. Ce qui en faisait l'importance, c'est
qu'ainsi que chacun sait, le côté oriental de la grande rue de Verrières doit
reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale.
Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer,
parvenait à être premier adjoint, et par la suite maire dans le cas où M. de
Rênal serait nommé député, il fermerait les yeux, et l'on pourrait faire, aux
maisons qui avancent sur la voie publique, de petites réparations
imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgré la haute
piété et la probité reconnue de M. de Moirod, on était sûr qu'il serait
coulant , car il avait beaucoup d'enfants. Parmi les maisons qui devaient
reculer, neuf appartenaient à tout ce qu'il y a de mieux dans Verrières.
Aux yeux de Julien, cette intrigue était bien plus importante que
l'histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la première
fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés. Il y avait des choses qui
étonnaient Julien depuis cinq ans qu'il avait commencé à aller les soirs chez le
curé. Mais la discrétion et l'humilité d'esprit étant les premières qualités
d'un élève en théologie, il lui avait toujours été impossible de faire des
questions.
Un jour, Mme de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de
son mari, l'ennemi de Julien.
-- Mais, madame, c'est aujourd'hui le
dernier vendredi du mois, répondit cet homme d'un air singulier.
--
Allez, dit Mme de Rênal
-- Eh bien! dit Julien, il va se rendre dans ce
magasin à foin, église autrefois, et récemment rendu au culte; mais pour quoi
faire? voilà un de ces mystères que je n'ai jamais pu pénétrer.
-- C'est
une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit Mme de Rênal; les
femmes n'y sont point admises: tout ce que j'en sais, c'est que tout le monde
s'y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si
fier et si sot ne sera point fâché de s'entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui
répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu'on y fait, je demanderai
des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par
domestique afin qu'un jour ils ne nous égorgent pas.
Le temps volait. Le
souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La
nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables, puisqu'ils
étaient de partis contraires, ajoutait, sans qu'il s'en doutât, au bonheur qu'il
lui devait et à l'empire qu'elle acquérait sur lui.
Dans les moments où
la présence d'enfants trop intelligents les réduisait à ne parler que le langage
de la froide raison, c'était avec une docilité parfaite que Julien, la regardant
avec des yeux étincelants d'amour, écoutait ses explications du monde comme il
va. Souvent au milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l'occasion d'un
chemin ou d'une fourniture, l'esprit de Mme de Rênal s'égarait tout à coup
jusqu'au délire; Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui
les mêmes gestes intimes qu'avec ses enfants. C'est qu'il y avait des jours où
elle avait l'illusion de l'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas à
répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu'un enfant bien né
n'ignore pas à quinze ans? Un instant après, elle l'admirait comme son maître.
Son génie allait jusqu'à l'effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement
chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle
le voyait premier ministre comme Richelieu.
-- Vivrai-je assez pour te
voir dans ta gloire? disait-elle à Julien, la place est faite pour un grand
homme; la monarchie, la religion en ont besoin.
CHAPITRE XVIII
UN ROI A VERRIERES
N'êtes-vous bons qu'à jeter là comme un
cadavre de peuple, sans âme, et
dont les veines n'ont plus de sang?
Discours de l'Evêque,
à la chapelle de Saint-Clément
.
Le trois septembre à dix heures du soir, un
gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop; il apportait
la nouvelle que Sa Majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l'on
était au mardi. Le préfet autorisait, c'est-à-dire demandait la formation d'une
garde d'honneur; il fallait déployer toute la pompe possible. Une estafette fut
expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit, et trouva toute la ville en
émoi. Chacun avait ses prétentions; les moins affairés louaient des balcons pour
voir l'entrée du roi.
Qui commandera la garde d'honneur? M. de Rênal vit
tout de suite combien il importait, dans l'intérêt des maisons sujettes à
reculer, que M. de Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la
place de premier adjoint. Il n'y avait rien à dire à la dévotion de M. de
Moirod, elle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n'avait monté
à cheval. C'était un homme de trente-six ans, timide de toutes les façons, et
qui craignait également les chutes et le ridicule.
Le maire le fit
appeler dès les cinq heures du matin.
-- Vous voyez, monsieur, que je
réclame vos avis, comme si déjà vous occupiez le poste auquel tous les honnêtes
gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures prospèrent, le
parti libéral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des
armes de tout. Consultons l'intérêt du roi, celui de la monarchie, et avant tout
l'intérêt de notre sainte religion. A qui pensez-vous, monsieur, que l'on puisse
confier le commandement de la garde d'honneur?
Malgré la peur horrible
que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un
martyre. « Je saurai prendre un ton convenable », dit-il au maire. A peine
restait-il le temps de faire arranger les uniformes qui sept ans auparavant
avaient servi lors du passage d'un prince du sang.
A sept heures, Mme de
Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli
de dames libérales qui prêchaient l'union des partis, et venaient la supplier
d'engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d'honneur. L'une
d'elles prétendait que si son mari n'était pas élu, de chagrin il ferait
banqueroute. Mme de Rênal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort
occupée.
Julien fut étonné et encore plus fâché qu'elle lui fit un
mystère de ce qui l'agitait. Je l'avais prévu, se disait-il avec amertume, son
amour s'éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce
tapage l'éblouit. Elle m'aimera de nouveau quand les idées de sa caste ne lui
troubleront plus la cervelle.
Chose étonnante, il l'en aima davantage.
Les tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en
vain l'occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre
à lui, Julien, emportant un de ses habits. Ils étaient seuls. Il voulut lui
parler. Elle s'enfuit en refusant de l'écouter. Je suis bien sot d'aimer une
telle femme, l'ambition la rend aussi folle que son mari.
Elle l'était
davantage; un de ses grands désirs qu'elle n'avait jamais avoué à Julien de peur
de le choquer, était de le voir quitter, ne fût-ce que pour un jour, son triste
habit noir. Avec une adresse vraiment admirable chez une femme si naturelle,
elle obtint d'abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de
Maugiron, que Julien serait nommé garde d'honneur de préférence à cinq ou six
jeunes gens, fils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d'une
exemplaire piété. M. Valenod, qui comptait prêter sa calèche aux plus jolies
femmes de la ville et faire admirer ses beaux normands, consentit à donner un de
ses chevaux à Julien, l'être qu'il haïssait le plus. Mais tous les gardes
d'honneur avaient à eux ou d'emprunt quelqu'un de ces beaux habits bleu de ciel
avec deux épaulettes de colonel en argent, qui avaient brillé sept ans
auparavant. Mme de Rênal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre
jours pour envoyer à Besançon, et en faire revenir l'habit d'uniforme, les
armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d'honneur. Ce qu'il y a de
plaisant, c'est qu'elle trouvait imprudent de faire faire l'habit de Julien à
Verrières. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.
Le travail des
gardes d'honneur et de l'esprit public terminé, le maire eut à s'occuper d'une
grande cérémonie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer à Verrières
sans visiter la fameuse relique de saint Clément que l'on conserve à
Bray-le-Haut, à une petite lieue de la ville. On désirait un clergé nombreux, ce
fut l'affaire la plus difficile à arranger; M. Maslon, le nouveau curé, voulait
à tout prix éviter la présence de M. Chélan. En vain, M. de Rênal lui
représentait qu'il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les
ancêtres ont été si longtemps gouverneurs de la province, avait été désigné pour
accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l'abbé Chélan. Il
demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verrières, et s'il le
trouvait disgracié, il était homme à aller le chercher dans la petite maison où
il s'était retiré, accompagné de tout le cortège dont il pourrait disposer. Quel
soufflet!
-- Je suis déshonoré ici et à Besançon, répondait l'abbé
Maslon, s'il paraît dans mon clergé. Un janséniste, grand Dieu!
-- Quoi
que vous en puissiez dire, mon cher abbé, répliquait M. de Rênal, je n'exposerai
pas l'administration de Verrières à recevoir un affront de M. de La Mole. Vous
ne le connaissez pas, il pense bien à la cour; mais ici, en province, c'est un
mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu'à embarrasser les gens. Il
est capable, uniquement pour s'amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des
libéraux.
Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois
jours de pourparlers, que l'orgueil de l'abbé Maslon plia devant la peur du
maire qui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à
l'abbé Chélan, pour le prier d'assister à la cérémonie de la relique de
Bray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui permettaient.
M. Chélan demanda et obtint une lettre d'invitation pour Julien qui devait
l'accompagner en qualité de sous-diacre.
Dès le matin du dimanche, des
milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inondèrent les rues de
Verrières. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute
cette foule fut agitée, on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues
de Verrières. Ce signal annonçait que le roi venait d'entrer sur le territoire
du département. Aussitôt le son de toutes les cloches et les décharges répétées
d'un vieux canon espagnol appartenant à la ville marquèrent sa joie de ce grand
événement. La moitié de la population monta sur les toits. Toutes les femmes
étaient aux balcons. La garde d'honneur se mit en mouvement. On admirait les
brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la
peur de M. de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à
saisir l'arçon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le
premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que
d'abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d'indignation chez les uns, chez
d'autres le silence de l'étonnement annoncèrent une sensation générale. On
reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M.
Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n'y eut qu'un cri contre le
maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en
abbé était précepteur de ses marmots, il avait l'audace de le nommer garde
d'honneur, au préjudice de messieurs tels et tels, riches fabricants! Ces
Messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit
insolent, né dans la crotte. -- Il est sournois et porte un sabre, répondait le
voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure.
Les propos
de la société noble étaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c'était
du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En général, on
rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance.
Pendant qu'il
était l'occasion de tant de propos, Julien était le plus heureux des hommes.
Naturellement hardi, il se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens
de cette ville de montagnes. Il voyait dans les yeux des femmes qu'il était
question de lui.
Ses épaulettes étaient plus brillantes, parce qu'elles
étaient neuves. Son cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la
joie.
Son bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux
rempart, le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du
rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un héros.
Il était officier d'ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie.
Une personne était plus heureuse que lui. D'abord elle l'avait vu passer
d'une des croisées de l'hôtel de ville; montant ensuite en calèche, et faisant
rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir quand son cheval
l'emporta hors du rang. Enfin, sa calèche sortant au grand galop, par une autre
porte de la ville, elle parvint à rejoindre la route par où le roi devait
passer, et put suivre la garde d'honneur à vingt pas de distance, au milieu
d'une noble poussière. Dix mille paysans crièrent: Vive le roi! quand le maire
eut l'honneur de haranguer Sa Majesté. Une heure après, lorsque, tous les
discours écoutés, le roi allait entrer dans la ville, la petite pièce de canon
se remit à tirer à coups précipités. Mais un accident s'ensuivit, non pour les
canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipsick et à Montmirail, mais pour
le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans
l'unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu'il
fallut le tirer de là pour que la voiture du roi pût passer.
Sa Majesté
descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux
cramoisis. Le roi devait dîner, et aussitôt après remonter en voiture pour aller
vénérer la relique de saint Clément. A peine le roi fut-il à l'église, que
Julien galopa vers la maison de M. de Rênal. Là, il quitta en soupirant son bel
habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit
noir râpé. Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui
occupe le sommet d'une fort belle colline. L'enthousiasme multiplie ces paysans,
pensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix mille
autour de cette antique abbaye. A moitié ruinée par le vandalisme
révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la Restauration,
et l'on commençait à parler de miracles. Julien rejoignit l'abbé Chélan qui le
gronda fort, et lui remit une soutane et un surplis. Il s'habilla rapidement et
suivit M. Chélan qui se rendait auprès du jeune évêque d'Agde. C'était un neveu
de M. de La Mole, récemment nommé, et qui avait été chargé de montrer la relique
au roi. Mais l'on ne put trouver cet évêque.
Le clergé s'impatientait.
Il attendait son chef dans le cloître sombre et gothique de l'ancienne abbaye.
On avait réuni vingt-quatre curés pour figurer l'ancien chapitre de
Bray-le-Haut, composé avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Après avoir déploré
pendant trois quarts d'heure la jeunesse de l'évêque, les curés pensèrent qu'il
était convenable que M. le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l'avertir que
le roi allait arriver, et qu'il était instant de se rendre au choeur. Le grand
âge de M. Chélan l'avait fait doyen; malgré l'humeur qu'il témoignait à Julien,
il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de
je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait rendu ses beaux
cheveux bouclés très plats; mais, par un oubli qui redoubla la colère de M.
Chélan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons du
garde d'honneur.
Arrivés à l'appartement de l'évêque, de grands laquais
bien chamarrés daignèrent à peine répondre au vieux curé que Monseigneur n'était
pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualité de
doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilège d'être admis en
tout temps auprès de l'évêque officiant.
L'humeur hautaine de Julien fut
choquée de l'insolence des laquais. Il se mit à parcourir les dortoirs de
l'antique abbaye, secouant toutes les portes qu'il rencontrait. Une fort petite
céda à ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de
chambre de Monseigneur, en habits noirs et la chaîne au cou. A son air pressé
ces messieurs le crurent mandé par l'évêque et le laissèrent passer. Il fit
quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre, et
toute lambrissée de chêne noir; à l'exception d'une seule, les fenêtres en ogive
avaient été murées avec des briques. La grossièreté de cette maçonnerie n'était
déguisée par rien, et faisait un triste contraste avec l'antique magnificence de
la boiserie. Les deux grands côtés de cette salle célèbre parmi les antiquaires
bourguignons, et que le duc Charles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en
expiation de quelque péché, étaient garnis de stalles de bois richement
sculptées. On y voyait, figurés en bois de différentes couleurs, tous les
mystères de l'Apocalypse.
Cette magnificence mélancolique, dégradée par
la vue des briques nues et du plâtre encore tout blanc, toucha Julien. Il
s'arrêta en silence. A l'autre extrémité de la salle, près de l'unique fenêtre
par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune
homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était
arrêté à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et,
sans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune homme
avait l'air irrité; de la main droite, il donnait gravement des bénédictions du
côté du miroir.
Que peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une
cérémonie préparatoire qu'accomplit ce jeune prêtre? C'est peut-être le
secrétaire de l'évêque... il sera insolent comme les laquais... ma foi,
n'importe, essayons.
Il avança et parcourut assez lentement la longueur
de la salle, toujours la vue fixée vers l'unique fenêtre, et regardant ce jeune
homme qui continuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en
nombre infini, et sans se reposer un instant.
A mesure qu'il approchait,
il distinguait mieux son air fâché. La richesse du surplis garni de dentelle
arrêta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir.
Il
est de mon devoir de parler, se dit-il enfin; mais la beauté de la salle l'avait
ému, et il était froissé d'avance des mots durs qu'on allait lui adresser.
Le jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant
subitement l'air fâché, lui dit du ton le plus doux:
-- Eh bien!
monsieur, est-elle enfin arrangée?
Julien resta stupéfait. Comme ce
jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine:
c'était l'évêque d'Agde. Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de
plus que moi!...
Et il eut honte de ses éperons.
-- Monseigneur,
répondit-il timidement, je suis envoyé par le doyen du chapitre, M. Chélan.
-- Ah! il m'est fort recommandé, dit l'évêque d'un ton poli qui redoubla
l'enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, monsieur, je vous prenais
pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l'a mal emballée à Paris; la
toile d'argent est horriblement gâtée vers le haut. Cela fera le plus vilain
effet, ajouta le jeune évêque d'un air triste, et encore on me fait attendre!
-- Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.
Les beaux yeux de Julien firent leur effet.
-- Allez, monsieur,
répondit l'évêque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je
suis désolé de faire attendre messieurs du chapitre.
Quand Julien fut
arrivé au milieu de la salle, il se retourna vers l'évêque et le vit qui s'était
remis à donner des bénédictions. Qu'est-ce que cela peut être? se demanda
Julien, sans doute c'est une préparation ecclésiastique nécessaire à la
cérémonie qui va avoir lieu. Comme il arrivait dans la cellule où se tenaient
les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cédant
malgré eux au regard impérieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.
Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait
lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l'évêque assis devant la glace;
mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait encore la
bénédiction. Julien l'aida à placer sa mitre. L'évêque secoua la tête.
-- Ah! elle tiendra, dit-il à Julien d'un air content. Voulez-vous vous
éloigner un peu?
Alors l'évêque alla fort vite au milieu de la pièce,
puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit l'air fâché, et donnait
gravement des bénédictions.
Julien était immobile d'étonnement; il était
tenté de comprendre, mais n'osait pas. L'évêque s'arrêta, et le regardant avec
un air qui perdait rapidement de sa gravité:
-- Que dites-vous de ma
mitre, monsieur, va-t-elle bien?
-- Fort bien, Monseigneur.
--
Elle n'est pas trop en arrière? cela aurait l'air un peu niais; mais il ne faut
pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako d'officier.
-- Elle me semble aller fort bien
-- Le roi de *** est accoutumé
à un clergé vénérable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, à cause de
mon âge surtout, avoir l'air trop léger.
Et l'évêque se mit de nouveau à
marcher en donnant des bénédictions.
C'est clair, dit Julien, osant
enfin comprendre, il s'exerce à donner la bénédiction.
Après quelques
instants:
-- Je suis prêt, dit l'évêque. Allez, monsieur, avertir M. le
doyen et messieurs du chapitre.
Bientôt M. Chélan, suivi des deux curés
les plus âgés, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptée, et que
Julien n'avait pas aperçue. Mais cette fois il resta à son rang, le dernier de
tous, et ne put voir l'évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui
se pressaient en foule à cette porte.
L'évêque traversait lentement la
salle; lorsqu'il fut arrivé sur le seuil, les curés se formèrent en procession.
Après un petit moment de désordre, la procession commença à marcher en entonnant
un psaume. L'évêque s'avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort
vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à l'abbé
Chélan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de Bray-le-Haut; malgré le
soleil éclatant, ils étaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du
cloître. Julien était stupéfait d'admiration pour une si belle cérémonie.
L'ambition réveillée par le jeune âge de l'évêque, la sensibilité et la
politesse exquise de ce prélat se disputaient son coeur. Cette politesse était
bien autre chose que celle de M. de Rênal, même dans ses bons jours. Plus on
s'élève vers le premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces
manières charmantes.
On entrait dans l'église par une porte latérale;
tout à coup un bruit épouvantable fit retentir ses voûtes antiques; Julien crut
qu'elles s'écroulaient. C'était encore la petite pièce de canon; traînée par
huit chevaux au galop, elle venait d'arriver; et à peine arrivée, mise en
batterie par les canonniers de Leipsick, elle tirait cinq coups par minute,
comme si les Prussiens eussent été devant elle.
Mais ce bruit admirable
ne fit plus d'effet sur Julien, il ne songeait plus à Napoléon et à la gloire
militaire. Si jeune, pensait-il, être évêque d'Agde! mais où est Agde? et
combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-être.
Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. Chélan
prit l'un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L'évêque se
plaça dessous. Réellement il était parvenu à se donner l'air vieux; l'admiration
de notre héros n'eut plus de bornes. Que ne fait-on pas avec de l'adresse!
pensa-t-il.
Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de très près.
L'évêque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble
fort poli pour Sa Majesté.
Nous ne répéterons point la description des
cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours elles ont rempli les colonnes
de tous les journaux du département. Julien apprit, par le discours de l'évêque,
que le roi descendait de Charles le Téméraire.
Plus tard il entra dans
les fonctions de Julien de vérifier les comptes de ce qu'avait coûté cette
cérémonie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un évêché à son neveu, avait
voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule
cérémonie de Bray-le-Haut coûta trois mille huit cents francs.
Après le
discours de l'évêque et la réponse du roi, Sa Majesté se plaça sous le dais,
ensuite elle s'agenouilla fort dévotement sur un coussin près de l'autel. Le
choeur était environné de stalles, et les stalles élevées de deux marches sur le
pavé. C'était sur la dernière de ces marches que Julien était assis aux pieds de
M. Chélan, à peu près comme un caudataire près de son cardinal, à la chapelle
Sixtine, à Rome. Il y eut un Te Deum , des flots d'encens, des décharges
infinies de mousqueterie et d'artillerie; les paysans étaient ivres de bonheur
et de piété. Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros des journaux
jacobins.
Julien était à six pas du roi, qui réellement priait avec
abandon. Il remarqua, pour la première fois, un petit homme au regard spirituel
et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de
ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi que beaucoup
d'autres seigneurs, dont les habits étaient tellement brodés d'or, que, suivant
l'expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments
après que c'était M. de La Mole. Il lui trouva l'air hautain et même insolent.
Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli évêque, pensa-t-il. Ah!
l'état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vénérer la
relique, et je ne vois point de relique. Où sera saint Clément?
Un petit
clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était dans le haut de
l'édifice dans une chapelle ardente .
Qu'est-ce qu'une chapelle
ardente? se dit Julien.
Mais il ne voulut pas demander l'explication de
ce mot. Son attention redoubla.
En cas de visite d'un prince souverain,
l'étiquette veut que les chanoines n'accompagnent pas l'évêque. Mais en se
mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d'Agde appela l'abbé
Chélan; Julien osa le suivre.
Après avoir monté un long escalier, on
parvint à une porte extrêmement petite, mais dont le chambranle gothique était
doré avec magnificence. Cet ouvrage avait l'air fait de la veille.
Devant la porte étaient réunies à genoux vingt-quatre jeunes filles,
appartenant aux familles les plus distinguées de Verrières. Avant d'ouvrir la
porte, l'évêque se mit à genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies.
Pendant qu'il priait à haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses
belles dentelles, sa bonne grâce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle
fit perdre à notre héros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fût
battu pour l'Inquisition, et de bonne foi. La porte s'ouvrit tout à coup. La
petite chapelle parut comme embrasée de lumière. On apercevait sur l'autel plus
de mille cierges divisés en huit rangs séparés entre eux par des bouquets de
fleurs. L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte
du sanctuaire. La chapelle dorée à neuf était fort petite, mais très élevée.
Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel des cierges qui avaient plus de quinze
pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d'admiration. On
n'avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes
filles, les deux curés et Julien.
Bientôt le roi arriva, suivi du seul
M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-mêmes restèrent en
dehors, à genoux, et présentant les armes.
Sa Majesté se précipita
plutôt qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien,
collé contre la porte dorée, aperçut, par-dessous le bras nu d'une jeune fille,
la charmante statue de saint Clément. Il était caché sous l'autel, en costume de
jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d'où le sang semblait
couler. L'artiste s'était surpassé; ses yeux mourants, mais pleins de grâce,
étaient à demi fermés. Une moustache naissante ornait cette bouche charmante,
qui à demi fermée avait encore l'air de prier. A cette vue, la jeune fille
voisine de Julien pleura à chaudes larmes, une de ses larmes tomba sur la main
de Julien.
Après un instant de prières dans le plus profond silence,
troublé seulement par le son lointain des cloches de tous les villages à dix
lieues à la ronde, l'évêque d'Agde demanda au roi la permission de parler. Il
finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l'effet
n'en était que mieux assuré.
-- N'oubliez jamais, jeunes chrétiennes,
que vous avez vu l'un des plus grands rois de la terre à genoux devant les
serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles,
persécutés, assassinés sur la terre, comme vous le voyez par la blessure encore
sanglante de saint Clément, ils triomphent au ciel. N'est-ce pas, jeunes
chrétiennes, vous vous souviendrez à jamais de ce jour? vous détesterez l'impie.
A jamais vous serez fidèles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon.
A ces mots, l'évêque se leva avec autorité.
-- Vous me le
promettez? dit-il, en avançant le bras d'un air inspiré.
-- Nous le
promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes.
-- Je reçois
votre promesse au nom du Dieu terrible! ajouta l'évêque, d'une voix tonnante.
Et la cérémonie fut terminée.
Le roi lui-même pleurait. Ce ne
fut que longtemps après que Julien eut assez de sang-froid pour demander où
étaient les os du saint envoyés de Rome à Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On
lui apprit qu'ils étaient cachés dans la charmante figure de cire.
Sa
Majesté daigna permettre aux demoiselles qui l'avaient accompagnée dans la
chapelle de porter un ruban rouge sur lequel étaient brodés ces mots: HAINE A
L'IMPIE, ADORATION PERPETUELLE.
M. de La Mole fit distribuer aux paysans
dix mille bouteilles de vin. Le soir, à Verrières, les libéraux trouvèrent une
raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le
roi fit une visite à M. de Moirod.
CHAPITRE XIX
PENSER
FAIT SOUFFRIR
Le grotesque des événements de tous les jours vous
cache le vrai malheur des passions.
BARNAVE.
En replaçant les meubles ordinaires
dans la chambre qu'avait occupée M. de La Mole, Julien trouva une feuille de
papier très fort, pliée en quatre. Il lut au bas de la première page:
A.
S. E. M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi,
etc., etc.
C'était une pétition en grosse écriture de cuisinière.
« Monsieur le marquis,
« J'ai eu toute ma vie des principes
religieux. J'étais dans Lyon, exposé aux bombes, lors du siège, en 93,
d'exécrable mémoire. Je communie; je vais tous les dimanches à la messe en
l'église paroissiale. Je n'ai jamais manqué au devoir pascal, même en 93,
d'exécrable mémoire. Ma cuisinière, avant la Révolution j'avais des gens, ma
cuisinière fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verrières d'une considération
générale, et j'ose dire méritée. Je marche sous le dais dans les processions à
côté de M. le curé et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un
gros cierge acheté à mes frais. De tout quoi les certificats sont à Paris au
ministère des finances. Je demande à Monsieur le marquis le bureau de loterie de
Verrières, qui ne peut manquer d'être bientôt vacant d'une manière ou d'autre,
le titulaire étant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux élections, etc.
« DE CHOLIN. »
En marge de cette pétition était une apostille
signée De Moirod , et qui commençait par cette ligne: « J'ai eu l'honneur
de parler yert du bon sujet qui fait cette demande », etc.
Ainsi,
même cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu'il faut suivre, se dit
Julien.
Huit jours après le passage du roi de *** à Verrières, ce qui
surnageait des innombrables mensonges, sottes interprétations, discussions
ridicules, etc., etc., dont avaient été l'objet, successivement, le roi,
l'évêque d'Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le
pauvre tombé de Moirod qui, dans l'espoir d'une croix, ne sortit de chez lui
qu'un mois après sa chute, ce fut l'indécence extrême d'avoir bombardé
dans la garde d'honneur Julien Sorel, fils d'un charpentier. Il fallait
entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et
matin, s'enrouaient au café à prêcher l'égalité. Cette femme hautaine, Mme de
Rênal, était l'auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les
joues si fraîches du petit abbé Sorel la disaient de reste.
Peu après le
retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre;
tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois
elle se reprocha son amour d'une façon suivie; elle sembla comprendre, comme par
miracle, dans quelle faute énorme elle s'était laissé entraîner. Quoique d'un
caractère profondément religieux, jusqu'à ce moment elle n'avait pas songé à la
grandeur de son crime aux yeux de Dieu.
Jadis, au couvent du
Sacré-Coeur, elle avait aimé Dieu avec passion; elle le craignit de même en
cette circonstance. Les combats qui déchiraient son âme étaient d'autant plus
affreux qu'il n'y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le
moindre raisonnement l'irritait, loin de la calmer; elle y voyait le langage de
l'enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il
était mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientôt un caractère
grave. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu'à la faculté de dormir;
elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle eût ouvert la bouche, c'eût
été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes.
-- Je vous en conjure,
lui disait Julien, dès qu'ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne; que je
sois le seul confident de vos peines. Si vous m'aimez encore, ne parlez pas: vos
paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas.
Mais ses
consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rênal
s'était mis dans la tête que, pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait
haïr Julien ou voir mourir son fils. C'était parce qu'elle sentait qu'elle ne
pouvait haïr son amant qu'elle était si malheureuse.
-- Fuyez-moi,
dit-elle un jour à Julien; au nom de Dieu, quittez cette maison: c'est votre
présence ici qui tue mon fils.
Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix
basse, il est juste; j'adore son équité; mon crime est affreux, et je vivais
sans remords! C'était le premier signe de l'abandon de Dieu: je dois être punie
doublement.
Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni
hypocrisie, ni exagération. Elle croit tuer son fils en m'aimant, et cependant
la malheureuse m'aime plus que son fils. Voilà, je n'en puis douter, le remords
qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu
inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si
grossier dans mes façons?
Une nuit, l'enfant fut au plus mal. Vers les
deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir. L'enfant, dévoré par la fièvre,
était fort rouge et ne put reconnaître son père. Tout à coup Mme de Rênal se
jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre à
jamais.
Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.
-- Adieu! adieu! dit-il en s'en allant.
-- Non, écoute-moi,
s'écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir. Apprends toute
la vérité. C'est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie et je la lui
reprends. Le ciel me punit, aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il
faut que je me perde et m'humilie moi-même; peut-être ce sacrifice apaisera le
Seigneur.
Si M. de Rênal eût été un homme d'imagination, il savait tout.
-- Idées romanesques, s'écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à
embrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela! Julien, faites appeler le
médecin à la pointe du jour.
Et il retourna se coucher. Mme de Rênal
tomba à genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif
Julien qui voulait la secourir.
Julien resta étonné.
Voilà donc
l'adultère! se dit-il... Serait-il possible que ces prêtres si fourbes...
eussent raison? Eux qui commettent tant de péchés auraient le privilège de
connaître la vraie théorie du péché? Quelle bizarrerie!...
Depuis vingt
minutes que M. de Rênal s'était retiré, Julien voyait la femme qu'il aimait, la
tête appuyée sur le petit lit de l'enfant, immobile et presque sans
connaissance. Voilà une femme d'un génie supérieur réduite au comble du malheur,
parce qu'elle m'a connu, se dit-il.
Les heures avancent rapidement. Que
puis-je pour elle? Il faut se décider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que
m'importent les hommes et leurs plates simagrées? Que puis-je pour elle?... la
quitter? Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet
automate de mari lui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à
force d'être grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre.
Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout.
Et que sait-on, peut-être, malgré l'héritage qu'elle doit lui apporter, il fera
un esclandre. Elle peut tout dire, grand Dieu! à ce c... d'abbé Maslon, qui
prend prétexte de la maladie d'un enfant de six ans pour ne plus bouger de cette
maison, et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie
tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne voit que le prêtre.
-- Va-t'en,
lui dit tout à coup Mme de Rênal, en ouvrant les yeux.
-- Je donnerais
mille fois ma vie pour savoir ce qui peut t'être le plus utile, répondit Julien:
jamais je ne t'ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant
seulement, je commence à t'adorer comme tu mérites de l'être. Que deviendrai-je
loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu'il ne
soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je
te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et
ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c'est avec ignominie qu'il te
chassera de sa maison; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce scandale.
On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de cette honte...
-- C'est ce que je demande, s'écria-t-elle, en se levant debout. Je
souffrirai, tant mieux.
-- Mais, par ce scandale abominable, tu feras
aussi son malheur à lui!
-- Mais je m'humilie moi-même, je me jette dans
la fange; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux
de tous, c'est peut-être une pénitence publique? Autant que ma faiblesse peut en
juger, n'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?...
Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils!
Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j'y cours.
-- Laisse-moi
me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe?
L'austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu... Ah! ciel! que ne puis-je
prendre pour moi la maladie de Stanislas...
-- Ah! tu l'aimes, toi, dit
Mme de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.
Au même
instant, elle le repoussa avec horreur.
-- Je te crois! je te crois!
continua-t-elle, après s'être remise à genoux; ô mon unique ami! ô pourquoi
n'es-tu pas le père de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible péché de
t'aimer mieux que ton fils.
-- Veux-tu me permettre de rester, et que
désormais je ne t'aime que comme un frère? C'est la seule expiation raisonnable,
elle peut apaiser la colère du Très-Haut.
-- Et moi, s'écria-t-elle en
se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant
ses yeux à distance, et moi, t'aimerai-je comme un frère? Est-il en mon pouvoir
de t'aimer comme un frère?
Julien fondait en larmes.
-- Je
t'obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t'obéirai quoi que tu m'ordonnes;
c'est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d'aveuglement; je ne
vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds
et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu
me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu
essayer de l'effet de mon départ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute en
te quittant pour huit jours. J'irai les passer dans la retraite où tu voudras. A
l'abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne
rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.
Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.
-- Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon
mari, si tu n'es pas là constamment pour m'ordonner par tes regards de me taire.
Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée.
Enfin
le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas ne fut plus en
danger. Mais la glace était brisée, sa raison avait connu l'étendue de son
péché; elle ne put plus reprendre l'équilibre. Les remords restèrent, et ils
furent ce qu'ils devaient être dans un coeur si sincère. Sa vie fut le ciel et
l'enfer: l'enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle était à ses
pieds. Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les
moments où elle osait se livrer à tout son amour: je suis damnée,
irrémissiblement damnée. Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le ciel peut
te pardonner; mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe certain. J'ai
peur: qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer? Mais au fond, je ne me
repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre. Que
le ciel seulement ne me punisse pas dès ce monde et dans mes enfants, et j'aurai
plus que je ne mérite. Mais toi, du moins, mon Julien, s'écriait-elle dans
d'autres moments, es-tu heureux? Trouves-tu que je t'aime assez?
La
méfiance et l'orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout besoin d'un amour à
sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si grand, si indubitable
et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal. Elle a beau être noble, et
moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime... Je ne suis pas auprès d'elle un valet
de chambre chargé des fonctions d'amant. Cette crainte éloignée, Julien tomba
dans toutes les folies de l'amour, dans ses incertitudes mortelles.
--
Au moins, s'écriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende
bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer ensemble!
Hâtons-nous; demain peut-être je ne serai plus à toi. Si le ciel me frappe dans
mes enfants, c'est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t'aimer, à ne
pas voir que c'est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre à ce coup.
Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle.
« Ah! si je
pouvais prendre sur moi ton péché, comme tu m'offrais si généreusement de
prendre la fièvre ardente de Stanislas! »
Cette grande crise morale
changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maîtresse. Son amour ne
fut plus seulement de l'admiration pour la beauté, l'orgueil de la posséder.
Leur bonheur était désormais d'une nature bien supérieure, la flamme qui
les dévorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur
bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvèrent plus la
sérénité délicieuse, la félicité sans nuages, le bonheur facile des premières
époques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rênal était de n'être
pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du
crime.
Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus
tranquilles: -- Ah! grand Dieu! je vois l'enfer, s'écriait tout à coup Mme de
Rênal, en serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices
horribles! je les ai bien mérités. Elle le serrait, s'attachant à lui comme le
lierre à la muraille.
Julien essayait en vain de calmer cette âme
agitée. Elle lui prenait la main, qu'elle couvrait de baisers. Puis, retombée
dans une rêverie sombre: L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une grâce pour
moi; j'aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l'enfer
dès ce monde, la mort de mes enfants... Cependant, à ce prix peut-être mon crime
me serait pardonné... Ah! grand Dieu! ne m'accordez point ma grâce à ce prix.
Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé; moi, moi, je suis la seule
coupable : j'aime un homme qui n'est point mon mari.
Julien voyait
ensuite Mme de Rênal arriver à des moments tranquilles en apparence. Elle
cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce
qu'elle aimait.
Au milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de
plaisir, les journées passaient pour eux avec la rapidité de l'éclair. Julien
perdit l'habitude de réfléchir.
Mlle Elisa alla suivre un petit procès
qu'elle avait à Verrières. Elle trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle
haïssait le précepteur, et lui en parlait souvent.
-- Vous me perdriez,
monsieur, si je disais la vérité!... disait-elle un jour à M. Valenod. Les
maîtres sont tous d'accord entre eux pour les choses importantes... On ne
pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques...
Après ces
phrases d'usage, que l'impatiente curiosité de M. Valenod trouva l'art
d'abréger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre.
Cette femme, la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait
environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde;
cette femme si fière, dont les dédains l'avaient tant de fois fait rougir, elle
venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur. Et afin que
rien ne manquât au dépit de M. le directeur du dépôt, Mme de Rênal adorait cet
amant.
-- Et, ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne
s'est point donné de peine pour faire cette conquête, il n'est point sorti pour
madame de sa froideur habituelle.
Elisa n'avait eu des certitudes qu'à
la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin.
-- C'est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dépit, que dans le
temps il a refusé de m'épouser. Et moi, imbécile, qui allais consulter Mme de
Rênal, qui la priais de parler au précepteur.
Dès le même soir, M. de
Rênal reçut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui
apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui. Julien le vit
pâlir en lisant cette lettre écrite sur du papier bleuâtre, et jeter sur lui des
regards méchants. De toute la soirée, le maire ne se remit point de son trouble,
ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur
la généalogie des meilleures familles de la Bourgogne.
CHAPITRE XX
LES LETTRES ANONYMES
Do not give dalliance
Too much
the rein: the strongest oaths are straw
To the fire i' the blood.
TEMPEST.
Comme on quittait le salon sur le
minuit, Julien eut le temps de dire à son amie:
-- Ne nous voyons pas ce
soir, votre mari a des soupçons; je jurerais que cette grande lettre qu'il
lisait en soupirant est une lettre anonyme.
Par bonheur, Julien se
fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut la folle idée que cet
avertissement n'était qu'un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête
absolument, et à l'heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit
dans le corridor souffla sa lampe à l'instant. On faisait des efforts pour
ouvrir sa porte; était-ce Mme de Rênal, était-ce un mari jaloux?
Le
lendemain de fort bonne heure, la cuisinière, qui protégeait Julien, lui apporta
un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en italien :
Guardate alla pagina 130 .
Julien frémit de l'imprudence, chercha
la page cent trente et y trouva attachée avec une épingle la lettre suivante
écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la moindre orthographe.
Ordinairement Mme de Rênal la mettait fort bien, il fut touché de ce détail et
oublia un peu l'imprudence effroyable.
« Tu n'as pas voulu me recevoir
cette nuit? Il est des moments où je crois n'avoir jamais lu jusqu'au fond de
ton âme. Tes regards m'effrayent. J'ai peur de toi. Grand Dieu! ne m'aurais-tu
jamais aimée? En ce cas, que mon mari découvre nos amours, et qu'il m'enferme
dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le
veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.
« Ne
m'aimes-tu pas? es-tu las de mes folies, de mes remords, impie? Veux-tu me
perdre? je t'en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout
Verrières, ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t'aime, mais
non, ne prononce pas un tel blasphème, dis-lui que je t'adore, que la vie n'a
commencé pour moi que le jour où je t'ai vu; que dans les moments les plus fous
de ma jeunesse, je n'avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois; que je
t'ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie
bien plus.
« Mais se connaît-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui,
dis-lui pour l'irriter que je brave tous les méchants, et qu'il n'est plus au
monde qu'un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me
retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l'offrir en sacrifice,
et de ne plus craindre pour mes enfants!
« N'en doute pas, cher ami,
s'il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui, pendant six ans,
m'a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité,
et de l'énumération éternelle de tous ses avantages.
« Y a-t-il une
lettre anonyme? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu
as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois, jamais
je n'aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule. De ce moment,
notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariété pour vous? Oui,
les jours où vous n'aurez pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le
sacrifice est fait, demain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme,
moi aussi je dirai à mon mari que j'ai reçu une lettre anonyme, et qu'il faut à
l'instant te faire un pont d'or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai
te renvoyer à tes parents.
« Hélas! cher ami, nous allons être séparés
quinze jours, un mois peut-être! Va, je te rends justice, tu souffriras autant
que moi. Mais enfin voilà le seul moyen de parer l'effet de cette lettre
anonyme; ce n'est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte
encore. Hélas! combien j'en riais!
« Tout le but de ma conduite, c'est
de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas
qu'il n'en soit l'auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d'aller
t'établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l'idée d'y passer
quinze jours, pour prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi.
Une fois à Verrières, lie-toi d'amitié avec tout le monde, même avec les
libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.
« Ne va pas te
fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour;
fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces. L'essentiel est que l'on croie à
Verrières que tu vas entrer chez leValenod, ou chez tout autre, pour l'éducation
des enfants.
« Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s'y
résoudre, eh bien! au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois.
Mes enfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j'aime
mieux mes enfants, parce qu'ils t'aiment. Quel remords! comment tout ceci
finira-t-il?... Je m'égare... Enfin, tu comprends ta conduite; sois doux, poli,
point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux: ils
vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se
conforme à ton égard à ce que lui prescrira l'opinion publique .
« C'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme; arme-toi de patience
et d'une paire de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir;
colle-les ensuite, avec de la colle à bouche, sur la feuille de papier bleuâtre
que je t'envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition
chez toi; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves pas les
mots tout faits, aie la patience de les former lettre à lettre. Pour épargner ta
peine, j'ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas! si tu ne m'aimes plus,
comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue!
LETTRE ANONYME
« MADAME,
« Toutes vos petites menées sont connues; mais les
personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d'amitié
pour vous, je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous
êtes assez sage pour cela, votre mari croira que l'avis qu'il a reçu le trompe,
et on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret; tremblez,
malheureuse; il faut à cette heure marcher droit devant moi. »
«
Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu
reconnu les façons de parler du directeur?) sors dans la maison, je te
rencontrerai.
« J'irai dans le village et reviendrai avec un visage
troublé; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu'est-ce que je hasarde, et
tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un
visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu'un inconnu m'aura
remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et
ne reviens qu'à l'heure du dîner.
« Du haut des rochers tu peux voir la
tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j'y placerai un mouchoir blanc;
dans le cas contraire, il n'y aura rien.
« Ton coeur, ingrat, ne te
fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m'aimes avant de partir pour
cette promenade? Quoi qu'il puisse arriver, sois sûr d'une chose: je ne
survivrais pas d'un jour à notre séparation définitive. Ah! mauvaise mère! Ce
sont deux mots vains que je viens d'écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas;
je ne puis songer qu'à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas
être blâmée de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon
dissimuler? Oui! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant
l'homme que j'adore! Je n'ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne
si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma lettre. C'est peu de
chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer
dans tes bras. Tu sais qu'ils me coûteront davantage. »
CHAPITRE
XXI
DIALOGUE AVEC UN MAITRE
Alas, our frailty is the cause,
not we:
For such as we are made of, such we be.
TWELFTH
NIGHT.
Ce fut avec un plaisir d'enfant que, pendant une
heure, Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra
ses élèves et leur mère; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage
dont le calme l'effraya.
-- La colle à bouche est-elle assez séchée? lui
dit-elle.
Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle?
pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment? Il était trop fier pour le lui
demander; mais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage.
-- Si
ceci tourne mal, ajouta-t-elle avec le même sang-froid, on m'ôtera tout.
Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-être unjour
ma seule ressource.
Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge,
rempli d'or et de quelques diamants.
-- Partez maintenant, lui dit-elle.
Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait
immobile. Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder.
Depuis
l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M. de Rênal avait
été affreuse. Il n'avait pas été aussi agité depuis un duel qu'il avait failli
avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une
balle l'avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens:
N'est-ce pas là une écriture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l'a
écrite? Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait à Verrières, sans
pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre? quel est cet
homme? Ici pareille incertitude; il était jalousé et sans doute haï de la
plupart de ceux qu'il connaissait. Il faut consulter ma femme, se dit-il par
habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé.
A peine levé: --
Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tête, c'est d'elle surtout qu'il faut que
je me méfie; elle est mon ennemie en ce moment. Et, de colère, les larmes lui
vinrent aux yeux.
Par une juste compensation de la sécheresse de coeur
qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce
moment, M. de Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes.
Après ceux-là, j'ai dix amis peut-être, et il les passa en revue,
estimant à mesure le degré de consolation qu'il pourrait tirer de chacun. A
tous! à tous! s'écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrême
plaisir. Par bonheur, il se croyait fort envié, non sans raison. Outre sa
superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d'honorer à jamais en y
couchant, il avait fort bien arrangé son château de Vergy. La façade était
peinte en blanc, et les fenêtres garnies de beaux volets verts. Il fut un
instant consolé par l'idée de cette magnificence. Le fait est que ce château
était aperçu de trois ou quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes
les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait
laissé l'humble couleur grise donnée par le temps.
M. de Rênal pouvait
compter sur les larmes et la pitié d'un de ses amis, le marguillier de la
paroisse; mais c'était un imbécile qui pleurait de tout. Cet homme était
cependant sa seule ressource.
Quel malheur est comparable au mien!
s'écria-t-il avec rage; quel isolement!
Est-il possible se disait cet
homme vraiment à plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n'aie pas
un ami à qui demander conseil? car ma raison s'égare, je le sens! Ah! Falcoz!
Ah! Ducros! s'écria-t-il avec amertume. C'étaient les noms de deux amis
d'enfance qu'il avait éloignés par ses hauteurs en 1814. Ils n'étaient pas
nobles, et il avait voulu changer le ton d'égalité sur lequel ils vivaient
depuis l'enfance.
L'un d'eux, Falcoz, homme d'esprit et de coeur,
marchand de papier à Verrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du
département et entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner:
son journal avait été condamné, son brevet d'imprimeur lui avait été retiré.
Dans ces tristes circonstances, il essaya d'écrire à M. de Rênal pour la
première fois depuis dix ans. Le maire de Verrières crut devoir répondre en
vieux Romain: « Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me consulter, je
lui dirais: Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de province, et mettez
l'imprimerie en monopole comme le tabac. » Cette lettre à un ami intime, que
tout Verrières admira dans le temps, M. de Rênal s'en rappelait les termes avec
horreur. Qui m'eût dit qu'avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le
regretterais un jour? Ce fut dans ces transports de colère, tantôt contre
lui-même, tantôt contre tout ce qui l'entourait, qu'il passa une nuit affreuse;
mais, par bonheur, il n'eut pas l'idée d'épier sa femme.
Je suis
accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre
de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer. Alors, il se
complaisait dans l'idée que sa femme était innocente; cette façon de voir ne le
mettait pas dans la nécessité de montrer du caractère et l'arrangeait bien
mieux; combien de femmes calomniées n'a-t-on pas vues!
Mais quoi!
s'écriait-il tout à coup en marchant d'un pas convulsif, souffrirai-je comme si
j'étais un homme de rien, un va-nu-pieds, qu'elle se moque de moi avec son
amant? Faudra-t-il que tout Verrières fasse des gorges chaudes sur ma
débonnaireté? Que n'a-t-on pas dit de Charmier (c'était un mari notoirement
trompé du pays)? Quand on le nomme, le sourire n'est-il pas sur toutes les
lèvres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la
parole? Ah! Charmier! dit-on, le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi par le
nom de l'homme qui fait son opprobre.
Grâce au ciel, disait M. de Rênal
dans d'autres moments, je n'ai point de fille, et la façon dont je vais punir la
mère ne nuira point à l'établissement de mes enfants; je puis surprendre ce
petit paysan avec ma femme, et les tuer tous les deux; dans ce cas, le tragique
de l'aventure en ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit; il la
suivit dans tous ses détails. Le Code pénal est pour moi, et, quoi qu'il arrive,
notre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son couteau de
chasse, qui était fort tranchant; mais l'idée du sang lui fit peur.
Je
puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser; mais quel éclat dans
Verrières et même dans tout le département! Après la condamnation du journal de
Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire
perdre sa place de six cents francs. On dit que cet écrivailleur ose se
remontrer dans Besançon, il peut me tympaniser avec adresse, et de façon à ce
qu'il soit impossible de l'amener devant les tribunaux. L'amener devant les
tribunaux!... L'insolent insinuera de mille façons qu'il a dit vrai. Un homme
bien né, qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me
verrai dans ces affreux journaux de Paris; ô mon Dieu! quel abîme! voir
l'antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule... Si je voyage jamais,
il faudra changer de nom; quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma force.
Quel comble de misère!
Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse
avec ignominie, elle a sa tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main
toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien; on le saura à
Verrières, et je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s'aperçut
alors, à la pâleur de sa lampe, que le jour commençait à paraître. Il alla
chercher un peu d'air frais au jardin. En ce moment, il était presque résolu à
ne point faire d'éclat, par cette idée surtout qu'un éclat comblerait de joie
ses bons amis de Verrières.
La promenade au jardin le calma un peu. Non,
s'écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m'est trop utile. Il se
figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute
parente que la marquise de R..., vieille, imbécile et méchante.
Une idée
d'un grand sens lui apparut, mais l'exécution demandait une force de caractère
bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femme, se
dit-il, je me connais, un jour, dans un moment où elle m'impatientera, je lui
reprocherai sa faute. Elle est fière, nous nous brouillerons, et tout cela
arrivera avant qu'elle n'ait hérité de sa tante. Alors, comme on se moquera de
moi! Ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai
la fable de Verrières. Quoi, diront-ils, il n'a pas su même se venger de sa
femme! Ne vaudrait-il pas mieux m'en tenir aux soupçons et ne rien vérifier?
Alors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.
Un instant après, M. de Rênal, repris par la vanité blessée, se
rappelait laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou
Cercle Noble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule
pour s'égayer aux dépens d'un mari trompé. Combien, en cet instant, ces
plaisanteries lui paraissaient cruelles!
Dieu! que ma femme n'est-elle
morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j'irais
passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur
donné par l'idée du veuvage, son imagination en revint aux moyens de s'assurer
de la vérité. Répandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché, une
légère couche de son devant la porte de la chambre de Julien? Le lendemain
matin, au jour, il verrait l'impression des pas.
Mais ce moyen ne vaut
rien, s'écria-t-il tout à coup avec rage, cette coquine d'Elisa s'en
apercevrait, et l'on saurait bientôt dans la maison que je suis jaloux.
Dans un autre conte fait au Casino , un mari s'était assuré de sa
mésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un
scellé la porte de sa femme et celle du galant.
Après tant d'heures
d'incertitudes, ce moyen d'éclaircir son sort lui semblait décidément le
meilleur, et il songeait à s'en servir, lorsque au détour d'une allée, il
rencontra cette femme qu'il eût voulu voir morte.
Elle revenait du
village. Elle était allée entendre la messe dans l'église de Vergy. Une
tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais à laquelle elle
ajoutait foi, prétend que la petite église dont on se sert aujourd'hui était la
chapelle du château du sire de Vergy. Cette idée obséda Mme de Rênal tout le
temps qu'elle comptait passer à prier dans cette église. Elle se figurait sans
cesse son mari tuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir
lui faisant manger son coeur.
Mon sort, se dit-elle, dépend de ce qu'il
va penser en m'écoutant. Après ce quart d'heure fatal, peut-être ne trouverai-je
plus l'occasion de lui parler. Ce n'est pas un être sage et dirigé par la
raison. Je pourrais alors, à l'aide de ma faible raison, prévoir ce qu'il fera
ou dira. Lui décidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est
dans mon habileté, dans l'art de diriger les idées de ce fantasque, que sa
colère rend aveugle, et empêche de voir la moitié des choses. Grand Dieu! il me
faut du talent, du sang-froid, où les prendre?
Elle retrouva le calme
comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses
cheveux et ses habits en désordre annonçaient qu'il n'avait pas dormi.
Elle lui remit une lettre décachetée mais repliée. Lui, sans l'ouvrir,
regardait sa femme avec des yeux fous.
-- Voici une abomination, lui
dit-elle, qu'un homme de mauvaise mine, qui prétend vous connaître et vous
devoir de la reconnaissance, m'a remise comme je passais derrière le jardin du
notaire. J'exige une chose de vous, c'est que vous renvoyiez à ses parents, et
sans délai, ce M. Julien. Mme de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu
avant le moment, pour se débarrasser de l'affreuse perspective d'avoir à le
dire.
Elle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait à son
mari. A la fixité du regard qu'il attachait sur elle, elle comprit que Julien
avait deviné juste. Au lieu de s'affliger de ce malheur fort réel, quel génie,
pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune
expérience! A quoi n'arrivera-t-il pas par la suite? Hélas! alors ses succès
feront qu'il m'oubliera.
Ce petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle
adorait la remit tout à fait de son trouble.
Elle s'applaudit de sa
démarche. Je n'ai pas été indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et
intime volupté.
Sans dire un mot, de peur de s'engager, M. de Rênal
examinait la seconde lettre anonyme composée, si le lecteur s'en souvient, de
mots imprimés collés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de
toutes les façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue.
Encore de
nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme! Il fut sur le
point de l'accabler des injures les plus grossières, la perspective de
l'héritage de Besançon l'arrêta à grande peine. Dévoré du besoin de s'en prendre
à quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et
semit à se promener à grands pas, il avait besoin de s'éloigner de sa femme.
Quelques instants après, il revint auprès d'elle, et plus tranquille.
--
Il s'agit de prendre un parti et de renvoyer Julien, lui dit-elle aussitôt; ce
n'est après tout que le fils d'un ouvrier. Vous le dédommagerez par quelques
écus, et d'ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placer, par
exemple chez M. Valenod ou chez le sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants.
Ainsi vous ne lui ferez point de tort...
-- Vous parlez là comme une
sotte que vous êtes, s'écria M. de Rênal d'une voix terrible. Quel bon sens
peut-on espérer d'une femme? Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est
raisonnable; comment sauriez-vous quelque chose? votre nonchalance, votre
paresse ne vous donnent d'activité que pour la chasse aux papillons, êtres
faibles et que nous sommes malheureux d'avoir dans nos familles!...
Mme
de Rênal le laissait dire, et il dit longtemps; il passait sa colère ,
c'est le mot du pays.
-- Monsieur, lui répondit-elle enfin, je parle
comme une femme outragée dans son honneur, c'est-à-dire dans ce qu'elle a de
plus précieux.
Mme de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute
cette pénible conversation, de laquelle dépendait la possibilité de vivre encore
sous le même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu'elle croyait les plus
propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été insensible à
toutes les réflexions injurieuses qu'il lui avait adressées, elle ne les
écoutait pas, elle songeait alors à Julien. Sera-t-il content de moi?
--
Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de cadeaux, peut
être innocent, dit-elle enfin, mais il n'en est pas moins l'occasion du premier
affront que je reçois... Monsieur! quand j'ai lu ce papier abominable, je me
suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.
-- Voulez-vous
faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi? Vous faites bouillir du
lait à bien des gens dans Verrières.
-- Il est vrai, on envie
généralement l'état de prospérité où la sagesse de votre administration a su
placer vous, votre famille et la ville... Eh bien! je vais engager Julien à vous
demander un congé pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la
montagne, digne ami de ce petit ouvrier.
-- Gardez-vous d'agir, reprit
M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce que j'exige avant tout, c'est que
vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colère, et me brouilleriez avec
lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l'oeil.
-- Ce jeune
homme n'a point de tact, reprit Mme de Rênal, il peut être savant, vous vous y
connaissez, mais ce n'est au fond qu'un véritable paysan. Pour moi, je n'en ai
jamais eu bonne idée depuis qu'il a refusé d'épouser Elisa, c'était une fortune
assurée; et cela sous prétexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites
à M. Valenod.
-- Ah! dit M. de Rênal, élevant le sourcil d'une façon
démesurée, quoi, Julien vous a dit cela?
-- Non, pas précisément; il m'a
toujours parlé de la vocation qui l'appelle au saint ministère; mais croyez-moi,
la première vocation pour ces petites gens, c'est d'avoir du pain. Il me faisait
assez entendre qu'il n'ignorait pas ces visites secrètes.
-- Et moi,
moi, je les ignorais! s'écria M. de Rênal reprenant toute sa fureur, et pesant
sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j'ignore... Comment! il y a eu
quelque chose entre Elisa et Valenod?
-- Hé! c'est de l'histoire
ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rênal en riant, et peut-être il ne s'est
point passé de mal. C'était dans le temps que votre bon ami Valenod n'aurait pas
été fâché que l'on pensât dans Verrières qu'il s'établissait entre lui et moi un
petit amour tout platonique.
-- J'ai eu cette idée une fois, s'écria M.
de Rênal se frappant la tête avec fureur et marchant de découvertes en
découvertes, et vous ne m'en avez rien dit?
-- Fallait-il brouiller deux
amis pour une petite bouffée de vanité de notre cher directeur? Où est la femme
de la société à laquelle il n'a pas adressé quelques lettres extrêmement
spirituelles et même un peu galantes?
-- Il vous aurait écrit?
-- Il écrit beaucoup.
-- Montrez-moi ces lettres à l'instant, je
l'ordonne; et M. de Rênal se grandit de six pieds.
-- Je m'en garderai
bien, lui répondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu'à la
nonchalance, je vous les montrerai un jour, quand vous serez plus sage.
-- A l'instant même, morbleu! s'écria M. de Rênal, ivre de colère, et
cependant plus heureux qu'il ne l'avait été depuis douze heures.
-- Me
jurez-vous, dit Mme de Rênal fort gravement, de n'avoir jamais de querelle avec
le directeur du dépôt au sujet de ces lettres?
-- Querelle ou non, je
puis lui ôter les enfants trouvés; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces
lettres à l'instant; où sont-elles?
-- Dans un tiroir de mon secrétaire;
mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.
-- Je saurai le briser,
s'écria-t-il en courant vers la chambre de sa femme.
Il brisa, en effet,
avec un pal de fer un précieux secrétaire d'acajou ronceux venu de Paris, qu'il
frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque
tache.
Mme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du
colombier; elle attachait le coin d'un mouchoir blanc à l'un des barreaux de fer
de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux
yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans doute, se
disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie ce signal heureux.
Longtemps elle prêta l'oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des
cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti
des grandes roches, aurait pu arriver jusqu'ici. Son oeil avide dévorait cette
pente immense de verdure sombre et unie comme un pré, que forme le sommet des
arbres. Comment n'a-t-il pas l'esprit, se dit-elle tout attendrie, d'inventer
quelque signal pour me dire que son bonheur est égal au mien? Elle ne descendit
du colombier que quand elle eut peur que son mari ne vînt l'y chercher.
Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M.
Valenod, peu accoutumées à être lues avec tant d'émotion.
Saisissant un
moment où les exclamations de son mari lui laissaient la possibilité de se faire
entendre:
-- J'en reviens toujours à mon idée, dit Mme de Rênal, il
convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu'il ait pour le latin, ce
n'est après tout qu'un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour,
croyant être poli, il m'adresse des compliments exagérés et de mauvais goût,
qu'il apprend par coeur dans quelque roman...
-- Il n'en lit jamais,
s'écria M. de Rênal; je m'en suis assuré. Croyez-vous que je sois un maître de
maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui?
-- Eh bien! s'il
ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c'est encore
tant pis pour lui. Il aura parlé de moi sur ce ton dans Verrières;... et, sans
aller si loin, dit Mme de Rênal, avec l'air de faire une découverte, il aura
parlé ainsi devant Elisa, c'est à peu près comme s'il eût parlé devant M.
Valenod.
-- Ah! s'écria M. de Rênal en ébranlant la table et
l'appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais été donnés,
la lettre anonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même
papier.
Enfin!... pensa Mme de Rênal; elle se montra atterrée de cette
découverte, et sans avoir le courage d'ajouter un seul mot alla s'asseoir au
loin sur le divan, au fond du salon.
La bataille était désormais gagnée;
elle eut beaucoup à faire pour empêcher M. de Rênal d'aller parler à l'auteur
supposé de la lettre anonyme.
-- Comment ne sentez-vous pas que faire
une scène, sans preuves suffisantes, à M. Valenod est la plus insigne des
maladresses? Vous êtes envié, monsieur, à qui la faute? à vos talents: votre
sage administration, vos bâtisses pleines de goût, la dot que je vous ai
apportée, et surtout l'héritage considérable que nous pouvons espérer de ma
bonne tante, héritage dont on s'exagère infiniment l'importance, ont fait de
vous le premier personnage de Verrières.
-- Vous oubliez la naissance,
dit M. de Rênal, en souriant un peu.
-- Vous êtes l'un des gentilshommes
les plus distingués de la province, reprit avec empressement Mme de Rênal, si le
roi était libre et pouvait rendre justice à la naissance, vous figureriez sans
doute à la Chambre des pairs, etc. Et c'est dans cette position magnifique que
vous voulez donner à l'envie un fait à commenter?
Parler à M. Valenod de
sa lettre anonyme, c'est proclamer dans tout Verrières, que dis-je, dans
Besançon, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment
peut-être à l'intimité d'un Rênal , a trouvé le moyen de l'offenser.
Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j'ai répondu à
l'amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l'aurais mérité cent fois, mais
non pas lui témoigner de la colère. Songez que tous vos voisins n'attendent
qu'un prétexte pour se venger de votre supériorité; songez qu'en 1816 vous avez
contribué à certaines arrestations. Cet homme réfugié sur son toit...
--
Je songe que vous n'avez ni égards, ni amitié pour moi, s'écria M. de Rênal,
avec toute l'amertume que réveillait un tel souvenir, et je n'ai pas été
pair!...
-- Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rênal, que je
serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu'à
tous ces titres je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l'affaire
d'aujourd'hui. Si vous me préférez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un dépit mal
déguisé, je suis prête à aller passer un hiver chez ma tante.
Ce mot fut
dit avec bonheur . Il y avait une fermeté qui cherche à s'environner de
politesse; il décida M. de Rênal. Mais, suivant l'habitude de la province, il
parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments; sa femme le
laissait dire, il y avait encore de la colère dans son accent. Enfin, deux
heures de bavardage inutile épuisèrent les forces d'un homme qui avait subi un
accès de colère de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu'il allait
suivre envers M. Valenod, Julien et même Elisa.
Une ou deux fois, durant
cette grande scène, Mme de Rênal fut sur le point d'éprouver quelque sympathie
pour le malheur fort réel de cet homme qui, pendant douze ans avait été son ami.
Mais les vraies passions sont égoïstes. D'ailleurs elle attendait à chaque
instant l'aveu de la lettre anonyme qu'il avait reçue la veille, et cet aveu ne
vint point. Il manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu'on
avait pu suggérer à l'homme duquel son sort dépendait. Car, en province, les
maris sont maîtres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule,
chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s'il ne lui
donne pas d'argent, tombe à l'état d'ouvrière à quinze sols par journée, et
encore les bonnes âmes se font-elles un scrupule de l'employer.
Une
odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan; il est tout-puissant,
elle n'a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites
finesses. La vengeance du maître est terrible, sanglante, mais militaire,
généreuse: un coup de poignard finit tout. C'est à coups de mépris public qu'un
mari tue sa femme au XIXe siècle; c'est en lui fermant tous les salons.
Le sentiment du danger fut vivement réveillé chez Mme de Rênal, à son
retour chez elle; elle fut choquée du désordre où elle trouva sa chambre. Les
serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été brisées; plusieurs
feuilles de parquet étaient soulevées. Il eût été sans pitié pour moi! se
dit-elle. Gâter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu'il aime tant; quand un
de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colère. Le
voilà gâté à jamais! La vue de cette violence éloigna rapidement les derniers
reproches qu'elle se faisait pour sa trop rapide victoire.
Un peu avant
la cloche du dîner, Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les
domestiques se furent retirés, Mme de Rênal lui dit fort sèchement:
--
Vous m'avez témoigné le désir d'aller passer une quinzaine de jours à Verrières,
M. de Rênal veut bien vous accorder un congé. Vous pouvez partir quand bon vous
semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on
vous enverra leurs thèmes, que vous corrigerez.
-- Certainement, ajouta
M. de Rênal d'un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d'une semaine.
Julien trouva sur sa physionomie l'inquiétude d'un homme profondément
tourmenté.
-- Il ne s'est pas encore arrêté à un parti, dit-il à son
amie, pendant un instant de solitude qu'ils eurent au salon.
Mme de
Rênal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le matin.
-- A cette nuit les détails, ajouta-t-elle en riant.
Perversité
de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte à nous tromper.
-- Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amour, lui
dit-il avec quelque froideur; votre conduite d'aujourd'hui est admirable; mais y
a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pavée
d'ennemis; songez à la haine passionnée qu'Elisa a pour moi.
-- Cette
haine ressemble beaucoup à de l'indifférence passionnée que vous auriez pour
moi.
-- Même indifférent, je dois vous sauver d'un péril où je vous ai
plongée. Si le hasard veut que M. de Rênal parle à Elisa, d'un mot elle peut
tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma chambre, bien
armé...
-- Quoi! pas même du courage! dit Mme de Rênal, avec toute la
hauteur d'une fille noble.
-- Je ne m'abaisserai jamais à parler de mon
courage, dit froidement Julien, c'est une bassesse. Que le monde juge sur les
faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je
vous suis attaché, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous avant
cette cruelle absence.
CHAPITRE XXII
FAÇONS D'AGIR EN
1830
La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée.
R. P. MALAGRIDA.
A peine arrivé à Verrières,
Julien se reprocha son injustice envers Mme de Rênal. Je l'aurais méprisée comme
une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manqué sa scène avec M. de Rênal!
Elle s'en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon
ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise; ma vanité est choquée, parce
que M. de Rênal est un homme! illustre et vaste corporation à laquelle j'ai
l'honneur d'appartenir; je ne suis qu'un sot.
M. Chélan avait refusé les
logements que les libéraux les plus considérés du pays lui avaient offerts à
l'envi, lorsque sa destitution le chassa du presbytère. Les deux chambres qu'il
avait louées étaient encombrées par ses livres. Julien, voulant montrer à
Verrières ce que c'était qu'un prêtre, alla prendre chez son père une douzaine
de planches de sapin, qu'il porta lui-même sur le dos tout le long de la grande
rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientôt bâti une sorte
de bibliothèque dans laquelle il rangea les livres de M. Chélan.
-- Je
te croyais corrompu par la vanité du monde, lui disait le vieillard pleurant de
joie; voilà qui rachète bien l'enfantillage de ce brillant uniforme de garde
d'honneur qui t'a fait tant d'ennemis.
M. de Rênal avait ordonné à
Julien de loger chez lui. Personne ne soupçonna ce qui s'était passé. Le
troisième jour après son arrivée, Julien vit monter jusque dans sa chambre un
non moindre personnage que M. le sous-préfet de Maugiron. Ce ne fut qu'après
deux grandes heures de bavardage insipide et de grandes jérémiades sur la
méchanceté des hommes, sur le peu de probité des gens chargés de
l'administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France,
etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On était déjà
sur le palier de l'escalier, et le pauvre précepteur à demi disgracié
reconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque heureux
département, quand il plut à celui-ci de s'occuper de la fortune de Julien, de
louer sa modération en affaires d'intérêt, etc., etc. Enfin M. de Maugiron le
serrant dans ses bras de l'air le plus paterne, lui proposa de quitter M. de
Rênal et d'entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants à éduquer ,
et qui, comme le roi Philippe, remercierait le ciel, non pas tant de les avoir
donnés que de les avoir fait naître dans le voisinage de M. Julien. Leur
précepteur jouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de
mois en mois, ce qui n'est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier, et
toujours d'avance.
C'était le tour de Julien, qui, depuis une heure et
demie, attendait la parole avec ennui. Sa réponse fut parfaite, et surtout
longue comme un mandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait
rien nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la
vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour l'illustre
sous-préfet. Ce sous-préfet, étonné de trouver plus jésuite que lui, essaya
vainement d'obtenir quelque chose de précis. Julien, enchanté, saisit l'occasion
de s'exercer, et recommença sa réponse en d'autres termes. Jamais ministre
éloquent, qui veut user la fin d'une séance où la Chambre a l'air de vouloir se
réveiller, n'a moins dit en plus de paroles. A peine M. de Maugiron sorti,
Julien se mit à rire comme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitique, il
écrivit une lettre de neuf pages à M. de Rênal, dans laquelle il lui rendait
compte de tout ce qu'on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce
coquin ne m'a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l'offre! Ce sera
M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l'effet de sa lettre anonyme.
Sa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures
du matin, par un beau jour d'automne, débouche dans une plaine abondante en
gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant d'arriver
chez le bon curé, le ciel qui voulait lui ménager des jouissances jeta sous ses
pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son coeur était déchiré; un pauvre
garçon comme lui se devait tout entier à la vocation que le ciel avait placée
dans son coeur, mais la vocation n'était pas tout dans ce bas monde. Pour
travailler dignement à la vigne du Seigneur, et n'être pas tout à fait indigne
de tant de savants collaborateurs, il fallait l'instruction; il fallait passer
au séminaire de Besançon deux années bien dispendieuses; il devenait donc
indispensable de faire des économies, ce qui était bien plus facile sur un
traitement de huit cents francs payés par quartier, qu'avec six cents francs
qu'on mangeait de mois en mois. D'un autre côté, le ciel, en le plaçant auprès
des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement
spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu'il n'était pas à propos d'abandonner
cette éducation pour une autre?...
Julien atteignit un tel degré de
perfection dans ce genre d'éloquence, qui a remplacé la rapidité d'action de
l'Empire, qu'il finit par s'ennuyer lui-même par le son de ses paroles.
En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le
cherchait dans toute la ville, avec un billet d'invitation à dîner pour le même
jour.
Jamais Julien n'était allé chez cet homme; quelques jours
seulement auparavant, il ne songeait qu'aux moyens de lui donner une volée de
coups de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le
dîner ne fût indiqué que pour une heure, Julien trouva plus respectueux de se
présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du
dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d'une foule de cartons. Ses
gros favoris noirs, son énorme quantité de cheveux, son bonnet grec placé de
travers sur le haut de la tête, sa pipe immense, ses pantoufles brodées, les
grosses chaînes d'or croisées en tous sens sur sa poitrine, et tout cet appareil
d'un financier de province, qui se croit homme à bonnes fortunes, n'imposaient
point à Julien; il n'en pensait que plus aux coups de bâton qu'il lui devait.
Il demanda l'honneur d'être présenté à Mme Valenod; elle était à sa
toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l'avantage d'assister
à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui
présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l'une des plus
considérables de Verrières, avait une grosse figure d'homme, à laquelle elle
avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle y déploya tout le pathos
maternel.
Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait
guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les
contrastes, mais alors il en était saisi jusqu'à l'attendrissement. Cette
disposition fut augmentée par l'aspect de la maison du directeur du dépôt. On la
lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de
chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d'ignoble et qui sentait
l'argent volé. Jusqu'aux domestiques, tout le monde y avait l'air d'assurer sa
contenance contre le mépris.
Le percepteur des contributions, l'homme
des impositions indirectes, l'officier de gendarmerie et deux ou trois autres
fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de
quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé,
vint à penser que, de l'autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de
pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé
pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l'étourdir.
Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même; sa gorge se
serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un
quart d'heure après; on entendait de loin en loin quelques accents d'une chanson
populaire, et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus.
M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on
n'entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du
Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce
vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre
vert, dit à M. Valenod:
-- On ne chante plus cette vilaine chanson.
-- Parbleu! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j'ai
fait imposer silence aux gueux.
Ce mot fut trop fort pour Julien; il
avait les manières, mais non pas encore le coeur de son état. Malgré toute son
hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa
joue.
Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut
absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin. L'empêcher de chanter!
se disait-il à lui-même, ô mon Dieu! et tu le souffres!
Par bonheur,
personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des
contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain,
chanté en choeur: Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune
à laquelle tu parviendras, et tu n'en jouiras qu'à cette condition et en
pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il
faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le
pauvre prisonnier; tu donneras à dîner avec l'argent que tu auras volé sur sa
misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux! -- O
Napoléon! qu'il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers
d'une bataille; mais augmenter lâchement la douleur du misérable!
J'avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me
donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de ces
conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d'être
d'un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite
égratignure.
Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n'était pas
pour rêver et ne rien dire qu'on l'avait invité à dîner en si bonne compagnie.
Un fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de
l'académie de Besançon et de celle d'Uzès, lui adressa la parole, d'un bout de
la table à l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait généralement de ses
progrès étonnants dans l'étude du Nouveau Testament était vrai.
Un
silence profond s'établit tout à coup; un Nouveau Testament latin se rencontra
comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux académies. Sur la
réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard. Il récita: sa
mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré avec toute la bruyante
énergie de la fin d'un dîner. Julien regardait la figure enluminée des dames;
plusieurs n'étaient pas mal. Il avait distingué la femme du percepteur beau
chanteur.
-- J'ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant
ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c'était le membre des deux
académies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de répondre
en suivant le texte latin, j'essaierai de le traduire impromptu.
Cette
seconde épreuve mit le comble à sa gloire.
Il y avait là plusieurs
libéraux riches, mais heureux pères d'enfants susceptibles d'obtenir des
bourses, et en cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission.
Malgré ce trait de fine politique, jamais M. de Rênal n'avait voulu les recevoir
chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de réputation et pour
l'avoir vu à cheval le jour de l'entrée du roi de ***, étaient ses plus bruyants
admirateurs. Quand ces sots se lasseront-ils d'écouter ce style biblique, auquel
ils ne comprennent rien? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par
son étrangeté; ils en riaient. Mais Julien se lassa.
Il se leva
gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle
théologie de Ligorio, qu'il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M.
Chélan. Car mon métier, ajouta-t-il agréablement, est de faire réciter des
leçons et d'en réciter moi-même.
On rit beaucoup, on admira; tel est
l'esprit à l'usage de Verrières. Julien était déjà debout, tout le monde se leva
malgré le décorum; tel est l'empire du génie. Mme Valenod le retint encore un
quart d'heure; il fallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur
catéchisme; ils firent les plus drôles de confusions, dont lui seul s'aperçut.
Il n'eut garde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la
religion! pensait-il. Il saluait enfin et croyait pouvoir s'échapper; mais il
fallut essuyer une fable de La Fontaine.
-- Cet auteur est bien immoral,
dit Julien à Mme Valenod, certaine fable sur messire Jean Chouart ose déverser
le ridicule sur ce qu'il y a de plus vénérable. Il est vivement blâmé par les
meilleurs commentateurs.
Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq
invitations à dîner. Ce jeune homme fait honneur au département, s'écriaient
tous à la fois les convives fort égayés. Ils allèrent jusqu'à parler d'une
pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses
études à Paris.
Pendant que cette idée imprudente faisait retentir la
salle à manger, Julien avait gagné lestement la porte cochère. Ah! canaille!
canaille! s'écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant
le plaisir de respirer l'air frais.
Il se trouvait tout aristocrate en
ce moment, lui qui pendant longtemps avait été tellement choqué du sourire
dédaigneux et de la supériorité hautaine qu'il découvrait au fond de toutes les
politesses qu'on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s'empêcher de sentir
l'extrême différence. Oublions même, se disait-il en s'en allant, qu'il s'agit
d'argent volé aux pauvres détenus, et encore qu'on empêche de chanter! Jamais M.
de Rênal s'avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin
qu'il leur présente? Et ce M. Valenod, dans l'énumération de ses propriétés, qui
revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa
femme est présente, sans dire ta maison, ton domaine.
Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriété, venait
de faire une scène abominable, pendant le dîner, à un domestique qui avait cassé
un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines ; et ce domestique
avait répondu avec la dernière insolence.
Quel ensemble! se disait
Julien; ils me donneraient la moitié de tout ce qu'ils volent, que je ne
voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je me trahirais; je ne pourrais
retenir l'expression du dédain qu'ils m'inspirent.
Il fallut cependant,
d'après les ordres de Mme de Rênal, assister à plusieurs dîners du même genre;
Julien fut à la mode; on lui pardonnait son habit de garde d'honneur, ou plutôt
cette imprudence était la cause véritable de ses succès. Bientôt, il ne fut plus
question dans Verrières que de voir qui l'emporterait dans la lutte pour obtenir
le savant jeune homme, de M. de Rênal, ou du directeur du dépôt. Ces messieurs
formaient avec M. Maslon un triumvirat, qui, depuis nombre d'années, tyrannisait
la ville. On jalousait le maire, les libéraux avaient à s'en plaindre; mais
après tout il était noble et fait pour la supériorité, tandis que le père de M.
Valenod ne lui avait pas laissé six cents livres de rente. Il avait fallu passer
pour lui de la pitié pour le mauvais habit vert pomme que tout le monde lui
avait connu dans sa jeunesse, à l'envie pour ses chevaux normands, pour ses
chaînes d'or, pour ses habits venus de Paris, pour toute sa prospérité actuelle.
Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut découvrir un
honnête homme; il était géomètre, s'appelait Gros et passait pour jacobin.
Julien, s'étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses
à lui-même, fut obligé de s'en tenir au soupçon à l'égard de M. Gros. Il
recevait de Vergy de gros paquets de thèmes. On lui conseillait de voir souvent
son père, il se conformait à cette triste nécessité. En un mot, il raccommodait
assez bien sa réputation, lorsqu'un matin il fut bien surpris de se sentir
réveiller par deux mains qui lui fermaient les yeux.
C'était Mme de
Rênal, qui avait fait un voyage à la ville, et qui, montant les escaliers quatre
à quatre et laissant ses enfants occupés d'un lapin favori qui était du voyage,
était parvenue à la chambre de Julien, un instant avant eux. Ce moment fut
délicieux, mais bien court: Mme de Rênal avait disparu quand les enfants
arrivèrent avec le lapin, qu'ils voulaient montrer à leur ami. Julien fit bon
accueil à tous, même au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille; il sentit
qu'il aimait ces enfants, qu'il se plaisait à jaser avec eux. Il était étonné de
la douceur de leur voix, de la simplicité et de la noblesse de leurs petites
façons; il avait besoin de laver son imagination de toutes les façons d'agir
vulgaires, de toutes les pensées désagréables au milieu desquelles il respirait
à Verrières. C'était toujours la crainte de manquer, c'étaient toujours le luxe
et la misère se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il dînait, à propos de
leur rôti, faisaient des confidences humiliantes pour eux, et nauséabondes pour
qui les entendait.
-- Vous autres nobles, vous avez raison d'être fiers,
disait-il à Mme de Rênal. Et il lui racontait tous les dîners qu'il avait subis.
-- Vous êtes donc à la mode! Et elle riait de bon coeur en songeant au
rouge que Mme Valenod se croyait obligée de mettre toutes les fois qu'elle
attendait Julien. Je crois qu'elle a des projets sur votre coeur, ajoutait-elle.
Le déjeuner fut délicieux. La présence des enfants, quoique gênante en
apparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres enfants ne
savaient comment témoigner leur joie de revoir Julien. Les domestiques n'avaient
pas manqué de leur conter qu'on lui offrait deux cents francs de plus pour
éduquer les petits Valenod.
Au milieu du déjeuner,
Stanislas-Xavier, encore pâle de sa grande maladie, demanda tout à coup à sa
mère combien valaient son couvert d'argent et le gobelet dans lequel il buvait.
-- Pourquoi cela?
-- Je veux les vendre pour en donner le prix à
M. Julien, et qu'il ne soit pas dupe en restant avec nous.
Julien
l'embrassa, les larmes aux yeux. Sa mère pleurait tout à fait, pendant que
Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui expliquait qu'il ne fallait
pas se servir de ce mot dupe , qui, employé dans ce sens, était une façon
de parler de laquais. Voyant le plaisir qu'il faisait à Mme de Rênal, il chercha
à expliquer, par des exemples pittoresques, qui amusaient les enfants, ce que
c'était qu'être dupe.
-- Je comprends, dit Stanislas, c'est le corbeau
qui a la sottise de laisser tomber son fromage, que prend le renard, qui était
un flatteur.
Mme de Rênal, folle de joie, couvrait ses enfants de
baisers, ce qui ne pouvait guère se faire sans s'appuyer un peu sur Julien.
Tout à coup la porte s'ouvrit; c'était M. de Rênal. Sa figure sévère et
mécontente fit un étrange contraste avec la douce joie que sa présence chassait.
Mme de Rênal pâlit; elle se sentait hors d'état de rien nier. Julien saisit la
parole, et, parlant très haut, se mit à raconter à M. le maire le trait du
gobelet d'argent que Stanislas voulait vendre. Il était sûr que cette histoire
serait mal accueillie. D'abord M. de Rênal fronçait le sourcil par bonne
habitude au seul nom d'argent. La mention de ce métal, disait-il, est toujours
une préface à quelque mandat tiré sur ma bourse.
Mais ici il y avait
plus qu'intérêt d'argent; il y avait augmentation de soupçons. L'air de bonheur
qui animait sa famille en son absence n'était pas fait pour arranger les choses,
auprès d'un homme dominé par une vanité aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui
vantait la manière remplie de grâce et d'esprit avec laquelle Julien donnait des
idées nouvelles à ses élèves:
-- Oui! oui! je le sais, il me rend odieux
à mes enfants; il lui est bien aisé d'être pour eux cent fois plus aimable que
moi qui, au fond, suis le maître. Tout tend dans ce siècle à jeter de l'odieux
sur l'autorité légitime . Pauvre France!
Mme de Rênal ne s'arrêta
point à examiner les nuances de l'accueil que lui faisait son mari. Elle venait
d'entrevoir la possibilité de passer douze heures avec Julien. Elle avait une
foule d'emplettes à faire à la ville, et déclara qu'elle voulait absolument
aller dîner au cabaret; quoi que pût dire ou faire son mari, elle tint à son
idée. Les enfants étaient ravis de ce seul mot cabaret , que prononce
avec tant de plaisir la pruderie moderne.
M. de Rênal laissa sa femme
dans la première boutique de nouveautés où elle entra, pour aller faire quelques
visites. Il revint plus morose que le matin; il était convaincu que toute la
ville s'occupait de lui et de Julien. A la vérité, personne ne lui avait encore
laissé soupçonner la partie offensante des propos du public. Ceux qu'on avait
redits à M. le maire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez
lui avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par M.
le directeur du dépôt.
Ce directeur, qui rencontra M. de Rênal dans le
monde, lui battit froid . Cette conduite n'était pas sans habileté; il y
a peu d'étourderie en province: les sensations y sont si rares, qu'on les coule
à fond.
M. Valenod était ce qu'on appelle, à cent lieues de Paris, un
faraud : c'est une espèce d'un naturel effronté et grossier. Son existence
triomphante, depuis 1815, avait renforcé ses belles dispositions. Il régnait,
pour ainsi dire, à Verrières, sous les ordres de M. de Rênal; mais beaucoup plus
actif, ne rougissant de rien, se mêlant de tout, sans cesse allant, écrivant,
parlant, oubliant les humiliations, n'ayant aucune prétention personnelle, il
avait fini par balancer le crédit de son maire aux yeux du pouvoir
ecclésiastique. M. Valenod avait dit en quelque sorte aux épiciers du pays:
donnez-moi les deux plus sots d'entre vous; aux gens de loi: indiquez-moi les
deux plus ignares; aux officiers de santé: désignez-moi les deux plus
charlatans. Quand il avait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métier, il
leur avait dit: régnons ensemble.
Les façons de ces gens-là blessaient
M. de Rênal. La grossièreté du Valenod n'était offensée de rien, pas même des
démentis que le petit abbé Maslon ne lui épargnait pas en public.
Mais,
au milieu de cette prospérité, M. Valenod avait besoin de se rassurer par de
petites insolences de détail contre les grosses vérités qu'il sentait bien que
tout le monde était en droit de lui adresser. Son activité avait redoublé depuis
les craintes que lui avait laissées la visite de M. Appert, il avait fait trois
voyages à Besançon; il écrivait plusieurs lettres chaque courrier; il en
envoyait d'autres par des inconnus qui passaient chez lui à la tombée de la
nuit. Il avait eu tort peut-être de faire destituer le vieux curé Chélan; car
cette démarche vindicative l'avait fait regarder, par plusieurs dévotes de bonne
naissance, comme un homme profondément méchant. D'ailleurs ce service rendu
l'avait mis dans la dépendance absolue de M. le grand vicaire de Frilair, et il
en recevait d'étranges commissions. Sa politique en était à ce point, lorsqu'il
céda au plaisir d'écrire une lettre anonyme. Pour surcroît d'embarras, sa femme
lui déclara qu'elle voulait avoir Julien chez elle; sa vanité s'en était
coiffée.
Dans cette position, M. Valenod prévoyait une scène décisive
avec son ancien confédéré M. de Rênal. Celui-ci lui adresserait des paroles
dures, ce qui lui était assez égal; mais il pouvait écrire à Besançon et même à
Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à Verrières, et
prendre le dépôt de mendicité. M. Valenod pensa à se rapprocher des libéraux:
c'est pour cela que plusieurs étaient invités au dîner où Julien récita. Il
aurait été puissamment soutenu contre le maire. Mais des élections pouvaient
survenir, et il était trop évident que le dépôt et un mauvais vote étaient
incompatibles. Le récit de cette politique, fort bien devinée par Mme de Rênal,
avait été fait à Julien, pendant qu'il lui donnait le bras pour aller d'une
boutique à l'autre, et peu à peu les avait entraînés au COURS DE LA FIDELITE
, où ils passèrent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu'à Vergy.
Pendant ce temps, M. Valenod essayait d'éloigner une scène décisive avec
son ancien patron, en prenant lui-même l'air audacieux envers lui. Ce jour-là,
ce système réussit, mais augmenta l'humeur du maire.
Jamais la vanité
aux prises avec tout ce que le petit amour de l'argent peut avoir de plus âpre
et de plus mesquin n'a mis un homme dans un plus piètre état que celui où se
trouvait M. de Rênal, en entrant au cabaret . Jamais, au contraire, ses
enfants n'avaient été plus joyeux et plus gais. Ce contraste acheva de le
piquer.
-- Je suis de trop dans ma famille, à ce que je puis voir!
dit-il en entrant, d'un ton qu'il voulut rendre imposant.
Pour toute
réponse, sa femme le prit à part et lui exprima la nécessité d'éloigner Julien.
Les heures de bonheur qu'elle venait de trouver lui avaient rendu l'aisance et
la fermeté nécessaires pour suivre le plan de conduite qu'elle méditait depuis
quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de
Verrières, c'est qu'il savait que l'on plaisantait publiquement dans la ville
sur son attachement pour l'espèce . M. Valenod était généreux comme un
voleur, et lui, il s'était conduit d'une manière plus prudente que brillante
dans les cinq ou six dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Joseph, pour la
congrégation de la Vierge, pour la congrégation du Saint-Sacrement, etc., etc.
Parmi les hobereaux de Verrières et des environs, adroitement classés
sur le registre des frères collecteurs, d'après le montant de leurs offrandes,
on avait vu plus d'une fois le nom de M. de Rênal occuper la dernière ligne. En
vain disait-il que lui ne gagnait rien . Le clergé ne badine pas sur cet
article.
CHAPITRE XXIII
CHAGRINS D'UN FONCTIONNAIRE
Il piacere di alzar la testa tutto l'anno è ben pagato da certi
quarti d'ora che bisogna passar.
CASTI.
Mais
laissons ce petit homme à ses petites craintes; pourquoi a-t-il pris dans sa
maison un homme de coeur, tandis qu'il lui fallait l'âme d'un valet? Que ne
sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe siècle est que, quand un
être puissant et noble rencontre un homme de coeur, il le tue, l'exile,
l'emprisonne ou l'humilie tellement, que l'autre a la sottise d'en mourir de
douleur. Par hasard ici, ce n'est pas encore l'homme de coeur qui souffre. Le
grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par élections,
comme celui de New York, c'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde
des êtres comme M. de Rênal. Au milieu d'une ville de vingt mille habitants, ces
hommes font l'opinion publique, et l'opinion publique est terrible dans un pays
qui a la charte. Un homme doué d'une âme noble, généreuse, et qui eût été votre
ami, mais qui habite à cent lieues, juge de vous par l'opinion publique de votre
ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a fait naître nobles,
riches et modérés. Malheur à qui se distingue!
Aussitôt après le dîner,
on repartit pour Vergy; mais, dès le surlendemain, Julien vit revenir toute la
famille à Verrières.
Une heure ne s'était pas écoulée, qu'à son grand
étonnement, il découvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose.
Elle interrompait ses conversations avec son mari dès qu'il paraissait, et
semblait presque désirer qu'il s'éloignât. Julien ne se fit pas donner deux fois
cet avis. Il devint froid et réservé; Mme de Rênal s'en aperçut et ne chercha
pas d'explication. Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien. Avant-hier
encore, si intime avec moi! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en
agissent. C'est comme les rois, jamais plus de prévenances qu'au ministre qui,
en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgrâce.
Julien remarqua
que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il était
souvent question d'une grande maison appartenant à la commune de Verrières,
vieille, mais vaste et commode, et située vis-à-vis l'église, dans l'endroit le
plus marchand de la ville. Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et
un nouvel amant! se disait Julien. Dans son chagrin, il se répétait ces jolis
vers de François Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un
mois que Mme de Rênal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par
combien de caresses chacun de ces vers n'était-il pas démenti!
Souvent
femme varie, Bien fol qui s'y fie.
M. de Rênal partit en poste pour
Besançon. Ce voyage se décida en deux heures, il paraissait fort tourmenté. Au
retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.
--
Voilà cette sotte affaire, dit-il à sa femme.
Une heure après, Julien
vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement. Je
vais savoir le secret au premier coin de rue.
Il attendait, impatient,
derrière l'afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de
l'affiche. A peine fut-elle en place, que la curiosité de Julien y vit l'annonce
fort détaillée de la location aux enchères publiques de cette grande et vieille
maison dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal
avec sa femme. L'adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux
heures, en la salle de la commune, à l'extinction du troisième feu. Julien fut
fort désappointé; il trouvait bien le délai un peu court: comment tous les
concurrents auraient-ils le temps d'être avertis? Mais du reste, cette affiche,
qui était datée de quinze jours auparavant et qu'il relut tout entière en trois
endroits différents, ne lui apprenait rien.
Il alla visiter la maison à
louer. Le portier ne le voyant pas approcher disait mystérieusement à un voisin:
-- Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour
trois cents francs; et comme le maire regimbait, il a été mandé à l'évêché par
M. le grand vicaire de Frilair.
L'arrivée de Julien eut l'air de
déranger beaucoup les deux amis, qui n'ajoutèrent plus un mot.
Julien ne
manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal éclairée;
mais tout le monde se toisait d'une façon singulière. Tous les yeux
étaient fixés sur une table, où Julien aperçut, dans un plat d'étain, trois
petits bouts de bougie allumés. L'huissier criait: Trois cents francs,
messieurs!
-- Trois cents francs! c'est trop fort, dit un homme, à
voix basse, à son voisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de
huit cents; je veux couvrir cette enchère.
-- C'est cracher en l'air.
Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon, M. Valenod, l'évêque, son terrible
grand vicaire de Frilair, et toute la clique.
-- Trois cent vingt
francs, dit l'autre en criant.
-- Vilaine bête! répliqua son voisin. Et
voilà justement un espion du maire, ajouta-t-il en montrant Julien.
Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux
Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui
rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s'éteignit, et la voix
traînante de l'huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à M. de
Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de ***, et pour trois cent trente
francs.
Dès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.
-- Voilà trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut à la commune,
disait l'un.
-- Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de
Grogeot, il la sentira passer.
-- Quelle infamie! disait un gros homme à
la gauche de Julien: une maison dont j'aurais donné, moi, huit cents francs pour
ma fabrique, et j'aurais fait un bon marché.
-- Bah! lui répondait un
jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud n'est-il pas de la congrégation? ses
quatre enfants n'ont-ils pas des bourses? Le pauvre homme! Il faut que la
commune de Verrières lui fasse un supplément de traitement de cinq cents francs,
voilà tout.
-- Et dire que le maire n'a pas pu l'empêcher! remarquait un
troisième. Car il est ultra, lui, à la bonne heure; mais il ne vole pas.
-- Il ne vole pas? reprit un autre; non, c'est pigeon qui vole. Tout
cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l'an.
Mais voilà ce petit Sorel; allons-nous-en.
Julien rentra de très
mauvaise humeur; il trouva Mme de Rênal fort triste.
-- Vous venez de
l'adjudication? lui dit-elle.
-- Oui, madame, où j'ai eu l'honneur de
passer pour l'espion de M. le maire.
-- S'il m'avait cru, il eût fait un
voyage.
A ce moment, M. de Rênal parut; il était fort sombre. Le dîner
se passa sans mot dire. M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à
Vergy, le voyage fut triste. Mme de Rênal consolait son mari:
-- Vous
devriez y être accoutumé, mon ami.
Le soir, on était assis en silence
autour du foyer domestique; le bruit du hêtre enflammé était la seule
distraction. C'était un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les
familles les plus unies. Un des enfants s'écria joyeusement:
-- On
sonne! on sonne!
-- Morbleu! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me
relancer sous prétexte de remerciement, s'écria le maire, je lui dirai son fait;
c'est trop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui
suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s'emparer de
cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq?
Un fort bel homme,
aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la suite du domestique.
-- Monsieur le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que
M. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l'ambassade de Naples, m'a remise pour
vous à mon départ; il n'y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d'un air
gai, en regardant Mme de Rênal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon
bon ami, madame, dit que vous savez l'italien.
La bonne humeur du
Napolitain changea cette triste soirée en une soirée fort gaie. Mme de Rênal
voulut absolument lui donner à souper. Elle mit toute sa maison en mouvement;
elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d'espion que, deux
fois dans cette journée, il avait entendu retentir à son oreille. Le signor
Geronimo était un chanteur célèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort
gai, qualités qui, en France, ne sont guère plus compatibles. Il chanta après
souper un petit duettino avec Mme de Rênal. Il fit des contes charmants. A une
heure du matin les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa d'aller se
coucher.
-- Encore cette histoire, dit l'aîné.
-- C'est la
mienne, signorino , reprit il signor Geronimo. Il y a huit ans, j'étais comme
vous un jeune élève du Conservatoire de Naples, j'entends j'avais votre âge;
mais je n'avais pas l'honneur d'être le fils de l'illustre maire de la jolie
ville de Verrières.
Ce mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa
femme.
Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu
son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli était
un maître excessivement sévère. Il n'est pas aimé au Conservatoire; mais il veut
qu'on agisse toujours comme si on l'aimait. Je sortais le plus souvent que je
pouvais; j'allais au petit théâtre de San-Carlino, où j'entendais une musique
des dieux: mais, ô ciel! comment faire pour réunir les huit sous que coûte
l'entrée du parterre? Somme énorme, dit-il en regardant les enfants, et les
enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San-Carlino, m'entendit
chanter. J'avais seize ans: Cet enfant, il est un trésor, dit-il.
--
Veux-tu que je t'engage, mon cher ami? vint-il me dire.
-- Et combien me
donnerez-vous?
-- Quarante ducats par mois. Messieurs, c'est cent
soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.
-- Mais comment, dis-je
à Giovannone, obtenir que le sévère Zingarelli me laisse sortir?
--
Lascia fare a me.
-- Laissez faire à moi! s'écria l'aîné des
enfants.
-- Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me
dit: Caro, d'abord un petit bout d'engagement. Je signe: il me donne trois
ducats. Jamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuite, il me dit ce que je dois
faire.
Le lendemain, je demande une audience au terrible signor
Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer.
-- Que me
veux-tu, mauvais sujet? dit Zingarelli.
-- Maestro, lui fis-je, je me
repens de mes fautes; jamais je ne sortirai du conservatoire en passant
par-dessus la grille de fer. Je vais redoubler d'application.
-- Si je
ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j'aie jamais entendue,
je te mettrais en prison au pain et à l'eau pour quinze jours, polisson.
-- Maestro, repris-je, je vais être le modèle de toute l'école,
credete a me . Mais je vous demande une grâce, si quelqu'un vient me
demander pour chanter dehors, refusez-moi. De grâce, dites que vous ne pouvez
pas.
-- Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que
toi? Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le Conservatoire? Est-ce que
tu veux te moquer de moi? Décampe, décampe! dit-il, en cherchant à me donner un
coup de pied au c... ou gare le pain sec et la prison.
Une heure après,
le signor Giovannone arrive chez le directeur:
-- Je viens vous demander
de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu'il chante à mon
théâtre, et cet hiver je marie ma fille.
-- Que veux-tu faire de ce
mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas; tu ne l'auras pas; et
d'ailleurs, quand j'y consentirais, jamais il ne voudra quitter le
conservatoire, il vient de me le jurer.
-- Si ce n'est que de sa volonté
qu'il s'agit, dit gravement Giovannone en tirant de sa poche mon engagement,
carta canta! voici sa signature.
Aussitôt Zingarelli, furieux, se
pend à sa sonnette:
-- Qu'on chasse Geronimo du Conservatoire,
cria-t-il, bouillant de colère.
On me chassa donc, moi riant aux éclats.
Le même soir, je chantai l'air del Moltiplico . Polichinelle veut se
marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son
ménage, et il s'embrouille à chaque instant dans ce calcul.
-- Ah!
veuillez, monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de Rênal.
Geronimo
chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. Il signor Geronimo n'alla se
coucher qu'à deux heures du matin, laissant cette famille enchantée de ses
bonnes manières, de sa complaisance et de sa gaîté.
Le lendemain, M. et
Mme de Rênal lui remirent les lettres dont il avait besoin à la cour de France.
Ainsi, partout de la fausseté, dit Julien. Voilà il signor Geronimo qui
va à Londres avec soixante mille francs d'appointements. Sans le savoir-faire du
directeur de San-Carlino, sa voix divine n'eût peut-être été connue et admirée
que dix ans plus tard... Ma foi, j'aimerais mieux être un Geronimo qu'un Rênal.
Il n'est pas si honoré dans la société, mais il n'a pas le chagrin de faire des
adjudications comme celle d'aujourd'hui, et sa vie est gaie.
Une chose
étonnait Julien: les semaines solitaires passées à Verrières, dans la maison de
M. de Rênal avaient été pour lui une époque de bonheur. Il n'avait rencontré le
dégoût et les tristes pensées qu'aux dîners qu'on lui avait donnés; dans cette
maison solitaire, ne pouvait-il pas lire, écrire, réfléchir sans être troublé? A
chaque instant, il n'était pas tiré de ses rêveries brillantes par la cruelle
nécessité d'étudier les mouvements d'une âme basse, et encore afin de la tromper
par des démarches ou des mots hypocrites.
Le bonheur serait-il si près
de moi?... La dépense d'une telle vie est peu de chose; je puis à mon choix
épouser Mlle Elisa, ou me faire l'associé de Fouqué... Mais le voyageur qui
vient de gravir une montagne rapide s'assied au sommet, et trouve un plaisir
parfait à se reposer. Serait-il heureux si on le forçait à se reposer toujours?
L'esprit de Mme de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses
résolutions, elle avait avoué à Julien toute l'affaire de l'adjudication. Il me
fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle!
Elle eût sacrifié sa
vie sans hésiter pour sauver celle de son mari, si elle l'eût vu en péril.
C'était une de ces âmes nobles et romanesques, pour qui apercevoir la
possibilité d'une action généreuse, et ne pas la faire, est la source d'un
remords presque égal à celui du crime commis. Toutefois, il y avait des jours
funestes où elle ne pouvait chasser l'image de l'excès de bonheur qu'elle
goûterait si, devenant veuve tout à coup, elle pouvait épouser Julien.
Il aimait ses fils beaucoup plus que leur père; malgré sa justice
sévère, il en était adoré. Elle sentait bien qu'épousant Julien, il fallait
quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se voyait vivant à
Paris, continuant à donner à ses fils cette éducation qui faisait l'admiration
de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous étaient parfaitement heureux.
Etrange effet du mariage, tel que l'a fait le XIXe siècle! L'ennui de la
vie matrimoniale fait périr l'amour sûrement, quand l'amour a précédé le
mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amène bientôt chez les gens
assez riches pour ne pas travailler, l'ennui profond de toutes les jouissances
tranquilles. Et ce n'est que les âmes sèches, parmi les femmes, qu'il ne
prédispose pas à l'amour.
La réflexion du philosophe me fait excuser Mme
de Rênal, mais on ne l'excusait pas à Verrières, et toute la ville, sans qu'elle
s'en doutât, n'était occupée que du scandale de ses amours. A cause de cette
grande affaire, cet automne-là on s'y ennuya moins que de coutume.
L'automne, une partie de l'hiver passèrent bien vite. Il fallut quitter
les bois de Vergy. La bonne compagnie de Verrières commençait à s'indigner de ce
que ses anathèmes faisaient si peu d'impression sur M. de Rênal. En moins de
huit jours, des personnes graves qui se dédommagent de leur sérieux habituel par
le plaisir de remplir ces sortes de missions, lui donnèrent les soupçons les
plus cruels, mais en se servant des termes les plus mesurés.
M. Valenod,
qui jouait serré, avait placé Elisa dans une famille noble et fort considérée,
où il y avait cinq femmes. Elisa craignant, disait-elle, de ne pas trouver de
place pendant l'hiver, n'avait demandé à cette famille que les deux tiers à peu
près de ce qu'elle recevait chez M. le maire. D'elle-même, cette fille avait eu
l'excellente idée d'aller se confesser à l'ancien curé Chélan et en même temps
au nouveau, afin de leur raconter à tous les deux le détail des amours de
Julien.
Le lendemain de son arrivée, dès six heures du matin, l'abbé
Chélan fit appeler Julien:
-- Je ne vous demande rien, lui dit-il, je
vous prie, et au besoin je vous ordonne de ne me rien dire, j'exige que sous
trois jours vous partiez pour le séminaire de Besançon ou pour la demeure de
votre ami Fouqué, qui est toujours disposé à vous faire un sort magnifique. J'ai
tout prévu, tout arrangé, mais il faut partir, et ne pas revenir d'un an à
Verrières.
Julien ne répondit point; il examinait si son honneur devait
s'estimer offensé des soins que M. Chélan, qui après tout n'était pas son père,
avait pris pour lui.
-- Demain à pareille heure, j'aurai l'honneur de
vous revoir, dit-il enfin au curé.
M. Chélan, qui comptait l'emporter de
haute lutte sur un si jeune homme, parla beaucoup. Enveloppé dans l'attitude et
la physionomie la plus humble, Julien n'ouvrit pas la bouche.
Il sortit
enfin, et courut prévenir Mme de Rênal, qu'il trouva au désespoir. Son mari
venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son
caractère s'appuyant sur la perspective de l'héritage de Besançon, l'avait
décidé à la considérer comme parfaitement innocente. Il venait de lui avouer
l'étrange état dans lequel il trouvait l'opinion publique de Verrières. Le
public avait tort, il était égaré par des envieux, mais enfin que faire?
Mme de Rênal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les
offres de M. Valenod, et rester à Verrières. Mais ce n'était plus cette femme
simple et timide de l'année précédente; sa fatale passion, ses remords l'avaient
éclairée. Elle eut bientôt la douleur de se prouver à elle-même, tout en
écoutant son mari, qu'une séparation au moins momentanée était devenue
indispensable. Loin de moi, Julien va retomber dans ses projets d'ambition si
naturels quand on n'a rien. Et moi, grand Dieu! je suis si riche! et si
inutilement pour mon bonheur! Il m'oubliera. Aimable comme il est, il sera aimé,
il aimera. Ah! malheureuse... De quoi puis-je me plaindre? Le ciel est juste, je
n'ai pas eu le mérite de faire cesser le crime, il m'ôte le jugement. Il ne
tenait qu'à moi de gagner Elisa à force d'argent, rien ne m'était plus facile.
Je n'ai pas pris la peine de réfléchir un moment, les folles imaginations de
l'amour absorbaient tout mon temps. Je péris.
Julien fut frappé d'une
chose, en apprenant la terrible nouvelle du départ à Mme de Rênal, il ne trouva
aucune objection égoïste. Elle faisait évidemment des efforts pour ne pas
pleurer.
-- Nous avons besoin de fermeté, mon ami.
Elle coupa
une mèche de ses cheveux.
-- Je ne sais pas ce que je ferai, lui
dit-elle, mais si je meurs, promets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De
loin ou de près, tâche d'en faire d'honnêtes gens. S'il y a une nouvelle
révolution, tous les nobles seront égorgés, leur père émigrera peut-être à cause
de ce paysan tué sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main. Adieu,
mon ami! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice fait, j'espère
qu'en public j'aurai le courage de penser à ma réputation.
Julien
s'attendait à du désespoir. La simplicité de ces adieux le toucha.
--
Non, je ne reçois pas ainsi vos adieux. Je partirai; ils le veulent; vous le
voulez vous-même. Mais, trois jours après mon départ, je reviendrai vous voir de
nuit.
L'existence de Mme de Rênal fut changée. Julien l'aimait donc
bien, puisque de lui-même il avait trouvé l'idée de la revoir! Son affreuse
douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle eût éprouvés
de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami ôtait à ces
derniers moments tout ce qu'ils avaient de déchirant. Dès cet instant, la
conduite, comme la physionomie de Mme de Rênal fut noble, ferme et parfaitement
convenable.
M. de Rênal rentra bientôt; il était hors de lui. Il parla
enfin à sa femme de la lettre anonyme reçue deux mois auparavant.
-- Je
veux la porter au Casino, montrer à tous qu'elle est de cet infâme Valenod, que
j'ai pris à la besace pour en faire un des plus riches bourgeois de Verrières.
Je lui en ferai honte publiquement, et puis me battrai avec lui. Ceci est trop
fort.
Je pourrais être veuve, grand Dieu! pensa Mme de Rênal. Mais
presque au même instant, elle se dit: Si je n'empêche pas ce duel, comme
certainement je le puis, je serai la meurtrière de mon mari.
Jamais elle
n'avait ménagé sa vanité avec autant d'adresse. En moins de deux heures elle lui
fit voir, et toujours par des raisons trouvées par lui, qu'il fallait marquer
plus d'amitié que jamais à M. Valenod, et même reprendre Elisa dans la maison.
Mme de Rênal eut besoin de courage pour se décider à revoir cette fille, cause
de tous ses malheurs. Mais cette idée venait de Julien.
Enfin, après
avoir été mis trois ou quatre fois sur la voie, M. de Rênal arriva, tout seul, à
l'idée financièrement bien pénible, que ce qu'il y aurait de plus désagréable
pour lui, ce serait que Julien, au milieu de l'effervescence et des propos de
tout Verrières, y restât comme précepteur des enfants de M. Valenod. L'intérêt
évident de Julien était d'accepter les offres du directeur du dépôt de
mendicité. Il importait au contraire à la gloire de M. de Rênal que Julien
quittât Verrières pour entrer au séminaire de Besançon ou à celui de Dijon. Mais
comment l'y décider, et ensuite comment y vivrait-il?
M. de Rênal,
voyant l'imminence du sacrifice d'argent, était plus au désespoir que sa femme.
Pour elle, après cet entretien, elle était dans la position d'un homme de coeur
qui, las de la vie, a pris une dose de stramonium ; il n'agit plus que
par ressort, pour ainsi dire, et ne porte plus d'intérêt à rien. Ainsi il arriva
à Louis XIV mourant de dire: Quand j'étais roi . Parole admirable!
Le lendemain, dès le grand matin, M. de Rênal reçut une lettre anonyme.
Celle-ci était du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers
applicables à sa position s'y voyaient à chaque ligne. C'était l'ouvrage de
quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena à la pensée de se battre avec
M. Valenod. Bientôt son courage alla jusqu'aux idées d'exécution immédiate. Il
sortit seul, et alla chez l'armurier prendre des pistolets qu'il fit charger.
Au fait, se disait-il, l'administration sévère de l'empereur Napoléon
reviendrait au monde, que moi je n'ai pas un sou de friponneries à me reprocher.
J'ai tout au plus fermé les yeux; mais j'ai de bonnes lettres dans mon bureau
qui m'y autorisent.
Mme de Rênal fut effrayée de la colère froide de son
mari, elle lui rappelait la fatale idée de veuvage qu'elle avait tant de peine à
repousser. Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en
vain, la nouvelle lettre anonyme le décidait. Enfin elle parvint à transformer
le courage de donner un soufflet à M. Valenod en celui d'offrir six cents francs
à Julien pour une année de sa pension dans un séminaire. M. de Rênal, maudissant
mille fois le jour où il avait eu la fatale idée de prendre un précepteur chez
lui, oublia la lettre anonyme.
Il se consola un peu par une idée qu'il
ne dit pas à sa femme: avec de l'adresse, et en se prévalant des idées
romanesques du jeune homme, il espérait l'engager, pour une somme moindre, à
refuser les offres de M. Valenod.
Mme de Rênal eut bien plus de peine à
prouver à Julien que, faisant aux convenances de son mari le sacrifice d'une
place de huit cents francs, que lui offrait publiquement le directeur du dépôt,
il pouvait sans honte accepter un dédommagement.
-- Mais, disait
toujours Julien, jamais je n'ai eu, même pour un instant, le projet d'accepter
ces offres. Vous m'avez trop accoutumé à la vie élégante, la grossièreté de ces
gens-là me tuerait.
La cruelle nécessité, avec sa main de fer, plia la
volonté de Julien. Son orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un
prêt la somme offerte par le maire de Verrières, et de lui en faire un billet
portant remboursement dans cinq ans avec intérêts.
Mme de Rênal avait
toujours quelques milliers de francs cachés dans la petite grotte de la
montagne.
Elle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu'elle
serait refusée avec colère.
-- Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le
souvenir de nos amours abominable?
Enfin Julien quitta Verrières. M. de
Rênal fut bien heureux; au moment fatal d'accepter de l'argent de lui, ce
sacrifice se trouva trop fort pour Julien. Il refusa net. M. de Rênal lui sauta
au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demandé un certificat de bonne
conduite, il ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques
pour exalter sa conduite. Notre héros avait cinq louis d'économies, et comptait
demander une pareille somme à Fouqué.
Il était fort ému. Mais à une
lieue de Verrières, où il laissait tant d'amour, il ne songea plus qu'au bonheur
de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besançon.
Pendant
cette courte absence de trois jours, Mme de Rênal fut trompée par une des plus
cruelles déceptions de l'amour. Sa vie était passable, il y avait entre elle et
l'extrême malheur, cette dernière entrevue qu'elle devait avoir avec Julien.
Elle comptait les heures, les minutes qui l'en séparaient. Enfin, pendant la
nuit du troisième jour, elle entendit de loin le signal convenu. Après avoir
traversé mille dangers, Julien parut devant elle.
De ce moment, elle
n'eut plus qu'une pensée, c'est pour la dernière fois que je le vois. Loin de
répondre aux empressements de son ami, elle fut comme un cadavre à peine animé.
Si elle se forçait à lui dire qu'elle l'aimait, c'était d'un air gauche qui
prouvait presque le contraire. Rien ne put la distraire de l'idée cruelle de
séparation éternelle. Le méfiant Julien crut un instant être déjà oublié. Ses
mots piqués dans ce sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant
en silence, et des serrements de main presque convulsifs.
-- Mais, grand
Dieu! comment voulez-vous que je vous croie? répondait Julien aux froides
protestations de son amie; vous montreriez cent fois plus d'amitié sincère à Mme
Derville, à une simple connaissance.
Mme de Rênal, pétrifiée, ne savait
que répondre:
-- Il est impossible d'être plus malheureuse... J'espère
que je vais mourir... Je sens mon coeur se glacer...
Telles furent les
réponses les plus longues qu'il put en obtenir.
Quand l'approche du jour
vint rendre le départ nécessaire, les larmes de Mme de Rênal cessèrent tout à
fait. Elle le vit attacher une corde nouée à la fenêtre sans mot dire, sans lui
rendre ses baisers. En vain Julien lui disait:
-- Nous voici arrivés à
l'état que vous avez tant souhaité. Désormais vous vivrez sans remords. A la
moindre indisposition de vos enfants, vous ne les verrez plus dans la tombe.
-- Je suis fâchée que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui
dit-elle froidement.
Julien finit par être profondément frappé des
embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put penser à autre chose
pendant plusieurs lieues. Son âme était navrée, et avant de passer la montagne,
tant qu'il put voir le clocher de l'église de Verrières, souvent il se retourna.
CHAPITRE XXIV
UNE CAPITALE
Que de bruit, que de gens
affairés! que d'idées pour l'avenir dans une tête de vingt ans! quelle
distraction pour l'amour !
BARNAVE.
Enfin il
aperçut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c'était la citadelle de
Besançon. Quelle différence pour moi, dit-il en soupirant, si j'arrivais dans
cette noble ville de guerre pour être sous-lieutenant dans un des régiments
chargés de la défendre!
Besançon n'est pas seulement une des plus jolies
villes de France, elle abonde en gens de coeur et d'esprit. Mais Julien n'était
qu'un petit paysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingués.
Il avait pris chez Fouqué un habit bourgeois, et c'est dans ce costume
qu'il passa les ponts-levis. Plein de l'histoire du siège de 1674, il voulut
voir, avant de s'enfermer au séminaire, les remparts et la citadelle. Deux ou
trois fois il fut sur le point de se faire arrêter par les sentinelles; il
pénétrait dans des endroits que le génie militaire interdit au public, afin de
vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.
La hauteur des
murs, la profondeur des fossés, l'air terrible des canons l'avaient occupé
pendant plusieurs heures, lorsqu'il passa devant le grand café, sur le
boulevard. Il resta immobile d'admiration; il avait beau lire le mot café, écrit
en gros caractères au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire
ses yeux. Il fit effort sur sa timidité; il osa entrer, et se trouva dans une
salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est élevé de vingt
pieds au moins. Ce jour-là, tout était enchantement pour lui.
Deux
parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les points; les
joueurs couraient autour des billards encombrés de spectateurs. Des flots de
fumée de tabac, s'élançant de la bouche de tous, les enveloppaient d'un nuage
bleu. La haute stature de ces hommes, leurs épaules arrondies, leur démarche
lourde, leurs énormes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout
attirait l'attention de Julien. Ces nobles enfants de l'antique Bisontium ne
parlaient qu'en criant; ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien
admirait, immobile; il songeait à l'immensité et à la magnificence d'une grande
capitale telle que Besançon. Il ne se sentait nullement le courage de demander
une tasse de café à un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les
points du billard.
Mais la demoiselle du comptoir avait remarqué la
charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arrêté à trois pas du
poêle, et son petit paquet sous le bras, considérait le buste du roi, en beau
plâtre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise
comme il le faut pour faire valoir un café, avait déjà dit deux fois, d'une
petite voix qui cherchait à n'être entendue que de Julien: Monsieur! Monsieur!
Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c'était à lui
qu'on parlait.
Il s'approcha vivement du comptoir et de la jolie fille,
comme il eût marché à l'ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.
Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens
de Paris qui, à quinze ans, savent déjà entrer dans un café d'un air si
distingué? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit tournent
au commun . La timidité passionnée que l'on rencontre en province se
surmonte quelquefois et alors elle enseigne à vouloir. En s'approchant de cette
jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui
dise la vérité, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidité
vaincue.
-- Madame, je viens pour la première fois de ma vie à Besançon;
je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de café.
La
demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignait, pour ce joli jeune
homme, l'attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il
serait effrayé et ne reparaîtrait plus.
-- Placez-vous ici, près de moi,
dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout à fait cachée par
l'énorme comptoir d'acajou qui s'avance dans la salle.
La demoiselle se
pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l'occasion de déployer une taille
superbe. Julien la remarqua; toutes ses idées changèrent. La belle demoiselle
venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait
à appeler un garçon pour avoir du café, comprenant bien qu'à l'arrivée de ce
garçon, son tête-à-tête avec Julien allait finir.
Julien, pensif,
comparait cette beauté blonde et gaie à certains souvenirs qui l'agitaient
souvent. L'idée de la passion dont il avait été l'objet lui ôta presque toute sa
timidité. La belle demoiselle n'avait qu'un instant; elle lut dans les regards
de Julien.
-- Cette fumée de pipe vous fait tousser, venez déjeuner
demain avant huit heures du matin; alors, je suis presque seule.
-- Quel
est votre nom? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidité heureuse.
-- Amanda Binet.
-- Permettez-vous que je vous envoie, dans une
heure, un petit paquet gros comme celui-ci?
La belle Amanda réfléchit un
peu.
-- Je suis surveillée: ce que vous me demandez peut me
compromettre; cependant, je m'en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous
placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.
-- Je m'appelle
Julien Sorel, dit le jeune homme; je n'ai ni parents, ni connaissance à
Besançon.
-- Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour
l'Ecole de droit?
-- Hélas! non, répondit Julien; on m'envoie au
séminaire.
Le découragement le plus complet éteignit les traits
d'Amanda; elle appela un garçon: elle avait du courage maintenant. Le garçon
versa du café à Julien, sans le regarder.
Amanda recevait de l'argent au
comptoir; Julien était fier d'avoir osé parler: on se disputa à l'un des
billards. Les cris et les démentis des joueurs, retentissant dans cette salle
immense, faisaient un tapage qui étonnait Julien. Amanda était rêveuse et
baissait les yeux.
-- Si vous voulez, mademoiselle, lui dit-il tout à
coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin.
Ce petit air
d'autorité plut à Amanda. Ce n'est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle.
Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son oeil était occupé à voir si
quelqu'un s'approchait du comptoir:
-- Moi je suis de Genlis, près de
Dijon; dites que vous êtes aussi de Genlis, et cousin de ma mère.
-- Je
n'y manquerai pas.
-- Tous les jeudis, à cinq heures, en été, MM. les
séminaristes passent ici devant le café.
-- Si vous pensez à moi, quand
je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.
Amanda le regarda
d'un air étonné; ce regard changea le courage de Julien en témérité; cependant
il rougit beaucoup en lui disant:
-- Je sens que je vous aime de l'amour
le plus violent.
-- Parlez donc plus bas, lui dit-elle d'un air effrayé.
Julien songeait à se rappeler les phrases d'un volume dépareillé de
La Nouvelle Héloïse , qu'il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit
bien; depuis dix minutes, il récitait La Nouvelle Héloïse à Mlle Amanda,
ravie, il était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle
Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du
café.
Il s'approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules; il
regarda Julien. A l'instant, l'imagination de celui-ci, toujours dans les
extrêmes, ne fut remplie que d'idées de duel. Il pâlit beaucoup, éloigna sa
tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce
rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d'eau-de-vie sur le
comptoir, d'un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et,
pendant deux minutes, se tint immobile à sa place, pâle, résolu et ne songeant
qu'à ce qui allait arriver; il était vraiment bien en cet instant. Le rival
avait été étonné des yeux de Julien; son verre d'eau-de-vie avalé d'un trait, il
dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches latérales de sa grosse
redingote, et s'approcha d'un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci
se leva transporté de colère; mais il ne savait comment s'y prendre pour être
insolent. Il posa son petit paquet, et, de l'air le plus dandinant qu'il put,
marcha vers le billard.
En vain la prudence lui disait: Mais avec un
duel dès l'arrivée à Besançon, la carrière ecclésiastique est perdue.
--
Qu'importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.
Amanda vit son
courage; il faisait un joli contraste avec la naïveté de ses manières; en un
instant, elle le préféra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et,
tout en ayant l'air de suivre de l'oeil quelqu'un qui passait dans la rue, elle
vint se placer rapidement entre lui et le billard:
-- Gardez-vous de
regarder de travers ce monsieur, c'est mon beau-frère.
-- Que m'importe,
il m'a regardé.
-- Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans doute, il
vous a regardé, peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous
êtes un parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois
et n'a jamais dépassé Dôle, sur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce que
vous voudrez, ne craignez rien.
Julien hésitait encore; elle ajouta bien
vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en
abondance:
-- Sans doute il vous a regardé, mais c'est au moment où il
me demandait qui vous êtes; c'est un homme qui est manant avec tout le
monde, il n'a pas voulu vous insulter.
L'oeil de Julien suivait le
prétendu beau-frère; il le vit acheter un numéro à la poule que l'on jouait au
plus éloigné des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d'un
ton menaçant: Je prends à faire! Il passa vivement derrière Mlle Amanda,
et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras:
-- Venez me
payer d'abord, lui dit-elle.
C'est juste, pensa Julien; elle a peur que
je ne sorte sans payer. Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge; elle
lui rendit de la monnaie le plus lentement qu'elle put, tout en lui répétant à
voix basse:
-- Sortez à l'instant du café, ou je ne vous aime plus; et
cependant je vous aime bien.
Julien sortit, en effet, mais lentement.
N'est-il pas de mon devoir, se répétait-il, d'aller regarder à mon tour en
soufflant ce grossier personnage? Cette incertitude le retint une heure, sur le
boulevard, devant le café; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas,
et Julien s'éloigna.
Il n'était à Besançon que depuis quelques heures,
et déjà il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné
autrefois, malgré sa goutte, quelques leçons d'escrime; telle était toute la
science que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras n'eût
rien été s'il eût su comment se fâcher autrement qu'en donnant un soufflet; et,
si l'on en venait aux coups de poings, son rival, homme énorme, l'eût battu et
puis planté là.
Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans
protecteurs et sans argent, il n'y aura pas grande différence entre un séminaire
et une prison; il faut que je dépose mes habits bourgeois dans quelque auberge,
où je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du séminaire
pour quelques heures, je pourrai fort bien, avec mes habits bourgeois, revoir
Mlle Amanda. Ce raisonnement était beau; mais Julien, passant devant toutes les
auberges, n'osait entrer dans aucune.
Enfin, comme il repassait devant
l'hôtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrèrent ceux d'une grosse
femme, encore assez jeune, haute en couleur, à l'air heureux et gai. Il
s'approcha d'elle et lui raconta son histoire.
-- Certainement, mon joli
petit abbé, lui dit l'hôtesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits
bourgeois et même les ferai épousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas
bon laisser un habit de drap sans le toucher.
Elle prit une clef et le
conduisit elle-même dans une chambre, en lui recommandant d'écrire la note de ce
qu'il laissait.
-- Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme ça, monsieur
l'abbé Sorel, lui dit la grosse femme, quand il descendit à la cuisine, je m'en
vais vous faire servir un bon dîner; et, ajouta-t-elle à voix basse, il ne vous
coûtera que vingt sols, au lieu de cinquante que tout le monde paye; car il faut
bien ménager votre petit boursicot .
-- J'ai dix louis, répliqua
Julien avec une certaine fierté.
-- Ah! bon Dieu, répondit la bonne
hôtesse alarmée, ne parlez pas si haut; il y a bien des mauvais sujets dans
Besançon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n'entrez jamais dans les
cafés, ils sont remplis de mauvais sujets.
-- Vraiment! dit Julien, à
qui ce mot donnait à penser.
-- Ne venez jamais que chez moi, je vous
ferai faire du café. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et
un bon dîner à vingt sols; c'est parler ça, j'espère. Allez vous mettre à table,
je vais vous servir moi-même.
-- Je ne saurais manger, lui dit Julien,
je suis trop ému, je vais entrer au séminaire en sortant de chez vous.
La bonne femme ne le laissa partir qu'après avoir empli ses poches de
provisions. Enfin Julien s'achemina vers le lieu terrible; l'hôtesse, de dessus
sa porte, lui en indiquait la route.
CHAPITRE XXV
LE
SEMINAIRE
Trois cent trente-six dîners à 83 centimes, trois cent
trente-six soupers à 38 centimes, du chocolat à qui de droit; combien y a-t-il à
gagner sur la soumission ?
LE VALENOD, de
Besançon.
Il vit de loin la croix de fer doré sur la
porte; il approcha lentement; ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà
donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à
sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de
dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et
aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La
pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait comme celle d'un chat; les
contours immobiles de ses paupières annonçaient l'impossibilité de toute
sympathie; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui
avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plutôt
cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le
seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue
figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et
qui ne serait pas l'intérêt du ciel.
Julien releva les yeux avec effort,
et d'une voix que le battement de coeur rendait tremblante, il expliqua qu'il
désirait parler à M. Pirard, le directeur du séminaire. Sans dire une parole,
l'homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large
escalier à rampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du
côté opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte, surmontée
d'une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec
difficulté, et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont
les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par
le temps. Là, Julien fut laissé seul; il était atterré, son coeur battait
violemment; il eût été heureux d'oser pleurer. Un silence de mort régnait dans
toute la maison.
Au bout d'un quart d'heure, qui lui parut une journée,
le portier à figure sinistre reparut sur le pas d'une porte à l'autre extrémité
de la chambre, et, sans daigner parler, lui fit signe d'avancer. Il entra dans
une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les murs
aussi étaient blanchis; mais il n'y avait pas de meubles. Seulement dans un coin
près de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de
paille, et un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. A l'autre
extrémité de la chambre, près d'une petite fenêtre, à vitres jaunies, garnie de
vases de fleurs tenus salement, il aperçut un homme assis devant une table, et
couvert d'une soutane délabrée; il avait l'air en colère, et prenait l'un après
l'autre une foule de petits carrés de papier qu'il rangeait sur sa table, après
y avoir écrit quelques mots. Il ne s'apercevait pas de la présence de Julien.
Celui-ci était immobile, debout vers le milieu de la chambre, là où l'avait
laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte.
Dix minutes
se passèrent ainsi; l'homme mal vêtu écrivait toujours. L'émotion et la terreur
de Julien étaient telles, qu'il lui semblait être sur le point de tomber. Un
philosophe eût dit, peut-être en se trompant: c'est la violente impression du
laid sur une âme faite pour aimer ce qui est beau.
L'homme qui écrivait
leva la tête; Julien ne s'en aperçut qu'au bout d'un moment, et même, après
l'avoir vu, il restait encore immobile comme frappé à mort par le regard
terrible dont il était l'objet. Les yeux troublés de Julien distinguaient à
peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, excepté sur le
front, qui laissait voir une pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front
blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Les
vastes contours de ce front étaient marqués par des cheveux épais, plats et d'un
noir de jais.
-- Voulez-vous approcher, oui ou non? dit enfin cet homme
avec impatience.
Julien s'avança d'un pas mal assuré, et enfin, prêt à
tomber et pâle, comme de sa vie il ne l'avait été, il s'arrêta à trois pas de la
petite table de bois blanc couverte de carrés de papier.
-- Plus près,
dit l'homme.
Julien s'avança encore en étendant la main, comme cherchant
à s'appuyer sur quelque chose.
-- Votre nom?
-- Julien Sorel.
-- Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un
oeil terrible.
Julien ne put supporter ce regard; étendant la main comme
pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.
L'homme
sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de se mouvoir; il
entendit des pas qui s'approchaient.
On le releva, on le plaça sur le
petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l'homme terrible qui disait au
portier:
-- Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que
ça.
Quand Julien put ouvrir les yeux, l'homme à la figure rouge
continuait à écrire; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit
notre héros, et surtout cacher ce que je sens: il éprouvait un violent mal de
coeur; s'il m'arrive un accident, Dieu sait ce qu'on pensera de moi. Enfin
l'homme cessa d'écrire, et regardant Julien de côté:
-- Etes-vous en
état de me répondre?
-- Oui, monsieur, dit Julien, d'une voix affaiblie.
-- Ah! c'est heureux.
L'homme noir s'était levé à demi et
cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui
s'ouvrit en criant. Il la trouva, s'assit lentement, et regardant de nouveau
Julien, d'un air à lui arracher le peu de vie qui lui restait:
-- Vous
m'êtes recommandé par M. Chélan, c'était le meilleur curé du diocèse, homme
vertueux s'il en fut, et mon ami depuis trente ans.
-- Ah! c'est à M.
Pirard que j'ai l'honneur de parler, dit Julien d'une voix mourante.
--
Apparemment, répliqua le directeur du séminaire, en le regardant avec humeur.
Il y eut un redoublement d'éclat dans ses petits yeux, suivi d'un
mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C'était la
physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.
-- La lettre de Chélan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-même.
Intelligenti pauca ; par le temps qui court, on ne saurait écrire trop
peu. Il lut haut:
« Je vous adresse Julien Sorel, de cette paroisse, que
j'ai baptisé il y aura bientôt vingt ans; fils d'un charpentier riche, mais qui
ne lui donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur.
La mémoire, l'intelligence ne manquent point, il y a de la réflexion. Sa
vocation sera-t-elle durable? est-elle sincère ? »
-- Sincère!
répéta l'abbé Pirard, d'un air étonné, et en regardant Julien; mais déjà le
regard de l'abbé était moins dénué de toute humanité; sincère !
répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture:
« Je vous
demande pour Julien Sorel une bourse; il la méritera en subissant les examens
nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologie, de cette ancienne et bonne
théologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient
pas, renvoyez-le-moi; le directeur du dépôt de mendicité, que vous connaissez
bien, lui offre huit cents francs pour être précepteur de ses enfants. -- Mon
intérieur est tranquille, grâce à Dieu. Je m'accoutume au coup terrible.
Vale et me ama . »
L'abbé Pirard, ralentissant la voix comme il
lisait la signature, prononça avec un soupir le mot Chélan .
--
Il est tranquille, dit-il; en effet, sa vertu méritait cette récompense; Dieu
puisse-t-il me l'accorder le cas échéant!
Il regarda le ciel et fit un
signe de croix. A la vue de ce signe sacré, Julien sentit diminuer l'horreur
profonde qui, depuis son entrée dans cette maison, l'avait glacé.
--
J'ai ici trois cent vingt et un aspirants à l'état le plus saint, dit enfin
l'abbé Pirard, d'un ton de voix sévère, mais non méchant; sept ou huit seulement
me sont recommandés par des hommes tels que l'abbé Chélan; ainsi parmi les trois
cent vingt et un, vous allez être le neuvième. Mais ma protection n'est ni
faveur, ni faiblesse, elle est redoublement de soins et de sévérité contre les
vices. Allez fermer cette porte à clef.
Julien fit un effort pour
marcher et réussit à ne pas tomber. Il remarqua qu'une petite fenêtre, voisine
de la porte d'entrée, donnait sur la campagne. Il regarda les arbres; cette vue
lui fit du bien, comme s'il eût aperçu d'anciens amis.
-- Loquerisne
linguam latinam ? (Parlez-vous latin?) lui dit l'abbé Pirard, comme il
revenait.
-- Ita, pater optime (Oui, mon excellent père),
répondit Julien, revenant un peu à lui. Certainement, jamais homme au monde ne
lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.
L'entretien continua en latin. L'expression des yeux de l'abbé
s'adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible,
pensa-t-il, de m'en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet homme sera
tout simplement un fripon comme M. Maslon; et Julien s'applaudit d'avoir caché
presque tout son argent dans ses bottes.
L'abbé Pirard examina Julien
sur la théologie, il fut surpris de l'étendue de son savoir. Son étonnement
augmenta quand il l'interrogea en particulier sur les Saintes Écritures. Mais
quand il arriva aux questions sur la doctrine des Pères, il s'aperçut que Julien
ignorait presque jusqu'aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint
Bonaventure, de saint Basile, etc., etc.
Au fait, pensa l'abbé Pirard,
voilà bien cette tendance fatale au protestantisme que j'ai toujours reprochée à
Chélan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des Saintes Écritures.
(Julien venait de lui parler, sans être interrogé à ce sujet, du temps
véritable où avaient été écrits la Genèse, le Pentateuque, etc.)
A quoi mène ce raisonnement infini sur les Saintes Écritures, pensa
l'abbé Pirard, si ce n'est à l'examen personnel , c'est-à-dire au plus
affreux protestantisme? Et à côté de cette science imprudente, rien sur les
Pères qui puisse compenser cette tendance.
Mais l'étonnement du
directeur du séminaire n'eut plus de bornes, lorsque, interrogeant Julien sur
l'autorité du pape, et s'attendant aux maximes de l'ancienne Église gallicane,
le jeune homme lui récita tout le livre de M. de Maistre.
Singulier
homme que ce Chélan, pensa l'abbé Pirard; lui a-t-il montré ce livre pour lui
apprendre à s'en moquer?
Ce fut en vain qu'il interrogea Julien pour
tâcher de deviner s'il croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le
jeune homme ne répondait qu'avec sa mémoire. De ce moment, Julien fut réellement
très bien, il sentait qu'il était maître de soi. Après un examen fort long, il
lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n'était plus qu'affectée. En
effet, sans les principes de gravité austère que, depuis quinze ans, il s'était
imposés envers ses élèves en théologie, le directeur du séminaire eût embrassé
Julien au nom de la logique, tant il trouvait de clarté, de précision et de
netteté dans ses réponses.
Voilà un esprit hardi et sain, se disait-il,
mais corpus debile (le corps est faible).
-- Tombez-vous souvent
ainsi? dit-il à Julien en français et lui montrant du doigt le plancher.
-- C'est la première fois de ma vie, la figure du portier m'avait glacé,
ajouta Julien en rougissant comme un enfant.
L'abbé Pirard sourit
presque.
-- Voilà l'effet des vaines pompes du monde; vous êtes
accoutumé apparemment à des visages riants, véritables théâtres de mensonge. La
vérité est austère, monsieur. Mais notre tâche ici-bas n'est-elle pas austère
aussi? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en garde contre
cette faiblesse: Trop de sensibilité aux vaines grâces de l'extérieur .
Si vous ne m'étiez pas recommandé, dit l'abbé Pirard en reprenant la
langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m'étiez pas recommandé par un
homme tel que l'abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de ce monde
auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous
sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir.
Mais l'abbé Chélan a mérité bien peu, par cinquante-six ans de travaux
apostoliques, s'il ne peut disposer d'une bourse au séminaire.
Après ces
mots, l'abbé Pirard recommanda à Julien de n'entrer dans aucune société ou
congrégation secrète sans son consentement.
-- Je vous en donne ma
parole d'honneur, dit Julien avec l'épanouissement de coeur d'un honnête homme.
Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.
-- Ce
mot n'est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des
gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à des crimes. Vous me
devez la sainte obéissance en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam
ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supérieur ecclésiastique. Dans cette
maison, entendre, mon très cher fils, c'est obéir. Combien avez-vous d'argent?
Nous y voici, se dit Julien, c'était pour cela qu'était le très cher
fils.
-- Trente-cinq francs, mon père.
-- Ecrivez soigneusement
l'emploi de cet argent; vous aurez à m'en rendre compte.
Cette pénible
séance avait duré trois heures; Julien appela le portier.
-- Allez
installer Julien Sorel dans la cellule n° 103, dit l'abbé Pirard à cet homme.
Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.
-- Portez-y sa malle, ajouta-t-il.
Julien baissa les yeux et
reconnut sa malle précisément en face de lui, il la regardait depuis trois
heures, et ne l'avait pas reconnue.
En arrivant au n° 103, c'était une
petite chambrette de huit pieds en carré, au dernier étage de la maison, Julien
remarqua qu'elle donnait sur les remparts, et par delà on apercevait la jolie
plaine que le Doubs sépare de la ville.
Quelle vue charmante! s'écria
Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait pas ce qu'exprimaient ces mots. Les
sensations si violentes qu'il avait éprouvées depuis le peu de temps qu'il était
à Besançon avaient entièrement épuisé ses forces. Il s'assit près de la fenêtre
sur l'unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans un
profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souper, ni celle du salut; on
l'avait oublié.
Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le
lendemain matin, il se trouva couché sur le plancher.
CHAPITRE
XXVI
LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE
Je suis seul
sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois faire
fortune ont une effronterie et une dureté de coeur que je ne me sens point. Ils
me haïssent à cause de ma bonté facile. Ah! bientôt je mourrai, soit de faim,
soit du malheur de voir les hommes si durs .
YOUNG.
Il se hâta de brosser son habit et de
descendre, il était en retard. Un sous-maître le gronda sévèrement; au lieu de
chercher à se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine:
--
Peccavi, pater optime (j'ai péché, j'avoue ma faute, ô mon père), dit-il
d'un air contrit.
Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi
les séminaristes virent qu'ils avaient affaire à un homme qui n'en était pas aux
éléments du métier. L'heure de la récréation arriva. Julien se vit l'objet de la
curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence. Suivant
les maximes qu'il s'était faites, il considéra ses trois cent vingt et un
camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous à ses yeux était l'abbé
Pirard.
Peu de jours après, Julien eut à choisir un confesseur, on lui
présenta une liste.
Eh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il,
croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire ? et il choisit
l'abbé Pirard.
Sans qu'il s'en doutât, cette démarche était décisive. Un
petit séminariste tout jeune, natif de Verrières, et qui, dès le premier jour,
s'était déclaré son ami, lui apprit que s'il eût choisi M. Castanède, le
sous-directeur du séminaire, il eût peut-être agi avec plus de prudence.
-- L'abbé Castanède est l'ennemi de M. Pirard qu'on soupçonne de
jansénisme, ajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.
Toutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent
furent, comme le choix d'un confesseur, des étourderies. Egaré par toute la
présomption d'un homme à imagination, il prenait ses intentions pour des faits,
et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu'à se reprocher ses
succès dans cet art de la faiblesse.
Hélas! c'est ma seule arme! à une
autre époque, se disait-il, c'est par des actions parlantes en face de l'ennemi
que j'aurais gagné mon pain .
Julien, satisfait de sa conduite,
regardait autour de lui; il trouvait partout l'apparence de la vertu la plus
pure.
Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient
des visions comme sainte Thérèse et saint François lorsqu'il reçut les stigmates
sur le mont Verna dans l'Apennin. Mais c'était un grand secret, leurs
amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à
l'infirmerie. Une centaine d'autres réunissaient à une foi robuste une
infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais
sans apprendre grand-chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel,
et, entre autres, un nommé Chazel; mais Julien se sentait de l'éloignement pour
eux, et eux pour lui.
Le reste des trois cent vingt et un séminaristes
ne se composait que d'êtres grossiers qui n'étaient pas bien sûrs de comprendre
les mots latins qu'ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous
étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant
quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'après cette observation
que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout
service, il faut des gens intelligents, car enfin il y a un travail à faire, se
disait-il. Sous Napoléon, j'eusse été sergent; parmi ces futurs curés, je serai
grand vicaire.
Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manouvriers dès
l'enfance, ont vécu, jusqu'à leur arrivée ici, de lait caillé et de pain noir.
Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par
an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos,
ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.
Julien ne
lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique satisfait après le
dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels étaient les gens au
milieu desquels il fallait se distinguer; mais ce que Julien ne savait pas, ce
qu'on se gardait de lui dire, c'est que, être le premier dans les différents
cours de dogme, d'histoire ecclésiastique, etc., etc., que l'on suit au
séminaire, n'était à leurs yeux qu'un péché splendide . Depuis Voltaire,
depuis le gouvernement des deux Chambres qui n'est au fond que méfiance et
examen personnel , et donne à l'esprit des peuples cette mauvaise habitude de
se méfier , l'Eglise de France semble avoir compris que les livres sont
ses vrais ennemis. C'est la soumission de coeur qui est tout à ses yeux. Réussir
dans les études, même sacrées, lui est suspect, et à bon droit. Qui empêchera
l'homme supérieur de passer de l'autre côté comme Sieyès ou Grégoire! L'Eglise
tremblante s'attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut
essayer de paralyser l'examen personnel, et, par les pieuses pompes des
cérémonies de sa cour, faire impression sur l'esprit ennuyé et malade des gens
du monde.
Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant
toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans
une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait rapidement à
apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et
auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n'avoir rien autre chose à
faire.
Suis-je donc oublié de toute la terre? pensait-il. Il ne savait
pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon,
et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus
vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait
l'abbé Pirard, ce n'est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.
Un jour, l'abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par
les larmes, c'était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel m'a
fait la grâce de haïr, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce que j'aurai
de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le sacrifice est fait, mon
ami. Ce n'est pas sans larmes, comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je
me dois, et que vous avez tant aimés, l'emporte. Un Dieu juste mais terrible ne
pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez
juste envers les hommes.
Cette fin de lettre était presque absolument
illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais
Julien ne répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme
revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.
La mélancolie de
Julien, aidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire
l'entrepreneur des dîners à 83 centimes, commençait à influer sur sa santé,
lorsqu'un matin Fouqué parut tout à coup dans sa chambre.
-- Enfin j'ai
pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans reproche, pour te voir.
Toujours visage de bois. J'ai aposté quelqu'un à la porte du séminaire; pourquoi
diable est-ce que tu ne sors jamais?
-- C'est une épreuve que je me suis
imposée.
-- Je te trouve bien changé. Enfin je te revois. Deux beaux
écus de cinq francs viennent de m'apprendre que je n'étais qu'un sot de ne pas
les avoir offerts dès le premier voyage.
La conversation fut infinie
entre les deux amis. Julien changea de couleur lorsque Fouqué lui dit:
-- A propos, sais-tu? la mère de tes élèves est tombée dans la plus
haute dévotion.
Et il parlait de cet air dégagé qui fait une si
singulière impression sur l'âme passionnée de laquelle on bouleverse, sans s'en
douter, les plus chers intérêts.
-- Oui, mon ami, dans la dévotion la
plus exaltée. On dit qu'elle fait des pèlerinages. Mais, à la honte éternelle de
l'abbé Maslon, qui a espionné si longtemps ce pauvre M. Chélan, Mme de Rênal n'a
pas voulu de lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.
-- Elle
vient à Besançon, dit Julien, le front couvert de rougeur.
-- Assez
souvent, répondit Fouqué d'un air interrogatif.
-- As-tu des
Constitutionnels sur toi?
-- Que dis-tu? répliqua Fouqué.
-- Je te demande si tu as des Constitutionnels , reprit Julien,
du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.
-- Quoi! même au séminaire, des libéraux! s'écria Fouqué. Pauvre France!
ajouta-t-il en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l'abbé Maslon.
Cette visite eût fait une profonde impression sur notre héros, si, dès
le lendemain, un mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières qui lui
semblait si enfant, ne lui eût fait faire une importante découverte. Depuis
qu'il était au séminaire, la conduite de Julien n'avait été qu'une suite de
fausses démarches. Il se moqua de lui-même avec amertume.
A la vérité,
les actions importantes de sa vie étaient savamment conduites; mais il ne
soignait pas les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu'aux
détails. Aussi, passait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort .
Il avait été trahi par une foule de petites actions.
A leurs yeux, il
était convaincu de ce vice énorme, il pensait, il jugeait par lui-même ,
au lieu de suivre aveuglément l'autorité et l'exemple. L'abbé Pirard ne
lui avait été d'aucun secours; il ne lui avait pas adressé une seule fois la
parole hors du tribunal de la pénitence, où encore il écoutait plus qu'il ne
parlait. Il en eût été bien autrement s'il eût choisi l'abbé Castanède.
Du moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s'ennuya plus. Il
voulut connaître toute l'étendue du mal, et, à cet effet, sortit un peu de ce
silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors
qu'on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla
jusqu'à la dérision. Il reconnut que, depuis son entrée au séminaire, il n'y
avait pas eu une heure, surtout pendant les récréations, qui n'eût porté
conséquence pour ou contre lui, qui n'eût augmenté le nombre de ses ennemis, ou
ne lui eût concilié la bienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux
ou un peu moins grossier que les autres. Le mal à réparer était immense, la
tâche fort difficile. Désormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses
gardes; il s'agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.
Les
mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de peine. Ce n'est
pas sans raison qu'en ces lieux-là on les porte baissés. Quelle n'était pas ma
présomption à Verrières! se disait Julien, je croyais vivre; je me préparais
seulement à la vie; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai
jusqu'à la fin de mon rôle, entouré de vrais ennemis. Quelle immense difficulté,
ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute! c'est à faire pâlir les
travaux d'Hercule. L'Hercule des temps modernes, c'est Sixte-Quint trompant
quinze années de suite, par sa modestie, quarante cardinaux qui l'avaient vu vif
et hautain pendant toute sa jeunesse.
La science n'est donc rien ici! se
disait-il avec dépit; les progrès dans le dogme, dans l'histoire sacrée, etc.,
ne comptent qu'en apparence. Tout ce qu'on dit à ce sujet est destiné à faire
tomber dans le piège les fous tels que moi. Hélas! mon seul mérite consistait
dans mes progrès rapides, dans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce qu'au
fond ils les estimeraient à leur vraie valeur? les jugent-ils comme moi? Et
j'avais la sottise d'en être fier! Ces premières places que j'obtiens toujours
n'ont servi qu'à me donner des ennemis acharnés. Chazel, qui a plus de science
que moi, jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait
reléguer à la cinquantième place; s'il obtient la première, c'est par
distraction. Ah! qu'un mot, un seul mot de M. Pirard m'eût été utile!
Du
moment que Julien fut détrompé, les longs exercices de piété ascétique, tels que
le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au Sacré-Coeur, etc., etc., qui
lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d'action les plus
intéressants. En réfléchissant sévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à
ne pas s'exagérer ses moyens, Julien n'aspira pas d'emblée, comme les
séminaristes qui servaient de modèles aux autres, à faire à chaque instant des
actions significatives , c'est-à-dire prouvant un genre de perfection
chrétienne. Au séminaire, il est une façon de manger un oeuf à la coque qui
annonce les progrès faits dans la vie dévote.
Le lecteur, qui sourit
peut-être, daignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fit, en mangeant
un oeuf, l'abbé Delille invité à déjeuner chez une grande dame de la cour de
Louis XVI.
Julien chercha d'abord à arriver au non culpa ; c'est
l'état du jeune séminariste dont la démarche, dont la façon de mouvoir les bras,
les yeux, etc., n'indiquent à la vérité rien de mondain, mais ne montrent pas
encore l'être absorbé par l'idée de l'autre vie et le pur néant de
celle-ci.
Sans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs
des corridors, des phrases telles que celle-ci: Qu'est-ce que soixante ans
d'épreuves, mis en balance avec une éternité de délices ou une éternité d'huile
bouillante en enfer? Il ne les méprisa plus; il comprit qu'il fallait les avoir
sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie? se disait-il; je vendrai
aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue
visible? par la différence de mon extérieur et de celui d'un laïc.
Après
plusieurs mois d'application de tous les instants, Julien avait encore l'air de
penser . Sa façon de remuer les yeux et de porter la bouche n'annonçait
pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout soutenir, même par le
martyre. C'était avec colère que Julien se voyait primé dans ce genre par les
paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu'ils n'eussent
pas l'air penseur.
Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à
cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout croire et à tout
souffrir, que l'on trouve si fréquemment dans les couvents d'Italie, et dont à
nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de si parfaits modèles dans ses tableaux
d'église*. [* Voir, au musée du Louvre, François duc d'Aquitaine déposant la
cuirasse et prenant l'habit de moine, n° 1130.]
Les jours de grande
fête, on donnait aux séminaristes des saucisses avec de la choucroute. Les
voisins de table de Julien observèrent qu'il était insensible à ce bonheur; ce
fut là un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la
plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d'ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez
ce dédaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure
pitance , des saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain!
l'orgueilleux! le damné!
Hélas! l'ignorance de ces jeunes paysans, mes
camarades, est pour eux un avantage immense, s'écriait Julien dans ses moments
de découragement. A leur arrivée au séminaire, le professeur n'a point à les
délivrer de ce nombre effroyable d'idées mondaines que j'y apporte, et qu'ils
lisent sur ma figure, quoi que je fasse.
Julien étudiait, avec une
attention voisine de l'envie, les plus grossiers des petits paysans qui
arrivaient au séminaire. Au moment où on les dépouillait de leur veste de ratine
pour leur faire endosser la robe noire, leur éducation se bornait à un respect
immense et sans bornes pour l'argent sec et liquide , comme on dit en
Franche-Comté.
C'est la manière sacramentelle et héroïque d'exprimer
l'idée sublime d' argent comptant .
Le bonheur, pour ces
séminaristes, comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à
bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l'homme qui
porte un habit de drap fin . Ce sentiment apprécie la justice
distributive , telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et même
au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à
plaider contre un gros ?
C'est le mot des vallées du Jura, pour
exprimer un homme riche. Qu'on juge de leur respect pour l'être le plus riche de
tous: le gouvernement!
Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le
préfet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence:
or, l'imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.
Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment
du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié: il était arrivé souvent aux
pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l'hiver à leur
chaumière, et de n'y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. Qu'y
a-t-il donc d'étonnant, se disait Julien, si l'homme heureux, à leurs yeux, est
d'abord celui qui vient de bien dîner, et ensuite celui qui possède un bon
habit! Mes camarades ont une vocation ferme, c'est-à-dire qu'ils voient dans
l'état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur: bien dîner et avoir
un habit chaud en hiver.
Il arriva à Julien d'entendre un jeune
séminariste, doué d'imagination, dire à son compagnon:
-- Pourquoi ne
deviendrais-je pas pape comme Sixte-Quint, qui gardait les pourceaux?
--
On ne fait pape que des Italiens, répondit l'ami; mais pour sûr on tirera au
sort parmi nous pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-être
d'évêques. M. P..., évêque de Châlons, est fils d'un tonnelier: c'est l'état de
mon père.
Un jour, au milieu d'une leçon de dogme, l'abbé Pirard fit
appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosphère
physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.
Julien trouva
chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effrayé le jour de son entrée au
séminaire.
-- Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer,
lui dit-il en le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.
Julien lut: « Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures.
Dire que l'on est de Genlis, et le cousin de ma mère ».
Julien vit
l'immensité du danger; la police de l'abbé Castanède lui avait volé cette
adresse.
-- Le jour où j'entrai ici, répondit-il en regardant le front
de l'abbé Pirard, car il ne pouvait supporter son oeil terrible, j'étais
tremblant: M. Chélan m'avait dit que c'était un lieu plein de délations et de
méchancetés de tous les genres; l'espionnage et la dénonciation entre camarades
y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu'elle est,
aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût du monde et de ses pompes.
-- Et c'est à moi que vous faites des phrases, dit l'abbé Pirard
furieux. Petit coquin!
-- A Verrières, reprit froidement Julien, mes
frères me battaient lorsqu'ils avaient sujet d'être jaloux de moi...
--
Au fait! au fait! s'écria M. Pirard, presque hors de lui.
Sans être le
moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.
-- Le jour de mon
arrivée à Besançon, vers midi, j'avais faim, j'entrai dans un café. Mon coeur
était rempli de répugnance pour un lieu si profane; mais je pensai que mon
déjeuner me coûterait moins cher là qu'à l'auberge. Une dame, qui paraissait la
maîtresse de la boutique, eut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de
mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, monsieur. S'il vous arrivait
quelque mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit
heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission, dites
que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis...
-- Tout ce bavardage va
être vérifié, s'écria l'abbé Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se
promenait dans la chambre.
-- Qu'on se rende dans sa cellule!
L'abbé suivit Julien et l'enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à
visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était précieusement
cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs dérangements;
cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que,
pendant le temps de mon aveuglement, je n'aie jamais accepté la permission de
sortir, que M. Castanède m'offrait si souvent avec une bonté que je comprends
maintenant. Peut-être j'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller
voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du
renseignement de cette manière, pour ne pas le perdre, on en a fait une
dénonciation.
Deux heures après, le directeur le fit appeler.
--
Vous n'avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sévère; mais garder une
telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravité.
Malheureux enfant! dans dix ans, peut-être, elle vous portera dommage.
CHAPITRE XXVII
PREMIERE EXPERIENCE DE LA VIE
Le
temps présent, grand Dieu! c'est l'arche du Seigneur. Malheur à qui y touche.
DIDEROT.
Le lecteur voudra bien nous permettre
de donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de
Julien. Ce n'est pas qu'ils nous manquent, bien au contraire; mais, peut-être ce
qu'il vit au séminaire est-il trop noir pour le coloris modéré que l'on a
cherché à conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de
certaines choses ne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout
autre plaisir, même celui de lire un conte.
Julien réussissait peu dans
ses essais d'hypocrisie de gestes; il tomba dans des moments de dégoût et même
de découragement complet. Il n'avait pas de succès, et encore dans une vilaine
carrière. Le moindre secours extérieur eût suffi pour lui remettre le coeur, la
difficulté à vaincre n'était pas bien grande; mais il était seul comme une
barque abandonnée au milieu de l'Océan. Et quand je réussirais, se disait-il;
avoir toute une vie à passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne
songent qu'à l'omelette au lard qu'ils dévoreront au dîner, ou des abbés
Castanède, pour qui aucun crime n'est trop noir! Ils parviendront au pouvoir;
mais à quel prix, grand Dieu!
La volonté de l'homme est puissante, je le
lis partout; mais suffit-elle pour surmonter un tel dégoût? La tâche des grands
hommes a été facile; quelque terrible que fût le danger, ils le trouvaient beau;
et qui peut comprendre, excepté moi, la laideur de ce qui m'environne?
Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de
s'engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon! Il pouvait se
faire maître de latin; il lui fallait si peu pour sa subsistance! mais alors
plus de carrière, plus d'avenir pour son imagination: c'était mourir. Voici le
détail d'une de ses tristes journées.
Ma présomption s'est si souvent
applaudie de ce que j'étais différent des autres jeunes paysans! Eh bien, j'ai
assez vécu pour voir que différence engendre haine , se disait-il un
matin. Cette grande vérité venait de lui être montrée par une de ses plus
piquantes irréussites. Il avait travaillé huit jours à plaire à un élève qui
vivait en odeur de sainteté. Il se promenait avec lui dans la cour, écoutant
avec soumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à
l'orage, le tonnerre gronda, et le saint élève s'écria, le repoussant d'une
façon grossière:
-- Ecoutez; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux
pas être brûlé par le tonnerre: Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme
un Voltaire.
Les dents serrées de rage et les yeux ouverts vers ce ciel
sillonné par la foudre: je mériterais d'être submergé, si je m'endors pendant la
tempête! s'écria Julien. Essayons la conquête de quelque autre cuistre.
Le cours d'histoire sacrée de l'abbé Castanède sonna.
A ces
jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de leurs pères,
l'abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si terrible à leurs yeux, le
gouvernement, n'avait de pouvoir réel et légitime qu'en vertu de la délégation
du vicaire de Dieu sur la terre.
-- Rendez-vous dignes des bontés du
pape par la sainteté de votre vie, par votre obéissance, soyez comme un
bâton entre ses mains , ajoutait-il, et vous allez obtenir une place superbe
où vous commanderez en chef, loin de tout contrôle; une place inamovible, dont
le gouvernement paie le tiers des appointements, et les fidèles, formés par vos
prédications, les deux autres tiers.
Au sortir de son cours, M.
Castanède s'arrêta dans la cour. [Variante : , au milieu de ses élèves, ce
jour-là plus attentifs.]
-- C'est bien d'un curé que l'on peut dire:
tant vaut l'homme, tant vaut la place, disait-il aux élèves qui faisaient cercle
autour de lui. J'ai connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne dont le
casuel valait mieux que celui de bien des curés de ville. Il y avait autant
d'argent, sans compter les chapons gras, les oeufs, le beurre frais et mille
agréments de détail; et là le curé est le premier sans contredit: point de bon
repas où il ne soit invité, fêté, etc.
A peine M. Castanède fut-il
remonté chez lui, que les élèves se divisèrent en groupes. Julien n'était
d'aucun; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il
voyait un élève jeter un sol en l'air, et s'il devinait juste au jeu de croix ou
pile, ses camarades en concluaient qu'il aurait bientôt une de ces cures à riche
casuel.
Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prêtre, à peine ordonné
depuis un an, ayant offert un lapin privé à la servante d'un vieux curé, il
avait obtenu d'être demandé pour vicaire, et, peu de mois après, car le curé
était mort bien vite, l'avait remplacé dans la bonne cure. Tel autre avait
réussi à se faire désigner pour successeur à la cure d'un gros bourg fort riche,
en assistant à tous les repas du vieux curé paralytique, et lui découpant ses
poulets avec grâce.
Les séminaristes, comme les gens dans toutes les
carrières, s'exagèrent l'effet de ces petits moyens qui ont de l'extraordinaire
et frappent l'imagination.
Il faut, se disait Julien, que je me fasse à
ces conversations. Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on
s'entretenait de la partie mondaine des doctrines ecclésiastiques; des
différends des évêques et des préfets, des maires et des curés. Julien voyait
apparaître l'idée d'un second Dieu, mais d'un Dieu bien plus à craindre et bien
plus puissant que l'autre; ce second Dieu était le pape. On se disait, mais en
baissant la voix, et quand on était bien sûr de n'être pas entendu par M.
Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les préfets et
tous les maires de France, c'est qu'il a commis à ce soin le roi de France, en
le nommant fils aîné de l'Eglise.
Ce fut vers ce temps que Julien crut
pouvoir tirer parti pour sa considération du livre Du Pape , par M. de
Maistre. A vrai dire, il étonna ses camarades; mais ce fut encore un malheur. Il
leur déplut en exposant mieux qu'eux-mêmes leurs propres opinions. M. Chélan
avait été imprudent pour Julien comme il l'était pour lui-même. Après lui avoir
donné l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines
paroles, il avait négligé de lui dire que, chez l'être peu considéré, cette
habitude est un crime; car tout bon raisonnement offense.
Le bien dire
de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à force de songer à lui,
parvinrent à exprimer d'un seul mot toute l'horreur qu'il leur inspirait: ils le
surnommèrent MARTIN LUTHER ; surtout, disaient-ils, à cause de cette infernale
logique qui le rend si fier.
Plusieurs jeunes séminaristes avaient des
couleurs plus fraîches et pouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien;
mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de
propreté délicate. Cet avantage n'en était pas un dans la triste maison où le
sort l'avait jeté. Les sales paysans au milieu desquels il vivait déclarèrent
qu'il avait des moeurs fort relâchées. Nous craignons de fatiguer le lecteur du
récit des mille infortunes de notre héros. Par exemple, les plus vigoureux de
ses camarades voulurent prendre l'habitude de le battre; il fut obligé de
s'armer d'un compas de fer et d'annoncer, mais par signes, qu'il en ferait
usage. Les signes ne peuvent pas figurer, dans un rapport d'espion, aussi
avantageusement que des paroles.
CHAPITRE XXVIII
UNE
PROCESSION
Tous les coeurs étaient émus. La présence de Dieu
semblait descendue dans ces rues étroites et gothiques, tendues de toutes parts,
et bien sablées par les soins des fidèles.
YOUNG.
Julien avait beau se faire petit et
sot, il ne pouvait plaire, il était trop différent. Cependant, se disait-il,
tous ces professeurs sont gens très fins et choisis entre mille; comment
n'aiment-ils pas mon humilité? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à
tout croire et à sembler dupe de tout. C'était l'abbé Chas-Bernard, directeur
des cérémonies de la cathédrale, où, depuis quinze ans, on lui faisait espérer
une place de chanoine; en attendant, il enseignait l'éloquence sacrée au
séminaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours était un de ceux où Julien
se trouvait le plus habituellement le premier. L'abbé Chas était parti de là
pour lui témoigner de l'amitié, et, à la sortie de son cours, il le prenait
volontiers sous le bras pour faire quelques tours de jardin.
Où veut-il
en venir? se disait Julien. Il voyait avec étonnement que, pendant des heures
entières, l'abbé Chas lui parlait des ornements possédés par la cathédrale. Elle
avait dix-sept chasubles galonnées, outre les ornements de deuil. On espérait
beaucoup de la vieille présidente de Rubempré, cette dame, âgée de
quatre-vingt-dix ans, conservait, depuis soixante-dix au moins, ses robes de
noce, en superbes étoffes de Lyon, brochées d'or. Figurez-vous, mon ami, disait
l'abbé Chas en s'arrêtant tout court et ouvrant de grands yeux, que ces étoffes
se tiennent droites, tant il y a d'or. On croit généralement dans Besançon que,
par le testament de la présidente, le trésor de la cathédrale sera
augmenté de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes pour les
grandes fêtes. Je vais plus loin, ajoutait l'abbé Chas en baissant la voix, j'ai
des raisons pour penser que la présidente nous laissera huit magnifiques
flambeaux d'argent doré, que l'on suppose avoir été achetés en Italie, par le
duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, dont un de ses ancêtres fut le ministre
favori.
Mais où cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie?
pensait Julien. Cette préparation adroite dure depuis un siècle, et rien ne
paraît. Il faut qu'il se méfie bien de moi! Il est plus adroit que tous les
autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je comprends,
l'ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans!
Un soir, au milieu de
la leçon d'armes, Julien fut appelé chez l'abbé Pirard, qui lui dit:
--
C'est demain la fête du Corpus Domini (la Fête-Dieu). M. l'abbé
Chas-Bernard a besoin de vous pour l'aider à orner la cathédrale, allez et
obéissez.
L'abbé Pirard le rappela, et de l'air de la commisération,
ajouta:
-- C'est à vous de voir si vous voulez profiter de l'occasion
pour vous écarter dans la ville.
-- Incedo per ignes , répondit
Julien (j'ai des ennemis cachés).
Le lendemain, dès le grand matin,
Julien se rendit à la cathédrale, les yeux baissés. L'aspect des rues et de
l'activité qui commençait à régner dans la ville lui fit du bien. De toutes
parts, on tendait le devant des maisons pour la procession. Tout le temps qu'il
avait passé au séminaire ne lui sembla plus qu'un instant. Sa pensée était à
Vergy et à cette jolie Amanda Binet qu'il pouvait rencontrer, car son café
n'était pas bien éloigné. Il aperçut de loin l'abbé Chas-Bernard sur la porte de
sa chère cathédrale; c'était un gros homme à face réjouie et à l'air ouvert. Ce
jour-là il était triomphant: Je vous attendais, mon cher fils, s'écria-t-il, du
plus loin qu'il vit Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journée sera
longue et rude, fortifions-nous par un premier déjeuner; le second viendra à dix
heures pendant la grand'messe.
-- Je désire, monsieur, lui dit Julien
d'un air grave, n'être pas un instant seul; daignez remarquer, ajouta-t-il en
lui montrant l'horloge au-dessus de leur tête, que j'arrive à cinq heures moins
une minute.
-- Ah! ces petits méchants du séminaire vous font peur! Vous
êtes bien bon de penser à eux, dit l'abbé Chas; un chemin est-il moins beau
parce qu'il y a des épines dans les haies qui le bordent? Les voyageurs font
route et laissent les épines méchantes se morfondre à leur place. Du reste, à
l'ouvrage, mon cher ami, à l'ouvrage!
L'abbé Chas avait raison de dire
que la besogne serait rude. Il y avait eu la veille une grande cérémonie funèbre
à la cathédrale; l'on n'avait pu rien préparer; il fallait donc, en une seule
matinée, revêtir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs d'une
sorte d'habit de damas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. M. l'évêque
avait fait venir par la malle-poste quatre tapissiers de Paris, mais ces
messieurs ne pouvaient suffire à tout, et loin d'encourager la maladresse de
leurs camarades bisontins, ils la redoublaient en se moquant d'eux.
Julien vit qu'il fallait monter à l'échelle lui-même, son agilité le
servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abbé Chas
enchanté le regardait voltiger d'échelle en échelle. Quand tous les piliers
furent revêtus de damas, il fut question d'aller placer cinq énormes bouquets de
plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du maître-autel. Un riche couronnement
de bois doré est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d'Italie.
Mais, pour arriver au centre du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait
marcher sur une vieille corniche en bois, peut-être vermoulue et à quarante
pieds d'élévation.
L'aspect de ce chemin ardu avait éteint la gaîté si
brillante jusque-là des tapissiers parisiens; ils regardaient d'en bas,
discutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets de
plumes, et monta l'échelle en courant. Il les plaça fort bien sur l'ornement en
forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il descendait de l'échelle,
l'abbé Chas-Bernard le serra dans ses bras.
-- Optime , s'écria
le bon prêtre, je conterai ça à Monseigneur.
Le déjeuner de dix heures
fut très gai. Jamais l'abbé Chas n'avait vu son église si belle.
-- Cher
disciple, disait-il à Julien, ma mère était loueuse de chaises dans cette
vénérable basilique, de sorte que j'ai été nourri dans ce grand édifice. La
Terreur de Robespierre nous ruina; mais, à huit ans que j'avais alors, je
servais déjà des messes en chambre, et l'on me nourrissait le jour de la messe.
Personne ne savait plier une chasuble mieux que moi, jamais les galons n'étaient
coupés. Depuis le rétablissement du culte par Napoléon, j'ai le bonheur de tout
diriger dans cette vénérable métropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient
parée de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n'a été si resplendissante,
jamais les lés de damas n'ont été aussi bien attachés qu'aujourd'hui, aussi
collants aux piliers.
-- Enfin il va me dire son secret, pensa Julien,
le voilà qui me parle de lui; il y a épanchement. Mais rien d'imprudent ne fut
dit par cet homme évidemment exalté. Et pourtant il a beaucoup travaillé, il est
heureux, se dit Julien, le bon vin n'a pas été épargné. Quel homme! quel exemple
pour moi! à lui le pompon. (C'était un mauvais mot qu'il tenait du vieux
chirurgien.)
Comme le Sanctus de la grand'messe sonna, Julien
voulut prendre un surplis pour suivre l'évêque à la superbe procession.
-- Et les voleurs, mon ami, et les voleurs! s'écria l'abbé Chas, vous
n'y pensez pas. La procession va sortir; l'église restera déserte; nous
veillerons, vous et moi. Nous serons bien heureux s'il ne nous manque qu'une
couple d'aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers. C'est encore
un don de Mme de Rubempré; il provient du fameux comte son bisaïeul; c'est de
l'or pur, mon cher ami, ajouta l'abbé en lui parlant à l'oreille, et d'un air
évidemment exalté, rien de faux! Je vous charge de l'inspection de l'aile du
nord, n'en sortez pas. Je garde pour moi l'aile du midi et la grand'nef.
Attention aux confessionnaux; c'est de là que les espionnes des voleurs épient
le moment où nous avons le dos tourné.
Comme il achevait de parler, onze
heures trois quarts sonnèrent, aussitôt la grosse cloche se fit entendre. Elle
sonnait à pleine volée; ces sons si pleins et si solennels émurent Julien. Son
imagination n'était plus sur la terre.
L'odeur de l'encens et des
feuilles de roses jetées devant le saint sacrement par les petits enfants
déguisés en saint Jean, acheva de l'exalter.
Les sons si graves de cette
cloche n'auraient dû réveiller chez Julien que l'idée du travail de vingt hommes
payés à cinquante centimes, et aidés peut-être par quinze ou vingt fidèles. Il
eût dû penser à l'usure des cordes, à celle de la charpente, au danger de la
cloche elle-même qui tombe tous les deux siècles, et réfléchir au moyen de
diminuer le salaire des sonneurs, ou de les payer par quelque indulgence ou
autre grâce tirée des trésors de l'Eglise, et qui n'aplatit pas sa bourse.
Au lieu de ces sages réflexions, l'âme de Julien, exaltée par ces sons
si mâles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni
un bon prêtre, ni un grand administrateur. Les âmes qui s'émeuvent ainsi sont
bonnes tout au plus à produire un artiste. Ici éclate dans tout son jour la
présomption de Julien. Cinquante, peut-être, des séminaristes ses camarades,
rendus attentifs au réel de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on
leur montre en embuscade derrière chaque haie, en entendant la grosse cloche de
la cathédrale, n'auraient songé qu'au salaire des sonneurs. Ils auraient examiné
avec le génie de Barrême si le degré d'émotion du public valait l'argent qu'on
donnait aux sonneurs. Si Julien eût voulu songer aux intérêts matériels de la
cathédrale, son imagination, s'élançant au-delà du but, aurait pensé à
économiser quarante francs à la fabrique, et laissé perdre l'occasion d'éviter
une dépense de vingt-cinq centimes.
Tandis que, par le plus beau jour du
monde, la procession parcourait lentement Besançon, et s'arrêtait aux brillants
reposoirs élevés à l'envi par toutes les autorités, l'église était restée dans
un profond silence. Une demi-obscurité, une agréable fraîcheur y régnaient; elle
était encore embaumée par le parfum des fleurs et de l'encens.
Le
silence, la solitude profonde, la fraîcheur des longues nefs rendaient plus
douce la rêverie de Julien. Il ne craignait point d'être troublé par l'abbé
Chas, occupé dans une autre partie de l'édifice. Son âme avait presque abandonné
son enveloppe mortelle, qui se promenait à pas lents dans l'aile du nord confiée
à sa surveillance. Il était d'autant plus tranquille, qu'il s'était assuré qu'il
n'y avait dans les confessionnaux que quelques femmes pieuses; son oeil
regardait sans voir.
Cependant sa distraction fut à demi vaincue par
l'aspect de deux femmes fort bien mises qui étaient à genoux, l'une dans un
confessionnal, et l'autre, tout près de la première, sur une chaise. Il
regardait sans voir; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit
admiration pour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu'il n'y
avait pas de prêtre dans ce confessionnal. Il est singulier, pensa-t-il, que ces
belles dames ne soient pas à genoux devant quelque reposoir, si elles sont
dévotes; ou placées avantageusement au premier rang de quelque balcon, si elles
sont du monde. Comme cette robe est bien prise! quelle grâce! Il ralentit le pas
pour chercher à les voir.
Celle qui était à genoux dans le confessionnal
détourna un peu la tête en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce
grand silence. Tout à coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal.
En
perdant ses forces, cette dame à genoux tomba en arrière; son amie, qui était
près d'elle, s'élança pour la secourir. En même temps Julien vit les épaules de
la dame qui tombait en arrière. Un collier de grosses perles fines en torsade,
de lui bien connu, frappa ses regards. Que devint-il en reconnaissant la
chevelure de Mme de Rênal! c'était elle. La dame qui cherchait à lui soutenir la
tête et à l'empêcher de tomber tout à fait, était Mme Derville. Julien, hors de
lui, s'élança; la chute de Mme de Rênal eût peut-être entraîné son amie si
Julien ne les eût soutenues. Il vit la tête de Mme de Rénal pâle, absolument
privée de sentiment, flottant sur son épaule. Il aida Mme Derville à placer
cette tête charmante sur l'appui d'une chaise de paille; il était à genoux.
Mme Derville se retourna et le reconnut:
-- Fuyez, monsieur,
fuyez! lui dit-elle avec l'accent de la plus vive colère. Que surtout elle ne
vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreur, elle était si
heureuse avant vous! Votre procédé est atroce. Fuyez; éloignez-vous, s'il vous
reste quelque pudeur.
Ce mot fut dit avec tant d'autorité, et Julien
était si faible dans ce moment, qu'il s'éloigna. Elle m'a toujours haï, se
dit-il en pensant à Mme Derville.
Au même instant, le chant nasillard
des premiers prêtres de la procession retentit dans l'église; elle rentrait.
L'abbé Chas-Bernard appela plusieurs fois Julien, qui d'abord ne l'entendit pas:
il vint enfin le prendre par le bras derrière un pilier où Julien s'était
réfugié à demi mort. Il voulait le présenter à l'évêque.
-- Vous vous
trouvez mal, mon enfant, lui dit l'abbé en le voyant si pâle et presque hors
d'état de marcher; vous avez trop travaillé.
L'abbé lui donna le bras.
-- Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d'eau bénite,
derrière moi; je vous cacherai. Ils étaient alors à côté de la grande porte.
Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant que Monseigneur
ne paraisse. Tâchez de vous remettre; quand il passera, je vous soulèverai, car
je suis fort et vigoureux, malgré mon âge.
Mais quand l'évêque passa,
Julien était tellement tremblant, que l'abbé Chas renonça à l'idée de le
présenter.
-- Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une
occasion.
Le soir, il fit porter à la chapelle du séminaire dix livres
de cierges économisés, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidité avec
laquelle il avait fait éteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garçon était
éteint lui-même; il n'avait pas eu une idée depuis la vue de Mme de Rênal.
CHAPITRE XXIX
LE PREMIER AVANCEMENT
Il a
connu son siècle, il a connu son département, et il est riche.
LE
PRECURSEUR.
Julien n'était pas encore revenu de la
rêverie profonde où l'avait plongé l'événement de la cathédrale, lorsqu'un matin
le sévère abbé Pirard le fit appeler.
-- Voilà M. l'abbé Chas-Bernard
qui m'écrit en votre faveur. Je suis assez content de l'ensemble de votre
conduite. Vous êtes extrêmement imprudent et même étourdi, sans qu'il y
paraisse; cependant, jusqu'ici le coeur est bon et même généreux; l'esprit est
supérieur. Au total, je vois en vous une étincelle qu'il ne faut pas négliger.
Après quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette
maison: mon crime est d'avoir laissé les séminaristes à leur libre arbitre, et
de n'avoir ni protégé, ni desservi cette société secrète dont vous m'avez parlé
au tribunal de la pénitence. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour
vous; j'aurais agi deux mois plus tôt, car vous le méritez, sans la dénonciation
fondée sur l'adresse d'Amanda Binet, trouvée chez vous. Je vous fais répétiteur
pour le Nouveau et l'Ancien Testament.
Julien, transporté de
reconnaissance, eut bien l'idée de se jeter à genoux et de remercier Dieu; mais
il céda à un mouvement plus vrai. Il s'approcha de l'abbé Pirard et lui prit la
main, qu'il porta à ses lèvres.
-- Qu'est ceci? s'écria le directeur
d'un air fâché; mais les yeux de Julien en disaient encore plus que son action.
L'abbé Pirard le regarda avec étonnement, tel qu'un homme qui, depuis de
longues années, a perdu l'habitude de rencontrer des émotions délicates. Cette
attention trahit le directeur; sa voix s'altéra.
-- Eh bien! oui, mon
enfant, je te suis attaché. Le ciel sait que c'est bien malgré moi. Je devrais
être juste, et n'avoir ni haine, ni amour pour personne. Ta carrière sera
pénible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la
calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes
compagnons ne te verront jamais sans te haïr; et s'ils feignent de t'aimer, ce
sera pour te trahir plus sûrement. A cela il n'y a qu'un remède: n'aie recours
qu'à Dieu, qui t'a donné, pour te punir de ta présomption, cette nécessité
d'être haï; que ta conduite soit pure; c'est la seule ressource que je te voie.
Si tu tiens à la vérité d'une étreinte invincible, tôt ou tard tes ennemis
seront confondus.
Il y avait si longtemps que Julien n'avait entendu une
voix amie, qu'il faut lui pardonner une faiblesse: il fondit en larmes. L'abbé
Pirard lui ouvrit les bras; ce moment fut bien doux pour tous les deux.
Julien était fou de joie; cet avancement était le premier qu'il
obtenait; les avantages étaient immenses. Pour les concevoir, il faut avoir été
condamné à passer des mois entiers sans un instant de solitude, et dans un
contact immédiat avec des camarades pour le moins importuns, et la plupart
intolérables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le désordre dans une
organisation délicate. La joie bruyante de ces paysans bien nourris et bien
vêtus ne savait jouir d'elle-même, ne se croyait entière que lorsqu'ils criaient
de toute la force de leurs poumons.
Maintenant, Julien dînait seul, ou à
peu près, une heure plus tard que les autres séminaristes. Il avait une clef du
jardin et pouvait s'y promener aux heures où il est désert.
A son grand
étonnement, Julien s'aperçut qu'on le haïssait moins; il s'attendait, au
contraire, à un redoublement de haine. Ce désir secret qu'on ne lui adressât pas
la parole, qui était trop évident et lui valait tant d'ennemis, ne fut plus une
marque de hauteur ridicule. Aux yeux des êtres grossiers qui l'entouraient, ce
fut un juste sentiment de sa dignité. La haine diminua sensiblement, surtout
parmi les plus jeunes de ses camarades devenus ses élèves, et qu'il traitait
avec beaucoup de politesse. Peu à peu il eut même des partisans; il devint de
mauvais ton de l'appeler Martin Luther.
Mais à quoi bon nommer ses amis,
ses ennemis? Tout cela est laid, et d'autant plus laid que le dessein est plus
vrai. Ce sont cependant là les seuls professeurs de morale qu'ait le peuple, et
sans eux que deviendrait-il? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curé?
Depuis la nouvelle dignité de Julien, le directeur du séminaire affecta
de ne lui parler jamais sans témoins. Il y avait dans cette conduite prudence
pour le maître, comme pour le disciple; mais il y avait surtout épreuve .
Le principe invariable du sévère janséniste Pirard était: Un homme a-t-il du
mérite à vos yeux? mettez obstacle à tout ce qu'il désire, à tout ce qu'il
entreprend. Si le mérite est réel, il saura bien renverser ou tourner les
obstacles.
C'était le temps de la chasse. Fouqué eut l'idée d'envoyer au
séminaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux
morts furent déposés dans le passage, entre la cuisine et le réfectoire. Ce fut
là que tous les séminaristes les virent en allant dîner. Ce fut un grand objet
de curiosité. Le sanglier, tout mort qu'il était, faisait peur aux plus jeunes;
ils touchaient ses défenses. On ne parla d'autre chose pendant huit jours.
Ce don, qui classait la famille de Julien dans la partie de la société
qu'il faut respecter, porta un coup mortel à l'envie. Il fut une supériorité
consacrée par la fortune. Chazel et les plus distingués des séminaristes lui
firent des avances, et se seraient presque plaints à lui de ce qu'il ne les
avait pas avertis de la fortune de ses parents, et les avait ainsi exposés à
manquer de respect à l'argent.
Il y eut une conscription dont Julien fut
exempté en sa qualité de séminariste. Cette circonstance l'émut profondément.
Voilà donc passé à jamais l'instant où, vingt ans plus tôt, une vie héroïque eût
commencé pour moi!
Il se promenait seul dans le jardin du séminaire, il
entendit parler entre eux des maçons qui travaillaient au mur de clôture.
-- Eh bien! y faut partir, v'là une nouvelle conscription.
--
Dans le temps de l'autre à la bonne heure! un maçon y devenait officier,
y devenait général, on a vu ça.
-- Va-t'en voir maintenant! il n'y a que
les gueux qui partent. Celui qui a de quoi reste au pays.
-- Ah
çà, est-ce bien vrai, ce qu'ils disent, que l'autre est mort? reprit un
troisième maçon.
-- Ce sont les gros qui disent ça, vois-tu! l'autre
leur faisait peur.
-- Quelle différence, comme l'ouvrage allait de son
temps! Et dire qu'il a été trahi par ses maréchaux! Faut-y être traître!
Cette conversation consola un peu Julien. En s'éloignant, il répétait
avec un soupir:
Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire!
Le temps des examens arriva. Julien répondit d'une façon brillante; il
vit que Chazel lui-même cherchait à montrer tout son savoir.
Le premier
jour, les examinateurs nommés par le fameux grand vicaire de Frilair furent très
contrariés de devoir toujours porter le premier, ou tout au plus le second, sur
leur liste, ce Julien Sorel, qui leur était signalé comme le benjamin de l'abbé
Pirard. Il y eut des paris au séminaire, que, dans la liste de l'examen général,
Julien aurait le numéro premier, ce qui emportait l'honneur de dîner chez
Monseigneur l'évêque. Mais à la fin d'une séance, où il avait été question des
Pères de l'Eglise, un examinateur adroit, après avoir interrogé Julien sur saint
Jérôme, et sa passion pour Cicéron, vint à parler d'Horace, de Virgile et des
autres auteurs profanes. A l'insu de ses camarades, Julien avait appris par
coeur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entraîné par ses succès, il
oublia le lieu où il était, et, sur la demande réitérée de l'examinateur, récita
et paraphrasa avec feu plusieurs odes d'Horace. Après l'avoir laissé s'enferrer
pendant vingt minutes, tout à coup l'examinateur changea de visage et lui
reprocha avec aigreur le temps qu'il avait perdu à ces études profanes, et les
idées inutiles ou criminelles qu'il s'était mises dans la tête.
-- Je
suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d'un air modeste, en
reconnaissant le stratagème adroit dont il était victime.
Cette ruse de
l'examinateur fut trouvée sale, même au séminaire, ce qui n'empêcha pas M.
l'abbé de Frilair, cet homme adroit qui avait organisé si savamment le réseau de
la congrégation bisontine, et dont les dépêches à Paris faisaient trembler
juges, préfet, et jusqu'aux officiers généraux de la garnison, de placer, de sa
main puissante, le numéro 198 à côté du nom de Julien. Il avait de la joie à
mortifier ainsi son ennemi, le janséniste Pirard.
Depuis dix ans, sa
grande affaire était de lui enlever la direction du séminaire. Cet abbé, suivant
pour lui-même le plan de conduite qu'il avait indiqué à Julien, était sincère,
pieux, sans intrigues, attaché à ses devoirs. Mais le ciel, dans sa colère, lui
avait donné ce tempérament bilieux, fait pour sentir profondément les injures et
la haine. Aucun des outrages qu'on lui adressait n'était perdu pour cette âme
ardente. Il eût cent fois donné sa démission, mais il se croyait utile dans le
poste où la Providence l'avait placé. J'empêche les progrès du jésuitisme et de
l'idolâtrie, se disait-il.
A l'époque des examens, il y avait deux mois
peut-être qu'il n'avait parlé à Julien, et cependant il fut malade pendant huit
jours, quand, en recevant la lettre officielle annonçant le résultat du
concours, il vit le numéro 198 placé à côté du nom de cet élève qu'il regardait
comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractère sévère fut
de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec
ravissement qu'il ne découvrit en lui ni colère, ni projets de vengeance, ni
découragement.
Quelques semaines après, Julien tressaillit en recevant
une lettre; elle portait le timbre de Paris. Enfin, pensa-t-il, Mme de Rênal se
souvient de ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorel, et qui se disait
son parent, lui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. On ajoutait
que si Julien continuait à étudier avec succès les bons auteurs latins, une
somme pareille lui serait adressée chaque année.
C'est elle, c'est sa
bonté! se dit Julien attendri, elle veut me consoler; mais pourquoi pas une
seule parole d'amitié?
Il se trompait sur cette lettre, Mme de Rênal,
dirigée par son amie Mme Derville, était tout entière à ses remords profonds.
Malgré elle, elle pensait souvent à l'être singulier dont la rencontre avait
bouleversé son existence, mais se fût bien gardée de lui écrire.
Si nous
parlions le langage du séminaire, nous pourrions reconnaître un miracle dans cet
envoi de cinq cents francs, et dire que c'était de M. de Frilair lui-même, que
le ciel se servait pour faire ce don à Julien.
Douze années auparavant,
M. l'abbé de Frilair était arrivé à Besançon avec un portemanteau des plus
exigus, lequel, suivant la chronique, contenait toute sa fortune. Il se trouvait
maintenant l'un des plus riches propriétaires du département. Dans le cours de
ses prospérités, il avait acheté la moitié d'une terre, dont l'autre partie
échut par héritage à M. de La Mole. De là un grand procès entre ces personnages.
Malgré sa brillante existence à Paris, et les emplois qu'il avait à la
Cour, M. le marquis de La Mole sentit qu'il était dangereux de lutter à Besançon
contre un grand vicaire qui passait pour faire et défaire les préfets. Au lieu
de solliciter une gratification de cinquante mille francs, déguisée sous un nom
quelconque admis par le budget, et d'abandonner à l'abbé de Frilair ce chétif
procès de cinquante mille francs, le marquis se piqua. Il croyait avoir raison:
belle raison!
Or, s'il est permis de le dire: quel est le juge qui n'a
pas un fils ou du moins un cousin à pousser dans le monde?
Pour éclairer
les plus aveugles, huit jours après le premier arrêt qu'il obtint, M. l'abbé de
Frilair prit le carrosse de Monseigneur l'évêque, et alla lui-même porter la
croix de la Légion d'honneur à son avocat. M. de La Mole un peu étourdi de la
contenance de sa partie adverse, et sentant faiblir ses avocats, demanda des
conseils à l'abbé Chélan, qui le mit en relation avec M. Pirard.
Ces
relations avaient duré plusieurs années à l'époque de notre histoire. L'abbé
Pirard porta son caractère passionné dans cette affaire. Voyant sans cesse les
avocats du marquis, il étudia sa cause, et la trouvant juste, il devint
ouvertement le solliciteur du marquis de La Mole contre le tout-puissant grand
vicaire. Celui-ci fut outré de l'insolence, et de la part d'un petit janséniste
encore!
-- Voyez ce que c'est que cette noblesse de cour qui se prétend
si puissante! disait, à ses intimes, l'abbé de Frilair. M. de La Mole n'a pas
seulement envoyé une misérable croix à son agent à Besançon, et va le laisser
platement destituer. Cependant, m'écrit-on, ce noble pair ne laisse pas passer
de semaine sans aller étaler son cordon bleu dans le salon du garde des sceaux,
quel qu'il soit.
Malgré toute l'activité de l'abbé Pirard, et quoique M.
de La Mole fût toujours au mieux avec le ministre de la Justice et surtout avec
ses bureaux, tout ce qu'il avait pu faire, après six années de soins, avait été
de ne pas perdre absolument son procès.
Sans cesse en correspondance
avec l'abbé Pirard, pour une affaire qu'ils suivaient tous les deux avec
passion, le marquis finit par goûter le genre d'esprit de l'abbé. Peu à peu,
malgré l'immense distance des positions sociales, leur correspondance prit le
ton de l'amitié. L'abbé Pirard disait au marquis qu'on voulait l'obliger, à
force d'avanies, à donner sa démission. Dans la colère que lui inspira le
stratagème infâme, suivant lui, employé contre Julien, il conta son histoire au
marquis.
Quoique fort riche, ce grand seigneur n'était point avare. De
la vie, il n'avait pu faire accepter à l'abbé Pirard, même le remboursement des
frais de poste occasionnés par le procès. Il saisit l'idée d'envoyer cinq cents
francs à son élève favori.
M. de La Mole se donna la peine d'écrire
lui-même la lettre d'envoi. Cela le fit penser à l'abbé.
Un jour,
celui-ci reçut un petit billet qui, pour affaire pressante, l'engageait à
passer, sans délai, dans une auberge du faubourg de Besançon. Il y trouva
l'intendant de M. de La Mole.
-- M. le marquis m'a chargé de vous amener
sa calèche, lui dit cet homme. Il espère qu'après avoir lu cette lettre, il vous
conviendra de partir pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le
temps que vous voudrez bien m'indiquer à parcourir les terres de M. le marquis,
en Franche-Comté. Après quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons pour
Paris.
La lettre était courte:
« Débarrassez-vous, mon cher
monsieur, de toutes les tracasseries de province, venez respirer un air
tranquille, à Paris. Je vous envoie ma voiture, qui a l'ordre d'attendre votre
détermination, pendant quatre jours. Je vous attendrai moi-même, à Paris,
jusqu'à mardi. Il ne me faut qu'un oui, de votre part, monsieur, pour accepter
en votre nom une des meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de
vos futurs paroissiens ne vous a jamais vu, mais vous est dévoué plus que vous
ne pouvez croire, c'est le marquis de La Mole. »
Sans s'en douter, le
sévère abbé Pirard aimait ce séminaire, peuplé de ses ennemis, et auquel, depuis
quinze ans, il consacrait toutes ses pensées. La lettre de M. de La Mole fut
pour lui comme l'apparition du chirurgien chargé de faire une opération cruelle
et nécessaire. Sa destitution était certaine. Il donna rendez-vous à l'intendant
à trois jours de là.
Pendant quarante-huit heures, il eut la fièvre
d'incertitude. Enfin, il écrivit à M. de La Mole, et composa, pour Monseigneur
l'évêque une lettre, chef-d'oeuvre de style ecclésiastique, mais un peu longue.
Il eût été difficile de trouver des phrases plus irréprochables et respirant un
respect plus sincère. Et toutefois, cette lettre, destinée à donner une heure
difficile à M. de Frilair, vis-à-vis de son patron, articulait tous les sujets
de plaintes graves, et descendait jusqu'aux petites tracasseries sales qui,
après avoir été endurées avec résignation pendant six ans, forçaient l'abbé
Pirard à quitter le diocèse.
On lui volait son bois dans son bûcher, on
empoisonnait son chien, etc., etc.
Cette lettre finie, il fit réveiller
Julien qui, à huit heures du soir, dormait déjà, ainsi que tous les
séminaristes.
-- Vous savez où est l'évêché? lui dit-il en beau style
latin; portez cette lettre à Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je
vous envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de
mensonges dans vos réponses; mais songez que qui vous interroge éprouverait
peut-être une joie véritable à pouvoir vous nuire. Je suis bien aise, mon
enfant, de vous donner cette expérience avant de vous quitter, car je ne vous le
cache point, la lettre que vous portez est ma démission.
Julien resta
immobile, il aimait l'abbé Pirard. La prudence avait beau lui dire: Après le
départ de cet honnête homme, le parti du Sacré-Coeur va me dégrader et peut-être
me chasser.
Il ne pouvait penser à lui. Ce qui l'embarrassait, c'était
une phrase qu'il voulait arranger d'une manière polie, et réellement il ne s'en
trouvait pas l'esprit.
-- Eh bien! mon ami, ne partez-vous pas?
-- C'est qu'on dit, monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre
longue administration, vous n'avez rien mis de côté. J'ai six cents francs.
Les larmes l'empêchèrent de continuer.
-- Cela aussi sera
marqué , dit froidement l'ex-directeur du séminaire. Allez à l'évêché, il se
fait tard.
Le hasard voulut que ce soir-là, M. l'abbé de Frilair fût de
service dans le salon de l'évêché; Monseigneur dînait à la préfecture. Ce fut
donc à M. de Frilair lui-même que Julien remit la lettre, mais il ne le
connaissait pas.
Julien vit, avec étonnement, cet abbé ouvrir hardiment
la lettre adressée à l'évêque. La belle figure du grand vicaire exprima bientôt
une surprise mêlée de vif plaisir, et redoubla de gravité. Pendant qu'il lisait,
Julien, frappé de sa bonne mine, eut le temps de l'examiner. Cette figure eût eu
plus de gravité, sans la finesse extrême qui apparaissait dans certains traits,
et qui fût allée jusqu'à dénoter la fausseté, si le possesseur de ce beau visage
eût cessé un instant de s'en occuper. Le nez, très avancé, formait une seule
ligne parfaitement droite, et donnait, par malheur, à un profil, fort distingué
d'ailleurs, une ressemblance irrémédiable avec la physionomie d'un renard. Du
reste, cet abbé qui paraissait si occupé de la démission de M. Pirard, était mis
avec une élégance qui plut beaucoup à Julien, et qu'il n'avait jamais vue à
aucun prêtre.
Julien ne sut que plus tard quel était le talent spécial
de l'abbé de Frilair. Il savait amuser son évêque, vieillard aimable, fait pour
le séjour de Paris, et qui regardait Besançon comme un exil. Cet évêque avait
une fort mauvaise vue, et aimait passionnément le poisson. L'abbé de Frilair
ôtait les arêtes du poisson qu'on servait à Monseigneur.
Julien
regardait en silence l'abbé qui relisait la démission, lorsque tout à coup la
porte s'ouvrit avec fracas. Un laquais, richement vêtu, passa rapidement. Julien
n'eut que le temps de se retourner vers la porte; il aperçut un petit vieillard
portant une croix pectorale. Il se prosterna: l'évêque lui adressa un sourire de
bonté et passa. Le bel abbé le suivit, et Julien resta seul dans le salon dont
il put à loisir admirer la magnificence pieuse.
L'évêque de Besançon,
homme d'esprit éprouvé, mais non pas éteint par les longues misères de
l'émigration, avait plus de soixante-quinze ans, et s'inquiétait infiniment peu
de ce qui arriverait dans dix ans.
-- Quel est ce séminariste au regard
fin, que je crois avoir vu en passant? dit l'évêque. Ne doivent-ils pas, suivant
mon règlement, être couchés à l'heure qu'il est?
-- Celui-ci est fort
éveillé, je vous jure, Monseigneur, et il apporte une grande nouvelle: c'est la
démission du seul janséniste qui restât dans votre diocèse. Ce terrible abbé
Pirard comprend enfin ce que parler veut dire.
-- Eh bien! dit l'évêque
en riant, je vous défie de le remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous
montrer tout le prix de cet homme, je l'invite à dîner pour demain.
Le
grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du successeur. Le
prélat, peu disposé à parler d'affaires, lui dit:
-- Avant de faire
entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s'en va. Faites-moi venir ce
séminariste, la vérité est dans la bouche des enfants.
Julien fut
appelé: Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs, pensa-t-il. Jamais il
ne s'était senti plus de courage.
Au moment où il entra, deux grands
valets de chambre, mieux mis que M. Valenod lui-même, déshabillaient
Monseigneur. Ce prélat, avant d'en venir à M. Pirard, crut devoir interroger
Julien sur ses études. Il parla un peu de dogme, et fut étonné. Bientôt il en
vint aux humanités, à Virgile, à Horace, à Cicéron. Ces noms-là, pensa Julien,
m'ont valu mon numéro 198. Je n'ai rien à perdre, essayons de briller. Il
réussit; le prélat, excellent humaniste lui-même, fut enchanté.
Au dîner
de la préfecture, une jeune fille, justement célèbre, avait récité le poème de
la Madeleine. Il était en train de parler littérature, et oublia bien vite
l'abbé Pirard et toutes les affaires, pour discuter, avec le séminariste, la
question de savoir si Horace était riche ou pauvre. Le prélat cita plusieurs
odes, mais quelquefois sa mémoire était paresseuse, et sur-le-champ Julien
récitait l'ode tout entière, d'un air modeste; ce qui frappa l'évêque fut que
Julien ne sortait point du ton de la conversation; il disait ses vingt ou trente
vers latins comme il eût parlé de ce qui se passait dans son séminaire. On parla
longtemps de Virgile, de Cicéron. Enfin le prélat ne put s'empêcher de faire
compliment au jeune séminariste.
-- Il est impossible d'avoir fait de
meilleures études.
-- Monseigneur, dit Julien, votre séminaire peut vous
offrir cent quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute
approbation.
-- Comment cela? dit le prélat étonné de ce chiffre.
-- Je puis appuyer d'une preuve officielle ce que j'ai l'honneur de dire
devant Monseigneur.
A l'examen annuel du séminaire, répondant
précisément sur les matières qui me valent, dans ce moment, l'approbation de
Monseigneur, j'ai obtenu le n° 198.
-- Ah! c'est le benjamin de l'abbé
Pirard, s'écria l'évêque en riant et regardant M. de Frilair; nous aurions dû
nous y attendre; mais c'est de bonne guerre. N'est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il
en s'adressant à Julien, qu'on vous a fait réveiller pour vous envoyer ici?
-- Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du séminaire qu'une seule
fois en ma vie, pour aller aider M. l'abbé Chas-Bernard à orner la cathédrale,
le jour de la Fête-Dieu.
-- Optime , dit l'évêque; quoi, c'est
vous qui avez fait preuve de tant de courage, en plaçant les bouquets de plumes
sur le baldaquin? Ils me font frémir chaque année; je crains toujours qu'ils ne
me coûtent la vie d'un homme. Mon ami, vous irez loin; mais je ne veux pas
arrêter votre carrière, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim.
Et sur l'ordre de l'évêque, on apporta des biscuits et du vin de Malaga,
auxquels Julien fit honneur, et encore plus l'abbé de Frilair, qui savait que
son évêque aimait à voir manger gaiement et de bon appétit.
Le prélat,
de plus en plus content de la fin de sa soirée, parla un instant d'histoire
ecclésiastique. Il vit que Julien ne comprenait pas. Le prélat passa à l'état
moral de l'Empire romain, sous les empereurs du siècle de Constantin. La fin du
paganisme était accompagnée de cet état d'inquiétude et de doute qui, au XIXe
siècle, désole les esprits tristes et ennuyés. Monseigneur remarqua que Julien
ignorait presque jusqu'au nom de Tacite.
Julien répondit avec candeur, à
l'étonnement du prélat, que cet auteur ne se trouvait pas dans la bibliothèque
du séminaire.
-- J'en suis vraiment bien aise, dit l'évêque gaiement.
Vous me tirez d'embarras: depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous
remercier de la soirée aimable que vous m'avez procurée, et certes d'une manière
bien imprévue. Je ne m'attendais pas à trouver un docteur dans un élève de mon
séminaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous donner un
Tacite.
Le prélat se fit apporter huit volumes supérieurement reliés, et
voulut écrire lui-même, sur le titre du premier, un compliment latin pour Julien
Sorel. L'évêque se piquait de belle latinité; il finit par lui dire, d'un ton
sérieux, qui tranchait tout à fait avec celui du reste de la conversation:
-- Jeune homme, si vous êtes sage , vous aurez un jour la
meilleure cure de mon diocèse, et pas à cent lieues de mon palais épiscopal;
mais il faut être sage .
Julien, chargé de ses volumes, sortit de
l'évêché, fort étonné, comme minuit sonnait.
Monseigneur ne lui avait
pas dit un mot de l'abbé Pirard. Julien était surtout étonné de l'extrême
politesse de l'évêque. Il n'avait pas l'idée d'une telle urbanité de formes,
réunie à un air de dignité aussi naturel. Julien fut surtout frappé du contraste
en revoyant le sombre abbé Pirard qui l'attendait en s'impatientant.
--
Quid tibi dixerunt? (Que vous ont-ils dit?) lui cria-t-il d'une voix
forte, du plus loin qu'il l'aperçut.
Julien s'embrouillant un peu à
traduire en latin les discours de l'évêque:
-- Parlez français, et
répétez les propres paroles de Monseigneur, sans y ajouter rien, ni rien
retrancher, dit l'ex-directeur du séminaire, avec son ton dur et ses manières
profondément inélégantes.
-- Quel étrange cadeau de la part d'un évêque
à un jeune séminariste! disait-il en feuilletant le superbe Tacite , dont
la tranche dorée avait l'air de lui faire horreur.
Deux heures
sonnaient, lorsque après un compte rendu fort détaillé, il permit à son élève
favori de regagner sa chambre.
-- Laissez-moi le premier volume de votre
Tacite, où est le compliment de Monseigneur l'évêque, lui dit-il. Cette ligne
latine sera votre paratonnerre dans cette maison, après mon départ.
Erit tibi, fili mi, successor meus tanquam leo quaerens quem
devoret. (Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux,
et qui cherche à dévorer.)
Le lendemain matin, Julien trouva quelque
chose d'étrange dans la manière dont ses camarades lui parlaient. Il n'en fut
que plus réservé. Voilà, pensa-t-il, l'effet de la démission de M. Pirard. Elle
est connue de toute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de
l'insulte dans ces façons; mais il ne pouvait l'y voir. Il y avait, au
contraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait le long
des dortoirs: Que veut dire ceci? c'est un piège sans doute, jouons serré. Enfin
le petit séminariste de Verrières lui dit en riant: Cornelii Taciti opera
omnia (Oeuvres complètes de Tacite).
A ce mot, qui fut entendu, tous
comme à l'envi firent compliment à Julien, non seulement sur le magnifique
cadeau qu'il avait reçu de Monseigneur, mais aussi de la conversation de deux
heures dont il avait été honoré. On savait jusqu'aux plus petits détails. De ce
moment, il n'y eut plus d'envie; on lui fit la cour bassement: l'abbé Castanède,
qui, la veille encore, était de la dernière insolence envers lui, vint le
prendre par le bras et l'invita à déjeuner.
Par une fatalité du
caractère de Julien, l'insolence de ces êtres grossiers lui avait fait beaucoup
de peine; leur bassesse lui causa du dégoût et aucun plaisir.
Vers midi,
l'abbé Pirard quitta ses élèves non sans leur adresser une allocution sévère.
Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous les avantages sociaux, le
plaisir de commander, celui de se moquer des lois et d'être insolent impunément
envers tous? ou bien voulez-vous votre salut éternel? les moins avancés d'entre
vous n'ont qu'à ouvrir les yeux pour distinguer les deux routes.
A peine
fut-il sorti que les dévots du Sacré-Coeur de Jésus allèrent entonner un
Te Deum dans la chapelle. Personne au séminaire ne prit au sérieux
l'allocution de l'ex-directeur. Il a beaucoup d'humeur de sa destitution,
disait-on de toutes parts; pas un seul séminariste n'eut la simplicité de croire
à la démission volontaire d'une place qui donnait tant de relations avec de gros
fournisseurs.
L'abbé Pirard alla s'établir dans la plus belle auberge de
Besançon; et sous prétexte d'affaires qu'il n'avait pas, voulut y passer deux
jours.
L'évêque l'avait invité à dîner; et, pour plaisanter son grand
vicaire de Frilair, cherchait à le faire briller. On était au dessert, lorsque
arriva de Paris l'étrange nouvelle que l'abbé Pirard était nommé à la magnifique
cure de N..., à quatre lieues de la capitale. Le bon prélat l'en félicita
sincèrement. Il vit dans toute cette affaire un bien joué qui le mit de
bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l'abbé. Il lui
donna un certificat latin magnifique, et imposa silence à l'abbé de Frilair, qui
se permettait des remontrances.
Le soir, Monseigneur porta son
admiration chez la marquise de Rubempré. Ce fut une grande nouvelle pour la
haute société de Besançon; on se perdait en conjectures sur cette faveur
extraordinaire. On voyait déjà l'abbé Pirard, évêque. Les plus fins crurent M.
de La Mole ministre, et se permirent ce jour-là de sourire des airs impérieux
que M. l'abbé de Frilair portait dans le monde.
Le lendemain matin, on
suivait presque l'abbé Pirard dans les rues, et les marchands venaient sur la
porte de leurs boutiques, lorsqu'il alla solliciter les juges du marquis. Pour
la première fois, il en fut reçu avec politesse. Le sévère janséniste, indigné
de tout ce qu'il voyait, fit un long travail avec les avocats qu'il avait
choisis pour le marquis de La Mole et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de
dire à deux ou trois amis de collège, qui l'accompagnaient jusqu'à la calèche
dont ils admirèrent les armoiries, qu'après avoir administré le séminaire
pendant quinze ans, il quittait Besançon avec cinq cent vingt francs d'économie.
Ces amis l'embrassèrent en pleurant, et se dirent entre eux:
-- Le bon
abbé eût pu s'épargner ce mensonge, il est aussi par trop ridicule.
Le
vulgaire, aveuglé par l'amour de l'argent, n'était pas fait pour comprendre que
c'était dans sa sincérité que l'abbé Pirard avait trouvé la force nécessaire
pour lutter seul pendant six ans contre MarieAlacoque, le Sacré-Coeur de Jésus,
les jésuites et son évêque.
CHAPITRE XXX
UN AMBITIEUX
Il n'y a plus qu'une seule noblesse, c'est le titre de
duc ; marquis est ridicule, au mot duc on tourne la tête.
EDINBURGH REVIEW.
Le marquis de La Mole reçut
l'abbé Pirard sans aucune de ces petites façons de grand seigneur, si polies,
mais si impertinentes pour qui les comprend. C'eût été du temps perdu, et le
marquis était assez avant dans les grandes affaires pour n'avoir point de temps
à perdre.
Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter à la fois
au roi et à la nation un certain ministère, qui, par reconnaissance, le ferait
duc.
Le marquis demandait en vain, depuis de longues années, à son
avocat de Besançon un travail clair et précis sur ses procès de Franche-Comté.
Comment l'avocat célèbre les lui eût-il expliqués, s'il ne les comprenait pas
lui-même?
Le petit carré de papier, que lui remit l'abbé, expliquait
tout.
-- Mon cher abbé, lui dit le marquis, après avoir expédié en moins
de cinq minutes toutes les formules de politesse et d'interrogation sur les
choses personnelles, mon cher abbé, au milieu de ma prétendue prospérité, il me
manque du temps pour m'occuper sérieusement de deux petites choses assez
importantes pourtant: ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune
de ma maison, je puis la porter loin; je soigne mes plaisirs, et c'est ce qui
doit passer avant tout, du moins à mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de
l'étonnement dans ceux de l'abbé Pirard.
Quoique homme de sens, l'abbé
était émerveillé de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs.
-- Le travail existe sans doute à Paris, continua le grand seigneur,
mais perché au cinquième étage, et dès que je me rapproche d'un homme, il prend
un appartement au second, et sa femme prend un jour; par conséquent plus de
travail, plus d'effort que pour être ou paraître un homme du monde. C'est là
leur unique affaire dès qu'ils ont du pain.
Pour mes procès, exactement
parlant, et encore pour chaque procès pris à part, j'ai des avocats qui se
tuent; il m'en est mort un de la poitrine, avant-hier. Mais, pour mes affaires
en général, croiriez-vous, monsieur, que, depuis trois ans, j'ai renoncé à
trouver un homme qui, pendant qu'il écrit pour moi, daigne songer un peu
sérieusement à ce qu'il fait? Au reste, tout ceci n'est qu'une préface.
Je vous estime, et j'oserais ajouter, quoique vous voyant pour la
première fois, je vous aime. Voulez-vous être mon secrétaire, avec huit mille
francs d'appointements ou bien avec le double? J'y gagnerai encore, je vous
jure; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle cure, pour le jour où
nous ne nous conviendrons plus.
L'abbé refusa; mais vers la fin de la
conversation, le véritable embarras où il voyait le marquis lui suggéra une
idée.
-- J'ai laissé au fond de mon séminaire un pauvre jeune homme,
qui, si je ne me trompe, va y être rudement persécuté. S'il n'était qu'un simple
religieux, il serait déjà in pace .
Jusqu'ici ce jeune homme ne
sait que le latin et l'Ecriture sainte; mais il n'est pas impossible qu'un jour
il déploie de grands talents soit pour la prédication, soit pour la direction
des âmes. J'ignore ce qu'il fera; mais il a le feu sacré, il peut aller loin. Je
comptais le donner à notre évêque, si jamais il nous en était venu un qui eût un
peu de votre manière de voir les hommes et les affaires.
-- D'où sort
votre jeune homme? dit le marquis.
-- On le dit fils d'un charpentier de
nos montagnes, mais je le croirais plutôt fils naturel de quelque homme riche.
Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change
de cinq cents francs.
-- Ah! c'est Julien Sorel, dit le marquis.
-- D'où savez-vous son nom? dit l'abbé étonné; et comme il rougissait de
sa question:
-- C'est ce que je ne vous dirai pas, répondit le marquis.
-- Eh bien! reprit l'abbé, vous pourriez essayer d'en faire votre
secrétaire, il a de l'énergie, de la raison; en un mot, c'est un essai à tenter.
-- Pourquoi pas? dit le marquis; mais serait-ce un homme à se laisser
graisser la patte par le préfet de police ou par tout autre pour faire l'espion
chez moi? Voilà toute mon objection.
D'après les assurances favorables
de l'abbé Pirard, le marquis prit un billet de mille francs:
-- Envoyez
ce viatique à Julien Sorel; faites-le-moi venir.
-- On voit bien, dit
l'abbé Pirard, que vous habitez Paris. [Variante : L'habitude d'habiter Paris
doit, en effet, M. le marquis, produire cette illusion dans votre esprit; vous
ne connaissez pas, parce que vous êtes dans une position sociale élevée,] Vous
ne connaissez pas la tyrannie qui pèse sur nous autres pauvres provinciaux, et
en particulier sur les prêtres non amis des jésuites. On ne voudra pas laisser
partir Julien Sorel, on saura se couvrir des prétextes les plus habiles, on me
répondra qu'il est malade, la poste aura perdu les lettres, etc., etc.
-- Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre à l'évêque, dit le
marquis.
-- J'oubliais une précaution, dit l'abbé: ce jeune homme
quoique né bien bas a le coeur haut, il ne sera d'aucune utilité si l'on
effarouche son orgueil; vous le rendriez stupide.
-- Ceci me plaît, dit
le marquis, j'en ferai le camarade de mon fils, cela suffira-t-il?
Quelque temps après, Julien reçut une lettre d'une écriture inconnue et
portant le timbre de Châlon, il y trouva un mandat sur un marchand de Besançon,
et l'avis de se rendre à Paris sans délai. La lettre était signée d'un nom
supposé, mais en l'ouvrant Julien avait tressailli: une feuille d'arbre était
tombée à ses pieds; c'était le signal dont il était convenu avec l'abbé Pirard.
Moins d'une heure après, Julien fut appelé à l'évêché où il se vit
accueillir avec une bonté toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur
lui fit, sur les hautes destinées qui l'attendaient à Paris, des compliments
fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des explications. Julien ne
put rien dire, d'abord parce qu'il ne savait rien, et Monseigneur prit beaucoup
de considération pour lui. Un des petits prêtres de l'évêché écrivit au maire
qui se hâta d'apporter lui-même un passeport signé, mais où l'on avait laissé en
blanc le nom du voyageur.
Le soir avant minuit, Julien était chez
Fouqué, dont l'esprit sage fut plus étonné que charmé de l'avenir qui semblait
attendre son ami.
-- Cela finira pour toi, dit cet électeur libéral, par
une place de gouvernement, qui t'obligera à quelque démarche qui sera vilipendée
dans les journaux. C'est par ta honte que j'aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi
que, même financièrement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon
commerce de bois, dont on est le maître, que de recevoir quatre mille francs
d'un gouvernement, fût-il celui du roi Salomon.
Julien ne vit dans tout
cela que la petitesse d'esprit d'un bourgeois de campagne. Il allait enfin
paraître sur le théâtre des grandes choses. [Variante : Il aimait mieux moins de
certitude et des chances plus vastes. Dans ce coeur-là il n'y avait plus la
moindre peur de mourir de faim.] Le bonheur d'aller à Paris, qu'il se figurait
peuplé de gens d'esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que
l'évêque de Besançon et que l'évêque d'Agde, éclipsait tout à ses yeux. Il se
représenta à son ami, comme privé de son libre arbitre par la lettre de l'abbé
Pirard.
Le lendemain vers midi, il arriva dans Verrières le plus heureux
des hommes; il comptait revoir Mme de Rênal. Il alla d'abord chez son premier
protecteur, le bon abbé Chélan. Il trouva une réception sévère.
--
Croyez-vous m'avoir quelque obligation? lui dit M. Chélan, sans répondre à son
salut. Vous allez déjeuner avec moi, pendant ce temps on ira vous louer un autre
cheval, et vous quitterez Verrières, sans y voir personne .
--
Entendre c'est obéir, répondit Julien avec une mine de séminaire; et il ne fut
plus question que de théologie et de belle latinité.
Il monta à cheval,
fit une lieue, après quoi apercevant un bois, et personne pour l'y voir entrer,
il s'y enfonça. Au coucher du soleil il renvoya le cheval. Plus tard, il entra
chez un paysan, qui consentit à lui vendreune échelle et à le suivre en la
portant jusqu'au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDELITE, à Verrières.
-- Je suis un pauvre conscrit réfractaire... Ou un contrebandier, dit le
paysan, en prenant congé de lui, mais qu'importe! mon échelle est bien payée, et
moi-même je ne suis pas sans avoir passé quelques mouvements de montre en
ma vie.
La nuit était fort noire. Vers une heure du matin, Julien,
chargé de son échelle, entra dans Verrières. Il descendit le plus tôt qu'il put
dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rênal à
une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta facilement
avec l'échelle. Quel accueil me feront les chiens de garde? pensait-il. Toute la
question est là. Les chiens aboyèrent, et s'avancèrent au galop sur lui; mais il
siffla doucement, et ils vinrent le caresser.
Remontant alors de
terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles fussent fermées, il lui fut
facile d'arriver jusque sous la fenêtre de la chambre à coucher de Mme de Rênal
qui, du côté du jardin, n'est élevée que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.
Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de coeur, que Julien
connaissait bien. A son grand chagrin, cette petite ouverture n'était pas
éclairée par la lumière intérieure d'une veilleuse.
Grand Dieu! se
dit-il, cette nuit, cette chambre n'est pas occupée par Mme de Rênal! Où
sera-t-elle couchée? La famille est à Verrières, puisque j'ai trouvé les chiens;
mais je puis rencontrer dans cette chambre, sans veilleuse, M. de Rênal lui-même
ou un étranger, et alors quel esclandre!
Le plus prudent était de se
retirer; mais ce parti fit horreur à Julien. Si c'est un étranger, je me
sauverai à toutes jambes, abandonnant mon échelle; mais si c'est elle, quelle
réception m'attend? Elle est tombée dans le repentir et dans la plus haute
piété, je n'en puis douter; mais enfin, elle a encore quelque souvenir de moi,
puisqu'elle vient de m'écrire. Cette raison le décida.
Le coeur
tremblant, mais cependant résolu à périr ou à la voir, il jeta de petits
cailloux contre le volet; point de réponse. Il appuya son échelle à côté de la
fenêtre, et frappa lui-même contre le volet, d'abord doucement, puis plus fort.
Quelque obscurité qu'il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien.
Cette idée réduisit l'entreprise folle à une question de bravoure.
Cette
chambre est inhabitée cette nuit, pensa-t-il, ou, quelle que soit la personne
qui y couche, elle est éveillée maintenant. Ainsi plus rien à ménager envers
elle; il faut seulement tâcher de n'être pas entendu par les personnes qui
couchent dans les autres chambres.
Il descendit, plaça son échelle
contre un des volets, remonta, et passant la main dans l'ouverture en forme de
coeur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attaché au crochet
qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer; ce fut avec une joie inexprimable
qu'il sentit que ce volet n'était plus retenu et cédait à son effort. Il faut
l'ouvrir petit à petit, et faire reconnaître ma voix. Il ouvrit le volet assez
pour passer la tête, et en répétant à voix basse: C'est un ami .
Il s'assura, en prêtant l'oreille, que rien ne troublait le silence
profond de la chambre. Mais décidément, il n'y avait point de veilleuse, même à
demi éteinte, dans la cheminée; c'était un bien mauvais signe.
Gare le
coup de fusil! Il réfléchit un peu; puis, avec le doigt, il osa frapper contre
la vitre: pas de réponse; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre,
il faut en finir. Comme il frappait très fort, il crut entrevoir, au milieu de
l'extrême obscurité, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin,
il n'y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s'avancer avec une
extrême lenteur. Tout à coup il vit une joue qui s'appuyait à la vitre contre
laquelle était son oeil.
Il tressaillit, et s'éloigna un peu. Mais la
nuit était tellement noire que, même à cette distance, il ne put distinguer si
c'était Mme de Rênal. Il craignait un premier cri d'alarme; il entendait les
chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son échelle. C'est moi,
répétait-il assez haut, un ami. Pas de réponse; le fantôme blanc avait disparu.
Daignez m'ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux! et il
frappait de façon à briser la vitre.
Un petit bruit sec se fit entendre;
l'espagnolette de la fenêtre cédait; il poussa la croisée et sauta légèrement
dans la chambre.
Le fantôme blanc s'éloignait; il lui prit les bras;
c'était une femme. Toutes ses idées de courage s'évanouirent. Si c'est elle, que
va-t-elle dire? Que devint-il, quand il comprit à un petit cri que c'était Mme
de Rênal?
Il la serra dans ses bras; elle tremblait, et avait à peine la
force de le repousser.
-- Malheureux! que faites-vous?
A peine
si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit l'indignation la
plus vraie.
-- Je viens vous voir après quatorze mois d'une cruelle
séparation.
-- Sortez, quittez-moi à l'instant. Ah! M. Chélan, pourquoi
m'avoir empêché de lui écrire? j'aurais prévenu cette horreur. Elle le repoussa
avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime; le ciel a
daigné m'éclairer, répétait-elle d'une voix entrecoupée. Sortez! fuyez!
-- Après quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas
sans vous avoir parlé. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah! je vous ai
assez aimée pour mériter cette confidence... je veux tout savoir.
Malgré
Mme de Rênal, ce ton d'autorité avait de l'empire sur son coeur.
Julien,
qui la tenait serrée avec passion, et résistait à ses efforts pour se dégager,
cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura un peu Mme de Rênal.
-- Je vais retirer l'échelle, dit-il, pour qu'elle ne nous compromette
pas si quelque domestique, éveillé par le bruit, fait une ronde.
-- Ah!
sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une véritable colère. Que
m'importent les hommes? c'est Dieu qui voit l'affreuse scène que vous me faites
et qui m'en punira. Vous abusez lâchement des sentiments que j'eus pour vous,
mais que je n'ai plus. Entendez-vous, monsieur Julien?
Il retirait
l'échelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.
-- Ton mari est-il
à la ville? lui dit-il, non pour la braver, mais emporté par l'ancienne
habitude.
-- Ne me parlez pas ainsi, de grâce, ou j'appelle mon mari. Je
ne suis déjà que trop coupable de ne pas vous avoir chassé, quoi qu'il pût en
arriver. J'ai pitié de vous, lui dit-elle, cherchant à blesser son orgueil
qu'elle connaissait si irritable.
Ce refus de tutoiement, cette façon
brusque de briser un lien si tendre, et sur lequel il comptait encore, portèrent
jusqu'au délire le transport d'amour de Julien.
-- Quoi! est-il possible
que vous ne m'aimiez plus! lui dit-il avec un de ces accents du coeur, si
difficiles à écouter de sang-froid.
Elle ne répondit pas; pour lui, il
pleurait amèrement.
Réellement, il n'avait plus la force de parler.
-- Ainsi je suis complètement oublié du seul être qui m'ait jamais aimé!
A quoi bon vivre désormais? Tout son courage l'avait quitté dès qu'il n'avait
plus eu à craindre le danger de rencontrer un homme; tout avait disparu de son
coeur, hors l'amour.
Il pleura longtemps en silence. [Variante : Elle
entendait le bruit de ses sanglots.] Il prit sa main, elle voulut la retirer; et
cependant, après quelques mouvements presque convulsifs, elle la lui laissa.
L'obscurité était extrême; ils se trouvaient l'un et l'autre assis sur le lit de
Mme de Rênal.
Quelle différence avec ce qui était il y a quatorze mois!
pensa Julien; et ses larmes redoublèrent. Ainsi l'absence détruit sûrement tous
les sentiments de l'homme! [Variante : Il vaut mieux m'en aller.]
--
Daignez me dire ce qui vous est arrivé, dit enfin Julien embarrassé de son
silence et d'une voix coupée par les larmes. [Variante : dit enfin Julien d'une
voix presque éteinte par la douleur.]
-- Sans doute, répondit Mme de
Rênal d'une voix dure, et dont l'accent avait quelque chose de sec et de
reprochant pour Julien, mes égarements étaient connus dans la ville, lors de
votre départ. Il y avait eu tant d'imprudence dans vos démarches! Quelque temps
après, alors j'étais au désespoir, le respectable M. Chélan vint me voir. Ce fut
en vain que, pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut
l'idée de me conduire dans cette église de Dijon, où j'ai fait ma première
communion. Là, il osa parler le premier...
Mme de Rênal fut interrompue
par ses larmes.
-- Quel moment de honte! J'avouai tout. Cet homme si bon
daigna ne point m'accabler du poids de son indignation: il s'affligea avec moi.
Dans ce temps-là, je vous écrivais tous les jours des lettres que je n'osais
vous envoyer; je les cachais soigneusement, et quand j'étais trop malheureuse,
je m'enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.
Enfin, M. Chélan
obtint que je les lui remettrais... Quelques-unes, écrites avec un peu plus de
prudence, vous avaient été envoyées; vous ne me répondiez point.
--
Jamais, je te jure, je n'ai reçu aucune lettre de toi au séminaire.
--
Grand Dieu! qui les aura interceptées?
-- Juge de ma douleur, avant le
jour où je te vis à la cathédrale, je ne savais si tu vivais encore.
--
Dieu me fit la grâce de comprendre combien je péchais envers lui, envers mes
enfants, envers mon mari, reprit Mme de Rênal. Il ne m'a jamais aimée comme je
croyais alors que vous m'aimiez...
Julien se précipita dans ses bras,
réellement sans projet et hors de lui. Mais Mme de Rênal le repoussa, et
continuant avec assez de fermeté:
-- Mon respectable ami, M. Chélan, me
fit comprendre qu'en épousant M. de Rênal, je lui avais engagé toutes mes
affections, même celles que je ne connaissais pas, et que je n'avais jamais
éprouvées avant une liaison fatale... Depuis le grand sacrifice de ces lettres,
qui m'étaient si chères, ma vie s'est écoulée sinon heureusement, du moins avec
assez de tranquillité. Ne la troublez point ; soyez un ami pour moi... le
meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers; elle sentit qu'il
pleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine... Dites-moi à
votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler. Je veux savoir votre
genre de vie au séminaire, répéta-t-elle, puis vous vous en irez.
Sans
penser à ce qu'il racontait, Julien parla des intrigues et des jalousies sans
nombre qu'il avait d'abord rencontrées, puis de sa vie plus tranquille depuis
qu'il avait été nommé répétiteur.
Ce fut alors, ajouta-t-il, qu'après un
long silence, qui sans doute était destiné à me faire comprendre ce que je vois
trop aujourd'hui, que vous ne m'aimiez plus et que j'étais devenu indifférent
pour vous...
Mme de Rênal serra ses mains.
-- Ce fut alors que
vous m'envoyâtes une somme de cinq cents francs.
-- Jamais, dit Mme de
Rênal.
-- C'était une lettre timbrée de Paris et signée Paul Sorel, afin
de déjouer tous les soupçons.
Il s'éleva une petite discussion sur
l'origine possible de cette lettre. La position morale changea. Sans le savoir,
Mme de Rênal et Julien avaient quitté le ton solennel; ils étaient revenus à
celui d'une tendre amitié. Ils ne se voyaient point, tant l'obscurité était
profonde, mais le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la
taille de son amie; ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d'éloigner
le bras de Julien, qui, avec assez d'habileté, attira son attention dans ce
moment par une circonstance intéressante de son récit. Ce bras fut comme oublié
et resta dans la position qu'il occupait.
Après bien des conjectures sur
l'origine de la lettre aux cinq cents francs, Julien avait repris son récit; il
devenait un peu plus maître de lui en parlant de sa vie passée, qui, auprès de
ce qui lui arrivait en cet instant, l'intéressait si peu. Son attention se fixa
tout entière sur la manière dont allait finir sa visite.
-- Vous allez
sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec un accent bref.
Quelle honte pour moi si je suis éconduit! ce sera un remords à
empoisonner toute ma vie, se disait-il, jamais elle ne m'écrira. Dieu sait quand
je reviendrai en ce pays! De ce moment, tout ce qu'il y avait de céleste dans la
position de Julien disparut rapidement de son coeur. Assisà côté d'une femme
qu'il adorait, la serrant presque dans ses bras, dans cette chambre où il avait
été si heureux, au milieu d'une obscurité profonde, distinguant fort bien que
depuis un moment elle pleurait, sentant, au mouvement de sa poitrine, qu'elle
avait des sanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique, presque
aussi calculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du séminaire, il se
voyait en butte à quelque mauvaise plaisanterie de la part d'un de ses camarades
plus fort que lui. Julien faisait durer son récit, et parlait de la vie
malheureuse qu'il avait menée depuis son départ de Verrières. Ainsi, se disait
Mme de Rênal, après un an d'absence, privé presque entièrement de marques de
souvenir, tandis que moi je l'oubliais, il n'était occupé que des jours heureux
qu'il avait trouvés à Vergy. Ses sanglots redoublaient. Julien vit le succès de
son récit. Il comprit qu'il fallait tenter la dernière ressource: il arriva
brusquement à la lettre qu'il venait de recevoir de Paris.
-- J'ai pris
congé de Monseigneur l'évêque.
-- Quoi! vous ne retournez pas à
Besançon! vous nous quittez pour toujours?
-- Oui, répondit Julien d'un
ton résolu; oui, j'abandonne un pays où je suis oublié même de ce que j'ai le
plus aimé en ma vie, et je le quitte pour ne jamais le revoir. Je vais à
Paris...
-- Tu vas à Paris! s'écria assez haut Mme de Rênal.
Sa
voix était presque étouffée par les larmes, et montrait tout l'excès de son
trouble. Julien avait besoin de cet encouragement: il allait tenter une démarche
qui pouvait tout décider contre lui; et avant cette exclamation, n'y voyant
point, il ignorait absolument l'effet qu'il parvenait à produire. Il n'hésita
plus; la crainte du remords lui donnait tout empire sur lui-même; il ajouta
froidement en se levant:
-- Oui, madame, je vous quitte pour toujours,
soyez heureuse; adieu.
Il fit quelques pas vers la fenêtre; déjà il
l'ouvrait. Mme de Rênal s'élança vers lui et se précipita dans ses bras.
[Variante : Il sentit sa tête sur son épaule et qu'elle le serrait dans ses
bras, en collant sa joue contre la sienne.]
Ainsi, après trois heures de
dialogue, Julien obtint ce qu'il avait désiré avec tant de passion pendant les
deux premières. Un peu plus tôt arrivés, le retour aux sentiments tendres,
l'éclipse des remords chez Mme de Rênal eussent été un bonheur divin; ainsi
obtenus avec art, ce ne fut plus qu'un plaisir. Julien voulut absolument, contre
les instances de son amie, allumer la veilleuse.
-- Veux-tu donc, lui
disait-il, qu'il ne me reste aucun souvenir de t'avoir vue? L'amour qui est sans
doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi? la blancheur de cette
jolie main me sera donc invisible? Songe que je te quitte pour bien longtemps
peut-être!
Mme de Rênal n'avait rien à refuser à cette idée qui la
faisait fondre en larmes. [Variante : Quelle honte! se disait Mme de Rênal, mais
elle n'avait rien à refuser à cette idée de séparation pour toujours. Mais]
L'aube commençait à dessiner vivement les contours des sapins sur la montagne à
l'orient de Verrières. Au lieu de s'en aller, Julien ivre de volupté demanda à
Mme de Rênal de passer toute la journée caché dans sa chambre, et de ne partir
que la nuit suivante.
-- Et pourquoi pas? répondit-elle. Cette fatale
rechute m'ôte toute estime pour moi, et fait à jamais mon malheur, et elle le
pressait contre son coeur [Variante : avec ravissement]. Mon mari n'est plus le
même, il a des soupçons; il croit que je l'ai mené dans toute cette affaire, et
se montre fort piqué contre moi. S'il entend le moindre bruit je suis perdue, il
me chassera comme une malheureuse que je suis.
-- Ah! voilà une phrase
de M. Chélan, dit Julien; tu ne m'aurais pas parlé ainsi avant ce cruel départ
pour le séminaire: tu m'aimais alors!
Julien fut récompensé du
sang-froid qu'il avait mis dans ce mot: il vit son amie oublier rapidement le
danger que la présence de son mari lui faisait courir, pour songer au danger
bien plus grand de voir Julien douter de son amour. Le jour croissait rapidement
et éclairait vivement la chambre; Julien retrouva toutes les voluptés de
l'orgueil, lorsqu'il put revoir dans ses bras et presque à ses pieds, cette
femme charmante, la seule qu'il eût aimée et qui, peu d'heures auparavant, était
tout entière à la crainte d'un Dieu terrible et à l'amour de ses devoirs. Des
résolutions fortifiées par un an de constance n'avaient pu tenir devant son
courage.
Bientôt on entendit du bruit dans la maison; une chose à
laquelle elle n'avait pas songé vint troubler Mme de Rênal.
-- Cette
méchante Elisa va entrer dans la chambre, que faire de cette énorme échelle?
dit-elle à son ami; où la cacher? Je vais la porter au grenier, s'écria-t-elle
tout à coup, avec une sorte d'enjouement.
-- [Variante : C'est là ta
physionomie d'autrefois! dit Julien ravi.] Mais il faut passer dans la chambre
du domestique, dit Julien étonné.
-- Je laisserai l'échelle dans le
corridor, j'appellerai le domestique et lui donnerai une commission.
--
Songe à préparer un mot pour le cas où le domestique passant devant l'échelle,
dans le corridor, la remarquera.
-- Oui, mon ange, dit Mme de Rênal en
lui donnant un baiser. Toi, songe à te cacher bien vite sous le lit, si, pendant
mon absence, Elisa entre ici.
Julien fut étonné de cette gaîté soudaine.
Ainsi, pensa-t-il, l'approche d'un danger matériel, loin de la troubler, lui
rend sa gaîté, parce qu'elle oublie ses remords! Femme vraiment supérieure! ah!
voilà un coeur dans lequel il est glorieux de régner! Julien était ravi.
Mme de Rênal prit l'échelle; elle était évidemment trop pesante pour
elle. Julien allait à son secours; il admirait cette taille élégante et qui
était si loin d'annoncer de la force, lorsque tout à coup, sans aide, elle
saisit l'échelle, et l'enleva comme elle eût fait une chaise. Elle la porta
rapidement dans le corridor du troisième étage où elle la coucha le long du mur.
Elle appela le domestique, et pour lui laisser le temps de s'habiller, monta au
colombier. Cinq minutes après, à son retour dans le corridor, elle ne trouva
plus l'échelle. Qu'était-elle devenue? Si Julien eût été hors de la maison, ce
danger ne l'eût guère touchée. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette
échelle! cet incident pouvait être abominable. Mme de Rênal courait partout.
Enfin elle découvrit cette échelle sous le toit où le domestique l'avait portée
et même cachée. Cette circonstance était singulière, autrefois elle l'eût
alarmée.
Que m'importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans
vingt-quatre heures, quand Julien sera parti? tout ne sera-t-il pas alors pour
moi horreur et remords?
Elle avait comme une idée vague de devoir
quitter la vie, mais qu'importe! Après une séparation qu'elle avait crue
éternelle, il lui était rendu, elle le revoyait, et ce qu'il avait fait pour
parvenir jusqu'à elle montrait tant d'amour!
En racontant l'événement de
l'échelle à Julien:
-- Que répondrai-je à mon mari, lui dit-elle, si le
domestique lui conte qu'il a trouvé cette échelle? Elle rêva un instant; il leur
faudra vingt-quatre heures pour découvrir le paysan qui te l'a vendue; et se
jetant dans les bras de Julien, en le serrant d'un mouvement convulsif: Ah!
mourir, mourir ainsi! s'écriait-elle en le couvrant de baisers; mais il ne faut
pas que tu meures de faim, dit-elle en riant.
Viens; d'abord je vais te
cacher dans la chambre de Mme Derville, qui reste toujours fermée à clef. Elle
alla veiller à l'extrémité du corridor, et Julien passa en courant. Garde-toi
d'ouvrir, si l'on frappe, lui dit-elle en l'enfermant à clef; dans tous les cas,
ce ne serait qu'une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.
--
Fais-les venir dans le jardin, sous la fenêtre, dit Julien, que j'aie le plaisir
de les voir, fais-les parler.
-- Oui, oui, lui cria Mme de Rênal en
s'éloignant.
Elle revint bientôt avec des oranges, des biscuits, une
bouteille de vin de Malaga; il lui avait été impossible de voler du pain.
-- Que fait ton mari? dit Julien.
-- Il écrit des projets de
marchés avec des paysans.
Mais huit heures avaient sonné, on faisait
beaucoup de bruit dans la maison. Si l'on n'eût pas vu Mme de Rênal, on l'eût
cherchée partout; elle fut obligée de le quitter. Bientôt elle revint, contre
toute prudence, lui apportant une tasse de café; elle tremblait qu'il ne mourût
de faim. Après le déjeuner, elle réussit à amener les enfants sous la fenêtre de
la chambre de Mme Derville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris
l'air commun, ou bien ses idées avaient changé.
Mme de Rênal leur parla
de Julien. L'aîné répondit avec amitié et regrets pour l'ancien précepteur; mais
il se trouva que les cadets l'avaient presque oublié.
M. de Rênal ne
sortit pas ce matin-là; il montait et descendait sans cesse dans la maison,
occupé à faire des marchés avec des paysans, auxquels il vendait sa récolte de
pommes de terre. Jusqu'au dîner, Mme de Rênal n'eut pas un instant à donner à
son prisonnier. Le dîner sonné et servi, elle eut l'idée de voler pour lui une
assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la
chambre qu'il occupait, portant cette assiette avec précaution, elle se trouva
face à face avec le domestique qui avait caché l'échelle le matin. Dans ce
moment, il s'avançait aussi sans bruit dans le corridor et comme écoutant.
Probablement Julien avait marché avec imprudence. Le domestique s'éloigna un peu
confus. Mme de Rênal entra hardiment chez Julien; cette rencontre le fit frémir.
-- Tu as peur, lui dit-elle; moi, je braverais tous les dangers du monde
et sans sourciller. Je ne crains qu'une chose, c'est le moment où je serai seule
après ton départ, et elle le quitta en courant.
-- Ah! se dit Julien
exalté, le remords est le seul danger que redoute cette âme sublime!
Enfin le soir vint. M. de Rênal alla au casino. Sa femme avait annoncé
une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hâta de renvoyer Elisa, et
se releva bien vite pour aller ouvrir à Julien.
Il se trouva que
réellement il mourait de faim. Mme de Rênal alla à l'office chercher du pain.
Julien entendit un grand cri. Mme de Rênal revint, et lui raconta qu'entrant
dans l'office sans lumière, s'approchant d'un buffet où l'on serrait le pain, et
étendant la main, elle avait touché un bras de femme. C'était Elisa qui avait
jeté le cri entendu par Julien.
-- Que faisait-elle là?
-- Elle
volait quelques sucreries, ou bien elle nous épiait, dit Mme de Rênal avec une
indifférence complète. Mais heureusement j'ai trouvé un pâté et un gros pain.
-- Qu'y a-t-il donc là? dit Julien, en lui montrant les poches de son
tablier.
Mme de Rênal avait oublié que, depuis le dîner, elles étaient
remplies de pain.
Julien la serra dans ses bras avec la plus vive
passion; jamais elle ne lui avait semblé si belle. Même à Paris, se disait-il
confusément, je ne pourrai rencontrer un plus grand caractère. Elle avait toute
la gaucherie d'une femme peu accoutumée à ces sortes de soins, et en même temps
le vrai courage d'un être qui ne craint que des dangers d'un autre ordre et bien
autrement terribles.
Pendant que Julien soupait de grand appétit, et que
son amie le plaisantait sur la simplicité de ce repas, car elle avait horreur de
parler sérieusement, la porte de la chambre fut tout à coup secouée avec force.
C'était M. de Rênal.
-- Pourquoi t'es-tu enfermée? lui criait-il.
Julien n'eut que le temps de se glisser sous le canapé.
-- Quoi!
vous êtes tout habillée, dit M. de Rênal en entrant; vous soupez, et vous avez
fermé votre porte à clef!
Les jours ordinaires, cette question, faite
avec toute la sécheresse conjugale, eût troublé Mme de Rênal, mais elle sentait
que son mari n'avait qu'à se baisser un peu pour apercevoir Julien; car M. de
Rênal s'était jeté sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant
vis-à-vis le canapé.
La migraine servit d'excuse à tout. Pendant qu'à
son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu'il avait
gagnée au billard du casino, une poule de dix-neuf francs ma foi! ajoutait-il,
elle aperçut sur une chaise, à trois pas devant eux, le chapeau de Julien. Son
sang-froid redoubla, elle se mit à se déshabiller, et, dans un certain moment,
passant rapidement derrière son mari, jeta une robe sur la chaise au chapeau.
M. de Rênal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le récit de sa
vie au séminaire; hier je ne t'écoutais pas, je ne songeais, pendant que tu
parlais, qu'à obtenir de moi de te renvoyer.
Elle était l'imprudence
même. Ils parlaient très haut; et il pouvait être deux heures du matin, quand
ils furent interrompus par un coup violent à la porte. C'était encore M. de
Rênal.
-- Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison!
disait-il, Saint-Jean a trouvé leur échelle ce matin.
-- Voici la fin de
tout, s'écria Mme de Rênal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous
tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs; je vais mourir dans tes bras,
plus heureuse à ma mort que je ne le fus de la vie. Elle ne répondait nullement
à son mari qui se fâchait, elle embrassait Julien avec passion.
-- Sauve
la mère de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter
dans la cour par la fenêtre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens
m'ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussitôt
que tu pourras. En attendant, laisse enfoncer la porte. Surtout, point d'aveux,
je le défends, il vaut mieux qu'il ait des soupçons que des certitudes.
-- Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule réponse et sa seule
inquiétude.
Elle alla avec lui à la fenêtre du cabinet; elle prit
ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de
colère. Il regarda dans la chambre, dans le cabinet, sans mot dire, et disparut.
Les habits de Julien lui furent jetés, il les saisit, et courut rapidement vers
le bas du jardin du côté du Doubs.
Comme il courait, il entendit siffler
une balle, et aussitôt le bruit d'un coup de fusil.
Ce n'est pas M. de
Rênal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence à
ses côtés, un second coup cassa apparemment la patte à un chien, car il se mit à
pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d'une terrasse, fit à couvert
une cinquantaine de pas, et se remit à fuir dans une autre direction. Il
entendit des voix qui s'appelaient, et vit distinctement le domestique, son
ennemi, tirer un coup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l'autre côté
du jardin, mais déjà Julien avait gagné la rive du Doubs où il s'habillait.
Une heure après, il était à une lieue de Verrières, sur la route de
Genève; si l'on a des soupçons, pensa Julien, c'est sur la route de Paris qu'on
me cherchera.
LIVRE SECOND
Elle n'est pas jolie,
elle n'a point de rouge. SAINTE-BEUVE.
CHAPITRE PREMIER
LES
PLAISIRS DE LA CAMPAGNE
O rus quando ego te aspiciam!
VIRGILE.
-- Monsieur vient sans doute attendre
la malle-poste de Paris? lui dit le maître d'une auberge où il s'arrêta pour
déjeuner.
-- Celle d'aujourd'hui ou celle de demain, peu m'importe, dit
Julien.
La malle-poste arriva comme il faisait l'indifférent. Il y avait
deux places libres.
-- Quoi! c'est toi, mon pauvre Falcoz, dit le
voyageur qui arrivait du côté de Genève à celui qui montait en voiture en même
temps que Julien.
-- Je te croyais établi aux environs de Lyon, dit
Falcoz, dans une délicieuse vallée près du Rhône?
-- Joliment établi. Je
fuis.
-- Comment! tu fuis? toi Saint-Giraud, avec cette mine sage, tu as
commis quelque crime? dit Falcoz en riant.
-- Ma foi, autant vaudrait.
Je fuis l'abominable vie que l'on mène en province. J'aime la fraîcheur des bois
et la tranquillité champêtre, comme tu sais; tu m'as souvent accusé d'être
romanesque. Je ne voulais de la vie entendre parler politique, et la politique
me chasse.
-- Mais de quel parti es-tu?
-- D'aucun, et c'est ce
qui me perd. Voici toute ma politique: J'aime la musique, la peinture; un bon
livre est un événement pour moi; je vais avoir quarante-quatre ans. Que me
reste-t-il à vivre? Quinze, vingt, trente ans tout au plus? Eh bien! je tiens
que dans trente ans, les ministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi
honnêtes gens que ceux d'aujourd'hui. L'histoire d'Angleterre me sert de miroir
pour notre avenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa
prérogative; toujours l'ambition de devenir député, la gloire et les centaines
de mille francs gagnés par Mirabeau empêcheront de dormir les gens riches de la
province: ils appelleront cela être libéral et aimer le peuple. Toujours l'envie
de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre galopera les ultras. Sur le
vaisseau de l'Etat, tout le monde voudra s'occuper de la manoeuvre, car elle est
bien payée. N'y aura-t-il donc jamais une pauvre petite place pour le simple
passager?
-- Au fait, au fait, qui doit être fort plaisant avec ton
caractère tranquille. Sont-ce les dernières élections qui te chassent de ta
province?
-- Mon mal vient de plus loin. J'avais, il y a quatre ans,
quarante ans et cinq cent mille francs; j'ai quatre ans de plus aujourd'hui, et
probablement cinquante mille francs de moins, que je vais perdre sur la vente de
mon château de Monfleury, près du Rhône, position superbe.
A Paris,
j'étais las de cette comédie perpétuelle, à laquelle oblige ce que vous appelez
la civilisation du XIXe siècle. J'avais soif de bonhomie et de simplicité.
J'achète une terre dans les montagnes près du Rhône, rien d'aussi beau sous le
ciel.
Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la
cour pendant six mois; je leur donne à dîner; j'ai quitté Paris, leur dis-je,
pour de ma vie ne parler ni n'entendre parler politique. Comme vous le voyez, je
ne suis abonné à aucun journal. Moins le facteur de la poste m'apporte de
lettres, plus je suis content.
Ce n'était pas le compte du vicaire;
bientôt je suis en butte à mille demandes indiscrètes, tracasseries, etc. Je
voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvres, on me les demande
pour des associations pieuses: celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge, etc.
je refuse: alors on me fait cent insultes. J'ai la bêtise d'en être piqué. Je ne
puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beauté de nos montagnes, sans
trouver quelque ennui qui me tire de mes rêveries, et me rappelle
désagréablement les hommes et leur méchanceté. Aux processions des Rogations,
par exemple, dont le chant me plaît (c'est probablement une mélodie grecque), on
ne bénit plus mes champs, parce que, dit le vicaire, ils appartiennent à un
impie. La vache d'une vieille paysanne dévote meurt, elle dit que c'est à cause
du voisinage d'un étang qui appartient à moi impie, philosophe venant de Paris,
et huit jours après je trouve tous mes poissons le ventre en l'air empoisonnés
avec de la chaux. La tracasserie m'environne sous toutes les formes. Le juge de
paix, honnête homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours tort. La
paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l'on m'a vu abandonné par le
vicaire, chef de la congrégation du village, et non soutenu par le capitaine en
retraite, chef des libéraux, tous me sont tombés dessus, jusqu'au maçon que je
faisais vivre depuis un an, jusqu'au charron qui voulait me friponner impunément
en raccommodant mes charrues.
Afin d'avoir un appui et de gagner
pourtant quelques-uns de mes procès, je me fais libéral; mais, comme tu dis, ces
diables d'élections arrivent, on me demande ma voix...
-- Pour un
inconnu?
-- Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je
refuse, imprudence affreuse! dès ce moment, me voilà aussi les libéraux sur les
bras, ma position devient intolérable. Je crois que s'il fût venu dans la tête
au vicaire de m'accuser d'avoir assassiné ma servante, il y aurait eu vingt
témoins des deux partis, qui auraient juré avoir vu commettre le crime.
-- Tu veux vivre à la campagne sans servir les passions de tes voisins,
sans même écouter leurs bavardages. Quelle faute!...
-- Enfin elle est
réparée. Monfleury est en vente, je perds cinquante mille francs, s'il le faut,
mais je suis tout joyeux, je quitte cet enfer d'hypocrisie et de tracasseries.
Je vais chercher la solitude et la paix champêtre au seul lieu où elles existent
en France, dans un quatrième étage donnant sur les Champs-Elysées. Et encore
j'en suis à délibérer, si je ne commencerai pas ma carrière politique, dans le
quartier du Roule, par rendre le pain bénit à la paroisse.
-- Tout cela
ne te fût pas arrivé sous Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux brillants de
courroux et de regret.
-- A la bonne heure, mais pourquoi n'a-t-il pas
su se tenir en place, ton Bonaparte? tout ce dont je souffre aujourd'hui, c'est
lui qui l'a fait.
Ici l'attention de Julien redoubla. Il avait compris
du premier mot que le bonapartiste Falcoz était l'ancien ami d'enfance de M. de
Rênal, par lui répudié en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait être frère
de ce chef de bureau à la préfecture de..., qui savait se faire adjuger à bon
compte les maisons des communes.
-- Et tout cela c'est ton Bonaparte qui
l'a fait, continuait Saint-Giraud. Un honnête homme, inoffensif s'il en fut,
avec quarante ans et cinq cent mille francs, ne peut pas s'établir en province
et y trouver la paix; ses prêtres et ses nobles l'en chassent.
-- Ah! ne
dis pas de mal de lui, s'écria Falcoz, jamais la France n'a été si haut dans
l'estime des peuples que pendant les treize ans qu'il a régné. Alors, il y avait
de la grandeur dans tout ce qu'on faisait.
-- Ton Empereur, que le
diable emporte, reprit l'homme de quarante-quatre ans, n'a été grand que sur ses
champs de bataille, et lorsqu'il a rétabli les finances vers 1802. Que veut dire
toute sa conduite depuis? Avec ses chambellans, sa pompe et ses réceptions aux
Tuileries, il a donné une nouvelle édition de toutes les niaiseries
monarchiques. Elle était corrigée, elle eût pu passer encore un siècle ou deux.
Les nobles et les prêtres ont voulu revenir à l'ancienne, mais ils n'ont pas la
main de fer qu'il faut pour la débiter au public.
-- Voilà bien le
langage d'un ancien imprimeur!
-- Qui me chasse de ma terre? continua
l'imprimeur en colère. Les prêtres, que Napoléon a rappelés par son concordat,
au lieu de les traiter comme l'Etat traite les médecins, les avocats, les
astronomes, de ne voir en eux que des citoyens, sans s'inquiéter de l'industrie
par laquelle ils cherchent à gagner leur vie. Y aurait-il aujourd'hui des
gentilshommes insolents, si ton Bonaparte n'eût fait des barons et des comtes?
Non, la mode en était passée. Après les prêtres, ce sont les petits nobles
campagnards qui m'ont donné le plus d'humeur, et m'ont forcé à me faire libéral.
La conversation fut infinie, ce texte va occuper la France encore un
demi-siècle. Comme Saint-Giraud répétait toujours qu'il était impossible de
vivre en province, Julien proposa timidement l'exemple de M. de Rênal.
-- Parbleu, jeune homme, vous êtes bon! s'écria Falcoz; il s'est fait
marteau pour n'être pas enclume, et un terrible marteau encore. Mais je le vois
débordé par le Valenod. Connaissez-vous ce coquin-là? voilà le véritable. Que
dira votre M. de Rênal lorsqu'il se verra destitué un de ces quatre matins, et
le Valenod mis à sa place?
-- Il restera tête à tête avec ses crimes,
dit Saint-Giraud. Vous connaissez donc Verrières, jeune homme? Eh bien!
Bonaparte, que le ciel confonde, lui et ses friperies monarchiques, a rendu
possible le règne des Rênal et des Chélan, qui a amené le règne des Valenod et
des Maslon.
Cette conversation d'une sombre politique étonnait Julien,
et le distrayait de ses rêveries voluptueuses.
Il fut peu sensible au
premier aspect de Paris, aperçu dans le lointain. Les châteaux en Espagne sur
son sort à venir avaient à lutter avec le souvenir encore présent des
vingt-quatre heures qu'il venait de passer à Verrières. Il se jurait de ne
jamais abandonner les enfants de son amie, et de tout quitter pour les protéger,
si les impertinences des prêtres nous donnent la république et les persécutions
contre les nobles.
Que serait-il arrivé la nuit de son arrivée à
Verrières, si, au moment où il appuyait son échelle contre la croisée de la
chambre à coucher de Mme de Rênal, il avait trouvé cette chambre occupée par un
étranger, ou par M. de Rênal?
Mais aussi quelles délices les deux
premières heures, quand son amie voulait sincèrement le renvoyer et qu'il
plaidait sa cause, assis auprès d'elle dans l'obscurité! Une âme comme celle de
Julien est suivie par de tels souvenirs durant toute une vie. Le reste de
l'entrevue se confondait déjà avec les premières époques de leurs amours,
quatorze mois auparavant.
Julien fut réveillé de sa rêverie profonde,
parce que la voiture s'arrêta. On venait d'entrer dans la cour des postes, rue
J.-J.-Rousseau. -- Je veux aller à la Malmaison, dit-il à un cabriolet qui
s'approcha.
-- A cette heure, monsieur, et pour quoi faire?
--
Que vous importe! marchez.
Toute vraie passion ne songe qu'à elle. C'est
pourquoi, ce me semble, les passions sont si ridicules à Paris, où le voisin
prétend toujours qu'on pense beaucoup à lui. Je me garderai de raconter les
transports de Julien à la Malmaison. Il pleura. Quoi! malgré les vilains murs
blancs construits cette année, et qui coupent ce parc en morceaux? Oui,
monsieur: pour Julien comme pour la postérité, il n'y avait rien entre Arcole,
Sainte-Hélène et la Malmaison.
Le soir, Julien hésita beaucoup avant
d'entrer au spectacle, il avait des idées étranges sur ce lieu de perdition.
Une profonde méfiance l'empêcha d'admirer le Paris vivant, il n'était
touché que des monuments laissés par son héros.
Me voici donc dans le
centre de l'intrigue et de l'hypocrisie! Ici règnent les protecteurs de l'abbé
de Frilair.
Le soir du troisième jour, la curiosité l'emporta sur le
projet de tout voir avant de se présenter à l'abbé Pirard. Cet abbé lui
expliqua, d'un ton froid, le genre de vie qui l'attendait chez M. de La Mole.
-- Si au bout de quelques mois vous n'êtes pas utile, vous rentrerez au
séminaire, mais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquis, l'un des
plus grands seigneurs de France. Vous porterez l'habit noir, mais comme un homme
qui est en deuil, et non pas comme un ecclésiastique. J'exige que, trois fois la
semaine, vous suiviez vos études en théologie dans un séminaire, où je vous
ferai présenter. Chaque jour, à midi, vous vous établirez dans la bibliothèque
du marquis, qui compte vous employer à faire des lettres pour des procès et
d'autres affaires. Le marquis écrit, en deux mots, en marge de chaque lettre
qu'il reçoit, le genre de réponse qu'il faut y faire. J'ai prétendu qu'au bout
de trois mois, vous seriez en état de faire ces réponses, de façon que, sur
douze que vous présenterez à la signature du marquis, il puisse en signer huit
ou neuf. Le soir, à huit heures, vous mettrez son bureau en ordre, et à dix vous
serez libre.
Il se peut, continua l'abbé Pirard, que quelque vieille
dame ou quelque homme au ton doux vous fasse entrevoir des avantages immenses,
ou tout grossièrement vous offre de l'or pour lui montrer les lettres reçues par
le marquis...
-- Ah monsieur! s'écria Julien rougissant.
-- Il
est singulier, dit l'abbé avec un sourire amer, que pauvre comme vous l'êtes, et
après une année de séminaire, il vous reste encore de ces indignations
vertueuses. Il faut que vous ayez été bien aveugle!
Serait-ce la force
du sang? se dit l'abbé à demi-voix et comme se parlant à soi-même. Ce qu'il y a
de singulier, ajouta-t-il en regardant Julien, c'est que le marquis vous
connaît... Je ne sais comment. Il vous donne, pour commencer, cent louis
d'appointements. C'est un homme qui n'agit que par caprice, c'est là son défaut;
il luttera d'enfantillages avec vous. S'il est content, vos appointements
pourront s'élever par la suite jusqu'à huit mille francs.
Mais vous
sentez bien, reprit l'abbé d'un ton aigre, qu'il ne vous donne pas tout cet
argent pour vos beaux yeux. Il s'agit d'être utile. A votre place, moi, je
parlerais très peu, et surtout je ne parlerais jamais de ce que j'ignore.
Ah! dit l'abbé, j'ai pris des informations pour vous; j'oubliais la
famille de M. de La Mole. Il a deux enfants, une fille et un fils de dix-neuf
ans, élégant par excellence, espèce de fou, qui ne sait jamais à midi ce qu'il
fera à deux heures. Il a de l'esprit, de la bravoure; il a fait la guerre
d'Espagne. Le marquis espère, je ne sais pourquoi, que vous deviendrez l'ami du
jeune comte Norbert. J'ai dit que vous étiez un grand latiniste, peut-être
compte-t-il que vous apprendrez à son fils quelques phrases toutes faites, sur
Cicéron et Virgile.
A votre place, je ne me laisserais jamais plaisanter
par ce beau jeune homme; et, avant de céder à ses avances parfaitement polies,
mais un peu gâtées par l'ironie, je me les ferais répéter plus d'une fois.
Je ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous mépriser
d'abord, parce que vous n'êtes qu'un petit bourgeois. Son aïeul à lui était de
la Cour, et eut l'honneur d'avoir la tête tranchée en place de Grève le 26 avril
1574, pour une intrigue politique. Vous, vous êtes le fils d'un charpentier de
Verrières, et de plus, aux gages de son père. Pesez bien ces différences, et
étudiez l'histoire de cette famille dans Moreri; tous les flatteurs qui dînent
chez eux y font de temps en temps ce qu'ils appellent des allusions délicates.
Prenez garde à la façon dont vous répondrez aux plaisanteries de M. le
comte Norbert de La Mole, chef d'escadron de hussards et futur pair de France,
et ne venez pas me faire des doléances par la suite.
-- Il me semble,
dit Julien en rougissant beaucoup, que je ne devrais pas même répondre à un
homme qui me méprise.
-- Vous n'avez pas d'idée de ce mépris-là; il ne
se montrera que par des compliments exagérés. Si vous étiez un sot, vous
pourriez vous y laisser prendre; si vous vouliez faire fortune, vous devriez
vous y laisser prendre.
-- Le jour où tout cela ne me conviendra plus,
dit Julien, passerai-je pour un ingrat, si je retourne à ma petite cellule n°
103?
-- Sans doute, répondit l'abbé, tous les complaisants de la maison
vous calomnieront, mais je paraîtrai, moi. Adsum qui feci . Je dirai que
c'est de moi que vient cette résolution.
Julien était navré du ton amer
et presque méchant qu'il remarquait chez M. Pirard; ce ton gâtait tout à fait sa
dernière réponse.
Le fait est que l'abbé se faisait un scrupule de
conscience d'aimer Julien, et c'est avec une sorte de terreur religieuse qu'il
se mêlait aussi directement du sort d'un autre.
-- Vous verrez encore,
ajouta-t-il avec la même mauvaise grâce, et comme accomplissant un devoir
pénible, vous verrez Mme la marquise de La Mole. C'est une grande femme blonde,
dévote, hautaine, parfaitement polie, et encore plus insignifiante. Elle est
fille du vieux duc de Chaulnes, si connu par ses préjugés nobiliaires. Cette
grande dame est une sorte d'abrégé, en haut relief, de ce qui fait au fond le
caractère des femmes de son rang. Elle ne cache pas, elle, qu'avoir eu des
ancêtres qui soient allés aux croisades est le seul avantage qu'elle estime.
L'argent ne vient que longtemps après: cela vous étonne? Nous ne sommes plus en
province, mon ami.
Vous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs
parler de nos princes avec un ton de légèreté singulier. Pour Mme de La Mole,
elle baisse la voix par respect toutes les fois qu'elle nomme un prince et
surtout une princesse. Je ne vous conseillerais pas de dire devant elle que
Philippe II ou Henri VIII furent des monstres. Ils ont été ROIS, ce qui leur
donne des droits imprescriptibles aux respects de tous et surtout aux respects
d'êtres sans naissance, tels que vous et moi. Cependant, ajouta M. Pirard, nous
sommes prêtres, car elle vous prendra pour tel; à ce titre elle nous considère
comme des valets de chambre nécessaires à son salut.
-- Monsieur, dit
Julien, il me semble que je ne serai pas longtemps à Paris.
-- A la
bonne heure; mais remarquez qu'il n'y a de fortune, pour un homme de notre robe,
que par les grands seigneurs. Avec ce je ne sais quoi d'indéfinissable, du moins
pour moi, qu'il y a dans votre caractère, si vous ne faites pas fortune vous
serez persécuté; il n'y a pas de moyen terme pour vous. Ne vous abusez pas. Les
hommes voient qu'ils ne vous font pas plaisir en vous adressant la parole; dans
un pays social comme celui-ci, vous êtes voué au malheur, si vous n'arrivez pas
aux respects.
Que seriez-vous devenu à Besançon, sans ce caprice du
marquis de La Mole? Un jour, vous comprendrez toute la singularité de ce qu'il
fait pour vous, et, si vous n'êtes pas un monstre, vous aurez pour lui et sa
famille une éternelle reconnaissance. Que de pauvres abbés, plus savants que
vous, ont vécu des années à Paris, avec les quinze sous de leur messe et les dix
sous de leurs arguments en Sorbonne!... Rappelez-vous ce que je vous contais,
l'hiver dernier, des premières années de ce mauvais sujet de cardinal Dubois.
Votre orgueil se croirait-il, par hasard, plus de talent que lui?
Moi,
par exemple, homme tranquille et médiocre, je comptais mourir dans mon
séminaire; j'ai eu l'enfantillage de m'y attacher. Eh bien! j'allais être
destitué quand j'ai donné ma démission. Savez-vous quelle était ma fortune?
J'avais cinq cent vingt francs de capital, ni plus ni moins; pas un ami, à peine
deux ou trois connaissances. M. de La Mole, que je n'avais jamais vu, m'a tiré
de ce mauvais pas; il n'a eu qu'un mot à dire, et l'on m'a donné une cure dont
tous les paroissiens sont des gens aisés, au-dessus des vices grossiers, et le
revenu me fait honte, tant il est peu proportionné à mon travail. Je ne vous ai
parlé aussi longtemps que pour mettre un peu de plomb dans cette tête.
Encore un mot: j'ai le malheur d'être irascible; il est possible que
vous et moi nous cessions de nous parler.
Si les hauteurs de la
marquise, ou les mauvaises plaisanteries de son fils, vous rendent cette maison
décidément insupportable, je vous conseille de finir vos études dans quelque
séminaire à trente lieues de Paris, et plutôt au nord qu'au midi. Il y a au nord
plus de civilisation et moins d'injustices; et, ajouta-t-il en baissant la voix,
il faut que je l'avoue, le voisinage des journaux de Paris fait peur aux petits
tyrans.
Si nous continuons à trouver du plaisir à nous voir, et que la
maison du marquis ne vous convienne pas, je vous offre la place de mon vicaire,
et je partagerai par moitié avec vous ce que rend cette cure. Je vous dois cela
et plus encore, ajouta-t-il en interrompant les remerciements de Julien, pour
l'offre singulière que vous m'avez faite à Besançon. Si au lieu de cinq cent
vingt francs, je n'avais rien eu, vous m'eussiez sauvé.
L'abbé avait
perdu son ton de voix cruel. A sa grande honte, Julien se sentit les larmes aux
yeux; il mourait d'envie de se jeter dans les bras de son ami: il ne put
s'empêcher de lui dire, de l'air le plus mâle qu'il put affecter:
--
J'ai été haï de mon père depuis le berceau; c'était un de mes grands malheurs;
mais je ne me plaindrai plus du hasard, j'ai retrouvé un père en vous, monsieur.
-- C'est bon, c'est bon, dit l'abbé embarrassé; puis rencontrant fort à
propos un mot de directeur de séminaire: il ne faut jamais dire le hasard, mon
enfant, dites toujours la Providence.
Le fiacre s'arrêta; le cocher
souleva le marteau de bronze d'une porte immense: c'était l'HOTEL DE LA MOLE;
et, pour que les passants ne pussent en douter, ces mots se lisaient sur un
marbre noir au-dessus de la porte.
Cette affectation déplut à Julien.
Ils ont tant de peur des jacobins! Ils voient un Robespierre et sa charrette
derrière chaque haie; ils en sont souvent à mourir de rire, et ils affichent
ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d'émeute, et la
pille. Il communiqua sa pensée à l'abbé Pirard.
-- Ah! pauvre enfant,
vous serez bientôt mon vicaire. Quelle épouvantable idée vous est venue là!
-- Je ne trouve rien de si simple, dit Julien.
La gravité du
portier et surtout la propreté de la cour l'avaient frappé d'admiration. Il
faisait un beau soleil.
-- Quelle architecture magnifique! dit-il à son
ami.
Il s'agissait d'un de ces hôtels à façade si plate du faubourg
Saint-Germain, bâtis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la mode et le
beau n'ont été si loin l'un de l'autre.
CHAPITRE II
ENTREE DANS LE MONDE
Souvenir ridicule et touchant:
le premier salon où à dix-huit ans l'on a paru seul et sans appui! le regard
d'une femme suffisait pour m'intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais
gauche. Je me faisais de tout les idées les plus fausses; ou je me livrais sans
motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu'il m'avait regardé d'un
air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidité, qu'un beau
jour était beau!
KANT.
Julien s'arrêtait ébahi
au milieu de la cour.
-- Ayez donc l'air raisonnable, dit l'abbé Pirard;
il vous vient des idées horribles, et puis vous n'êtes qu'un enfant! Où est le
nil mirari d'Horace? (Jamais d'enthousiasme.) Songez que ce peuple de
laquais, vous voyant établi ici, va chercher à se moquer de vous; ils verront en
vous un égal, mis injustement au-dessus d'eux. Sous les dehors de la bonhomie,
des bons conseils, du désir de vous guider, ils vont essayer de vous faire
tomber dans quelque grosse balourdise.
-- Je les en défie, dit Julien en
se mordant la lèvre, et il reprit toute sa méfiance.
Les salons que ces
messieurs traversèrent au premier étage, avant d'arriver au cabinet du marquis,
vous eussent semblé, ô mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les
donnerait tels qu'ils sont, que vous refuseriez de les habiter; c'est la patrie
du bâillement et du raisonnement triste. Ils redoublèrent l'enchantement de
Julien. Comment peut-on être malheureux, pensait-il, quand on habite un séjour
aussi splendide!
Enfin, ces messieurs arrivèrent à la plus laide des
pièces de ce superbe appartement: à peine s'il y faisait jour; là, se trouva un
petit homme maigre, à l'oeil vif et en perruque blonde. L'abbé se retourna vers
Julien et le présenta. C'était le marquis. Julien eut beaucoup de peine à le
reconnaître, tant il lui trouva l'air poli. Ce n'était plus le grand seigneur, à
mine si altière, de l'abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla à Julien que sa perruque
avait beaucoup trop de cheveux. A l'aide de cette sensation, il ne fut point du
tout intimidé. Le descendant de l'ami de Henri III lui parut d'abord avoir une
tournure assez mesquine. Il était fort maigre et s'agitait beaucoup. Mais il
remarqua bientôt que le marquis avait une politesse encore plus agréable à
l'interlocuteur que celle de l'évêque de Besançon lui-même. L'audience ne dura
pas trois minutes. En sortant, l'abbé dit à Julien:
-- Vous avez regardé
le marquis, comme vous eussiez fait un tableau. Je ne suis pas un grand grec
dans ce que ces gens-ci appellent la politesse, bientôt vous en saurez plus que
moi; mais enfin la hardiesse de votre regard m'a semblé peu polie.
On
était remonté en fiacre; le cocher arrêta près du boulevard; l'abbé introduisit
Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua qu'il n'y avait pas de
meubles. Il regardait une magnifique pendule dorée, représentant un sujet très
indécent selon lui, lorsqu'un monsieur fort élégant s'approcha d'un air riant.
Julien fit un demi-salut.
Le monsieur sourit et lui mit la main sur
l'épaule. Julien tressaillit et fit un saut en arrière. Il rougit de colère.
L'abbé Pirard, malgré sa gravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur.
-- Je vous rends votre liberté pour deux jours, lui dit l'abbé en
sortant; c'est alors seulement que vous pourrez être présenté à Mme de la Mole.
Un autre vous garderait comme une jeune fille, en ces premiers moments de votre
séjour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout de suite, si vous avez à
vous perdre, et je serai délivré de la faiblesse que j'ai de penser à vous.
Après-demain matin, ce tailleur vous portera deux habits; vous donnerez cinq
francs au garçon qui vous les essaiera. Du reste, ne faites pas connaître le son
de votre voix à ces Parisiens-là. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret
de se moquer de vous. C'est leur talent. Après-demain soyez chez moi à midi...
Allez, perdez-vous... J'oubliais, allez commander des bottes, des chemises, un
chapeau aux adresses que voici.
Julien regardait l'écriture de ces
adresses.
-- C'est la main du marquis, dit l'abbé; c'est un homme actif
qui prévoit tout, et qui aime mieux faire que commander. Il vous prend auprès de
lui pour que vous lui épargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez d'esprit
pour bien exécuter toutes les choses que cet homme vif vous indiquera à
demi-mot? C'est ce que montrera l'avenir: gare à vous!
Julien entra sans
dire un seul mot chez les ouvriers indiqués par les adresses; il remarqua qu'il
en était reçu avec respect, et le bottier, en écrivant son nom sur son registre,
mit M. Julien de Sorel.
Au cimetière du Père-Lachaise, un monsieur fort
obligeant, et encore plus libéral dans ses propos, s'offrit pour indiquer à
Julien le tombeau du maréchal Ney, qu'une politique savante prive de l'honneur
d'une épitaphe. Mais en se séparant de ce libéral, qui, les larmes aux yeux, le
serrait presque dans ses bras, Julien n'avait plus de montre. Ce fut riche de
cette expérience que le surlendemain, à midi, il se présenta à l'abbé Pirard,
qui le regarda beaucoup.
-- Vous allez peut-être devenir un fat, lui dit
l'abbé d'un air sévère. Julien avait l'air d'un fort jeune homme, en grand
deuil; il était à la vérité très bien, mais le bon abbé était trop provincial
lui-même pour voir que Julien avait encore cette démarche des épaules qui en
province est à la fois élégance et importance. En voyant Julien, le marquis
jugea ses grâces d'une manière si différente de celle du bon abbé, qu'il lui
dit:
-- Auriez-vous quelque objection à ce que M. Sorel prît des leçons
de danse?
L'abbé resta pétrifié.
-- Non, répondit-il enfin,
Julien n'est pas prêtre.
Le marquis montant deux à deux les marches d'un
petit escalier dérobé, alla lui-même installer notre héros dans une jolie
mansarde qui donnait sur l'immense jardin de l'hôtel. Il lui demanda combien il
avait pris de chemises chez la lingère.
-- Deux, répondit Julien,
intimidé de voir un si grand seigneur descendre à ces détails.
-- Fort
bien, reprit le marquis d'un air sérieux et avec un certain ton impératif et
bref, qui donna à penser à Julien, fort bien! prenez encore vingt-deux chemises.
Voici le premier quartier de vos appointements.
En descendant de la
mansarde, le marquis appela un homme âgé:
-- Arsène, lui dit-il, vous
servirez M. Sorel.
Peu de minutes après, Julien se trouva seul dans une
bibliothèque magnifique; ce moment fut délicieux. Pour n'être pas surpris dans
son émotion, il alla se cacher dans un petit coin sombre; de là il contemplait
avec ravissement le dos brillant des livres: Je pourrai lire tout cela, se
disait-il. Et comment me déplairais-je ici? M. de Rênal se serait cru déshonoré
à jamais de la centième partie de ce que le marquis de La Mole vient de faire
pour moi.
Mais, voyons les copies à faire. Cet ouvrage terminé, Julien
osa s'approcher des livres; il faillit devenir fou de joie en trouvant une
édition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la bibliothèque pour n'être
pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d'ouvrir chacun des quatre-vingts
volumes. Ils étaient reliés magnifiquement, c'était le chef-d'oeuvre du meilleur
ouvrier de Londres. Il n'en fallait pas tant pour porter au comble l'admiration
de Julien.
Une heure après, le marquis entra, regarda les copies, et
remarqua avec étonnement que Julien écrivait cela avec deux ll, cella
. Tout ce que l'abbé m'a dit de sa science serait-il tout simplement un
conte! Le marquis fort découragé, lui dit avec douceur:
-- Vous n'êtes
pas sûr de votre orthographe?
-- Il est vrai, dit Julien, sans songer le
moins du monde au tort qu'il se faisait; il était attendri des bontés du
marquis, qui lui rappelait le ton rogue de M. de Rênal.
C'est du temps
perdu que toute cette expérience de petit abbé franc-comtois, pensa le marquis;
mais j'avais un si grand besoin d'un homme sûr!
-- Cela ne
s'écrit qu'avec un l , lui dit le marquis; quand vos copies seront
terminées, cherchez dans le dictionnaire les mots de l'orthographe desquels vous
ne serez pas sûr.
A six heures, le marquis le fit demander, il regarda
avec une peine évidente les bottes de Julien: J'ai un tort à me reprocher, je ne
vous ai pas dit que tous les jours à cinq heures et demie, il faut vous
habiller.
Julien le regardait sans comprendre.
-- Je veux dire
mettre des bas. Arsène vous en fera souvenir; aujourd'hui je ferai vos excuses.
En achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon
resplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de Rênal ne
manquait jamais de doubler le pas pour avoir l'avantage de passer le premier à
la porte. La petite vanité de son ancien patron fit que Julien marcha sur les
pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal à cause de sa goutte. -- Ah! il est
balourd par-dessus le marché, se dit celui-ci. Il le présenta à une femme de
haute taille et d'un aspect imposant. C'était la marquise. Julien lui trouva
l'air impertinent, un peu comme Mme de Maugiron, la sous-préfète de
l'arrondissement de Verrières, quand elle assistait au dîner de la
Saint-Charles. Un peu troublé de l'extrême magnificence du salon, Julien
n'entendit pas ce que disait M. de La Mole. La marquise daigna à peine le
regarder. Il y avait quelques hommes parmi lesquels Julien reconnut avec un
plaisir indicible le jeune évêque d'Agde, qui avait daigné lui parler quelques
mois auparavant à la cérémonie de Bray-le-Haut. Ce jeune prélat fut effrayé sans
doute des yeux tendres que fixait sur lui la timidité de Julien, et ne se soucia
point de reconnaître ce provincial.
Les hommes réunis dans ce salon
semblèrent à Julien avoir quelque chose de triste et de contraint; on parle bas
à Paris, et l'on n'exagère pas les petites choses.
Un joli jeune homme,
avec des moustaches, très pâle et très élancé, entra vers les six heures et
demie; il avait une tête fort petite.
-- Vous vous ferez toujours
attendre, dit la marquise, à laquelle il baisait la main.
Julien comprit
que c'était le comte de La Mole. Il le trouva charmant dès le premier abord.
Est-il possible, se dit-il, que ce soit là l'homme dont les
plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison!
A force
d'examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu'il était en bottes et en
éperons; et moi je dois être en souliers, apparemment comme inférieur. On se mit
à table. Julien entendit la marquise qui disait un mot sévère, en élevant un peu
la voix. Presque en même temps il aperçut une jeune personne, extrêmement blonde
et fort bien faite, qui vint s'asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point;
cependant en la regardant attentivement, il pensa qu'il n'avait jamais vu des
yeux aussi beaux; mais ils annonçaient une grande froideur d'âme. Par la suite,
Julien trouva qu'ils avaient l'expression de l'ennui qui examine, mais qui se
souvient de l'obligation d'être imposant. Mme de Rênal avait cependant de bien
beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait compliment; mais ils n'avaient
rien de commun avec ceux-ci. Julien n'avait pas assez d'usage pour distinguer
que c'était du feu de la saillie que brillaient de temps en temps les yeux de
Mlle Mathilde, c'est ainsi qu'il l'entendit nommer. Quand les yeux de Mme de
Rênal s'animaient, c'était du feu des passions, ou par l'effet d'une indignation
généreuse au récit de quelque action méchante. Vers la fin du repas, Julien
trouva un mot pour exprimer le genre de beauté des yeux de Mlle de La Mole: Ils
sont scintillants, se dit-il. Du reste, elle ressemblait cruellement à sa mère,
qui lui déplaisait de plus en plus, et il cessa de la regarder. En revanche, le
comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien était tellement
séduit, qu'il n'eut pas l'idée d'en être jaloux et de le haïr, parce qu'il était
plus riche et plus noble que lui.
Julien trouva que le marquis avait
l'air de s'ennuyer.
Vers le second service, il dit à son fils:
-- Norbert, je te demande tes bontés pour M. Julien Sorel que je viens
de prendre à mon état-major, et dont je prétends faire un homme, si cella
se peut.
-- C'est mon secrétaire, dit le marquis à son voisin, et il
écrit cela avec deux ll .
Tout le monde regarda Julien,
qui fit une inclination de tête un peu trop marquée à Norbert; mais en général
on fut content de son regard.
Il fallait que le marquis eût parlé du
genre d'éducation que Julien avait reçue, car un des convives l'attaqua sur
Horace: C'est précisément en parlant d'Horace que j'ai réussi auprès de l'évêque
de Besançon, se dit Julien, apparemment qu'ils ne connaissent que cet auteur. A
partir de cet instant, il fut maître de lui. Ce mouvement fut rendu facile,
parce qu'il venait de décider que Mlle de La Mole ne serait jamais une femme à
ses yeux. Depuis le séminaire, il mettait les hommes au pis, et se laissait
difficilement intimider par eux. Il eût joui de tout son sang-froid, si la salle
à manger eût été meublée avec moins de magnificence. C'était, dans le fait, deux
glaces de huit pieds de haut chacune, et dans lesquelles il regardait
quelquefois son interlocuteur en parlant d'Horace, qui lui imposaient encore.
Ses phrases n'étaient pas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux
yeux, dont la timidité tremblante ou heureuse, quand il avait bien répondu,
redoublait l'éclat. Il fut trouvé agréable. Cette sorte d'examen jetait un peu
d'intérêt dans un dîner grave. Le marquis engagea par un signe l'interlocuteur
de Julien à le pousser vivement. Serait-il possible qu'il sût quelque chose,
pensait-il!
Julien répondit en inventant ses idées, et perdit assez de
sa timidité pour montrer, non pas de l'esprit, chose impossible à qui ne sait
pas la langue dont on se sert à Paris, mais il eut des idées nouvelles quoique
présentées sans grâce ni à-propos et l'on vit qu'il savait parfaitement le
latin.
L'adversaire de Julien était un académicien des Inscriptions,
qui, par hasard, savait le latin; il trouva en Julien un très bon humaniste,
n'eut plus la crainte de le faire rougir, et chercha réellement à l'embarrasser.
Dans la chaleur du combat, Julien oublia enfin l'ameublement magnifique de la
salle à manger, il en vint à exposer sur les poètes latins des idées que
l'interlocuteur n'avait lues nulle part. En honnête homme il en fit honneur au
jeune secrétaire. Par bonheur, on entama une discussion sur la question de
savoir si Horace a été pauvre ou riche: un homme aimable, voluptueux et
insouciant, faisant des vers pour s'amuser, comme Chapelle, l'ami de Molière et
de La Fontaine; ou un pauvre diable de poète lauréat suivant la Cour et faisant
des odes pour le jour de naissance du roi, comme Southey, l'accusateur de lord
Byron. On parla de l'état de la société sous Auguste et sous George IV; aux deux
époques l'aristocratie était toute-puissante; mais à Rome, elle se voyait
arracher le pouvoir par Mécène, qui n'était que simple chevalier; et en
Angleterre elle avait réduit George à peu près à l'état d'un doge de Venise.
Cette discussion sembla tirer le marquis de l'état de torpeur où l'ennui le
plongeait au commencement du dîner.
Julien ne comprenait rien à tous les
noms modernes, comme Southey, lord Byron, George IV, qu'il entendait prononcer
pour la première fois. Mais il n'échappa à personne que toutes les fois qu'il
était question de faits passés à Rome, et dont la connaissance pouvait se
déduire des oeuvres d'Horace, de Martial, de Tacite, etc., il avait une
incontestable supériorité. Julien s'empara sans façon de plusieurs idées qu'il
avait apprises de l'évêque de Besançon, dans la fameuse discussion qu'il avait
eue avec ce prélat; ce ne furent pas les moins goûtées.
Lorsqu'on fut
las de parler de poètes, la marquise, qui se faisait une loi d'admirer tout ce
qui amusait son mari, daigna regarder Julien.
-- Les manières gauches de
ce jeune abbé cachent peut-être un homme instruit, dit à la marquise
l'académicien qui se trouvait près d'elle; et Julien en entendit quelque chose.
Les phrases toutes faites convenaient assez à l'esprit de la maîtresse de la
maison; elle adopta celle-ci sur Julien, et se sut bon gré d'avoir engagé
l'académicien à dîner. Il amuse M. de La Mole, pensait-elle.
CHAPITRE III
LES PREMIERS PAS
Cette
immense vallée remplie de lumières éclatantes et de tant de milliers d'hommes
éblouit ma vue. Pas un ne me connaît, tous me sont supérieurs. Ma tête se perd.
Poemi dell'av. REINA.
Le lendemain, de fort
bonne heure, Julien faisait des copies de lettres dans la bibliothèque, lorsque
Mlle Mathilde y entra par une petite porte de dégagement, fort bien cachée avec
des dos de livres. Pendant que Julien admirait cette invention, Mlle Mathilde
paraissait fort étonnée et assez contrariée de le rencontrer là. Julien lui
trouva en papillotes l'air dur, hautain et presque masculin. Mlle de La Mole
avait le secret de voler des livres dans la bibliothèque de son père sans qu'il
y parût. La présence de Julien rendait inutile sa course de ce matin, ce qui la
contraria d'autant plus, qu'elle venait chercher le second volume de La
Princesse de Babylone de Voltaire, digne complément d'une éducation
éminemment monarchique et religieuse, chef-d'oeuvre du Sacré-Coeur! Cette pauvre
fille, à dix-neuf ans, avait déjà besoin du piquant de l'esprit pour
s'intéresser à un roman.
Le comte Norbert parut dans la bibliothèque
vers les trois heures; il venait étudier un journal, pour pouvoir parler
politique le soir, et fut bien aise de rencontrer Julien, dont il avait oublié
l'existence. Il fut parfait pour lui; il lui offrit de monter à cheval.
-- Mon père nous donne congé jusqu'au dîner.
Julien comprit ce
nous et le trouva charmant.
-- Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien,
s'il s'agissait d'abattre un arbre de quatre-vingts pieds de haut, de l'équarrir
et d'en faire des planches, je m'en tirerais bien, j'ose le dire; mais monter à
cheval, cela ne m'est pas arrivé six fois en ma vie.
-- Eh bien, ce sera
la septième, dit Norbert.
Au fond, Julien se rappelait l'entrée du roi
de***, à Verrières, et croyait monter à cheval supérieurement. Mais, en revenant
du bois de Boulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba, en voulant
éviter brusquement un cabriolet, et se couvrit de boue. Bien lui prit d'avoir
deux habits. Au dîner, le marquis voulant lui adresser la parole, lui demanda
des nouvelles de sa promenade; Norbert se hâta de répondre en termes généraux.
-- M. le comte est plein de bontés pour moi, reprit Julien, je l'en
remercie, et j'en sens tout le prix. Il a daigné me faire donner le cheval le
plus doux et le plus joli; mais enfin il ne pouvait pas m'y attacher, et, faute
de cette précaution, je suis tombé au beau milieu de cette rue si longue, près
du pont.
Mlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un éclat de rire;
ensuite son indiscrétion demanda des détails. Julien s'en tira avec beaucoup de
simplicité; il eut de la grâce sans le savoir.
-- J'augure bien de ce
petit prêtre, dit le marquis à l'académicien; un provincial simple en pareille
occurrence! c'est ce qui ne s'est jamais vu et ne se verra plus; et encore il
raconte son malheur devant des dames !
Julien mit tellement les
auditeurs à leur aise sur son infortune, qu'à la fin du dîner, lorsque la
conversation générale eut pris un autre cours, Mlle Mathilde faisait des
questions à son frère sur les détails de l'événement malheureux. Ses questions
se prolongeant, et Julien rencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa répondre
directement, quoiqu'il ne fût pas interrogé, et tous trois finirent par rire,
comme auraient pu faire trois jeunes habitants d'un village au fond d'un bois.
Le lendemain, Julien assista à deux cours de théologie, et revint
ensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva établi près de lui, dans
la bibliothèque, un jeune homme mis avec beaucoup de soin, mais la tournure
était mesquine, et la physionomie celle de l'envie.
Le marquis entra.
-- Que faites-vous ici, monsieur Tanbeau? dit-il au nouveau venu d'un
ton sévère.
-- Je croyais..., reprit le jeune homme en souriant
bassement.
-- Non monsieur, vous ne croyiez pas . Ceci est un
essai, mais il est malheureux.
Le jeune Tanbeau se leva furieux et
disparut. C'était un neveu de l'académicien, ami de Mme de La Mole, il se
destinait aux lettres. L'académicien avait obtenu que le marquis le prendrait
pour secrétaire. Tanbeau, qui travaillait dans une chambre écartée, ayant su la
faveur dont Julien était l'objet, voulut la partager et le matin il était venu
établir son écritoire dans la bibliothèque.
A quatre heures, Julien osa,
après un peu d'hésitation, paraître chez le comte Norbert. Celui-ci allait
monter à cheval, et fut embarrassé, car il était parfaitement poli.
--
Je pense, dit-il à Julien, que bientôt vous irez au manège; et après quelques
semaines, je serai ravi de monter à cheval avec vous.
-- Je voulais
avoir l'honneur de vous remercier des bontés que vous avez eues pour moi;
croyez, monsieur, ajouta Julien d'un air fort sérieux, que je sens tout ce que
je vous dois. Si votre cheval n'est pas blessé par suite de ma maladresse
d'hier, et s'il est libre, je désirerais le monter ce matin.
-- Ma foi,
mon cher Sorel, à vos risques et périls. Supposez que je vous ai fait toutes les
objections que réclame la prudence; le fait est qu'il est quatre heures, nous
n'avons pas de temps à perdre.
Une fois qu'il fut à cheval:
--
Que faut-il faire pour ne pas tomber? dit Julien au jeune comte.
-- Bien
des choses, répondit Norbert en riant aux éclats: par exemple, tenir le corps en
arrière.
Julien prit le grand trot. On était sur la place Louis XVI.
-- Ah! jeune téméraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore
menées par des imprudents! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer
sur le corps; ils n'iront pas risquer de gâter la bouche de leur cheval en
l'arrêtant tout court.
Vingt fois Norbert vit Julien sur le point de
tomber; mais enfin la promenade finit sans accident. En rentrant, le jeune comte
dit à sa soeur:
-- Je vous présente un hardi casse-cou.
A dîner,
parlant à son père, d'un bout de la table à l'autre, il rendit justice à la
hardiesse de Julien; c'était tout ce qu'on pouvait louer dans sa façon de monter
à cheval. Le jeune comte avait entendu le matin les gens qui pansaient les
chevaux dans la cour prendre texte de la chute de Julien pour se moquer de lui
outrageusement.
Malgré tant de bonté, Julien se sentit bientôt
parfaitement isolé au milieu de cette famille. Tous les usages lui semblaient
singuliers, et il manquait à tous. Ses bévues faisaient la joie des valets de
chambre.
L'abbé Pirard était parti pour sa cure. Si Julien est un faible
roseau, qu'il périsse; si c'est un homme de coeur, qu'il se tire d'affaire tout
seul, pensait-il.
CHAPITRE IV
L'HOTEL DE LA MOLE
Que fait-il ici? s'y plairait-il? penserait-il y plaire?
RONSARD.
Si tout semblait étrange à Julien,
dans le noble salon de l'hôtel de La Mole, ce jeune homme, pâle et vêtu de noir,
semblait à son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer.
Mme de La Mole proposa à son mari de l'envoyer en mission les jours où l'on
avait à dîner certains personnages.
-- J'ai envie de pousser
l'expérience jusqu'au bout, répondit le marquis. L'abbé Pirard prétend que nous
avons tort de briser l'amour-propre des gens que nous admettons auprès de nous.
On ne s'appuieque sur ce qui résiste , etc. Celui-ci n'est inconvenant
que par sa figure inconnue, c'est du reste un sourd-muet.
Pour que je
puisse m'y reconnaître, il faut, se dit Julien, que j'écrive les noms et un mot
sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon.
Il
plaça en première ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui faisaient la cour
à tout hasard, le croyant protégé par un caprice du marquis. C'étaient de
pauvres hères, plus ou moins plats; mais, il faut le dire à la louange de cette
classe d'hommes telle qu'on la trouve aujourd'hui dans les salons de
l'aristocratie, ils n'étaient pas plats également pour tous. Tel d'entre eux se
fût laissé malmener par le marquis, qui se fût révolté contre un mot dur à lui
adressé par Mme de La Mole.
Il y avait trop de fierté et trop d'ennui au
fond du caractère des maîtres de la maison; ils étaient trop accoutumés à
outrager pour se désennuyer, pour qu'ils pussent espérer de vrais amis. Mais,
excepté les jours de pluie, et dans les moments d'ennui féroce, qui étaient
rares, on les trouvait toujours d'une politesse parfaite.
Si les cinq ou
six complaisants qui témoignaient une amitié si paternelle à Julien eussent
déserté l'hôtel de La Mole, la marquise eût été exposée à de grands moments de
solitude; et, aux yeux des femmes de ce rang, la solitude est affreuse: c'est
l'emblème de la disgrâce .
Le marquis était parfait pour sa
femme; il veillait à ce que son salon fût suffisamment garni; non pas de pairs,
il trouvait ses nouveaux collègues pas assez nobles pour venir chez lui comme
amis, pas assez amusants pour y être admis comme subalternes.
Ce ne fut
que bien plus tard que Julien pénétra ces secrets. La politique dirigeante qui
fait l'entretien des maisons bourgeoises n'est abordée dans celles de la classe
du marquis, que dans les instants de détresse.
Tel est encore, même dans
ce siècle ennuyé, l'empire de la nécessité de s'amuser que même les jours de
dîners, à peine le marquis avait-il quitté le salon, tout le monde s'enfuyait.
Pourvu qu'on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en
place, ni des artistes protégés par la Cour, ni de tout ce qui est établi;
pourvu qu'on ne dît du bien ni de Béranger, ni des journaux de l'opposition, ni
de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler;
pourvu surtout qu'on ne parlât jamais politique, on pouvait librement raisonner
de tout.
Il n'y a pas de cent mille écus de rentes ni de cordon bleu qui
puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre idée vive semblait
une grossièreté. Malgré le bon ton, la politesse parfaite, l'envie d'être
agréable, l'ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient
rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose qui fît soupçonner une
pensée, ou de trahir quelque lecture prohibée, se taisaient après quelques mots
bien élégants sur Rossini et le temps qu'il faisait.
Julien observa que
la conversation était ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq
barons que M. de La Mole avait connus dans l'émigration. Ces messieurs
jouissaient de six à huit mille livres de rente; quatre tenaient pour La
Quotidienne , et trois pour La Gazette de France . L'un d'eux avait
tous les jours à raconter quelque anecdote du Château où le mot admirable
n'était pas épargné. Julien remarqua qu'il avait cinq croix, les autres n'en
avaient en général que trois.
En revanche, on voyait dans l'antichambre
dix laquais en livrée, et toute la soirée, on avait des glaces ou du thé tous
les quarts d'heure; et, sur le minuit, une espèce de souper avec du vin de
Champagne.
C'était la raison qui quelquefois faisait rester Julien
jusqu'à la fin; du reste, il ne comprenait presque pas que l'on pût écouter
sérieusement la conversation ordinaire de ce salon, si magnifiquement doré.
Quelquefois, il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mêmes ne se
moquaient pas de ce qu'ils disaient. Mon M. de Maistre, que je sais par coeur, a
dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien ennuyeux.
Julien
n'était pas le seul à s'apercevoir de l'asphyxie morale. Les uns se consolaient
en prenant force glaces; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la
soirée: Je sors de l'hôtel de La Mole, où j'ai su que la Russie, etc.
Julien apprit, d'un des complaisants, qu'il n'y avait pas encore six
mois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité de plus de vingt années
en faisant préfet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-préfet depuis la
Restauration.
Ce grand événement avait retrempé le zèle de tous ces
messieurs; ils se seraient fâchés de bien peu de chose auparavant, ils ne se
fâchèrent plus de rien. Rarement, le manque d'égards était direct, mais Julien
avait déjà surpris à table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le
marquis et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès d'eux. Ces
nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout ce qui
n'était pas issu de gens montant dans les carrosses du roi . Julien
observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur figure
l'expression du sérieux profond, mêlé de respect. Le respect ordinaire avait
toujours une nuance de complaisance.
Au milieu de cette magnificence et
de cet ennui, Julien ne s'intéressait à rien qu'à M. de La Mole; il l'entendit
avec plaisir protester un jour qu'il n'était pour rien dans l'avancement de ce
pauvre Le Bourguignon. C'était une attention pour la marquise: Julien savait la
vérité par l'abbé Pirard.
Un matin que l'abbé travaillait avec Julien,
dans la bibliothèque du marquis, à l'éternel procès de Frilair:
--
Monsieur, dit Julien tout à coup, dîner tous les jours avec Mme la marquise,
est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bonté que l'on a pour moi?
--
C'est un honneur insigne! reprit l'abbé, scandalisé. Jamais M. N...
l'académicien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue, n'a pu l'obtenir
pour son neveu M. Tanbeau.
-- C'est pour moi, monsieur, la partie la
plus pénible de mon emploi. Je m'ennuyais moins au séminaire. Je vois bâiller
quelquefois jusqu'à Mlle de La Mole, qui pourtant doit être accoutumée à
l'amabilité des amis de la maison. J'ai peur de m'endormir. De grâce,
obtenez-moi la permission d'aller dîner à quarante sous dans quelque auberge
obscure.
L'abbé, véritable parvenu, était fort sensible à l'honneur de
dîner avec un grand seigneur. Pendant qu'il s'efforçait de faire comprendre ce
sentiment par Julien, un bruit léger leur fit tourner la tête. Julien vit Mlle
de La Mole qui écoutait. Il rougit. Elle était venue chercher un livre et avait
tout entendu; elle prit quelque considération pour Julien. Celui-là n'est pas né
à genoux, pensa-t-elle, comme ce vieil abbé. Dieu! qu'il est laid.
A
dîner, Julien n'osait pas regarder Mlle de La Mole, mais elle eut la bonté de
lui adresser la parole. Ce jour-là, on attendait beaucoup de monde, elle
l'engagea à rester. Les jeunes filles de Paris n'aiment guère les gens d'un
certain âge, surtout quand ils sont mis sans soin. Julien n'avait pas eu besoin
de beaucoup de sagacité pour s'apercevoir que les collègues de M. Le
Bourguignon, restés dans le salon, avaient l'honneur d'être l'objet ordinaire
des plaisanteries de Mlle de La Mole. Ce jour-là, qu'il y eût ou non de
l'affectation de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux.
Mlle de La
Mole était le centre d'un petit groupe qui se formait presque tous les soirs
derrière l'immense bergère de la marquise. Là, se trouvaient le marquis de
Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes
officiers, amis de Norbert ou de sa soeur. Ces messieurs s'asseyaient sur un
grand canapé bleu. A l'extrémité du canapé, opposée à celle qu'occupait la
brillante Mathilde, Julien était placé silencieusement sur une petite chaise de
paille assez basse. Ce poste modeste était envié par tous les complaisants;
Norbert y maintenait décemment le jeune secrétaire de son père, en lui adressant
la parole ou en le nommant une ou deux fois par soirée. Ce jour-là, Mlle de La
Mole lui demanda quelle pouvait être la hauteur de la montagne sur laquelle est
placée la citadelle de Besançon. Jamais Julien ne put dire si cette montagne
était plus ou moins haute que Montmartre. Souvent il riait de grand coeur de ce
qu'on disait dans ce petit groupe; mais il se sentait incapable de rien inventer
de semblable. C'était comme une langue étrangère qu'il eût comprise [Variante :
et admirée], mais qu'il n'eût pu parler.
Les amis de Mathilde étaient ce
jour-là en hostilité continue avec les gens qui arrivaient dans ce vaste salon.
Les amis de la maison eurent d'abord la préférence, comme étant mieux connus. On
peut juger si Julien était attentif; tout l'intéressait, et le fond des choses
et la manière d'en plaisanter.
-- Ah! voici M. Descoulis, dit Mathilde,
il n'a plus de perruque; est-ce qu'il voudrait arriver à la préfecture par le
génie? Il étale ce front chauve qu'il dit rempli de hautes pensées.
--
C'est un homme qui connaît toute la terre, dit le marquis de Croisenois; il
vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de cultiver un mensonge
auprès de chacun de ses amis, pendant des années de suite, et il a deux ou trois
cents amis. Il sait alimenter l'amitié, c'est son talent. Tel que vous le voyez,
il est déjà crotté, à la porte d'un de ses amis, dès les sept heures du matin,
en hiver.
Il se brouille de temps en temps, et il écrit sept ou huit
lettres pour la brouillerie. Puis il se réconcilie, et il a sept ou huit lettres
pour les transports d'amitié. Mais c'est dans l'épanchement franc et sincère de
l'honnête homme qui ne garde rien sur le coeur, qu'il brille le plus. Cette
manoeuvre paraît, quand il a quelque service à demander. Un des grands vicaires
de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la
Restauration. Je vous l'amènerai.
-- Bah! je ne croirais pas à ces
propos; c'est jalousie de métier entre petites gens, dit le comte de Caylus.
-- M. Descoulis aura un nom dans l'histoire, reprit le marquis; il a
fait la Restauration avec l'abbé de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di
Borgo.
-- Cet homme a manié des millions, dit Norbert, et je ne conçois
pas qu'il vienne ici embourser les épigrammes de mon père, souvent abominables.
Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher Descoulis? lui criait-il
l'autre jour, d'un bout de la table à l'autre.
-- Mais est-il vrai qu'il
ait trahi? dit Mlle de La Mole. Qui n'a pas trahi?
-- Quoi! dit le comte
de Caylus à Norbert, vous avez chez vous M. Sainclair, ce fameux libéral; et que
diable vient-il y faire? Il faut que je l'approche, que je lui parle, que je le
fasse parler; on dit qu'il a tant d'esprit.
-- Mais comment ta mère
va-t-elle le recevoir? dit M. de Croisenois. Il a des idées si extravagantes, si
généreuses, si indépendantes...
-- Voyez, dit Mlle de La Mole, voilà
l'homme indépendant, qui salue jusqu'à terre M. Descoulis, et qui saisit sa
main. J'ai presque cru qu'il allait la porter à ses lèvres.
-- Sainclair
vient ici pour être de l'Académie, dit Norbert; voyez comme il salue le baron
L..., Croisenois.
-- Il serait moins bas de se mettre à genoux, reprit
M. de Luz.
-- Mon cher Sorel, dit Norbert, vous qui avez de l'esprit,
mais qui arrivez de vos montagnes, tâchez de ne jamais saluer comme fait ce
grand poète, fût-ce Dieu le père.
-- Ah! voici l'homme d'esprit par
excellence, M. le baron Bâton, dit Mlle de La Mole, imitant un peu la voix du
laquais qui venait de l'annoncer.
-- Je crois que même vos gens se
moquent de lui. Quel nom, baron Bâton! dit M. de Caylus.
-- Que fait le
nom? nous disait-il l'autre jour, reprit Mathilde. Figurez-vous le duc de
Bouillon annoncé pour la première fois; il ne manque au public, à mon égard,
qu'un peu d'habitude...
Julien quitta le voisinage du canapé. Peu
sensible encore aux charmantes finesses d'une moquerie légère, pour rire d'une
plaisanterie, il prétendait qu'elle fût fondée en raison. Il ne voyait dans les
propos de ces jeunes gens, que le ton de dénigrement général, et en était
choqué. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu'à y voir de l'envie, en
quoi assurément il se trompait.
Le comte Norbert, se disait-il, à qui
j'ai vu faire trois brouillons pour une lettre de vingt lignes à son colonel,
serait bien heureux s'il avait écrit de sa vie une page comme celles de M.
Sainclair.
Passant inaperçu à cause de son peu d'importance, Julien
s'approcha successivement de plusieurs groupes; il suivait de loin le baron
Bâton et voulait l'entendre. Cet homme de tant d'esprit avait l'air inquiet, et
Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu'il eut trouvé trois ou quatre
phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d'esprit avait besoin
d'espace.
Le baron ne pouvait pas dire des mots; il lui fallait au moins
quatre phrases de six lignes chacune pour être brillant.
-- Cet
homme disserte, il ne cause pas , disait quelqu'un derrière Julien.
Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte
Chalvet. C'est l'homme le plus fin du siècle. Julien avait souvent trouvé son
nom dans le Mémorial de Sainte-Hélène et dans les morceaux d'histoire
dictés par Napoléon. Le comte Chalvet était bref dans sa parole; ses traits
étaient des éclairs, justes, vifs, profonds. S'il parlait d'une affaire,
sur-le-champ on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faits,
c'était plaisir de l'entendre. Du reste, en politique, il était cynique
effronté.
-- Je suis indépendant, moi, disait-il à un monsieur portant
trois plaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois
aujourd'hui de la même opinion qu'il y a six semaines? En ce cas, mon opinion
serait mon tyran.
Quatre jeunes gens graves, qui l'entouraient, firent
la mine; ces messieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il était
allé trop loin. Heureusement il aperçut l'honnête M. Balland, tartufe
d'honnêteté. Le comte se mit à lui parler: on se rapprocha, on comprit que le
pauvre Balland allait être immolé. A force de morale et de moralité, quoique
horriblement laid, et après des premiers pas dans le monde difficiles à
raconter, M. Balland a épousé une femme fort riche, qui est morte; ensuite une
seconde femme fort riche, que l'on ne voit point dans le monde. Il jouit en
toute humilité de soixante mille livres de rentes, et a lui-même des flatteurs.
Le comte Chalvet lui parla de tout cela et sans pitié. Il y eut bientôt autour
d'eux un cercle de trente personnes. Tout le monde souriait, même les jeunes
gens graves, l'espoir du siècle.
Pourquoi vient-il chez M. de La Mole,
où il est le plastron évidemment? pensa Julien. Il se rapprocha de l'abbé
Pirard, pour le lui demander.
M. Balland s'esquiva.
-- Bon! dit
Norbert, voilà un des espions de mon père parti; il ne reste plus que le petit
boiteux Napier.
Serait-ce là le mot de l'énigme? pensa Julien. Mais, en
ce cas, pourquoi le marquis reçoit-il M. Balland?
Le sévère abbé Pirard
faisait la mine dans un coin du salon, en entendant les laquais annoncer.
-- C'est donc une caverne, disait-il comme Basile, je ne vois arriver
que des gens tarés.
C'est que le sévère abbé ne connaissait pas ce qui
tient à la haute société. Mais, par ses amis les jansénistes, il avait des
notions fort exactes sur ces hommes qui n'arrivent dans les salons que par leur
extrême finesse au service de tous les partis, ou leur fortune scandaleuse.
Pendant quelques minutes, ce soir-là, il répondit d'abondance de coeur aux
questions empressées de Julien, puis s'arrêta tout court, désolé d'avoir
toujours du mal à dire de tout le monde, et se l'imputant à péché. Bilieux,
janséniste, et croyant au devoir de la charité chrétienne, sa vie dans le monde
était un combat.
-- Quelle figure a cet abbé Pirard! disait Mlle de La
Mole, comme Julien se rapprochait du canapé.
Julien se sentit irrité,
mais pourtant elle avait raison. M. Pirard était sans contredit le plus honnête
homme du salon, mais sa figure couperosée, qui s'agitait des bourrèlements de sa
conscience, le rendait hideux en ce moment. Croyez après cela aux physionomies,
pensa Julien; c'est dans le moment où la délicatesse de l'abbé Pirard se
reproche quelque peccadille, qu'il a l'air atroce; tandis que sur la figure de
ce Napier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille. L'abbé
Pirard avait fait cependant de grandes concessions à son parti, il avait pris un
domestique, il était fort bien vêtu.
Julien remarqua quelque chose de
singulier dans le salon: c'était un mouvement de tous les yeux vers la porte, et
un demi-silence subit. Le laquais annonçait le fameux baron de Tolly, sur lequel
les élections venaient de fixer tous les regards. Julien s'avança et le vit fort
bien. Le baron présidait un collège: il eut l'idée lumineuse d'escamoter les
petits carrés de papier portant les votes d'un des partis. Mais, pour qu'il y
eût compensation, il les remplaçait à mesure par d'autres petits morceaux de
papier portant un nom qui lui était agréable. Cette manoeuvre décisive fut
aperçue par quelques électeurs qui s'empressèrent de faire compliment au baron
de Tolly. Le bonhomme était encore pâle de cette grande affaire. Des esprits mal
faits avaient prononcé le mot de galères. M. de La Mole le reçut froidement. Le
pauvre baron s'échappa.
-- S'il nous quitte si vite, c'est pour aller
chez M. Comte, dit le comte Chalvet, et l'on rit.
Au milieu de quelques
grands seigneurs muets et des intrigants, la plupart tarés, mais tous gens
d'esprit, qui, ce soir-là, abordaient successivement dans le salon de M. de La
Mole (on parlait de lui pour un ministère), le petit Tanbeau faisait ses
premières armes. S'il n'avait pas encore la finesse des aperçus, il s'en
dédommageait, comme on va voir, par l'énergie des paroles.
-- Pourquoi
ne pas condamner cet homme à dix ans de prison? disait-il au moment où Julien
approcha de son groupe; c'est dans un fond de basse-fosse qu'il faut confiner
les reptiles; on doit les faire mourir à l'ombre, autrement leur venin s'exalte
et devient plus dangereux. A quoi bon le condamner à mille écus d'amende? II est
pauvre, soit, tant mieux; mais son parti payera pour lui. Il fallait cinq cents
francs d'amende et dix ans de basse-fosse.
Eh! bon dieu! quel est donc
le monstre dont on parle? pensa Julien, qui admirait le ton véhément et les
gestes saccadés de son collègue. La petite figure maigre et tirée du neveu
favori de l'académicien était hideuse en ce moment. Julien apprit bientôt qu'il
s'agissait du plus grand poète de l'époque.
-- Ah! monstre! s'écria
Julien à demi haut, et des larmes généreuses vinrent mouiller ses yeux. Ah!
petit gueux! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos.
Voilà pourtant,
pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis est un des chefs! Et cet
homme illustre qu'il calomnie, que de croix, que de sinécures n'eût-il pas
accumulées, s'il se fût vendu, je ne dis pas au plat ministère de M. de Nerval,
mais à quelqu'un de ces ministres passablement honnêtes que nous avons vus se
succéder?
L'abbé Pirard fit signe de loin à Julien; M. de La Mole venait
de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment écoutait, les yeux
baissés, les gémissements d'un évêque, fut libre enfin, et put approcher de son
ami, il le trouva accaparé par cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre
l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour.
Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture?
C'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de
lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. Son mérite était de
savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une
revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous
le règne du nouveau roi d'Angleterre.
L'abbé Pirard passa dans un salon
voisin; Julien le suivit:
-- Le marquis n'aime pas les écrivailleurs, je
vous en avertis; c'est sa seule antipathie. Sachez le latin, le grec si vous
pouvez, l'histoire des Egyptiens, des Perses, etc., il vous honorera et vous
protégera comme un savant. Mais n'allez pas écrire une page en français, et
surtout sur des matières graves et au-dessus de votre position dans le monde, il
vous appellerait écrivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment, habitant
l'hôtel d'un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de Castries sur
d'Alembert et Rousseau: « Cela veut raisonner de tout, et n'a pas mille écus de
rente! »
Tout se sait, pensa Julien, ici comme au séminaire! II avait
écrit huit ou dix pages assez emphatiques: c'était une sorte d'éloge historique
du vieux chirurgien-major qui, disait-il, l'avait fait homme. Et ce petit
cahier, se dit Julien, a toujours été fermé à clef! Il monta chez lui, brûla son
manuscrit, et revint au salon. Les coquins brillants l'avaient quitté, il ne
restait que les hommes à plaques.
Autour de la table, que les gens
venaient d'apporter toute servie, se trouvaient sept à huit femmes fort nobles,
fort dévotes, fort affectées, âgées de trente à trente-cinq ans. La brillante
maréchale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l'heure tardive. Il
était plus de minuit; elle alla prendre place auprès de la marquise. Julien fut
profondément ému; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rênal.
Le
groupe de Mlle de La Mole était encore peuplé. Elle était occupée avec ses amis
à se moquer du malheureux comte de Thaler. C'était le fils unique de ce fameux
juif, célèbre par les richesses qu'il avait acquises en prêtant de l'argent aux
rois pour faire la guerre aux peuples. Le juif venait de mourir laissant à son
fils cent mille écus de rente par mois, et un nom, hélas, trop connu! Cette
position singulière eût exigé de la simplicité dans le caractère, ou beaucoup de
force de volonté.
Malheureusement, le comte n'était qu'un bon homme
garni de toutes sortes de prétentions qui lui étaient inspirées par ses
flatteurs.
M. de Caylus prétendait qu'on lui avait donné la volonté de
demander en mariage Mlle de La Mole (à laquelle le marquis de Croisenois, qui
devait être duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour).
--
Ah! ne l'accusez pas d'avoir une volonté, disait piteusement Norbert.
Ce
qui manquait peut-être le plus à ce pauvre comte de Thaler, c'était la faculté
de vouloir. Par ce côté de son caractère il eût été digne d'être roi. Prenant
sans cesse conseil de tout le monde, il n'avait le courage de suivre aucun avis
jusqu'au bout.
Sa physionomie eût suffi à elle seule, disait Mlle de La
Mole, pour lui inspirer une joie éternelle. C'était un mélange singulier
d'inquiétude et de désappointement; mais de temps à autre on y distinguait fort
bien des bouffées d'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme le
plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n'a
pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent, disait M. de Croisenois.
Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois jeunes gens à moustaches le
persiflèrent tant qu'ils voulurent, sans qu'il s'en doutât, et enfin le
renvoyèrent comme une heure sonnait:
-- Sont-ce vos fameux chevaux
arabes qui vous attendent à la porte par le temps qu'il fait? lui dit Norbert.
-- Non, c'est un nouvel attelage bien moins cher, répondit M. de Thaler.
Le cheval de gauche me coûte cinq mille francs, et celui de droite ne vaut que
cent louis; mais je vous prie de croire qu'on ne l'attelle que de nuit. C'est
que son trot est parfaitement semblable à celui de l'autre.
La réflexion
de Norbert fit penser au comte qu'il était décent pour un homme comme lui
d'avoir la passion des chevaux, et qu'il ne fallait pas laisser mouiller les
siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un instant après en se moquant de
lui.
Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l'escalier, il m'a
été donné de voir l'autre extrême de ma situation! Je n'ai pas vingt louis de
rente, et je me suis trouvé côte à côte avec un homme qui a vingt louis de rente
par heure, et l'on se moquait de lui... Une telle vue guérit de l'envie.
CHAPITRE V
LA SENSIBILITE ET UNE GRANDE DAME DEVOTE
Une idée un peu vive y a l'air d'une grossièreté, tant on y est
accoutumé aux mots sans relief. Malheur à qui invente en parlant!
FAUBLAS.
Après plusieurs mois d'épreuves,
voici où en était Julien le jour où l'intendant de la maison lui remit le
troisième quartier de ses appointements. M. de La Mole l'avait chargé de suivre
l'administration de ses terres en Bretagne et enNormandie. Julien y faisait de
fréquents voyages. Il était chargé, en chef, de la correspondance relative au
fameux procès avec l'abbé de Frilair. M. Pirard l'avait instruit.
Sur
les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre
qui lui étaient adressés, Julien composait des lettres qui presque toutes
étaient signées.
A l'école de théologie, ses professeurs se plaignaient
de son peu d'assiduité, mais ne l'en regardaient pas moins comme un de leurs
élèves les plus distingués. Ces différents travaux, saisis avec toute l'ardeur
de l'ambition souffrante, avaient bien vite enlevé à Julien les fraîches
couleurs qu'il avait apportées de la province. Sa pâleur était un mérite aux
yeux des jeunes séminaristes ses camarades; il les trouvait beaucoup moins
méchants, beaucoup moins à genoux devant un écu que ceux de Besançon; eux le
croyaient attaqué de la poitrine. Le marquis lui avait donné un cheval.
Craignant d'être rencontré dans ses courses à cheval, Julien leur avait
dit que cet exercice lui était prescrit par les médecins. L'abbé Pirard l'avait
mené dans plusieurs sociétés de jansénistes. Julien fut étonné; l'idée de la
religion était invinciblement liée dans son esprit à celle d'hypocrisie et
d'espoir de gagner de l'argent. Il admira ces hommes pieux et sévères qui ne
songent pas au budget. Plusieurs jansénistes l'avaient pris en amitié et lui
donnaient des conseils. Un monde nouveau s'ouvrait devant lui. Il connut chez
les jansénistes un comte Altamira qui avait près de six pieds de haut, libéral
condamné à mort dans son pays, et dévot. Cet étrange contraste, la dévotion et
l'amour de la liberté, le frappa.
Julien était en froid avec le jeune
comte. Norbert avait trouvé qu'il répondait trop vivement aux plaisanteries de
quelques-uns de ses amis. Julien, ayant manqué une ou deux fois aux convenances,
s'était prescrit de ne jamais adresser la parole à Mlle Mathilde. On était
toujours parfaitement poli à son égard à l'hôtel de La Mole; mais il se sentait
déchu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe vulgaire,
tout beau tout nouveau .
Peut-être était-il un peu plus
clairvoyant que les premiers jours, ou bien le premier enchantement produit par
l'urbanité parisienne était passé.
Dès qu'il cessait de travailler, il
était en proie à un ennui mortel; c'est l'effet desséchant de la politesse
admirable, mais si mesurée, si parfaitement graduée suivant les positions, qui
distingue la haute société. Un coeur un peu sensible voit l'artifice.
Sans doute, on peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli;
mais on se passionne un peu en vous répondant. Jamais à l'hôtel de La Mole
l'amour-propre de Julien n'était blessé; mais souvent, à la fin de la journée,
en prenant sa bougie dans l'antichambre, il se sentait l'envie de pleurer. En
province, un garçon de café prend intérêt à vous, s'il vous arrive un accident
en entrant dans son café; mais si cet accident offre quelque chose de
désagréable pour l'amour-propre, en vous plaignant, il répétera dix fois le mot
qui vous torture. A Paris, on a l'attention de se cacher pour rire, mais vous
êtes toujours un étranger.
Nous passons sous silence une foule de
petites aventures qui eussent donné des ridicules à Julien, s'il n'eût pas été
en quelque sorte au-dessous du ridicule. Une sensibilité folle lui faisait
commettre des milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs étaient de précaution:
il tirait le pistolet tous les jours, il était un des bons élèves des plus
fameux maîtres d'armes. Dès qu'il pouvait disposer d'un instant, au lieu de
l'employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait les chevaux
les plus vicieux. Dans les promenades avec le maître du manège, il était presque
régulièrement jeté par terre.
Le marquis le trouvait commode à cause de
son travail obstiné, de son silence, de son intelligence, et, peu à peu, lui
confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles à débrouiller. Dans les
moments où sa haute ambition lui laissait quelque relâche, le marquis faisait
des affaires avec sagacité; àportée de savoir des nouvelles, il jouait à la
rente avec bonheur. Il achetait des maisons, des bois; mais il prenait
facilement de l'humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait pour des
centaines de francs. Les hommes riches qui ont le coeur haut cherchent dans les
affaires de l'amusement et non des résultats. Le marquis avait besoin d'un chef
d'état-major qui mît un ordre clair et facile à saisir dans toutes ses affaires
d'argent.
Mme de La Mole, quoique d'un caractère si mesuré, se moquait
quelquefois de Julien. L'imprévu , produit par la sensibilité, est
l'horreur des grandes dames; c'est l'antipode des convenances. Deux ou trois
fois le marquis prit son parti: S'il est ridicule dans votre salon, il triomphe
dans son bureau. Julien, de son côté, crut saisir le secret de la marquise. Elle
daignait s'intéresser à tout dès qu'on annonçait le baron de La Joumate. C'était
un être froid, à physionomie impassible. Il était petit, mince, laid, fort bien
mis, passait sa vie au Château, et, en général, ne disait rien sur rien. Telle
était sa façon de penser. Mme de La Mole eût été passionnément heureuse, pour la
première fois de sa vie, si elle eût pu en faire le mari de sa fille.
CHAPITRE VI
MANIERE DE PRONONCER
Leur haute
mission est de juger avec calme les petits événements de la vie journalière des
peuples. Leur sagesse doit prévenir les grandes colères pour les petites causes,
ou pour des événements que la voix de la renommée transfigure en les portant au
loin.
GRATIUS.
Pour un nouveau débarqué, qui,
par hauteur, ne faisait jamais de questions, Julien ne tomba pas dans de trop
grandes sottises. Un jour, poussé dans un café de la rue Saint-Honoré, par une
averse soudaine, un grand homme en redingote de castorine, étonné de son regard
sombre, le regarda à son tour, absolument comme jadis, à Besançon, l'amant de
Mlle Amanda.
Julien s'était reproché trop souvent d'avoir laissé passer
cette première insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l'explication.
L'homme en redingote lui adressa aussitôt les plus sales injures: tout ce qui
était dans le café les entoura; les passants s'arrêtaient devant la porte. Par
une précaution de provincial, Julien portait toujours des petits pistolets; sa
main les serrait dans sa poche d'un mouvement convulsif. Cependant il fut sage,
et se borna à répéter à son homme de minute en minute: Monsieur, votre
adresse? je vous méprise .
La constance avec laquelle il s'attachait
à ces six mots finit par frapper la foule.
Dame! il faut que l'autre qui
parle tout seul lui donne son adresse. L'homme à la redingote, entendant cette
décision souvent répétée, jeta au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune
heureusement ne l'atteignit au visage, il s'était promis de ne faire usage de
ses pistolets que dans le cas où il serait touché. L'homme s'en alla, non sans
se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des
injures.
Julien se trouva baigné de sueur. Ainsi il est au pouvoir du
dernier des hommes de m'émouvoir à ce point! se disait-il avec rage. Comment
tuer cette sensibilité si humiliante?
[Variante : Il eût voulu pouvoir
se battre à l'instant. Mais une difficulté l'arrêtait. Dans tout ce grand
Paris,] Où prendre un témoin? il n'avait pas un ami. Il avait eu plusieurs
connaissances; mais toutes, régulièrement, au bout de six semaines de relations,
s'éloignaient de lui. Je suis insociable, et m'en voilà cruellement puni,
pensa-t-il. Enfin, il eut l'idée de chercher un ancien lieutenant du 96e, nommé
Liévin, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut sincère
avec lui.
-- Je veux bien être votre témoin, dit Liévin, mais à une
condition: si vous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi,
séance tenante.
-- Convenu, dit Julien enchanté, et ils allèrent
chercher M. C. de Beauvoisis à l'adresse indiquée par ses billets, au fond du
faubourg Saint-Germain.
Il était sept heures du matin. Ce ne fut qu'en
se faisant annoncer chez lui que Julien pensa que ce pouvait bien être le jeune
parent de Mme de Rênal, employéjadis à l'ambassade de Rome ou de Naples, et qui
avait donné une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.
Julien
avait remis à un grand valet de chambre une des cartes jetées la veille, et une
des siennes.
On le fit attendre, lui et son témoin, trois grands quarts
d'heure; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d'élégance.
Ils trouvèrent un grand jeune homme, mis comme une poupée; ses traits offraient
la perfection et l'insignifiance de la beauté grecque. Sa tête, remarquablement
étroite, portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils étaient frisés
avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne dépassait l'autre. C'est pour se faire
friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait
attendre. La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout, jusqu'aux
pantoufles brodées, était correct et merveilleusement soigné. Sa physionomie,
noble et vide, annonçait des idées convenables et rares: l'idéal de l'homme
aimable, l'horreur de l'imprévu et de la plaisanterie, beaucoup de gravité.
Julien, auquel son lieutenant du 96e avait expliqué que se faire
attendre longtemps, après lui avoir jeté si grossièrement sa carte à la figure,
était une offense de plus, entra brusquement chez M. de Beauvoisis. Il avait
l'intention d'être insolent, mais il aurait bien voulu en même temps être de bon
ton.
Il fut si frappé de la douceur des manières de M. de Beauvoisis, de
son air à la fois compassé, important et content de soi, de l'élégance admirable
de ce qui l'entourait, qu'il perdit en un clin d'oeil toute idée d'être
insolent. Ce n'était pas son homme de la veille. Son étonnement fut tel de
rencontrer un être aussi distingué au lieu du grossier personnage rencontré au
café, qu'il ne put trouver une seule parole. Il présenta une des cartes qu'on
lui avait jetées.
-- C'est mon nom, dit l'homme à la mode, auquel
l'habit noir de Julien, dès sept heures du matin, inspirait assez peu de
considération; mais je ne comprends pas, d'honneur...
La manière de
prononcer ces derniers mots rendit à Julien une partie de son humeur.
--
Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d'un trait toute
l'affaire.
M. Charles de Beauvoisis, après y avoir mûrement pensé, était
assez content de la coupe de l'habit noir de Julien. Il est de Staub, c'est
clair, se disait-il en l'écoutant parler; ce gilet est de bon goût, ces bottes
sont bien; mais, d'un autre côté, cet habit noir dès le grand matin!... Ce sera
pour mieux échapper à la balle, se dit le chevalier de Beauvoisis.
Dès
qu'il se fut donné cette explication, il revint à une politesse parfaite, et
presque d'égal à égal envers Julien. Le colloque fut assez long, l'affaire était
délicate; mais enfin Julien ne put se refuser à l'évidence. Le jeune homme si
bien né qu'il avait devant lui n'offrait aucun point de ressemblance avec le
grossier personnage qui, la veille, l'avait insulté.
Julien éprouvait
une invincible répugnance à s'en aller, il faisait durer l'explication. Il
observait la suffisance du chevalier de Beauvoisis, c'est ainsi qu'il s'était
nommé en parlant de lui, choqué de ce que Julien l'appelait tout simplement
monsieur.
Il admirait sa gravité, mêlée d'une certaine fatuité modeste,
mais qui ne l'abandonnait pas un seul instant. Il était étonné de sa manière
singulière de remuer la langue en prononçant les mots... Mais enfin, dans tout
cela, il n'y avait pas la plus petite raison de lui chercher querelle.
Le jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de grâce, mais
l'ex-lieutenant du 96e, assis depuis une heure, les jambes écartées, les mains
sur les cuisses, et les coudes en dehors, décida que son ami M. Sorel n'était
point fait pour chercher une querelle d'Allemand à un homme, parce qu'on avait
volé à cet homme ses billets de visite.
Julien sortait de fort mauvaise
humeur. La voiture du chevalier de Beauvoisis l'attendait dans la cour, devant
le perron; par hasard, Julien leva les yeux et reconnut son homme de la veille
dans le cocher.
Le voir, le tirer par sa grande jaquette, le faire
tomber de son siège et l' accabler de coups de cravache ne fut que l'affaire
d'un instant. Deux laquais voulurent défendre leur camarade; Julien reçut des
coups de poing: au même instant il arma un de ses petits pistolets et le tira
sur eux; ils prirent la fuite. Tout cela fut l'affaire d'une minute.
Le
chevalier de Beauvoisis descendait l'escalier avec la gravité la plus plaisante,
répétant avec sa prononciation de grand seigneur:
-- Qu'est ça? qu'est
ça?
Il était évidemment fort curieux, mais l'importance diplomatique ne
lui permettait pas de marquer plus d'intérêt. Quand il sut de quoi il
s'agissait, la hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid
légèrement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate.
Le
lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se battre: il
voulut diplomatiquement aussi conserver à son ami les avantages de l'initiative.
-- Pour le coup, s'écria-t-il, il y a là matière à duel!
-- Je
le croirais assez, reprit le diplomate.
-- Je chasse ce coquin, dit-il à
ses laquais; qu'un autre monte.
On ouvrit la portière de la voiture: le
chevalier voulut absolument en faire les honneurs à Julien et à son témoin. On
alla chercher un ami de M. de Beauvoisis, qui indiqua une place tranquille. La
conversation en allant fut vraiment bien. Il n'y avait de singulier que le
diplomate en robe de chambre.
Ces messieurs, quoique très nobles, pensa
Julien, ne sont point ennuyeux comme les personnes qui viennent dîner chez M. de
La Mole; et je vois pourquoi, ajouta-t-il un instant après, ils se permettent
d'être indécents. On parlait des danseuses que le public avait distinguées dans
un ballet donné la veille. Ces messieurs faisaient allusion à des anecdotes
piquantes que Julien et son témoin, le lieutenant du 96e, ignoraient absolument.
Julien n'eut point la sottise de prétendre les savoir; il avoua de bonne grâce
son ignorance. Cette franchise plut à l'ami du chevalier; il lui raconta ces
anecdotes dans les plus grands détails, et fort bien.
Une chose étonna
infiniment Julien. Un reposoir que l'on construisait au milieu de la rue, pour
la procession de la Fête-Dieu, arrêta un instant la voiture. Ces messieurs se
permirent plusieurs plaisanteries; le curé, suivant eux, était fils d'un
archevêque. Jamais chez le marquis de La Mole, qui voulait être duc, on n'eût
osé prononcer un tel mot.
Le duel fut fini en un instant: Julien eut une
balle dans le bras; on le lui serra avec des mouchoirs; on les mouilla avec de
l'eau-de-vie, et le chevalier de Beauvoisis pria Julien très poliment de lui
permettre de le reconduire chez lui, dans la même voiture qui l'avait amené.
Quand Julien indiqua l'hôtel de La Mole, il y eut échange de regards entre le
jeune diplomate et son ami. Le fiacre de Julien était là, mais il trouvait la
conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon
lieutenant du 96e.
Mon Dieu! un duel, n'est-ce que ça! pensait Julien.
Que je suis heureux d'avoir retrouvé ce cocher! Quel serait mon malheur, si
j'avais dû supporter encore cette injure dans un café! La conversation amusante
n'avait presque pas été interrompue. Julien comprit alors que l'affectation
diplomatique est bonne à quelque chose.
L'ennui n'est donc point
inhérent, se disait-il, à une conversation entre gens de haute naissance!
Ceux-ci plaisantent de la procession de la Fête-Dieu, ils osent raconter et avec
détails pittoresques des anecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument
que le raisonnement sur la chose politique, et ce manque-là est plus que
compensé par la grâce de leur ton et la parfaite justesse de leurs expressions.
Julien se sentait une vive inclination pour eux. Que je serais heureux de les
voir souvent!
A peine se fut-on quitté, que le chevalier de Beauvoisis
courut aux informations: elles ne furent pas brillantes.
Il était fort
curieux de connaître son homme; pouvait-il décemment lui faire une visite? Le
peu de renseignements qu'il put obtenir n'étaient pas d'une nature
encourageante.
-- Tout cela est affreux! dit-il à son témoin. Il est
impossible que j'avoue m'être battu avec un simple secrétaire de M. de La Mole,
et encore parce que mon cocher m'a volé mes cartes de visite.
-- Il est
sûr qu'il y aurait dans tout cela possibilité de ridicule.
Le soir même,
le chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que ce M. Sorel, d'ailleurs
un jeune homme parfait, était fils naturel d'un ami intime du marquis de La
Mole. Ce fait passa sans difficulté. Une fois qu'il fut établi, le jeune
diplomate et son ami daignèrent faire quelques visites à Julien, pendant les
quinze jours qu'il passa dans sa chambre. Julien leur avoua qu'il n'était allé
qu'une fois en sa vie à l'Opéra.
-- Cela est épouvantable, lui dit-on,
on ne va que là; il faut que votre première sortie soit pour le Comte Ory
.
A l'Opéra, le chevalier de Beauvoisis le présenta au fameux
chanteur Geronimo, qui avait alors un immense succès.
Julien faisait
presque la cour au chevalier; ce mélange de respect pour soi-même, d'importance
mystérieuse et de fatuité de jeune homme l'enchantait. Par exemple le chevalier
bégayait un peu parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un grand seigneur
qui avait ce défaut. Jamais Julien n'avait trouvé réunis dans un seul être le
ridicule qui amuse et la perfection des manières qu'un pauvre provincial doit
chercher à imiter.
On le voyait à l'Opéra avec le chevalier de
Beauvoisis; cette liaison fit prononcer son nom.
-- Eh bien! lui dit un
jour M. de La Mole, vous voilà donc le fils naturel d'un riche gentilhomme de
Franche-Comté, mon ami intime?
Le marquis coupa la parole à Julien, qui
voulait protester qu'il n'avait contribué en aucune façon à accréditer ce bruit.
-- M. de Beauvoisis n'a pas voulu s'être battu contre le fils d'un
charpentier.
-- Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole; c'est à moi
maintenant de donner de la consistance à ce récit, qui me convient. Mais j'ai
une grâce à vous demander, et qui ne vous coûtera qu'une petite demi-heure de
votre temps: tous les jours d'Opéra, à onze heures et demie, allez assister dans
le vestibule à la sortie du beau monde. Je vous vois encore quelquefois des
façons de province, il faudrait vous en défaire; d'ailleurs il n'est pas mal de
connaître, au moins de vue, de grands personnages auprès desquels je puis un
jour vous donner quelque mission. Passez au bureau de location pour vous faire
reconnaître; on vous a donné les entrées.
CHAPITRE VII
UNE ATTAQUE DE GOUTTE
Et j'eus de l'avancement, non pour mon
mérite, mais parce que mon maître avait la goutte.
BERTOLOTTI.
Le lecteur est peut-être surpris
de ce ton libre et presque amical; nous avons oublié de dire que depuis six
semaines le marquis était retenu chez lui par une attaque de goutte.
Mlle de La Mole et sa mère étaient à Hyères, auprès de la mère de la
marquise. Le comte Norbert ne voyait son père que des instants; ils étaient fort
bien l'un pour l'autre, mais n'avaient rien à se dire. M. de La Mole, réduit à
Julien, fut étonné de lui trouver des idées. Il se faisait lire les journaux.
Bientôt le jeune secrétaire fut en état de choisir les passages intéressants. Il
y avait un journal nouveau que le marquis abhorrait; il avait juré de ne le
jamais lire, et chaque jour en parlait. Julien riait [Variante: et admirait la
pauvreté du duel entre le pouvoir et une idée. Cette petitesse du marquis lui
rendait tout le sang-froid qu'il était tenté de perdre en passant des soirées
tête-à-tête avec un si grand seigneur.] Le marquis, irrité contre le temps
présent, se fit lire Tite-Live; la traduction improvisée sur le texte latin
l'amusait.
Un jour le marquis dit avec ce ton de politesse excessive qui
souvent impatientait Julien:
-- Permettez, mon cher Sorel, que je vous
fasse cadeau d'un habit bleu: quand il vous conviendra de le prendre et de venir
chez moi, vous serez, à mes yeux, le frère cadet du comte de Chaulnes,
c'est-à-dire le fils de mon ami le vieux duc.
Julien ne comprenait pas
trop de quoi il s'agissait; le soir même il essaya une visite en habit bleu. Le
marquis le traita comme un égal. Julien avait un coeur digne de sentir la vraie
politesse, mais il n'avait pas d'idée des nuances. Il eût juré, avant cette
fantaisie du marquis, qu'il était impossible d'être reçu par lui avec plus
d'égards. Quel admirable talent! se dit Julien; quand il se leva pour sortir, le
marquis lui fit des excuses de ne pouvoir l'accompagner à cause de sa goutte.
Cette idée singulière occupa Julien: Se moquerait-il de moi? pensa-t-il.
Il alla demander conseil à l'abbé Pirard, qui, moins poli que le marquis, ne lui
répondit qu'en sifflant et parlant d'autre chose. Le lendemain matin Julien se
présenta au marquis, en habit noir, avec son portefeuille et ses lettres à
signer. Il en fut reçu à l'ancienne manière. Le soir en habit bleu, ce fut un
ton tout différent et absolument aussi poli que la veille.
-- Puisque
vous ne vous ennuyez pas trop dans les visites que vous avez la bonté de faire à
un pauvre vieillard malade, lui dit le marquis, il faudrait lui parler de tous
les petits incidents de votre vie, mais franchement et sans songer à autre chose
qu'à raconter clairement et d'une façon amusante. Car il faut s'amuser, continua
le marquis; il n'y a que cela de réel dans la vie. Un homme ne peut pas me
sauver la vie à la guerre tous les jours, ou me faire tous les jours cadeau d'un
million; mais si j'avais Rivarol, ici, auprès de ma chaise longue, tous les
jours il m'ôterait une heure de souffrances et d'ennui. Je l'ai beaucoup connu à
Hambourg, pendant l'émigration.
Et le marquis conta à Julien les
anecdotes de Rivarol avec les Hambourgeois qui s'associaient quatre pour
comprendre un bon mot.
M. de La Mole, réduit à la société de ce petit
abbé, voulut l'émoustiller. Il piqua d'honneur l'orgueil de Julien. Puisqu'on
lui demandait la vérité, Julien résolut de tout dire; mais en taisant deux
choses: son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l'humeur au marquis,
et la parfaite incrédulité qui n'allait pas trop bien à un futur curé. Sa petite
affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva fort à propos. Le marquis rit aux
larmes de la scène dans le café de la rue Saint-Honoré, avec le cocher qui
l'accablait d'injures sales. Ce fut l'époque d'une franchise parfaite dans les
relations entre le maître et le protégé.
M. de La Mole s'intéressa à ce
caractère singulier. Dans les commencements, il caressait les ridicules de
Julien, afin d'en jouir; bientôt il trouva plus d'intérêt à corriger tout
doucement les fausses manières de voir de ce jeune homme. Les autres provinciaux
qui arrivent à Paris admirent tout, pensait le marquis; celui-ci hait tout. Ils
ont trop d'affectation, lui n'en a pas assez, et les sots le prennent pour un
sot.
L'attaque de goutte fut prolongée par les grands froids de l'hiver
et dura plusieurs mois.
On s'attache bien à un bel épagneul, se disait
le marquis, pourquoi ai-je tant de honte de m'attacher à ce petit abbé? il est
original. Je le traite comme un fils; eh bien! où est l'inconvénient? Cette
fantaisie, si elle dure, me coûtera un diamant de cinq cents louis dans mon
testament.
Une fois que le marquis eut compris le caractère ferme de son
protégé, chaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire.
Julien
remarqua avec effroi qu'il arrivait à ce grand seigneur de lui donner des
décisions contradictoires sur le même objet.
Ceci pouvait le
compromettre gravement. Julien ne travailla plus avec lui sans apporter un
registre sur lequel il écrivait les décisions, et le marquis les paraphait.
Julien avait pris un commis qui transcrivait les décisions relatives à chaque
affaire sur un registre particulier. Ce registre recevait aussi la copie de
toutes les lettres.
Cette idée sembla d'abord le comble du ridicule et
de l'ennui. Mais, en moins de deux mois, le marquis en sentit les avantages.
Julien lui proposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui
tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes les
dépenses des terres que Julien était chargé d'administrer.
Ces mesures
éclaircirent tellement aux yeux du marquis ses propres affaires, qu'il put se
donner le plaisir d'entreprendre deux ou trois nouvelles spéculations sans le
secours de son prête-nom qui le volait.
-- Prenez trois mille francs
pour vous, dit-il un jour à son jeune ministre.
-- Monsieur, ma conduite
peut être calomniée.
-- Que vous faut-il donc? reprit le marquis avec
humeur.
-- Que vous veuilliez bien prendre un arrêté et l'écrire de
votre main sur le registre: cet arrêté me donnera une somme de trois mille
francs. Au reste, c'est M. l'abbé Pirard qui a eu l'idée de toute cette
comptabilité. Le marquis, avec la mine ennuyée du marquis de Moncade écoutant
les comptes de M. Poisson, son intendant, écrivit la décision.
Le soir,
lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n'était jamais question d'affaires.
Les bontés du marquis étaient si flatteuses pour l'amour-propre toujours
souffrant de notre héros, que bientôt, malgré lui, il éprouva une sorte
d'attachement pour ce vieillard aimable. Ce n'est pas que Julien fût sensible,
comme on l'entend à Paris; mais ce n'était pas un monstre, et personne, depuis
la mort du vieux chirurgien-major, ne lui avait parlé avec tant de bonté. Il
remarquait avec étonnement que le marquis avait pour son amour-propre des
ménagements de politesse qu'il n'avait jamais trouvés chez le vieux chirurgien.
Il comprit enfin que le chirurgien était plus fier de sa croix que le marquis de
son cordon bleu. Le père du marquis était un grand seigneur.
Un jour, à
la fin d'une audience du matin, en habit noir et pour les affaires, Julien amusa
le marquis, qui le retint deux heures, et voulut absolument lui donner quelques
billets de banque que son prête-nom venait de lui apporter de la Bourse.
-- J'espère, monsieur le marquis, ne pas m'écarter du profond respect
que je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.
-- Parlez,
mon ami.
-- Que monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce
don. Ce n'est pas à l'homme en habit noir qu'il est adressé, et il gâterait tout
à fait les façons que l'on a la bonté de tolérer chez l'homme en habit bleu.
Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder.
Ce
trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l'abbé Pirard.
-- Il faut
que je vous avoue enfin une chose, mon cher abbé. Je connais la naissance de
Julien, et je vous autorise à ne pas me garder le secret sur cette confidence.
Son procédé de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je
l'anoblis.
Quelque temps après, le marquis put enfin sortir.
--
Allez passer deux mois à Londres, dit-il à Julien. Les courriers extraordinaires
et autres vous porteront les lettres reçues par moi avec mes notes. Vous ferez
les réponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa réponse. J'ai
calculé que le retard ne sera que de cinq jours.
En courant la poste sur
la route de Calais, Julien s'étonnait de la futilité des prétendues affaires
pour lesquelles on l'envoyait.
Nous ne dirons point avec quel sentiment
de haine et presque d'horreur il toucha le sol anglais. On connaît sa folle
passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans
chaque grand seigneur un lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-Hélène
et en recevant la récompense par dix années de ministère.
A Londres, il
connut enfin la haute fatuité. Il s'était lié avec de jeunes seigneurs russes
qui l'initièrent.
-- Vous êtes prédestiné, mon cher Sorel, lui
disaient-ils, vous avez naturellement cette mine froide et à mille lieues de
la sensation présente , que nous cherchons tant à nous donner.
--
Vous n'avez pas compris votre siècle, lui disait le prince Korasoff: Faites
toujours le contraire de ce qu'on attend de vous . Voilà, d'honneur, la seule
religion de l'époque. Ne soyez ni fou, ni affecté, car alors on attendrait de
vous des folies et des affectations, et le précepte ne serait plus accompli.
Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke,
qui l'avait engagé à dîner, ainsi que le prince Korasoff. On attendit pendant
une heure. La façon dont Julien se conduisit au milieu des vingt personnes qui
attendaient est encore citée parmi les jeunes secrétaires d'ambassade à Londres.
Sa mine fut impayable.
Il voulut voir, malgré les dandys ses amis, le
célèbre Philippe Vane, le seul philosophe que l'Angleterre ait eu depuis Locke.
Il le trouva achevant sa septième année de prison. L'aristocratie ne badine pas
en ce pays-ci, pensa Julien; de plus, Vane est déshonoré, vilipendé, etc.
Julien le trouva gaillard; la rage de l'aristocratie le désennuyait.
Voilà, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j'aie vu en
Angleterre.
L'idée la plus utile aux tyrans est celle de Dieu, lui
avait dit Vane...
Nous supprimons le reste du système comme cynique.
A son retour:
-- Quelle idée amusante m'apportez-vous
d'Angleterre? lui dit M. de La Mole...
Il se taisait.
-- Quelle
idée apportez-vous, amusante ou non? reprit le marquis vivement.
--
Primo, dit Julien, l'Anglais le plus sage est fou une heure par jour; il est
visité par le démon du suicide, qui est le dieu du pays.
2° L'esprit et
le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en débarquant en
Angleterre.
3° Rien au monde n'est beau, admirable, attendrissant comme
les paysages anglais.
-- A mon tour, dit le marquis:
Primo,
pourquoi allez-vous dire, au bal chez l'ambassadeur de Russie, qu'il y a en
France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui désirent passionnément
la guerre? croyez-vous que cela soit obligeant pour les rois?
-- On ne
sait comment faire en parlant à nos grands diplomates, dit Julien. Ils ont la
manie d'ouvrir des discussions sérieuses. Si l'on s'en tient aux lieux communs
des journaux, on passe pour un sot. Si l'on se permet quelque chose de vrai et
de neuf, ils sont étonnés, ne savent que répondre, et le lendemain matin à sept
heures, ils vous font dire par le premier secrétaire d'ambassade qu'on a été
inconvenant.
-- Pas mal, dit le marquis en riant. Au reste, je parie,
monsieur l'homme profond, que vous n'avez pas deviné ce que vous êtes allé faire
en Angleterre.
-- Pardonnez-moi, reprit Julien; j'y ai été pour dîner
une fois la semaine chez l'ambassadeur du roi, qui est le plus poli des hommes.
-- Vous êtes allé chercher la croix que voilà, lui dit le marquis. Je ne
veux pas vous faire quitter votre habit noir, et je suis accoutumé au ton plus
amusant que j'ai pris avec l'homme portant l'habit bleu. Jusqu'à nouvel ordre,
entendez bien ceci: quand je verrai cette croix, vous serez le fils cadet de mon
ami le duc de Chaulnes, qui sans s'en douter, est depuis six mois employé dans
la diplomatie. Remarquez, ajouta le marquis, d'un air fort sérieux, et coupant
court aux actions de grâces, que je ne veux point vous sortir de votre état.
C'est toujours une faute et un malheur pour le protecteur comme pour le protégé.
Quand mes procès vous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je
demanderai pour vous une bonne cure, comme celle de notre ami l'abbé Pirard, et
rien de plus , ajouta le marquis d'un ton fort sec.
-- Cette
croix mit à l'aise l'orgueil de Julien; il parla beaucoup plus. Il se crut moins
souvent offensé et pris de mire par ces propos, susceptibles de quelque
explication peu polie, et qui, dans une conversation animée, peuvent échapper à
tout le monde.
Cette croix lui valut une singulière visite; ce fut celle
de M. le baron de Valenod, qui venait à Paris remercier le ministère de sa
baronnie et s'entendre avec lui. Il allait être nommé maire de Verrières en
remplacement de M. de Rênal.
Julien rit bien, intérieurement, quand M.
de Valenod lui fit entendre qu'on venait de découvrir que M. de Rênal était un
jacobin. Le fait est que, dans une réélection qui se préparait, [Variante: une
réélection générale qu'on préparait pour la Chambre des députés,] le nouveau
baron était le candidat du ministère, et au grand collège du département, à la
vérité fort ultra, c'était M. de Rênal qui était porté par les libéraux.
Ce fut en vain que Julien essaya de savoir quelque chose de Mme de
Rênal; le baron parut se souvenir de leur ancienne rivalité, et fut
impénétrable. Il finit par demander à Julien la voix de son père dans les
élections qui allaient avoir lieu. Julien promit d'écrire.
-- Vous
devriez, monsieur le chevalier, me présenter à M. le marquis de La Mole.
En effet, je le devrais, pensa Julien; mais un tel coquin!...
--
En vérité, répondit-il, je suis un trop petit garçon à l'hôtel de La Mole pour
prendre sur moi de présenter.
Julien disait tout au marquis: le soir il
lui conta la prétention du Valenod, ainsi que ses faits et gestes depuis 1814.
-- Non seulement, reprit M. de La Mole, d'un air fort sérieux, vous me
présenterez demain le nouveau baron, mais je l'invite à dîner pour après-demain.
Ce sera un de nos nouveaux préfets.
-- En ce cas, reprit Julien
froidement, je demande la place de directeur du dépôt de mendicité pour mon
père.
-- A la bonne heure, dit le marquis en reprenant l'air gai;
accordé; je m'attendais à des moralités. Vous vous formez.
M. de Valenod
apprit à Julien que le titulaire du bureau de loterie de Verrières venait de
mourir: Julien trouva plaisant de donner cette place à M. de Cholin, ce vieil
imbécile dont jadis il avait ramassé la pétition dans la chambre de M. de La
Mole. Le marquis rit de bon coeur de la pétition que Julien récita en lui
faisant signer la lettre qui demandait cette place au ministre des finances.
A peine M. de Cholin nommé, Julien apprit que cette place avait été
demandée par la députation du département pour M. Gros, le célèbre géomètre: cet
homme généreux n'avait que quatorze cents francs de rente, et chaque année
prêtait six cents francs au titulaire qui venait de mourir, pour l'aider à
élever sa famille.
Julien fut étonné de ce qu'il avait fait. [Variante:
Cette famille du mort, comment vit-elle aujourd'hui? Cette idée lui serra le
coeur.] Ce n'est rien, se dit-il; il faudra en venir à bien d'autres injustices,
si je veux parvenir, et encore savoir les cacher sous de belles paroles
sentimentales: pauvre M. Gros! c'est lui qui méritait la croix, c'est moi qui
l'ai, et je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la donne.
CHAPITRE VIII
QUELLE EST LA DECORATION QUI DISTINGUE?
Ton eau ne me rafraîchit pas, dit le génie altéré.-- C'est pourtant
le puits le plus frais de tout le Diar Békir.
PELLICO.
Un jour Julien revenait de la
charmante terre de Villequier, sur les bords de la Seine, que M. de La Mole
voyait avec intérêt, parce que, de toutes les siennes, c'était la seule qui eût
appartenu au célèbre Boniface de La Mole. Il trouva à l'hôtel la marquise et sa
fille, qui arrivaient d'Hyères.
Julien était un dandy maintenant, et
comprenait l'art de vivre à Paris. Il fut d'une froideur parfaite envers Mlle de
La Mole. Il parut n'avoir gardé aucun souvenir des temps où elle lui demandait
si gaiement des détails sur sa manière de tomber de cheval [Variante : avec
grâce].
Mlle de La Mole le trouva grandi et pâli. Sa taille, sa tournure
n'avaient plus rien du provincial; il n'en était pas ainsi de sa conversation:
on y remarquait encore trop de sérieux, trop de positif. Malgré ces qualités
raisonnables, grâce à son orgueil, elle n'avait rien de subalterne; on sentait
seulement qu'il regardait encore trop de choses comme importantes. Mais on
voyait qu'il était homme à soutenir son dire.
-- Il manque de légèreté,
mais non pas d'esprit, dit Mlle de La Mole à son père, en plaisantant avec lui
sur la croix qu'il avait donnée à Julien. Mon frère vous l'a demandée pendant
dix-huit mois, et c'est un La Mole!...
-- Oui, mais Julien a de
l'imprévu, c'est ce qui n'est jamais arrivé au La Mole dont vous me parlez.
On annonça M. le duc de Retz.
Mathilde se sentit saisie d'un
bâillement irrésistible; [Variante : à le voir, il lui semblait qu'] elle
reconnaissait les antiques dorures et les anciens habitués du salon paternel.
Elle se faisait une image parfaitement ennuyeuse de la vie qu'elle allait
reprendre à Paris. Et cependant à Hyères elle regrettait Paris.
Et
pourtant j'ai dix-neuf ans! pensait-elle: c'est l'âge du bonheur, disent tous
ces nigauds à tranches dorées. Elle regardait huit ou dix volumes de poésies
nouvelles, accumulés, pendant le voyage de Provence, sur la console du salon.
Elle avait le malheur d'avoir plus d'esprit que MM. de Croisenois, de Caylus, de
Luz, et ses autres amis. Elle se figurait tout ce qu'ils allaient lui dire sur
le beau ciel de la Provence, la poésie, le midi, etc., etc.
Ces yeux si
beaux, où respirait l'ennui le plus profond, et, pis encore, le désespoir de
trouver le plaisir, s'arrêtèrent sur Julien. Du moins, il n'était pas exactement
comme un autre.
-- Monsieur Sorel, dit-elle avec cette voix vive, brève,
et qui n'a rien de féminin, qu'emploient les jeunes femmes de la haute classe,
monsieur Sorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz?
--
Mademoiselle, je n'ai pas eu l'honneur d'être présenté à M. le duc. (On eût dit
que ces mots et ce titre écorchaient la bouche du provincial orgueilleux.)
-- Il a chargé mon frère de vous amener avec lui; et, si vous y étiez
venu, vous m'auriez donné des détails sur la terre de Villequier; il est
question d'y aller au printemps. Je voudrais savoir si le château est logeable,
et si les environs sont aussi jolis qu'on le dit. Il y a tant de réputations
usurpées!
Julien ne répondait pas.
-- Venez au bal avec mon
frère, ajouta-t-elle d'un ton fort sec.
Julien salua avec respect.
Ainsi, même au milieu du bal, je dois des comptes à tous les membres de la
famille. Ne suis-je pas payé comme homme d'affaires? Sa mauvaise humeur ajouta:
Dieu sait encore si ce que je dirai à la fille ne contrariera pas les projets du
père, du frère, de la mère! C'est une véritable cour de prince souverain. Il
faudrait y être d'une nullité parfaite, et cependant ne donner à personne le
droit de se plaindre.
Que cette grande fille me déplaît! pensa-t-il en
regardant marcher Mlle de La Mole, que sa mère avait appelée pour la présenter à
plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes, sa robe lui tombe
des épaules... elle est encore plus pâle qu'avant son voyage... Quels cheveux
sans couleur, à force d'être blonds! On dirait que le jour passe à travers!...
Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce regard! quels gestes de
reine!
Mlle de La Mole venait d'appeler son frère, au moment où il
quittait le salon.
Le comte Norbert s'approcha de Julien:
-- Mon
cher Sorel, lui dit-il, où voulez-vous que je vous prenne à minuit pour le bal
de M. de Retz? Il m'a chargé expressément de vous amener.
-- Je sais
bien à qui je dois tant de bontés, répondit Julien, en saluant jusqu'à terre.
Sa mauvaise humeur, ne pouvant rien trouver à reprendre au ton de
politesse et même d'intérêt avec lequel Norbert lui avait parlé, se mit à
s'exercer sur la réponse que lui, Julien, avait faite à ce mot obligeant. Il y
trouvait une nuance de bassesse.
Le soir, en arrivant au bal, il fut
frappé de la magnificence de l'hôtel de Retz. La cour d'entrée était couverte
d'une immense tente de coutil cramoisi avec des étoiles en or: rien de plus
élégant. Au-dessous de cette tente, la cour était transformée en un bois
d'orangers et de lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d'enterrer
suffisamment les vases, les lauriers et les orangers avaient l'air de sortir de
terre. Le chemin que parcouraient les voitures était sablé.
Cet ensemble
parut extraordinaire à notre provincial. Il n'avait pas l'idée d'une telle
magnificence; en un instant son imagination émue fut à mille lieues de la
mauvaise humeur. Dans la voiture, en venant au bal, Norbert était heureux, et
lui voyait tout en noir; à peine entrés dans la cour, les rôles changèrent.
Norbert n'était sensible qu'à quelques détails, qui, au milieu de tant
de magnificence, n'avaient pu être soignés. Il évaluait la dépense de chaque
chose, et, à mesure qu'il arrivait à un total élevé, Julien remarqua qu'il s'en
montrait presque jaloux et prenait de l'humeur.
Pour lui, il arriva
séduit, admirant, et presque timide à force d'émotion, dans le premier des
salons où l'on dansait. On se pressait à la porte du second, et la foule était
si grande, qu'il lui fut impossible d'avancer. La décoration de ce second salon
représentait l'Alhambra de Grenade.
-- C'est la reine du bal, il faut en
convenir, disait un jeune homme à moustaches, dont l'épaule entrait dans la
poitrine de Julien.
-- Mlle Fourmont, qui tout l'hiver a été la plus
jolie, lui répondait son voisin, s'aperçoit qu'elle descend à la seconde place:
vois son air singulier.
-- Vraiment elle met toutes voiles dehors pour
plaire. Vois, vois ce sourire gracieux au moment où elle figure seule dans cette
contredanse. C'est, d'honneur, impayable.
-- Mlle de La Mole a l'air
d'être maîtresse du plaisir que lui fait son triomphe, dont elle s'aperçoit fort
bien. On dirait qu'elle craint de plaire à qui lui parle.
-- Très bien!
voilà l'art de séduire.
Julien faisait de vains efforts pour apercevoir
cette femme séduisante; sept ou huit hommes plus grands que lui l'empêchaient de
la voir.
-- Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noble,
reprit le jeune homme à moustaches.
-- Et ces grands yeux bleus qui
s'abaissent si lentement au moment où l'on dirait qu'ils sont sur le point de se
trahir, reprit le voisin. Ma foi, rien de plus habile.
-- Vois comme
auprès d'elle la belle Fourmont a l'air commun, dit un troisième.
-- Cet
air de retenue veut dire: Que d'amabilité je déploierais pour vous, si vous
étiez l'homme digne de moi!
-- Et qui peut être digne de la sublime
Mathilde? dit le premier: quelque prince souverain, beau, spirituel, bien fait,
un héros à la guerre, et âgé de vingt ans tout au plus.
-- Le fils
naturel de l'empereur de Russie... auquel, en faveur de ce mariage, on ferait
une souveraineté... ou tout simplement le comte de Thaler, avec son air de
paysan habillé...
La porte fut dégagée, Julien put entrer.
Puisqu'elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut
la peine que je l'étudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection
pour ces gens-là.
Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda.
Mon devoir m'appelle, se dit Julien; mais il n'y avait plus d'humeur que dans
son expression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir que la robe fort
basse des épaules de Mathilde augmenta bien vite, à la vérité d'une manière peu
flatteuse pour son amour-propre. Sa beauté a de la jeunesse, pensa-t-il. Cinq ou
six jeunes gens, parmi lesquels Julien reconnut ceux qu'il avait entendus à la
porte, étaient entre elle et lui.
-- Vous monsieur, qui avez été ici
tout l'hiver, lui dit-elle, n'est-il pas vrai que ce bal est le plus joli de la
saison?
Il ne répondait pas.
-- Ce quadrille de Coulon me semble
admirable et ces dames le dansent d'une façon parfaite.
Les jeunes gens
se retournèrent pour voir quel était l'homme heureux dont on voulait absolument
avoir une réponse. Elle ne fut pas encourageante.
-- Je ne saurais être
un bon juge, mademoiselle; je passe ma vie à écrire: c'est le premier bal de
cette magnificence que j'aie vu.
Les jeunes gens à moustaches furent
scandalisés.
-- Vous êtes un sage, monsieur Sorel, reprit-on avec un
intérêt plus marqué; vous voyez tous ces bals, toutes ces fêtes, comme un
philosophe, comme J.-J. Rousseau. Ces folies vous étonnent sans vous séduire.
Un mot venait d'éteindre l'imagination de Julien et de chasser de son
coeur toute illusion. Sa bouche prit l'expression d'un dédain un peu exagéré
peut-être.
-- J.-J. Rousseau, répondit-il, n'est à mes yeux qu'un sot,
lorsqu'il s'avise de juger le grand monde; il ne le comprenait pas, et y portait
le coeur d'un laquais parvenu.
-- Il a fait le Contrat social ,
dit Mathilde du ton de la vénération.
-- Tout en prêchant la république
et le renversement des dignités monarchiques, ce parvenu est ivre de bonheur, si
un duc change la direction de sa promenade après dîner pour accompagner un de
ses amis.
-- Ah! oui, le duc de Luxembourg à Montmorency accompagne un
M. Coindet du côté de Paris..., reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et
l'abandon de la première jouissance de pédanterie. Elle était ivre de son
savoir, à peu près comme l'académicien qui découvrit l'existence du roi
Feretrius. L'oeil de Julien resta pénétrant et sévère. Mathilde avait eu un
moment d'enthousiasme; la froideur de son partner la déconcerta profondément.
Elle fut d'autant plus étonnée, que c'était elle qui avait coutume de produire
cet effet-là sur les autres.
Dans ce moment, le marquis de Croisenois
s'avançait avec empressement vers Mlle de La Mole. Il fut un instant à trois pas
d'elle, sans pouvoir pénétrer à cause de la foule. Il la regardait en souriant
de l'obstacle. La jeune marquise de Rouvray était près de lui, c'était une
cousine de Mathilde. Elle donnait le bras à son mari, qui ne l'était que depuis
quinze jours. Le marquis de Rouvray, fort jeune aussi, avait tout l'amour niais
qui prend un homme qui, faisant un mariage de convenance uniquement arrangé par
les notaires, trouve une personne parfaitement belle. M. de Rouvray allait être
duc à la mort d'un oncle fort âgé.
Pendant que le marquis de Croisenois,
ne pouvant percer la foule, regardait Mathilde d'un air riant, elle arrêtait ses
grands yeux, d'un bleu céleste, sur lui et ses voisins. Quoi de plus plat, se
dit-elle, que tout ce groupe! Voilà Croisenois qui prétend m'épouser; il est
doux, poli, il a des manières parfaites comme M. de Rouvray. Sans l'ennui qu'ils
donnent, ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra au bal avec
cet air borné et content. Un an après le mariage, ma voiture, mes chevaux, mes
robes, mon château à vingt lieues de Paris, tout cela sera aussi bien que
possible, tout à fait ce qu'il faut pour faire périr d'envie une parvenue, une
comtesse de Roiville par exemple; et après?...
Mathilde s'ennuyait en
espoir. Le marquis de Croisenois parvint à l'approcher, et lui parlait, mais
elle rêvait sans l'écouter. Le bruit de ses paroles se confondait pour elle avec
le bourdonnement du bal. Elle suivait machinalement de l'oeil Julien, qui
s'était éloigné d'un air respectueux, mais fier et mécontent. Elle aperçut dans
un coin, loin de la foule circulante, le comte Altamira, condamné à mort dans
son pays, que le lecteur connaît déjà. Sous Louis XIV, une de ses parentes avait
épousé un prince de Conti; ce souvenir le protégeait un peu contre la police de
la congrégation.
Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un
homme, pensa Mathilde: c'est la seule chose qui ne s'achète pas.
Ah!
c'est un bon mot que je viens de me dire! Quel dommage qu'il ne soit pas venu de
façon à m'en faire honneur! Mathilde avait trop de goût pour amener dans la
conversation un bon mot fait d'avance; mais elle avait aussi trop de vanité pour
ne pas être enchantée d'elle-même. Un air de bonheur remplaça dans ses traits
l'apparence de l'ennui. Le marquis de Croisenois, qui lui parlait toujours, crut
entrevoir le succès, et redoubla de faconde.
Qu'est-ce qu'un méchant
pourrait objecter à mon bon mot? se dit Mathilde. Je répondrais au critique: Un
titre de baron, de vicomte, cela s'achète; une croix, cela se donne; mon frère
vient de l'avoir, qu'a-t-il fait? un grade, cela s'obtient. Dix ans de garnison,
ou un parent ministre de la guerre, et l'on est chef d'escadron comme Norbert.
Une grande fortune!... c'est encore ce qu'il y a de plus difficile et par
conséquent de plus méritoire. Voilà qui est drôle! c'est le contraire de tout ce
que disent les livres... Eh bien! pour la fortune, on épouse la fille de M.
Rothschild.
Réellement mon mot a de la profondeur. La condamnation à
mort est encore la seule chose que l'on ne soit pas avisé de solliciter.
-- Connaissez-vous le comte Altamira? dit-elle à M. de Croisenois.
Elle avait l'air de revenir de si loin, et cette question avait si peu
de rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq minutes,
que son amabilité en fut déconcertée. C'était pourtant un homme d'esprit et fort
renommé comme tel.
Mathilde a de la singularité, pensa-t-il; c'est un
inconvénient, mais elle donne une si belle position sociale à son mari! Je ne
sais comment fait ce marquis de La Mole; il est lié avec ce qu'il y a de mieux
dans tous les partis, c'est un homme qui ne peut sombrer. Et d'ailleurs, cette
singularité de Mathilde peut passer pour du génie. Avec une haute naissance et
beaucoup de fortune, le génie n'est point un ridicule, et alors quelle
distinction! Elle a si bien d'ailleurs, quand elle veut, ce mélange d'esprit, de
caractère et d'à-propos, qui fait l'amabilité parfaite... Comme il est difficile
de faire bien deux choses à la fois, le marquis répondait à Mathilde d'un air
vide, et comme récitant une leçon:
-- Qui ne connaît ce pauvre Altamira?
Et il lui faisait l'histoire de sa conspiration manquée, ridicule, absurde.
-- Très absurde! dit Mathilde, comme se parlant à elle-même, mais il a
agi. Je veux voir un homme; amenez-le-moi, dit-elle au marquis très choqué.
Le comte Altamira était un des admirateurs les plus déclarés de l'air
hautain et presque impertinent de Mlle de La Mole; elle était suivant lui l'une
des plus belles personnes de Paris.
-- Comme elle serait belle sur un
trône! dit-il à M. de Croisenois; et il se laissa amener sans difficulté.
Il ne manque pas de gens dans le monde qui veulent établir que rien
n'est de mauvais ton comme une conspiration; cela sent le jacobin. Et quoi de
plus laid que le jacobin sans succès?
Le regard de Mathilde se moquait
du libéralisme d'Altamira avec M. de Croisenois, mais elle l'écoutait avec
plaisir.
Un conspirateur au bal, c'est un joli contraste, pensait-elle.
Elle trouvait à celui-ci, avec ses moustaches noires, la figure du lion quand il
se repose; mais elle s'aperçut bientôt que son esprit n'avait qu'une attitude:
l'utilité, l'admiration pour l'utilité .
Excepté ce qui pouvait
donner à son pays le gouvernement de deux Chambres, le jeune comte trouvait que
rien n'était digne de son attention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus
séduisante personne du bal, parce qu'il vit entrer un général péruvien.
Désespérant de l'Europe, le pauvre Altamira en était réduit à penser
que, quand les Etats de l'Amérique méridionale seront forts et puissants, ils
pourront rendre à l'Europe la liberté que Mirabeau leur a envoyée*. [* Cette
feuille, composée le 25 juillet 1830, a été imprimée le 4 août. Note de
l'éditeur (vraisembalement Stendhal)].
Un tourbillon de jeunes gens à
moustaches s'était approché de Mathilde. Elle avait bien vu qu'Altamira n'était
pas séduit, et se trouvait piquée de son départ; elle voyait son oeil noir
briller en parlant au général péruvien. Mlle de La Mole regardait [Variante :
promenait ses regards sur] les jeunes Français avec ce sérieux profond qu'aucune
de ses rivales ne pouvait imiter. Lequel d'entre eux, pensait-elle, pourrait se
faire condamner à mort, en lui supposant même toutes les chances favorables?
Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d'esprit, mais
inquiétait les autres. Ils redoutaient l'explosion de quelque mot piquant et de
réponse difficile.
Une haute naissance donne cent qualités dont
l'absence m'offenserait: je le vois par l'exemple de Julien, pensait Mathilde;
mais elle étiole ces qualités de l'âme qui font condamner à mort.
En ce
moment quelqu'un disait près d'elle:
-- Ce comte Altamira est le second
fils du prince de San Nazaro-Pimentel, c'est un Pimentel qui tenta de sauver
Conradin, décapité en 1268. C'est l'une des plus nobles familles de Naples.
Voilà, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime: La haute
naissance ôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner
à mort! Je suis donc prédestinée à déraisonner ce soir. Puisque je ne suis
qu'une femme comme une autre, eh bien! il faut danser. Elle céda aux instances
du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une galope. Pour se
distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut être parfaitement
séduisante, M. de Croisenois fut ravi.
Mais ni la danse, ni le désir de
plaire à l'un des plus jolis hommes de la cour, rien ne put distraire Mathilde.
Il était impossible d'avoir plus de succès. Elle était la reine du bal, elle le
voyait, mais avec froideur.
Quelle vie effacée je vais passer avec un
être tel que Croisenois! se disait-elle, comme il la ramenait à sa place une
heure après... Où est le plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, après
six mois d'absence, je ne le trouve pas au milieu d'un bal qui fait l'envie de
toutes les femmes de Paris? Et encore, j'y suis environnée des hommages d'une
société que je ne puis pas imaginer mieux composée. Il n'y a ici de bourgeois
que quelques pairs et un ou deux Julien peut-être. Et cependant, ajoutait-elle
avec une tristesse croissante, quels avantages le sort ne m'a-t-il pas donnés:
illustration, fortune, jeunesse! hélas! tout, excepté le bonheur.
Les
plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m'ont parlé toute la
soirée. L'esprit, j'y crois, car je leur fais peur évidemment à tous. S'ils
osent aborder un sujet sérieux, au bout de cinq minutes de conversation ils
arrivent tout hors d'haleine, et comme faisant une grande découverte à une chose
que je leur répète depuis une heure. Je suis belle, j'ai cet avantage pour
lequel Mme de Staël eût tout sacrifié, et pourtant il est de fait que je meurs
d'ennui. Y a-t-il une raison pour que Je m'ennuie moins quand j'aurai changé mon
nom pour celui du marquis de Croisenois?
Mais, mon Dieu! ajouta-t-elle
presque avec l'envie de pleurer, n'est-ce pas un homme parfait? C'est le
chef-d'oeuvre de l'éducation de ce siècle; on ne peut le regarder sans qu'il
trouve une chose aimable, et même spirituelle, à vous dire; il est brave... Mais
ce Sorel est singulier, se dit-elle, et son oeil quittait l'air morne pour l'air
fâché. Je l'ai averti que j'avais à lui parler, et il ne daigne pas reparaître!
CHAPITRE IX
LE BAL
Le luxe des toilettes,
l'éclat des bougies, les parfums: tant de jolis bras, de belles épaules; des
bouquets; des airs de Rossini qui enlèvent, des peintures de Ciceri; Je suis
hors de moi!
Voyages d'Uzeri.
-- Vous avez de
l'humeur, lui dit la marquise de La Mole; je vous en avertis, c'est de mauvaise
grâce au bal.
-- Je ne me sens que mal à la tête, répondit Mathilde d'un
air dédaigneux, il fait trop chaud ici.
A ce moment, comme pour
justifier Mlle de La Mole, le vieux baron de Tolly se trouva mal et tomba; on
fut obligé de l'emporter. On parla d'apoplexie, ce fut un événement désagréable.
Mathilde ne s'en occupa point. C'était un parti pris, chez elle, de ne
regarder jamais les vieillards et tous les êtres reconnus pour dire des choses
tristes.
Elle dansa pour échapper à la conversation sur l'apoplexie, qui
n'en était pas une, car le surlendemain le baron reparut.
Mais M. Sorel
ne vient point, se dit-elle encore après qu'elle eut dansé. Elle le cherchait
presque des yeux, lorsqu'elle l'aperçut dans un autre salon. Chose étonnante, il
semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui était si naturel; il
n'avait plus l'air anglais.
Il cause avec le comte Altamira, mon
condamné à mort! se dit Mathilde. Son oeil est plein d'un feu sombre; il a l'air
d'un prince déguisé; son regard a redoublé d'orgueil.
Julien se
rapprochait de la place où elle était, toujours causant avec Altamira; elle le
regardait fixement, étudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualités qui
peuvent valoir à un homme l'honneur d'être condamné à mort.
Comme il
passait près d'elle:
-- Oui, disait-il au comte Altamira, Danton était
un homme!
O ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde; mais il a une
figure si noble, et ce Danton était si horriblement laid, un boucher, je crois.
Julien était encore assez près d'elle, elle n'hésita pas à l'appeler; elle avait
la conscience et l'orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune
fille.
-- Danton n'était-il pas un boucher? lui dit-elle.
--
Oui, aux yeux de certaines personnes, lui répondit Julien avec l'expression du
mépris le plus mal déguisé, et l'oeil encore enflammé de sa conversation avec
Altamira, mais malheureusement pour les gens bien nés, il était avocat à
Méry-sur-Seine; c'est-à-dire, mademoiselle, ajouta-t-il d'un air méchant, qu'il
a commencé comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait
un désavantage énorme aux yeux de la beauté, il était fort laid.
Ces
derniers mots furent dits rapidement, d'un air extraordinaire et assurément fort
peu poli.
Julien attendit un instant, le haut du corps légèrement penché
et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire: Je suis payé pour vous
répondre, et je vis de ma paye. Il ne daignait pas lever l'oeil sur Mathilde.
Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixés sur lui, avait
l'air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait, il la regarda ainsi
qu'un valet regarde son maître, afin de prendre des ordres. Quoique ses yeux
rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fixés sur lui avec un regard
étrange, il s'éloigna avec un empressement marqué.
Lui, qui est
réellement si beau, se dit enfin Mathilde sortant de sa rêverie, faire un tel
éloge de la laideur! Jamais de retour sur lui-même! Il n'est pas comme Caylus ou
Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l'air que mon père prend quand il fait
si bien Napoléon au bal. Elle avait tout à fait oublié Danton. Décidément, ce
soir, je m'ennuie. Elle saisit le bras de son frère, et, à son grand chagrin, le
força de faire un tour dans le bal. L'idée lui vint de suivre la conversation du
condamné à mort avec Julien.
La foule était énorme. Elle parvint
cependant à les rejoindre au moment où, à deux pas devant elle, Altamira
s'approchait d'un plateau pour prendre une glace. Il parlait à Julien, le corps
à demi tourné. Il vit un bras d'habit brodé qui prenait une glace à côté de la
sienne. La broderie sembla exciter son attention; il se retourna tout à fait
pour voir le personnage à qui appartenait ce bras. A l'instant, ces yeux si
nobles et si naïfs prirent une légère expression de dédain.
-- Vous
voyez cet homme, dit-il assez bas à Julien; c'est le prince d'Araceli,
ambassadeur de ***. Ce matin il a demandé mon extradition à votre ministre des
affaires étrangères de France, M. de Nerval. Tenez, le voilà là-bas, qui joue au
whist. M. de Nerval est assez disposé à me livrer, car nous vous avons donné
deux ou trois conspirateurs en 1816. Si l'on me rend à mon roi, je suis pendu
dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu'un de ces jolis messieurs à
moustaches qui m'empoignera .
-- Les infâmes! s'écria Julien à
demi-haut.
Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation.
L'ennui avait disparu.
-- Pas si infâmes, reprit le comte Altamira. Je
vous ai parlé de moi pour vous frapper d'une image vive. Regardez le prince
d'Araceli; toutes les cinq minutes, il jette les yeux sur sa Toison d'Or; il ne
revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme
n'est au fond qu'un anachronisme. Il y a cent ans, la Toison était un honneur
insigne, mais alors elle eût passé bien au-dessus de sa tête. Aujourd'hui, parmi
les gens bien nés, il faut être un Araceli pour en être enchanté. Il eût fait
pendre toute une ville pour l'obtenir.
-- Est-ce à ce prix qu'il l'a
eue? dit Julien avec anxiété.
-- Non, pas précisément, répondit Altamira
froidement; il a peut-être fait jeter à la rivière une trentaine de riches
propriétaires de son pays, qui passaient pour libéraux.
-- Quel monstre!
dit encore Julien.
Mlle de La Mole, penchant la tête avec le plus vif
intérêt, était si près de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son
épaule.
-- Vous êtes bien jeune! répondait Altamira. Je vous disais que
j'ai une soeur mariée en Provence; elle est encore jolie, bonne, douce; c'est
une excellente mère de famille, fidèle à tous ses devoirs, pieuse et non dévote.
Où veut-il en venir? pensait Mlle de La Mole.
-- Elle est
heureuse, continua le comte Altamira; elle l'était en 1815. Alors j'étais caché
chez elle, dans sa terre près d'Antibes; eh bien, au moment où elle apprit
l'exécution du maréchal Ney, elle se mit à danser!
-- Est-il possible?
dit Julien atterré.
-- C'est l'esprit de parti, reprit Altamira. Il n'y
a plus de passions véritables au XIXe siècle: c'est pour cela que l'on s'ennuie
tant en France. On fait les plus grandes cruautés, mais sans cruauté.
--
Tant pis! dit Julien; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les faire avec
plaisir: ils n'ont que cela de bon, et l'on ne peut même les justifier un peu
que par cette raison.
Mlle de La Mole, oubliant tout à fait ce qu'elle
se devait à elle-même, s'était placée presque entièrement entre Altamira et
Julien. Son frère, qui lui donnait le bras, accoutumé à lui obéir, regardait
ailleurs dans la salle, et, pour se donner une contenance, avait l'air d'être
arrêté par la foule.
-- Vous avez raison, disait Altamira; on fait tout
sans plaisir et sans s'en souvenir, même les crimes. Je puis vous montrer dans
ce bal dix hommes peut-être qui seront damnés comme assassins. Ils l'ont oublié,
et le monde aussi.
Plusieurs sont émus jusqu'aux larmes si leur chien se
casse la patte. Au Père-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe,
comme vous dites si plaisamment à Paris, on nous apprend qu'ils réunissaient
toutes les vertus des preux chevaliers, et l'on parle des grandes actions de
leur bisaïeul qui vivait sous Henri IV. Si, malgré les bons offices du prince
d'Araceli, je ne suis pas pendu, et que je jouisse jamais de ma fortune à Paris,
je veux vous faire dîner avec huit ou dix assassins honorés et sans remords.
Vous et moi, à ce dîner, nous serons les seuls purs de sang, mais je
serai méprisé et presque haï, comme un monstre sanguinaire et jacobin, et vous,
méprisé simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie.
-- Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole.
Altamira la regarda
étonné; Julien ne daigna pas la regarder.
-- Notez que la révolution à
la tête de laquelle je me suis trouvé, continua le comte Altamira, n'a pas
réussi uniquement parce que je n'ai pas voulu faire tomber trois têtes et
distribuer à nos partisans sept à huit millions qui se trouvaient dans une
caisse dont j'avais la clef. Mon roi, qui aujourd'hui brûle de me faire pendre,
et qui, avant la révolte, me tutoyait, m'eût donné le grand cordon de son ordre
si j'avais fait tomber ces trois têtes et distribuer l'argent de ces caisses,
car j'aurais obtenu au moins un demi-succès, et mon pays eût eu une charte telle
quelle... Ainsi va le monde, c'est une partie d'échecs.
-- Alors, reprit
Julien l'oeil en feu, vous ne saviez pas le jeu; maintenant...
-- Je
ferais tomber des têtes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un Girondin comme
vous me le faisiez entendre l'autre jour?... Je vous répondrai, dit Altamira
d'un air triste, quand vous aurez tué un homme en duel, ce qui encore est bien
moins laid que de le faire exécuter par un bourreau.
-- Ma foi! dit
Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu d'être un atome, j'avais
quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie à quatre.
Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains
jugements des hommes; ils rencontrèrent ceux de Mlle de La Mole tout près de
lui, et ce mépris, loin de se changer en air gracieux et civil, sembla
redoubler.
Elle en fut profondément choquée, mais il ne fut plus en son
pouvoir d'oublier Julien; elle s'éloigna avec dépit, entraînant son frère.
Il faut que je prenne du punch, et que je danse beaucoup, se dit-elle;
je veux choisir ce qu'il y a de mieux, et faire effet à tout prix. Bon, voici ce
fameux impertinent, le comte de Fervaques. Elle accepta son invitation; ils
dansèrent. Il s'agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux sera le plus
impertinent, mais, pour me moquer pleinement de lui, il faut que je le fasse
parler. Bientôt tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenance. On
ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. M. de Fervaques
se troublait, et, ne trouvant que des paroles élégantes, au lieu d'idées,
faisait des mines; Mathilde, qui avait de l'humeur, fut cruelle pour lui, et
s'en fit un ennemi. Elle dansa jusqu'au jour, et enfin se retira horriblement
fatiguée. Mais, en voiture, le peu de force qui lui restait était encore employé
à la rendre triste et malheureuse. Elle avait été méprisée par Julien, et ne
pouvait le mépriser.
Julien était au comble du bonheur, ravi à son insu
par la musique, les fleurs, les belles femmes, l'élégance générale, et, plus que
tout, par son imagination qui rêvait des distinctions pour lui et la liberté
pour tous.
-- Quel beau bal! dit-il au comte, rien n'y manque.
-- Il y manque la pensée, répondit Altamira.
Et sa physionomie
trahissait ce mépris, qui n'en est que plus piquant, parce qu'on voit que la
politesse s'impose le devoir de le cacher.
-- Vous y êtes, monsieur le
comte. N'est-ce pas, la pensée est conspirante encore?
-- Je suis ici à
cause de mon nom. Mais on hait la pensée dans vos salons. Il faut qu'elle ne
s'élève pas au-dessus de la pointe d'un couplet de vaudeville: alors on la
récompense. Mais l'homme qui pense, s'il a de l'énergie et de la nouveauté dans
ses saillies, vous l'appelez cynique . N'est-ce pas ce nom-là qu'un de
vos juges a donné à Courier? Vous l'avez mis en prison, ainsi que Béranger. Tout
ce qui vaut quelque chose, chez vous, par l'esprit, la congrégation le jette à
la police correctionnelle; et la bonne compagnie applaudit.
C'est que
votre société vieillie prise avant tout les convenances... Vous ne vous élèverez
jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous aurez des Murat, et jamais de
Washington. Je ne vois en France que de la vanité. Un homme qui invente en
parlant arrive facilement à une saillie imprudente, et le maître de la maison se
croit déshonoré.
A ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien,
s'arrêta devant l'hôtel de La Mole. Julien était amoureux de son conspirateur.
Altamira lui avait fait ce beau compliment, évidemment échappé à une profonde
conviction: Vous n'avez pas la légèreté française, et comprenez le principe de
l'utilité . Il se trouvait que, justement l'avant-veille, Julien avait vu
Marino Faliero , tragédie de M. Casimir Delavigne.
Israël
Bertuccio, [Variante : un simple charpentier de l'arsenal,] n'a-t-il pas plus de
caractère que tous ces nobles Vénitiens? se disait notre plébéien révolté; et
cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvée remonte à l'an 700, un
siècle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu'il y avait de plus noble ce soir
au bal de M. de Retz ne remonte, et encore clopin-clopant, que jusqu'au XIIIe
siècle. Eh bien! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance,
[Variante : mais si étiolés, mais si effacés par le caractère,] c'est d'Israël
Bertuccio qu'on se souvient.
Une conspiration anéantit tous les titres
donnés par les caprices sociaux. Là, un homme prend d'emblée le rang que lui
assigne sa manière d'envisager la mort. L'esprit lui-même perd de son empire...
Que serait Danton aujourd'hui, dans ce siècle des Valenod et des Rênal?
pas même substitut du procureur du roi...
Que dis-je? il se serait vendu
à la congrégation; il serait ministre, car enfin ce grand Danton a volé.
Mirabeau aussi s'est vendu. Napoléon avait volé des millions en Italie, sans
quoi il eût été arrêté tout court par la pauvreté, comme Pichegru. La Fayette
seul n'a jamais volé. Faut-il voler, faut-il se vendre? pensa Julien. Cette
question l'arrêta tout court. Il passa le reste de la nuit à lire l'histoire de
la Révolution.
Le lendemain, en faisant ses lettres dans la
bibliothèque, il ne songeait encore qu'à la conversation du comte Altamira.
Dans le fait, se disait-il, après une longue rêverie, si ces Espagnols
libéraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eût pas balayés
avec cette facilité. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards... comme moi!
s'écria tout à coup Julien comme se réveillant en sursaut.
Qu'ai-je fait
de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres diables, qui enfin, une
fois en la vie, ont osé, ont commencé à agir? Je suis comme un homme qui, au
sortir de table, s'écrie: Demain je ne dînerai pas; ce qui ne m'empêchera point
d'être fort et allègre comme je le suis aujourd'hui. Qui sait ce qu'on éprouve à
moitié chemin d'une grande action? [Variante : Car enfin ces choses-là ne se
font pas comme on tire un coup de pistolet...] Ces hautes pensées furent
troublées par l'arrivée imprévue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la
bibliothèque. Il était tellement animé par son admiration pour les grandes
qualités de Danton, de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n'être pas vaincus, que
ses yeux s'arrêtèrent sur Mlle de La Mole, mais sans songer à elle, sans la
saluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts
s'aperçurent de sa présence, son regard s'éteignit. Mlle de La Mole le remarqua
avec amertume.
En vain elle lui demanda un volume de l' Histoire de
France de Vély, placé au rayon le plus élevé ce qui obligeait Julien à aller
chercher la plus grande des deux échelles. Julien avait approché l'échelle; il
avait cherché le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer à
elle. En remportant l'échelle, dans sa préoccupation il donna un coup de coude
dans une des glaces de la bibliothèque; les éclats, en tombant sur le parquet,
le réveillèrent enfin. Il se hâta de faire des excuses à Mlle de La Mole; il
voulut être poli, mais il ne fut que poli. Mathilde vit avec évidence qu'elle
l'avait troublé, et qu'il eût mieux aimé songer à ce qui l'occupait avant son
arrivée, que lui parler. Après l'avoir beaucoup regardé, elle s'en alla
lentement. Julien la regardait marcher. Il jouissait du contraste de la
simplicité de sa toilette actuelle avec l'élégance magnifique de celle de la
veille. La différence entre les deux physionomies était presque aussi frappante.
Cette jeune fille, si altière au bal du duc de Retz, avait presque en ce moment
un regard suppliant. Réellement, se dit Julien, cette robe noire fait briller
encore mieux la beauté de sa taille. Elle a un port de reine; mais pourquoi
est-elle en deuil?
Si je demande à quelqu'un la cause de ce deuil, il se
trouvera que je commets encore une gaucherie. Julien était tout à fait sorti des
profondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les lettres que
j'ai faites ce matin; Dieu sait les mots sautés et les balourdises que j'y
trouverai. Comme il lisait avec une attention forcée la première de ces lettres,
il entendit tout près de lui le bruissement d'une robe de soie; il se retourna
rapidement; Mlle de La Mole était à deux pas de sa table, elle riait. Cette
seconde interruption donna de l'humeur à Julien.
Pour Mathilde, elle
venait de sentir vivement qu'elle n'était rien pour ce jeune homme; ce rire
était fait pour cacher son embarras, elle y réussit.
-- Evidemment, vous
songez à quelque chose de bien intéressant, monsieur Sorel. N'est-ce point
quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui nous a envoyé à Paris M. le
comte Altamira? Dites-moi ce dont il s'agit; je brûle de le savoir; je serai
discrète, je vous le jure.
Elle fut étonnée de ce mot en se l'entendant
prononcer. Quoi donc, elle suppliait un subalterne! Son embarras augmentant,
elle ajouta d'un petit air léger:
-- Qu'est-ce qui a pu faire de vous,
ordinairement si froid, un être inspiré, une espèce de prophète de Michel-Ange?
Cette vive et indiscrète interrogation, blessant Julien profondément,
lui rendit toute sa folie.
-- Danton a-t-il bien fait de voler? lui
dit-il brusquement et d'un air qui devenait de plus en plus farouche. Les
révolutionnaires du Piémont, de l'Espagne, devaient-ils compromettre le peuple
par des crimes? donner à des gens même sans mérite toutes les places de l'armée,
toutes les croix? les gens qui auraient porté ces croix n'eussent-ils pas
redouté le retour du roi? Fallait-il mettre le trésor de Turin au pillage? En un
mot, mademoiselle, dit-il en s'approchant d'elle d'un air terrible, l'homme qui
veut chasser l'ignorance et le crime de la terre doit-il passer comme la tempête
et faire le mal comme au hasard?
Mathilde eut peur, ne put soutenir son
regard, et recula deux pas. Elle le regarda un instant; puis, honteuse de sa
peur, d'un pas léger elle sortit de la bibliothèque.
CHAPITRE X
LA REINE MARGUERITE
Amour! dans quelle folie ne parviens-tu
pas à nous faire trouver du plaisir?
Lettre d'une religieuse
portugaise .
Julien relut ses lettres. Quand la cloche
du dîner se fit entendre: Combien je dois avoir été ridicule aux yeux de cette
poupée parisienne! se dit-il; quelle folie de lui dire réellement ce à quoi je
pensais! mais peut-être folie pas si grande. La vérité dans cette occasion était
digne de moi.
Pourquoi aussi venir m'interroger sur des choses intimes!
Cette question est indiscrète de sa part. Elle a manqué d'usage. Mes pensées sur
Danton ne font point partie du service pour lequel son père me paye.
En
arrivant dans la salle à manger, Julien fut distrait de son humeur par le grand
deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d'autant plus qu'aucune autre personne
de la famille n'était en noir.
Après dîner, il se trouva tout à fait
débarrassé de l'accès d'enthousiasme qui l'avait obsédé toute la journée. Par
bonheur, l'académicien qui savait le latin était de ce dîner. Voilà l'homme qui
se moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le présume, ma question
sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie.
Mathilde le regardait
avec une expression singulière. Voilà bien la coquetterie des femmes de ce pays
telle que Mme de Rênal me l'avait peinte, se dit Julien. Je n'ai pas été aimable
pour elle ce matin, je n'ai pas cédé à la fantaisie qu'elle avait de causer.
J'en augmente de prix à ses yeux. Sans doute le diable n'y perd rien. Plus tard,
sa hauteur dédaigneuse saura bien se venger. Je la mets à pis faire. Quelle
différence avec ce que j'ai perdu! quel naturel charmant! quelle naïveté! Je
savais ses pensées avant elle, je les voyais naître, je n'avais pour
antagoniste, dans son coeur, que la peur de la mort de ses enfants; c'était une
affection raisonnable et naturelle, aimable même pour moi qui en souffrais. J'ai
été un sot. Les idées que je me faisais de Paris m'ont empêché d'apprécier cette
femme sublime.
Quelle différence, grand Dieu! et qu'est-ce que je trouve
ici? de la vanité sèche et hautaine, toutes les nuances de l'amour-propre et
rien de plus.
On se levait de table. Ne laissons pas engager mon
académicien, se dit Julien. Il s'approcha de lui comme on passait au jardin,
prit un air doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succès d'
Hernani .
-- Si nous étions encore au temps des lettres de cachet!...
dit-il.
-- Alors il n'eût pas osé, s'écria l'académicien avec un geste à
la Talma.
A propos d'une fleur, Julien cita quelques mots des
Géorgiques de Virgile, et trouva que rien n'était égal aux vers de l'abbé
Delille. En un mot, il flatta l'académicien de toutes les façons. Après quoi, de
l'air le plus indifférent:
-- Je suppose, lui dit-il, que Mlle de La
Mole a hérité de quelque oncle dont elle porte le deuil.
-- Quoi! vous
êtes de la maison, dit l'académicien en s'arrêtant tout court, et vous ne savez
pas sa folie? Au fait, il est étrange que sa mère lui permette de telles choses;
mais, entre nous, ce n'est pas précisément par la force du caractère qu'on
brille dans cette maison. Mlle Mathilde en a pour eux tous, et les mène. C'est
aujourd'hui le 30 avril! et l'académicien s'arrêta en regardant Julien d'un air
fin. Julien sourit de l'air le plus spirituel qu'il put.
Quel rapport
peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une robe noire, et le 30
avril? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le
pensais.
-- Je vous avouerai..., dit-il à l'académicien, et son oeil
continuait à interroger.
-- Faisons un tour de jardin, dit
l'académicien, entrevoyant avec ravissement l'occasion de faire une longue
narration élégante.
-- Quoi! est-il bien possible que vous ne sachiez
pas ce qui s'est passé le 30 avril 1574?
-- Et où? dit Julien étonné.
-- En place de Grève.
Julien était si étonné, que ce mot ne le
mit pas au fait. La curiosité, l'attente d'un intérêt tragique, si en rapport
avec son caractère, lui donnaient ces yeux brillants qu'un narrateur aime tant à
voir chez la personne qui écoute. L'académicien, ravi de trouver une oreille
vierge, raconta longuement à Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli
garçon de son siècle, Boniface de La Mole, et Annibal de Coconasso, gentilhomme
piémontais, son ami, avaient eu la tête tranchée en place de Grève. La Mole
était l'amant adoré de la reine Marguerite de Navarre; et remarquez, ajouta
l'académicien, que Mlle de La Mole s'appelle Mathilde-Marguerite . La
Mole était en même temps le favori du duc d'Alençon, et l'intime ami du roi de
Navarre, depuis Henri IV, mari de sa maîtresse. Le jour du mardi-gras de cette
année 1574, la cour se trouvait à Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IX,
qui s'en allait mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis, que la
reine Catherine de Médicis retenait comme prisonniers à la cour. Il fit avancer
deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc d'Alençon eut peur, et
La Mole fut jeté au bourreau.
Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce
qu'elle m'a avoué elle-même, il y a sept à huit ans, quand elle en avait douze,
car c'est une tête, une tête!... et l'académicien leva les yeux au ciel. Ce qui
l'a frappée dans cette catastrophe politique, c'est que la reine Marguerite de
Navarre, cachée dans une maison de la place de Grève, osa faire demander au
bourreau la tête de son amant. Et la nuit suivante, à minuit, elle prit cette
tête dans sa voiture, et alla l'enterrer elle-même dans une chapelle située au
pied de la colline de Montmartre.
-- Est-il possible? s'écria Julien
touché.
-- Mlle Mathilde méprise son frère, parce que, comme vous le
voyez, il ne songe nullement à toute cette histoire ancienne, et ne prend point
le deuil le 30 avril. C'est depuis ce fameux supplice, et pour rappeler l'amitié
intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso, comme un Italien qu'il
était, s'appelait Annibal, que tous les hommes de cette famille portent ce nom.
Et, ajouta l'académicien en baissant la voix, ce Coconasso fut, au dire de
Charles IX lui-même, l'un des plus cruels assassins du 24 août 1572... Mais
comment est-il possible, mon cher Sorel, que vous ignoriez ces choses, vous le
commensal de cette maison?
-- Voilà donc pourquoi, deux fois à dîner,
Mlle de La Mole a appelé son frère Annibal. Je croyais avoir mal entendu.
-- C'était un reproche. Il est étrange que la marquise souffre de telles
folies... Le mari de cette grande fille en verra de belles!
Ce mot fut
suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l'intimité qui brillaient
dans les yeux de l'académicien choquèrent Julien. Nous voici deux domestiques
occupés à médire de leurs maîtres, pensa-t-il. Mais rien ne doit étonner de la
part de cet homme d'académie.
Un jour, Julien l'avait surpris aux genoux
de la marquise de La Mole; il lui demandait une recette de tabac pour un neveu
de province. Le soir, une petite femme de chambre de Mlle de La Mole, qui
faisait la cour à Julien, comme jadis Elisa, lui donna cette idée, que le deuil
de sa maîtresse n'était point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie
tenait au fond de son caractère. Elle aimait réellement ce La Mole, amant aimé
de la reine la plus spirituelle de son siècle, et qui mourut pour avoir voulu
rendre la liberté à ses amis. Et quels amis! le premier prince du sang et Henri
IV.
Accoutumé au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de
Mme de Rênal, Julien ne voyait qu'affectation dans toutes les femmes de Paris;
et, pour peu qu'il fût disposé à la tristesse, ne trouvait rien à leur dire.
Mlle de La Mole fit exception.
Il commençait à ne plus prendre pour de
la sécheresse de coeur le genre de beauté qui tient à la noblesse du maintien.
Il eut de longues conversations avec Mlle de La Mole, qui, quelquefois après
dîner, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenêtres ouvertes du
salon. Elle lui dit un jour qu'elle lisait l'histoire de d'Aubigné, et Brantôme.
Singulière lecture, pensa Julien; et la marquise ne lui permet pas de lire les
romans de Walter Scott!
Un jour, elle lui raconta, avec ces yeux
brillants de plaisir qui prouvent la sincérité de l'admiration, ce trait d'une
jeune femme du règne de Henri III, qu'elle venait de lire dans les Mémoires
de l'Etoile: trouvant son mari infidèle, elle le poignarda.
L'amour-propre de Julien était flatté. Une personne environnée de tant
de respects, et qui, au dire de l'académicien, menait toute la maison, daignait
lui parler d'un air qui pouvait presque ressembler à de l'amitié.
Je
m'étais trompé, pensa bientôt Julien; ce n'est pas de la familiarité, je ne suis
qu'un confident de tragédie, c'est le besoin de parler. Je passe pour savant
dans cette famille. Je m'en vais lire Brantôme, d'Aubigné, l'Etoile. Je pourrai
contester quelques-unes des anecdotes dont me parle Mlle de La Mole. Je veux
sortir de ce rôle de confident passif.
Peu à peu ses conversations avec
cette jeune fille, d'un maintien si imposant et en même temps si aisé, devinrent
plus intéressantes. Il oubliait son triste rôle de plébéien révolté. Il la
trouvait savante, et même raisonnable. Ses opinions dans le jardin étaient bien
différentes de celles qu'elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui
un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa
manière d'être ordinaire, si altière et si froide.
Les guerres de La
Ligue sont les temps héroïques de la France, lui disait-elle un jour, avec des
yeux étincelants de génie et d'enthousiasme. Alors chacun se battait pour
obtenir une certaine chose qu'il désirait, pour faire triompher son parti, et
non pas pour gagner platement une croix comme du temps de votre empereur.
Convenez qu'il y avait moins d'égoïsme et de petitesse. J'aime ce siècle.
-- Et Boniface de La Mole en fut le héros, lui dit-il.
-- Du
moins il fut aimé comme peut-être il est doux de l'être. Quelle femme
actuellement vivante n'aurait horreur de toucher à la tête de son amant
décapité?
Mme de La Mole appela sa fille. L'hypocrisie, pour être utile,
doit se cacher; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une
demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.
Voilà l'immense
avantage qu'ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul au jardin. L'histoire de
leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n'ont pas
toujours à songer à leur subsistance! Quelle misère! ajoutait-il avec amertume,
je suis indigne de raisonner sur ces grands intérêts. [Variante : Je les vois
mal sans doute.] Ma vie n'est qu'une suite d'hypocrisies, parce que je n'ai pas
mille francs de rente pour acheter du pain.
-- A quoi rêvez-vous là,
monsieur? lui dit Mathilde, qui revenait en courant.
[Variante : Il y
avait de l'intimité dans cette question, et elle revenait en courant et
essoufflée pour être avec lui.] Julien était las de se mépriser. Par orgueil, il
dit franchement sa pensée. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvreté à une
personne aussi riche. Il chercha à bien exprimer par son ton fier qu'il ne
demandait rien. Jamais il n'avait semblé aussi joli à Mathilde; elle lui trouva
une expression de sensibilité et de franchise qui souvent lui manquait.
A moins d'un mois de là, Julien se promenait pensif dans le jardin de
l'hôtel de La Mole, mais sa figure n'avait plus la dureté et la roguerie
philosophique qu'y imprimait le sentiment continu de son infériorité. Il venait
de reconduire jusqu'à la porte du salon Mlle de La Mole, qui prétendait s'être
fait mal au pied en courant avec son frère.
Elle s'est appuyée sur mon
bras d'une façon bien singulière! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il
vrai qu'elle a du goût pour moi? Elle m'écoute d'un air si doux, même quand je
lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fierté avec
tout le monde! On serait bien étonné au salon si on lui voyait cette
physionomie. Très certainement cet air doux et bon, elle ne l'a avec personne.
Julien cherchait à ne pas s'exagérer cette singulière amitié. Il la
comparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour en se retrouvant, avant de
reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait presque:
Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis? [Variante : Dans les premières phrases
échangées, le fond des choses n'était plus rien. On n'était attentif des deux
côtés qu'à la forme.] Julien avait compris que se laisser offenser impunément
une seule fois par cette fille si hautaine, c'était tout perdre. Si je dois me
brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en défendant les
justes droits de mon orgueil, qu'en repoussant les marques de mépris dont serait
bientôt suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle?
Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur, Mathilde essaya de
prendre avec lui le ton d'une grande dame; elle mettait une rare finesse à ces
tentatives, mais Julien les repoussait rudement.
Un jour il
l'interrompit brusquement: -- Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à
donner au secrétaire de son père? lui dit-il; il doit écouter ses ordres, et les
exécuter avec respect; mais du reste, il n'a pas un mot à lui adresser. Il n'est
point payé pour lui communiquer ses pensées.
Cette manière d'être et les
singuliers doutes qu'avait Julien, firent disparaître l'ennui qu'il trouvait
régulièrement [Variante : avait trouvé durant les premiers mois] dans ce salon
si magnifique, mais où l'on avait peur de tout, et où il n'était convenable de
plaisanter de rien.
Il serait plaisant qu'elle m'aimât! Qu'elle m'aime
ou non, continuait Julien, j'ai pour confidente intime une fille d'esprit,
devant laquelle je vois trembler toute la maison, et, plus que tous les autres,
le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui
réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le
coeur si à l'aise! Il en est amoureux fou, [Variante : c'est-à-dire autant qu'un
Parisien peut être amoureux,] il doit l'épouser. Que de lettres M. de La Mole
m'a fait écrire aux deux notaires pour arranger le contrat! Et moi qui me vois
si subalterne la plume à la main, deux heures après, ici dans le jardin, je
triomphe de ce jeune homme si aimable: car enfin, les préférences sont
frappantes, directes. Peut-être aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a
assez de hauteur pour cela. Et les bontés qu'elle a pour moi, je les obtiens à
titre de confident subalterne!
Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait
la cour; plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me
recherche. Ceci pourrait être un parti pris, une affectation; mais je vois ses
yeux s'animer quand je parais à l'improviste. Les femmes de Paris savent-elles
feindre à ce point? Que m'importe! j'ai l'apparence pour moi, jouissons des
apparences. Mon Dieu, qu'elle est belle! Que ses grands yeux bleus me plaisent,
vus de près, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle différence de ce
printemps-ci à celui de l'année passée, quand je vivais malheureux et me
soutenant à force de caractère, au milieu de ces trois cents hypocrites méchants
et sales! J'étais presque aussi méchant qu'eux.
Dans les jours de
méfiance: Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d'accord
avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l'air de tellement mépriser le
manque d'énergie de ce frère! Il est brave, et puis c'est tout, me dit-elle.
[Variante : Et encore, brave devant l'épée des Espagnols. A Paris tout lui fait
peur, il voit partout le danger du ridicule.] Il n'a pas une pensée qui ose
s'écarter de la mode. C'est toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense.
Une jeune fille de dix-neuf ans! A cet âge peut-on être fidèle à chaque instant
de la journée à l'hypocrisie qu'on s'est prescrite?
D'un autre côté,
quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine
expression singulière, toujours le comte Norbert s'éloigne. Ceci m'est suspect;
ne devrait-il pas s'indigner de ce que sa soeur distingue un domestique
de leur maison? car j'ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi. A ce
souvenir la colère remplaçait tout autre sentiment. Est-ce amour du vieux
langage chez ce duc maniaque?
Eh bien, elle est jolie! continuait Julien
avec des regards de tigre. Je l'aurai, je m'en irai ensuite, et malheur à qui me
troublera dans ma fuite!
Cette idée devint l'unique affaire de Julien;
il ne pouvait plus penser à rien autre chose. Ses journées passaient comme des
heures.
A chaque instant, cherchant à s'occuper de quelque affaire
sérieuse, sa pensée abandonnait tout [Variante : se perdait dans une rêverie
profonde] et il se réveillait un quart d'heure après, le coeur palpitant
d'ambition, la tête troublée et rêvant de cette idée: M'aime-t-elle?
CHAPITRE XI
L'EMPIRE D'UNE JEUNE FILLE!
J'admire sa
beauté, mais je crains son esprit.
MERIMEE.
Si
Julien eût employé à examiner ce qui se passait dans le salon le temps qu'il
mettait à s'exagérer la beauté de Mathilde, ou à se passionner contre la hauteur
naturelle à sa famille, qu'elle oubliait pour lui, il eût compris en quoi
consistait son empire sur tout ce qui l'entourait. Dès qu'on déplaisait à Mlle
de La Mole, elle savait punir par une plaisanterie si mesurée, si bien choisie,
si convenable en apparence, lancée si à propos, que la blessure croissait à
chaque instant, plus on y réfléchissait. Peu à peu elle devenait atroce pour
l'amour-propre offensé. Comme elle n'attachait aucun prix à bien des choses qui
étaient des objets de désirs sérieux pour le reste de la famille, elle
paraissait toujours de sang-froid à leurs yeux. Les salons de l'aristocratie
sont agréables à citer quand on en sort, mais voilà tout; [Variante :
l'insignifiance complète, les propos communs surtout qui vont au-devant même de
l'hypocrisie finissent par impatienter à force de douceur nauséabonde.] La
politesse toute seule n'est quelque chose par elle-même que les premiers jours.
Julien l'éprouvait; après le premier enchantement, le premier étonnement. La
politesse, se disait-il, n'est que l'absence de la colère que donneraient les
mauvaises manières. Mathilde s'ennuyait souvent, peut-être se fût-elle ennuyée
partout. Alors aiguiser une épigramme était pour elle une distraction et un vrai
plaisir.
C'était peut-être pour avoir des victimes un peu plus amusantes
que ses grands-parents, que l'académicien et les cinq ou six autres subalternes
qui leur faisaient la cour, qu'elle avait donné des espérances au marquis de
Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes gens de la
première distinction. Ils n'étaient pour elle que de nouveaux objets
d'épigramme.
Nous avouerons avec peine, car nous aimons Mathilde,
qu'elle avait reçu des lettres de plusieurs d'entre eux, et leur avait
quelquefois répondu. Nous nous hâtons d'ajouter que ce personnage fait exception
aux moeurs du siècle. Ce n'est pas en général le manque de prudence que l'on
peut reprocher aux élèves du noble couvent du Sacré-Coeur.
Un jour le
marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez compromettante qu'elle
lui avait écrite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence
avancer beaucoup ses affaires. Mais c'était l'imprudence que Mathilde aimait
dans ses correspondances. Son plaisir était de jouer son sort. Elle ne lui
adressa pas la parole de six semaines.
Elle s'amusait des lettres de ces
jeunes gens; mais suivant elle, toutes se ressemblaient. C'était toujours la
passion la plus profonde, la plus mélancolique.
-- Ils sont tous le même
homme parfait, prêt à partir pour la Palestine, disait-elle à sa cousine.
Connaissez-vous quelque chose de plus insipide? Voilà donc les lettres que je
vais recevoir toute la vie! Ces lettres-là ne doivent changer que tous les vingt
ans, suivant le genre d'occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins
décolorées du temps de l'Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde
avaient vu ou fait des actions qui réellement avaient de la grandeur. Le
duc de N***, mon oncle, a été à Wagram.
-- Quel esprit faut-il pour
donner un coup de sabre? Et quand cela leur est arrivé, ils en parlent si
souvent! dit Mlle de Sainte-Hérédité, la cousine de Mathilde.
-- Eh
bien! ces récits me font plaisir. Etre dans une véritable bataille, une
bataille de Napoléon, où l'on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage.
S'exposer au danger élève l'âme et la sauve de l'ennui où mes pauvres adorateurs
semblent plongés; et il est contagieux, cet ennui. Lequel d'entre eux a l'idée
de faire quelque chose d'extraordinaire? Ils cherchent à obtenir ma main, la
belle affaire! Je suis riche et mon père avancera son gendre. Ah! pût-il en
trouver un qui fût un peu amusant!
La manière de voir vite, nette,
pittoresque de Mathilde gâtait son langage comme on voit. Souvent un mot d'elle
faisait tache aux yeux de ses amis si polis. Ils se seraient presque avoué, si
elle eût été moins à la mode, que son parler avait quelque chose d'un peu coloré
pour la délicatesse féminine.
Elle, de son côté, était bien injuste
envers les jolis cavaliers qui peuplent le bois de Boulogne. Elle voyait
l'avenir non pas avec terreur, c'eût été un sentiment vif, mais avec un dégoût
bien rare à son âge.
Que pouvait-elle désirer? la fortune, la haute
naissance, l'esprit, la beauté à ce qu'on disait, et à ce qu'elle croyait, tout
avait été accumulé sur elle par les mains du hasard.
Voilà quelles
étaient les pensées de l'héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain,
quand elle commença à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut
étonnée de son orgueil; elle admira l'adresse de ce petit bourgeois. Il saura se
faire évêque comme l'abbé Maury, se dit-elle.
Bientôt cette résistance
sincère et non jouée, avec laquelle notre héros accueillait plusieurs de ses
idées, l'occupa; elle y pensait; elle racontait à son amie les moindres détails
des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre
toute la physionomie.
Une idée l'illumina tout à coup: J'ai le bonheur
d'aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J'aime,
j'aime, c'est clair! A mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où
peut-elle trouver des sensations, si ce n'est dans l'amour? J'ai beau faire, je
n'aurai jamais d'amour pour Croisenois, Caylus, et tutti quanti . Ils
sont parfaits, trop parfaits peut-être: enfin, ils m'ennuient.
Elle
repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu'elle avait lues dans
Manon Lescaut , la Nouvelle Héloïse , les Lettres d'une
Religieuse portugaise , etc., etc. Il n'était question, bien entendu, que de
la grande passion; l'amour léger était indigne d'une fille de son âge et de sa
naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'à ce sentiment héroïque que l'on
rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne
cédait point bassement aux obstacles; mais, bien loin de là, faisait faire de
grandes choses. Quel malheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour véritable comme
celle de Catherine de Médicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce
qu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi homme de
coeur, comme Louis XIII, soupirant à mes pieds! Je le mènerais en Vendée, comme
dit si souvent le baron de Tolly, et de là il reconquerrait son royaume; alors
plus de charte... et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il? un nom et de la
fortune. Il se ferait un nom, il acquerrait de la fortune.
Rien ne
manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu'un duc à demi ultra, à demi
libéral, un être indécis, [Variante : parlant quand il faut agir,] toujours
éloigné des extrêmes, et par conséquent se trouvant le second partout .
Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment
où on l'entreprend? C'est quand elle est accomplie qu'elle semble possible aux
êtres du commun. Oui, c'est l'amour avec tous ses miracles qui va régner dans
mon coeur; je le sens au feu qui m'anime. Le ciel me devait cette faveur. Il
n'aura pas en vain accumulé sur un seul être tous les avantages. Mon bonheur
sera digne de moi. Chacune de mes journées ne ressemblera pas froidement à celle
de la veille. Il y a déjà de la grandeur et de l'audace à oser aimer un homme
placé si loin de moi par sa position sociale. Voyons: continuera-t-il à me
mériter? A la première faiblesse que je vois en lui, je l'abandonne. Une fille
de ma naissance, et avec le caractère chevaleresque que l'on veut bien
m'accorder (c'était un mot de son père), ne doit pas se conduire comme une
sotte.
N'est-ce pas là le rôle que je jouerais si j'aimais le marquis de
Croisenois? J'aurais une nouvelle édition du bonheur de mes cousines, que je
méprise si complètement. Je sais d'avance tout ce que me dirait le pauvre
marquis, tout ce que j'aurais à lui répondre. Qu'est-ce qu'un amour qui fait
bâiller? autant vaudrait être dévote. J'aurais une signature de contrat comme
celle de la cadette de mes cousines, où les grands-parents s'attendriraient, si
pourtant ils n'avaient pas d'humeur à cause d'une dernière condition introduite
la veille dans le contrat par le notaire de la partie adverse.
CHAPITRE XII
SERAIT-CE UN DANTON?
Le besoin
d'anxiété, tel était le caractère de la belle Marguerite de Valois, ma
tante, qui bientôt épousa le roi de Navarre, que nous voyons de présent régner
en France sous le nom de Henry IVe. Le besoin de jouer formait tout le secret du
caractère de cette princesse aimable; de là ses brouilles et ses raccommodements
avec ses frères dès l'âge de seize ans. Or, que peut jouer une jeune fille? Ce
qu'elle a de plus précieux: sa réputation, la considération de toute sa vie. -
Mémoires du duc d'ANGOULEME, fils naturel de Charles IX.
Entre Julien et moi il n'y a point de signature de contrat,
point de notaire [Variante : pour la cérémonie bourgeoise]; tout est héroïque,
tout sera fils du hasard. A la noblesse près, qui lui manque, c'est l'amour de
Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l'homme le plus distingué de son
temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la Cour sont de si grands
partisans du convenable , et pâlissent à la seule idée de la moindre
aventure un peu singulière? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est pour eux
le comble de l'audace, et encore ne savent-ils marcher qu'en troupe. Dès qu'ils
se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et
cette peur les rend fous.
Mon petit Julien, au contraire, n'aime à agir
que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de
l'appui et du secours dans les autres! il méprise les autres, c'est pour cela
que je ne le méprise pas.
Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon
amour ne serait qu'une sottise vulgaire, une mésalliance plate; je n'en voudrais
pas; il n'aurait point ce qui caractérise les grandes passions: l'immensité de
la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l'événement.
Mlle de
La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans
s'en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son frère. Son
éloquence alla si loin, qu'elle les piqua.
-- Prenez bien garde à ce
jeune homme, qui a tant d'énergie, s'écria son frère; si la révolution
recommence, il nous fera tous guillotiner.
Elle se garda de répondre, et
se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur
faisait l'énergie. Ce n'est au fond que la peur de rencontrer l'imprévu, que la
crainte de rester court en présence de l'imprévu...
-- Toujours,
toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui, par malheur, est mort en
1816.
-- Il n'y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays
où il y a deux partis.
Sa fille avait compris cette idée.
--
Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur
toute votre vie, et après on vous dira:
Ce n'était pas un loup, ce n'en
était que l'ombre.
Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui
faisait horreur; il l'inquiéta beaucoup; mais, dès le lendemain, elle y voyait
la plus belle des louanges.
Dans ce siècle, où toute énergie est morte,
son énergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frère; je veux voir la
réponse qu'il y fera. Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent.
Alors il ne peut me mentir.
Ce serait un Danton! ajouta-t-elle après une
longue et indistincte rêverie. Eh bien! la révolution aurait recommencé. Quels
rôles joueraient alors Croisenois et mon frère? Il est écrit d'avance: La
résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant égorger sans
mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'être de mauvais goût. Mon
petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l'arrêter, pour peu
qu'il eût l'espérance de se sauver. Il n'a pas peur d'être de mauvais goût, lui.
Ce dernier mot la rendit pensive; il réveillait de pénibles souvenirs,
et lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de
Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces messieurs reprochaient
unanimement à Julien l'air prêtre: humble et hypocrite.
Mais,
reprit-elle tout à coup, l'oeil brillant de joie, l'amertume et la fréquence de
leurs plaisanteries prouvent, en dépit d'eux, que c'est l'homme le plus
distingué que nous ayons vu cet hiver. Qu'importent ses défauts, ses ridicules?
Il a de la grandeur, et ils en sont choqués, eux d'ailleurs si bons et si
indulgents. Il est sûr qu'il est pauvre, et qu'il a étudié pour être prêtre; eux
sont chefs d'escadron, et n'ont pas eu besoin d'études; c'est plus commode.
Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et de cette
physionomie de prêtre, qu'il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous peine
de mourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair. Et cette
physionomie de prêtre, il ne l'a plus dès que nous sommes quelques instants
seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu'ils croient fin et
imprévu, leur premier regard n'est-il pas pour Julien? Je l'ai fort bien
remarqué. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, à moins
d'être interrogé. Ce n'est qu'à moi qu'il adresse la parole, il me croit l'âme
haute. Il ne répond à leurs objections que juste autant qu'il faut pour être
poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures
entières, il n'est pas sûr de ses idées tant que j'y trouve la moindre
objection. Enfin tout cet hiver, nous n'avons pas eu de coups de fusil,;il ne
s'est agi que d'attirer l'attention par des paroles. Eh bien, mon père, homme
supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout
le reste le hait, personne ne le méprise, que les dévotes amies de ma mère.
Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les
chevaux; il passait sa vie dans son écurie, et souvent y déjeunait. Cette grande
passion, jointe à l'habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de
considération parmi ses amis: c'était l'aigle de ce petit cercle.
Dès
qu'il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La Mole, Julien
n'étant point présent, M. de Caylus, soutenu par Croisenois et par Norbert,
attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans
à-propos, et presque au premier moment où il vit Mlle de La Mole. Elle comprit
cette finesse d'une lieue, et en fut charmée.
Les voilà tous ligués, se
dit-elle, contre un homme de génie qui n'a pas dix louis de rente, et qui ne
peut leur répondre qu'autant qu'il est interrogé. Ils en ont peur sous son habit
noir. Que serait-ce avec des épaulettes?
Jamais elle n'avait été plus
brillante. Dès les premières attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants
Caylus et ses alliés. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers
fut éteint:
-- Que demain quelque hobereau des montagnes de la
Franche-Comté, dit-elle à M. de Caylus, s'aperçoive que Julien est son fils
naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines
il a des moustaches comme vous, messieurs; dans six mois il est officier de
housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractère n'est plus
un ridicule. Je vous vois réduit, monsieur le duc futur, à cette ancienne
mauvaise raison: la supériorité de la noblesse de cour sur la noblesse de
province. Mais que vous restera-t-il si je veux vous pousser à bout, si j'ai la
malice de donner pour père à Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre à
Besançon du temps de Napoléon, et qui, par scrupule de conscience, le reconnaît
à son lit de mort?
Toutes ces suppositions de naissance non légitime
furent trouvées d'assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà
tout ce qu'ils virent dans le raisonnement de Mathilde.
Quelque dominé
que fût Norbert, les paroles de sa soeur étaient si claires, qu'il prit un air
grave qui allait assez mal, il faut l'avouer, à sa physionomie souriante et
bonne. Il osa dire quelques mots.
-- Etes-vous malade, mon ami? lui
répondit Mathilde d'un petit air sérieux. Il faut que vous soyez bien mal pour
répondre à des plaisanteries par de la morale.
-- De la morale, vous!
est-ce que vous sollicitez une place de préfet?
Mathilde oublia bien
vite l'air piqué du comte de Caylus, l'humeur de Norbert et le désespoir
silencieux de M. de Croisenois. Elle avait à prendre un parti sur une idée
fatale qui venait de saisir son âme.
Julien est assez sincère avec moi,
se dit-elle; à son âge, dans une fortune inférieure, malheureux comme il l'est
par une ambition étonnante, on a besoin d'une amie. Je suis peut-être cette
amie; mais je ne lui vois point d'amour. Avec l'audace de son caractère, il
m'eût parlé de cet amour.
Cette incertitude, cette discussion avec
soi-même, qui dès cet instant occupa chacun des instants de Mathilde, et pour
laquelle, à chaque fois que Julien lui parlait, elle se trouvait de nouveaux
arguments, chassa tout à fait ces moments d'ennui auxquels elle était tellement
sujette.
Fille d'un homme d'esprit qui pouvait devenir ministre, et
rendre ses bois au clergé, Mlle de La Mole avait été, au couvent du Sacré-Coeur,
l'objet des flatteries les plus excessives. Ce malheur jamais ne se compense. On
lui avait persuadé qu'à cause de tous ses avantages de naissance, de fortune,
etc., elle devait être plus heureuse qu'une autre. C'est la source de l'ennui
des princes et de toutes leurs folies.
Mathilde n'avait point échappé à
la funeste influence de cette idée. Quelque esprit qu'on ait, l'on n'est pas en
garde à dix ans contre les flatteries de tout un couvent, et aussi bien fondées
en apparence.
Du moment qu'elle eut décidé qu'elle aimait Julien, elle
ne s'ennuya plus. Tous les jours elle se félicitait du parti qu'elle avait pris
de se donner une grande passion. Cet amusement a bien des dangers, pensait-elle.
Tant mieux! mille fois tant mieux!
Sans grande passion, j'étais
languissante d'ennui au plus beau moment de la vie, de seize ans jusqu'à vingt.
J'ai déjà perdu mes plus belles années; obligée pour tout plaisir à entendre
déraisonner les amies de ma mère, qui, à Coblentz en 1792, n'étaient pas tout à
fait, dit-on, aussi sévères que leurs paroles d'aujourd'hui.
C'était
pendant que ces grandes incertitudes agitaient Mathilde que Julien ne comprenait
pas ses longs regards qui s'arrêtaient sur lui. Il trouvait bien un redoublement
de froideur dans les manières du comte Norbert, et un nouvel accès de hauteur
dans celles de MM. de Caylus, de Luz et de Croisenois. Il y était accoutumé. Ce
malheur lui arrivait quelquefois à la suite d'une soirée où il avait brillé plus
qu'il ne convenait à sa position. Sans l'accueil particulier que lui faisait
Mathilde, et la curiosité que tout cet ensemble lui inspirait, il eût évité de
suivre au jardin ces brillants jeunes gens à moustaches, lorsque les
après-dîners ils y accompagnaient Mlle de La Mole.
Oui, il est
impossible que je me le dissimule, se disait Julien, Mlle de La Mole me regarde
d'une façon singulière. Mais, même quand ses beaux yeux bleus fixés sur moi sont
ouverts avec le plus d'abandon, j'y lis toujours un fond d'examen, de sang-froid
et de méchanceté. Est-il possible que ce soit là de l'amour? Quelle différence
avec les regards de Mme de Rênal!
Une après-dînée, Julien, qui avait
suivi M. de La Mole dans son cabinet, revenait rapidement au jardin. Comme il
approchait sans précaution du groupe de Mathilde, il surprit quelques mots
prononcés très haut. Elle tourmentait son frère. Julien entendit son nom
prononcé distinctement deux fois. Il parut; un silence profond s'établit tout à
coup, et l'on fit de vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son
frère étaient trop animés pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de
Caylus, de Croisenois, de Luz et un de leurs amis parurent à Julien d'un froid
de glace. Il s'éloigna.
CHAPITRE XIII
UN COMPLOT
Des propos décousus, des rencontres par effet du hasard se
transforment en preuves de la dernière évidence aux yeux de l'homme à
imagination s'il a quelque feu dans le coeur
.
SCHILLER.
Le lendemain, il surprit encore
Norbert et sa soeur, qui parlaient de lui. A son arrivée, un silence de mort
s'établit, comme la veille. Ses soupçons n'eurent plus de bornes. Ces aimables
jeunes gens auraient-ils entrepris de se moquer de moi? Il faut avouer que cela
est beaucoup plus probable, beaucoup plus naturel qu'une prétendue passion de
Mlle de La Mole, pour un pauvre diable de secrétaire. D'abord, ces gens-là
ont-ils des passions? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre
petite supériorité de paroles. Etre jaloux est encore un de leurs faibles. Tout
s'explique dans ce système. Mlle de La Mole veut me persuader qu'elle me
distingue, tout simplement pour me donner en spectacle à son prétendu.
Ce cruel soupçon changea toute la position morale de Julien. Cette idée
trouva dans son coeur un commencement d'amour qu'elle n'eut pas de peine à
détruire. Cet amour n'était fondé que sur la rare beauté de Mathilde, ou plutôt
sur ses façons de reine et sa toilette admirable. En cela Julien était encore un
parvenu. Une jolie femme du grand monde est, à ce qu'on assure, ce qui étonne le
plus un paysan homme d'esprit, quand il arrive aux premières classes de la
société. Ce n'était point le caractère de Mathilde qui faisait rêver Julien les
jours précédents. Il avait assez de sens pour comprendre qu'il ne connaissait
point ce caractère. Tout ce qu'il en voyait pouvait n'être qu'une apparence.
Par exemple, pour tout au monde, Mathilde n'aurait pas manqué la messe
un dimanche; presque tous les jours elle y accompagnait sa mère. Si, dans le
salon de l'hôtel de La Mole, quelque imprudent oubliait le lieu où il était, et
se permettait l'allusion la plus éloignée à une plaisanterie contre les intérêts
vrais ou supposés du trône ou de l'autel, Mathilde devenait à l'instant d'un
sérieux de glace. Son regard, qui était si piquant, reprenait toute la hauteur
impassible d'un vieux portrait de famille.
Mais Julien s'était assuré
qu'elle avait toujours dans sa chambre un ou deux des volumes les plus
philosophiques de Voltaire. Lui-même volait souvent quelques tomes de la belle
édition si magnifiquement reliée. En écartant un peu chaque volume de son
voisin, il cachait l'absence de celui qu'il emportait, mais bientôt il s'aperçut
qu'une autre personne lisait Voltaire. Il eut recours à une finesse de
séminaire, il plaça quelques petits morceaux de crin sur les volumes qu'il
supposait pouvoir intéresser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des
semaines entières.
M. de La Mole, impatienté contre son libraire, qui
lui envoyait tous les faux Mémoires , chargea Julien d'acheter toutes les
nouveautés un peu piquantes. Mais, pour que le venin ne se répandît pas dans la
maison, le secrétaire avait l'ordre de déposer ces livres dans une petite
bibliothèque placée dans la chambre même du marquis. Il eut bientôt la certitude
que, pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux intérêts du trône et
de l'autel, ils ne tardaient pas à disparaître. Certes, ce n'était pas Norbert
qui lisait.
Julien, s'exagérant cette expérience, croyait à Mlle de La
Mole la duplicité de Machiavel. Cette scélératesse prétendue était un charme à
ses yeux, presque l'unique charme moral qu'elle eût. L'ennui de l'hypocrisie et
des propos de vertu le jetait dans cet excès.
Il excitait son
imagination plus qu'il n'était entraîné par son amour.
C'était après
s'être perdu en rêveries sur l'élégance de la taille de Mlle de La Mole, sur
l'excellent goût de sa toilette, sur la blancheur de sa main, sur la beauté de
son bras, sur la disinvoltura de tous ses mouvements, qu'il se trouvait
amoureux. Alors, pour achever le charme, il la croyait une Catherine de Médicis.
Rien n'était trop profond ou trop scélérat pour le caractère qu'il lui prêtait.
C'était l'idéal des Maslon, des Frilair et des Castanède par lui admirés dans sa
jeunesse. C'était en un mot pour lui l'idéal de Paris.
Y eut-il jamais
rien de plus plaisant que de croire de la profondeur ou de la scélératesse au
caractère parisien?
Il est possible que ce trio se moque de moi,
pensait Julien. On connaît bien peu son caractère, si l'on ne voit pas déjà
l'expression sombre et froide que prirent ses regards en répondant à ceux de
Mathilde. Une ironie amère repoussa les assurances d'amitié que Mlle de La Mole
étonnée osa hasarder deux ou trois fois.
Piqué par cette bizarrerie
soudaine, le coeur de cette jeune fille naturellement froid, ennuyé, sensible à
l'esprit, devint aussi passionnéqu' il était dans sa nature de l'être. Mais il y
avait aussi beaucoup d'orgueil dans le caractère de Mathilde, et la naissance
d'un sentiment qui faisait dépendre d'un autre tout son bonheur fut accompagnée
d'une sombre tristesse.
Julien avait déjà assez profité depuis son
arrivée à Paris pour distinguer que ce n'était pas là la tristesse sèche de
l'ennui. Au lieu d'être avide, comme autrefois, de soirées, de spectacles et de
distractions de tous genres, elle les fuyait.
La musique chantée par des
Français ennuyait Mathilde à la mort, et cependant Julien, qui se faisait un
devoir d'assister à la sortie de l'Opéra, remarqua qu'elle s'y faisait mener le
plus souvent qu'elle pouvait. Il crut distinguer qu'elle avait perdu un peu de
la mesure parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle répondait
quelquefois à ses amis par des plaisanteries outrageantes à force de piquante
énergie. Il lui sembla qu'elle prenait en guignon le marquis de Croisenois. Il
faut que ce jeune homme aime furieusement l'argent, pour ne pas planter là cette
fille, si riche qu'elle soit! pensait Julien. Et pour lui, indigné des outrages
faits à la dignité masculine, il redoublait de froideur envers elle. Souvent il
alla jusqu'aux réponses peu polies.
Quelque résolu qu'il fût à ne pas
être dupe des marques d'intérêt de Mathilde, elles étaient si évidentes de
certains jours, et Julien, dont les yeux commençaient à se dessiller, la
trouvait si jolie, qu'il en était quelquefois embarrassé.
L'adresse et
la longanimité de ces jeunes gens du grand monde finiraient par triompher de mon
peu d'expérience, se dit-il; il faut partir et mettre un terme à tout ceci. Le
marquis venait de lui confier l'administration d'une quantité de petites terres
et de maisons qu'il possédait dans le Bas-Languedoc. Un voyage était nécessaire:
M. de La Mole y consentit avec peine. Excepté pour les matières de haute
ambition, Julien était devenu un autre lui-même.
Au bout du compte, ils
ne m'ont point attrapé, se disait Julien, en préparant son départ. Que les
plaisanteries que Mlle de La Mole fait à ces messieurs soient réelles ou
seulement destinées à m'inspirer de la confiance, je m'en suis amusé.
S'il n'y a pas conspiration contre le fils du charpentier, Mlle de La
Mole est inexplicable, mais elle l'est pour le marquis de Croisenois du moins
autant que pour moi. Hier, par exemple, son humeur était bien réelle, et j'ai eu
le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune homme aussi noble et aussi
riche que je suis gueux et plébéien. Voilà le plus beau de mes triomphes; il
m'égaiera dans ma chaise de poste, en courant les plaines du Languedoc.
Il avait fait de son départ un secret, mais Mathilde savait mieux que
lui qu'il allait quitter Paris le lendemain, et pour longtemps. Elle eut recours
à un mal de tête fou, qu'augmentait l'air étouffé du salon. Elle se promena
beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses plaisanteries mordantes
Norbert, le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz et quelques autres jeunes gens
qui avaient dîné à l'hôtel de La Mole, qu'elle les força de partir. Elle
regardait Julien d'une façon étrange.
Ce regard est peut-être une
comédie, pensa Julien; mais cette respiration pressée, mais tout ce trouble!
Bah! se dit-il, qui suis-je pour juger de toutes ces choses? Il s'agit ici de ce
qu'il y a de plus sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette
respiration pressée qui a été sur le point de me toucher, elle l'aura étudiée
chez Léontine Fay, qu'elle aime tant.
Ils étaient restés seuls; la
conversation languissait évidemment. Non! Julien ne sent rien pour moi, se
disait Mathilde vraiment malheureuse.
Comme il prenait congé d'elle,
elle lui serra le bras avec force:
-- Vous recevrez ce soir une lettre
de moi, lui dit-elle d'une voix tellement altérée, que le son n'en était pas
reconnaissable.
Cette circonstance toucha sur-le-champ Julien.
-- Mon père, continua-t-elle, a une juste estime pour les services que
vous lui rendez. Il faut ne pas partir demain; trouvez un prétexte.
Et elle s'éloigna en courant.
Sa taille était charmante. Il
était impossible d'avoir un plus joli pied, elle courait avec une grâce qui
ravit Julien ; mais devinerait-on à quoi fut sa seconde pensée après qu'elle eut
tout à fait disparu? Il fut offensé du ton impératif avec lequel elle avait dit
ce mot il faut . Louis XV aussi, au moment de mourir, fut vivement piqué
du mot il faut , maladroitement employé par son premier médecin, et Louis
XV pourtant n'était pas un parvenu.
Une heure après, un laquais remit
une lettre à Julien; c'était tout simplement une déclaration d'amour.
Il
n'y a pas trop d'affectation dans le style, se dit Julien, cherchant par ses
remarques littéraires à contenir la joie qui contractait ses joues et le forçait
à rire malgré lui.
Enfin moi, s'écria-t-il tout à coup, la passion étant
trop forte pour être contenue, moi, pauvre paysan, j'ai donc une déclaration
d'amour d'une grande dame!
Quant à moi, ce n'est pas mal, ajouta-t-il en
comprimant sa joie le plus possible. J'ai su conserver la dignité de mon
caractère. Je n'ai point dit que j'aimais. Il se mit à étudier la forme des
caractères; Mlle de La Mole avait une jolie petite écriture anglaise. Il avait
besoin d'une occupation physique pour se distraire d'une joie qui allait
jusqu'au délire.
« Votre départ m'oblige à parler... Il serait au-dessus
de mes forces de ne plus vous voir... »
Une pensée vint frapper Julien
comme une découverte, interrompre l'examen qu'il faisait de la lettre de
Mathilde, et redoubler sa joie. Je l'emporte sur le marquis de Croisenois,
s'écria-t-il, moi, qui ne dis que des choses sérieuses! Et lui est si joli! il a
des moustaches, un charmant uniforme il trouve toujours à dire, juste au moment
convenable, un mot spirituel et fin.
Julien eut un instant délicieux; il
errait à l'aventure dans le jardin, fou de bonheur.
Plus tard il monta à
son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La Mole, qui heureusement
n'était pas sorti. Il lui prouva facilement, en lui montrant quelques papiers
marqués arrivés de Normandie, que le soin des procès normands l'obligeait à
différer son départ pour le Languedoc.
-- Je suis bien aise que vous ne
partiez pas, lui dit le marquis, quand ils eurent fini de parler d'affaires,
j'aime à vous voir . Julien sortit; ce mot le gênait.
Et moi, je
vais séduire sa fille! rendre impossible peut-être ce mariage avec le marquis de
Croisenois, qui fait le charme de son avenir: s'il n'est pas duc, du moins sa
fille aura un tabouret. Julien eut l'idée de partir pour le Languedoc malgré la
lettre de Mathilde, malgré l'explication donnée au marquis. Cet éclair de vertu
disparut bien vite.
Que je suis bon, se dit-il; moi, plébéien, avoir
pitié d'une famille de ce rang! Moi, que le duc de Chaulnes appelle un
domestique! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune? En vendant de
la rente, quand il apprend au château qu'il y aura le lendemain apparence de
coup d'Etat. Et moi, jeté au dernier rang par une Providence marâtre, moi à qui
elle a donné un coeur noble et pas mille francs de rente, c'est-à-dire pas de
pain, exactement parlant pas de pain ; moi refuser un plaisir qui
s'offre! Une source limpide qui vient étancher ma soif dans le désert brûlant de
la médiocrité que je traverse si péniblement! Ma foi, pas si bête; chacun pour
soi dans ce désert d'égoïsme qu'on appelle la vie.
Et il se rappela
quelques regards remplis de dédain, à lui adressés par Mme de La Mole, et
surtout par les dames ses amies.
Le plaisir de triompher du marquis de
Croisenois vint achever la déroute de ce souvenir de vertu.
Que je
voudrais qu'il se fâchât! dit Julien; avec quelle assurance je lui donnerais
maintenant un coup d'épée. Et il faisait le geste du coup de seconde. Avant
ceci, j'étais un cuistre, abusant bassement d'un peu de courage. Après cette
lettre, je suis son égal.
Oui, se disait-il avec une volupté infinie et
en parlant lentement, nos mérites, au marquis et à moi, ont été pesés, et le
pauvre charpentier du Jura l'emporte.
Bon! s'écria-t-il, voilà la
signature de ma réponse trouvée. N'allez pas vous figurer, mademoiselle de La
Mole, que j'oublie mon état. Je vous ferai comprendre et bien sentir que c'est
pour le fils d'un charpentier que vous trahissez un descendant du fameux Guy de
Croisenois, qui suivit saint Louis à la croisade.
Julien ne pouvait
contenir sa joie. Il fut obligé de descendre au jardin. Sa chambre, où il
s'était enfermé à clef, lui semblait trop étroite pour y respirer.
Moi,
pauvre paysan du Jura, se répétait-il sans cesse, moi, condamné à porter
toujours ce triste habit noir! Hélas! vingt ans plus tôt, j'aurais porté
l'uniforme comme eux! Alors un homme comme moi était tué, ou général à
trente-six ans . Cette lettre, qu'il tenait serrée dans sa main, lui donnait
la taille et l'attitude d'un héros. Maintenant, il est vrai, avec cet habit
noir, à quarante ans, on a cent mille francs d'appointements et le cordon bleu,
comme M. l'évêque de Beauvais.
Eh bien! se dit-il en riant comme
Méphistophélès, j'ai plus d'esprit qu'eux; je sais choisir l'uniforme de mon
siècle. Et il sentit redoubler son ambition et son attachement à l'habit
ecclésiastique. Que de cardinaux nés plus bas que moi et qui ont gouverné! mon
compatriote Granvelle, par exemple.
Peu à peu l'agitation de Julien se
calma; la prudence surnagea. Il se dit, comme son maître Tartufe, dont il savait
le rôle par coeur:
Je puis croire ces mots, un artifice honnête.
.................................................................... Je ne me
fierai point à des propos si doux; Qu'un peu de ses faveurs, après quoi
je soupire, Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire. Tartufe ,
acte IV, scène V.
Tartufe aussi fut perdu par une femme, et il en valait
bien un autre... Ma réponse peut être montrée..., à quoi nous trouvons ce
remède, ajouta-t-il en prononçant lentement, et avec l'accent de la férocité qui
se contient, nous la commençons par les phrases les plus vives de la lettre de
la sublime Mathilde.
Oui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se
précipitent sur moi et m'arrachent l'original.
Non, car je suis bien
armé, et j'ai l'habitude, comme on sait, de faire feu sur les laquais.
Eh bien! l'un d'eux a du courage; il se précipite sur moi. On lui a
promis cent napoléons. Je le tue ou je le blesse, à la bonne heure, c'est ce
qu'on demande. On me jette en prison fort légalement; je parais en police
correctionnelle, et l'on m'envoie, avec toute justice et équité de la part des
juges, tenir compagnie dans Poissy à MM. Fontan et Magalon. Là, je couche avec
quatre cents gueux pêle-mêle... Et j'aurais quelque pitié de ces gens-là,
s'écria-t-il en se levant impétueusement. En ont-ils pour les gens du tiers
état, quand ils les tiennent? Ce mot fut le dernier soupir de sa reconnaissance
pour M. de La Mole qui, malgré lui, le tourmentait jusque-là.
Doucement,
messieurs les gentilshommes, je comprends ce petit trait de machiavélisme;
l'abbé Maslon ou M. Castanède du séminaire n'auraient pas mieux fait. Vous
m'enlèverez la lettre provocatrice , et je serai le second tome du
colonel Caron à Colmar.
Un instant, messieurs, je vais envoyer la lettre
fatale en dépôt dans un paquet bien cacheté à M. l'abbé Pirard. Celui-là est
honnête homme, janséniste, et en cette qualité à l'abri des séductions du
budget. Oui, mais il ouvre les lettres... c'est à Fouqué que j'enverrai
celle-ci.
Il faut en convenir, le regard de Julien était atroce, sa
physionomie hideuse; elle respirait le crime sans alliage. C'était l'homme
malheureux en guerre avec toute la société.
Aux armes! s'écria
Julien. Et il franchit d'un saut les marches du perron de l'hôtel. Il entra dans
l'échoppe de l'écrivain du coin de la rue; il lui fit peur. Copiez, lui dit-il
en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole.
Pendant que l'écrivain
travaillait, il écrivit lui-même à Fouqué; il le priait de lui conserver un
dépôt précieux. Mais, se dit-il en s'interrompant, le cabinet noir à la poste
ouvrira ma lettre et vous rendra celle que vous cherchez...; non, messieurs. Il
alla acheter une énorme Bible chez un libraire protestant, cacha fort
adroitement la lettre de Mathilde dans la couverture, fit emballer le tout, et
son paquet partit par la diligence, adressé à un des ouvriers de Fouqué, dont
personne à Paris ne savait le nom.
Cela fait, il rentra joyeux et leste
à l'hôtel de La Mole. A nous! maintenant, s'écria-t-il, en s'enfermant à
clef dans sa chambre, et jetant son habit:
« Quoi! mademoiselle,
écrivait-il à Mathilde, c'est Mlle de La Mole qui, par les mains d'Arsène,
laquais de son père, fait remettre une lettre trop séduisante à un pauvre
charpentier du Jura, sans doute pour se jouer de sa simplicité... » Et il
transcrivait les phrases les plus claires de la lettre qu'il venait de recevoir.
La sienne eût fait honneur à la prudence diplomatique de M. le chevalier
de Beauvoisis. Il n'était encore que dix heures; Julien, ivre de bonheur et du
sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra à l'Opéra
italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la musique ne l'avait
exalté à ce point. Il était un dieu.
CHAPITRE XIV
PENSEES D'UNE JEUNE FILLE
Que de perplexités! Que de nuits
passées sans sommeil! Grand Dieu! vais-je me rendre méprisable? Il me méprisera
lui-même. Mais il part, il s'éloigne.
ALFRED DE
MUSSET.
Ce n'était point sans combats que Mathilde avait
écrit. Quel qu'eût été le commencement de son intérêt pour Julien, bientôt il
domina l'orgueil qui, depuis qu'elle se connaissait, régnait seul dans son
coeur. Cette âme haute et froide était emportée pour la première fois par un
sentiment passionné. Mais s'il dominait l'orgueil, il était encore fidèle aux
habitudes de l'orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles
renouvelèrent pour ainsi dire tout son être moral.
Mathilde croyait voir
le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les âmes courageuses, liées à un
esprit supérieur, eut à lutter longuement contre la dignité et tous sentiments
de devoirs vulgaires. Un jour, elle entra chez sa mère, dès sept heures du
matin, la priant de lui permettre de se réfugier à Villequier. La marquise ne
daigna pas même lui répondre, et lui conseilla d'aller se remettre au lit. Ce
fut le dernier effort de la sagesse vulgaire et de la déférence aux idées
reçues.
La crainte de mal faire et de heurter les idées tenues pour
sacrées par les Caylus, les de Luz, les Croisenois, avait assez peu d'empire sur
son âme; de tels êtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre; elle les
eût consultés s'il eût été question d'acheter une calèche ou une terre. Sa
véritable terreur était que Julien ne fût mécontent d'elle.
Peut-être
aussi n'a-t-il que les apparences d'un homme supérieur?
Elle abhorrait
le manque de caractère, c'était sa seule objection contre les beaux jeunes gens
qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grâce tout ce qui s'écarte de la
mode, ou la suit mal, croyant la suivre, plus ils se perdaient à ses yeux.
Ils étaient braves, et voilà tout. Et encore, comment braves? se
disait-elle: en duel, mais le duel n'est plus qu'une cérémonie. Tout en est su
d'avance, même ce que l'on doit dire en tombant. Etendu sur le gazon, et la main
sur le coeur, il faut un pardon généreux pour l'adversaire et un mot pour une
belle souvent imaginaire, ou bien qui va au bal le jour de votre mort, de peur
d'exciter les soupçons.
On brave le danger à la tête d'un escadron tout
brillant d'acier, mais le danger solitaire, singulier, imprévu, vraiment laid?
Hélas! se disait Mathilde, c'était à la cour de Henri III que l'on
trouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance! Ah! si
Julien avait servi à Jarnac ou à Moncontour, je n'aurais plus de doute. En ces
temps de vigueur et de force, les Français n'étaient pas des poupées. Le jour de
la bataille était presque celui des moindres perplexités.
Leur vie
n'était pas emprisonnée comme une momie d'Egypte, sous une enveloppe toujours
commune à tous, toujours la même. Oui, ajoutait-elle, il y avait plus de vrai
courage à se retirer seul à onze heures du soir, en sortant de l'hôtel de
Soissons, habité par Catherine de Médicis, qu'aujourd'hui à courir à Alger. La
vie d'un homme était une suite de hasards. Maintenant la civilisation [Variante
: et le préfet de police ont] a chassé le hasard, plus d'imprévu. S'il paraît
dans les idées, il n'est pas assez d'épigrammes pour lui; s'il paraît dans les
événements, aucune lâcheté n'est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous
fasse faire la peur, elle est excusée. Siècle dégénéré et ennuyeux! Qu'aurait
dit Boniface de La Mole si, levant hors de la tombe sa tête coupée, il eût vu,
en 1793, dix-sept de ses descendants se laisser prendre comme des moutons, pour
être guillotinés deux jours après? La mort était certaine, mais il eût été de
mauvais ton de se défendre et de tuer au moins un jacobin ou deux. Ah! dans les
temps héroïques de la France, au siècle de Boniface de La Mole, Julien eût été
le chef d'escadron, et mon frère, le jeune prêtre, aux moeurs convenables, avec
la sagesse dans les yeux et la raison à la bouche.
Quelques mois
auparavant, Mathilde désespérait de rencontrer un être un peu différent du
patron commun. Elle avait trouvé quelque bonheur en se permettant d'écrire à
quelques jeunes gens de la société. Cette hardiesse si inconvenante, si
imprudente chez une jeune fille, pouvait la déshonorer aux yeux de M. de
Croisenois, du duc de Chaulnes son père, et de tout l'hôtel de Chaulnes, qui,
voyant se rompre le mariage projeté, aurait voulu savoir pourquoi. En ce
temps-là, les jours où elle avait écrit une de ses lettres, Mathilde ne pouvait
dormir. Mais ces lettres n'étaient que des réponses.
Ici elle osait dire
qu'elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot terrible!) à un homme
placé dans les derniers rangs de la société.
Cette circonstance
assurait, en cas de découverte, un déshonneur éternel. Laquelle des femmes
venant chez sa mère eût osé prendre son parti? Quelle phrase eût-on pu leur
donner à répéter pour amortir le coup de l'affreux mépris des salons?
Et
encore parler était affreux, mais écrire! Il est des choses qu'on n'écrit pas
, s'écriait Napoléon apprenant la capitulation de Baylen. Et c'était Julien
qui lui avait conté ce mot! comme lui faisant d'avance une leçon.
Mais
tout cela n'était rien encore, l'angoisse de Mathilde avait d'autres causes.
Oubliant l'effet horrible sur la société, la tache ineffaçable et toute pleine
de mépris, car elle outrageait sa caste, Mathilde allait écrire à un être d'une
bien autre nature que les Croisenois, les de Luz, les Caylus.
La
profondeur, l' inconnu du caractère de Julien eussent effrayé, même en
nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son amant,
peut-être son maître!
Quelles ne seront pas ses prétentions, si jamais
il peut tout sur moi? Eh bien! je me dirai comme Médée: Au milieu de tant de
périls, il me reste Moi.
Julien n'avait nulle vénération pour la
noblesse du sang, croyait-elle. Bien plus, peut-être il n'avait nul amour pour
elle!
Dans ces derniers moments de doutes affreux, se présentèrent les
idées d'orgueil féminin. Tout doit être singulier dans le sort d'une fille comme
moi, s'écria Mathilde impatientée. Alors l'orgueil qu'on lui avait inspiré dès
le berceau se battait contre la vertu. Ce fut dans cet instant que le départ de
Julien vint tout précipiter.
( De tels caractères sont heureusement fort
rares.)
Le soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une
malle très pesante chez le portier; il appela pour la transporter le valet de
pied qui faisait la cour à la femme de chambre de Mlle de La Mole. Cette
manoeuvre peut n'avoir aucun résultat, se dit-il, mais si elle réussit, elle me
croit parti. Il s'endormit fort gai sur cette plaisanterie. Mathilde ne ferma
pas l'oeil.
Le lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l'hôtel
sans être aperçu, mais il rentra avant huit heures.
A peine était-il
dans la bibliothèque, que Mlle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa
réponse. Il pensait qu'il était de son devoir de lui parler; rien n'était plus
commode, du moins, mais Mlle de La Mole ne voulut pas l'écouter et disparut.
Julien en fut charmé, il ne savait que lui dire.
Si tout ceci n'est pas
un jeu convenu avec le comte Norbert, il est clair que ce sont mes regards
pleins de froideur qui ont allumé l'amour baroque que cette fille de si haute
naissance s'avise d'avoir pour moi. Je serais un peu plus sot qu'il ne convient,
si jamais je me laissais entraîner à avoir du goût pour cette grande poupée
blonde. Ce raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu'il n'avait
jamais été.
Dans la bataille qui se prépare, ajouta-t-il, l'orgueil de
la naissance sera comme une colline élevée, formant position militaire entre
elle et moi. C'est là-dessus qu'il faut manoeuvrer. J'ai fort mal fait de rester
à Paris; cette remise de mon départ m'avilit et m'expose si tout ceci n'est
qu'un jeu. Quel danger y avait-il à partir? Je me moquais d'eux, s'ils se
moquent de moi. Si son intérêt pour moi a quelque réalité, je centuplais cet
intérêt.
La lettre de Mlle de La Mole avait donné à Julien une
jouissance de vanité si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il
avait oublié de songer sérieusement à la convenance du départ.
C'était
une fatalité de son caractère d'être extrêmement sensible à ses fautes. Il était
fort contrarié de celle-ci, et ne songeait presque plus à la victoire incroyable
qui avait précédé ce petit échec, lorsque, vers les neuf heures, Mlle de La Mole
parut sur le seuil de la porte de la bibliothèque, lui jeta une lettre et
s'enfuit.
Il paraît que ceci va être le roman par lettres, dit-il en
relevant celle-ci. L'ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la
froideur et la vertu.
On lui demandait une réponse décisive avec une
hauteur qui augmenta sa gaieté intérieure. Il se donna le plaisir de mystifier,
pendant deux pages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut
encore par une plaisanterie qu'il annonça, vers la fin de sa réponse, son départ
décidé pour le lendemain matin.
Cette lettre terminée: Le jardin va me
servir pour la remettre, pensa-t-il, et il y alla. Il regardait la fenêtre de la
chambre de Mlle de La Mole.
Elle était au premier étage, à côté de
l'appartement de sa mère, mais il y avait un grand entresol.
Ce premier
était tellement élevé, qu'en se promenant sous l'allée de tilleuls, sa lettre à
la main, Julien ne pouvait être aperçu de la fenêtre de Mlle de La Mole. La
voûte formée par les tilleuls, fort bien taillés, interceptait la vue. Mais
quoi! se dit Julien avec humeur, encore une imprudence! Si l'on a entrepris de
se moquer de moi, me faire voir une lettre à la main, c'est servir mes ennemis.
La chambre de Norbert était précisément au-dessus de celle de sa soeur,
et si Julien sortait de la voûte formée par les branches taillées des tilleuls,
le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.
Mlle de La
Mole parut derrière sa vitre; il montra sa lettre à demi; elle baissa la tête.
Aussitôt Julien remonta chez lui en courant, et rencontra par hasard, dans le
grand escalier, la belle Mathilde, qui saisit sa lettre avec une aisance
parfaite et des yeux riants.
Que de passion il y avait dans les yeux de
cette pauvre Mme de Rênal, se dit Julien, quand, même après six mois de
relations intimes, elle osait recevoir une lettre de moi! De sa vie, je crois,
elle ne m'a regardé avec des yeux riants.
Il ne s'exprima pas aussi
nettement le reste de sa réponse; avait-il honte de la futilité des motifs? Mais
aussi quelle différence, ajoutait sa pensée, dans l'élégance de la robe du
matin, dans l'élégance de la tournure! En apercevant Mlle de La Mole à trente
pas de distance, un homme de goût devinerait le rang qu'elle occupe dans la
société. Voilà ce qu'on peut appeler un mérite explicite.
Tout en
plaisantant, Julien ne s'avouait pas encore toute sa pensée; Mme de Rênal
n'avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il n'avait pour rival que
cet ignoble sous-préfet M. Charcot, qui se faisait appeler de Maugiron, parce
qu'il n'y a plus de Maugirons.
A cinq heures, Julien reçut une troisième
lettre; elle lui fut lancée de la porte de la bibliothèque. Mlle de La Mole
s'enfuit encore. Quelle manie d'écrire! se dit-il en riant, quand on peut se
parler si commodément! L'ennemi veut avoir de mes lettres, c'est clair, et
plusieurs! Il ne se hâtait point d'ouvrir celle-ci. Encore des phrases
élégantes, pensait-il; mais il pâlit en lisant. Il n'y avait que huit lignes.
« J'ai besoin de vous parler: il faut que je vous parle, ce soir; au
moment où une heure après minuit sonnera, trouvez-vous dans le jardin. Prenez la
grande échelle du jardinier auprès du puits; placez-la contre ma fenêtre et
montez chez moi. Il fait clair de lune, n'importe. »
CHAPITRE XV
EST-CE UN COMPLOT?
Ah! que l'intervalle est cruel entre un
grand projet conçu et son exécution! Que de vaines terreurs! que
d'irrésolutions! Il s'agit de la vie. -- Il s'agit de bien plus: de l'honneur!
SCHILLER.
Ceci devient sérieux, pensa
Julien... et un peu trop clair, ajouta-t-il après avoir pensé. Quoi! cette belle
demoiselle peut me parler dans la bibliothèque avec une liberté qui, grâce à
Dieu, est entière; le marquis, dans la peur qu'il a que je ne lui montre des
comptes, n'y vient jamais. Quoi! M. de La Mole et le comte Norbert, les seules
personnes qui entrent ici, sont absents presque toute la journée; on peut
facilement observer le moment de leur rentrée à l'hôtel, et la sublime Mathilde,
pour la main de laquelle un prince souverain ne serait pas trop noble, veut que
je commette une imprudence abominable!
C'est clair, on veut me perdre ou
se moquer de moi, tout au moins. D'abord, on a voulu me perdre avec mes lettres;
elles se trouvent prudentes; eh bien! il leur faut une action plus claire que le
jour. Ces jolis petits messieurs me croient aussi trop bête ou trop fat. Diable!
par le plus beau clair de lune du monde, monter ainsi par une échelle à un
premier étage de vingt-cinq pieds d'élévation! on aura le temps de me voir, même
des hôtels voisins. Je serai beau sur mon échelle! Julien monta chez lui et se
mit à faire sa malle en sifflant. Il était résolu à partir et à ne pas même
répondre.
Mais cette sage résolution ne lui donnait pas la paix du
coeur. Si par hasard, se dit-il tout à coup, sa malle fermée, Mathilde était de
bonne foi! alors moi je joue, à ses yeux, le rôle d'un lâche parfait. Je n'ai
point de naissance, moi, il me faut de grandes qualités, argent comptant, sans
suppositions complaisantes, bien prouvées par des actions parlantes...
Il fut un quart d'heure à réfléchir [Variante : se promener dans sa
chambre]. A quoi bon le nier? dit-il enfin; je serai un lâche à ses yeux. Je
perds non seulement la personne la plus brillante de la haute société, ainsi
qu'ils disaient tous au bal de M. le duc de Retz, mais encore le divin plaisir
de me voir sacrifier le marquis de Croisenois, le fils d'un duc, et qui sera duc
lui-même. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualités qui me manquent:
esprit d'à-propos, naissance, fortune...
Ce remords va me poursuivre
toute ma vie, non pour elle, il est tant de maîtresses!
-- Mais il n'est
qu'un honneur!
dit le vieux don Diègue, et ici clairement et nettement,
je recule devant le premier péril qui m'est offert; car ce duel avec M. de
Beauvoisis se présentait comme une plaisanterie. Ceci est tout différent. Je
puis être tiré au blanc par un domestique, mais c'est le moindre danger; je puis
être déshonoré.
Ceci devient sérieux, mon garçon, ajouta-t-il avec une
gaieté et un accent gascons. Il y va de l' honur . Jamais un pauvre
diable, jeté aussi bas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion;
j'aurai des bonnes fortunes, mais subalternes...
Il réfléchit longtemps,
il se promenait à pas précipités, s'arrêtant tout court de temps à autre. On
avait déposé dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal
Richelieu, qui malgré lui attirait ses regards. Ce buste [Variante : éclairé par
sa lampe] avait l'air de le regarder d'une façon sévère, et comme lui reprochant
le manque de cette audace qui doit être si naturelle au caractère français. De
ton temps, grand homme, aurais-je hésité?
Au pire, se dit enfin Julien,
supposons que tout ceci soit un piège, il est bien noir et bien compromettant
pour une jeune fille. On sait que je ne suis pas homme à me taire. Il faudra
donc me tuer. Cela était bon en 1574, du temps de Boniface de La Mole, mais
jamais celui d'aujourd'hui n'oserait. Ces gens-là ne sont plus les mêmes. Mlle
de La Mole est si enviée! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte,
et avec quel plaisir!
Les domestiques jasent, entre eux, des préférences
marquées dont je suis l'objet, je le sais, je les ai entendus...
D'un
autre côté, ses lettres!... ils peuvent croire que je les ai sur moi. Surpris
dans sa chambre, on me les enlève. J'aurai affaire à deux, trois, quatre hommes,
que sais-je? Mais ces hommes, où les prendront-ils? où trouver des subalternes
discrets à Paris? La justice leur fait peur... Parbleu! les Caylus, les
Croisenois, les de Luz eux-mêmes. Ce moment, et la sotte figure que je ferai au
milieu d'eux sera ce qui les aura séduits. Gare le sort d'Abailard, M. le
secrétaire!
Eh bien, parbleu! messieurs, vous porterez de mes marques,
je frapperai à la figure, comme les soldats de César à Pharsale... Quant aux
lettres, je puis les mettre en lieu sûr.
Julien fit des copies des deux
dernières, les cacha dans un volume du beau Voltaire de la bibliothèque, et
porta lui-même les originaux à la poste.
Quand il fut de retour: Dans
quelle folie je vais me jeter! se dit-il avec surprise et terreur. Il avait été
un quart d'heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine.
Mais, si je refuse, je me méprise moi-même dans la suite! Toute la vie
cette action sera un grand sujet de doute pour moi et, pour moi, un tel doute
est le plus cuisant des malheurs. Ne l'ai-je pas éprouvé pour l'amant d'Amanda!
Je crois que je me pardonnerais plus aisément un crime bien clair; une fois
avoué, je cesserais d'y penser.
Quoi! j'aurai été [Variante: un destin,
incroyable à force de bonheur, me tire de la foule pour me mettre] en rivalité
avec un homme portant un des plus beaux noms de France, et je me serai moi-même,
de gaieté de coeur, déclaré son inférieur! Au fond, il y a de la lâcheté à ne
pas aller. Ce mot décide tout, s'écria Julien en se levant... d'ailleurs elle
est bien jolie.
Si ceci n'est pas une trahison, quelle folie elle fait
pour moi!... Si c'est une mystification, parbleu! messieurs, il ne tient qu'à
moi de rendre la plaisanterie sérieuse, et ainsi ferai-je.
Mais s'ils
m'attachent les bras au moment de l'entrée dans la chambre; ils peuvent avoir
placé quelque machine ingénieuse!
C'est comme un duel, se dit-il en
riant, il y a parade à tout, dit mon maître d'armes, mais le bon Dieu, qui veut
qu'on en finisse, fait que l'un des deux oublie de parer. Du reste, voici de
quoi leur répondre: il tirait ses pistolets de poche; et quoique l'amorce fût
fulminante, il la renouvela.
Il y avait encore bien des heures à
attendre; pour faire quelque chose, Julien écrivit à Fouqué: « Mon ami, n'ouvre
la lettre ci-incluse qu'en cas d'accident, si tu entends dire que quelque chose
d'étrange m'est arrivé. Alors, efface les noms propres du manuscrit que je
t'envoie, et fais-en huit copies que tu enverras aux journaux de Marseille,
Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc.; dix jours plus tard, fais imprimer ce
manuscrit, envoie le premier exemplaire à M. le marquis de La Mole; et quinze
jours après, jette les autres exemplaires de nuit dans les rues de Verrières. »
Ce petit mémoire justificatif arrangé en forme de conte, que Fouqué ne
devait ouvrir qu'en cas d'accident, Julien le fit aussi peu compromettant que
possible pour Mlle de La Mole, mais enfin il peignait fort exactement sa
position.
Julien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du
dîner sonna; elle fit battre son coeur. Son imagination, préoccupée du récit
qu'il venait de composer, était toute aux pressentiments tragiques. Il s'était
vu saisi par des domestiques, garrotté, conduit dans une cave avec un bâillon
dans la bouche. Là, un domestique le gardait à vue, et si l'honneur de la noble
famille exigeait que l'aventure eût une fin tragique, il était facile de tout
finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces; alors, on disait qu'il
était mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre.
Emu
de son propre conte comme un auteur dramatique, Julien avait réellement peur
lorsqu'il entra dans la salle à manger. Il regardait tous ces domestiques en
grande livrée. Il étudiait leur physionomie. Quels sont ceux qu'on a choisis
pour l'expédition de cette nuit? se disait-il. Dans cette famille, les souvenirs
de la cour de Henri III sont si présents, si souvent rappelés, que, se croyant
outragés, ils auront plus de décision que les autres personnages de leur rang.
Il regarda Mlle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille;
elle était pâle, et avait [Variante: et il lui trouvait] tout à fait une
physionomie du Moyen Age. Jamais il ne lui avait trouvé l'air si grand, elle
était vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. Pallida
morte futura , se dit-il (Sa pâleur annonce ses grands desseins).
En
vain, après dîner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, Mlle de
La Mole n'y parut pas. Lui parler eût, dans ce moment, délivré son coeur d'un
grand poids.
Pourquoi ne pas l'avouer? Il avait peur. Comme il était
résolu à agir, il s'abandonnait à ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu'au
moment d'agir, je me trouve le courage qu'il faut, se disait-il, qu'importe ce
que je puis sentir en ce moment? Il alla reconnaître la situation et le poids de
l'échelle.
C'est un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon
destin de me servir! ici comme à Verrières. Quelle différence! Alors,
ajouta-t-il avec un soupir, je n'étais pas obligé de me méfier de la personne
pour laquelle je m'exposais. Quelle différence aussi dans le danger!
J'eusse été tué dans les jardins de M. de Rênal qu'il n'y avait point de
déshonneur pour moi. Facilement on eût rendu ma mort inexplicable. Ici, quels
récits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l'hôtel de Chaulnes,
de l'hôtel de Caylus, de l'hôtel de Retz, etc., partout enfin. Je serai un
monstre dans la postérité.
Pendant deux ou trois ans, reprit-il en
riant, et se moquant de soi. Mais cette idée l'anéantissait. Et moi, où
pourra-t-on me justifier? En supposant que Fouqué imprime mon pamphlet posthume,
ce ne sera qu'une infamie de plus. Quoi! Je suis reçu dans une maison, et pour
prix de l'hospitalité que j'y reçois, des bontés dont on m'y accable, j'imprime
un pamphlet sur ce qui s'y passe! j'attaque l'honneur des femmes! Ah! mille fois
plutôt, soyons dupes!
Cette soirée fut affreuse.
CHAPITRE XVI
UNE HEURE DU MATIN
Ce jardin
était fort grand, dessiné depuis peu d'années avec un goût parfait. Mais les
arbres [Variante: avaient figuré dans le fameux Pré-aux-Clercs, si célèbre du
temps de Henry III, ils] avaient plus d'un siècle. On y trouvait quelque chose
de champêtre .
MASSINGER.
Il allait écrire un
contre-ordre à Fouqué lorsque onze heures sonnèrent. Il fit jouer avec bruit la
serrure de la porte de sa chambre, comme s'il se fût enfermé chez lui. Il alla
observer à pas de loup ce qui se passait dans toute la maison, surtout au
quatrième étage, habité [Variante: dans les mansardes du quatrième, habitées]
par les domestiques. Il n'y avait rien d'extraordinaire. Une des femmes de
chambre de Mme de La Mole donnait soirée, les domestiques prenaient du punch
fort gaiement. Ceux qui rient ainsi, pensa Julien, ne doivent pas faire partie
de l'expédition nocturne, ils seraient plus sérieux.
Enfin il alla se
placer dans un coin obscur du jardin. Si leur plan est de se cacher des
domestiques de la maison, ils feront arriver par-dessus les murs du jardin les
gens chargés de me surprendre.
Si M. de Croisenois porte quelque
sang-froid dans tout ceci, il doit trouver moins compromettant pour la jeune
personne qu'il veut épouser de me faire surprendre avant le moment où je serai
entré dans sa chambre.
Il fit une reconnaissance militaire et fort
exacte. Il s'agit de mon honneur, pensa-t-il; si je tombe dans quelque bévue, ce
ne sera pas une excuse à mes propres yeux de me dire: je n'y avais pas songé.
Le temps était d'une sérénité désespérante. Vers les onze heures la lune
se leva, à minuit et demi elle éclairait en plein la façade de l'hôtel donnant
sur le jardin.
Elle est folle, se disait Julien; comme une heure sonna,
il y avait encore de la lumière aux fenêtres du comte Norbert. De sa vie Julien
n'avait eu autant de peur, il ne voyait que les dangers de l'entreprise, et
n'avait aucun enthousiasme.
Il alla prendre l'immense échelle, attendit
cinq minutes, pour laisser le temps à un contre-ordre, et à une heure cinq
minutes posa l'échelle contre la fenêtre de Mathilde. Il monta doucement le
pistolet à la main, étonné de n'être pas attaqué. Comme il approchait de la
fenêtre, elle s'ouvrit sans bruit:
-- Vous voilà, monsieur, lui dit
Mathilde avec beaucoup d'émotion; je suis vos mouvements depuis une heure.
Julien était fort embarrassé, il ne savait comment se conduire, il
n'avait pas d'amour du tout. Dans son embarras, il pensa qu'il fallait oser, il
essaya d'embrasser Mathilde.
-- Fi donc! lui dit-elle en le repoussant.
Fort content d'être éconduit, il se hâta de jeter un coup d'oeil autour
de lui: la lune était si brillante que les ombres qu'elle formait dans la
chambre de Mlle de La Mole étaient noires. Il peut fort bien y avoir là des
hommes cachés sans que je les voie, pensa-t-il.
-- Qu'avez-vous dans la
poche de côté de votre habit? lui dit Mathilde, enchantée de trouver un sujet de
conversation. Elle souffrait étrangement; tous les sentiments de retenue et de
timidité, si naturels à une fille bien née, avaient repris leur empire, et la
mettaient au supplice.
-- J'ai toutes sortes d'armes et de pistolets,
répondit Julien, non moins content d'avoir quelque chose à dire.
-- Il
faut retirer l'échelle, dit Mathilde.
-- Elle est immense, et peut
casser les vitres du salon en bas, ou de l'entresol.
-- Il ne faut pas
casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de prendre le ton de la
conversation ordinaire; vous pourriez, ce me semble, abaisser l'échelle au moyen
d'une corde qu'on attacherait au premier échelon. J'ai toujours une provision de
cordes chez moi.
Et c'est là une femme amoureuse! pensa Julien, elle ose
dire qu'elle aime! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les précautions
m'indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le croyais
sottement; mais que tout simplement je lui succède. Au fait, que m'importe!
est-ce que je l'aime? Je triomphe du marquis en ce sens qu'il sera très fâché
d'avoir un successeur, et plus fâché encore que ce successeur soit moi. Avec
quelle hauteur il me regardait hier soir au café Tortoni, en affectant de ne pas
me reconnaître! avec quel air méchant il me salua ensuite quand il ne put plus
s'en dispenser!
Julien avait attaché la corde au dernier échelon de
l'échelle, il la descendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du
balcon pour faire en sorte qu'elle ne touchât pas les vitres. Beau moment pour
me tuer, pensa-t-il, si quelqu'un est caché dans la chambre de Mathilde; mais un
silence profond continuait à régner partout.
L'échelle toucha la terre,
Julien parvint à la coucher dans la plate-bande de fleurs exotiques le long du
mur.
-- Que va dire ma mère, dit Mathilde, quand elle verra ses belles
plantes tout écrasées!... Il faut jeter la corde, ajouta-t-elle d'un grand
sang-froid. Si on l'apercevait remontant au balcon, ce serait une circonstance
difficile à expliquer.
-- Et comment moi m'en aller? dit Julien d'un ton
plaisant, et en affectant le langage créole. (Une des femmes de chambre de la
maison était née à Saint-Domingue.)
-- Vous, vous en aller par la porte,
dit Mathilde ravie de cette idée.
Ah! que cet homme est digne de tout
mon amour! pensa-t-elle.
Julien venait de laisser tomber la corde dans
le jardin; Mathilde lui serra le bras. Il crut être saisi par un ennemi, et se
retourna vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une
fenêtre. Ils restèrent immobiles et sans respirer. La lune les éclairait en
plein. Le bruit ne se renouvelant pas, il n'y eut plus d'inquiétude.
Alors l'embarras recommença, il était grand des deux parts. Julien
s'assura que la porte était fermée avec tous ses verrous; il pensait bien à
regarder sous le lit, mais n'osait pas; on avait pu y placer un ou deux laquais.
Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et regarda.
Mathilde
était tombée dans toutes les angoisses de la timidité la plus extrême. Elle
avait horreur de sa position.
-- Qu'avez-vous fait de mes lettres?
dit-elle enfin.
Quelle bonne occasion de déconcerter ces messieurs s'ils
sont aux écoutes, et d'éviter la bataille! pensa Julien.
-- La première
est cachée dans une grosse Bible protestante que la diligence d'hier soir
emporte bien loin d'ici.
Il parlait fort distinctement en entrant dans
ces détails, et de façon à être entendu des personnes qui pouvaient être cachées
dans deux grandes armoires d'acajou qu'il n'avait pas osé visiter.
--
Les deux autres sont à la poste, et suivent la même route que la première.
-- Eh, grand Dieu! pourquoi toutes ces précautions? dit Mathilde
étonnée.
A propos de quoi est-ce que je mentirais? pensa Julien, et il
lui avoua tous ses soupçons.
-- Voilà donc la cause de la froideur de
tes lettres! s'écria Mathilde avec l'accent de la folie plus que de la
tendresse.
Julien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit
perdre la tête, ou du moins ses soupçons s'évanouirent, [Variante: il se trouva
élevé à ses propres yeux,] il osa serrer dans ses bras cette fille si belle, et
qui lui inspirait tant de respect. Il ne fut repoussé qu'à demi.
Il eut
recours à sa mémoire, comme jadis à Besançon auprès d'Amanda Binet, et récita
plusieurs des plus belles phrases de La Nouvelle Héloïse .
-- Tu
as un coeur d'homme, lui répondit-on sans trop écouter ses phrases; j'ai voulu
éprouver ta bravoure, je l'avoue. Tes premiers soupçons et ta résolution te
montrent plus intrépide encore que je ne croyais.
Mathilde faisait
effort pour le tutoyer, elle était évidemment plus attentive à cette étrange
façon de parler qu'au fond des choses qu'elle disait. Ce tutoiement, dépouillé
du ton de la tendresse, ne faisait aucun plaisir à Julien, il s'étonnait de
l'absence du bonheur; enfin pour le sentir, il eut recours à sa raison. Il se
voyait estimé par cette jeune fille si fière, et qui n'accordait jamais de
louanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint à un bonheur
d'amour-propre.
Ce n'était pas, il est vrai, cette volupté de l'âme
qu'il avait trouvée quelquefois auprès de Mme de Rênal. [Variante: Quelle
différence, grand Dieu!] Il n'y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce
premier moment. C'était le plus vif bonheur d'ambition, et Julien était surtout
ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soupçonnés, et des précautions
qu'il avait inventées. En parlant, il songeait aux moyens de profiter de sa
victoire.
Mathilde encore fort embarrassée, et qui avait l'air atterrée
de sa démarche, parut enchantée de trouver un sujet de conversation. On parla
des moyens de se revoir. Julien jouit délicieusement de l'esprit et de la
bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On avait
affaire à des gens très clairvoyants, le petit Tanbeau était certainement un
espion, mais Mathilde et lui n'étaient pas non plus sans adresse.
Quoi
de plus facile que de se rencontrer dans la bibliothèque, pour convenir de tout?
-- Je puis paraître, sans exciter de soupçons, dans toutes les parties
de l'hôtel, ajoutait Julien, et presque jusque dans la chambre de Mme de La
Mole. Il fallait absolument la traverser pour arriver à celle de sa fille. Si
Mathilde trouvait mieux qu'il arrivât toujours par une échelle, c'était avec un
coeur ivre de joie qu'il s'exposerait à ce faible danger.
En l'écoutant
parler, Mathilde était choquée de cet air de triomphe. Il est donc mon maître!
se dit-elle. Déjà elle était en proie au remords. Sa raison avait horreur de
l'insigne folie qu'elle venait de commettre. Si elle l'eût pu, elle eût anéanti
elle et Julien. Quand par instants la force de sa volonté faisait taire les
remords, des sentiments de timidité et de pudeur souffrante la rendaient fort
malheureuse. Elle n'avait nullement prévu l'état affreux où elle se trouvait.
Il faut cependant que je lui parle, se dit-elle à la fin, cela est dans
les convenances, on parle à son amant. Et alors pour accomplir un devoir, et
avec une tendresse qui était bien plus dans les paroles dont elle se servait que
dans le son de sa voix, elle raconta les diverses résolutions qu'elle avait
prises à son égard pendant ces derniers jours.
Elle avait décidé que
s'il osait arriver chez elle avec le secours de l'échelle du jardinier, ainsi
qu'il lui était prescrit, elle serait toute à lui. Mais jamais l'on ne dit d'un
ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres. Jusque-là ce rendez-vous
était glacé. C'était à faire prendre l'amour en haine. Quelle leçon de morale
pour une jeune imprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel
moment?
Après de longues incertitudes, qui eussent pu paraître à un
observateur superficiel l'effet de la haine la plus décidée, tant les sentiments
qu'une femme se doit à elle-même avaient de peine à céder à une volonté aussi
ferme, Mathilde finit par être pour lui une maîtresse aimable.
A la
vérité, ces transports étaient un peu voulus. L'amour passionné était encore
plutôt un modèle qu'on imitait qu'une réalité.
Mlle de La Mole croyait
remplir un devoir envers elle-même et envers son amant. Le pauvre garçon, se
disait-elle, a été d'une bravoure achevée, il doit être heureux, ou bien c'est
moi qui manque de caractère. Mais elle eût voulu racheter au prix d'une éternité
de malheur la nécessité cruelle où elle se trouvait.
Malgré la violence
affreuse qu'elle se faisait, elle fut parfaitement maîtresse de ses paroles.
Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gâter cette nuit qui sembla
singulière plutôt qu'heureuse à Julien. Quelle différence, grand Dieu! avec son
dernier séjour de vingt-quatre heures à Verrières! Ces belles façons de Paris
ont trouvé le secret de tout gâter, même l'amour, se disait-il dans son
injustice extrême.
Il se livrait à ces réflexions debout dans une des
grandes armoires d'acajou où on l'avait fait entrer aux premiers bruits entendus
dans l'appartement voisin, qui était celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit sa
mère à la messe, les femmes quittèrent l'appartement, et Julien s'échappa avant
qu'elles ne revinssent terminer leurs travaux.
Il monta à cheval et
chercha [Variante: alla au pas rechercher] les endroits les plus solitaires
d'une des forêts voisines de Paris [Variante: du bois de Meudon]. Il était bien
plus étonné qu'heureux. Le bonheur qui, de temps à autre, venait occuper son
âme, était comme celui d'un jeune sous-lieutenant qui, à la suite de quelque
action étonnante, vient d'être nommé colonel d'emblée par le général en chef; il
se sentait porté à une immense hauteur. Tout ce qui était au-dessus de lui la
veille, était à ses côtés maintenant ou bien au-dessous. Peu à peu le bonheur de
Julien augmenta à mesure qu'il s'éloignait.
S'il n'y avait rien de
tendre dans son âme, c'est que, quelque étrange que ce mot puisse paraître,
Mathilde, dans toute sa conduite avec lui, avait accompli un devoir. Il n'y eut
rien d'imprévu pour elle dans tous les événements de cette nuit que le malheur
et la honte qu'elle avait trouvés au lieu de cette entière félicité [Variante:
ces transports divins] dont parlent les romans.
Me serais-je trompée,
n'aurais-je pas d'amour pour lui? se dit-elle.
CHAPITRE XVII
UNE VIEILLE EPEE
I now mean to be serious; -- it is
time,
Since laughter now-a-days is deem'd too serious
A jest at
vice by virtue's called a crime .
Don Juan, C.
XIII.
Elle ne parut pas au dîner. Le soir elle vint un
instant au salon, mais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut étrange;
mais, pensa-t-il, [Variante: je dois me l'avouer,] je ne connais leurs usages,
[Variante: les usages de la bonne compagnie que par les actions de la vie de
tous les jours que j'ai vu faire cent fois,] elle me donnera quelque bonne
raison pour tout ceci. Toutefois, agité par la plus extrême curiosité, il
étudiait l'expression des traits de Mathilde; il ne put pas se dissimuler
qu'elle avait l'air sec et méchant. Evidemment ce n'était pas la même femme qui,
la nuit précédente, avait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs
pour être vrais.
Le lendemain, le surlendemain, même froideur de sa
part; elle ne le regardait pas, elle ne s'apercevait pas de son existence.
Julien, dévoré par la plus vive inquiétude, était à mille lieues des sentiments
de triomphe qui l'avaient seuls animé le premier jour. Serait-ce, par hasard, se
dit-il, un retour à la vertu? Mais ce mot était bien bourgeois pour l'altière
Mathilde.
Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guère à
la religion, pensait Julien, elle l'aime comme très tile aux intérêts de sa
caste.
Mais par simple délicatesse [Variante: féminine] ne peut-elle pas
se reprocher vivement la faute [Variante: irréparable] qu'elle a commise? Julien
croyait être son premier amant.
Mais, se disait-il dans d'autres
instants, il faut avouer qu'il n'y a rien de naïf, de simple, de tendre dans
toute sa manière d'être; jamais je ne l'ai vue plus altière [Variante: plus
semblable à une reine qui vient de descendre de son trône]. Me mépriserait-elle?
Il serait digne d'elle de se reprocher ce qu'elle a fait pour moi, à cause
seulement de la bassesse de ma naissance.
Pendant que Julien, rempli de
ses préjugés puisés dans les livres et dans les souvenirs de Verrières,
poursuivait la chimère d'une maîtresse tendre et qui ne songe plus à sa propre
existence du moment qu'elle a fait le bonheur de son amant, la vanité de
Mathilde était furieuse contre lui.
Comme elle ne s'ennuyait plus depuis
deux mois, elle ne craignait plus l'ennui; ainsi, sans pouvoir s'en douter le
moins du monde, Julien avait perdu son plus grand avantage.
Je me suis
donné un maître! se disait Mlle de La Mole en proie au plus noir chagrin
[Variante: se promenant agitée dans sa chambre]. Il est rempli d'honneur, à la
bonne heure; mais si je pousse à bout sa vanité, il se vengera en faisant
connaître la nature de nos relations. Jamais Mathilde n'avait eu d'amant, et
[Variante: Tel est le malheur de notre siècle, les plus étranges égarements même
ne guérissent pas de l'ennui. Julien était le premier amour de Mathilde, et,]
dans cette circonstance de la vie qui donne quelques illusions tendres même aux
âmes les plus sèches, elle était en proie aux réflexions les plus amères.
Il a sur moi un empire immense, puisqu'il règne par la terreur et peut
me punir d'une peine atroce, si je le pousse à bout. Cette seule idée suffisait
pour porter Mle de La Mole à l'outrager. Le courage était la première qualité de
son caractère. Rien ne pouvait lui donner quelque agitation et la guérir d'un
fond d'ennui sans cesse renaissant que l'idée qu'elle jouait à croix ou pile son
existence entière.
Le troisième jour, comme Mlle de La Mole s'obstinait
à ne pas le regarder, Julien la suivit après dîner, et évidemment malgré elle,
dans la salle de billard.
-- Eh bien, monsieur, vous croyez donc avoir
acquis des droits bien puissants sur moi, lui dit-elle avec une colère à peine
retenue, puisque en opposition à ma volonté bien évidemment déclarée, vous
prétendez me parler?... Savez-vous que personne au monde n'a jamais tant osé?
Rien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux jeunes amants, sans
s'en douter ils étaient animés l'un contre l'autre des sentiments de la haine la
plus vive. Comme ni l'un ni l'autre n'avait le caractère endurant, que
d'ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnie, ils en furent bientôt à
se déclarer nettement qu'ils se brouillaient à jamais.
-- Je vous jure
un secret éternel, dit Julien, j'ajouterais même que jamais je ne vous
adresserai la parole, si votre réputation ne pouvait souffrir de ce changement
trop marqué. Il salua avec respect et partit.
Il accomplissait sans trop
de peine ce qu'il croyait un devoir; il était bien loin de se croire fort
amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il ne l'aimait pas trois jours
auparavant, quand on l'avait caché dans la grande armoire d'acajou. Mais tout
changea rapidement dans son âme, du moment qu'il se vit à jamais brouillé avec
elle.
Sa mémoire cruelle se mit à lui retracer les moindres
circonstances de cette nuit qui dans la réalité l'avait laissé si froid.
Dans la nuit même qui suivit la déclaration de brouille éternelle,
Julien faillit devenir fou en étant obligé de s'avouer qu'il aimait Mlle de La
Mole.
Des combats affreux suivirent cette découverte: tous ses
sentiments étaient bouleversés.
Deux jours après, au lieu d'être fier
avec M. de Croisenois, il l'aurait presque embrassé en fondant en larmes.
L'habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se décida à
partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla à la poste.
Il se sentit
défaillir quand, arrivé au bureau des malles-poste, on lui apprit que, par un
hasard singulier, il y avait une place le lendemain dans la malle de Toulouse.
Il l'arrêta et revint à l'hôtel de La Mole, annoncer son départ au marquis.
M. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien alla l'attendre
dans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole?
En le
voyant paraître, elle prit un air de méchanceté auquel il lui fut impossible de
se méprendre.
Emporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut
la faiblesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l'âme:
-- Ainsi, vous ne m'aimez plus?
-- J'ai horreur de m'être livrée
au premier venu, dit Mathilde en pleurant de rage contre elle-même.
--
Au premier venu! s'écria Julien, et il s'élança sur une vieille épée du
Moyen Age, qui était conservée dans la bibliothèque comme une curiosité.
Sa douleur, qu'il croyait extrême au moment où il avait adressé la
parole à Mlle de La Mole, venait d'être centuplée par les larmes de honte qu'il
lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer.
Au moment où il venait de tirer l'épée, avec quelque peine, de son
fourreau antique, Mathilde, heureuse d'une sensation si nouvelle, s'avança
fièrement vers lui; ses larmes s'étaient taries.
L'idée du marquis de La
Mole, son bienfaiteur, se présenta vivement à Julien. Je tuerais sa fille! se
dit-il, quelle horreur! Il fit un mouvement pour jeter l'épée. Certainement,
pensa-t-il, elle va éclater de rire à la vue de ce mouvement de mélodrame: il
dut à cette idée le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la
vieille épée curieusement et comme s'il y eût cherché quelque tache de rouille,
puis il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillité la
replaça au clou de bronze doré qui la soutenait.
Tout ce mouvement, fort
lent sur la fin, dura bien une minute; Mlle de La Mole le regardait étonnée.
J'ai donc été sur le point d'être tuée par mon amant! se disait-elle.
Cette idée la transportait dans les plus beaux temps du siècle de
Charles IX et de Henri III.
Elle était immobile devant Julien qui venait
de replacer l'épée, elle le regardait avec des yeux où il n'y avait plus de
haine [Variante: d'où la haine s'était envolée]. Il faut convenir qu'elle était
bien séduisante en ce moment, certainement jamais femme n'avait moins ressemblé
à une poupée parisienne (ce mot était la grande objection de Julien contre les
femmes de ce pays).
Je vais retomber dans quelque faiblesse pour lui,
pensa Mathilde; c'est bien pour le coup qu'il se croirait mon seigneur et
maître, après une rechute, et au moment précis où je viens de lui parler si
ferme. Elle s'enfuit.
Mon Dieu! qu'elle est belle! dit Julien en la
voyant courir: voilà cet être qui se précipitait dans mes bras avec tant de
fureur il n'y a pas huit jours... Et ces instants ne reviendront jamais! et
c'est par ma faute! Et, au moment d'une action si extraordinaire, si
intéressante pour moi, je n'y étais pas sensible!... Il faut avouer que je suis
né avec un caractère bien plat et bien malheureux.
Le marquis parut;
Julien se hâta de lui annoncer son départ.
-- Pour où? dit M. de La
Mole.
-- Pour le Languedoc.
-- Non pas, s'il vous plaît, vous
êtes réservé à de plus hautes destinées, si vous partez ce sera pour le Nord...
même, en termes militaires, je vous consigne à l'hôtel. Vous m'obligerez de
n'être jamais plus de deux ou trois heures absent, je puis avoir besoin de vous
d'un moment à l'autre.
Julien salua,et se retira sans mot dire, laissant
le marquis fort étonné; il était hors d'état de parler, il s'enferma dans sa
chambre. Là, il put s'exagérer en liberté toute l'atrocité de son sort.
Ainsi, pensait-il, je ne puis pas même m'éloigner! Dieu sait combien de
jours le marquis va me retenir à Paris; grand Dieu! que vais-je devenir? et pas
un ami que je puisse consulter: l'abbé Pirard ne me laisserait pas finir la
première phrase, le comte Altamira me proposerait [Variante: , pour me
distraire,] de m'affilier à quelque conspiration.
Et cependant je suis
fou, je le sens; je suis fou!
Qui pourra me guider, que vais-je devenir?
CHAPITRE XVIII
MOMENTS CRUELS
Et elle me
l'avoue! Elle détaille jusqu'aux moindres circonstances! Son oeil si beau fixé
sur le mien peint l'amour qu'elle sentit pour un autre!
SCHILLER.
Mademoiselle de La Mole ravie ne
songeait qu'au bonheur d'avoir été sur le point d'être tuée. Elle allait jusqu'à
se dire: Il est digne d'être mon maître, puisqu'il a été sur le point de me
tuer. Combien faudrait-il fondre ensemble de beaux jeunes gens de la société
pour arriver à un tel mouvement de passion?
Il faut avouer qu'il était
bien joli au moment où il est monté sur la chaise, pour replacer l'épée,
précisément dans la position pittoresque que le tapissier décorateur lui a
donnée! Après tout, je n'ai pas été si folle de l'aimer.
Dans cet
instant, s'il se fût présenté quelque moyen honnête de renouer, elle l'eût saisi
avec plaisir. Julien, enfermé à double tour dans sa chambre, était en proie au
plus violent désespoir. Dans ses idées folles, il pensait à se jeter à ses
pieds. Si au lieu de se tenir dans un lieu écarté, il eût erré au jardin et dans
l'hôtel, de manière à se tenir à portée des occasions, il eût peut-être en un
seul instant changé en bonheur le plus vif son affreux malheur.
Mais
l'adresse dont nous lui reprochons l'absence aurait exclu le mouvement sublime
de saisir l'épée qui, dans ce moment, le rendait si joli aux yeux de Mlle de La
Mole. Ce caprice, favorable à Julien, dura toute la journée; Mathilde se faisait
une image charmante des courts instants pendant lesquels elle l'avait aimé, elle
les regrettait.
Au fait, se disait-elle, ma passion pour ce pauvre
garçon n'a duré à ses yeux que depuis une heure après minuit, quand je l'ai vu
arriver par son échelle avec tous ses pistolets dans la poche de côté de son
habit, jusqu'à huit heures du matin. C'est un quart d'heure après, en entendant
la messe à Sainte-Valère, que j'ai commencé à penser qu'il allait se croire mon
maître, et qu'il pourrait bien essayer de me faire obéir au nom de la terreur.
Après dîner, Mlle de La Mole, loin de fuir Julien, lui parla et
l'engagea en quelque sorte à la suivre au jardin; il obéit. Cette épreuve lui
manquait. Mathilde cédait sans trop s'en douter à l'amour qu'elle reprenait pour
lui. Elle trouvait un plaisir extrême à se promener à ses côtés, c'était avec
curiosité qu'elle regardait ces mains qui le matin avaient saisi l'épée pour la
tuer.
Après une telle action, après tout ce qui s'était passé, il ne
pouvait plus être question de leur ancienne conversation.
Peu à peu,
Mathilde se mit à lui parler avec confidence intime de l'état de son coeur. Elle
trouvait une singulière volupté dans ce genre de conversation; elle en vint à
lui raconter les mouvements d'enthousiasme passagers qu'elle avait éprouvés pour
M. de Croisenois, pour M. de Caylus...
-- Quoi! pour M. de Caylus aussi!
s'écria Julien; et toute l'amère jalousie d'un amant délaissé éclatait dans ce
mot. Mathilde en jugea ainsi, et n'en fut point offensée.
Elle continua
à torturer Julien, en lui détaillant ses sentiments d'autrefois de la façon la
plus pittoresque, et avec l'accent de la plus intime vérité. Il voyait qu'elle
peignait ce qu'elle avait sous les yeux. Il avait la douleur de remarquer qu'en
parlant, elle faisait des découvertes dans son propre coeur.
Le malheur
de la jalousie ne peut aller plus loin.
Soupçonner qu'un rival est aimé
est déjà bien cruel, mais se voir avouer en détail l'amourqu'il inspire par la
femme qu'on adore est sans doute le comble des douleurs.
O combien
étaient punis, en cet instant, les mouvements d'orgueil qui avaient porté Julien
à se préférer aux Caylus, aux Croisenois! Avec quel malheur intime et senti il
s'exagérait leurs plus petits avantages! Avec quelle bonne foi ardente il se
méprisait lui-même!
Mathilde lui semblait adorable, [Variante: un être
au-dessus du divin;] toute parole est faible pour exprimer l'excès de son
admiration. En se promenant à côté d'elle, il regardait à la dérobée ses mains,
ses bras, son port de reine. Il était sur le point de tomber à ses pieds,
anéanti d'amour et de malheur, et en criant: Pitié!
Et cette personne si
belle, si supérieure à tout, qui une fois m'a aimé, c'est M. de Caylus qu'elle
aimera sans doute bientôt!
Julien ne pouvait douter de la sincérité de
Mlle de La Mole; l'accent de la vérité était trop évident dans tout ce qu'elle
disait. Pour que rien absolument ne manquât à son malheur, il y eut des moments
où, à force de s'occuper des sentiments qu'elle avait éprouvés une fois pour M.
de Caylus, Mathilde en vint à parler de lui comme si elle l'aimait actuellement.
Certainement il y avait de l'amour dans son accent, Julien le voyait nettement.
L'intérieur de sa poitrine eût été inondé de plomb fondu qu'il eût moins
souffert. Comment, arrivé à cet excès de malheur, le pauvre garçon eût-il pu
deviner que c'était parce qu'elle parlait à lui, que Mlle de La Mole trouvait
tant de plaisir à repenser aux velléités d'amour qu'elle avait éprouvées jadis
pour M. de Caylus ou M. de Luz?
Rien ne saurait exprimer les angoisses
de Julien. Il écoutait les confidences détaillées de l'amour éprouvé pour
d'autres dans cette même allée de tilleuls où, si peu de jours auparavant, il
attendait qu'une heure sonnât pour pénétrer dans sa chambre. Un être humain ne
peut soutenir le malheur à un plus haut degré.
Ce genre d'intimité
cruelle dura huit grands jours. Mathilde tantôt semblait rechercher, tantôt ne
fuyait pas les occasions de lui parler; et le sujet de conversation auquel ils
semblaient tous deux revenir avec une sorte de volupté cruelle, c'était le récit
des sentiments qu'elle avait éprouvés pour d'autres: elle lui racontait les
lettres qu'elle avait écrites, elle lui en rappelait jusqu'aux paroles, elle lui
récitait des phrases entières. Les derniers jours,elle semblait contempler
Julien avec une sorte de joie maligne. Ses douleurs étaient une vive jouissance
pour elle. [Variante : pour elle; elle y voyait la faiblesse de son tyran, elle
pouvait donc se permettre de l'aimer.]
On voit que Julien n'avait aucune
expérience de la vie, il n'avait pas même lu de romans; s'il eût été un peu
moins gauche et qu'il eût dit avec quelque sang-froid à cette jeune fille, par
lui si adorée et qui lui faisait des confidences si étranges: Convenez que
quoique je ne vaille pas tous ces messieurs, c'est pourtant moi que vous
aimez...
Peut-être eût-elle été heureuse d'être devinée; du moins le
succès eût-il dépendu entièrement de la grâce avec laquelle Julien eût exprimé
cette idée, et du moment qu'il eût choisi. Dans tous les cas il sortait bien, et
avec avantage pour lui, d'une situation qui allait devenir monotone aux yeux de
Mathilde.
-- Et vous ne m'aimez plus, moi qui vous adore! lui dit un
jour [Variante:, après une longue promenade,] Julien éperdu d'amour et de
malheur.
Cette sottise était à peu près la plus grande qu'il pût
commettre.
Ce mot détruisit en un clin d'oeil tout le plaisir que Mlle
de La Mole trouvait à lui parler de l'état de son coeur. Elle commençait à
s'étonner qu'après ce qui s'était passé il ne s'offensât pas de ses récits; elle
allait jusqu'à s'imaginer, au moment où il lui tint ce sot propos, que peut-être
il ne l'aimait plus. La fierté a sans doute éteint son amour, se disait-elle. Il
n'est pas homme à se voir impunément préférer des êtres comme Caylus, de Luz,
Croisenois, qu'il avoue lui être tellement supérieurs. Non, je ne le verrai plus
à mes pieds!
Les jours précédents, dans la naïveté de son malheur,
Julien lui faisait un éloge passionné des brillantes qualités de ces messieurs;
il allait jusqu'à les exagérer. Cette nuance n'avait point échappé à Mlle de La
Mole, elle en était étonnée, mais n'en devinait point la cause. L'âme frénétique
de Julien, en louant un rival qu'il croyait aimé, sympathisait avec son bonheur.
Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant:
Mathilde, sûre d'être aimée, le méprisa parfaitement.
Elle se promenait
avec lui au moment de ce propos maladroit; elle le quitta, et son dernier regard
exprimait le plus affreux mépris. Rentrée au salon, de toute la soirée elle ne
le regarda plus. Le lendemain, ce mépris occupait tout son coeur; il n'était
plus question du mouvement qui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant
de plaisir à traiter Julien comme l'ami le plus intime; sa vue lui était
désagréable. La sensation de Mathilde alla jusqu'au dégoût; rien ne saurait
exprimer l'excès du mépris qu'elle éprouvait en le rencontrant sous ses yeux.
Julien n'avait rien compris à tout ce qui s'était passé, dans le coeur
de Mathilde, mais il [Variante: sa vanité clairvoyante] discerna le mépris. Il
eut le bon sens de ne paraître devant elle que le plus rarement possible, et
jamais ne la regarda.
Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu'il
se priva en quelque sorte de sa présence. Il crut sentir que son malheur s'en
augmentait encore. Le courage d'un coeur d'homme ne peut aller plus loin, se
disait-il. Il passait sa vie à une petite fenêtre dans les combles de l'hôtel;
la persienne en était fermée avec soin, et de là du moins il pouvait apercevoir
Mlle de La Mole quand elle paraissait au jardin.
Que devenait-il quand
après dîner il la voyait se promener avec M. de Caylus, M. de Luz ou tel autre
pour qui elle lui avait avoué quelque velléité d'amour autrefois éprouvée?
Julien n'avait pas l'idée d'une telle intensité de malheur; il était sur
le point de jeter des cris; cette âme si ferme était enfin bouleversée de fond
en comble.
Toute pensée étrangère à Mlle de La Mole lui était devenue
odieuse; il était incapable d'écrire les lettres les plus simples.
--
Vous êtes fou, lui dit [Variante: un matin] le marquis.
Julien,
tremblant d'être deviné, parla de maladie et parvint à se faire croire.
Heureusement pour lui, le marquis le plaisanta à dîner sur son prochain voyage:
Mathilde comprit qu'il pouvait être fort long. Il y avait déjà plusieurs jours
que Julien la fuyait, et les jeunes gens si brillants qui avaient tout ce qui
manquait à cet être si pâle et si sombre, autrefois aimé d'elle, n'avaient plus
le pouvoir de la tirer de sa rêverie.
Une fille ordinaire, se
disait-elle, eût cherché l'homme qu'elle préfère parmi ces jeunes gens qui
attirent tous les regards dans un salon; mais un des caractères du génie est de
ne pas traîner sa pensée dans l'ornière tracée par le vulgaire.
Compagne
d'un homme tel que Julien, auquel il ne manque que de la fortune que j'ai,
j'exciterai continuellement l'attention, je ne passerai point inaperçue dans la
vie. Bien loin de redouter sans cesse une révolution comme mes cousines, qui de
peur du peuple n'osent pas gronder un postillon qui les mène mal, je serai sûre
de jouer un rôle et un grand rôle, car l'homme que j'ai choisi a du caractère et
une ambition sans bornes. Que lui manque-t-il? des amis, de l'argent? Je lui en
donne. Mais sa pensée traitait un peu Julien en être inférieur dont on se fait
quand on veut. [Variante: fait la fortune quand et comment on veut et de l'amour
duquel on ne se permet pas même de douter.]
CHAPITRE XIX
L'OPERA BOUFFE
O how this spring of love
resembleth
The uncertain glory of an April day;
Which now shows
all the beauty of the sun
And by and by a cloud takes all away!
SHAKESPEARE.
Occupée de l'avenir et du rôle
singulier qu'elle espérait, Mathilde en vint bientôt jusqu'à regretter les
discussions sèches et métaphysiques qu'elle avait souvent avec Julien. Fatiguée
de si hautes pensées, quelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur
qu'elle avait trouvés auprès de lui; ces derniers souvenirs ne paraissaient
point sans remords, elle en était accablée dans de certains moments.
Mais si l'on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d'une fille
telle que moi de n'oublier ses devoirs que pour un homme de mérite; on ne dira
point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grâce à monter à cheval qui m'ont
séduite, mais ses profondes discussions sur l'avenir qui attend la France, ses
idées sur la ressemblance que les événements qui vont fondre sur nous peuvent
avoir avec la révolution de 1688 en Angleterre. J'ai été séduite, répondait-elle
à ses remords, je suis une faible femme, mais du moins je n'ai pas été égarée
comme une poupée par les avantages extérieurs.
S'il y a une révolution,
pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le rôle de Roland, et moi celui de Mme
Roland? J'aime mieux ce rôle que celui de Mme de Staël: l'immoralité de la
conduite sera un obstacle dans notre siècle. Certainement on ne me reprochera
pas une seconde faiblesse; j'en mourrais de honte.
Les rêveries de
Mathilde n'étaient pas toutes aussi graves, il faut l'avouer, que les pensées
que nous venons de transcrire.
Elle regardait Julien [Variante: à la
dérobée], elle trouvait une grâce charmante à ses moindres actions.
Sans
doute, se disait-elle, je suis parvenue à détruire chez lui jusqu'à la plus
petite idée qu'il a des droits.
L'air de malheur et de passion profonde
avec lequel le pauvre garçon m'a dit ce mot d'amour [Variante: naïf, au jardin],
il y a huit jours, le prouve de reste; il faut convenir que j'ai été bien
extraordinaire de me fâcher d'un mot où brillaient tant de respect, tant de
passion. Ne suis-je pas sa femme? Son mot était naturel, et, il faut l'avouer,
il était bien aimable. Julien m'aimait encore après des conversations éternelles
dans lesquelles je ne lui avais parlé, et avec bien de la cruauté, j'en
conviens, que des velléités d'amour que l'ennui de la vie que je mène m'avait
inspirées pour ces jeunes gens de la société desquels il est si jaloux. Ah! s'il
savait combien ils sont peu dangereux pour moi! combien auprès de lui ils me
semblent étiolés et tous copies les uns des autres.
En faisant ces
réflexions, Mathilde [Variante: , pour se donner une contenance aux yeux de sa
mère qui la regardait,] traçait au hasard des traits de crayon sur une feuille
de son album. Un des profils qu'elle venait d'achever l'étonna, la ravit: il
ressemblait à Julien d'une manière frappante. C'est la voix du ciel! Voilà un
des miracles de l'amour, s'écria-t-elle avec transport: sans m'en douter je fais
son portrait.
Elle s'enfuit dans sa chambre, s'y enferma, [Variante:
prit des couleurs,] s'appliqua beaucoup, chercha sérieusement à faire le
portrait de Julien, mais elle ne put réussir; le profil tracé au hasard se
trouva toujours le plus ressemblant; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une
preuve évidente de grande passion.
Elle ne quitta son album que fort
tard, quand la marquise la fit appeler pour aller à l'Opéra italien. Elle n'eut
qu'une idée, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa mère à les
accompagner.
Il ne parut point; ces dames n'eurent que des êtres
vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l'opéra, Mathilde rêva
à l'homme qu'elle aimait avec les transports de la passion la plus vive; mais au
second acte une maxime d'amour chantée, il faut l'avouer, sur une mélodie digne
de Cimarosa, pénétra son coeur. L'héroïne de l'opéra disait: Il faut me punir de
l'excès d'adoration que je sens pour lui, je l'aime trop!
Du moment
qu'elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui existait au monde
disparut pour Mathilde. On lui parlait, elle ne répondait pas; sa mère la
grondait, à peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase
arriva à un état d'exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus
violents que depuis quelques jours Julien avait éprouvés pour elle. La
cantilène, pleine d'une grâce divine sur laquelle était chantée la maxime qui
lui semblait faire une application si frappante à sa position, occupait tous les
instants où elle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la
musique, elle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en pensant à
Julien. L'amour de tête a plus d'esprit sans doute que l'amour vrai, mais il n'a
que des instants d'enthousiasme; il se connaît trop, il se juge sans cesse; loin
d'égarer la pensée, il n'est bâti qu'à force de pensées.
De retour à la
maison, quoi que pût dire Mme de La Mole, Mathilde prétendit avoir la fièvre, et
passa une partie de la nuit à répéter cette cantilène sur son piano. Elle
chantait les paroles de l'air célèbre qui l'avait charmée:
Devo punirmi,
devo punirmi, Se troppo amai, etc.
Le résultat de cette nuit de folie
fut qu'elle crut être parvenue à triompher de son amour. (Cette page nuira de
plus d'une façon au malheureux auteur. Les âmes glacées l'accuseront
d'indécence. Il ne fait point l'injure aux jeunes personnes qui brillent dans
les salons de Paris de supposer qu'une seule d'entre elles soit susceptible des
mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est
tout à fait d'imagination, et même imaginé bien en dehors des habitudes sociales
qui parmi tous les siècles assureront un rang si distingué à la civilisation du
XIXe siècle.
Ce n'est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui
ont fait l'ornement des bals de cet hiver.
Je ne pense pas non plus que
l'on puisse les accuser de trop mépriser une brillante fortune, des chevaux, de
belles terres et tout ce qui assure une position agréable dans le monde. Loin de
ne voir que de l'ennui dans tous ces avantages, ils sont en général l'objet des
désirs les plus constants, et s'il y a passion dans les coeurs elle est pour
eux.
Ce n'est point l'amour non plus qui se charge de la fortune des
jeunes gens doués de quelque talent comme Julien; ils s'attachent d'une étreinte
invincible à une coterie, et quand la coterie fait fortune, toutes les bonnes
choses de la société pleuvent sur eux. Malheur à l'homme d'étude qui n'est
d'aucune coterie, on lui reprochera jusqu'à de petits succès fort incertains, et
la haute vertu triomphera en le volant. Eh, monsieur, un roman est un miroir qui
se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux,
tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans
sa hotte sera par vous accusé d'être immoral! Son miroir montre la fange, et
vous accusez le miroir! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier,
et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier
se former.
Maintenant qu'il est bien convenu que le caractère de
Mathilde est impossible dans notre siècle, non moins prudent que vertueux, je
crains moins d'irriter en continuant le récit des folies de cette aimable
fille.)
Pendant toute la journée du lendemain elle épia les occasions de
s'assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de déplaire en
tout à Julien; mais aucun de ses mouvements ne lui échappa.
Julien était
trop malheureux et surtout trop agité pour deviner une manoeuvre de passion
aussi compliquée, encore moins put-il voir tout ce qu'elle avait de favorable
pour lui: il en fut la victime; jamais peut-être son malheur n'avait été aussi
excessif. Ses actions étaient tellement peu sous la direction de son esprit, que
si quelque philosophe chagrin lui eût dit: « Songez à profiter rapidement des
dispositions qui vont vous être favorables; dans ce genre d'amour de tête, que
l'on voit à Paris, la même manière d'être ne peut durer plus de deux jours », il
ne l'eût pas compris. Mais quelque exalté qu'il fût, Julien avait de l'honneur.
Son premier devoir était la discrétion; il le comprit. Demander conseil,
raconter son supplice au premier venu eût été un bonheur comparable à celui du
malheureux qui, traversant un désert enflammé, reçoit du ciel une goutte d'eau
glacée. Il connut le péril, il craignit de répondre par un torrent de larmes à
l'indiscret qui l'interrogerait; il s'enferma chez lui.
Il vit Mathilde
se promener longtemps au jardin; quand enfin elle l'eut quitté, il y descendit;
il s'approcha d'un rosier où elleavait pris une fleur.
La nuit était
sombre, il put se livrer à tout son malheur sans craindre d'être vu. Il était
évident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui
elle venait de parler si gaiement. Elle l'avait aimé lui, mais elle avait connu
son peu de mérite.
Et en effet, j'en ai bien peu! se disait Julien avec
pleine conviction; je suis au total un être bien plat, bien vulgaire, bien
ennuyeux pour les autres, bien insupportable à moi-même. Il était mortellement
dégoûté de toutes ses bonnes qualités, de toutes les choses qu'il avait aimées
avec enthousiasme; et dans cet état d' imagination renversée , il
entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d'un homme
supérieur.
Plusieurs fois l'idée du suicide s'offrit à lui; cette image
était pleine de charmes, c'était comme un repos délicieux; c'était le verre
d'eau glacée offert au misérable qui, dans le désert, meurt de soif et de
chaleur.
Ma mort augmentera le mépris qu'elle a pour moi! s'écria-t-il.
Quel souvenir je laisserai!
Tombé dans ce dernier abîme du malheur, un
être humain n'a de ressources que le courage. Julien n'eut pas assez de génie
pour se dire: Il faut oser; mais comme [Variante: le soir,] il regardait la
fenêtre de la chambre de Mathilde, il vit à travers les persiennes qu'elle
éteignait sa lumière: il se figurait cette chambre charmante qu'il avait vue,
hélas! une fois en sa vie. Son imagination n'allait pas plus loin.
Une
heure sonna; entendre le son de la cloche et se dire: Je vais monter avec
l'échelle, ne fut qu'un instant.
Ce fut l'éclair du génie, les bonnes
raisons arrivèrent en foule. Puis-je être plus malheureux! se disait-il. Il
courut à l'échelle, le jardinier l'avait enchaînée. A l'aide du chien d'un de
ses pistolets, qu'il brisa, Julien, animé dans ce moment d'une force surhumaine,
tordit un des chaînons de la chaîne qui retenait l'échelle; il en fut maître en
peu de minutes, et la plaça contre la fenêtre de Mathilde.
Elle va se
fâcher, m'accabler de mépris, qu'importe? Je lui donne un baiser, un dernier
baiser, je monte chez moi et je me tue...; mes lèvres toucheront sa joue avant
que de mourir!
Il volait en montant l'échelle, il frappe à la persienne
; après quelques instants Mathilde l'entend, elle veut ouvrir la persienne,
l'échelle s'y oppose: Julien se cramponne au crochet de fer destiné à tenir la
persienne ouverte, et, au risque de se précipiter mille fois, donne une violente
secousse à l'échelle et la déplace un peu. Mathilde peut ouvrir la persienne.
Il se jette dans la chambre plus mort que vif:
-- C'est donc
toi! dit-elle en se précipitant dans ses bras...
................................................................................
Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien? Celui de Mathilde fut
presque égal.
Elle lui parlait contre elle-même, elle se dénonçait à
lui.
-- Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant
dans ses bras de façon à l'étouffer; tu es mon maître, je suis ton esclave, il
faut que je te demande pardon à genoux d'avoir voulu me révolter. Elle quittait
ses bras pour tomber à ses pieds. Oui, tu es mon maître, lui disait-elle encore
ivre de bonheur et d'amour; règne à jamais sur moi, punis sévèrement ton esclave
quand elle voudra se révolter.
Dans un autre moment, elle s'arrache de
ses bras, allume la bougie, et Julien a toutes les peines du monde à l'empêcher
de se couper tout un côté de ses cheveux.
-- Je veux me rappeler, lui
dit-elle, que je suis ta servante: si jamais un exécrable orgueil vient
m'égarer, montre-moi ces cheveux et dis: Il n'est plus question d'amour, il ne
s'agit pas de l'émotion que votre âme peut éprouver en ce moment, vous avez juré
d'obéir, obéissez sur l'honneur.
Mais il est plus sage de supprimer la
description d'un tel degré d'égarement et de félicité.
La vertu de
Julien fut égale à son bonheur.
-- Il faut que je descende par
l'échelle, dit-il à Mathilde, quand il vit l'aube du jour paraître sur les
cheminées lointaines du côté de l'orient, au-delà des jardins. Le sacrifice que
je m'impose est digne de vous, je me prive de quelques heures du plus étonnant
bonheur qu'une âme humaine puisse goûter, c'est un sacrifice que je fais à votre
réputation: si vous connaissez mon coeur, vous comprenez la violence que je me
fais. Serez-vous toujours pour moi ce que vous êtes en ce moment? Mais l'honneur
parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre première entrevue, tous les
soupçons n'ont pas été dirigés contre les voleurs. M. de La Mole a fait établir
une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environné d'espions, on sait ce
qu'il fait chaque nuit...
A cette idée, Mathilde rit aux éclats. Sa mère
et une femme de service furent éveillées ; tout à coup on lui adressa la parole
à travers la porte. Julien la regarda, elle pâlit en grondant la femme de
chambre et ne daigna pas adresser la parole à sa mère.
-- Mais si elles
ont l'idée d'ouvrir la fenêtre, elles voient l'échelle! lui dit Julien.
Il la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l'échelle et se
laissa glisser plutôt qu'il ne descendit; en un moment il fut à terre.
Trois secondes après, l'échelle était sous l'allée de tilleuls, et
l'honneur de Mathilde sauvé. Julien, revenu à lui, se trouva tout en sang et
presque nu, il s'était blessé en se laissant glisser sans précaution.
L'excès du bonheur lui avait rendu toute l'énergie de son caractère:
vingt hommes se fussent présentés, que les attaquer seul, en cet instant, n'eût
été qu'un plaisir de plus. Heureusement, sa vertu militaire ne fut pas mise à
l'épreuve: il coucha l'échelle à sa place ordinaire; il replaça la chaîne qui la
retenait; il n'oublia point de revenir effacer l'empreinte que l'échelle avait
laissée dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fenêtre de Mathilde.
Comme, dans l'obscurité, il promenait sa main sur la terre molle pour
s'assurer que l'empreinte était entièrement effacée, il sentit tomber quelque
chose sur ses mains, c'était tout un côté des cheveux de Mathilde, qu'elle avait
coupé et qu'elle lui jetait.
Elle était à sa fenêtre.
-- Voilà
ce que t'envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c'est le signe d'une
obéissance éternelle. Je renonce à l'exercice de ma raison, sois mon maître.
Julien, vaincu, fut sur le point d'aller reprendre l'échelle et de
remonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte.
Rentrer du jardin
dans l'hôtel n'était pas chose facile. Il réussit à forcer la porte d'une cave;
parvenu dans la maison, il fut obligé d'enfoncer le plus silencieusement
possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laissé, dans la
petite chambre qu'il venait d'abandonner si rapidement, jusqu'à la clef qui
était dans la poche de son habit. Pourvu, pensa-t-il, qu'elle songe à cacher
toute cette dépouille mortelle!
Enfin, la fatigue l'emporta sur le
bonheur, et comme le soleil se levait, il tomba dans un profond sommeil.
La cloche du déjeuner eut grand'peine à l'éveiller, il parut à la salle
à manger. Bientôt après Mathilde y entra. L'orgueil de Julien eut un moment bien
heureux en voyant l'amour qui éclatait dans les yeux de cette personne si belle
et environnée de tant d'hommages; mais bientôt sa prudence eut lieu d'être
effrayée.
Sous prétexte du peu de temps qu'elle avait eu pour soigner sa
coiffure, Mathilde avait arrangé ses cheveux de façon que Julien pût apercevoir
du premier coup d'oeil toute l'étendue du sacrifice qu'elle avait fait pour lui
en les coupant la nuit précédente. Si une aussi belle figure avait pu être gâtée
par quelque chose, Mathilde y serait parvenue; tout un côté de ses beaux
cheveux, d'un blond cendré, était coupé [Variante: inégalement] à un demi-pouce
de la tête.
A déjeuner, toute la manière d'être de Mathilde répondit à
cette première imprudence. On eût dit qu'elle prenait à tâche de faire savoir à
tout le monde la folle passion qu'elle avait pour Julien. Heureusement, ce
jour-là, M. de La Mole et la marquise étaient fort occupés d'une promotion de
cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans laquelle M. de Chaulnes n'était
pas compris. Vers la fin du repas, il arriva à Mathilde, qui parlait à Julien,
de l'appeler mon maître . Il rougit jusqu'au blanc des yeux.
Soit
hasard ou fait exprès de la part de Mlle de La Mole, Mathilde ne fut pas un
instant seule ce jour-là. Le soir, en passant de la salle à manger au salon,
elle trouva pourtant le moment de dire à Julien:
-- [Variante: Tous mes
projets sont renversés.] Croirez-vous que ce soit un prétexte de ma part? Maman
vient de décider qu'une de ses femmes s'établira la nuit dans mon appartement.
Cette journée passa comme un éclair. Julien était au comble du bonheur.
Dès sept heures du matin, le lendemain, il était installé dans la bibliothèque;
il espérait que Mlle de La Mole daignerait y paraître; il lui avait écrit une
lettre infinie.
Il ne la vit que bien des heures après, au déjeuner.
Elle était ce jour-là coiffée avec le plus grand soin; un art merveilleux
s'était chargé de cacher la place des cheveux coupés. Elle regarda une ou deux
fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n'était plus question de
l'appeler mon maître .
L'étonnement de Julien l'empêchait de
respirer... Mathilde se reprochait presque tout ce qu'elle avait fait pour lui.
En y pensant mûrement, elle avait décidé que c'était un être, si ce
n'est tout à fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour mériter
toutes les étranges folies qu'elle avait osées pour lui. Au total, elle ne
songeait guère à l'amour; ce jour-là, elle était lasse d'aimer.
Pour
Julien, les mouvements de son coeur furent ceux d'un enfant de seize ans. Le
doute affreux, l'étonnement, le désespoir l'occupèrent tour à tour pendant ce
déjeuner qui lui sembla d'une éternelle durée.
Dès qu'il put décemment
se lever de table, il se précipita plutôt qu'il ne courut à l'écurie, sella
lui-même son cheval, et partit au galop; il craignait de se déshonorer par
quelque faiblesse. Il faut que je tue mon coeur à force de fatigue physique, se
disait-il en galopant dans les bois de Meudon. Qu'ai-je fait, qu'ai-je dit pour
mériter une telle disgrâce?
Il faut ne rien faire, ne rien dire
aujourd'hui, pensa-t-il en rentrant à l'hôtel, être mort au physique comme je le
suis au moral. Julien ne vit plus, c'est son cadavre qui s'agite encore.
CHAPITRE XX
LE VASE DU JAPON
Son coeur ne
comprend pas d'abord tout l'excès de son malheur; il est plus troublé qu'ému.
Mais à mesure que la raison revient. il sent la profondeur de son infortune.
Tous les plaisirs de la vie se trouvent anéantis pour lui, il ne peut sentir que
les vives pointes du désespoir qui le déchire. Mais à quoi bon parler de douleur
physique? Quelle douleur sentie par le corps seulement est comparable à
celle-ci?
JEAN PAUL.
On sonnait le dîner, Julien
n'eut que le temps de s'habiller; il trouva au salon Mathilde, qui faisait des
instances à son frère et à M. de Croisenois pour les engager à ne pas aller
passer la soirée à Suresnes, chez madame la maréchale de Fervaques.
Il
eût été difficile d'être plus séduisante et plus aimable pour eux. Après dîner
parurent MM. de Luz, de Caylus et plusieurs de leurs amis. On eût dit que
mademoiselle de La Mole avait repris, avec le culte de l'amitié fraternelle,
celui des convenances les plus exactes. Quoique le temps fût charmant ce
soir-là, elle insista pour ne pas aller au jardin; elle voulut que l'on ne
s'éloignât pas de la bergère où madame de La Mole était placée. Le canapé bleu
fut le centre du groupe, comme en hiver.
Mathilde avait de l'humeur
contre le jardin, ou du moins il lui semblait parfaitement ennuyeux: il était
lié au souvenir de Julien.
Le malheur diminue l'esprit. Notre héros eut
la gaucherie de s'arrêter auprès de cette petite chaise de paille, qui jadis
avait été témoin de triomphes si brillants. Aujourd'hui personne ne lui adressa
la parole; sa présence était comme inaperçue et pire encore. Ceux des amis de
mademoiselle de La Mole, qui étaient placés près de lui à l'extrémité du canapé,
affectaient en quelque sorte de lui tourner le dos, du moins il en eut l'idée.
C'est une disgrâce de cour, pensa-t-il. Il voulut étudier un instant les
gens qui prétendaient l'accabler de leur dédain.
L'oncle de M. de Luz
avait une grande charge auprès du roi, d'où il résultait que ce bel officier
plaçait au commencement de sa conversation, avec chaque interlocuteur qui
survenait, cette particularité piquante: son oncle s'était mis en route à sept
heures pour Saint-Cloud, et le soir il comptait y coucher. Ce détail était amené
avec toute l'apparence de la bonhomie, mais toujours il arrivait.
En
observant M. de Croisenois avec l'oeil sévère du malheur, Julien remarqua
l'extrême influence que cet aimable et bon jeune homme supposait aux causes
occultes. C'était au point qu'il s'attristait et prenait de l'humeur s'il voyait
attribuer un événement un peu important à une cause simple et toute naturelle.
Il y a là un peu de folie, se dit Julien. Ce caractère a un rapport frappant
avec celui de l'empereur Alexandre tel que me l'a décrit le prince Korasoff.
Durant la première année de son séjour à Paris, le pauvre Julien sortant du
séminaire, ébloui par les grâces pour lui si nouvelles de tous ces aimables
jeunes gens, n'avait pu que les admirer. Leur véritable caractère commençait
seulement à se dessiner à ses yeux.
Je joue ici un rôle indigne,
pensa-t-il tout à coup. Il s'agissait de quitter sa petite chaise de paille
d'une façon qui ne fût pas trop gauche. Il voulut inventer, il demandait quelque
chose de nouveau à une imagination tout occupée ailleurs. Il fallait avoir
recours à la mémoire, la sienne était, il faut l'avouer, peu riche en ressources
de ce genre; le pauvre garçon avait encore bien peu d'usage, aussi fut-il d'une
gaucherie parfaite et remarquée de tous lorsqu'il se leva pour quitter le salon.
Le malheur était trop évident dans toute sa manière d'être. Il jouait depuis
trois quarts d'heure le rôle d'un importun subalterne auquel on ne se donne pas
la peine de cacher ce qu'on pense de lui.
Les observations critiques
qu'il venait de faire sur ses rivaux l'empêchèrent toutefois de prendre son
malheur trop au tragique; il avait, pour soutenir sa fierté, le souvenir de ce
qui s'était passé l'avant-veille. Quels que soient leurs avantages sur moi,
pensait-il en entrant seul au jardin, Mathilde n'a été pour aucun d'eux ce que
deux fois dans ma vie elle a daigné être pour moi.
Sa sagesse n'alla pas
plus loin. Il ne comprenait nullement le caractère de la personne singulière que
le hasard venait de rendre maîtresse absolue de tout son bonheur.
Il
s'en tint la journée suivante à tuer de fatigue lui et son cheval. Il n'essaya
plus de s'approcher, le soir, du canapé bleu, auquel Mathilde était fidèle. Il
remarqua que le comte Norbert ne daignait pas même le regarder en le rencontrant
dans la maison. Il doit se faire une étrange violence, pensa-t-il, lui
naturellement si poli.
Pour Julien, le sommeil eût été le bonheur. En
dépit de la fatigue physique, des souvenirs trop séduisants commençaient à
envahir toute son imagination. Il n'eut pas le génie de voir que par ses grandes
courses à cheval dans les bois des environs de Paris, n'agissant que sur
lui-même et nullement sur le coeur ou sur l'esprit de Mathilde, il laissait au
hasard la disposition de son sort.
Il lui semblait qu'une chose
apporterait à sa douleur un soulagement infini ce serait de parler à Mathilde.
Mais cependant qu'oserait-il lui dire?
C'est à quoi, un matin à sept
heures, il rêvait profondément lorsque tout à coup il la vit entrer dans la
bibliothèque.
-- Je sais, monsieur, que vous désirez me parler.
-- Grand Dieu! qui vous l'a dit?
-- Je le sais, que vous
importe? Si vous manquez d'honneur, vous pouvez me perdre, ou du moins le
tenter; mais ce danger, que je ne crois pas réel, ne m'empêchera certainement
pas d'être sincère. Je ne vous aime plus, monsieur, mon imagination folle m'a
trompée...
A ce coup terrible, éperdu d'amour et de malheur, Julien
essaya de se justifier. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de déplaire? Mais
la raison n'avait plus aucun empire sur ses actions. Un instinct aveugle le
poussait à retarder la décision de son sort. Il lui semblait que tant qu'il
parlait, tout n'était pas fini. Mathilde n'écoutait pas ses paroles, leur son
l'irritait, elle ne concevait pas qu'il eût l'audace de l'interrompre.
Les remords de la vertu et ceux de l'orgueil la rendaient ce matin-là
également malheureuse. Elle était en quelque sorte anéantie par l'affreuse idée
d'avoir donné des droits sur elle à un petit abbé, fils d'un paysan. C'est à peu
près, se disait-elle dans les moments où elle s'exagérait son malheur, comme si
j'avais à me reprocher une faiblesse pour un des laquais.
Dans les
caractères hardis et fiers, il n'y a qu'un pas de la colère contre soi-même à
l'emportement contre les autres; les transports de fureur sont dans ce cas un
plaisir vif.
En un instant, Mlle de La Mole arriva au point d'accabler
Julien des marques de mépris les plus excessives. Elle avait infiniment
d'esprit, et cet esprit triomphait dans l'art de torturer les amours-propres et
de leur infliger des blessures cruelles.
Pour la première fois de sa
vie, Julien se trouvait soumis à l'action d'un esprit supérieur animé contre lui
de la haine la plus violente. Loin de songer le moins du monde à se défendre en
cet instant, il en vint à se mépriser soi-même. En s'entendant accabler de
marques de mépris si cruelles, et calculées avec tant d'esprit pour détruire
toute bonne opinion qu'il pouvait avoir de soi, il lui semblait que Mathilde
avait raison, et qu'elle n'en disait pas assez.
Pour elle, elle trouvait
un plaisir d'orgueil délicieux à punir ainsi elle et lui de l'adoration qu'elle
avait sentie quelques jours auparavant.
Elle n'avait pas besoin
d'inventer et de penser pour la première fois les choses cruelles qu'elle lui
adressait avec tant de complaisance. Elle ne faisait que répéter ce que depuis
huit jours disait dans son coeur l'avocat du parti contraire à l'amour.
Chaque mot centuplait l'affreux malheur de Julien. Il voulut fuir, Mlle
de La Mole le retint par le bras avec autorité.
-- Daignez remarquer,
lui dit-il, que vous parlez très haut, on vous entendra de la pièce voisine.
-- Qu'importe! reprit fièrement Mlle de La Mole, qui osera dire qu'on
m'entend? Je veux guérir à jamais votre petit amour-propre des idées qu'il a pu
se figurer sur mon compte.
Lorsque Julien put sortir de la bibliothèque,
il était tellement étonné, qu'il en sentait moins son malheur. Eh bien! elle ne
m'aime plus, se répétait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa
position. Il paraît qu'elle m'a aimé huit ou dix jours, et moi je l'aimerai
toute la vie.
Est-il bien possible, elle n'était rien! rien pour mon
coeur, il y a si peu de jours!
Les jouissances d'orgueil inondaient le
coeur de Mathilde; elle avait donc pu rompre à tout jamais! Triompher si
complètement d'un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi
ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura
jamais aucun empire sur moi. Elle était si heureuse, que réellement elle n'avait
plus d'amour en ce moment.
Après une scène aussi atroce, aussi
humiliante, chez un être moins passionné que Julien, l'amour fût devenu
impossible. Sans s'écarter un seul instant de ce qu'elle se devait à elle-même,
Mlle de La Mole lui avait adressé de ces choses désagréables, tellement bien
calculées, qu'elles peuvent paraître une vérité, même quand on s'en souvient de
sang-froid.
La conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une
scène si étonnante fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait
fermement que tout était fini à tout jamais entre eux, et cependant le
lendemain, au déjeuner, il fut gauche et timide devant elle. C'était un défaut
qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-là. Dans les petites comme dans les
grandes choses, il savait nettement ce qu'il devait et voulait faire, et
l'exécutait.
Ce jour-là, après le déjeuner, comme Mme de La Mole lui
demandait une brochure séditieuse et pourtant assez rare, que le matin son curé
lui avait apportée en secret, Julien, en la prenant sur une console, fit tomber
un vieux vase de porcelaine bleu, laid au possible.
Mme de La Mole se
leva en jetant un cri de détresse et vint considérer de près les ruines de son
vase chéri. C'était du vieux japon, disait-elle, il me venait de ma grand'tante
abbesse de Chelles; c'était un présent des Hollandais au duc d'Orléans régent
qui l'avait donné à sa fille...
Mathilde avait suivi le mouvement de sa
mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid.
Julien était silencieux et point trop troublé; il vit Mlle de La Mole tout près
de lui.
-- Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il
d'un sentiment qui fut autrefois le maître de mon coeur; je vous prie d'agréer
mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire; et il sortit.
--
On dirait en vérité, dit Mme de La Mole comme il s'en allait, que ce M. Sorel
est fier et content de ce qu'il vient de faire.
Ce mot tomba directement
sur le coeur de Mathilde. Il est vrai, se dit-elle, ma mère a deviné juste, tel
est le sentiment qui l'anime. Alors seulement cessa la joie de la scène qu'elle
lui avait faite la veille. Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme
apparent; il me reste un grand exemple, cette erreur est affreuse, humiliante!
elle me vaudra la sagesse pour tout le reste de la vie.
Que n'ai-je dit
vrai? pensait Julien, pourquoi l'amour que j'avais pour cette folle me
tourmente-t-il encore?
Cet amour, loin de s'éteindre comme il
l'espérait, fit des progrès rapides. Elle est folle, il est vrai, se disait-il,
en est-elle moins adorable? Est-il possible d'être plus jolie? Tout ce que la
civilisation la plus élégante peut présenter de vifs plaisirs, n'était-il pas
réuni comme à l'envi chez Mlle de La Mole? Ces souvenirs de bonheur passé
s'emparaient de Julien, et détruisaient rapidement tout l'ouvrage de la raison.
La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre; ses essais
sévères ne font qu'en augmenter le charme.
Vingt-quatre heures après la
rupture du vase de vieux japon, Julien était décidément l'un des hommes les plus
malheureux.
CHAPITRE XXI
LA NOTE SECRETE
Car
tout ce que je raconte, je l'ai vu; et si j'ai pu me tromper en le voyant, bien
certainement je ne vous trompe point en vous le disant.
Lettre à
l'Auteur.
Le marquis le fit appeler; M. de La Mole
semblait rajeuni, son oeil était brillant.
-- Parlons un peu de votre
mémoire, dit-il à Julien, on dit qu'elle est prodigieuse! Pourriez-vous
apprendre par coeur quatre pages et aller les réciter à Londres? mais sans
changer un mot!...
Le marquis chiffonnait avec humeur La Quotidienne
du jour, et cherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien
ne lui avait jamais vu, même lorsqu'il était question du procès Frilair.
Julien avait déjà assez d'usage pour sentir qu'il devait paraître tout à
fait dupe du ton léger qu'on lui montrait.
-- Ce numéro de La
Quotidienne n'est peut-être pas fort amusant; mais, si monsieur le marquis
le permet, demain matin j'aurai l'honneur de le lui réciter tout entier.
-- Quoi! même les annonces?
-- Fort exactement, et sans qu'il y
manque un mot.
-- M'en donnez-vous votre parole? reprit le marquis avec
une gravité soudaine.
-- Oui, monsieur, la crainte d'y manquer pourrait
seule troubler ma mémoire.
-- C'est que j'ai oublié de vous faire cette
question hier: je ne vous demande pas votre serment de ne jamais répéter ce que
vous allez entendre; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J'ai
répondu de vous, je vais vous mener dans un salon où se réuniront douze
personnes; vous tiendrez note de ce que chacun dira.
Ne soyez pas
inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun parlera à son tour,
je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en reprenant l'air fin et
léger qui lui était si naturel. Pendant que nous parlerons, vous écrirez une
vingtaine de pages; vous reviendrez ici avec moi, nous réduirons ces vingt pages
à quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me réciterez demain matin au lieu de
tout le numéro de La Quotidienne . Vous partirez aussitôt après; il
faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre
but sera de n'être remarqué de personne. Vous arriverez auprès d'un grand
personnage. Là, il vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout ce qui
l'entoure; car parmi ses secrétaires, parmi ses domestiques, il y a des gens
vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les
intercepter.
Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante.
Au moment où Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que
voici et que je vous prête pour le voyage. Prenez-la sur vous, c'est toujours
autant de fait, donnez-moi la vôtre.
Le duc lui-même daignera écrire
sous votre dictée les quatre pages que vous aurez apprises par coeur.
Cela fait, mais non plus tôt, remarquez bien, vous pourrez, si Son
Excellence vous interroge, raconter la séance à laquelle vous allez assister.
Ce qui vous empêchera de vous ennuyer le long du voyage, c'est qu'entre
Paris et la résidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient pas
mieux que de tirer un coup de fusil à M. l'abbé Sorel. Alors sa mission est
finie et je vois un grand retard; car, mon cher, comment saurons-nous votre
mort? Votre zèle ne peut pas aller jusqu'à nous en faire part.
Courez
sur-le-champ acheter un habillement complet, reprit le marquis d'un air sérieux.
Mettez-vous à la mode d'il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l'air peu
soigné. En voyage, au contraire, vous serez comme à l'ordinaire. Cela vous
surprend, votre méfiance devine? Oui, mon ami, un des vénérables personnages que
vous allez entendre opiner est fort capable d'envoyer des renseignements, au
moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans
quelque bonne auberge où vous aurez demandé à souper.
-- Il vaut mieux,
dit Julien, faire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il
s'agit de Rome, je suppose...
Le marquis prit un air de hauteur et de
mécontentement que Julien ne lui avait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut.
-- C'est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai à propos de vous
le dire. Je n'aime pas les questions.
-- Ceci n'en était pas une, reprit
Julien avec effusion; je vous le jure, monsieur, je pensais tout haut, je
cherchais dans mon esprit la route la plus sûre.
--Oui, il paraît que
votre esprit était bien loin. N'oubliez jamais qu'un ambassadeur, et de votre
âge encore, ne doit pas avoir l'air de forcer la confiance.
Julien fut
très mortifié, il avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la
trouvait pas.
-- Comprenez donc, ajouta M. de La Mole, que toujours on
en appelle à son coeur quand on a fait quelque sottise.
Une heure après,
Julien était dans l'antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des
habits antiques, une cravate d'un blanc douteux, et quelque chose de cuistre
dans toute l'apparence.
En le voyant, le marquis éclata de rire, et
alors seulement la justification de Julien fut complète.
Si ce jeune
homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier? et cependant quand on
agit, il faut se fier à quelqu'un. Mon fils et ses brillants amis de même acabit
ont du coeur, de la fidélité pour cent mille; s'il fallait se battre, ils
périraient sur les marches du trône, ils savent tout... excepté ce dont on a
besoin dans le moment. Du diable si je vois un d'entre eux qui puisse apprendre
par coeur quatre pages et faire cent lieues sans être dépisté. Norbert saurait
se faire tuer comme ses aïeux, c'est aussi le mérite d'un conscrit...
Le
marquis tomba dans une rêverie profonde: Et encore se faire tuer, dit-il avec un
soupir, peut-être ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui...
--
Montons en voiture, dit le marquis comme pour chasser une idée importune.
-- Monsieur, dit Julien, pendant qu'on m'arrangeait cet habit, j'ai
appris par coeur la première page de La Quotidienne d'aujourd'hui.
Le marquis prit le journal. Julien récita sans se tromper d'un seul mot.
Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-là; pendant ce temps ce jeune homme
ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.
Ils arrivèrent
dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie boisé et en partie tendu
de velours vert. Au milieu du salon, un laquais renfrogné achevait d'établir une
grande table à manger, qu'il changea plus tard en table de travail, au moyen
d'un immense tapis vert tout taché d'encre, dépouille de quelque ministère.
Le maître de la maison était un homme énorme, dont le nom ne fut point
prononcé; Julien lui trouva la physionomie et l'éloquence d'un homme qui digère.
Sur un signe du marquis, Julien était resté au bas bout de la table.
Pour se donner une contenance, il se mit à tailler des plumes. Il compta du coin
de l'oeil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que par le dos.
Deux lui parurent adresser la parole à M. de La Mole sur le ton de l'égalité,
les autres semblaient plus ou moins respectueux.
Un nouveau personnage
entra sans être annoncé. Ceci est singulier, pensa Julien, on n'annonce point
dans ce salon. Est-ce que cette précaution serait prise en mon honneur? Tout le
monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la même décoration
extrêmement distinguée que trois autres des personnes qui étaient déjà dans le
salon. On parlait assez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut réduit à
ce que pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il était court et
épais, haut en couleur, l'oeil brillant et sans expression autre qu'une
méchanceté de sanglier.
L'attention de Julien fut vivement distraite par
l'arrivée presque immédiate d'un être tout différent. C'était un grand homme,
très maigre, et qui portait trois ou quatre gilets. Son oeil était caressant,
son geste poli.
C'est toute la physionomie du vieil évêque de Besançon,
pensa Julien. Cet homme appartenait évidemment à l'Eglise, il n'annonçait pas
plus de cinquante à cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l'air plus
paterne.
Le jeune évêque d'Agde parut, il eut l'air fort étonné quand,
faisant la revue des présents, ses yeux arrivèrent à Julien. Il ne lui avait pas
adressé la parole depuis la cérémonie de Bray-le-Haut. Son regard surpris
embarrassa et irrita Julien. Quoi donc! se disait celui-ci, connaître un homme
me tournera-t-il toujours à malheur? Tous ces grands seigneurs que je n'ai
jamais vus ne m'intimident nullement, et le regard de ce jeune évêque me glace!
Il faut convenir que je suis un être bien singulier et bien malheureux.
Un petit homme extrêmement noir entra bientôt avec fracas, et se mit à
parler dès la porte; il avait le teint jaune et l'air un peu fou. Dès l'arrivée
de ce parleur impitoyable, des groupes se formèrent, apparemment pour éviter
l'ennui de l'écouter.
En s'éloignant de la cheminée, on se rapprochait
du bas bout de la table, occupé par Julien. Sa contenance devenait de plus en
plus embarrassée; car enfin, quelque effort qu'il fît, il ne pouvait pas ne pas
entendre, et quelque peu d'expérience qu'il eût, il comprenait toute
l'importance des choses dont on parlait sans aucun déguisement; et combien les
hauts personnages qu'il avait apparemment sous les yeux devaient tenir à ce
qu'elles restassent secrètes!
Déjà, le plus lentement possible, Julien
avait taillé une vingtaine de plumes; cette ressource allait lui manquer. Il
cherchait en vain un ordre dans les yeux de M. de La Mole; le marquis l'avait
oublié.
Ce que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses
plumes; mais des gens à physionomie aussi médiocre, et chargés par d'autres ou
par eux-mêmes d'aussi grands intérêts, doivent être fort susceptibles. Mon
malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu respectueux, qui sans
doute les piquerait. Si je baisse décidément les yeux, j'aurai l'air de faire
collection de leurs paroles.
Son embarras était extrême, il entendait de
singulières choses.
CHAPITRE XXII
LA DISCUSSION
La république -- pour un, aujourd'hui, qui sacrifierait tout au bien
public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs
jouissances, leur vanité. On est considéré, à Paris, à cause de sa voiture et
non à cause de sa vertu.
NAPOLEON,
Mémorial.
Le laquais entra précipitamment en disant:
-- Monsieur le duc de***.
-- Taisez-vous, vous n'êtes qu'un sot,
dit le duc en entrant.
Il dit si bien ce mot, et avec tant de majesté,
que, malgré lui, Julien pensa que savoir se fâcher contre un laquais était toute
la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitôt.
Il avait si bien deviné la portée du nouvel arrivant, qu'il trembla que son
regard ne fût une indiscrétion.
Ce duc était un homme de cinquante ans,
mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la tête étroite, avec un
grand nez, et un visage busqué et tout en avant; il eût été difficile d'avoir
l'air plus noble et plus insignifiant. Son arrivée détermina l'ouverture de la
séance.
Julien fut vivement interrompu dans ses observations
physiognomoniques par la voix de M. de La Mole.
-- Je vous présente M.
l'abbé Sorel, disait le marquis; il est doué d'une mémoire étonnante; il n'y a
qu'une heure que je lui ai parlé de la mission dont il pouvait être honoré, et,
afin de donner une preuve de sa mémoire, il a appris par coeur la première page
de La Quotidienne .
-- Ah! les nouvelles étrangères de ce pauvre
N..., dit le maître de la maison.
Il prit le journal avec empressement,
et regardant Julien d'un air plaisant, à force de chercher à être important:
-- Parlez, monsieur, lui dit-il.
Le silence était profond, tous
les yeux fixés sur Julien; il récita si bien, qu'au bout de vingt lignes: Il
suffit, dit le duc. Le petit homme au regard de sanglier s'assit. Il était le
président, car à peine en place, il montra à Julien une table de jeu, et lui fit
signe de l'apporter auprès de lui. Julien s'y établit avec ce qu'il faut pour
écrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.
--
Monsieur Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la pièce voisine, on vous fera
appeler.
Le maître de la maison prit l'air fort inquiet: Les volets ne
sont pas fermés, dit-il à demi bas à son voisin. -- Il est inutile de regarder
par la fenêtre, cria-t-il sottement à Julien. --Me voici fourré dans une
conspiration tout au moins, pensa celui-ci. Heureusement, elle n'est pas de
celles qui conduisent en place de Grève. Quand il y aurait du danger, je dois
cela et plus encore au marquis. Heureux s'il m'était donné de réparer tout le
chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour!
Tout en pensant à ses
folies et à son malheur, il regardait les lieux de façon à ne jamais les
oublier. Il se souvint alors seulement qu'il n'avait point entendu le marquis
dire au laquais le nom de la rue, et le marquis avait fait prendre un fiacre, ce
qui ne lui arrivait jamais.
Longtemps Julien fut laissé à ses
réflexions. Il était dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons
d'or. Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoire, et sur la cheminée,
le livre Du Pape , de M. de Maistre, doré sur tranches, et magnifiquement
relié. Julien l'ouvrit pour ne pas avoir l'air d'écouter. De moment en moment on
parlait très haut dans la pièce voisine. Enfin, la porte s'ouvrit, on l'appela.
-- Songez, messieurs, disait le président, que de ce moment nous parlons
devant le duc de***. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune lévite,
dévoué à notre sainte cause, et qui redira facilement, à l'aide de sa mémoire
étonnante, jusqu'à nos moindres discours.
La parole est à monsieur,
dit-il en indiquant le personnage à l'air paterne, et qui portait trois ou
quatre gilets.
Julien trouva qu'il eût été plus naturel de nommer le
monsieur aux gilets. Il prit du papier et écrivit beaucoup.
(Ici
l'auteur eût voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grâce, dit
l'éditeur, et pour un écrit aussi frivole, manquer de grâce, c'est mourir.
-- La politique, reprend l'auteur, est une pierre attachée au cou de la
littérature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu
des intérêts d'imagination, c'est un coup de pistolet au milieu d'un concert. Ce
bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s'accorde avec le son d'aucun
instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitié des lecteurs et
ennuyer l'autre qui l'a trouvée bien autrement spéciale et énergique dans le
journal du matin...
-- Si vos personnages ne parlent pas politique,
reprend l'éditeur, ce ne sont plus des Français de 1830, et votre livre n'est
plus un miroir, comme vous en avez la prétention...)
Le procès-verbal de
Julien avait vingt-six pages; voici un extrait bien pâle; car il a fallu, comme
toujours, supprimer les ridicules dont l'excès eût semblé odieux ou peu
vraisemblable. (Voir la Gazette des Tribunaux .)
L'homme aux
gilets et à l'air paterne (c'était un évêque peut-être) souriait souvent, et
alors ses yeux, entourés de paupières flottantes, prenaient un brillant
singulier et une expression moins indécise que de coutume. Ce personnage, que
l'on faisait parler le premier devant le duc (mais quel duc? se disait Julien),
apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d'avocat général,
parut à Julien tomber dans l'incertitude et l'absence de conclusions décidées
que l'on reproche souvent à ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le
duc alla même jusqu'à le lui reprocher.
Après plusieurs phrases de
morale et d'indulgente philosophie, l'homme aux gilets dit:
-- La noble
Angleterre, guidée par un grand homme, l'immortel Pitt, a dépensé quarante
milliards de francs pour contrarier la révolution. Si cette assemblée me permet
d'aborder avec quelque franchise une idée triste, l'Angleterre ne comprit pas
assez qu'avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n'avait à lui opposer
qu'une collection de bonnes intentions, il n'y avait de décisif que les moyens
personnels...
-- Ah! encore l'éloge de l'assassinat! dit le maître de la
maison d'un air inquiet.
-- Faites-nous grâce de vos homélies
sentimentales, s'écria avec humeur le président; son oeil de sanglier brilla
d'un éclat féroce. Continuez, dit-il à l'homme aux gilets. Les joues et le front
du président devinrent pourpres.
-- La noble Angleterre, reprit le
rapporteur, est écrasée aujourd'hui, car chaque Anglais, avant de payer son
pain, est obligé de payer l'intérêt des quarante milliards de francs qui furent
employés contre les jacobins. Elle n'a plus de Pitt...
-- Elle a le duc
de Wellington, dit un personnage militaire qui prit l'air fort important.
-- De grâce, silence, messieurs, s'écria le président; si nous disputons
encore, il aura été inutile de faire entrer M. Sorel.
-- On sait que
monsieur a beaucoup d'idées, dit le duc d'un air piqué en regardant
l'interrupteur, ancien général de Napoléon.
Julien vit que ce mot
faisait allusion à quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le
monde sourit; le général transfuge parut outré de colère.
-- Il n'y a
plus de Pitt, messieurs, reprit le rapporteur de l'air découragé d'un homme qui
désespère de faire entendre raison à ceux qui l'écoutent. Y eût-il un nouveau
Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas deux fois une nation par les mêmes
moyens...
-- C'est pourquoi un général vainqueur, un Bonaparte, est
désormais impossible en France, s'écria l'interrupteur militaire.
Pour
cette fois, ni le président ni le duc n'osèrent se fâcher, quoique Julien crût
lire dans leurs yeux qu'ils en avaient bonne envie. Ils baissèrent les yeux, et
le duc se contenta de soupirer de façon à être entendu de tous.
Mais le
rapporteur avait pris de l'humeur.
-- On est pressé de me voir finir,
dit-il avec feu, et en laissant tout à fait de côté cette politesse souriante et
ce langage plein de mesure que Julien croyait l'expression de son caractère: on
est pressé de me voir finir, on ne me tient nul compte des efforts que je fais
pour n'offenser les oreilles de personne, de quelque longueur qu'elles puissent
être. Eh bien, messieurs, je serai bref.
Et je vous dirai en paroles
bien vulgaires: l'Angleterre n'a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt
lui-même reviendrait, qu'avec tout son génie il ne parviendrait pas à mystifier
les petits propriétaires anglais, car ils savent que la brève campagne de
Waterloo leur à coûté, à elle seule, un milliard de francs. Puisque l'on veut
des phrases nettes, ajouta le rapporteur en s'animant de plus en plus, je vous
dirai: Aidez-vous vous-mêmes, car l'Angleterre n'a pas une guinée à votre
service, et quand l'Angleterre ne paye pas, l'Autriche, la Russie, la Prusse,
qui n'ont que du courage et pas d'argent, ne peuvent faire contre la France plus
d'une campagne ou deux.
L'on peut espérer que les jeunes soldats
rassemblés par le jacobinisme seront battus à la première campagne, à la seconde
peut-être; mais à la troisième, dussé-je passer pour un révolutionnaire à vos
yeux prévenus, à la troisième vous aurez les soldats de 1794, qui n'étaient plus
les paysans enrégimentés de 1792.
Ici l'interruption partit de trois ou
quatre points à la fois.
-- Monsieur, dit le président à Julien, allez
mettre au net dans la pièce voisine le commencement de procès-verbal que vous
avez écrit. Julien sortit à son grand regret. Le rapporteur venait d'aborder des
probabilités qui faisaient le sujet de ses méditations habituelles.
Ils
ont peur que je ne me moque d'eux, pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La
Mole disait, avec un sérieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien
plaisant:
-- ... Oui, messieurs, c'est surtout de ce malheureux peuple
qu'on peut dire:
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?
Il sera
dieu! s'écrie le fabuliste. C'est à vous, messieurs, que semble appartenir
ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mêmes, et la noble France
reparaîtra telle à peu près que nos aïeux l'avaient faite et que nos regards
l'ont encore vue avant la mort de Louis XVI.
L'Angleterre, ses nobles
lords du moins, exècre autant que nous l'ignoble jacobinisme: sans l'or anglais,
l'Autriche, la Russie, la Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles.
Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de
Richelieu gaspilla si bêtement en 1817? Je ne le crois pas.
Ici il y eut
interruption, mais étouffée par les chut de tout le monde. Elle partait
encore de l'ancien général impérial, qui désirait le cordon bleu, et voulait
marquer parmi les rédacteurs de la note secrète.
-- Je ne le crois pas,
reprit M. de La Mole après le tumulte.
Il insista sur le Je ,
avec une insolence qui charma Julien. Voilà du bien joué, se disait-il tout en
faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot
bien dit, M. de La Mole anéantit les vingt campagnes de ce transfuge.
--
Ce n'est pas à l'étranger tout seul, continua le marquis du ton le plus mesuré,
que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse
qui fait des articles incendiaires dans Le Globe , vous donnera trois ou
quatre mille jeunes capitaines, parmi lesquels peut se trouver un Kléber, un
Hoche, un Jourdan, un Pichegru, mais moins bien intentionné.
-- Nous
n'avons pas su lui faire de la gloire, dit le président, il fallait le maintenir
immortel.
-- Il faut enfin qu'il y ait en France deux partis, reprit M.
de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets,
bien tranchés. Sachons qui il faut écraser. D'un côté les journalistes, les
électeurs, l'opinion, en un mot, la jeunesse et tout ce qui l'admire. Pendant
qu'elle s'étourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous avons l'avantage
certain de consommer le budget.
Ici encore interruption.
--
Vous. monsieur, dit M. de La Mole à l'interrupteur avec une hauteur et une
aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous dévorez
quarante mille francs portés au budget de l'Etat, et quatre-vingt mille que vous
recevez de la liste civile.
Eh bien, monsieur, puisque vous m'y forcez,
je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles aïeux qui suivirent
saint Louis à la croisade, vous devriez, pour ces cent vingt mille francs, nous
montrer au moins un régiment, une compagnie, que dis-je! une demi-compagnie, ne
fût-elle que de cinquante hommes prêts à combattre, et dévoués à la bonne cause,
à la vie et à la mort. Vous n'avez que des laquais qui, en cas de révolte, vous
feraient peur à vous-même.
Le trône, l'autel, la noblesse peuvent périr
demain, messieurs, tant que vous n'aurez pas créé dans chaque département une
force de cinq cents hommes dévoués ; mais je dis dévoués, non seulement
avec toutela bravoure française, mais aussi avec la constance espagnole.
La moitié de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos
neveux, de vrais gentilshommes enfin. Chacun d'eux aura à ses côtés, non pas un
petit bourgeois bavard, prêt à arborer la cocarde tricolore si 1815 se présente
de nouveau, mais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau; notre
gentilhomme l'aura endoctriné, ce sera son frère de lait s'il se peut. Que
chacun de nous sacrifie le cinquième de son revenu pour former cette
petite troupe dévouée de cinq cents hommes par département. Alors vous pourrez
compter sur une occupation étrangère. Jamais le soldat étranger ne pénétrera
jusqu'à Dijon seulement, s'il n'est sûr de trouver cinq cents soldats amis dans
chaque département.
Les rois étrangers ne vous écouteront que quand vous
leur annoncerez vingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur
ouvrir les portes de la France. Ce service est pénible, direz-vous; messieurs,
notre tête est à ce prix. Entre la liberté de la presse et notre existence comme
gentilshommes, il y a guerre à mort. Devenez des manufacturiers, des paysans, ou
prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides;
ouvrez les yeux.
Formez vos bataillons , vous dirai-je avec la
chanson des jacobins; alors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHE, qui,
touché du péril imminent du principe monarchique, s'élancera à trois cents
lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes
protestants. Voulez-vous continuer à parler sans agir? Dans cinquante ans il n'y
aura plus en Europe que des présidents de république, et pas un roi. Et avec ces
trois lettres R, O, I s'en vont les prêtres et les gentilshommes. Je ne vois
plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées.
Vous avez beau dire que la France n'a pas en ce moment un général
accrédité, connu et aimé de tous, que l'armée n'est organisée que dans l'intérêt
du trône et de l'autel, qu'on lui a ôté tous les vieux troupiers, tandis que
chacun des régiments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers
qui ont vu le feu.
Deux cent mille jeunes gens appartenant à la petite
bourgeoisie sont amoureux de la guerre...
-- Trêve de vérités
désagréables, dit d'un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant
dans les dignités ecclésiastiques, car M. de La Mole sourit agréablement au lieu
de se fâcher, ce qui fut un grand signe pour Julien.
Trêve de vérités
désagréables, résumons-nous, messieurs: l'homme à qui il est question de couper
une jambe gangrenée serait mal venu de dire à son chirurgien: cette jambe malade
est fort saine. Passez-moi l'expression, messieurs, le noble duc de *** est
notre chirurgien.
Voilà enfin le grand mot prononcé, pensa Julien; c'est
vers le ... que je galoperai cette nuit.
CHAPITRE XXIII
LE CLERGE, LES BOIS, LA LIBERTE
La première loi de tout être,
c'est de se conserver, c'est de vivre. Vous semez de la ciguë et prétendez voir
mûrir des épis!
MACHIAVEL.
Le grave
personnage continuait; on voyait qu'il savait; il exposait avec une éloquence
douce et modérée, qui plut infiniment à Julien, ces grandes vérités:
1°
L'Angleterre n'a pas une guinée à notre service; l'économie et Hume y sont à la
mode. Les Saints même ne nous donneront pas d'argent, et M. Brougham se moquera
de nous.
2° Impossible d'obtenir plus de deux campagnes des rois de
l'Europe, sans l'or anglais; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite
bourgeoisie.
3° Nécessité de former un parti armé en France, sans quoi
le principe monarchique d'Europe ne hasardera pas même ces deux campagnes.
-- Le quatrième point que j'ose vous proposer comme évident est
celui-ci:
Impossibilité de former un parti armé en France sans le
clergé. Je vous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver,
messieurs. Il faut tout donner au clergé.
1° Parce que s'occupant de son
affaire nuit et jour, et guidé par des hommes de haute capacité établis loin des
orages à trois cents lieues de vos frontières...
-- Ah! Rome, Rome!
s'écria le maître de la maison...
-- Oui, monsieur, Rome! reprit
le cardinal avec fierté. Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins
ingénieuses qui furent à la mode quand vous étiez jeune, je dirai hautement, en
1830, que le clergé, guidé par Rome, parle seul au petit peuple.
Cinquante mille prêtres répètent les mêmes paroles au jour indiqué par
les chefs, et le peuple, qui, après tout, fournit les soldats, sera plus touché
de la voix de ses prêtres que de tous les petits vers du monde...
(Cette
personnalité excita des murmures.)
-- Le clergé a un génie supérieur au
vôtre, reprit le cardinal en haussant la voix; tous les pas que vous avez faits
vers ce point capital, avoir en France un parti armé, ont été faits par nous.
Ici parurent des faits... Qui a envoyé quatre-vingt mille fusils en Vendée?...
etc., etc.
Tant que le clergé n'a pas ses bois, il ne tient rien. A la
première guerre, le ministre des finances écrit à ses agents qu'il n'y a plus
d'argent que pour les curés. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la
guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car
faire la guerre, c'est affamer les jésuites, pour parler comme le vulgaire;
faire la guerre, c'est délivrer ces monstres d'orgueil, les Français, de la
menace de l'intervention étrangère.
Le cardinal était écouté avec
faveur...
-- Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittât le ministère,
son nom irrite inutilement.
A ce mot, tout le monde se leva et parla à
la fois. On va me renvoyer encore, pensa Julien; mais le sage président lui-même
avait oublié la présence et l'existence de Julien.
Tous les yeux
cherchaient un homme que Julien reconnut. C'était M. de Nerval, le premier
ministre, qu'il avait aperçu au bal de M. le duc de Retz.
Le désordre
fut à son comble , comme disent les journaux en parlant de la Chambre. Au
bout d'un gros quart d'heure le silence se rétablit un peu.
Alors M. de
Nerval se leva, et, prenant le ton d'un apôtre:
-- Je ne vous affirmerai
point, dit-il d'une voix singulière, que je ne tiens pas au ministère.
Il m'est démontré, messieurs, que mon nom double les forces des jacobins
en décidant contre nous beaucoup de modérés. Je me retirerais donc volontiers;
mais les voies du Seigneur sont visibles à un petit nombre; mais, ajouta-t-il en
regardant fixement le cardinal, j'ai une mission; le ciel m'a dit: Tu porteras
ta tête sur un échafaud, ou tu rétabliras la monarchie en France, et réduiras
les Chambres à ce qu'était le parlement sous Louis XV, et cela, messieurs, je le
ferai.
Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.
Voilà
un bon acteur, pensa Julien. Il se trompait, toujours comme à l'ordinaire, en
supposant trop d'esprit aux gens. Animé par les débats d'une soirée aussi vive,
et surtout par la sincérité de la discussion, dans ce moment M. de Nerval
croyait à sa mission. Avec un grand courage, cet homme n'avait pas de sens.
Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot, je le ferai
. Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d'imposant et
de funèbre. Il était ému.
La discussion reprit bientôt avec une énergie
croissante, et surtout une incroyable naïveté. Ces gens-ci me feront
empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles
choses devant un plébéien?
Deux heures sonnaient que l'on parlait
encore. Le maître de la maison dormait depuis longtemps; M. de La Mole fut
obligé de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre,
était sorti à une heure trois quarts, non sans avoir souvent étudié la figure de
Julien dans une glace que le ministre avait à ses côtés. Son départ avait paru
mettre à l'aise tout le monde.
Pendant qu'on renouvelait les bougies, --
Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas à son voisin l'homme aux
gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter notre avenir.
Il
faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rare, et même effronterie, à se
présenter ici. Il y paraissait avant d'arriver au ministère; mais le
portefeuille change tout, noie tous lesintérêts d'un homme, il eût dû le sentir.
A peine le ministre sorti le général de Bonaparte avait fermé les yeux.
En ce moment, il parla de sa santé, de ses blessures, consulta sa montre et s'en
alla.
-- Je parierais. dit l'homme aux gilets, que le général court
après le ministre; il va s'excuser de s'être trouvé ici, et prétendre qu'il nous
mène.
Quand les domestiques à demi endormis eurent terminé le
renouvellement des bougies:
-- Délibérons enfin, messieurs, dit le
président, n'essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons à la
teneur de la note qui dans quarante-huit heures sera sous les yeux de nos amis
du dehors. On a parlé des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de
Nerval nous a quittés, que nous importent les ministres? nous les ferons
vouloir.
Le cardinal approuva par un sourire fin.
-- Rien de
plus facile, ce me semble, que de résumer notre position, dit le jeune évêque
d'Agde avec le feu concentré et contraint du fanatisme le plus exalté. Jusque-là
il avait gardé le silence; son oeil que Julien avait observé, d'abord doux et
calme, s'était enflammé après la première heure de discussion. Maintenant son
âme débordait comme la lave du Vésuve.
-- De 1806 à 1814, l'Angleterre
n'a eu qu'un tort, dit-il, c'est de ne pas agir directement et personnellement
sur Napoléon. Dès que cet homme eut fait des ducs et des chambellans, dès qu'il
eut rétabli le trône, la mission que Dieu lui avait confiée était finie; il
n'était plus bon qu'à immoler. Les saintes Ecritures nous enseignent en plus
d'un endroit la manière d'en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs
citations latines.)
Aujourd'hui, messieurs, ce n'est plus un homme qu'il
faut immoler, c'est Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos
cinq cents hommes par département? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas.
A quoi bon mêler la France à la chose qui est personnelle à Paris? Paris seul
avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone périsse.
Entre l'autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est même
dans les intérêts mondains du trône. Pourquoi Paris n'a-t-il pas osé souffler,
sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch...
............................................................................
.............................................
Ce ne fut qu'à trois
heures du matin que Julien sortit avec M. de La Mole.
Le marquis était
honteux et fatigué. Pour la première fois, en parlant à Julien, il y eut de la
prière dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais révéler les
excès de zèle, ce fut son mot, dont le hasard venait de le rendre témoin.
-- N'en parlez à notre ami de l'étranger que s'il insiste sérieusement
pour connaître nos jeunes fous. Que leur importe que l'Etat soit renversé? ils
seront cardinaux, et se réfugieront à Rome. Nous, dans nos châteaux, nous serons
massacrés par les paysans.
La note secrète que le marquis rédigea
d'après le grand procès-verbal de vingt-six pages, écrit par Julien, ne fut
prête qu'à quatre heures trois quarts.
-- Je suis fatigué à la mort, dit
le marquis, et on le voit bien à cette note qui manque de netteté vers la fin;
j'en suis plus mécontent que d'aucune chose que j'aie faite en ma vie. Tenez,
mon ami, ajouta-t-il, allez vous reposer quelques heures, et de peur qu'on ne
vous enlève, moi je vais vous enfermer à clef dans votre chambre.
Le
lendemain, le marquis conduisit Julien à un château isolé assez éloigné de
Paris. Là se trouvèrent des hôtes singuliers, que Julien jugea être prêtres. On
lui remit un passeport qui portait un nom supposé, mais indiquait enfin le
véritable but du voyage qu'il avait toujours feint d'ignorer. Il monta seul dans
une calèche.
Le marquis n'avait aucune inquiétude sur sa mémoire, Julien
lui avait récité plusieurs fois la note secrète, mais il craignait fort qu'il ne
fût intercepté.
-- Surtout n'ayez l'air que d'un fat qui voyage pour
tuer le temps, lui dit-il avec amitié, au moment où il quittait le salon. Il y
avait peut-être plus d'un faux frère dans notre assemblée d'hier soir.
Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il été hors de
la vue du marquis qu'il avait oublié et la note secrète et la mission pour ne
songer qu'aux mépris de Mathilde.
Dans un village à quelques lieues
au-delà de Metz, le maître de poste vint lui dire qu'il n'y avait pas de
chevaux. Il était dix heures du soir; Julien, fort contrarié, demanda à souper.
Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu'il y parût, passa dans
la cour des écuries. Il n'y vit pas de chevaux.
L'air de cet homme était
pourtant singulier, se disait Julien; son oeil grossier m'examinait.
Il
commençait, comme on voit, à ne pas croire exactement tout ce qu'on lui disait.
Il songeait à s'échapper après souper, et pour apprendre toujours quelque chose
sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine.
Quelle ne fut pas sa joie d'y trouver il signor Geronimo, le célèbre chanteur!
Etabli dans un fauteuil qu'il avait fait apporter près du feu, le
Napolitain gémissait tout haut et parlait plus, à lui tout seul, que les vingt
paysans allemands qui l'entouraient ébahis.
-- Ces gens-ci me ruinent,
cria-t-il à Julien, j'ai promis de chanter demain à Mayence. Sept princes
souverains sont accourus pour m'entendre. Mais allons prendre l'air, ajouta-t-il
d'un air significatif.
Quand il fut à cent pas sur la route, et hors de
la possibilité d'être entendu:
-- Savez-vous de quoi il retourne? dit-il
à Julien; ce maître de poste est un fripon. Tout en me promenant, j'ai donné
vingt sous à un petit polisson qui m'a tout dit. Il y a plus de douze chevaux
dans une écurie à l'autre extrémité du village. On veut retarder quelque
courrier.
-- Vraiment? dit Julien d'un air innocent.
Ce n'était
pas le tout que de découvrir la fraude, il fallait partir: c'est à quoi Geronimo
et son ami ne purent réussir. Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se
méfie de nous. C'est peut-être à vous ou à moi qu'on en veut. Demain matin nous
commandons un bon déjeuner; pendant qu'on le prépare nous allons promener, nous
nous échappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.
-- Et vos effets? dit Julien, qui pensait que peut-être Geronimo
lui-même pouvait être envoyé pour l'intercepter.
Il fallut souper et se
coucher. Julien était encore dans le premier sommeil, quand il fut réveillé en
sursaut par la voix de deux personnes qui parlaient dans sa chambre, sans trop
se gêner.
Il reconnut le maître de poste, armé d'une lanterne sourde. La
lumière était dirigée vers le coffre de la calèche, que Julien avait fait monter
dans sa chambre. A côté du maître de poste était un homme qui fouillait
tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de
son habit, qui étaient noires et fort serrées.
C'est une soutane, se
dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets qu'il avait placés sous son
oreiller.
-- Ne craignez pas qu'il se réveille, monsieur le curé, disait
le maître de poste. Le vin qu'on leur a servi était de celui que vous avez
préparé vous-même.
-- Je ne trouve aucune trace de papiers, répondait le
curé. Beaucoup de linge, d'essences, de pommades, de futilités; c'est un jeune
homme du siècle, occupé de ses plaisirs. L'émissaire sera plutôt l'autre, qui
affecte de parler avec un accent italien.
Ces gens se rapprochèrent de
Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. Il était bien tenté
de les tuer comme voleurs. Rien de moins dangereux pour les suites. Il en eut
bonne envie... Je ne serais qu'un sot se dit-il, je compromettrais ma mission.
Son habit fouillé: Ce n'est pas là un diplomate, dit le prêtre: il s'éloigna et
fit bien.
S'il me touche dans mon lit, malheur à lui! se disait Julien;
il peut fort bien venir me poignarder, et c'est ce que je ne souffrirai pas.
Le curé tourna la tête, Julien ouvrait les yeux à demi; quel ne fut pas
son étonnement! c'était l'abbé Castanède! En effet, quoique les deux personnes
voulussent parler assez bas, il lui avait semblé, dès l'abord, reconnaître une
des voix. Julien fut saisi d'une envie démesurée de purger la terre d'un de ses
plus lâches coquins...
-- Mais ma mission! se dit-il.
Le curé et
son acolyte sortirent. Un quart d'heure après, Julien fit semblant de
s'éveiller. Il appela et réveilla toute la maison.
-- Je suis
empoisonné, s'écriait-il, je souffre horriblement! Il voulait un prétexte pour
aller au secours de Geronimo. Il le trouva à demi asphyxié par le laudanum
contenu dans le vin.
Julien craignant quelque plaisanterie de ce genre,
avait soupé avec du chocolat apporté de Paris. Il ne put venir à bout de
réveiller assez Geronimo pour le décider à partir.
-- On me donnerait
tout le royaume de Naples, disait le chanteur, que je ne renoncerais pas en ce
moment à la volupté de dormir.
-- Mais les sept princes souverains!
-- Qu'ils attendent.
Julien partit seul et arriva sans autre
incident auprès du grand personnage. Il perdit toute une matinée à solliciter en
vain une audience. Par bonheur, vers les quatre heures, le duc voulut prendre
l'air. Julien le vit sortir à pied, il n'hésita pas à l'approcher et à lui
demander l'aumône. Arrivé à deux pas du grand personnage, il tira la montre du
marquis de La Mole, et la montra avec affectation. Suivez-moi de loin ,
lui dit-on sans le regarder.
A un quart de lieue de là le duc entra
brusquement dans un petit Café-hauss . Ce fut dans une chambre de cette
auberge du dernier ordre que Julien eut l'honneur de réciter au duc ses quatre
pages. Quand il eut fini: Recommencez et allez plus lentement , lui
dit-on.
Le prince prit des notes. Gagnez à pied la poste voisine.
Abandonnez ici vos effets et votre calèche. Allez à Strasbourg comme vous
pourrez, et le vingt-deux du mois (on était au dix) trouvez-vous à midi
et demi dans ce même Café-hauss. N'en sortez que dans une demi-heure. Silence!
Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles
suffirent pour le pénétrer de la plus haute admiration. C'est ainsi, pensa-t-il,
qu'on traite les affaires; que dirait ce grand homme d'Etat, s'il entendait les
bavards passionnés d'il y a trois jours?
Julien en mit deux à gagner
Strasbourg, il lui semblait qu'il n'avait rien à y faire. Il prit un grand
détour. Si ce diable d'abbé Castanède m'a reconnu, il n'est pas homme à perdre
facilement ma trace... Et quel plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire
échouer ma mission!
L'abbé Castanède, chef de la police de la
congrégation, sur toute la frontière du nord, ne l'avait heureusement pas
reconnu. Et les jésuites de Strasbourg, quoique très zélés, ne songèrent
nullement à observer Julien, qui, avec sa croix et sa redingote bleue, avait
l'air d'un jeune militaire fort occupé de sa personne.
CHAPITRE XXIV
STRASBOURG
Fascination!
tu as de l'amour toute son énergie, toute sa puissance d'éprouver le malheur.
Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances sont seuls au-delà de ta
sphère. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir: elle est toute à moi, avec
sa beauté d'ange et ses douces faiblesses! La voilà livrée à ma puissance, telle
que le ciel la fit dans sa miséricorde pour enchanter un coeur d'homme.
Ode de SCHILLER.
Forcé de passer huit jours à
Strasbourg, Julien cherchait à se distraire par des idées de gloire militaire et
de dévouement à la patrie. Etait-il donc amoureux? il n'en savait rien, il
trouvait seulement dans son âme bourrelée Mathilde maîtresse absolue de son
bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l'énergie de son
caractère pour se maintenir au-dessus du désespoir. Penser à ce qui n'avait pas
quelque rapport à Mlle de La Mole était hors de sa puissance. L'ambition, les
simples succès de vanité le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de
Rênal lui avait inspirés. Mathilde avait tout absorbé; il la trouvait partout
dans l'avenir.
De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque
de succès. Cet être que l'on a vu à Verrières si rempli de présomption, si
orgueilleux, était tombé dans un excès de modestie ridicule.
Trois jours
auparavant il eût tué avec plaisir l'abbé Castanède, et si, à Strasbourg, un
enfant se fût pris de querelle avec lui, il eût donné raison à l'enfant. En
repensant aux adversaires, aux ennemis, qu'il avait rencontrés dans sa vie, il
trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.
C'est qu'il avait
maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans
cesse employée à lui peindre dans l'avenir des succès si brillants.
La
solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l'empire de cette noire
imagination. Quel trésor n'eût pas été un ami! Mais, se disait Julien, est-il
donc un coeur qui batte pour moi? Et quand j'aurais un ami, l'honneur ne me
commande-t-il pas un silence éternel?
Il se promenait à cheval
tristement dans les environs de Kehl; c'est un bourg sur le bord du Rhin,
immortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les
petits ruisseaux, les chemins, les îlots du Rhin auxquels le courage de ces
grands généraux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche,
tenait déployée de la droite la superbe carte qui orne les Mémoires du
maréchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaieté lui fit lever la tête.
C'était le prince Korasoff, cet ami de Londres, qui lui avait dévoilé
quelques mois auparavant les premières règles de la haute fatuité. Fidèle à ce
grand art, Korasoff, arrivé de la veille à Strasbourg, depuis une heure à Kehl,
et qui de la vie n'avait lu une ligne sur le siège de 1796, se mit à tout
expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait étonné; car il savait assez
de français pour distinguer les énormes bévues dans lesquelles tombait le
prince. Julien était à mille lieues des idées du paysan, il regardait avec
étonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grâce à monter à cheval.
L'heureux caractère! se disait-il. Comme son pantalon va bien; avec
quelle élégance sont coupés ses cheveux! Hélas! si j'eusse été ainsi, peut-être
qu'après m'avoir aimé trois jours, elle ne m'eût pas pris en aversion.
Quand le prince eut fini son siège de Kehl:
-- Vous avez la mine
d'un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le principe de la gravité que je
vous ai donné à Londres. L'air triste ne peut être de bon ton; c'est l'air
ennuyé qu'il faut. Si vous êtes triste, c'est donc quelque chose qui vous
manque, quelque chose qui ne vous a pas réussi.
C'est montrer soi
inférieur. Etes-vous ennuyé, au contraire, c'est ce qui a essayé vainement
de vous plaire qui est inférieur. Comprenez donc, mon cher, combien la méprise
est grave.
Julien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante.
-- Bien, dit le prince, il y a de la grâce, un noble dédain! fort bien!
Et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d'une admiration
stupide.
Ah! si j'eusse été ainsi, elle ne m'eût pas préféré Croisenois!
Plus sa raison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne
pas les admirer, et s'estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût de
soi-même ne peut aller plus loin.
Le prince le trouvant décidément
triste: -- Ah! çà, mon cher, lui dit-il en rentrant à Strasbourg, [Variante:
vous êtes de mauvaise compagnie,] avez-vous perdu tout votre argent, ou
seriez-vous amoureux de quelque petite actrice?
Les Russes copient les
moeurs françaises, mais toujours à cinquante ans de distance. Ils en sont
maintenant au siècle de Louis XV.
Ces plaisanteries sur l'amour mirent
des larmes dans les yeux de Julien:
Pourquoi ne consulterais-je pas cet
homme si aimable? se dit-il tout à coup.
-- Eh bien oui, mon cher,
dit-il au prince, vous me voyez à Strasbourg fort amoureux et même délaissé. Une
femme charmante, qui habite une ville voisine, m'a planté là après trois jours
de passion, et ce changement me tue.
Il peignit au prince, sous des noms
supposés, les actions et le caractère de Mathilde.
-- N'achevez pas, dit
Korasoff: pour vous donner confiance en votre médecin, je vais terminer la
confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d'une fortune énorme, ou bien
plutôt elle appartient, elle, à la plus haute noblesse du pays. Il faut qu'elle
soit fière de quelque chose.
Julien fit un signe de tête, il n'avait
plus le courage de parler.
-- Fort bien, dit le prince, voici trois
drogues assez amères que vous allez prendre sans délai:
1° Voir tous les
jours Mme..., comment l'appelez-vous?
-- Mme de Dubois.
-- Quel
nom! dit le prince en éclatant de rire; mais pardon, il est sublime pour vous.
Il s'agit de voir chaque jour Mme de Dubois, n'allez pas surtout paraître à ses
yeux froid et piqué; rappelez-vous le grand principe de votre siècle: soyez le
contraire de ce à quoi l'on s'attend. Montrez-vous précisément tel que vous
étiez huit jours avant d'être honoré de ses bontés.
-- Ah! j'étais
tranquille alors, s'écria Julien avec désespoir, je croyais la prendre en
pitié...
-- Le papillon se brûle à la chandelle, continua le prince,
comparaison vieille comme le monde.
1° Vous la verrez tous les jours;
2° Vous ferez la cour à une femme de sa société, mais sans vous donner
les apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas, votre rôle
est difficile; vous jouez la comédie, et si l'on devine que vous la jouez, vous
êtes perdu.
-- Elle a tant d'esprit, et moi si peu! Je suis perdu, dit
Julien tristement.
-- Non, vous êtes seulement plus amoureux que je ne
le croyais. Mme de Dubois est profondément occupée d'elle-même, comme toutes les
femmes qui ont reçu du ciel ou trop de noblesse ou trop d'argent. Elle se
regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas. Pendant les
deux ou trois accès d'amour qu'elle s'est donnés en votre faveur, à grand effort
d'imagination, elle voyait en vous le héros qu'elle avait rêvé, et non pas ce
que vous êtes réellement...
Mais que diable, ce sont là les éléments,
mon cher Sorel, êtes-vous tout à fait un écolier?...
Parbleu! entrons
dans ce magasin; voilà un col noir charmant, on le dirait fait par John
Anderson, de Burlington street; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter
bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.
Ah çà,
continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de
Strasbourg, quelle est la société de Mme de Dubois? grand Dieu! quel nom! Ne
vous fâchez pas, mon cher Sorel, c'est plus fort que moi... A qui ferez-vous la
cour?
-- A une prude par excellence, fille d'un marchand de bas
immensément riche. Elle a les plus beaux yeux du monde, et qui me plaisent
infiniment; elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au milieu
de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se déconcerter si quelqu'un
vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son père était l'un
des marchands les plus connus de Strasbourg.
-- Ainsi si l'on parle
d' industrie , dit le prince en riant, vous êtes sûr que votre belle
songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous
empêchera d'avoir le moindre moment de folie auprès de ses beaux yeux. Le succès
est certain.
Julien songeait à Mme la maréchale de Fervaques qui venait
beaucoup à l'hôtel de La Mole. C'était une belle étrangère qui avait épousé le
maréchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n'avoir d'autre objet que de
faire oublier qu'elle était fille d'un industriel , et pour être quelque
chose à Paris, elle s'était mise à la tête de la vertu.
Julien admirait
sincèrement le prince; que n'eût-il pas donné pour avoir ses ridicules! La
conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff était ravi: jamais un
Français ne l'avait écouté aussi longtemps. Ainsi, j'en suis enfin venu, se
disait le prince charmé, à me faire écouter en donnant des leçons à mes maîtres!
-- Nous sommes bien d'accord, répétait-il à Julien pour la dixième fois,
pas l'ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beauté, fille du marchand
de bas de Strasbourg, en présence de Mme de Dubois. Au contraire, passion
brûlante en écrivant. Lire une lettre d'amour bien écrite est le souverain
plaisir pour une prude; c'est un moment de relâche. Elle ne joue pas la comédie,
elle ose écouter son coeur; donc deux lettres par jour.
-- Jamais,
jamais! dit Julien découragé; je me ferais plutôt piler dans un mortier que de
composer trois phrases; je suis un cadavre, mon cher, n'espérez plusrien de moi.
Laissez-moi mourir au bord de la route.
-- Et qui vous parle de composer
des phrases? J'ai dans mon nécessaire six volumes de lettres d'amour
manuscrites. Il y en a pour tous les caractères de femme, j'en ai pour la plus
haute vertu. Est-ce que Kalisky n'a pas fait la cour à Richemond-la-Terrasse,
vous savez, à trois lieues de Londres, à la plus jolie quakeresse de toute
l'Angleterre?
Julien était moins malheureux quand il quitta son ami à
deux heures du matin.
Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et
deux jours après Julien eut cinquante-trois lettres d'amour bien numérotées,
destinées à la vertu la plus sublime et la plus triste.
-- Il n'y en a
pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit éconduire; mais
que vous importe d'être maltraité par la fille du marchand de bas, puisque vous
ne voulez agir que sur le coeur de Mme de Dubois?
Tous les jours on
montait à cheval: le prince était fou de Julien. Ne sachant comment lui
témoigner son amitié soudaine, il finit par lui offrir la main d'une de ses
cousines, riche héritière de Moscou. -- Et une fois marié, ajouta-t-il, mon
influence et la croix que vous avez là vous font colonel en deux ans.
--
Mais cette croix n'est pas donnée par Napoléon, il s'en faut bien.
--
Qu'importe, dit le prince, ne l'a-t-il pas inventée? Elle est encore de bien
loin la première en Europe.
Julien fut sur le point d'accepter; mais son
devoir le rappelait auprès du grand personnage; en quittant Korasoff il promit
d'écrire. Il reçut la réponse à la note secrète qu'il avait apportée, et courut
vers Paris; mais à peine eut-il été seul deux jours de suite, que quitter la
France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n'épouserai pas
les millions que m'offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.
Après tout, l'art de séduire est son métier; il ne songe qu'à cette
seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire
qu'il manque d'esprit; il est fin et cauteleux; l'enthousiasme, la poésie sont
une impossibilité dans ce caractère: c'est un procureur ; raison de plus pour
qu'il ne se trompe pas.
Il le faut, je vais faire la cour à Mme de
Fervaques.
Elle m'ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces
yeux si beaux et qui ressemblent tellement à ceux qui m'ont le plus aimé au
monde.
Elle est étrangère; c'est un caractère nouveau à observer.
Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d'un ami et ne pas
m'en croire moi-même.
CHAPITRE XXV
LE MINISTERE DE LA
VERTU
Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de
circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi.
LOPE DE
VEGA.
A peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet
du marquis de La Mole, qui parut fort déconcerté des dépêches qu'on lui
présentait, notre héros courut chez le comte Altamira. A l'avantage d'être
condamné à mort, ce bel étranger réunissait beaucoup de gravité et le bonheur
d'être dévot; ces deux mérites, et, plus que tout, la haute naissance du comte,
convenaient tout à fait à Mme de Fervaques, qui le voyait beaucoup.
Julien lui avoua gravement qu'il en était fort amoureux.
--
C'est la vertu la plus pure et la plus haute, répondit Altamira, seulement un
peu jésuitique et emphatique. Il est des jours où je comprends chacun des mots
dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entière. Elle me
donne souvent l'idée que je ne sais pas le français aussi bien qu'on le dit.
Cette connaissance fera prononcer votre nom; elle vous donnera du poids dans le
monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui était un esprit
d'ordre; il a fait la cour à Mme la maréchale.
Don Diego Bustos se fit
longtemps expliquer l'affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet.
Il avait une grosse figure de moine avec des moustaches noires, et une gravité
sans pareille; du reste, bon carbonaro.
-- Je comprends, dit-il enfin à
Julien. La maréchale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n'en a-t-elle pas eu?
Avez-vous ainsi quelque espoir de réussir? voilà la question. C'est vous dire
que, pour ma part, j'ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piqué, je me fais
ce raisonnement: souvent elle a de l'humeur, et, comme je vous le raconterai
bientôt, elle n'est pas mal vindicative.
Je ne lui trouve pas ce
tempérament bilieux qui est celui du génie, et jette sur toutes les actions
comme un vernis de passion. C'est au contraire à la façon d'être flegmatique et
tranquille des Hollandais qu'elle doit sa rare beauté et ses couleurs si
fraîches.
Julien s'impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable
de l'Espagnol; de temps en temps, malgré lui, quelques monosyllabes lui
échappaient.
-- Voulez-vous m'écouter? lui dit gravement don Diego
Bustos.
Pardonnez à la furia francese; je suis tout oreille, dit
Julien.
-- La maréchale de Fervaques est donc fort adonnée à la haine;
elle poursuit impitoyablement des gens qu'elle n'a jamais vus, des avocats, de
pauvres diables d'hommes de lettres qui ont fait des chansons comme Collé, vous
savez?
J'ai la marotte D'aimer Marote, etc.
Et Julien dut
essuyer la citation tout entière. L'Espagnol était bien aise de chanter en
français.
Cette divine chanson ne fut jamais écoutée avec plus
d'impatience. Quand elle fut finie:
-- La maréchale, dit don Diego
Bustos, a fait destituer l'auteur de cette chanson:
Un jour l'amour au
cabaret...
Julien frémit qu'il ne voulût la chanter. Il se contenta de
l'analyser. Réellement elle était impie et peu décente.
-- Quand la
maréchale se prit de colère contre cette chanson, dit don Diego, je lui fis
observer qu'une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu'on
publie. Quelques progrès que fassent la piété et la gravité, il y aura toujours
en France une littérature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait ôter à
l'auteur, pauvre diable en demi-solde, une place de dix-huit cents francs:
Prenez garde, lui dis-je, vous avez attaqué ce rimailleur avec vos armes, il
peut vous répondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons
dorés seront pour vous; les gens qui aiment à rire répéteront ses épigrammes.
Savez-vous, monsieur, ce que la maréchale me répondit? -- Pour l'intérêt du
Seigneur tout Paris me verrait marcher au martyre; ce serait un spectacle
nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter la qualité. Ce serait le
plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux.
-- Et
elle les a superbes, s'écria Julien.
-- Je vois que vous êtes
amoureux... Donc, reprit gravement don Diego Bustos, elle n'a pas la
constitution bilieuse qui porte à la vengeance. Si elle aime à nuire pourtant,
c'est qu'elle est malheureuse, je soupçonne là malheur intérieur . Ne
serait-ce point une prude lasse de son métier?
L'Espagnol le regarda en
silence pendant une grande minute.
-- Voilà toute la question,
ajouta-t-il gravement, et c'est de là que vous pouvez tirer quelque espoir. J'y
ai beaucoup réfléchi pendant les deux ans que je me suis porté son très humble
serviteur. Tout votre avenir, monsieur qui êtes amoureux, dépend de ce grand
problème: Est-ce une prude lasse de son métier, et méchante parce qu'elle est
malheureuse?
-- Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond
silence, serait-ce ce que je t'ai dit vingt fois? tout simplement de la vanité
française; c'est le souvenir de son père, le fameux marchand de draps, qui fait
le malheur de ce caractère naturellement morne et sec. Il n'y aurait qu'un
bonheur pour elle, celui d'habiter Tolède, et d'être tourmentée par un
confesseur qui chaque jour lui montrerait l'enfer tout ouvert.
Comme
Julien sortait:
-- Altamira m'apprend que vous êtes des nôtres, lui dit
don Diego, toujours plus grave. Un jour vous nous aiderez à reconquérir notre
liberté, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon que vous
connaissiez le style de la maréchale; voici quatre lettres de sa main.
-- Je vais les copier, s'écria Julien, et vous les rapporter.
--
Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit?
--
Jamais, sur l'honneur! s'écria Julien.
-- Ainsi Dieu vous soit en aide!
ajouta l'Espagnol, et il reconduisit silencieusement, jusque sur l'escalier,
Altamira et Julien.
Cette scène égaya un peu notre héros; il fut sur le
point de sourire. Et voilà le dévot Altamira, se disait-il, qui m'aide dans une
entreprise d'adultère.
Pendant toute la grave conversation de don Diego
Bustos, Julien avait été attentif aux heures sonnées par l'horloge de l'hôtel
d'Aligre.
Celle du dîner approchait, il allait donc revoir Mathilde! Il
rentra, et s'habilla avec beaucoup de soin.
Première sottise, se dit-il
en descendant l'escalier; il faut suivre à la lettre l'ordonnance du prince.
Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus
simple.
Maintenant, pensa-t-il, il s'agit des regards. Il n'était que
cinq heures et demie, et l'on dînait à six. Il eut l'idée de descendre au salon,
qu'il trouva solitaire. A la vue du canapé bleu, il fut ému jusqu'aux larmes ;
bientôt [Variante: il se précipita à genoux et baisa l'endroit où Mathilde
appuyait son bras, il répandit des larmes,] ses joues devinrent brûlantes. Il
faut user cette sensibilité sotte, se dit-il avec colère; elle me trahirait. Il
prit un journal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du
salon au jardin.
Ce ne fut qu'en tremblant et bien caché par un grand
chêne, qu'il osa lever les yeux jusqu'à la fenêtre de Mlle de La Mole. Elle
était hermétiquement fermée; il fut sur le point de tomber, et resta longtemps
appuyé contre le chêne; ensuite, d'un pas chancelant, il alla revoir l'échelle
du jardinier.
Le chaînon, jadis forcé par lui en des circonstances,
hélas! si différentes, n'avait point été raccommodé. Emporté par un mouvement de
folie, Julien le pressa contre ses lèvres.
Après avoir erré longtemps du
salon au jardin, Julien se trouva horriblement fatigué; ce fut un premier succès
qu'il sentit vivement. Mes regards seront éteints et ne me trahiront pas! Peu à
peu, les convives arrivèrent au salon; jamais la porte ne s'ouvrit sans jeter un
trouble mortel dans le coeur de Julien.
On se mit à table. Enfin parut
Mlle de La Mole, toujours fidèle à son habitude de se faire attendre. Elle
rougit beaucoup en voyant Julien; on ne lui avait pas dit son arrivée. D'après
la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains; elles
tremblaient. Troublé lui-même au-delà de toute expression par cette découverte,
il fut assez heureux pour ne paraître que fatigué.
M. de La Mole fit son
éloge. La marquise lui adressa la parole un instant après, et lui fit compliment
sur son air de fatigue. Julien se disait à chaque instant: Je ne dois pas trop
regarder Mlle de La Mole, mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il
faut paraître ce que j'étais réellement huit jours avant mon malheur... Il eut
lieu d'être satisfait du succès et resta au salon. Attentif pour la première
fois envers la maîtresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler
les hommes de sa société et maintenir la conversation vivante.
Sa
politesse fut récompensée: sur les huit heures, on annonça Mme la maréchale de
Fervaques. Julien s'échappa et reparut bientôt, vêtu avec le plus grand soin.
Mme de La Mole lui sut un gré infini de cette marque de respect, et voulut lui
témoigner sa satisfaction, en parlant de son voyage à Mme de Fervaques. Julien
s'établit auprès de la maréchale, de façon à ce que ses yeux ne fussent pas
aperçus de Mathilde. Placé ainsi, suivant toutes les règles de l'art, Mme de
Fervaques fut pour lui l'objet de l'admiration la plus ébahie. C'est par une
tirade sur ce sentiment que commençait la première des cinquante-trois lettres
dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.
La maréchale annonça
qu'elle allait à l'Opéra-Buffa. Julien y courut; il trouva le chevalier de
Beauvoisis, qui l'emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la
chambre, justement à côté de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda
constamment. Il faut, se dit-il, en rentrant à l'hôtel, que je tienne un journal
de siège; autrement j'oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou
trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable! à ne
presque pas penser à Mlle de La Mole.
Mathilde l'avait presque oublié
pendant son voyage. Ce n'est après tout qu'un être commun, pensait-elle, son nom
me rappellera toujours la plus grande faute de ma vie. Il faut revenir de bonne
foi aux idées vulgaires de sagesse et d'honneur; une femme a tout à perdre en
les oubliant. Elle se montra disposée à permettre enfin la conclusion de
l'arrangement avec le marquis de Croisenois, préparé depuis si longtemps. Il
était fou de joie; on l'eût bien étonné en lui disant qu'il y avait de la
résignation au fond de cette manière de sentir de Mathilde, qui le rendait si
fier.
Toutes les idées de Mlle de La Mole changèrent en voyant Julien.
Au vrai, c'est là mon mari, se dit-elle; si je reviens de bonne foi aux idées de
sagesse, c'est évidemment lui que je dois épouser.
Elle s'attendait à
des importunités, à des airs de malheur de la part de Julien; elle préparait ses
réponses: car sans doute, au sortir du dîner, il essaierait de lui adresser
quelques mots. Loin de là, il resta ferme au salon, ses regards ne se tournèrent
pas même vers le jardin, Dieu sait avec quelle peine! Il vaut mieux avoir tout
de suite cette explication, pensa Mlle de La Mole; elle alla seule au jardin,
Julien n'y parut pas. Mathilde vint se promener près des portes-fenêtres du
salon; elle le vit fort occupé à décrire à Mme de Fervaques les vieux châteaux
en ruine qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de
physionomie. Il commençait à ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et
pittoresque qu'on appelle esprit dans certains salons.
Le prince
Korasoff eût été bien fier, s'il se fût trouvé à Paris: cette soirée était
exactement ce qu'il avait prédit.
Il eût approuvé la conduite que tint
Julien les jours suivants.
Une intrigue parmi les membres du
gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus; Mme la maréchale
de Fervaques exigeait que son grand-oncle fût chevalier de l'ordre. Le marquis
de La Mole avait la même prétention pour son beau-père; ils réunirent leurs
efforts, et la maréchale vint presque tous les jours à l'hôtel de La Mole. Ce
fut d'elle que Julien apprit que le marquis allait être ministre: il offrait à
la Camarilla un plan fort ingénieux pour anéantir la Charte, sans
commotion, en trois ans.
Julien pouvait espérer un évêché, si M. de La
Mole arrivait au ministère; mais à ses yeux tous ces grands intérêts s'étaient
comme recouverts d'un voile. Son imagination ne les apercevait plus que
vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L'affreux malheur qui en faisait
un maniaque lui montrait tous les intérêts de la vie dans sa manière d'être avec
Mlle de La Mole. Il calculait qu'après cinq ou six ans de soins, il parviendrait
à s'en faire aimer de nouveau.
Cette tête si froide était, comme on
voit, descendue à l'état de déraison complet. De toutes les qualités qui
l'avaient distingué autrefois, il ne lui restait qu'un peu de fermeté.
Matériellement fidèle au plan de conduite dicté par le prince Korasoff, chaque
soir il se plaçait assez près du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui était
impossible de trouver un mot à dire.
L'effort qu'il s'imposait pour
paraître guéri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son âme, il
restait auprès de la maréchale comme un être à peine animé; ses yeux même, ainsi
que dans l'extrême souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.
Comme la manière de voir de Mme de La Mole n'était jamais qu'une
contre-épreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis
quelques jours elle portait aux nues le mérite de Julien.
CHAPITRE XXVI
L'AMOUR MORAL
There also was
of course in Adeline
That calm patrician polish in the
address,
Which ne'er can pass the equinoctial line
Of any thing
which Nature would express:
Just as a Mandarin finds nothing
fine,
At least his manner suffers not to guess
That any thing he
views can greatly please.
Don Juan. C. XIII, stanza 84
.
Il y a un peu de folie dans la façon de voir de
toute cette famille, pensait la maréchale; ils sont engoués de leur jeune abbé,
qui ne sait qu'écouter avec d'assez beaux yeux, il est vrai.
Julien, de
son côté, trouvait dans les façons de la maréchale un exemple à peu près parfait
de ce calme patricien qui respire une politesse exacte et encore plus
l'impossibilité d'aucune vive émotion. L'imprévu dans les mouvements, le manque
d'empire sur soi-même, eût scandalisé Mme de Fervaques presque autant que
l'absence de majesté envers les inférieurs. Le moindre signe de sensibilité eût
été à ses yeux comme une sorte d' ivresse morale dont il faut rougir, et
qui nuit fort à ce qu'une personne d'un rang élevé se doit à soi-même. Son grand
bonheur était de parler de la dernière chasse du roi, son livre favori les
Mémoires du duc de Saint-Simon , surtout pour la partie généalogique.
Julien savait la place qui, d'après la disposition des lumières,
convenait au genre de beauté de Mme de Fervaques. Il s'y trouvait d'avance, mais
avait grand soin de tourner sa chaise de façon à ne pas apercevoir Mathilde.
Etonnée de cette constance à se cacher d'elle, un jour elle quitta le canapé
bleu et vint travailler auprès d'une petite table voisine du fauteuil de la
maréchale. Julien la voyait d'assez près par-dessous le chapeau de Mme de
Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de son sort, l'effrayèrent d'abord,
[Variante: aperçus de si près,] ensuite le jetèrent violemment hors de son
apathie habituelle; il parla et fort bien.
Il adressait la parole à la
maréchale, mais son but unique était d'agir sur l'âme de Mathilde. Il s'anima de
telle sorte que Mme de Fervaques arriva à ne plus comprendre ce qu'il disait.
C'était un premier mérite. Si Julien eût eu l'idée de le compléter par
quelques phrases de mysticité allemande, de haute religiosité et de jésuitisme,
la maréchale l'eût rangé d'emblée parmi les hommes supérieurs appelés à
régénérer le siècle.
Puisqu'il est d'assez mauvais goût, se disait Mlle
de La Mole, pour parler aussi longtemps et avec tant de feu à Mme de Fervaques,
je ne l'écouterai plus. Pendant toute la fin de cette soirée, elle tint parole,
quoique avec peine.
A minuit, lorsqu'elle prit le bougeoir de sa mère,
pour l'accompagner à sa chambre, Mme de La Mole s'arrêta sur l'escalier pour
faire un éloge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l'humeur; elle
ne pouvait trouver le sommeil. Une idée la calma: ce que je méprise peut encore
faire un homme de grand mérite aux yeux de la maréchale.
Pour Julien, il
avait agi, il était moins malheureux; ses yeux tombèrent par hasard sur le
portefeuille en cuir de Russie où le prince Korasoff avait enfermé les
cinquante-trois lettres d'amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en
note, au bas de la première lettre: On envoie le n°1 huit jours après la
première vue .
Je suis en retard! s'écria Julien, car il y a bien
longtemps que je vois Mme de Fervaques. Il se mit aussitôt à transcrire cette
première lettre d'amour; c'était une homélie remplie de phrases sur la vertu et
ennuyeuse à périr; Julien eut le bonheur de s'endormir à la seconde page.
Quelques heures après, le grand soleil le surprit appuyé sur sa table.
Un des moments les plus pénibles de sa vie était celui où chaque matin, en
s'éveillant, il apprenait son malheur. Ce jour-là, il acheva la copie de
sa lettre presque en riant. Est-il possible, se disait-il, qu'il se soit trouvé
un jeune homme pour écrire ainsi! Il compta plusieurs phrases de neuf lignes. Au
bas de l'original, il aperçut une note au crayon.
On porte ces
lettres soi-même: à cheval, cravate noire, redingote bleue. On remet la lettre
au portier d'un air contrit; profonde mélancolie dans le regard. Si l'on
aperçoit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux furtivement. Adresser la
parole à la femme de chambre.
Tout cela fut exécuté fidèlement.
Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l'hôtel de
Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser écrire à une vertu si célèbre! Je
vais en être traité avec le dernier mépris, et rien ne m'amusera davantage.
C'est au fond la seule comédie à laquelle je puisse être sensible. Oui, couvrir
de ridicule cet être si odieux, que j'appelle moi , m'amusera. Si je m'en
croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire.
Depuis un mois,
le plus beau moment de la vie de Julien était celui où il remettait son cheval à
l'écurie. Korasoff avait expressément défendu de regarder, sous quelque prétexte
que ce fût, la maîtresse qui l'avait quitté. Mais le pas de ce cheval qu'elle
connaissait si bien, la manière avec laquelle Julien frappait de sa cravache à
la porte de l'écurie pour appeler un homme attiraient quelquefois Mathilde
derrière le rideau de sa fenêtre. La mousseline était si légère que Julien
voyait à travers. En regardant d'une certaine façon sous le bord de son chapeau,
il apercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux. Par conséquent, se
disait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n'est point là la regarder.
Le soir, Mme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n'eût
pas reçu la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le matin, il
avait remise à son portier avec tant de mélancolie. La veille, le hasard avait
révélé à Julien le moyen d'être éloquent; il s'arrangea de façon à voir les yeux
de Mathilde. Elle, de son côté, un instant après l'arrivée de la maréchale,
quitta le canapé bleu: c'était déserter sa société habituelle. M. de Croisenois
parut consterné de ce nouveau caprice; sa douleur évidente ôta à Julien ce que
son malheur avait de plus atroce.
Cet imprévu dans sa vie le fit parler
comme un ange; et comme l'amour-propre se glisse même dans les coeurs qui
servent de temple à la vertu la plus auguste: Mme de La Mole a raison, se dit la
maréchale en remontant en voiture, ce jeune prêtre a de la distinction. Il faut
que, les premiers jours, ma présence l'ait intimidé. Dans le fait, tout ce que
l'on rencontre dans cette maison est bien léger; je n'y vois que des vertus
aidées par la vieillesse, et qui avaient grand besoin des glaces de l'âge. Ce
jeune homme aura su voir la différence; il écrit bien; mais je crains fort que
cette demande de l'éclairer de mes conseils qu'il me fait dans sa lettre, ne
soit au fond qu'un sentiment qui s'ignore soi-même.
Toutefois, que de
conversions ont ainsi commencé! Ce qui me fait bien augurer de celle-ci, c'est
la différence de son style avec celui des jeunes gens dont j'ai eu l'occasion de
voir les lettres. Il est impossible de ne pas reconnaître de l'onction, un
sérieux profond et beaucoup de conviction dans la prose de ce jeune lévite; il
aura la douce vertu de Massillon.
CHAPITRE XXVII
LES
PLUS BELLES PLACES DE L'EGLISE
Des services! des talents! du mérite!
bah! soyez d'une coterie.
TELEMAQUE.
Ainsi
l'idée d'évêché était pour la première fois mêlée avec celle de Julien dans la
tête d'une femme qui tôt ou tard devait distribuer les plus belles places de
l'Eglise de France. Cet avantage n'eût guère touché Julien; en cet instant, sa
pensée ne s'élevait à rien d'étranger à son malheur actuel: tout le redoublait;
par exemple, la vue de sa chambre lui était devenue insupportable. Le soir,
quand il rentrait avec sa bougie, chaque meuble, chaque petit ornement lui
semblait prendre une voix pour lui annoncer aigrement quelque nouveau détail de
son malheur.
Ce jour-là, j'ai un travail forcé, se dit-il en rentrant et
avec une vivacité que depuis longtemps il ne connaissait plus: espérons que la
seconde lettre sera aussi ennuyeuse que la première.
Elle l'était
davantage. Ce qu'il copiait lui semblait si absurde, qu'il en vint à transcrire
ligne par ligne, sans songer au sens.
C'est encore plus emphatique, se
disait-il, que les pièces officielles du traité de Munster, que mon professeur
de diplomatie me faisait copier à Londres.
Il se souvint seulement alors
des lettres de Mme de Fervaques dont il avait oublié de rendre les originaux au
grave Espagnol don Diego Bustos. Il les chercha; elles étaient réellement
presque aussi amphigouriques que celles du jeune seigneur russe. Le vague était
complet. Cela voulait tout dire et ne rien dire. C'est la harpe éolienne du
style, pensa Julien. Au milieu des plus hautes pensées sur le néant, sur la
mort, sur l'infini, etc., je ne vois de réel qu'une peur abominable du ridicule.
Le monologue que nous venons d'abréger fut répété pendant quinze jours
de suite. S'endormir en transcrivant une sorte de commentaire de l'Apocalypse,
le lendemain aller porter une lettre d'un air mélancolique, remettre le cheval à
l'écurie avec l'espérance d'apercevoir la robe de Mathilde, travailler, le soir
paraître à l'Opéra quand Mme de Fervaques ne venait pas à l'hôtel de La Mole,
tels étaient les événements monotones de la vie de Julien. Elle avait plus
d'intérêt quand Mme de Fervaques venait chez la marquise; alors il pouvait
entrevoir les yeux de Mathilde sous une aile du chapeau de la maréchale, et il
était éloquent. Ses phrases pittoresques et sentimentales commençaient à prendre
une tournure plus frappante à la fois et plus élégante.
Il sentait bien
que ce qu'il disait était absurde aux yeux de Mathilde, mais il voulait la
frapper par l'élégance de la diction. Plus ce que je dis est faux, plus je dois
lui plaire, pensait Julien; et alors, avec une hardiesse abominable, il
exagérait certains aspects de la nature. Il s'aperçut bien vite que, pour ne pas
paraître vulgaire aux yeux de la maréchale, il fallait surtout se bien garder
des idées simples et raisonnables. Il continuait ainsi, ou abrégeait ses
amplifications suivant qu'il voyait le succès ou l'indifférence dans les yeux
des deux grandes dames auxquelles il fallait plaire.
Au total, sa vie
était moins affreuse que lorsque ses journées se passaient dans l'inaction.
Mais, se disait-il un soir, me voici transcrivant la quinzième de ces
abominables dissertations; les quatorze premières ont été fidèlement remises au
suisse de la maréchale. Je vais avoir l'honneur de remplir toutes les cases de
son bureau. Et cependant elle me traite exactement comme si je n'écrivais pas!
Quelle peut être la fin de tout ceci? Ma constance l'ennuierait-elle autant que
moi? Il faut convenir que ce Russe, ami de Korasoff, et amoureux de la belle
quakeresse de Richemond, fut en son temps un homme terrible; on n'est pas plus
assommant.
Comme tous les êtres médiocres que le hasard met en présence
des manoeuvres d'un grand général, Julien ne comprenait rien à l'attaque
exécutée par le jeune Russe sur le coeur de la belle Anglaise. Les quarante
premières lettres n'étaient destinées qu'à se faire pardonner la hardiesse
d'écrire. Il fallait faire contracter à cette douce personne, qui peut-être
s'ennuyait infiniment, l'habitude de recevoir des lettres peut-être un peu moins
insipides que sa vie de tous les jours.
Un matin, on remit une lettre à
Julien; il reconnut les armes de Mme de Fervaques, et brisa le cachet avec un
empressement qui lui eût semblé bien impossible quelques jours auparavant: ce
n'était qu'une invitation à dîner.
Il courut aux instructions du prince
Korasoff. Malheureusement, le jeune Russe avait voulu être léger comme Dorat, là
où il eût fallu être simple et intelligible; Julien ne put deviner la position
morale qu'il devait occuper au dîner de la maréchale.
Le salon était de
la plus haute magnificence, doré comme la galerie de Diane aux Tuileries, avec
des tableaux à l'huile aux lambris. Il y avait des taches claires dans ces
tableaux. Julien apprit plus tard que les sujets avaient semblé peu décents à la
maîtresse du logis, qui avait fait corriger les tableaux. Siècle moral!
pensa-t-il.
Dans ce salon il remarqua trois des personnages qui avaient
assisté à la rédaction de la note secrète. L'un d'eux, Mgr l'évêque de ***,
oncle de la maréchale, avait la feuille des bénéfices et, disait-on, ne savait
rien refuser à sa nièce. Quel pas immense j'ai fait, se dit Julien en souriant
avec mélancolie, et combien ii m'est indifférent! Me voici dînant avec le fameux
évêque de ***.
Le dîner fut médiocre et la conversation impatientante.
C'est la table d'un mauvais livre, pensait Julien. Tous les plus grands sujets
des pensées des hommes y sont fièrement abordés. Ecoute-t-on trois minutes, on
se demande ce qui l'emporte de l'emphase du parleur ou de son abominable
ignorance.
Le lecteur a sans doute oublié ce petit homme de lettres,
nommé Tanbeau, neveu de l'académicien et futur professeur qui, par ses basses
calomnies, semblait chargé d'empoisonner le salon de l'hôtel de La Mole.
Ce fut par ce petit homme que Julien eut la première idée qu'il se
pourrait bien que Mme de Fervaques, tout en ne répondant pas à ses lettres, vît
avec indulgence le sentiment qui les dictait. L'âme noire de M. Tanbeau était
déchirée en pensant aux succès de Julien; mais comme d'un autre côté, un homme
de mérite, pas plus qu'un sot ne peut être en deux endroits à la fois, si Sorel
devient l'amant de la sublime maréchale, se disait le futur professeur, elle le
placera dans l'Eglise de quelque manière avantageuse, et j'en serai délivré à
l'hôtel de La Mole.
M. l'abbé Pirard adressa aussi à Julien de longs
sermons sur ses succès à l'hôtel de Fervaques. Il y avait jalousie de secte
entre l'austère janséniste et le salon jésuitique, régénérateur et
monarchique de la vertueuse maréchale.
CHAPITRE XXVIII
MANON LESCAUT
Or, une fois qu'il fut bien convaincu de la
sottise et ânerie du prieur, il réussissait assez ordinairement en appelant noir
ce qui était blanc, et blanc ce qui était noir.
LICHTENBERG.
Les instructions russes
prescrivaient impérieusement de ne jamais contredire de vive voix la personne à
qui on écrivait. On ne devait s'écarter, sous aucun prétexte, du rôle de
l'admiration la plus extatique; les lettres partaient toujours de cette
supposition.
Un soir, à l'Opéra, dans la loge de Mme de Fervaques,
Julien portait aux nues le ballet de Manon Lescaut . Sa seule raison pour
parler ainsi, c'est qu'il le trouvait insignifiant.
La maréchale dit que
ce ballet était bien inférieur au roman de l'abbé Prévost.
Comment!
pensa Julien étonné et amusé, une personne d'une si haute vertu vanter un roman!
Mme de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois la semaine, du mépris le
plus complet pour les écrivains qui, au moyen de ces plats ouvrages, cherchent à
corrompre une jeunesse qui n'est, hélas! que trop disposée aux erreurs des sens.
Dans ce genre immoral et dangereux, Manon Lescaut , continua la
maréchale, occupe, dit-on, un des premiers rangs. Les faiblesses et les
angoisses méritées d'un coeur bien criminel y sont, dit-on, dépeintes avec une
vérité qui a de la profondeur; ce qui n'empêche pas votre Bonaparte de prononcer
à Sainte-Hélène que c'est un roman écrit pour des laquais.
Ce mot rendit
toute son activité à l'âme de Julien. On a voulu me perdre auprès de la
maréchale; on lui a dit mon enthousiasme pour Napoléon. Ce fait l'a assez piquée
pour qu'elle cède à la tentation de me le faire sentir. Cette découverte l'amusa
toute la soirée et le rendit amusant. Comme il prenait congé de la maréchale
sous le vestibule de l'Opéra: -- Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu'il ne
faut pas aimer Bonaparte quand on m'aime; on peut tout au plus l'accepter comme
une nécessité imposée par la Providence. Du reste, cet homme n'avait pas l'âme
assez flexible pour sentir les chefs-d'oeuvre des arts.
Quand on
m'aime! se répétait Julien; cela ne veut rien dire, ou veut tout dire. Voilà
des secrets de langage qui manquent à nos pauvres provinciaux. Et il songea
beaucoup à Mme de Rênal, en copiant une lettre immense destinée à la maréchale.
-- Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d'un air d'indifférence
qu'il trouva mal joué, que vous me parliez de Londres et de Richemond
dans une lettre que vous avez écrite hier soir, à ce qu'il semble, au sortir
de l'Opéra?
Julien fut très embarrassé; il avait copié ligne par ligne,
sans songer à ce qu'il écrivait, et apparemment avait oublié de substituer aux
mots Londres et Richemond , qui se trouvaient dans l'original,
ceux de Paris et Saint-Cloud. Il commença deux ou trois phrases, mais sans
possibilité de les achever; il se sentait sur le point de céder au rire fou.
Enfin, en cherchant ses mots, il parvint à cette idée: Exalté par la discussion
des plus sublimes, des plus grands intérêts de l'âme humaine, la mienne, en vous
écrivant, a pu avoir une distraction.
Je produis une impression, se
dit-il, donc je puis m'épargner l'ennui du reste de la soirée. Il sortit en
courant de l'hôtel de Fervaques. Le soir, en revoyant l'original de la lettre
par lui copiée la veille, il arriva bien vite à l'endroit fatal où le jeune
Russe parlait de Londres et de Richemond. Julien fut bien étonné de trouver
cette lettre presque tendre.
C'était le contraste de l'apparente
légèreté de ses propos, avec la profondeur sublime et presque apocalyptique de
ses lettres qui l'avait fait distinguer. La longueur des phrases plaisait
surtout à la maréchale; ce n'est pas là ce style sautillant mis à la mode par
Voltaire, cet homme immoral! Quoique notre héros fît tout au monde pour bannir
toute espèce de bon sens de sa conversation, elle avait encore une couleur
antimonarchique et impie qui n'échappait pas à Mme de Fervaques. Environnée de
personnages éminemment moraux, mais qui souvent n'avaient pas une idée par
soirée, cette dame était profondément frappée de tout ce qui ressemblait à une
nouveauté; mais en même temps, elle croyait se devoir à elle-même d'en être
offensée. Elle appelait ce défaut, garder l'empreinte de la légèreté du
siècle ...
Mais de tels salons ne sont bons à voir que quand on
sollicite. Tout l'ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans
doute partagé par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage.
Pendant tout le temps usurpé dans la vie de Julien par l'épisode
Fervaques, Mlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer à
lui. Son âme était en proie à de violents combats: quelquefois elle se flattait
de mépriser ce jeune homme si triste; mais, malgré elle, sa conversation la
captivait. Ce qui l'étonnait surtout, c'était sa fausseté parfaite; il ne disait
pas un mot à la maréchale qui ne fût un mensonge, ou du moins un déguisement
abominable de sa façon de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur
presque tous les sujets. Ce machiavélisme la frappait. Quelle profondeur! se
disait-elle; quelle différence avec les nigauds emphatiques ou les fripons
communs, tels que M. Tanbeau, qui tiennent le même langage!
Toutefois,
Julien avait des journées affreuses. C'était pour accomplir le plus pénible des
devoirs qu'il paraissait chaque jour dans le salon de la maréchale. Ses efforts
pour jouer un rôle achevaient d'ôter toute force à son âme. Souvent, la nuit, en
traversant la cour immense de l'hôtel de Fervaques, ce n'était qu'à force de
caractère et de raisonnement qu'il parvenait à se maintenir un peu au-dessus du
désespoir.
J'ai vaincu le désespoir au séminaire, se disait-il: pourtant
quelle affreuse perspective j'avais alors! je faisais ou je manquais ma fortune,
dans l'un comme dans l'autre cas, je me voyais obligé de passer toute ma vie en
société intime avec ce qu'il y a sous le ciel de plus méprisable et de plus
dégoûtant. Le printemps suivant, onze petits mois après seulement, j'étais le
plus heureux peut-être des jeunes gens de mon âge.
Mais bien souvent
tous ces beaux raisonnements étaient sans effet contre l'affreuse réalité.
Chaque jour il voyait Mathilde au déjeuner et à dîner. D'après les lettres
nombreuses que lui dictait M. de La Mole, il la savait à la veille d'épouser M.
de Croisenois. Déjà cet aimable jeune homme paraissait deux fois par jour à
l'hôtel de La Mole: l'oeil jaloux d'un amant délaissé ne perdait pas une seule
de ses démarches.
Quand il avait cru voir que Mlle de La Mole traitait
bien son prétendu, en rentrant chez lui, Julien ne pouvait s'empêcher de
regarder ses pistolets avec amour.
Ah! que je serais plus sage, se
disait-il, de démarquer mon linge, et d'aller dans quelque forêt solitaire, à
vingt lieues de Paris, finir cette exécrable vie! Inconnu dans le pays, ma mort
serait cachée pendant quinze jours, et qui songerait à moi après quinze jours! .
Ce raisonnement était fort sage. Mais le lendemain, le bras de Mathilde,
entrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger notre
jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant l'attachaient à la
vie. Eh bien! se disait-il alors, je suivrai jusqu'au bout cette politique
russe. Comment cela finira-t-il?
A l'égard de la maréchale, certes,
après avoir transcrit ces cinquante-trois lettres, je n'en écrirai pas d'autres.
A l'égard de Mathilde, ces six semaines de comédie si pénible, ou ne
changeront rien à sa colère, ou m'obtiendront un instant de réconciliation.
Grand Dieu! j'en mourrais de bonheur! Et il ne pouvait achever sa pensée.
Quand, après une longue rêverie, il parvenait à reprendre son
raisonnement: Donc, se disait-il, j'obtiendrais un jour de bonheur, après quoi
recommenceraient ses rigueurs fondées, hélas! sur le peu de pouvoir que j'ai de
lui plaire, et il ne me resterait plus aucune ressource, je serais ruiné, perdu
à jamais...
Quelle garantie peut-elle me donner avec son caractère?
Hélas! mon peu de mérite répond à tout. Je manquerai d'élégance dans mes
manières, ma façon de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu! Pourquoi
suis-je moi?
CHAPITRE XXIX
L'ENNUI
Se
sacrifier à ses passions, passe; mais à des passions qu'on n'a pas! O triste
XIXe siècle!
GIRODET.
Après avoir lu sans
plaisir d'abord les longues lettres de Julien, Mme de Fervaques commençait à en
être occupée; mais une chose la désolait: Quel dommage que M. Sorel ne soit pas
décidément prêtre! On pourrait l'admettre à une sorte d'intimité; avec cette
croix et cet habit presque bourgeois, on est exposé à des questions cruelles, et
que répondre? Elle n'achevait pas sa pensée: Quelque amie maligne peut supposer
et même répandre que c'est un petit cousin subalterne, parent de mon père,
quelque marchand décoré par la garde nationale.
Jusqu'au moment où elle
avait vu Julien, le plus grand plaisir de Mme de Fervaques avait été d'écrire le
mot maréchale à côté de son nom. Ensuite une vanité de parvenue, maladive
et qui s'offensait de tout, combattit un commencement d'intérêt.
Il me
serait si facile, se disait la maréchale, d'en faire un grand vicaire dans
quelque diocèse voisin de Paris! Mais M. Sorel tout court, et encore petit
secrétaire de M. de La Mole! c'est désolant.
Pour la première fois,
cette âme qui craignait tout , était émue d'un intérêt étranger à ses
prétentions de rang et de supériorité sociale. Son vieux portier remarqua que,
lorsqu'il apportait une lettre de ce beau jeune homme, qui avait l'air si
triste, il était sûr de voir disparaître l'air distrait et mécontent que la
maréchale avait toujours soin de prendre à l'arrivée d'un de ses gens.
L'ennui d'une façon de vivre toute ambitieuse d'effet sur le public,
sans qu'il y eût au fond du coeur jouissance réelle pour ce genre de succès,
était devenu si intolérable depuis qu'on pensait à Julien, que pour que les
femmes de chambre ne fussent pas maltraitées de toute une journée, il suffisait
que pendant la soirée de la veille on eût passé une heure avec ce jeune homme
singulier. Son crédit naissant résista à des lettres anonymes, fort bien faites.
En vain le petit Tanbeau fournit à MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus deux ou
trois calomnies fort adroites et que ces messieurs prirent plaisir à répandre
sans trop se rendre compte de la vérité des accusations. La maréchale, dont
l'esprit n'était pas fait pour résister à ces moyens vulgaires, racontait ses
doutes à Mathilde, et toujours était consolée.
Un jour, après avoir
demandé trois fois s'il y avait des lettres, Mme de Fervaques se décida
subitement à répondre à Julien. Ce fut une victoire de l'ennui. A la seconde
lettre, la maréchale fut presque arrêtée par l'inconvenance d'écrire de sa main
une adresse aussi vulgaire: A M. Sorel, chez M. le marquis de La Mole .
-- Il faut, dit-elle le soir à Julien d'un air fort sec, que vous
m'apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse.
Me
voilà constitué amant valet de chambre, pensa Julien, et il s'inclina en prenant
plaisir à se grimer comme Arsène, le vieux valet de chambre du marquis.
Le soir même il apporta des enveloppes, et le lendemain, de fort bonne
heure, il eut une troisième lettre: il en lut cinq ou six lignes au
commencement, et deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages d'une petite
écriture fort serrée.
Peu à peu on prit la douce habitude d'écrire
presque tous les jours. Julien répondait par des copies fidèles des lettres
russes, et tel est l'avantage du style emphatique: Mme de Fervaques n'était
point étonnée du peu de rapport des réponses avec ses lettres.
Quelle
n'eût pas été l'irritation de son orgueil, si le petit Tanbeau, qui s'était
constitué espion volontaire des démarches de Julien, eût pu lui apprendre que
toutes ses lettres non décachetées étaient jetées au hasard dans le tiroir de
Julien.
Un matin, le portier lui apportait dans la bibliothèque une
lettre de la maréchale; Mathilde rencontra cet homme, vit la lettre et l'adresse
de l'écriture de Julien. Elle entra dans la bibliothèque comme le portier en
sortait; la lettre était encore sur le bord de la table; Julien, fort occupé à
écrire, ne l'avait pas placée dans son tiroir.
-- Voilà ce que je ne
puis souffrir, s'écria Mathilde en s'emparant de la lettre; vous m'oubliez tout
à fait, moi qui suis votre épouse. Votre conduite est affreuse, monsieur.
A ces mots, son orgueil, étonné de l'effroyable inconvenance de sa
démarche, la suffoqua; elle fondit en larmes, et bientôt parut à Julien hors
d'état de respirer.
Surpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien
tout ce que cette scène avait d'admirable et d'heureux pour lui. Il aida
Mathilde à s'asseoir; elle s'abandonnait presque dans ses bras.
Le
premier instant où il s'aperçut de ce mouvement fut de joie extrême. Le second
fut une pensée pour Korasoff: je puis tout perdre par un seul mot.
Ses
bras se raidirent, tant l'effort imposé par la politique était pénible. Je ne
dois pas même me permettre de presser contre mon coeur ce corps souple et
charmant, ou elle me méprise et me maltraite. Quel affreux caractère!
Et
en maudissant le caractère de Mathilde, il l'en aimait cent fois plus; il lui
semblait avoir dans ses bras une reine.
L'impassible froideur de Julien
redoubla le malheur d'orgueil qui déchirait l'âme de Mlle de La Mole. Elle était
loin d'avoir le sang-froid nécessaire pour chercher à deviner dans ses yeux ce
qu'il sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se résoudre à le regarder;
elle tremblait de rencontrer l'expression du mépris.
Assise sur le divan
de la bibliothèque, immobile et la tête tournée du côté opposé à Julien, elle
était en proie aux plus vives douleurs que l'orgueil et l'amour puissent faire
éprouver à une âme humaine. Dans quelle atroce démarche elle venait de tomber!
Il m'était réservé, malheureuse que je suis! de voir repousser les
avances les plus indécentes! et repoussées par qui? ajoutait l'orgueil fou de
douleur, repoussées par un domestique de mon père.
-- C'est ce que je ne
souffrirai pas, dit-elle à haute voix.
Et, se levant avec fureur, elle
ouvrit le tiroir de la table de Julien placée à deux pas devant elle. Elle resta
comme glacée d'horreur en y voyant huit ou dix lettres non ouvertes, semblables
en tout à celle que le portier venait de monter. Sur toutes les adresses, elle
reconnaissait l'écriture de Julien, plus ou moins contrefaite.
-- Ainsi,
s'écria-t-elle hors d'elle-même, non seulement vous êtes bien avec elle, mais
encore vous la méprisez. Vous, un homme de rien, mépriser Mme la maréchale de
Fervaques!
Ah! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant à ses genoux,
méprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privée de ton
amour. Et elle tomba tout à fait évanouie.
La voilà donc, cette
orgueilleuse, à mes pieds! se dit Julien.
CHAPITRE XXX
UNE LOGE AUX BOUFFES
As the blackest sky
Foretells
the heaviest tempest.
Don Juan, C. 1, st. 73
.
Au milieu de tous ces grands mouvements, Julien
était plus étonné qu'heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la
politique russe était sage. Peu parler, peu agir , voilà mon unique moyen
de salut.
Il releva Mathilde, et sans mot dire la replaça sur le divan.
Peu à peu les larmes la gagnèrent.
Pour se donner une contenance, elle
prit dans ses mains les lettres de Mme de Fervaques; elle les décachetait
lentement. Elle eut un mouvement nerveux bien marqué quand elle reconnut
l'écriture de la maréchale. Elle tournait sans les lire les feuilles de ces
lettres; la plupart avaient six pages.
-- Répondez-moi, du moins, dit
enfin Mathilde du ton de voix le plus suppliant, mais sans oser regarder Julien.
Vous savez bien que j'ai de l'orgueil; c'est le malheur de ma position et même
de mon caractère, je l'avouerai; Mme de Fervaques m'a donc enlevé votre coeur...
A-t-elle fait pour vous tous les sacrifices où ce fatal amour m'a entraînée?
Un morne silence fut toute la réponse de Julien. De quel droit,
pensait-il, me demande-t-elle une indiscrétion indigne d'un honnête homme?
Mathilde essaya de lire les lettres; ses yeux remplis de larmes lui en
ôtaient la possibilité.
Depuis un mois elle était malheureuse, mais
cette âme hautaine était loin de s'avouer ses sentiments. Le hasard tout seul
avait amené cette explosion. Un instant la jalousie et l'amour l'avaient emporté
sur l'orgueil. Elle était placée sur le divan et fort près de lui. Il voyait ses
cheveux et son cou d'albâtre; un moment il oublia tout ce qu'il se devait; il
passa le bras autour de sa taille, et la serra presque contre sa poitrine.
Elle tourna la tête vers lui lentement: il fut étonné de l'extrême
douleur qui était dans ses yeux, c'était à ne pas reconnaître leur physionomie
habituelle.
Julien sentit ses forces l'abandonner, tant était
mortellement pénible l'acte de courage qu'il s'imposait.
Ces yeux
n'exprimeront bientôt que le plus froid dédain, se dit Julien, si je me laisse
entraîner au bonheur de l'aimer. Cependant, d'une voix éteinte et avec des
paroles qu'elle avait à peine la force d'achever, elle lui répétait en ce moment
l'assurance de tous ses regrets pour des démarches que trop d'orgueil avait pu
conseiller.
-- J'ai aussi de l'orgueil, lui dit Julien d'une voix à
peine formée, et ses traits peignaient le point extrême de l'abattement
physique.
Mathilde se retourna vivement vers lui. Entendre sa voix était
un bonheur à l'espérance duquel elle avait presque renoncé. En ce moment, elle
ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle eût voulu trouver des
démarches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu'à quel point elle
l'adorait et se détestait elle-même.
-- C'est probablement à cause de
cet orgueil, continua Julien, que vous m'avez distingué un instant; c'est
certainement à cause de cette fermeté courageuse et qui convient à un homme que
vous m'estimez en ce moment. Je puis avoir de l'amour pour la maréchale...
Mathilde tressaillit; ses yeux prirent une expression étrange. Elle
allait entendre prononcer son arrêt. Ce mouvement n'échappa point à Julien; il
sentit faiblir son courage.
Ah! se disait-il en écoutant le son des
vaines paroles que prononçait sa bouche, comme il eût fait un bruit étranger; si
je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas!
-- Je puis avoir de l'amour pour la maréchale, continuait-il... et sa
voix s'affaiblissait toujours; mais certainement, je n'ai de son intérêt pour
moi aucune preuve décisive...
Mathilde le regarda: il soutint ce regard,
du moins il espéra que sa physionomie ne l'avait pas trahi. Il se sentait
pénétré d'amour jusque dans les replis les plus intimes de son coeur. Jamais il
ne l'avait adorée à ce point; il était presque aussi fou que Mathilde. Si elle
se fût trouvée assez de sang-froid et de courage pour manoeuvrer, il fût tombé à
ses pieds, en abjurant toute vaine comédie. Il eut assez de force pour pouvoir
continuer à parler. Ah! Korasoff, s'écria-t-il intérieurement, que n'êtes-vous
ici! quel besoin j'aurais d'un mot pour diriger ma conduite! Pendant ce temps sa
voix disait:
-- A défaut de tout autre sentiment, la reconnaissance
suffirait pour m'attacher à la maréchale; elle m'a montré de l'indulgence, elle
m'a consolé quand on me méprisait... Je puis ne pas avoir une foi illimitée en
de certaines apparences extrêmement flatteuses sans doute, mais peut-être aussi
bien peu durables.
-- Ah! grand Dieu! s'écria Mathilde.
-- Eh
bien! quelle garantie me donnerez-vous? reprit Julien avec un accent vif et
ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la
diplomatie. Quelle garantie, quel dieu me répondra que la position que vous
semblez disposée à me rendre en cet instant vivra plus de deux jours?
--
L'excès de mon amour et de mon malheur si vous ne m'aimez plus, lui dit-elle en
lui prenant les mains et se tournant vers lui.
Le mouvement violent
qu'elle venait de faire avait un peu déplacé sa pèlerine: Julien apercevait ses
épaules charmantes. Ses cheveux un peu dérangés lui rappelèrent un souvenir
délicieux...
Il allait céder. Un mot imprudent, se dit-il, et je fais
recommencer cette longue suite de journées passées dans le désespoir. Mme de
Rênal trouvait des raisons pour faire ce que son coeur lui dictait: cette jeune
fille du grand monde ne laisse son coeur s'émouvoir que lorsqu'elle s'est prouvé
par bonnes raisons qu'il doit être ému.
Il vit cette vérité en un clin
d'oeil, et, en un clin d'oeil aussi, retrouva du courage.
Il retira ses
mains que Mathilde pressait dans les siennes et avec un respect marqué,
s'éloigna un peu d'elle. Un courage d'homme ne peut aller plus loin. Il s'occupa
ensuite à réunir toutes les lettres de Mme de Fervaques qui étaient éparses sur
le divan, et ce fut avec l'apparence d'une politesse extrême et si cruelle en ce
moment qu'il ajouta:
-- Mademoiselle de La Mole daignera me permettre de
réfléchir sur tout ceci.
Il s'éloigna rapidement et quitta la
bibliothèque; elle l'entendit refermer successivement toutes les portes.
Le monstre n'est point troublé, se dit-elle...
Mais que dis-je,
monstre! il est sage, prudent, bon; c'est moi qui ai plus de torts qu'on n'en
pourrait imaginer.
Cette manière de voir dura. Mathilde fut presque
heureuse ce jour-là, car elle fut toute à l'amour; on eût dit que jamais cette
âme n'avait été agitée par l'orgueil, et quel orgueil!
Elle tressaillit
d'horreur quand, le soir au salon, un laquais annonça Mme de Fervaques; la voix
de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put soutenir la vue de la maréchale et
s'éloigna rapidement. Julien, peu enorgueilli de sa pénible victoire, avait
craint ses propres regards, et n'avait pas dîné à l'hôtel de La Mole.
Son amour et son bonheur augmentaient rapidement à mesure qu'il
s'éloignait du moment de la bataille; il en était déjà à se blâmer. Comment
ai-je pu lui résister! se disait-il; si elle allait ne plus m'aimer! un moment
peut changer cette âme altière, et il faut convenir que je l'ai traitée d'une
façon affreuse.
Le soir, il sentit bien qu'il fallait absolument
paraître aux Bouffes dans la loge de Mme de Fervaques. Elle l'avait expressément
invité: Mathilde ne manquerait pas de savoir sa présence ou son absence impolie.
Malgré l'évidence de ce raisonnement, il n'eut pas la force, au commencement de
la soirée, de se plonger dans la société. En parlant, il allait perdre la moitié
de son bonheur.
Dix heures sonnèrent: il fallut absolument se montrer.
Par bonheur, il trouva la loge de la maréchale remplie de femmes, et fut
relégué près de la porte, et tout à fait caché par les chapeaux. Cette position
lui sauva un ridicule; les accents divins du désespoir de Caroline dans le
Matrimonio segreto le firent fondre en larmes. Mme de Fervaques vit ces
larmes; elles faisaient un tel contraste avec la mâle fermeté de sa physionomie
habituelle, que cette âme de grande dame dès longtemps saturée de tout ce que la
fierté de parvenue a de plus corrodant en fut touchée. Le peu qui restait
chez elle d'un coeur de femme la porta à parler. Elle voulut jouir du son de sa
voix en ce moment.
-- Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle,
elles sont aux troisièmes. A l'instant Julien se pencha dans la salle en
s'appuyant assez impoliment sur le devant de la loge: il vit Mathilde; ses yeux
étaient brillants de larmes.
Et cependant ce n'est pas leur jour
d'Opéra, pensa Julien; quel empressement!
Mathilde avait décidé sa mère
à venir aux Bouffes, malgré l'inconvenance du rang de la loge qu'une
complaisante de la maison s'était empressée de leur offrir. Elle voulait voir si
Julien passerait cette soirée avec la maréchale.
CHAPITRE XXXI
LUI FAIRE PEUR
Voilà donc le beau miracle de votre
civilisation! De l'amour vous avez fait une affaire ordinaire.
BARNAVE.
Julien courut dans la loge de Mme de
La Mole. Ses yeux rencontrèrent d'abord les yeux en larmes de Mathilde; elle
pleurait sans nulle retenue, il n'y avait là que des personnages subalternes,
l'amie qui avait prêté la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa
sa main sur celle de Julien; elle avait comme oublié toute crainte de sa mère.
Presque étouffée par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot: Des
garanties!
Au moins, que je ne lui parle pas, se disait Julien fort
ému lui-même, et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous
prétexte du lustre qui éblouit le troisième rang de loges. Si je parle, elle ne
peut plus douter de l'excès de mon émotion, le son de ma voix me trahira, tout
peut être perdu encore.
Ses combats étaient bien plus pénibles que le
matin, son âme avait eu le temps de s'émouvoir. Il craignait de voir Mathilde se
piquer de vanité. Ivre d'amour et de volupté, il prit sur lui de ne pas lui
parler.
C'est, selon moi, l'un des plus beaux traits de son caractère;
un être capable d'un tel effort sur lui-même peut aller loin, si fata sinant
.
Mlle de La Mole insista pour ramener Julien à l'hôtel. Heureusement
il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-à-vis d'elle, lui parla
constamment et empêcha qu'il ne pût dire un mot à sa fille. On eût pensé que la
marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus de tout perdre par
l'excès de son émotion, il s'y livrait avec folie.
Oserai-je dire qu'en
rentrant dans sa chambre, Julien se jeta à genoux et couvrit de baisers les
lettres d'amour données par le prince Korasoff?
O grand homme! que ne te
dois-je pas? s'écria-t-il dans sa folie.
Peu à peu quelque sang-froid
lui revint. Il se compara à un général qui vient de gagner à demi une grande
bataille. L'avantage est certain, immense, se dit-il; mais que se passera-t-il
demain? un instant peut tout perdre.
Il ouvrit d'un mouvement passionné
les Mémoires dictés à Sainte-Hélène par Napoléon, et pendant deux longues
heures se força à les lire; ses yeux seuls lisaient, n'importe, il s'y forçait.
Pendant cette singulière lecture, sa tête et son coeur, montés au niveau de tout
ce qu'il y a de plus grand, travaillaient à son insu. Ce coeur est bien
différent de celui de Mme de Rênal, se disait-il, mais il n'allait pas plus
loin.
LUI FAIRE PEUR, s'écria-t-il tout à coup en jetant le livre au
loin. L'ennemi ne m'obéira qu'autant que je lui ferai peur, alors il n'osera me
mépriser.
Il se promenait dans sa petite chambre, ivre de joie. A la
vérité, ce bonheur était plus d'orgueil que d'amour.
Lui faire peur! se
répétait-il fièrement, et il avait raison d'être fier. Même dans ses moments les
plus heureux, Mme de Rênal doutait toujours que mon amour fût égal au sien. Ici,
c'est un démon que je subjugue, donc il faut subjuguer .
Il
savait bien que le lendemain dès huit heures du matin, Mathilde serait à la
bibliothèque; il n'y parut qu'à neuf heures, brûlant d'amour, mais sa tête
dominait son coeur. Une seule minute peut-être ne se passa pas sans qu'il ne se
répétât: La tenir toujours occupée de ce grand doute: M'aime-t-il?Sa brillante
position, les flatteries de tout ce qui lui parle la portent un peu trop
à se rassurer.
Il la trouva pâle, calme, assise sur le divan, mais
hors d'état apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main:
-- Ami, je t'ai offensé, il est vrai; tu peux être fâché contre moi?...
Julien ne s'attendait pas à ce ton si simple. Il fut sur le point de se
trahir.
-- Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle après un
silence qu'elle avait espéré voir rompre; il est juste. Enlevez-moi, partons
pour Londres... Je serai perdue à jamais, déshonorée...
Elle eut le
courage de retirer sa main à Julien pour s'en couvrir les yeux. Tous les
sentiments de retenue et de vertu féminine étaient rentrés dans cette âme...
-- Eh bien! déshonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir, c'est une
garantie .
Hier j'ai été heureux, parce que j'ai eu le courage d'être
sévère avec moi-même, pensa Julien. Après un petit moment de silence, il eut
assez d'empire sur son coeur pour dire d'un ton glacial:
-- Une fois en
route pour Londres, une fois déshonorée, pour me servir de vos expressions, qui
me répond que vous m'aimerez? que ma présence dans la chaise de poste ne vous
semblera point importune? Je ne suis pas un monstre, vous avoir perdue dans
l'opinion ne sera pour moi qu'un malheur de plus. Ce n'est pas votre position
avec le monde qui fait obstacle, c'est par malheur votre caractère. Pouvez-vous
vous répondre à vous-même que vous m'aimerez huit jours?
(Ah! qu'elle
m'aime huit jours, huit jours seulement, se disait tout bas Julien, et j'en
mourrai de bonheur. Que m'importe l'avenir, que m'importe la vie? et ce bonheur
divin peut commencer en cet instant si je veux, il ne dépend que de moi!)
Mathilde le vit pensif.
-- Je suis donc tout à fait indigne de
vous, dit-elle en lui prenant la main.
Julien l'embrassa, mais à
l'instant la main de fer du devoir saisit son coeur. Si elle voit combien je
l'adore, je la perds. Et, avant de quitter ses bras, il avait repris toute la
dignité qui convient à un homme.
Ce jour-là et les suivants, il sut
cacher l'excès de sa félicité; il y eut des moments où il se refusait jusqu'au
plaisir de la serrer dans ses bras.
Dans d'autres instants, le délire du
bonheur l'emportait sur tous les conseils de la prudence.
C'était auprès
d'un berceau de chèvrefeuilles disposé pour cacher l'échelle, dans le jardin,
qu'il avait coutume d'aller se placer pour regarder de loin la persienne de
Mathilde, et pleurer son inconstance. Un fort grand chêne était tout près, et le
tronc de cet arbre l'empêchait d'être vu des indiscrets.
Passant avec
Mathilde dans ce même lieu qui lui rappelait si vivement l'excès de son malheur,
le contraste du désespoir passé et de la félicité présente fut trop fort pour
son caractère; des larmes inondèrent ses yeux, et, portant à ses lèvres la main
de son amie:
-- Ici, je vivais en pensant à vous; ici, je regardais
cette persienne, j'attendais des heures entières le moment fortuné où je verrais
cette main l'ouvrir...
Sa faiblesse fut complète. Il lui peignit avec
ces couleurs vraies, qu'on n'invente point, l'excès de son désespoir d'alors. De
courtes interjections témoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser
cette peine atroce...
Que fais-je, grand Dieu! se dit Julien revenant à
lui tout à coup. Je me perds.
Dans l'excès de son alarme, il crut déjà
voir moins d'amour dans les yeux de Mlle de La Mole. C'était une illusion; mais
la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d'une pâleur mortelle. Ses
yeux s'éteignirent un instant, et l'expression d'une hauteur non exempte de
méchanceté succéda bientôt à celle de l'amour le plus vrai et le plus abandonné.
-- Qu'avez-vous donc mon ami? lui dit Mathilde avec tendresse et
inquiétude.
-- Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens à vous. Je me
le reproche, et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir.
Vous m'aimez, vous m'êtes dévouée, et je n'ai pas besoin de faire des phrases
pour vous plaire.
-- Grand Dieu! ce sont des phrases que tout ce que
vous me dites de ravissant depuis dix minutes?
-- Et je me les reproche
vivement, chère amie. Je les ai composées autrefois pour une femme qui m'aimait
et m'ennuyait... C'est le défaut de mon caractère, je me dénonce moi-même à
vous, pardonnez-moi.
Des larmes amères inondaient les joues de Mathilde.
-- Dès que par quelque nuance qui m'a choqué, j'ai un moment de rêverie
forcée, continuait Julien, mon exécrable mémoire, que je maudis en ce moment,
m'offre une ressource et j'en abuse.
-- Je viens donc de tomber à mon
insu dans quelque action qui vous aura déplu? dit Mathilde avec une naïveté
charmante.
-- Un jour, je m'en souviens, passant près de ces
chèvrefeuilles, vous avez cueilli une fleur, M. de Luz vous l'a prise, et vous
la lui avez laissée. J'étais à deux pas.
-- M. de Luz? c'est impossible,
reprit Mathilde, avec la hauteur qui lui était si naturelle: je n'ai point ces
façons.
-- J'en suis sûr, répliqua vivement Julien.
-- Eh bien!
il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux tristement. Elle savait
positivement que depuis bien des mois elle n'avait pas permis une telle action à
M. de Luz.
Julien la regarda avec une tendresse inexprimable: Non, se
dit-il, elle ne m'aime pas moins .
Elle lui reprocha le soir, en
riant, son goût pour Mme de Fervaques:
-- Un bourgeois aimer une
parvenue! Les coeurs de cette espèce sont peut-être les seuls que mon Julien ne
puisse rendre fous. Elle avait fait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant
avec ses cheveux.
Dans le temps qu'il se croyait méprisé de Mathilde,
Julien était devenu l'un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il
un avantage sur les gens de cette espèce; une fois sa toilette arrangée, il n'y
songeait plus.
Une chose piquait Mathilde, Julien continuait à copier
les lettres russes, et à les envoyer à la maréchale.
CHAPITRE
XXXII
LE TIGRE
Hélas! pourquoi ces choses et non pas
d'autres?
BEAUMARCHAIS.
Un voyageur anglais
raconte l'intimité où il vivait avec un tigre; il l'avait élevé et le caressait,
mais toujours sur sa table tenait un pistolet armé.
Julien ne
s'abandonnait à l'excès de son bonheur que dans les instants où Mathilde ne
pouvait en lire l'expression dans ses yeux. Il s'acquittait avec exactitude du
devoir de lui dire de temps à autre quelque mot dur.
Quand la douceur de
Mathilde, qu'il observait avec étonnement, et l'excès de son dévouement étaient
sur le point de lui ôter tout empire sur lui-même, il avait le courage de la
quitter brusquement.
Pour la première fois Mathilde aima.
La
vie, qui toujours pour elle s'était traînée à pas de tortue, volait maintenant.
Comme il fallait cependant que l'orgueil se fît jour de quelque façon,
elle voulait s'exposer avec témérité à tous les dangers que son amour pouvait
lui faire courir. C'était Julien qui avait de la prudence; et c'était seulement
quand il était question de danger qu'elle ne cédait pas à sa volonté; mais
soumise et presque humble avec lui, elle n'en montrait que plus de hauteur
envers tout ce qui dans la maison l'approchait, parents ou valets.
Le
soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien pour lui
parler en particulier et longtemps.
Le petit Tanbeau s'établissant un
jour à côté d'eux, elle le pria d'aller lui chercher dans la bibliothèque le
volume de Smollett où se trouve la révolution de 1688; et comme il hésitait:
-- Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une expression
d'insultante hauteur qui fut un baume pour l'âme de Julien.
-- Avez-vous
remarqué le regard de ce petit monstre? lui dit-il.
-- Son oncle a dix
ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le ferais chasser à
l'instant.
Sa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc.,
parfaitement polie pour la forme, n'était guère moins provocante au fond.
Mathilde se reprochait vivement toutes les confidences faites jadis à Julien, et
d'autant plus qu'elle n'osait lui avouer qu'elle avait exagéré les marques
d'intérêt presque tout à fait innocentes dont ces messieurs avaient été l'objet.
Malgré les plus belles résolutions, sa fierté de femme l'empêchait tous
les jours de dire à Julien: C'est parce que je parlais à vous que je trouvais du
plaisir à décrire la faiblesse que j'avais de ne pas retirer ma main, lorsque M.
de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre venait à l'effleurer un
peu.
Aujourd'hui, à peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques
instants, qu'elle se trouvait avoir une question à faire à Julien, et c'était un
prétexte pour le retenir auprès d'elle.
Elle se trouva enceinte et
l'apprit avec joie à Julien.
-- Maintenant douterez-vous de moi?
N'est-ce pas une garantie? Je suis votre épouse à jamais.
Cette annonce
frappa Julien d'un étonnement profond. Il fut sur le point d'oublier le principe
de sa conduite. Comment être volontairement froid et offensant envers cette
pauvre jeune fille qui se perd pour moi? Avait-elle l'air un peu souffrant, même
les jours où la sagesse faisait entendre sa voix terrible, il ne se trouvait
plus le courage de lui adresser un de ces mots cruels si indispensables, selon
son expérience, à la durée de leur amour.
-- Je veux écrire à mon père,
lui dit un jour Mathilde; c'est plus qu'un père pour moi; c'est un ami: comme
tel je trouverais indigne de vous et de moi de chercher à le tromper, ne fût-ce
qu'un instant.
-- Grand Dieu! qu'allez-vous faire? dit Julien effrayé.
-- Mon devoir, répondit-elle avec des yeux brillants de joie.
Elle se trouvait plus magnanime que son amant.
-- Mais il me
chassera avec ignominie!
-- C'est son droit, il faut le respecter. Je
vous donnerai le bras et nous sortirons par la porte cochère, en plein midi.
Julien étonné la pria de différer d'une semaine.
-- Je ne puis,
répondit-elle, l'honneur parle, j'ai vu le devoir, il faut le suivre, et à
l'instant.
-- Eh bien! je vous ordonne de différer, dit enfin Julien.
Votre honneur est à couvert, je suis votre époux. Notre état à tous les deux va
être changé par cette démarche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C'est
aujourd'hui mardi; mardi prochain c'est le jour du duc de Retz; le soir, quand
M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre fatale... Il ne pense
qu'à vous faire duchesse, j'en suis certain, jugez de son malheur!
--
Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?
-- Je puis avoir pitié de mon
bienfaiteur, être navré de lui nuire; mais je ne crains et ne craindrai jamais
personne.
Mathilde se soumit. Depuis qu'elle avait annoncé son nouvel
état à Julien, c'était la première fois qu'il lui parlait avec autorité; jamais
il ne l'avait tant aimée. C'était avec bonheur que la partie tendre de son âme
saisissait le prétexte de l'état où se trouvait Mathilde pour se dispenser de
lui adresser des mots cruels. L'aveu à M. de La Mole l'agita profondément.
Allait-il être séparé de Mathilde? et avec quelque douleur qu'elle le vît
partir, un mois après son départ, songerait-elle à lui?
Il avait une
horreur presque égale des justes reproches que le marquis pouvait lui adresser.
Le soir, il avoua à Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite
égaré par son amour il fit l'aveu du premier.
Elle changea de couleur.
-- Réellement, lui dit-elle, six mois passés loin de moi seraient un
malheur pour vous!
-- Immense, le seul au monde que je voie avec
terreur.
Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son rôle avec
tant d'application, qu'il était parvenu à lui faire penser qu'elle était celle
des deux qui avait le plus d'amour.
Le mardi fatal arriva. A minuit, en
rentrant, le marquis trouva une lettre avec l'adresse qu'il fallait pour qu'il
l'ouvrît lui-même, et seulement quand il serait sans témoins.
« MON
PERE,
« Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus
que ceux de la nature. Après mon mari, vous êtes et serez toujours l'être qui me
sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe à la peine que je
vous cause, mais pour que ma honte ne soit pas publique, pour vous laisser le
temps de délibérer et d'agir, je n'ai pu différer plus longtemps l'aveu que je
vous dois. Si votre amitié, que je sais être extrême pour moi, veut m'accorder
une petite pension, j'irai m'établir où vous voudrez, en Suisse, par exemple,
avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconnaîtra votre
fille dans Mme Sorel, belle-fille d'un charpentier de Verrières. Voilà ce nom
qui m'a fait tant de peine à écrire. Je redoute pour Julien votre colère, si
juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon père; mais je le savais en
l'aimant; car c'est moi qui l'ai aimé la première, c'est moi qui l'ai séduit. Je
tiens de vous [Variante: et de nos aïeux] une âme trop élevée pour arrêter mon
attention à ce qui est ou me semble vulgaire. C'est en vain que dans le dessein
de vous plaire j'ai songé à M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous placé le vrai
mérite sous mes yeux? Vous me l'avez dit vous-même à mon retour d'Hyères: ce
jeune Sorel est le seul être qui m'amuse; le pauvre garçon est aussi affligé que
moi, s'il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis
empêcher que vous ne soyez irrité comme père; mais aimez-moi toujours comme ami.
« Julien me respectait. S'il me parlait quelquefois, c'était uniquement
à cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle de son
caractère le porte à ne jamais répondre qu'officiellement à tout ce qui est
tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inné de la différence des
positions sociales. C'est moi, je l'avoue, en rougissant, à mon meilleur ami, et
jamais un tel aveu ne sera fait à un autre, c'est moi qui un jour au jardin lui
ai serré le bras.
« Après vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous
irrité contre lui? Ma faute est irréparable. Si vous l'exigez, c'est par moi que
passeront les assurances de son profond respect et de son désespoir de vous
déplaire. Vous ne le verrez point; mais j'irai le rejoindre où il voudra. C'est
son droit, c'est mon devoir, il est le père de mon enfant. Si votre bonté veut
bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec
reconnaissance: sinon Julien compte s'établir à Besançon où il commencera le
métier de maître de latin et de littérature. De quelque bas degré qu'il parte,
j'ai la certitude qu'il s'élèvera. Avec lui je ne crains pas l'obscurité. S'il y
a révolution, je suis sûre pour lui d'un premier rôle. Pourriez-vous en dire
autant d'aucun de ceux qui ont demandé ma main? Ils ont de belles terres! Je ne
puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien
atteindrait une haute position même sous le régime actuel, s'il avait un million
et la protection de mon père... »
Mathilde, qui savait que le marquis
était un homme tout de premier mouvement, avait écrit huit pages.
Que
faire? se disait Julien, [Variante: en se promenant à minuit dans le jardin]
pendant que M. de La Mole lisait cette lettre; où est 1° mon devoir, 2° mon
intérêt? Ce que je lui dois est immense: j'eusse été sans lui un coquin
subalterne, et pas assez coquin pour n'être pas haï et persécuté par les autres.
Il m'a fait un homme du monde. Mes coquineries nécessaires seront 1° plus
rares, 2° moins ignobles. Cela est plus que s'il m'eût donné un million. Je lui
dois cette croix et l'apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair.
S'il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu'est-ce qu'il
écrirait?...
Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de
chambre de M. de La Mole.
-- Le marquis vous demande à l'instant vêtu ou
non vêtu.
Le valet ajouta à voix basse, en marchant à côté de Julien:
-- M. le marquis est hors de lui, prenez garde à vous.
CHAPITRE XXXIII
L'ENFER DE LA FAIBLESSE
En
taillant ce diamant, un lapidaire malhabile lui a ôté quelques-unes de ses plus
vives étincelles. Au Moyen Age, que dis-je? encore sous Richelieu, le Français
avait la force de vouloir.
MIRABEAU.
Julien
trouva le marquis furieux: pour la première fois de sa vie, peut-être, ce
seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes les injures qui lui
vinrent à la bouche. Notre héros fut étonné, impatienté, mais sa reconnaissance
n'en fut point ébranlée. Que de beaux projets depuis longtemps chéris au fond de
sa pensée le pauvre homme voit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui
répondre, mon silence augmenterait sa colère. La réponse fut fournie par le rôle
de Tartufe.
-- Je ne suis pas un ange... Je vous ai bien servi,
vous m'avez payé avec générosité... J'étais reconnaissant, mais j'ai vingt-deux
ans... Dans cette maison, ma pensée n'était comprise que de vous, et de cette
personne aimable...
-- Monstre! s'écria le marquis. Aimable! aimable! Le
jour où vous l'avez trouvée aimable, vous deviez fuir.
-- Je l'ai tenté;
alors, je vous demandai de partir pour le Languedoc.
Las de se promener
avec fureur, le marquis, dompté par la douleur, se jeta dans un fauteuil; Julien
l'entendit se dire à demi-voix: Ce n'est point là un méchant homme.
--
Non, je ne le suis pas pour vous, s'écria Julien en tombant à ses genoux. Mais
il eut une honte extrême de ce mouvement, et se releva bien vite.
Le
marquis était réellement égaré. A la vue de ce mouvement il recommença à
l'accabler d'injures atroces et dignes d'un cocher de fiacre. La nouveauté de
ces jurons était peut-être une distraction.
-- Quoi! ma fille
s'appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas duchesse! Toutes les fois que
ces deux idées se présentaient aussi nettement, M. de La Mole était torturé et
les mouvements de son âme n'étaient plus volontaires. Julien craignit d'être
battu.
Dans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commençait à
s'accoutumer à son malheur, il adressait à Julien des reproches assez
raisonnables:
-- Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il... Votre
devoir était de fuir... Vous êtes le dernier des hommes...
Julien
s'approcha de la table et écrivit:
« Depuis longtemps la vie m'est
insupportable, j'y mets un terme. Je prie monsieur le marquis d'agréer, avec
l'expression d'une reconnaissance sans bornes, mes excuses de l'embarras que ma
mort dans son hôtel peut causer. »
-- Que monsieur le marquis daigne
parcourir ce papier... Tuez-moi, dit Julien, ou faites-moi tuer par votre valet
de chambre. Il est une heure du matin, je vais me promener au jardin vers le mur
du fond.
-- Allez à tous les diables, lui cria le marquis comme il s'en
allait.
-- Je comprends, pensa Julien; il ne serait pas fâché de me voir
épargner la façon de ma mort à son valet de chambre... Qu'il me tue, à la bonne
heure, c'est une satisfaction que je lui offre... Mais, parbleu, j'aime la
vie... Je me dois à mon fils.
Cette idée, qui pour la première fois
paraissait aussi nettement à son imagination, l'occupa tout entier après les
premières minutes de promenade données au sentiment du danger.
Cet
intérêt si nouveau en fit un être prudent. Il me faut des conseils pour me
conduire avec cet homme fougueux... Il n'a aucune raison, il est capable de
tout. Fouqué est trop éloigné, d'ailleurs il ne comprendrait pas les sentiments
d'un coeur tel que celui du marquis.
Le comte Altamira... Suis-je sûr
d'un silence éternel? Il ne faut pas que ma demande de conseils soit une action,
et complique ma position. Hélas! il ne me reste que le sombre abbé Pirard... Son
esprit est rétréci par le jansénisme... Un coquin de jésuite connaîtrait le
monde, et serait mieux mon fait... M. Pirard est capable de me battre, au seul
énoncé du crime.
Le génie de Tartufe vint au secours de Julien: Eh bien,
j'irai me confesser à lui. Telle fut la dernière résolution qu'il prit au jardin
après s'être promené deux grandes heures. Il ne pensait plus qu'il pouvait être
surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait.
Le lendemain, de
très grand matin, Julien était à plusieurs lieues de Paris, frappant à la porte
du sévère janséniste. Il trouva, à son grand étonnement, qu'il n'était point
trop surpris de sa confidence.
-- J'ai peut-être des reproches à me
faire, se disait l'abbé plus soucieux qu'irrité. J'avais cru deviner cet amour.
Mon amitié pour vous, petit malheureux, m'a empêché d'avertir le père...
-- Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien.
(Il aimait l'abbé
en ce moment, et une scène lui eût été fort pénible.)
-- Je vois trois
partis, continua Julien: 1° M. de La Mole peut me faire donner la mort; et il
raconta la lettre de suicide qu'il avait laissée au marquis; 2° Me faire tirer
au blanc par le comte Norbert, qui me demanderait un duel.
-- Vous
accepteriez? dit l'abbé furieux, et se levant.
-- Vous ne me laissez pas
achever. Certainement je ne tirerais jamais sur le fils de mon bienfaiteur.
3° Il peut m'éloigner. S'il me dit: Allez à Edimbourg, à New-York,
j'obéirai. Alors on peut cacher la position de Mlle de La Mole; mais je ne
souffrirai point qu'on supprime mon fils.
-- Ce sera là, n'en doutez
point, la première idée de cet homme corrompu...
A Paris, Mathilde était
au désespoir. Elle avait vu son père vers les sept h eures. Il lui avait montré
la lettre de Julien, elle tremblait qu'il n'eût trouvé noble de mettre fin à sa
vie: Et sans ma permission? se disait-elle avec une douleur qui était de la
colère.
-- S'il est mort, je mourrai, dit-elle à son père. C'est vous
qui serez cause de sa mort... Vous vous en réjouirez peut-être... Mais je le
jure à ses mânes, d'abord je prendrai le deuil, et serai publiquement Mme
veuve Sorel ; j'enverrai mes billets de faire-part, comptez là-dessus... Vous
ne me trouverez ni pusillanime ni lâche.
Son amour allait jusqu'à la
folie. A son tour, M. de La Mole fut interdit.
Il commença à voir les
événements avec quelque raison. Au déjeuner, Mathilde ne parut point. Le marquis
fut délivré d'un poids immense, et surtout flatté, quand il s'aperçut qu'elle
n'avait rien dit à sa mère.
[Variante : Vers les midi Julien arriva. On
entendit le pas du cheval retentir dans la cour. Julien descendit.] Julien
descendait de cheval. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses bras presque
à la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas très reconnaissant de ce
transport, il sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue conférence
avec l'abbé Pirard. Son imagination était éteinte par le calcul des possibles.
Mathilde, les larmes aux yeux, lui apprit qu'elle avait vu sa lettre de suicide.
--Mon père peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir à l'instant
même pour Villequier. Remontez à cheval, sortez de l'hôtel avant qu'on ne se
lève de table.
Comme Julien ne quittait point l'air étonné et froid,
elle eut un accès de larmes.
-- Laisse-moi conduire nos affaires,
s'écria-t-elle avec transport, et en le serrant dans ses bras. Tu sais bien que
ce n'est pas volontairement que je me sépare de toi. Ecris sous le couvert de ma
femme de chambre, que l'adresse soit d'une main étrangère, moi je t'écrirai des
volumes. Adieu! fuis.
Ce dernier mot blessa Julien, il obéit cependant.
Il est fatal, pensait-il, que, même dans leurs meilleurs moments, ces gens-là
trouvent le secret de me choquer.
Mathilde résista avec fermeté à tous
les projets prudents de son père. Elle ne voulut jamais établir la
négociation sur d'autres bases que celles-ci: Elle serait Mme Sorel, et vivrait
pauvrement avec son mari en Suisse, ou chez son père à Paris. Elle repoussait
bien loin la proposition d'un accouchement clandestin.
-- Alors
commencerait pour moi la possibilité de la calomnie et du déshonneur. Deux mois
après le mariage, j'irai voyager avec mon mari, et il nous sera facile de
supposer que mon fils est né à une époque convenable.
D'abord accueillie
par des transports de colère, cette fermeté finit par donner des doutes au
marquis.
Dans un moment d'attendrissement:
-- Tiens! dit-il à sa
fille, voilà une inscription de dix mille livres de rente, envoie-la à ton
Julien, et qu'il me mette bien vite dans l'impossibilité de la reprendre.
Pour obéir à Mathilde, dont il connaissait l'amour pour le
commandement, Julien avait fait quarante lieues inutiles: il était à Villequier,
réglant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut l'occasion de son
retour. Il alla demander asile à l'abbé Pirard, qui, pendant son absence, était
devenu l'allié le plus utile de Mathilde. Toutes les fois qu'il était interrogé
par le marquis, il lui prouvait que tout autre parti que le mariage public
serait un crime aux yeux de Dieu.
-- Et par bonheur, ajoutait l'abbé, la
sagesse du monde est ici d'accord avec la religion. Pourrait-on compter un
instant, avec le caractère fougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu'elle ne
se serait pas imposé à elle-même? Si l'on n'admet pas la marche franche d'un
mariage public, la société s'occupera beaucoup plus longtemps de cette
mésalliance étrange. Il faut tout dire en une fois, sans apparence ni réalité du
moindre mystère.
-- Il est vrai, dit le marquis pensif. Dans ce système,
parler de ce mariage après trois jours, devient un rabâchage d'homme qui n'a pas
d'idées. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du
gouvernement pour se glisser incognito à la suite.
Deux ou trois amis de
M. de La Mole pensaient comme l'abbé Pirard. Le grand obstacle, à leurs yeux,
était le caractère décidé de Mathilde. Mais après tant de beaux raisonnements,
l'âme du marquis ne pouvait s'accoutumer à renoncer à l'espoir du tabouret
pour sa fille.
Sa mémoire et son imagination étaient remplies des
roueries et des faussetés de tous genres qui étaient encore possibles dans sa
jeunesse. Céder à la nécessité, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde
et déshonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces
rêveries enchanteresses qu'il se permettait depuis dix ans sur l'avenir de cette
fille chérie.
Qui l'eût pu prévoir? se disait-il. Une fille d'un
caractère si altier, d'un génie si élevé, plus fière que moi du nom qu'elle
porte! dont la main m'était demandée d'avance par tout ce qu'il y a de plus
illustre en France!
Il faut renoncer à toute prudence. Ce siècle est
fait pour tout confondre! nous marchons vers le chaos.
CHAPITRE
XXXIV
UN HOMME D'ESPRIT
Le préfet cheminant sur son cheval
se disait: Pourquoi ne serais-je pas ministre, président du conseil, duc? Voici
comment je ferai la guerre...
Par ce moyen je jetterais les novateurs
dans les fers...
LE GLOBE.
Aucun argument ne
vaut pour détruire l'empire de dix années de rêveries agréables. Le marquis ne
trouvait pas raisonnable de se fâcher, mais ne pouvait se résoudre à pardonner.
Si ce Julien pouvait mourir par accident, se disait-il quelquefois. C'est ainsi
que cette imagination attristée trouvait quelque soulagement à poursuivre les
chimères les plus absurdes. Elles paralysaient l'influence des sages
raisonnements de l'abbé Pirard. Un mois se passa ainsi sans que la négociation
fît un pas.
Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la
politique, le marquis avait des aperçus brillants dont il s'enthousiasmait
pendant trois jours. Alors un plan de conduite ne lui plaisait pas, parce qu'il
était étayé par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne trouvaient
grâce à ses yeux qu'autant qu'ils appuyaient son plan favori. Pendant trois
jours, il travaillait avec toute l'ardeur et l'enthousiasme d'un poète, à amener
les choses à une certaine position; le lendemain il n'y songeait plus.
D'abord Julien fut déconcerté des lenteurs du marquis; mais, après
quelques semaines, il commença à deviner que M. de La Mole n'avait, dans cette
affaire, aucun plan arrêté.
Mme de La Mole et toute la maison croyaient
que Julien voyageait en province pour l'administration des terres; il était
caché au presbytère de l'abbé Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours;
elle, chaque matin, allait passer une heure avec son père, mais quelquefois ils
étaient des semaines entières sans parler de l'affaire qui occupait toutes leurs
pensées.
-- Je ne veux pas savoir où est cet homme, lui dit un jour le
marquis; envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut:
« Les terres de
Languedoc rendent 20.600 francs. Je donne 10.600 francs à ma fille, et 10.000
ffrancs à M. Julien Sorel. Je donne les terres mêmes, bien entendu. Dites au
notaire de dresser deux actes de donation séparés et de me les apporter demain;
après quoi, plus de relations entre nous. Ah! Monsieur, devais-je m'attendre à
tout ceci?
« Le marquis DE LA MOLE. »
-- Je vous remercie
beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous fixer au château d'Aiguillon,
entre Agen et Marmande. On dit que c'est un pays aussi beau que l'Italie.
Cette donation surprit extrêmement Julien. Il n'était plus l'homme
sévère et froid que nous avons connu. La destinée de son fils absorbait d'avance
toutes ses pensées. Cette fortune imprévue et assez considérable pour un homme
si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait, à sa femme ou à lui, 36.000 livres
de rente. Pour Mathilde, tous ses sentiments étaient absorbés dans son adoration
pour son mari, car c'est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa
grande, son unique ambition était de faire reconnaître son mariage. Elle passait
sa vie à s'exagérer la haute prudence qu'elle avait montrée en liant son sort à
celui d'un homme supérieur. Le mérite personnel était à la mode dans sa tête.
L'absence presque continue, la multiplicité des affaires, le peu de
temps que l'on avait pour parler d'amour vinrent compléter le bon effet de la
sage politique, autrefois inventée par Julien.
Mathilde finit par
s'impatienter de voir si peu l'homme qu'elle était parvenue à aimer réellement.
Dans un moment d'humeur elle écrivit à son père, et commença sa lettre
comme Othello:
« Que j'aie préféré Julien aux agréments que la société
offrait à la fille de M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces
plaisirs de considération et de petite vanité sont nuls pour moi. Voici bientôt
six semaines que je vis séparée de mon mari. C'est assez pour vous témoigner mon
respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle. Vos bienfaits
nous ont enrichis. Personne ne connaît mon secret que le respectable abbé
Pirard. J'irai chez lui; il nous mariera, et une heure après la cérémonie nous
serons en route pour le Languedoc, et ne reparaîtrons jamais à Paris que d'après
vos ordres. Mais ce qui me perce le coeur, c'est que tout ceci va faire anecdote
piquante contre moi, contre vous. Les épigrammes d'un public sot ne
peuvent-elles pas obliger notre excellent Norbert à chercher querelle à Julien?
Dans cette circonstance, je le connais, je n'aurais aucun empire sur lui. Nous
trouverions dans son âme du plébéien révolté. Je vous en conjure à genoux, ô mon
père! venez assister à mon mariage, dans l'église de M. Pirard, jeudi prochain.
Le piquant de l'anecdote maligne sera adouci, et la vie de votre fils unique,
celle de mon mari seront assurées », etc., etc.
L'âme du marquis fut
jetée par cette lettre dans un étrange embarras. Il fallait donc à la fin
prendre un parti . Toutes les petites habitudes, tous les amis vulgaires
avaient perdu leur influence.
Dans cette étrange circonstance, les
grands traits du caractère, imprimés par les événements de la jeunesse,
reprirent tout leur empire. Les malheurs de l'émigration en avaient fait un
homme à imagination. Après avoir joui pendant deux ans d'une fortune immense et
de toutes les distinctions de la cour, 1790 l'avait jeté dans les affreuses
misères de l'émigration. Cette dure école avait changé une âme de vingt-deux
ans. Au fond, il était campé au milieu de ses richesses actuelles, plus qu'il
n'en était dominé. Mais cette même imagination qui avait préservé son âme de la
gangrène de l'or, l'avait jeté en proie à une folle passion pour voir sa fille
décorée d'un beau titre.
Pendant les six semaines qui venaient de
s'écouler, tantôt poussé par un caprice, le marquis avait voulu enrichir Julien;
la pauvreté lui semblait ignoble, déshonorante pour lui M. de La Mole,
impossible chez l'époux de sa fille; il jetait l'argent. Le lendemain, son
imagination prenant un autre cours, il lui semblait que Julien allait entendre
le langage muet de cette générosité d'argent, changer de nom, s'exiler en
Amérique, écrire à Mathilde qu'il était mort pour elle... M. de La Mole
supposait cette lettre écrite, il suivait son effet sur le caractère de sa
fille...
Le jour où il fut tiré de ces songes si jeunes par la lettre
réelle de Mathilde après avoir pensé longtemps à tuer Julien ou à le
faire disparaître, il rêvait à lui bâtir une brillante fortune. Il lui faisait
prendre le nom d'une de ses terres; et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa
pairie? M. le duc de Chaulnes, son beau-père, lui avait parlé plusieurs fois,
depuis que son fils unique avait été tué en Espagne, du désir de transmettre son
titre à Norbert...
L'on ne peut refuser à Julien une singulière aptitude
aux affaires, de la hardiesse, peut-être même du brillant se disait le
marquis... Mais au fond de ce caractère je trouve quelque chose d'effrayant.
C'est l'impression qu'il produit sur tout le monde, donc il y a là quelque chose
de réel (plus ce point réel était difficile à saisir, plus il effrayait l'âme
imaginative du vieux marquis).
Ma fille me le disait fort adroitement
l'autre jour (dans une lettre supprimée): « Julien ne s'est affilié à aucun
salon, à aucune coterie. » Il ne s'est ménagé aucun appui contre moi, pas la
plus petite ressource si je l'abandonne... Mais est-ce là ignorance de l'état
actuel de la société?... Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n'y a de
candidature réelle et profitable que celle des salons...
Non, il n'a pas
le génie adroit et cauteleux d'un procureur qui ne perd ni une minute ni une
opportunité... Ce n'est point un caractère à la Louis XI. D'un autre côté, je
lui vois les maximes les plus antigénéreuses... Je m'y perds... Se répéterait-il
ces maximes, pour servir de digue à ses passions?
Du reste, une
chose surnage: il est impatient du mépris, je le tiens par là.
Il n'a
pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas
d'instinct... C'est un tort; mais enfin, l'âme d'un séminariste devrait n'être
impatiente que du manque de jouissance et d'argent. Lui, bien différent, ne peut
supporter le mépris à aucun prix.
Pressé par la lettre de sa fille, M.
de La Mole vit la nécessité de se décider: Enfin, voici la grande question:
l'audace de Julien est-elle allée jusqu'à entreprendre de faire la cour à ma
fille, parce qu'il sait que je l'aime avant tout, et que j'ai cent mille écus de
rente?
Mathilde proteste du contraire... Non, mon Julien, voilà un point
sur lequel je ne veux pas me laisser faire illusion.
Y a-t-il eu amour
véritable, imprévu? ou bien désir vulgaire de s'élever à une belle position?
Mathilde est clairvoyante, elle a senti d'abord que ce soupçon peut le perdre
auprès de moi, de là cet aveu: c'est elle qui s'est avisée de l'aimer la
première...
Une fille d'un caractère si altier se serait oubliée jusqu'à
faire des avances matérielles!... Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle
horreur! comme si elle n'avait pas eu cent moyens moins indécents de lui faire
connaître qu'elle le distinguait.
Qui s'excuse s'accuse ; je me
défie de Mathilde... Ce jour-là, les raisonnements du marquis étaient plus
concluants qu'à l'ordinaire. Cependant l'habitude l'emporta, il résolut de
gagner du temps et d'écrire à sa fille. Car on s'écrivait d'un côté de l'hôtel à
l'autre. M. de La Mole n'osait discuter avec Mathilde et lui tenir tête. Il
avait peur de tout finir par une concession subite.
LETTRE
«
Gardez-vous de faire de nouvelles folies; voici un brevet de lieutenant de
hussards pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez ce que je
fais pour lui. Ne me contrariez pas, ne m'interrogez pas. Qu'il parte dans
vingt-quatre heures, pour se faire recevoir à Strasbourg, où est son régiment.
Voici un mandat sur mon banquier; qu'on m'obéisse. »
L'amour et la joie
de Mathilde n'eurent plus de bornes; elle voulut profiter de la victoire, et
répondit à l'instant:
« M. de La Vernaye serait à vos pieds, éperdu de
reconnaissance, s'il savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais, au
milieu de cette générosité, mon père m'a oubliée; l'honneur de votre fille est
en danger. Une indiscrétion peut faire une tache éternelle, et que vingt mille
écus de rente ne répareraient pas. Je n'enverrai le brevet à M. de La Vernaye
que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du mois prochain, mon
mariage sera célébré en public, à Villequier. Bientôt après cette époque, que je
vous supplie de ne pas outrepasser, votre fille ne pourra paraître en public
qu'avec le nom de Mme de La Vernaye. Que je vous remercie, cher papa, de m'avoir
sauvée de ce nom de Sorel », etc., etc.
La réponse fut imprévue.
« Obéissez, ou je me rétracte de tout. Tremblez, jeune imprudente. Je ne
sais pas encore ce que c'est que votre Julien, et vous-même vous le savez moins
que moi. Qu'il parte pour Strasbourg, et songe à marcher droit. Je ferai
connaître mes volontés d'ici à quinze jours. »
Cette réponse si ferme
étonna Mathilde. Je ne connais pas Julien ; ce mot la jeta dans une
rêverie, qui bientôt finit par les suppositions les plus enchanteresses; mais
elle les croyait la vérité. L'esprit de mon Julien n'a pas revêtu le petit
uniforme mesquin des salons, et mon père ne croit pas à sa supériorité,
précisément à cause de ce qui la prouve...
Toutefois, si je n'obéis pas
à cette velléité de caractère, je vois la possibilité d'une scène publique; un
éclat abaisse ma position dans le monde, et peut me rendre moins aimable aux
yeux de Julien. Après l'éclat... pauvreté pour dix ans; et la folie de choisir
un mari à cause de son mérite ne peut se sauver du ridicule que par la plus
brillante opulence. Si je vis loin de mon père, à son âge, il peut m'oublier...
Norbert épousera une femme aimable, adroite: le vieux Louis XIV fut séduit par
la duchesse de Bourgogne...
Elle se décida à obéir, mais se garda de
communiquer la lettre de son père à Julien; ce caractère farouche eût pu être
porté à quelque folie.
Le soir, lorsqu'elle apprit à Julien qu'il était
lieutenant de hussards, sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par
l'ambition de toute sa vie, et par la passion qu'il avait maintenant pour son
fils. Le changement de nom le frappait d'étonnement.
Après tout,
pensait-il, mon roman est fini, et à moi seul tout le mérite. J'ai su me faire
aimer de ce monstre d'orgueil, ajoutait-il en regardant Mathilde; son père ne
peut vivre sans elle, et elle sans moi.
CHAPITRE XXXV
UN
ORAGE
Mon Dieu, donnez-moi la médiocrité!
MIRABEAU.
Son âme était absorbée; il ne
répondait qu'à demi à la vive tendresse qu'elle lui témoignait. Il restait
silencieux et sombre. Jamais il n'avait paru si grand, si adorable aux yeux de
Mathilde. Elle redoutait quelque subtilité de son orgueil qui viendrait déranger
toute la position.
Presque tous les matins, elle voyait l'abbé Pirard
arriver à l'hôtel. Par lui, Julien ne pouvait-il pas avoir pénétré quelque chose
des intentions de son père? Le marquis lui-même, dans un moment de caprice, ne
pouvait-il pas lui avoir écrit? Après un aussi grand bonheur, comment expliquer
l'air sévère de Julien? Elle n'osa l'interroger.
Elle n'osa!
elle, Mathilde! Il y eut dès ce moment dans son sentiment pour Julien, du
vague, de l'imprévu, presque de la terreur. Cette âme sèche sentit de la passion
tout ce qui en est possible dans un être élevé au milieu de cet excès de
civilisation que Paris admire.
Le lendemain de grand matin, Julien était
au presbytère de l'abbé Pirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour
avec une chaise délabrée, louée à la poste voisine.
-- Un tel équipage
n'est plus de saison, lui dit le sévère abbé, d'un air rechigné. Voici vingt
mille francs dont M. de La Mole vous fait cadeau; il vous engage à les dépenser
dans l'année, mais en tâchant de vous donner le moins de ridicules possibles.
(Dans une somme aussi forte, jetée à un jeune homme, le prêtre ne voyait qu'une
occasion de pécher.)
Le marquis ajoute: M. Julien de La Vernaye aura
reçu cet argent de son père, qu'il est inutile de désigner autrement. M. de La
Vernaye jugera peut-être convenable de faire un cadeau à M. Sorel, charpentier à
Verrières, qui soigna son enfance... Je pourrai me charger de cette partie de la
commission, ajouta l'abbé; j'ai enfin déterminé M. de La Mole à transiger avec
cet abbé de Frilair, si jésuite. Son crédit est décidément trop fort pour le
nôtre. La reconnaissance implicite de votre haute naissance par cet homme qui
gouverne Besançon sera une des conditions tacites de l'arrangement.
Julien ne fut plus maître de son transport, il embrassa l'abbé, il se
voyait reconnu.
-- Fi donc! dit M. Pirard en le repoussant; que veut
dire cette vanité mondaine?... Quant à Sorel et à ses fils, je leur offrirai, en
mon nom, une pension annuelle de cinq cents francs, qui leur sera payée à
chacun, tant que je serai content d'eux.
Julien était déjà froid et
hautain. Il remercia, mais en termes très vagues et n'engageant à rien.
Serait-il bien possible, se disait-il, que je fusse le fils naturel de quelque
grand seigneur exilé dans nos montagnes par le terrible Napoléon? A chaque
instant cette idée lui semblait moins improbable... Ma haine pour mon père
serait une preuve... Je ne serais plus un monstre!
Peu de jours après ce
monologue, le quinzième régiment de hussards, l'un des plus brillants de
l'armée, était en bataille sur la place d'armes de Strasbourg. M. le chevalier
de La Vernaye montait le plus beau cheval de l'Alsace, qui lui avait coûté six
mille francs. Il était reçu lieutenant, sans avoir jamais été sous-lieutenant
que sur les contrôles d'un régiment dont jamais il n'avait ouï parler.
Son air impassible, ses yeux sévères et presque méchants, sa pâleur, son
inaltérable sang-froid commencèrent sa réputation dès le premier jour. Peu
après, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au pistolet et aux
armes, qu'il fit connaître sans trop d'affectation, éloignèrent l'idée de
plaisanter à haute voix sur son compte. Après cinq ou six jours d'hésitation,
l'opinion publique du régiment se déclara en sa faveur. Il y a tout dans ce
jeune homme, disaient les vieux officiers goguenards, excepté de la jeunesse.
De Strasbourg, Julien écrivit à M. Chélan, l'ancien curé de Verrières,
qui touchait maintenant aux bornes de l'extrême vieillesse:
« Vous aurez
appris avec une joie, dont je ne doute pas, les événements qui ont porté ma
famille à m'enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer
sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux malheureux pauvres maintenant
comme je le fus autrefois, et que sans doute vous secourez comme autrefois vous
m'avez secouru. »
Julien était ivre d'ambition et non pas de vanité;
toutefois il donnait une grande part de son attention à l'apparence extérieure.
Ses chevaux, ses uniformes, les livrées de ses gens étaient tenus avec une
correction qui aurait fait honneur à la ponctualité d'un grand seigneur anglais.
A peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait déjà que, pour
commander en chef à trente ans, au plus tard, comme tous les grands généraux, il
fallait à vingt-trois être plus que lieutenant. Il ne pensait qu'à la gloire et
à son fils.
Ce fut au milieu des transports de l'ambition la plus
effrénée qu'il fut surpris par un jeune valet de pied de l'hôtel de La Mole, qui
arrivait en courrier.
« Tout est perdu, lui écrivait Mathilde; accourez
le plus vite possible, sacrifiez tout, désertez s'il le faut. A peine arrivé,
attendez-moi dans un fiacre, près la petite porte du jardin, au n°... de la
rue... J'irai vous parler; peut-être pourrai-je vous introduire dans le jardin.
Tout est perdu, et je le crains, sans ressource; comptez sur moi, vous me
trouverez dévouée et ferme dans l'adversité. Je vous aime. »
En quelques
minutes, Julien obtint une permission du colonel et partit de Strasbourg à franc
étrier; mais l'affreuse inquiétude qui le dévorait ne lui permit pas de
continuer cette façon de voyager au-delà de Metz. Il se jeta dans une chaise de
poste; et ce fut avec une rapidité presque incroyable qu'il arriva au lieu
indiqué, près la petite porte du jardin de l'hôtel de La Mole. Cette porte
s'ouvrit, et à l'instant Mathilde, oubliant tout respect humain, se précipita
dans ses bras. Heureusement il n'était que cinq heures du matin et la rue était
encore déserte.
-- Tout est perdu; mon père, craignant mes larmes, est
parti dans la nuit de jeudi. Pour où? personne ne le sait. Voici sa lettre;
lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.
« Je pouvais tout
pardonner, excepté le projet de vous séduire parce que vous êtes riche. Voilà,
malheureuse fille, l'affreuse vérité. Je vous donne ma parole d'honneur que je
ne consentirai jamais à un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille
livres de rente s'il veut vivre au loin, hors des frontières de France, ou mieux
encore en Amérique. Lisez la lettre que je reçois en réponse aux renseignements
que j'avais demandés. L'impudent m'avait engagé lui-même à écrire à Mme de
Rênal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en
horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret ce qui
doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous retrouverez un
père. »
-- Où est la lettre de Mme de Rênal? dit froidement Julien.
-- La voici. Je n'ai voulu te la montrer qu'après que tu aurais été
préparé.
LETTRE
« Ce que je dois à la cause sacrée de la
religion et de la morale m'oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens
accomplir auprès de vous; une règle, qui ne peut faillir, m'ordonne de nuire en
ce moment à mon prochain, mais afin d'éviter un plus grand scandale. La douleur
que j'éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n'est que trop
vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez
toute la vérité a pu sembler inexplicable ou même honnête. On a pu croire
convenable de cacher ou de déguiser une partie de la réalité, la prudence le
voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite, que vous désirez
connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne puis le
dire. Pauvre et avide, c'est à l'aide de l'hypocrisie la plus consommée, et par
la séduction d'une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se
faire un état et à devenir quelque chose. C'est une partie de mon pénible devoir
d'ajouter que je suis obligée de croire que M. J... n'a aucun principe de
religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu'un de ses moyens pour
réussir dans une maison, est de chercher à séduire la femme qui a le principal
crédit. Couvert par une apparence de désintéressement et par des phrases de
roman, son grand et unique objet est de parvenir à disposer du maître de la
maison et de sa fortune. Il laisse après lui le malheur et des regrets éternels
», etc., etc., etc.
Cette lettre extrêmement longue et à demi effacée
par des larmes était bien de la main de Mme de Rênal; elle était même écrite
avec plus de soin qu'à l'ordinaire.
-- Je ne puis blâmer M. de La Mole,
dit Julien après l'avoir finie; il est juste et prudent. Quel père voudrait
donner sa fille chérie à un tel homme! Adieu!
Julien sauta à bas du
fiacre, et courut à sa chaise de poste arrêtée au bout de la rue. Mathilde,
qu'il semblait avoir oubliée, fit quelques pas pour le suivre; mais les regards
des marchands qui s'avançaient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle
était connue, la forcèrent à rentrer précipitamment au jardin.
Julien
était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put écrire à Mathilde
comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits
illisibles.
Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez
l'armurier du pays, qui l'accabla de compliments sur sa récente fortune. C'était
la nouvelle du pays.
Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre
qu'il voulait une paire de pistolets. L'armurier sur sa demande chargea les
pistolets.
Les trois coups sonnaient; c'est un signal bien connu
dans les villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée,
annonce le commencement immédiat de la messe.
Julien entra dans l'église
neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l'édifice étaient voilées avec
des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de Mme
de Rênal. Il lui sembla qu'elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui
l'avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d'une telle façon, qu'il ne put
d'abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même;
physiquement, je ne le puis.
En ce moment, le jeune clerc qui servait la
messe sonna pour l' élévation . Mme de Rênal baissa la tête qui un
instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien
ne la reconnaissait plus aussi bien; il tira sur elle un coup de pistolet et la
manqua; il tira un second coup, elle tomba.
CHAPITRE XXXVI
DETAILS TRISTES
Ne vous attendez point de ma part à de la
faiblesse. Je me suis vengé. J'ai mérité la mort, et me voici. Priez pour mon
âme .
SCHILLER.
Julien resta immobile, il ne
voyait plus. Quand il revint un peu à lui, il aperçut tous les fidèles qui
s'enfuyaient de l'église; le prêtre avait quitté l'autel. Julien se mit à suivre
d'un pas assez lent quelques femmes qui s'en allaient en criant. Une femme, qui
voulait fuir plus vite que les autres, le poussa rudement, il tomba. Ses pieds
s'étaient embarrassés dans une chaise renversée par la foule; en se relevant, il
se sentit le cou serré; c'était un gendarme en grande tenue qui l'arrêtait.
Machinalement Julien voulut avoir recours à ses petits pistolets, mais un second
gendarme s'emparait de ses bras.
Il fut conduit à la prison. On entra
dans une chambre, on lui mit les fers aux mains, on le laissa seul; la porte se
ferma sur lui à double tour; tout cela fut exécuté très vite, et il y fut
insensible.
Ma foi, tout est fini, dit-il tout haut en revenant à lui...
Oui, dans quinze jours la guillotine... ou se tuer d'ici là.
Son
raisonnement n'allait pas plus loin; il se sentait la tête comme si elle eût été
serrée avec violence. Il regarda pour voir si quelqu'un le tenait. Après
quelques instants, il s'endormit profondément.
Mme de Rênal n'était pas
blessée mortellement. La première balle avait percé son chapeau; comme elle se
retournait, le second coup était parti. La balle l'avait frappée à l'épaule, et
chose étonnante, avait été renvoyée par l'os de l'épaule, que pourtant elle
cassa, contre un pilier gothique, dont elle détacha un énorme éclat de pierre.
Quand, après un pansement long et douloureux, le chirurgien, homme
grave, dit à Mme de Rênal: Je réponds de votre vie comme de la mienne, elle fut
profondément affligée.
Depuis longtemps, elle désirait sincèrement la
mort. La lettre qui lui avait été imposée par son confesseur actuel, et qu'elle
avait écrite à M. de La Mole, avait donné le dernier coup à cet être affaibli
par un malheur trop constant. Ce malheur était l'absence de Julien; elle
l'appelait, elle, le remords . Le directeur, jeune ecclésiastique
vertueux et fervent, nouvellement arrivé de Dijon, ne s'y trompait pas.
Mourir ainsi, mais non de ma main, ce n'est point un péché, pensait Mme
de Rênal. Dieu me pardonnera peut-être de me réjouir de ma mort. Elle n'osait
ajouter: Et mourir de la main de Julien, c'est le comble des félicités.
A peine fut-elle débarrassée de la présence du chirurgien et de tous les
amis accourus en foule, qu'elle fit appeler Elisa sa femme de chambre.
-- Le geôlier, lui dit-elle en rougissant beaucoup, est un homme cruel.
Sans doute il va le maltraiter, croyant en cela faire une chose agréable pour
moi... Cette idée m'est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller comme de
vous-même remettre au geôlier ce petit paquet qui contient quelques louis? Vous
lui direz que la religion ne permet pas qu'il le maltraite... Il faut surtout
qu'il n'aille pas parler de cet envoi d'argent.
C'est à la circonstance
dont nous venons de parler que Julien dut l'humanité du geôlier de Verrières;
c'était toujours ce M. Noiroud, ministériel parfait, auquel nous avons vu la
présence de M. Appert faire une si belle peur.
Un juge parut dans la
prison.
-- J'ai donné la mort avec préméditation, lui dit Julien; j'ai
acheté et fait charger les pistolets chez un tel, l'armurier. L'article 1342 du
Code pénal est clair, je mérite la mort, et je l'attends.
Le juge,
étonné de cette façon de répondre, voulut multiplier les questions pour faire en
sorte que l'accusé se coupât dans ses réponses.
-- Mais ne
voyez-vous pas, lui dit Julien en souriant, que je me fais aussi coupable que
vous pouvez le désirer? Allez, monsieur, vous ne manquerez pas la proie que vous
poursuivez. Vous aurez le plaisir de condamner. Epargnez-moi votre présence.
Il me reste un ennuyeux devoir à remplir, pensa Julien, il faut écrire à
Mlle de La Mole.
« Je me suis vengé, lui disait-il. Malheureusement, mon
nom paraîtra dans les journaux, et je ne puis m'échapper de ce monde incognito.
[Variante: Je vous en demande pardon.] Je mourrai dans deux mois. La vengeance a
été atroce, comme la douleur d'être séparé de vous. De ce moment, je m'interdis
d'écrire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, même à mon fils: le
silence est la seule façon de m'honorer. Pour le commun des hommes je serai un
assassin vulgaire... Permettez-moi la vérité en ce moment suprême: vous
m'oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous conseille de ne jamais ouvrir
la bouche à être vivant, aura épuisé pour plusieurs années tout ce que je voyais
de romanesque et de trop aventureux dans votre caractère. Vous étiez faite pour
vivre avec les héros du moyen âge; montrez [Variante: en cette occurrence] leur
ferme caractère. Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous
compromettre. Vous prendrez un faux nom, et n'aurez pas de confident. S'il vous
faut absolument le secours d'un ami, je vous lègue l'abbé Pirard.
Ne
parlez à nul autre, surtout pas aux gens de votre classe: les de Luz, les
Caylus.
Un an après ma mort, épousez M. de Croisenois; je vous en prie,
je vous l'ordonne comme votre époux. Ne m'écrivez point, je ne répondrais pas.
Bien moins méchant que Iago, à ce qu'il me semble, je vais dire comme lui:
From this time forth I never will speak word.
On ne me verra ni
parler ni écrire; vous aurez eu mes dernières paroles comme mes dernières
adorations.
J. S. »
Ce fut après avoir fait partir cette lettre
que, pour la première fois, Julien, un peu revenu à lui, fut très malheureux.
Chacune des espérances de l'ambition dut être arrachée successivement de son
coeur par ce grand mot: Je mourrai. La mort, en elle-même, n'était pas
horrible à ses yeux. Toute sa vie n'avait été qu'une longue préparation
au malheur, et il n'avait eu garde d'oublier celui qui passe pour le plus grand
de tous.
Quoi donc! se disait-il, si dans soixante jours je devais me
battre en duel avec un homme très fort sur les armes, est-ce que j'aurais la
faiblesse d'y penser sans cesse, et la terreur dans l'âme?
Il passa plus
d'une heure à chercher à se bien connaître sous ce rapport.
Quand il eut
vu clair dans son âme, et que la vérité parut devant ses yeux aussi nettement
qu'un des piliers de sa prison, il pensa au remords!
Pourquoi en
aurais-je? J'ai été offensé d'une manière atroce; j'ai tué, je mérite la mort,
mais voilà tout. Je meurs après avoir soldé mon compte envers l'humanité. Je ne
laisse aucune obligation non remplie, je ne dois rien à personne; ma mort n'a
rien de honteux que l'instrument: cela seul, il est vrai, suffit richement pour
ma honte aux yeux des bourgeois de Verrières; mais sous le rapport intellectuel
quoi de plus méprisable! Il me reste un moyen d'être considérable à leurs yeux:
c'est de jeter au peuple des pièces d'or en allant au supplice. Ma mémoire, liée
à l'idée de l' or , sera resplendissante pour eux.
Après ce
raisonnement, qui au bout d'une minute lui sembla évident: Je n'ai plus rien à
faire sur la terre, se dit Julien, et il s'endormit profondément.
Vers
les neuf heures du soir, le geôlier le réveilla en lui apportant à souper.
-- Que dit-on dans Verrières?
-- Monsieur Julien, le serment que
j'ai prêté devant le crucifix, à la cour royale, le jour que je fus installé
dans ma place, m'oblige au silence.
Il se taisait, mais restait. La vue
de cette hypocrisie vulgaire amusa Julien. Il faut, pensa-t-il, que je lui fasse
attendre longtemps les cinq francs qu'il désire pour me vendre sa conscience.
Quand le geôlier vit le repas finir sans tentative de séduction:
-- L'amitié que j'ai pour vous, monsieur Julien, dit-il d'un air faux et
doux, m'oblige à parler; quoiqu'on dise que c'est contre l'intérêt de la
justice, parce que cela peut vous servir à arranger votre défense... Monsieur
Julien, qui est bon garçon, sera bien content si je lui apprends que Mme de
Rênal va mieux.
-- Quoi! elle n'est pas morte? s'écria Julien [Variante:
en se levant de table] hors de lui.
-- Quoi! vous ne saviez rien! dit le
geôlier d'un air stupide qui bientôt devint de la cupidité heureuse. Il sera
bien juste que monsieur donne quelque chose au chirurgien qui, d'après la loi et
la justice, ne devait pas parler. Mais pour faire plaisir à monsieur, je suis
allé chez lui, et il m'a tout conté...
-- Enfin, la blessure n'est pas
mortelle, lui dit Julien impatienté [Variante: en s'avançant vers lui], tu m'en
réponds sur ta vie?
Le geôlier, géant de six pieds de haut, eut peur et
se retira vers la porte. Julien vit qu'il prenait une mauvaise route pour
arriver à la vérité, il se rassit et jeta un napoléon à M. Noiroud.
A
mesure que le récit de cet homme prouvait à Julien que la blessure de Mme de
Rênal n'était pas mortelle, il se sentait gagné par les larmes.
--
Sortez! dit-il brusquement.
Le geôlier obéit. A peine la porte fut-elle
fermée: Grand Dieu! elle n'est pas morte! s'écria Julien; et il tomba à genoux,
pleurant à chaudes larmes.
Dans ce moment suprême, il était croyant.
Qu'importent les hypocrisies des prêtres? peuvent-elles ôter quelque chose à la
vérité et à la sublimité de l'idée de Dieu?
Seulement alors, Julien
commença à se repentir du crime commis. Par une coïncidence qui lui évita le
désespoir, en cet instant seulement, venait de cesser l'état d'irritation
physique et de demi-folie où il était plongé depuis son départ de Paris pour
Verrières.
Ses larmes avaient une source généreuse, il n'avait aucun
doute sur la condamnation qui l'attendait.
Ainsi elle vivra! se
disait-il... Elle vivra pour me pardonner et pour m'aimer...
Le
lendemain matin fort tard, quand le geôlier le réveilla:
-- Il faut que
vous ayez un fameux coeur, monsieur Julien, lui dit cet homme. Deux fois je suis
venu et n'ai pas voulu vous réveiller. Voici deux bouteilles d'excellent vin que
vous envoie M. Maslon, notre curé.
-- Comment? ce coquin est encore ici?
dit Julien.
-- Oui, monsieur, répondit le geôlier en baissant la voix,
mais ne parlez pas si haut, cela pourrait vous nuire.
Julien rit de bon
coeur.
-- Au point où j'en suis, mon ami, vous seul pourriez me nuire si
vous cessiez d'être doux et humain... Vous serez bien payé, dit Julien en
s'interrompant et reprenant l'air impérieux. Cet air fut justifié à l'instant
par le don d'une pièce de monnaie.
M. Noiroud raconta de nouveau et dans
les plus grands détails tout ce qu'il avait appris sur Mme de Rênal, mais il ne
parla point de la visite de Mlle Elisa.
Cet homme était bas et soumis
autant que possible. Une idée traversa la tête de Julien: Cette espèce de géant
difforme peut gagner trois ou quatre cents francs, car sa prison n'est guère
fréquentée; je puis lui assurer dix mille francs, s'il veut se sauver en Suisse
avec moi... La difficulté sera de le persuader de ma bonne foi. L'idée du long
colloque à avoir avec un être aussi vil inspira du dégoût à Julien, il pensa à
autre chose.
Le soir, il n'était plus temps. Une chaise de poste vint le
prendre à minuit. Il fut très content des gendarmes, ses compagnons de voyage.
Le matin, lorsqu'il arriva à la prison de Besançon, on eut la bonté de le loger
dans l'étage supérieur d'un donjon gothique. Il jugea l'architecture du
commencement du XIVe siècle; il en admira la grâce et le légèreté piquante. Par
un étroit intervalle entre deux murs au-delà d'une cour profonde, il avait une
échappée de vue superbe.
Le lendemain, il y eut un interrogatoire, après
quoi, pendant plusieurs jours on le laissa tranquille. Son âme était calme. Il
ne trouvait rien que de simple dans son affaire: J'ai voulu tuer, je dois être
tué.
Sa pensée ne s'arrêta pas davantage à ce raisonnement. Le jugement,
l'ennui de paraître en public, la défense, il considérait tout cela comme de
légers embarras, des cérémonies ennuyeuses auxquelles il serait temps de songer
le jour même. Le moment de la mort ne l'arrêtait guère plus: J'y songerai après
le jugement. La vie n'était point ennuyeuse pour lui, il considérait toutes
choses sous un nouvel aspect. Il n'avait plus d'ambition. Il pensait rarement à
Mlle de La Mole. Ses remords l'occupaient beaucoup et lui présentaient souvent
l'image de Mme de Rênal, surtout pendant le silence des nuits,troublé seulement,
dans ce donjon élevé, par le chant de l'orfraie!
Il remerciait le ciel
de ne l'avoir pas blessée à mort. Chose étonnante! se disait-il, je croyais que
par sa lettre à M. de La Mole elle avait détruit à jamais mon bonheur à venir,
et, moins de quinze jours après la date de cette lettre, je ne songe plus à tout
ce qui m'occupait alors... Deux ou trois mille livres de rente pour vivre
tranquille dans un pays de montagnes comme Vergy... J'étais heureux alors... Je
ne connaissais pas mon bonheur!
Dans d'autres instants, il se levait en
sursaut de sa chaise. Si j'avais blessé à mort Mme de Rênal, je me serais tué...
J'ai besoin de cette certitude pour ne pas me faire horreur à moi-même.
Me tuer! voilà la grande question, se disait-il. Ces juges si
formalistes, si acharnés après le pauvre accusé, qui feraient pendre le meilleur
citoyen, pour accrocher la croix... Je me soustrairais à leur empire, à leurs
injures en mauvais français, que le journal du département va appeler de
l'éloquence...
Je puis vivre encore cinq ou six semaines, plus ou
moins... Me tuer! ma foi non, se dit-il après quelques jours, Napoléon a vécu...
D'ailleurs, la vie m'est agréable; ce séjour est tranquille; je n'y ai
point d'ennuyeux, ajouta-t-il en riant, et il se mit à faire la note des livres
qu'il voulait faire venir de Paris.
CHAPITRE XXXVII
UN
DONJON
Le tombeau d'un ami
.
STERNE.
Il entendit un grand bruit dans le
corridor; ce n'était pas l'heure où l'on montait dans sa prison; l'orfraie
s'envola en criant, la porte s'ouvrit, et le vénérable curé Chélan, tout
tremblant et la canne à la main, se jeta dans ses bras.
-- Ah! grand
Dieu! est-il possible, mon enfant... Monstre! devrais-je dire.
Et le bon
vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu'il ne tombât. Il fut
obligé de le conduire à une chaise. La main du temps s'était appesantie sur cet
homme autrefois si énergique. Il ne parut plus à Julien que l'ombre de lui-même.
Quand il eut repris haleine:
-- Avant-hier seulement, je reçois
votre lettre de Strasbourg, avec vos cinq cents francs pour les pauvres de
Verrières; on me l'a apportée dans la montagne à Liveru où je suis retiré chez
mon neveu Jean. Hier, j'apprends la catastrophe... O ciel! est-il possible!
Et le vieillard ne pleurait plus, il avait l'air privé d'idée, et ajouta
machinalement: Vous aurez besoin de vos cinq cents francs, je vous les rapporte.
-- J'ai besoin de vous voir, mon père! s'écria Julien attendri. J'ai de
l'argent de reste.
Mais il ne put plus obtenir de réponse sensée. De
temps à autre, M. Chélan versait quelques larmes qui descendaient
silencieusement le long de sa joue; puis il regardait Julien, et était comme
étourdi de le voir lui prendre les mains et les porter à ses lèvres. Cette
physionomie si vive autrefois, et qui peignait avec tant d'énergie les plus
nobles sentiments, ne sortait plus de l'air apathique. Une espèce de paysan vint
bientôt chercher le vieillard. -- Il ne faut pas le fatiguer [Variante: et le
faire trop parler], dit-il à Julien, qui comprit que c'était le neveu.
Cette apparition laissa Julien plongé dans un malheur cruel et qui
éloignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il sentait
son coeur glacé dans sa poitrine.
Cet instant fut le plus cruel qu'il
eût éprouvé depuis le crime. Il venait de voir la mort, et dans toute sa
laideur. Toutes les illusions de grandeur d'âme et de générosité s'étaient
dissipées comme un nuage devant la tempête.
Cette affreuse situation
dura plusieurs heures. Après l'empoisonnement moral, il faut des remèdes
physiques et du vin de Champagne. Julien se fût estimé un lâche d'y avoir
recours. Vers la fin d'une journée horrible, passée tout entière à se promener
dans son étroit donjon: Que je suis fou! s'écria-t-il. C'est dans le cas où je
devrais mourir comme un autre, que la vue de ce pauvre vieillard aurait dû me
jeter dans cette affreuse tristesse; mais une mort rapide et à la fleur des ans
me met précisément à l'abri de cette triste décrépitude.
Quelques
raisonnements qu'il se fît, Julien se trouva attendri comme un être pusillanime,
et par conséquent malheureux de cette visite.
Il n'y avait plus rien de
rude et de grandiose en lui, plus de vertu romaine; la mort lui apparaissait à
une plus grande hauteur, et comme chose moins facile.
Ce sera là mon
thermomètre, se dit-il. Ce soir je suis à dix degrés au-dessous du courage qui
me conduit de niveau à la guillotine. Ce matin, je l'avais ce courage. Au reste,
qu'importe! pourvu qu'il me revienne au moment nécessaire. Cette idée de
thermomètre l'amusa, et enfin parvint à le distraire.
Le lendemain à son
réveil, il eut honte de la journée de la veille. Mon bonheur, ma tranquillité
sont en jeu. Il résolut presque d'écrire à M. le procureur général pour demander
que personne ne fût admis auprès de lui. Et Fouqué? pensa-t-il. S'il peut
prendre sur lui de venir à Besançon, quelle ne serait pas sa douleur!
Il
y avait deux mois peut-être qu'il n'avait songé à Fouqué. J'étais un grand sot à
Strasbourg, ma pensée n'allait pas au-delà du collet de mon habit. Le souvenir
de Fouqué l'occupa beaucoup et le laissa plus attendri. Il se promenait avec
agitation. Me voici décidément de vingt degrés au-dessous du niveau de la
mort... Si cette faiblesse augmente, il vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour
les abbés Maslon et les Valenod si je meurs comme un cuistre!
Fouqué
arriva; cet homme simple et bon était éperdu de douleur. Son unique idée, s'il
en avait, était de vendre tout son bien pour séduire le geôlier et faire sauver
Julien. Il lui parla longuement de l'évasion de M. de Lavalette.
-- Tu
me fais peine, lui dit Julien; M. de Lavalette était innocent, moi je suis
coupable. Sans le vouloir, tu me fais songer à la différence...
Mais,
est-il vrai? Quoi! tu vendrais tout ton bien? dit Julien redevenant tout à coup
observateur et méfiant.
Fouqué, ravi de voir enfin son ami répondre à
son idée dominante, lui détailla longuement et à cent francs près, ce qu'il
tirerait de chacune de ses propriétés.
Quel effort sublime chez un
propriétaire de campagne! pensa Julien. Que d'économies, que de petites
demi-lésineries qui me faisaient tant rougir lorsque je les lui voyais faire, il
sacrifie pour moi! Un de ces beaux jeunes gens que j'ai vus à l'hôtel de La
Mole, et qui lisent René , n'aurait aucun de ces ridicules; mais excepté
ceux qui sont fort jeunes et encore enrichis par héritage, et qui ignorent la
valeur de l'argent, quel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable
d'un tel sacrifice?
Toutes les fautes de français, tous les gestes
communs de Fouqué disparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province,
comparée à Paris, n'a reçu un plus bel hommage. Fouqué, ravi du moment
d'enthousiasme qu'il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un
consentement à la fuite.
Cette vue du sublime rendit à Julien
toute la force que l'apparition de M. Chélan lui avait fait perdre. Il était
encore bien jeune; mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de
marcher du tendre au rusé, comme la plupart des hommes, l'âge lui eût donné la
bonté facile à s'attendrir, il se fût guéri d'une méfiance folle... Mais à quoi
bon ces vaines prédictions?
Les interrogatoires devenaient plus
fréquents, en dépit des efforts de Julien, dont toutes les réponses tendaient à
abréger l'affaire:
-- J'ai tué ou du moins j'ai voulu donner la mort et
avec préméditation, répétait-il chaque jour. Mais le juge était formaliste avant
tout. Les déclarations de Julien n'abrégeaient nullement les interrogatoires;
l'amour-propre du juge fut piqué. Julien ne sut pas qu'on avait voulu le
transférer dans un affreux cachot, et que c'était grâce aux démarches de Fouqué
qu'on lui laissait sa jolie chambre à cent quatre-vingts marches d'élévation.
M. l'abbé de Frilair était au nombre des hommes importants qui
chargeaient Fouqué de leur provision de bois de chauffage. Le bon marchand
parvint jusqu'au tout-puissant grand vicaire. A son inexprimable ravissement, M.
de Frilair lui annonça que, touché des bonnes qualités de Julien et des services
qu'il avait autrefois rendus au séminaire, il comptait le recommander aux juges.
Fouqué entrevit l'espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant
jusqu'à terre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer
l'acquittement de l'accusé, une somme de dix louis.
Fouqué se méprenait
étrangement. M. de Frilair n'était point un Valenod. Il refusa et chercha même à
faire entendre au bon paysan qu'il ferait mieux de garder son argent. Voyant
qu'il était impossible d'être clair sans imprudence, il lui conseilla de donner
cette somme en aumônes, pour les pauvres prisonniers, qui, dans le fait,
manquaient de tout.
Ce Julien est un être singulier, son action est
inexplicable, pensait M. de Frilair, et rien ne doit l'être pour moi...
Peut-être sera-t-il possible d'en faire un martyr... Dans tous les cas, je
saurai le fin de cette affaire et trouverai peut-être une occasion de
faire peur à cette Mme de Rênal, qui ne nous estime point, et au fond me
déteste... Peut-être pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de
réconciliation éclatante avec M. de La Mole, qui a un faible pour ce petit
séminariste.
La transaction sur le procès avait été signée quelques
semaines auparavant, et l'abbé Pirard était reparti de Besançon, non sans avoir
parlé de la mystérieuse naissance de Julien, le jour même où le malheureux
assassinait Mme de Rênal dans l'église de Verrières.
Julien ne voyait
plus qu'un événement désagréable entre lui et la mort, c'était la visite de son
père. Il consulta Fouqué sur l'idée d'écrire à M. le procureur général, pour
être dispensé de toute visite. Cette horreur pour la vue d'un père, et dans un
tel moment, choqua profondément le coeur honnête et bourgeois du marchand de
bois.
Il crut comprendre pourquoi tant de gens haïssaient passionnément
son ami. Par respect pour le malheur, il cacha sa manière de sentir.
--
Dans tous les cas lui répondit-il froidement, cet ordre de secret ne serait pas
appliqué à ton père.
CHAPITRE XXXVIII
UN HOMME PUISSANT
Mais il y a tant de mystère dans ses démarches et d'élégance dans sa
taille! Qui peut-elle être ?
SCHILLER.
Les
portes du donjon s'ouvrirent de fort bonne heure le lendemain. Julien fut
réveillé en sursaut.
Ah! bon Dieu, pensa-t-il, voilà mon père. Quelle
scène désagréable!
Au même instant, une femme vêtue en paysanne se
précipita dans ses bras, il eut peine à la reconnaître. C'était Mlle de La Mole.
-- Méchant, je n'ai su que par ta lettre où tu étais. Ce que tu appelles
ton crime, et qui n'est qu'une noble vengeance qui me montre toute la hauteur du
coeur qui bat dans cette poitrine, je ne l'ai su qu'à Verrières...
Malgré ses préventions contre Mlle de La Mole, que d'ailleurs il ne
s'avouait pas bien nettement, Julien la trouva fort jolie. Comment ne pas voir
dans toute cette façon d'agir et de parler un sentiment noble, désintéressé,
bien au-dessus de tout ce qu'aurait osé une âme petite et vulgaire? Il crut
encore aimer une reine, et après quelques instants, ce fut avec une rare
noblesse d'élocution et de pensée qu'il lui dit:
-- L'avenir se
dessinait à mes yeux fort clairement. Après ma mort, je vous remariais à M. de
Croisenois, qui aurait épousé une veuve. L'âme noble mais un peu romanesque de
cette veuve charmante, étonnée et convertie au culte de la prudence vulgaire,
par un événement singulier, tragique et grand pour elle, eût daigné comprendre
le mérite fort réel du jeune marquis. Vous vous seriez résignée à être heureuse
du bonheur de tout le monde: la considération, les richesses, le haut rang...
Mais, chère Mathilde, votre arrivée à Besançon, si elle est soupçonnée, va être
un coup mortel pour M. de La Mole, et voilà ce que jamais je ne me pardonnerai.
Je lui ai déjà causé tant de chagrin! L'académicien va dire qu'il a réchauffé un
serpent dans son sein.
-- J'avoue que je m'attendais peu à tant de
froide raison, à tant de souci pour l'avenir, dit Mlle de La Mole à demi fâchée.
Ma femme de chambre, presque aussi prudente que vous, a pris un passeport pour
elle, et c'est sous le nom de Mme Michelet que j'ai couru la poste.
--
Et Mme Michelet a pu arriver aussi facilement jusqu'à moi?
-- Ah! tu es
toujours l'homme supérieur, celui que j'ai distingué! D'abord, j'ai offert cent
francs à un secrétaire de juge, qui prétendait que mon entrée dans ce donjon
était impossible. Mais l'argent reçu, cet honnête homme m'a fait attendre, a
élevé des objections, j'ai pensé qu'il songeait à me voler...
Elle
s'arrêta.
-- Eh bien? dit Julien.
-- Ne te fâche pas, mon petit
Julien, lui dit-elle en l'embrassant, j'ai été obligée de dire mon nom à ce
secrétaire, qui me prenait pour une jeune ouvrière de Paris, amoureuse du beau
Julien... En vérité ce sont ses termes. Je lui ai juré que j'étais ta femme, et
j'aurai une permission pour te voir chaque jour.
La folie est complète,
pensa Julien, je n'ai pu l'empêcher. Après tout, M. de La Mole est un si grand
seigneur, que l'opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui
épousera cette charmante veuve. Ma mort prochaine couvrira tout; et il se livra
avec délices à l'amour de Mathilde; c'était de la folie, de la grandeur d'âme,
tout ce qu'il y a de plus singulier. Elle lui proposa sérieusement de se tuer
avec lui.
Après ces premiers transports, et lorsqu'elle se fut rassasiée
du bonheur de voir Julien, une curiosité vive s'empara tout à coup de son âme.
Elle examinait son amant, qu'elle trouva bien au-dessus de ce qu'elle s'était
imaginé. Boniface de La Mole lui semblait ressuscité, mais plus héroïque.
Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu'elle offensa en leur
offrant de l'or trop crûment; mais ils finirent par accepter.
Elle
arriva rapidement à cette idée, qu'en fait de choses douteuses et d'une haute
portée, tout dépendait à Besançon de M. l'abbé de Frilair.
Sous le nom
obscur de Mme Michelet, elle trouva d'abord d'insurmontables difficultés pour
parvenir jusqu'au tout-puissant congréganiste. Mais le bruit de la beauté d'une
jeune marchande de modes, folle d'amour, et venue de Paris à Besançon pour
consoler le jeune abbé Julien Sorel, se répandit dans la ville.
Mathilde
courait seule à pied, dans les rues de Besançon; elle espérait n'être pas
reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile à sa cause de produire
une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait à le faire révolter pour
sauver Julien marchant à la mort. Mlle de La Mole croyait être vêtue simplement
et comme il convient à une femme dans la douleur; elle l'était de façon à
attirer tous les regards.
Elle était à Besançon l'objet de l'attention
de tous, lorsque après huit jours de sollicitations, elle obtint une audience de
M. de Frilair.
Quel que fût son courage, les idées de congréganiste
influent et de profonde et prudente scélératesse étaient tellement liées dans
son esprit, qu'elle trembla en sonnant à la porte de l'évêché. Elle pouvait à
peine marcher lorsqu'il lui fallut monter l'escalier qui conduisait à
l'appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais épiscopal lui
donnait froid. Je puis m'asseoir sur un fauteuil, et ce fauteuil me saisir les
bras, j'aurai disparu. A qui ma femme de chambre pourra-t-elle me demander? Le
capitaine de gendarmerie se gardera bien d'agir... Je suis isolée dans cette
grande ville!
A son premier regard dans l'appartement, Mlle de La Mole
fut rassurée. D'abord c'était un laquais en livrée fort élégante qui lui avait
ouvert. Le salon où on la fit attendre étalait ce luxe fin et délicat, si
différent de la magnificence grossière, et que l'on ne trouve à Paris que dans
les meilleures maisons. Dès qu'elle aperçut M. de Frilair qui venait à elle d'un
air paterne, toutes les idées de crime atroce disparurent. Elle ne trouva pas
même sur cette belle figure l'empreinte de cette vertu énergique et quelque peu
sauvage, si antipathique à la société de Paris. Le demi-sourire qui animait les
traits du prêtre, qui disposait de tout à Besançon, annonçait l'homme de bonne
compagnie, le prélat instruit, l'administrateur habile. Mathilde se crut à
Paris.
Il ne fallut que quelques instants à M. de Frilair pour amener
Mathilde à lui avouer qu'elle était la fille de son puissant adversaire, le
marquis de La Mole.
-- Je ne suis point en effet Mme Michelet, dit-elle
en reprenant toute la hauteur de son maintien, et cet aveu me coûte peu, car je
viens vous consulter, monsieur, sur la possibilité de procurer l'évasion de M.
de La Vernaye. D'abord il n'est coupable que d'une étourderie; la femme sur
laquelle il a tiré se porte bien. En second lieu, pour séduire les subalternes,
je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs, et m'engager pour le
double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma famille ne trouvera rien
d'impossible pour qui aura sauvé M. de La Vernaye.
M. de Frilair
paraissait étonné de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs lettres du ministre
de la guerre, adressées à M. Julien Sorel de La Vernaye.
-- Vous voyez,
monsieur, que mon père se chargeait de sa fortune. [Variante: C'est tout
simple,] Je l'ai épousé en secret, mon père désirait qu'il fût officier
supérieur, avant de déclarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole.
Mathilde remarqua que l'expression de la bonté et d'une gaieté douce
s'évanouissait rapidement à mesure que M. de Frilair arrivait à des découvertes
importantes. Une finesse mêlée de fausseté profonde se peignit sur sa figure.
L'abbé avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels.
Quel parti puis-je tirer de ces étranges confidences? se disait-il. Me
voici tout d'un coup en relation intime avec une amie de la célèbre maréchale de
Fervaques, nièce toute-puissante de Mgr l'évêque de ***, par qui l'on est évêque
en France.
Ce que je regardais comme reculé dans l'avenir se présente à
l'improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux.
D'abord
Mathilde fut effrayée du changement rapide de la physionomie de cet homme si
puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un appartement reculé. Mais
quoi! se dit-elle bientôt, la pire chance n'eût-elle pas été de ne faire aucune
impression sur le froid égoïsme d'un prêtre rassasié de pouvoir et de
jouissances?
Ebloui de cette voie rapide et imprévue qui s'ouvrait à ses
yeux pour arriver à l'épiscopat, étonné du génie de Mathilde, un instant M. de
Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque à ses pieds,
ambitieux et vif jusqu'au tremblement nerveux.
Tout s'éclaircit,
pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici à l'amie de Mme de Fervaques. Malgré
un sentiment de jalousie encore bien douloureux, elle eut le courage d'expliquer
que Julien était l'ami intime de la maréchale, et rencontrait presque tous les
jours chez elle Mgr l'évêque de ***.
-- Quand l'on tirerait au sort
quatre ou cinq fois de suite une liste de trente-six jurés parmi les notables
habitants de ce département, dit le grand vicaire avec l'âpre regard de
l'ambition et en appuyant sur les mots, je me considérerais comme bien peu
chanceux si dans chaque liste je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus
intelligents de la troupe. Presque toujours j'aurai la majorité, plus qu'elle
même, pour condamner; voyez, mademoiselle, avec quelle grande facilité je puis
faire absoudre...
L'abbé s'arrêta tout à coup, comme étonné du son de
ses paroles; il avouait des choses que l'on ne dit jamais aux profanes.
Mais à son tour il frappa Mathilde de stupeur quand il lui apprit que ce
qui étonnait et intéressait surtout la société de Besançon dans l'étrange
aventure de Julien, c'est qu'il avait inspiré autrefois une grande passion à Mme
de Rênal, et l'avait longtemps partagée. M. de Frilair s'aperçut facilement du
trouble extrême que produisait son récit.
J'ai ma revanche! pensa-t-il.
Enfin, voici un moyen de conduire cette petite personne si décidée; je tremblais
de n'y pas réussir. L'air distingué et peu facile à mener redoublait à ses yeux
le charme de la rare beauté qu'il voyait presque suppliante devant lui. Il
reprit tout son sang-froid, et n'hésita point à retourner le poignard dans son
coeur.
-- Je ne serais pas surpris après tout, lui dit-il d'un air
léger, quand nous apprendrions que c'est par jalousie que M. Sorel a tiré deux
coups de pistolet à cette femme autrefois tant aimée. Il s'en faut bien qu'elle
soit sans agréments, et depuis peu elle voyait fort souvent un certain abbé
Marquinot de Dijon, espèce de janséniste sans moeurs, comme ils sont tous.
M. de Frilair tortura voluptueusement et à loisir le coeur de cette
jolie fille, dont il avait surpris le côté faible.
-- Pourquoi,
disait-il en arrêtant des yeux ardents sur Mathilde, M. Sorel aurait-il choisi
l'église, si ce n'est parce que, précisément en cet instant, son rival y
célébrait la messe? Tout le monde accorde infiniment d'esprit, et encore plus de
prudence à l'homme heureux que vous protégez. Quoi de plus simple que de se
cacher dans les jardins de M. de Rênal qu'il connaît si bien? là, avec la
presque certitude de n'être ni vu, ni pris, ni soupçonné, il pouvait donner la
mort à la femme dont il était jaloux.
Ce raisonnement, si juste en
apparence, acheva de jeter Mathilde hors d'elle-même. Cette âme altière, mais
saturée de toute cette prudence sèche, qui passe dans le grand monde pour
peindre fidèlement le coeur humain, n'était pas faite pour comprendre vite le
bonheur de se moquer de toute prudence, qui peut être si vif pour une âme
ardente. Dans les hautes classes de la société de Paris, où Mathilde avait vécu,
la passion ne peut que bien rarement se dépouiller de prudence, et c'est du
cinquième étage qu'on se jette par la fenêtre.
Enfin, l'abbé de Frilair
fut sûr de son empire. Il fit entendre à Mathilde (sans doute il mentait), qu'il
pouvait disposer à son gré du ministère public, chargé de soutenir l'accusation
contre Julien.
Après que le sort aurait désigné les trente-six jurés de
la session, il ferait une démarche directe et personnelle envers trente jurés au
moins.
Si Mathilde n'avait pas semblé si jolie à M. de Frilair, il ne
lui eût parlé aussi clairement qu'à la cinq ou sixième entrevue.
CHAPITRE XXXIX
L'INTRIGUE
Castres 1676. --
Un frère vient d'assassiner sa soeur dans la maison voisine de la mienne; ce
gentilhomme était déjà coupable d'un meurtre. Son père, en faisant distribuer
secrètement cinq cents écus aux conseillers, lui a sauvé la vie
.
LOCKE, Voyage en France.
En sortant de
l'évêché, Mathilde n'hésita pas à envoyer un courrier à Mme de Fervaques; la
crainte de se compromettre ne l'arrêta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale
d'obtenir une lettre pour M. de Frilair, écrite en entier de la main de Mgr
l'évêque de ***. Elle allait jusqu'à la supplier d'accourir elle-même à
Besançon. Ce trait fut héroïque de la part d'une âme jalouse et fière.
D'après le conseil de Fouqué, elle avait eu la prudence de ne point
parler de ses démarches à Julien. Sa présence le troublait assez sans cela. Plus
honnête homme à l'approche de la mort qu'il ne l'avait été durant sa vie, il
avait des remords non seulement envers M. de La Mole, mais aussi pour Mathilde.
Quoi donc! se disait-il, je trouve auprès d'elle des moments de
distraction et même de l'ennui. Elle se perd pour moi, et c'est ainsi que je
l'en récompense! Serais-je donc un méchant? Cette question l'eût bien peu occupé
quand il était ambitieux; alors ne pas réussir était la seule honte à ses yeux.
Son malaise moral, auprès de Mathilde, était d'autant plus décidé, qu'il
lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle.
Elle ne parlait que des sacrifices étranges qu'elle voulait faire pour le
sauver.
Exaltée par un sentiment dont elle était fière et qui
l'emportait sur tout son orgueil, elle eût voulu ne pas laisser passer un
instant de sa vie sans le remplir par quelque démarche extraordinaire. Les
projets les plus étranges, les plus périlleux pour elle remplissaient ses longs
entretiens avec Julien. Les geôliers, bien payés, la laissaient régner dans la
prison. Les idées de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice de sa réputation;
peu lui importait de faire connaître son état à toute la société. Se jeter à
genoux pour demander la grâce de Julien, devant la voiture du roi allant au
galop, attirer l'attention du prince, au risque de se faire mille fois écraser,
était une des moindres chimères que rêvait cette imagination exaltée et
courageuse. Par ses amis employés auprès du roi, elle était sûre d'être admise
dans les parties réservées du parc de Saint-Cloud.
Julien se trouvait
peu digne de tant de dévouement, à vrai dire il était fatigué d'héroïsme. C'eût
été à une tendresse simple, naïve et presque timide, qu'il se fût trouvé
sensible, tandis qu'au contraire, il fallait toujours l'idée d'un public et
des autres à l'âme hautaine de Mathilde.
Au milieu de toutes ses
angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de cet amant, auquel elle ne
voulait pas survivre, [Variante: Julien sentait qu'] elle avait un besoin secret
d'étonner le public par l'excès de son amour et la sublimité de ses entreprises.
Julien prenait de l'humeur de ne point se trouver touché de tout cet
héroïsme. Qu'eût-ce été, s'il eût connu toutes les folies dont Mathilde
accablait l'esprit dévoué, mais éminemment raisonnable et borné du bon Fouqué?
Il ne savait trop que blâmer dans le dévouement de Mathilde; car lui
aussi eût sacrifié toute sa fortune et exposé sa vie aux plus grands hasards
pour sauver Julien. Il était stupéfait de la quantité d'or jetée par Mathilde.
Les premiers jours, les sommes ainsi dépensées en imposèrent à Fouqué, qui avait
pour l'argent toute la vénération d'un provincial.
Enfin, il découvrit
que les projets de Mlle de La Mole variaient souvent, et, à son grand
soulagement, trouva un mot pour blâmer ce caractère si fatigant pour lui: elle
était changeante . De cette épithète à celle de mauvaise tête , le
plus grand anathème en province, il n'y a qu'un pas.
Il est singulier,
se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu'une passion si
vive et dont je suis l'objet me laisse tellement insensible! et je l'adorais il
y a deux mois! J'avais bien lu que l'approche de la mort désintéresse de tout;
mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis
donc un égoïste? Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.
L'ambition était morte en son coeur, une autre passion y était sortie de
ses cendres; il l'appelait le remords d'avoir assassiné Mme de Rênal.
Dans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur
singulier quand, laissé absolument seul et sans crainte d'être interrompu, il
pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées heureuses qu'il avait
passées jadis à Verrières ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop
rapidement envolés avaient pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles.
Jamais il ne pensait à ses succès de Paris; il en était ennuyé.
Ces
dispositions qui s'accroissaient rapidement furent en partie devinées par la
jalousie de Mathilde. Elle s'apercevait fort clairement qu'elle avait à lutter
contre l'amour de la solitude. Quelquefois, elle prononçait avec terreur le nom
de Mme de Rênal. Elle voyait frémir Julien. Sa passion n'eut désormais ni
bornes, ni mesure.
S'il meurt, je meurs après lui, se disait-elle avec
toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une
fille de mon rang adorer à ce point un amant destiné à la mort? Pour trouver de
tels sentiments, il faut remonter au temps des héros; c'étaient des amours de ce
genre qui faisaient palpiter les coeurs du siècle de Charles IX et de Henri III.
Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son
coeur la tête de Julien: Quoi! se disait-elle avec horreur, cette tête charmante
serait destinée à tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflammée d'un héroïsme qui
n'était pas sans bonheur, mes lèvres, qui se pressent contre ces jolis cheveux,
seront glacées moins de vingt-quatre heures après.
Les souvenirs de ces
moments d'héroïsme et d'affreuse volupté l'attachaient d'une étreinte
invincible. L'idée de suicide, si occupante par elle-même, et jusqu'ici si
éloignée de cette âme altière, y pénétra, et bientôt y régna avec un empire
absolu. Non, le sang de mes ancêtres ne s'est point attiédi en descendant
jusqu'à moi, se disait Mathilde avec orgueil.
-- J'ai une grâce à vous
demander, lui dit un jour son amant: mettez votre enfant en nourrice à
Verrières, Mme de Rênal surveillera la nourrice.
-- Ce que vous me dites
là est bien dur... Et Mathilde pâlit.
-- Il est vrai, et je t'en demande
mille fois pardon, s'écria Julien sortant de sa rêverie, et la serrant dans ses
bras.
Après avoir séché ses larmes, il revint à sa pensée, mais avec
plus d'adresse. Il avait donné à la conversation un tour de philosophie
mélancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sitôt se fermer pour lui.
-- Il faut convenir, chère amie, que les passions sont un accident dans
la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les âmes supérieures... La
mort de mon fils serait au fond un bonheur pour l'orgueil de votre famille,
c'est ce que devineront les subalternes. La négligence sera le lot de cet enfant
du malheur et de la honte... J'espère qu'à une époque que je ne veux point
fixer, mais que pourtant mon courage entrevoit, vous obéirez à mes dernières
recommandations: Vous épouserez M. le marquis de Croisenois.
-- Quoi,
déshonorée!
-- Le déshonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le
vôtre. Vous serez une veuve et la veuve d'un fou, voilà tout. J'irai plus loin:
mon crime n'ayant point l'argent pour moteur ne sera point déshonorant.
Peut-être à cette époque, quelque législateur philosophe aura obtenu, des
préjugés de ses contemporains, la suppression de la peine de mort. Alors,
quelque voix amie dira comme un exemple: Tenez, le premier époux de Mlle de La
Mole était un fou, mais non pas un méchant homme, un scélérat. Il fut absurde de
faire tomber cette tête... Alors ma mémoire ne sera point infâme; du moins après
un certain temps... Votre position dans le monde, votre fortune, et,
permettez-moi de le dire, votre génie, feront jouer à M. de Croisenois, devenu
votre époux, un rôle auquel tout seul il ne saurait atteindre. Il n'a que de la
naissance et de la bravoure, et ces qualités toutes seules, qui faisaient un
homme accompli en 1729, sont un anachronisme un siècle plus tard, et ne donnent
que des prétentions. Il faut encore d'autres choses pour se placer à la tête de
la jeunesse française.
Vous porterez le secours d'un caractère ferme et
entreprenant au parti politique où vous jetterez votre époux. Vous pourrez
succéder aux Chevreuse et aux Longueville de la Fronde... Mais alors, chère
amie, le feu céleste qui vous anime en ce moment sera un peu attiédi.
Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il après beaucoup d'autres
phrases préparatoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie
excusable, mais pourtant comme une folie, l'amour que vous avez eu pour moi...
Il s'arrêta tout à coup et devint rêveur. Il se trouvait de nouveau
vis-à-vis cette idée si choquante pour Mathilde: Dans quinze ans Mme de Rênal
adorera mon fils, et vous l'aurez oublié.
CHAPITRE XL
LA
TRANQUILLITE
C'est parce qu'alors j'étais fou qu'aujourd'hui je suis
sage. O philosophe qui ne vois rien que d'instantané, que tes vues sont courtes!
Ton oeil n'est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions
.
Mme GOETHE.
Cet entretien fut coupé par un
interrogatoire, suivi d'une conférence avec l'avocat chargé de la défense. Ces
moments étaient les seuls absolument désagréables d'une vie pleine d'incurie et
de rêveries tendres.
-- Il y a meurtre, et meurtre avec préméditation,
dit Julien au juge comme à l'avocat. J'en suis fâché, messieurs, ajouta-t-il en
souriant; mais ceci réduit votre besogne à bien peu de chose.
Après
tout, se disait Julien, quand il fut parvenu à se délivrer de ces deux êtres, il
faut que je sois brave, et apparemment plus brave que ces deux hommes. Ils
regardent comme le comble des maux, comme le roi des épouvantements , ce
duel à issue malheureuse, dont je ne m'occuperai sérieusement que le jour même.
C'est que j'ai connu un plus grand malheur, continua Julien en
philosophant avec lui-même. Je souffrais bien autrement durant mon premier
voyage à Strasbourg, quand je me croyais abandonné par Mathilde... Et pouvoir
dire que j'ai désiré avec tant de passion cette intimité parfaite qui
aujourd'hui me laisse si froid!... Dans le fait, je suis plus heureux seul que
quand cette fille si belle partage ma solitude...
L'avocat, homme de
règle et de formalités, le croyait fou et pensait avec le public que c'était la
jalousie qui lui avait mis le pistolet à la main. Un jour, il hasarda de faire
entendre à Julien que cette allégation, vraie ou fausse, serait un excellent
moyen de plaidoirie. Mais l'accusé redevint en un clin d'oeil un être passionné
et incisif.
-- Sur votre vie, monsieur, s'écria Julien hors de lui,
souvenez-vous de ne plus proférer cet abominable mensonge.
Le prudent
avocat eut peur un instant d'être assassiné.
Il préparait sa plaidoirie,
parce que l'instant décisif approchait rapidement. Besançon et tout le
département ne parlaient que de cette cause célèbre. Julien ignorait ce détail,
il avait prié qu'on ne lui parlât jamais de ces sortes de choses.
Ce
jour-là, Fouqué et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits publics,
fort propres, selon eux, à donner des espérances, Julien les avait arrêtés dès
le premier mot.
-- Laissez-moi ma vie idéale. Vos petites tracasseries,
vos détails de la vie réelle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient
du ciel. On meurt comme on peut; moi je ne veux penser à la mort qu'à ma
manière. Que m'importent les autres ? Mes relations avec les autres
vont être tranchées brusquement. De grâce, ne me parlez plus de ces gens-là:
c'est bien assez de voir le juge et l'avocat.
Au fait, se disait-il à
lui-même, il paraît que mon destin est de mourir en rêvant. Un être obscur, tel
que moi, sûr d'être oublié avant quinze jours, serait bien dupe, il faut
l'avouer, de jouer la comédie...
Il est singulier pourtant que je n'aie
connu l'art de jouir de la vie que depuis que j'en vois le terme si près de moi.
Il passait ces dernières journées à se promener sur l'étroite terrasse
au haut du donjon, fumant d'excellents cigares que Mathilde avait envoyé
chercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son apparition était
attendue chaque jour par tous les télescopes de la ville. Sa pensée était à
Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de Rênal à Fouqué, mais deux ou trois fois
cet ami lui dit qu'elle se rétablissait rapidement, et ce mot retentit dans son
coeur.
Pendant que l'âme de Julien était presque toujours tout entière
dans le pays des idées, Mathilde, occupée des choses réelles, comme il convient
à un coeur aristocrate, avait su avancer à un tel point l'intimité de la
correspondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilair, que déjà le
grand mot évêché avait été prononcé.
Le vénérable prélat, chargé
de la feuille des bénéfices, ajouta en apostille à une lettre de sa nièce:
Ce pauvre Sorel n'est qu'un étourdi, j'espère qu'on nous le rendra.
A la vue de ces lignes, M. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne
doutait pas de sauver Julien.
-- Sans cette loi jacobine qui a prescrit
la formation d'une liste innombrable de jurés, et qui n'a d'autre but réel que
d'enlever toute influence aux gens bien nés, disait-il à Mathilde la veille du
tirage au sort des trente-six jurés de la session, j'aurais répondu du
verdict . J'ai bien fait acquitter le curé N...
Ce fut avec
plaisir que le lendemain, parmi les noms sortis de l'urne, M. de Frilair trouva
cinq congréganistes de Besançon, et parmi les étrangers à la ville, les noms de
MM. Valenod, de Moirod, de Cholin.
-- Je réponds d'abord de ces huit
jurés-ci, dit-il à Mathilde. Les cinq premiers sont des machines .
Valenod est mon agent, Moirod me doit tout, de Cholin est un imbécile qui a peur
de tout.
Le journal répandit dans le département les noms des jurés et
Mme de Rênal, à l'inexprimable terreur de son mari, voulut venir à Besançon.
Tout ce que M. de Rênal put obtenir fut qu'elle ne quitterait point son lit,
afin de ne pas avoir le désagrément d'être appelée en témoignage.
--
Vous ne comprenez pas ma position, disait l'ancien maire de Verrières, je suis
maintenant libéral de la défection , comme ils disent; nul doute que ce
polisson de Valenod et M. de Frilair n'obtiennent facilement du procureur
général et des juges tout ce qui pourra m'être désagréable.
Mme de Rênal
céda sans peine aux ordres de son mari. Si je paraissais à la cour d'assises, se
disait-elle, j'aurais l'air de demander vengeance.
Malgré toutes les
promesses de prudence faites au directeur de sa conscience et à son mari, à
peine arrivée à Besançon elle écrivit de sa main à chacun des trente-six jurés:
« Je ne paraîtrai point le jour du jugement, monsieur, parce que ma
présence pourrait jeter de la défaveur sur la cause de M. Sorel. Je ne désire
qu'une chose au monde et avec passion, c'est qu'il soit sauvé. N'en doutez
point, l'affreuse idée qu'à cause de moi un innocent a été conduit à la mort
empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute l'abrégerait. Comment
pourriez-vous le condamner à mort, tandis que moi je vis? Non, sans doute, la
société n'a point le droit d'arracher la vie, et surtout à un être tel que
Julien Sorel. Tout le monde, à Verrières, lui a connu des moments d'égarement.
Ce pauvre jeune homme a des ennemis puissants; mais, même parmi ses ennemis (et
combien n'en a-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents
et sa science profonde? Ce n'est pas un sujet ordinaire que vous allez juger,
monsieur. Durant près de dix-huit mois nous l'avons tous connu pieux, sage,
appliqué; mais, deux ou trois fois par an, il était saisi par des accès de
mélancolie qui allaient jusqu'à l'égarement. Toute la ville de Verrières, tous
nos voisins de Vergy où nous passons la belle saison, ma famille entière, M. le
sous-préfet, lui-même, rendront justice à sa piété exemplaire; il sait par coeur
toute la sainte Bible. Un impie se fût-il appliqué pendant des années à
apprendre le livre saint? Mes fils auront l'honneur de vous présenter cette
lettre: ce sont des enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous
donneront sur ce pauvre jeune homme tous les détails qui seraient encore
nécessaires pour vous convaincre de la barbarie qu'il y aurait à le condamner.
Bien loin de me venger, vous me donneriez la mort.
« Qu'est-ce que ses
ennemis pourront opposer à ce fait? La blessure qui a été le résultat d'un de
ces moments de folie que mes enfants eux-mêmes remarquaient chez leur
précepteur, est tellement peu dangereuse, qu'après moins de deux mois elle m'a
permis de venir en poste de Verrières à Besançon. Si j'apprends, monsieur, que
vous hésitiez le moins du monde à soustraire à la barbarie des lois un être si
peu coupable, je sortirai de mon lit, où me retiennent uniquement les ordres de
mon mari, et j'irai me jeter à vos pieds.
« Déclarez, monsieur, que la
préméditation n'est pas constante, et vous n'aurez pas à vous reprocher le sang
d'un innocent », etc., etc.
CHAPITRE XLI
LE JUGEMENT
Le pays se souviendra longtemps de ce procès célèbre. L'intérêt pour
l'accusé était porté jusqu'à l'agitation: c'est que son crime était étonnant et
pourtant pas atroce. L'eût-il été, ce jeune homme était si beau! Sa haute
fortune, sitôt finie, augmentait l'attendrissement. Le condamneront-ils?
demandaient les femmes aux hommes de leur connaissance, et on les voyait
pâlissantes attendre la réponse
.
SAINTE-BEUVE.
Enfin parut ce jour, tellement
redouté de Mme de Rênal et de Mathilde.
L'aspect étrange de la ville
redoublait leur terreur, et ne laissait pas sans émotion même l'âme ferme de
Fouqué. Toute la province était accourue à Besançon pour voir juger cette cause
romanesque.
Depuis plusieurs jours, il n'y avait plus de place dans les
auberges. M. le président des assises était assailli par des demandes de
billets; toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait
dans les rues le portrait de Julien, etc., etc.
Mathilde tenait en
réserve pour ce moment suprême une lettre écrite en entier de la main de Mgr
l'évêque de ***. Ce prélat, qui dirigeait l'Église de France et faisait des
évêques, daignait demander l'acquittement de Julien. La veille du jugement,
Mathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire.
A la fin de
l'entrevue, comme elle s'en allait fondant en larmes: -- Je réponds de la
déclaration du jury, lui dit M. de Frilair, sortant enfin de sa réserve
diplomatique, et presque ému lui-même. Parmi les douze personnes chargées
d'examiner si le crime de votre protégé est constant, et surtout s'il y a eu
préméditation, je compte six amis dévoués à ma fortune, et je leur ai fait
entendre qu'il dépendait d'eux de me porter à l'épiscopat. Le baron Valenod, que
j'ai fait maire de Verrières, dispose entièrement de deux de ses administrés,
MM. de Moirod et de Cholin. A la vérité, le sort nous a donné pour cette affaire
deux jurés fort mal pensants; mais, quoique ultra-libéraux, ils sont fidèles à
mes ordres dans les grandes occasions, et je les ai fait prier de voter comme M.
Valenod. J'ai appris qu'un sixième juré, industriel immensément riche et bavard
libéral, aspire en secret à une fourniture au Ministère de la guerre, et sans
doute il ne voudrait pas me déplaire. Je lui ai fait dire que M. de Valenod a
mon dernier mot.
-- Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiète.
-- Si vous le connaissiez, vous ne pourriez douter du succès. C'est un
parleur audacieux, impudent, grossier, fait pour mener des sots. 1814 l'a pris à
la misère, et je vais en faire un préfet. Il est capable de battre les autres
jurés s'ils ne veulent pas voter à sa guise.
Mathilde fut un peu
rassurée.
Une autre discussion l'attendait dans la soirée. Pour ne pas
prolonger une scène désagréable et dont à ses yeux le résultat était certain,
Julien était résolu à ne pas prendre la parole.
-- Mon avocat parlera,
c'est bien assez, dit-il à Mathilde. Je ne serai que trop longtemps exposé en
spectacle à tous mes ennemis. Ces provinciaux ont été choqués de la fortune
rapide que je vous dois, et, croyez-m'en, il n'en est pas un qui ne désire ma
condamnation, sauf à pleurer comme un sot quand on me mènera à la mort.
-- Ils désirent vous voir humilié, il n'est que trop vrai, répondit
Mathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma présence à Besançon et le
spectacle de ma douleur ont intéressé toutes les femmes; votre jolie figure fera
le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout l'auditoire est pour vous,
etc., etc.
Le lendemain à neuf heures, quand Julien descendit de sa
prison pour aller dans la grande salle du Palais de Justice, ce fut avec
beaucoup de peine que les gendarmes parvinrent à écarter la foule immense
entassée dans la cour. Julien avait bien dormi, il était fort calme, et
n'éprouvait d'autre sentiment qu'une pitié philosophique pour cette foule
d'envieux qui, sans cruauté, allaient applaudir à son arrêt de mort. Il fut bien
surpris lorsque retenu plus d'un quart d'heure au milieu de la foule, il fut
obligé de reconnaître que sa présence inspirait au public une pitié tendre. Il
n'entendit pas un seul propos désagréable. Ces provinciaux sont moins méchants
que je ne le croyais, se dit-il.
En entrant dans la salle de jugement,
il fut frappé de l'élégance de l'architecture. C'était un gothique propre, et
une foule de jolies petites colonnes taillées dans la pierre avec le plus grand
soin. Il se crut en Angleterre.
Mais bientôt toute son attention fut
absorbée par douze ou quinze jolies femmes qui, placées vis-à-vis la sellette de
l'accusé, remplissaient les trois balcons au-dessus des juges et des jurés. En
se retournant vers le public, il vit que la tribune circulaire qui règne
au-dessus de l'amphithéâtre était remplie de femmes: la plupart étaient jeunes
et lui semblèrent fort jolies; leurs yeux étaient brillants et remplis
d'intérêt. Dans le reste de la salle, la foule était énorme; on se battait aux
portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir le silence.
Quand tous
les yeux qui cherchaient Julien s'aperçurent de sa présence, en le voyant
occuper la place un peu élevée réservée à l'accusé, il fut accueilli par un
murmure d'étonnement et de tendre intérêt.
On eût dit ce jour-là qu'il
n'avait pas vingt ans; il était mis fort simplement, mais avec une grâce
parfaite; ses cheveux et son front étaient charmants; Mathilde avait voulu
présider elle-même à sa toilette. La pâleur de Julien était extrême. A peine
assis sur la sellette, il entendit dire de tous côtés: Dieu! comme il est
jeune!... Mais c'est un enfant... Il est bien mieux que son portrait.
--
Mon accusé, lui dit le gendarme assis à sa droite, voyez-vous ces six dames qui
occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite tribune en saillie
au-dessus de l'amphithéâtre où sont placés les jurés. C'est Mme la préfète,
continua le gendarme, à côté Mme la Marquise de M***, celle-là vous aime bien;
je l'ai entendue parler au juge d'instruction. Après c'est Mme Derville...
-- Mme Derville! s'écria Julien, et une vive rougeur couvrit son front.
Au sortir d'ici, pensa-t-il, elle va écrire à Mme de Rênal. Il ignorait
l'arrivée de Mme de Rênal à Besançon.
Les témoins furent entendus. Dès
les premiers mots de l'accusation soutenue par l'avocat général, deux de ces
dames placées dans le petit balcon, tout à fait en face de Julien, fondirent en
larmes. Mme Derville ne s'attendrit point ainsi, pensa Julien. Cependant il
remarqua qu'elle était fort rouge.
L'avocat général faisait du pathos en
mauvais français sur la barbarie du crime commis; Julien observa que les
voisines de Mme Derville avaient l'air de le désapprouver vivement. Plusieurs
jurés, apparemment de la connaissance de ces dames, leur parlaient et semblaient
les rassurer. Voilà qui ne laisse pas d'être de bon augure, pensa Julien.
Jusque-là il s'était senti pénétré d'un mépris sans mélange pour tous
les hommes qui assistaient au jugement. L'éloquence plate de l'avocat général
augmenta ce sentiment de dégoût. Mais peu à peu la sécheresse d'âme de Julien
disparut devant les marques d'intérêt dont il était évidemment l'objet.
Il fut content de la mine ferme de son avocat.
-- Pas de
phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.
-- Toute
l'emphase pillée à Bossuet, qu'on a étalée contre vous, vous a servi, dit
l'avocat. En effet, à peine avait-il parlé pendant cinq minutes, que presque
toutes les femmes avaient leur mouchoir à la main. L'avocat, encouragé, adressa
aux jurés des choses extrêmement fortes. Julien frémit, il se sentait sur le
point de verser des larmes. Grand Dieu! que diront mes ennemis?
Il
allait céder à l'attendrissement qui le gagnait, lorsque, heureusement pour lui,
il surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod.
Les yeux de ce
cuistre sont flamboyants, se dit-il; quel triomphe pour cette âme basse! Quand
mon crime n'aurait amené que cette seule circonstance, je devrais le maudire.
Dieu sait ce qu'il dira de moi [Variante : , dans les soirées d'hiver,] à Mme de
Rênal!
Cette idée effaça toutes les autres. Bientôt après, Julien fut
rappelé à lui-même par les marques d'assentiment du public. L'avocat venait de
terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu'il était convenable de lui serrer
la main. Le temps avait passé rapidement.
On apporta des
rafraîchissements à l'avocat et à l'accusé. Ce fut alors seulement que Julien
fut frappé d'une circonstance: aucune femme n'avait quitté l'audience pour aller
dîner.
-- Ma foi, je meurs de faim, dit l'avocat, et vous?
--
Moi de même, répondit Julien.
-- Voyez, voilà Mme la préfète qui reçoit
aussi son dîner, lui dit l'avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage,
tout va bien. La séance recommença.
Comme le président faisait son
résumé, minuit sonna. Le président fut obligé de s'interrompre; au milieu du
silence de l'anxiété universelle, le retentissement de la cloche de l'horloge
remplissait la salle.
Voilà le dernier de mes jours qui commence, pensa
Julien. Bientôt il se sentit enflammé par l'idée du devoir. Il avait dominé
jusque-là son attendrissement, et gardé sa résolution de ne point parler; mais
quand le président des assises lui demanda s'il avait quelque chose à ajouter,
il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumières, lui
semblèrent bien brillants. Pleurerait-elle, par hasard? pensa-t-il.
«
Messieurs les jurés,
« L'horreur du mépris, que je croyais pouvoir
braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n'ai point
l'honneur d'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est
révolté contre la bassesse de sa fortune.
« Je ne vous demande aucune
grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la
mort m'attend: elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus
digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour
moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité . J'ai donc
mérité la mort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je vois des
hommes qui, sans s'arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront
punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans
une classe inférieure, et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le
bonheur de se procurer une bonne éducation, et l'audace de se mêler à ce que
l'orgueil des gens riches appelle la société.
« Voilà mon crime,
messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sévérité, que, dans le fait, je
ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés
quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés... »
Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu'il
avait sur le coeur; l'avocat général, qui aspirait aux faveurs de
l'aristocratie, bondissait sur son siège; mais malgré le tour un peu abstrait
que Julien avait donné à la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes.
Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien
revint à la préméditation, à son repentir, au respect, à l'adoration filiale et
sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour Mme de Rênal ... Mme
Derville jeta un cri et s'évanouit.
Une heure sonnait comme les jurés se
retiraient dans leur chambre. Aucune femme n'avait abandonné sa place; plusieurs
hommes avaient les larmes aux yeux. Les conversations furent d'abord très vives;
mais peu à peu, la décision du jury se faisant attendre, la fatigue générale
commença à jeter du calme dans l'assemblée. Ce moment était solennel; les
lumières jetaient moins d'éclat. Julien, très fatigué, entendait discuter auprès
de lui la question de savoir si ce retard était de bon ou de mauvais augure. Il
vit avec plaisir que tous les voeux étaient pour lui; le jury ne revenait point,
et cependant aucune femme ne quittait la salle.
Comme deux heures
venaient de sonner, un grand mouvement se fit entendre. La petite porte de la
chambre des jurés s'ouvrit. M. le baron de Valenod s'avança d'un pas grave et
théâtral, il était suivi de tous les jurés. Il toussa, puis déclara qu'en son
âme et conscience la déclaration unanime du jury était que Julien Sorel était
coupable de meurtre, et de meurtre avec préméditation: cette déclaration
entraînait la peine de mort; elle fut prononcée un instant après. Julien regarda
sa montre, et se souvint de M. de Lavalette, il était deux heures et un quart.
C'est aujourd'hui vendredi, pensa-t-il.
Oui, mais ce jour est heureux
pour le Valenod, qui me condamne... Je suis trop surveillé pour que Mathilde
puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette... Ainsi, dans trois jours, à cette
même heure, je saurai à quoi m'en tenir sur le grand peut-être .
En ce moment, il entendit un cri et fut rappelé aux choses de ce monde.
Les femmes autour de lui sanglotaient; il vit que toutes les figures étaient
tournées vers une petite tribune pratiquée dans le couronnement d'un pilastre
gothique. Il sut plus tard que Mathilde s'y était cachée. Comme le cri ne se
renouvela pas, tout le monde se remit à regarder Julien, auquel les gendarmes
cherchaient à faire traverser la foule.
Tâchons de ne pas apprêter à
rire à ce fripon de Valenod, pensa Julien. Avec quel air contrit et patelin il a
prononcé la déclaration qui entraîne la peine de mort! tandis que ce pauvre
président des assises, tout juge qu'il est depuis nombre d'années, avait la
larme à l'oeil en me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de
notre ancienne rivalité auprès de Mme de Rênal!... Je ne la verrai donc plus!
C'en est fait... Un dernier adieu est impossible entre nous, je le sens... Que
j'aurais été heureux de lui dire toute l'horreur que j'ai de mon crime!
Seulement ces paroles: Je me trouve justement condamné.
CHAPITRE XLII
En ramenant Julien en prison, on
l'avait introduit dans une chambre destinée aux condamnés à mort. Lui qui,
d'ordinaire, remarquait jusqu'aux plus petites circonstances, ne s'était point
aperçu qu'on ne le faisait pas remonter à son donjon. Il songeait à ce qu'il
dirait à Mme de Rênal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la
voir. Il pensait qu'elle l'interromprait et voulait du premier mot pouvoir lui
peindre tout son repentir. Après une telle action, comment lui persuader que je
l'aime uniquement? car enfin, j'ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour
Mathilde.
En se mettant au lit il trouva des draps d'une toile
grossière. Ses yeux se dessillèrent. Ah! je suis au cachot, se dit-il, comme
condamné à mort. C'est juste.
Le comte Altamira me racontait que, la
veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix: C'est singulier, le verbe
guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps; on peut bien dire: Je
serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas: J'ai été guillotiné.
Pourquoi pas, reprit Julien. s'il y a une autre vie?... Ma foi, si je
trouve le Dieu des chrétiens, je suis perdu: c'est un despote, et, comme tel, il
est rempli d'idées de vengeance; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je
ne l'ai jamais aimé; je n'ai même jamais voulu croire qu'on l'aimât sincèrement.
Il est sans pitié (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me
punira d'une manière abominable...
Mais si je trouve le Dieu de Fénelon!
Il me dira peut-être: Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup
aimé...
Ai-je beaucoup aimé? Ah! j'ai aimé Mme de Rênal, mais ma
conduite a été atroce. Là, comme ailleurs, le mérite simple et modeste a été
abandonné pour ce qui est brillant...
Mais aussi, quelle perspective!...
Colonel de hussards, si nous avions la guerre; secrétaire de légation pendant la
paix; ensuite ambassadeur... car bientôt j'aurais su les affaires..., et quand
je n'aurais été qu'un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque
rivalité à craindre? Toutes mes sottises eussent été pardonnées, ou plutôt
comptées pour des mérites. Homme de mérite, et jouissant de la plus grande
existence à Vienne ou à Londres...
-- Pas précisément, monsieur,
guillotiné dans trois jours. Julien rit de bon coeur de cette saillie de son
esprit. En vérité, l'homme a deux êtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait
à cette réflexion maligne?
Eh bien! oui, mon ami, guillotiné dans trois
jours, répondit-il à l'interrupteur. M. de Cholin louera une fenêtre, de compte
à demi avec l'abbé Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenêtre,
lequel de ces deux dignes personnages volera l'autre?
Ce passage du
Venceslas de Rotrou lui revint tout à coup:
LADISLAS.
...
Mon âme est toute prête.
LE ROI, père de Ladislas.
L'échafaud
l'est aussi; portez-y votre tête.
Belle réponse! pensa-t-il, et il
s'endormit. Quelqu'un le réveilla le matin en le serrant fortement.
--
Quoi, déjà! dit Julien en ouvrant un oeil hagard. Il se croyait entre les mains
du bourreau.
C'était Mathilde. Heureusement, elle ne m'a pas compris.
Cette réflexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changée comme
par six mois de maladie: réellement elle n'était pas reconnaissable.
--
Cet infâme Frilair m'a trahie, lui disait-elle en se tordant les mains; la
fureur l'empêchait de pleurer.
-- N'étais-je pas beau hier quand j'ai
pris la parole? répondit Julien. J'improvisais, et pour la première fois de ma
vie! Il est vrai qu'il est à craindre que ce ne soit aussi la dernière.
Dans ce moment, Julien jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le
sang-froid d'un pianiste habile qui touche un piano...
-- L'avantage
d'une naissance illustre me manque, il est vrai, ajouta-t-il, mais la grande âme
de Mathilde a élevé son amant jusqu'à elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole
ait été mieux devant ses juges?
Mathilde, ce jour-là, était tendre sans
affectation, comme une pauvre fille habitant un cinquième étage; mais elle ne
put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le
tourment qu'elle lui avait souvent infligé.
On ne connaît point les
sources du Nil, se disait Julien; il n'a point été donné à l'oeil de l'homme de
voir le roi des fleuves dans l'état de simple ruisseau: ainsi aucun oeil humain
ne verra Julien faible, d'abord parce qu'il ne l'est pas. Mais j'ai le coeur
facile à toucher; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent
vrai, peut attendrir ma voix et même faire couler mes larmes. Que de fois les
coeurs secs ne m'ont-ils pas méprisé pour ce défaut! Ils croyaient que je
demandais grâce: voilà ce qu'il ne faut pas souffrir.
On dit que le
souvenir de sa femme émut Danton au pied de l'échafaud; mais Danton avait donné
de la force à une nation de freluquets, et empêchait l'ennemi d'arriver à
Paris... Moi seul, je sais ce que j'aurais pu faire... Pour les autres, je ne
suis tout au plus qu'un PEUT-ÊTRE.
Si Mme de Rênal était ici, dans mon
cachot, au lieu de Mathilde, aurais-je pu répondre de moi? L'excès de mon
désespoir et de mon repentir eût passé aux yeux des Valenod et de tous les
patriciens du pays, pour l'ignoble peur de la mort; ils sont si fiers, ces
coeurs faibles, que leur position pécuniaire met au-dessus des tentations! Voyez
ce que c'est, auraient dit MM. de Moirod et de Cholin, qui viennent de me
condamner à mort, que de naître fils d'un charpentier! On peut devenir savant,
adroit, mais le coeur!... le coeur ne s'apprend pas. Même avec cette pauvre
Mathilde, qui pleure maintenant, ou plutôt qui ne peut plus pleurer, dit-il en
regardant ses yeux rouges... et il la serra dans ses bras: l'aspect d'une
douleur vraie lui fit oublier son syllogisme... Elle a pleuré toute la nuit
peut-être, se dit-il; mais un jour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir!
Elle se regardera comme ayant été égarée, dans sa première jeunesse, par les
façons de penser basses d'un plébéien... Le Croisenois est assez faible pour
l'épouser, et, ma foi, il fera bien. Elle lui fera jouer un rôle.
Du
droit qu'un esprit ferme et vaste en ses desseins A sur l'esprit grossier des
vulgaires humains.
Ah çà! voici qui est plaisant: depuis que je dois
mourir, tous les vers que j'ai jamais sus en ma vie me reviennent à la mémoire.
Ce sera un signe de décadence...
Mathilde lui répétait d'une voix
éteinte: Il est là, dans la pièce voisine. Enfin il fit attention à ces paroles.
Sa voix est faible, pensa-t-il, mais tout ce caractère impérieux est encore dans
son accent. Elle baisse la voix pour ne pas se fâcher.
-- Et qui est là?
lui dit-il d'un air doux.
-- L'avocat, pour vous faire signer votre
appel.
-- Je n'appellerai pas.
-- Comment! vous n'appellerez
pas, dit-elle en se levant et les yeux étincelants de colère, et pourquoi, s'il
vous plaît?
-- Parce que, en ce moment, je me sens le courage de mourir
sans trop faire rire à mes dépens. Et qui me dit que dans deux mois, après un
long séjour dans ce cachot humide, je serai aussi bien disposé? Je prévois des
entrevues avec des prêtres, avec mon père... Rien au monde ne peut m'être aussi
désagréable. Mourons.
Cette contrariété imprévue réveilla toute la
partie altière du caractère de Mathilde. Elle n'avait pu voir l'abbé de Frilair
avant l'heure où l'on ouvre les cachots de la prison de Besançon; sa fureur
retomba sur Julien. Elle l'adorait, et pendant un grand quart d'heure, il
retrouva dans ses imprécations contre son caractère, de lui Julien, dans ses
regrets de l'avoir aimé, toute cette âme hautaine qui jadis l'avait accablé
d'injures si poignantes, dans la bibliothèque de l'hôtel de La Mole.
--
Le ciel devait à la gloire de ta race de te faire naître homme, lui dit-il.
Mais quant à moi, pensait-il, je serais bien dupe de vivre encore deux
mois dans ce séjour dégoûtant, en butte à tout ce que la faction patricienne
peut inventer d'infâme et d'humiliant*, et ayant pour unique consolation les
imprécations de cette folle... Eh bien, après-demain matin, je me bats en duel
avec un homme connu par son sang-froid et par une adresse remarquable... Fort
remarquable, dit le parti méphistophélès; il ne manque jamais son coup. [* C'est
un jacobin qui parle.]
Eh bien, soit, à la bonne heure (Mathilde
continuait à être éloquente). Parbleu non, se dit-il, je n'appellerai pas.
Cette résolution prise, il tomba dans la rêverie... Le courrier en
passant apportera le journal à six heures comme à l'ordinaire; à huit heures,
après que M. de Rênal l'aura lu, Elisa marchant sur la pointe du pied, viendra
le déposer sur son lit. Plus tard elle s'éveillera: tout à coup, en lisant, elle
sera troublée; sa jolie main tremblera; elle lira jusqu'à ces mots... A dix
heures et cinq minutes il avait cessé d'exister.
Elle pleurera à
chaudes larmes, je la connais; en vain j'ai voulu l'assassiner, tout sera
oublié. Et la personne à qui j'ai voulu ôter la vie sera la seule qui
sincèrement pleurera ma mort.
Ah! ceci est une antithèse! pensa-t-il,
et, pendant un grand quart d'heure que dura encore la scène que lui faisait
Mathilde, il ne songea qu'à Mme de Rênal. Malgré lui, et quoique répondant
souvent à ce que Mathilde lui disait, il ne pouvait détacher son âme du souvenir
de la chambre à coucher de Verrières. Il voyait la gazette de Besançon sur la
courtepointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la serrait
d'un mouvement convulsif; il voyait Mme de Rênal pleurer... Il suivait la route
de chaque larme sur cette figure charmante.
Mlle de La Mole ne pouvant
rien obtenir de Julien, fit entrer l'avocat. C'était heureusement un ancien
capitaine de l'armée d'Italie, de 1796, où il avait été camarade de Manuel.
Pour la forme, il combattit la résolution du condamné. Julien, voulant
le traiter avec estime, lui déduisit toutes ses raisons.
-- Ma foi, on
peut penser comme vous, finit par lui dire M. Félix Vaneau; c'était le nom de
l'avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeler, et il est de mon
devoir de revenir tous les jours. Si un volcan s'ouvrait sous la prison, d'ici à
deux mois, vous seriez sauvé. Vous pouvez mourir de maladie, dit-il en regardant
Julien.
Julien lui serra la main.
-- Je vous remercie, vous êtes
un brave homme. A ceci je songerai.
Et lorsque Mathilde sortit enfin
avec l'avocat, il se sentait beaucoup plus d'amitié pour l'avocat que pour elle.
CHAPITRE XLIII
Une heure après, comme il dormait
profondément, il fut éveillé par des larmes qu'il sentait couler sur sa main.
Ah! c'est encore Mathilde, pensa-t-il à demi éveillé. Elle vient, fidèle à la
théorie, attaquer ma résolution par les sentiments tendres. Ennuyé de la
perspective de cette nouvelle scène dans le genre pathétique, il n'ouvrit pas
les yeux. Les vers de Belphégor fuyant sa femme lui revinrent à la pensée.
Il entendit un soupir singulier; il ouvrit les yeux, c'était Mme de
Rênal.
-- Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion?
s'écria-t-il en se jetant à ses pieds.
Mais pardon, madame, je ne suis
qu'un assassin à vos yeux, dit-il à l'instant, en revenant à lui.
--
Monsieur... je viens vous conjurer d'appeler, je sais que vous ne le voulez
pas... Ses sanglots l'étouffaient; elle ne pouvait parler.
-- Daignez me
pardonner.
-- Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant
et se jetant dans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort.
Julien la couvrait de baisers.
-- Viendras-tu me voir tous les
jours pendant ces deux mois?
-- Je te le jure. Tous les jours, à moins
que mon mari ne me le défende.
-- Je signe! s'écria Julien. Quoi! tu me
pardonnes! est-il possible!
Il la serrait dans ses bras; il était fou.
Elle jeta un petit cri.
-- Ce n'est rien, lui dit-elle, tu m'as fait
mal.
-- A ton épaule, s'écria Julien fondant en larmes. Il s'éloigna un
peu, et couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l'eût dit la dernière fois
que je te vis, dans ta chambre, à Verrières?...
-- Qui m'eût dit alors
que j'écrirais à M. de La Mole cette lettre infâme?...
-- Sache que je
t'ai toujours aimée, que je n'ai aimé que toi.
-- Est-il bien possible!
s'écria Mme de Rênal, ravie à son tour.
Elle s'appuya sur Julien, qui
était à ses genoux, et longtemps ils pleurèrent en silence.
A aucune
époque de sa vie, Julien n'avait trouvé un moment pareil.
Bien longtemps
après, quand on put parler:
-- Et cette jeune Mme Michelet, dit Mme de
Rênal ou plutôt cette Mlle de La Mole, car je commence en vérité à croire cet
étrange roman!
-- Il n'est vrai qu'en apparence, répondit Julien. C'est
ma femme, mais ce n'est pas ma maîtresse...
En s'interrompant cent fois
l'un l'autre, ils parvinrent à grand-peine à se raconter ce qu'ils ignoraient.
La lettre écrite à M. de La Mole avait été faite par le jeune prêtre qui
dirigeait la conscience de Mme de Rênal, et ensuite copiée par elle.
--
Quelle horreur m'a fait commettre la religion! lui disait-elle; et encore j'ai
adouci les passages les plus affreux de cette lettre...
Les transports
et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait. Jamais il
n'avait été aussi fou d'amour.
-- Je me crois pourtant pieuse, lui
disait Mme de Rênal dans la suite de la conversation. Je crois sincèrement en
Dieu; je crois également, et même cela m'est prouvé, que le crime que je commets
est affreux, et dès que je te vois, même après que tu m'as tiré deux coups de
pistolet...
Et ici, malgré elle, Julien la couvrit de baisers.
-- Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de
l'oublier... Dès que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus
qu'amour pour toi, ou plutôt, le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce
que je devrais sentir uniquement pour Dieu: un mélange de respect, d'amour,
d'obéissance... En vérité, je ne sais pas ce que tu m'inspires. Tu me dirais de
donner un coup de couteau au geôlier, que le crime serait commis avant que j'y
eusse songé. Explique-moi cela bien nettement avant que je te quitte, je veux
voir clair dans mon coeur; car dans deux mois nous nous quittons... A propos,
nous quitterons-nous? lui dit-elle en souriant.
-- Je retire ma parole,
s'écria Julien en se levant; je n'appelle pas de la sentence de mort, si par
poison, couteau, pistolet, charbon ou de toute autre manière quelconque, tu
cherches à mettre fin ou obstacle à ta vie.
La physionomie de Mme de
Rênal changea tout à coup; la plus vive tendresse fit place à une rêverie
profonde.
-- Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin.
-- Qui sait ce que l'on trouve dans l'autre vie? répondit Julien;
peut-être des tourments, peut-être rien du tout. Ne pouvons-nous pas passer deux
mois ensemble d'une manière délicieuse? Deux mois, c'est bien des jours. Jamais
je n'aurai été aussi heureux?
-- Jamais tu n'auras été aussi heureux!
-- Jamais, répéta Julien ravi, et je te parle comme je me parle à
moi-même. Dieu me préserve d'exagérer.
-- C'est me commander que de
parler ainsi, dit-elle avec un sourire timide et mélancolique.
-- Eh
bien! tu jures, sur l'amour que tu as pour moi, de n'attenter à ta vie par aucun
moyen direct, ni indirect... songe, ajouta-t-il, qu'il faut que tu vives pour
mon fils, que Mathilde abandonnera à des laquais dès qu'elle sera marquise de
Croisenois.
-- Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter
ton appel écrit et signé de ta main. J'irai moi-même chez M. le procureur
général.
-- Prends garde, tu te compromets.
-- Après la démarche
d'être venue te voir dans ta prison, je suis à jamais, pour Besançon et toute la
Franche-Comté, une héroïne d'anecdotes, dit-elle d'un air profondément affligé.
Les bornes de l'austère pudeur sont franchies... Je suis une femme perdue
d'honneur; il est vrai que c'est pour toi...
Son accent était si triste,
que Julien l'embrassa avec un bonheur tout nouveau pour lui. Ce n'était plus
l'ivresse de l'amour, c'était reconnaissance extrême. Il venait d'apercevoir,
pour la première fois, toute l'étendue du sacrifice qu'elle lui avait fait.
Quelque âme charitable informa, sans doute, M. de Rênal des longues
visites que sa femme faisait à la prison de Julien; car, au bout de trois jours
il lui envoya sa voiture, avec l'ordre exprès de revenir sur-le-champ à
Verrières.
Cette séparation cruelle avait mal commencé la journée pour
Julien. On l'avertit, deux ou trois heures après, qu'un certain prêtre intrigant
et qui pourtant n'avait pu se pousser parmi les jésuites de Besançon, s'était
établi depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans la rue. Il
pleuvait beaucoup, et là cet homme prétendait jouer le martyr. Julien était mal
disposé, cette sottise le toucha profondément.
Le matin il avait déjà
refusé la visite de ce prêtre, mais cet homme s'était mis en tête de confesser
Julien et de se faire un nom parmi les jeunes femmes de Besançon, par toutes les
confidences qu'il prétendrait en avoir reçues.
Il déclarait à haute voix
qu'il allait passer la journée et la nuit à la porte de la prison: -- Dieu
m'envoie pour toucher le coeur de cet autre apostat... Et le bas peuple,
toujours curieux d'une scène, commençait à s'attrouper.
-- Oui, mes
frères, leur disait-il, je passerai ici la journée, la nuit, ainsi que toutes
les journées, et toutes les nuits qui suivront. Le Saint-Esprit m'a parlé, j'ai
une mission d'en haut; c'est moi qui dois sauver l'âme du jeune Sorel.
Unissez-vous à mes prières, etc., etc.
Julien avait horreur du scandale
et de tout ce qui pouvait attirer l'attention sur lui. Il songea à saisir le
moment pour s'échapper du monde incognito; mais il avait quelque espoir de
revoir Mme de Rênal, et il était éperdument amoureux.
La porte de la
prison était située dans l'une des rues les plus fréquentées. L'idée de ce
prêtre crotté, faisant foule et scandale, torturait son âme. -- Et, sans nul
doute, à chaque instant, il répète mon nom! Ce moment fut plus pénible que la
mort.
Il appela deux ou trois fois, à une heure d'intervalle, un
porte-clefs qui lui était dévoué, pour l'envoyer voir si le prêtre était encore
à la porte de la prison.
-- Monsieur, il est à deux genoux dans la boue,
lui disait le porte-clefs; il prie à haute voix et dit les litanies pour votre
âme...
L'impertinent! pensa Julien. En ce moment, en effet, il entendit
un bourdonnement sourd, c'était le peuple répondant aux litanies. Pour comble
d'impatience, il vit le porte-clefs lui-même agiter ses lèvres en répétant les
mots latins.
-- On commence à dire, ajouta le porte-clefs, qu'il faut
que vous ayez le coeur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme.
-- O ma patrie! que tu es encore barbare! s'écria Julien ivre de colère.
Et il continua son raisonnement tout haut et sans songer à la présence du
porte-clefs.
-- Cet homme veut un article dans le journal, et le voilà
sûr de l'obtenir.
Ah! maudits provinciaux! à Paris, je ne serais pas
soumis à toutes ces vexations. On y est plus savant en charlatanisme.
--
Faites entrer ce saint prêtre, dit-il enfin au porte-clefs, et la sueur coulait
à grands flots sur son front. Le porte-clefs fit le signe de la croix et sortit
tout joyeux.
Ce saint prêtre se trouva horriblement laid, il était
encore plus crotté. La pluie froide qu'il faisait augmentait l'obscurité et
l'humidité du cachot. Le prêtre voulut embrasser Julien, et se mit à s'attendrir
en lui parlant. La plus basse hypocrisie était trop évidente; de sa vie Julien
n'avait été aussi en colère.
Un quart d'heure après l'entrée du prêtre,
Julien se trouva tout à fait un lâche. Pour la première fois la mort lui parut
horrible. Il pensait à l'état de putréfaction où serait son corps deux jours
après l'exécution, etc., etc.
Il allait se trahir par quelque signe de
faiblesse ou se jeter sur le prêtre et l'étrangler avec sa chaîne, lorsqu'il eut
l'idée de prier le saint homme d'aller dire pour lui une bonne messe de quarante
francs, ce jour-là même.
Or, il était près de midi, le prêtre décampa.
CHAPITRE XLIV
Dès qu'il fut sorti, Julien pleura
beaucoup, et pleura de mourir. Peu à peu il se dit que, si Mme de Rênal eût été
à Besançon, il lui eût avoué sa faiblesse...
Au moment où il regrettait
le plus l'absence de cette femme adorée, il entendit le pas de Mathilde.
Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c'est de ne pouvoir fermer
sa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l'irriter.
Elle lui
raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche sa nomination de
préfet, il avait osé se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le
condamner à mort.
-- Quelle idée a eue votre ami, vient de me dire M. de
Frilair, d'aller réveiller et attaquer la petite vanité de cette
aristocratie bourgeoise ! Pourquoi parler de caste ? Il leur a
indiqué ce qu'ils devaient faire dans leur intérêt politique: ces nigauds n'y
songeaient pas et étaient prêts à pleurer. Cet intérêt de caste est venu masquer
à leurs yeux l'horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien
neuf aux affaires. Si nous ne parvenons à le sauver par le recours en grâce, sa
mort sera une sorte de suicide ...
Mathilde n'eut garde de dire à
Julien ce dont elle ne se doutait pas encore: c'est que l'abbé de Frilair,
voyant Julien perdu, croyait utile à son ambition d'aspirer à devenir son
successeur.
Presque hors de lui, à force de colère impuissante et de
contrariété: -- Allez écouter une messe pour moi, dit-il à Mathilde, et
laissez-moi un instant de paix. Mathilde, déjà fort jalouse des visites de Mme
de Rênal, et qui venait d'apprendre son départ, comprit la cause de l'humeur de
Julien et fondit en larmes.
Sa douleur était réelle, Julien le voyait et
n'en était que plus irrité. Il avait un besoin impérieux de solitude, et comment
se la procurer?
Enfin, Mathilde, après avoir essayé de tous les
raisonnements pour l'attendrir, le laissa seul, mais presque au même instant
Fouqué parut.
-- J'ai besoin d'être seul, dit-il à cet ami fidèle...
Et comme il le vit hésiter:
-- Je compose un mémoire pour mon
recours en grâce... du reste... fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la
mort. Si j'ai besoin de quelques services particuliers ce jour-là, laisse-moi
t'en parler le premier.
Quand Julien se fut enfin procuré la solitude,
il se trouva plus accablé et plus lâche qu'auparavant. Le peu de forces qui
restait à cette âme affaiblie, avait été épuisé à déguiser son état à Mlle de La
Mole et à Fouqué.
Vers le soir, une idée le consola:
Si ce
matin, dans le moment où la mort me paraissait si laide, on m'eût averti pour
l'exécution, l' oeil du public eût été aiguillon de gloire ; peut-être ma
démarche eût-elle eu quelque chose d'empesé, comme celle d'un fat timide qui
entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s'il en est parmi ces
provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse... mais personne ne l'eût vue.
Et il se sentit délivré d'une partie de son malheur. Je suis un lâche
en ce moment, se répétait-il en chantant, mais personne ne le saura.
Un
événement presque plus désagréable encore l'attendait pour le lendemain. Depuis
longtemps, son père annonçait sa visite; ce jour-là, avant le réveil de Julien,
le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.
Julien se
sentit faible, il s'attendait aux reproches les plus désagréables. Pour achever
de compléter sa pénible sensation, ce matin-là il éprouvait vivement le remords
de ne pas aimer son père.
Le hasard nous a placés l'un près de l'autre
sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le
cachot, et nous nous sommes fait à peu près tout le mal possible. Il vient au
moment de ma mort me donner le dernier coup.
Les reproches sévères du
vieillard commencèrent dès qu'ils furent sans témoin.
Julien ne put
retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse! se dit-il avec rage. Il ira
partout exagérer mon manque de courage; quel triomphe pour les Valenod et pour
tous les plats hypocrites qui règnent à Verrières! Ils sont bien grands en
France, ils réunissent tous les avantages sociaux. Jusqu'ici je pouvais au moins
me dire: Ils reçoivent de l'argent, il est vrai, tous les honneurs s'accumulent
sur eux, mais moi j'ai la noblesse du coeur.
Et voilà un témoin que tous
croiront, et qui certifiera à tout Verrières, et en l'exagérant, que j'ai été
faible devant la mort! J'aurai été un lâche dans cette épreuve que tous
comprennent!
Julien était près du désespoir. Il ne savait comment
renvoyer son père. Et feindre de manière à tromper ce vieillard si clairvoyant
se trouvait en ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.
Son esprit
parcourait rapidement tous les possibles.
-- J'ai fait des
économies! s'écria-t-il tout à coup.
Ce mot de génie changea la
physionomie du vieillard et la position de Julien.
-- Comment dois-je en
disposer? continua Julien plus tranquille: l'effet produit lui avait ôté tout
sentiment d'infériorité.
Le vieux charpentier brûlait du désir de ne pas
laisser échapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une
partie à ses frères. Il parla longtemps et avec feu. Julien put être goguenard.
-- Eh bien! le Seigneur m'a inspiré pour mon testament. Je donnerai
mille francs à chacun de mes frères et le reste à vous.
-- Fort bien,
dit le vieillard, ce reste m'est dû; mais puisque Dieu vous a fait la grâce de
toucher votre coeur, si vous voulez mourir en bon chrétien, il convient de payer
vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre éducation
que j'ai avancés, et auxquels vous ne songez pas...
Voilà donc l'amour
de père! se répétait Julien l'âme navrée, lorsqu'enfin il fut seul. Bientôt
parut le geôlier.
-- Monsieur, après la visite des grands parents,
j'apporte toujours à mes hôtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est
un peu cher, six francs la bouteille, mais cela réjouit le coeur.
--
Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d'enfant, et faites
entrer deux des prisonniers que j'entends se promener dans le corridor.
Le geôlier lui amena deux galériens tombés en récidive et qui se
préparaient à retourner au bagne. C'étaient des scélérats fort gais et
réellement très remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid.
-- Si vous me donnez vingt francs, dit l'un d'eux à Julien, je vous
conterai ma vie en détail. C'est du chenu .
-- Mais vous allez me
mentir? dit Julien.
-- Non pas, répondit-il; mon ami que voilà, et qui
est jaloux de mes vingt francs, me dénoncera si je dis faux.
Son
histoire était abominable. Elle montrait un coeur courageux, où il n'y avait
plus qu'une passion, celle de l'argent.
Après leur départ, Julien
n'était plus le même homme. Toute sa colère contre lui-même avait disparu. La
douleur atroce, envenimée par la pusillanimité, à laquelle il était en proie
depuis le départ de Mme de Rênal, s'était tournée en mélancolie.
A
mesure que j'aurais été moins dupe des apparences, se disait-il, j'aurais vu que
les salons de Paris sont peuplés d'honnêtes gens tels que mon père, ou de
coquins habiles tels que ces galériens. Ils ont raison, jamais les hommes de
salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante: Comment dînerai-je? Et
ils vantent leur probité! et, appelés au jury, ils condamnent fièrement l'homme
qui a volé un couvert d'argent parce qu'il se sentait défaillir de faim.
Mais y a-t-il une cour, s'agit-il de perdre ou de gagner un
portefeuille, mes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes exactement
pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés à ces deux galériens...
Il n'y a point de droit naturel : ce mot n'est qu'une antique
niaiserie bien digne de l'avocat général qui m'a donné chasse l'autre jour, et
dont l'aïeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n'y a de
droit que lorsqu'il y a une loi pour défendre de faire telle chose, sous
peine de punition. Avant la loi il n'y a de naturel que la force du lion,
ou le besoin de l'être qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot...
non, les gens qu'on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de
n'être pas pris en flagrant délit. L'accusateur que la société lance après moi,
a été enrichi par une infamie... J'ai commis un assassinat, et je suis justement
condamné, mais, à cette seule action près, le Valenod qui m'a condamné est cent
fois plus nuisible à la société.
Eh bien! ajouta Julien tristement, mais
sans colère, malgré son avarice, mon père vaut mieux que tous ces hommes-là. Il
ne m'a jamais aimé. Je viens combler la mesure en le déshonorant par une mort
infâme. Cette crainte de manquer d'argent, cette vue exagérée de la méchanceté
des hommes qu'on appelle avarice , lui fait voir un prodigieux motif de
consolation et de sécurité dans une somme de trois ou quatre cents louis que je
puis lui laisser. Un dimanche après dîner, il montrera son or à tous ses envieux
de Verrières. A ce prix, leur dira son regard, lequel d'entre vous ne serait pas
charmé d'avoir un fils guillotiné?
Cette philosophie pouvait être vraie,
mais elle était de nature à faire désirer la mort. Ainsi se passèrent cinq
longues journées. Il était poli et doux envers Mathilde, qu'il voyait exaspérée
par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait sérieusement à se donner la
mort. Son âme était énervée par le malheur profond où l'avait jeté le départ de
Mme de Rênal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie réelle, ni dans
l'imagination. Le défaut d'exercice commençait à altérer sa santé et à lui
donner le caractère exalté et faible d'un jeune étudiant allemand. Il perdait
cette mâle hauteur qui repousse par un énergique jurement certaines idées peu
convenables, dont l'âme des malheureux est assaillie.
J'ai aimé la
vérité... Où est-elle?... Partout hypocrisie, ou du moins charlatanisme, même
chez les plus vertueux, même chez les plus grands; et ses lèvres prirent
l'expression du dégoût... Non, l'homme ne peut pas se fier à l'homme.
Mme de *** faisant une quête pour ses pauvres orphelins, me disait que
tel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je? Napoléon à
Sainte-Hélène!... Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome.
Grand Dieu! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler
sévèrement au devoir, s'abaisse jusqu'au charlatanisme, à quoi s'attendre du
reste de l'espèce?...
Où est la vérité? Dans la religion... Oui,
ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrême mépris, dans la bouche des
Maslon, des Frilair, des Castanède... Peut-être dans le vrai christianisme, dont
les prêtres ne seraient pas plus payés que les apôtres ne l'ont été?... Mais
saint Paul fut payé par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de
soi...
Ah! s'il y avait une vraie religion... Sot que je suis! je vois
une cathédrale gothique, des vitraux vénérables; mon coeur faible se figure le
prêtre de ces vitraux... Mon âme le comprendrait, mon âme en a besoin... Je ne
trouve qu'un fat avec des cheveux sales... aux agréments près, un chevalier de
Beauvoisis.
Mais un vrai prêtre, un Massillon, un Fénelon... Massillon a
sacré Dubois. Les Mémoires de Saint-Simon m'ont gâté Fénelon; mais enfin
un vrai prêtre... Alors les âmes tendres auraient un point de réunion dans le
monde... Nous ne serions pas isolés... Ce bon prêtre nous parlerait de Dieu.
Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif
de se venger... mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini...
Il fut
agité par tous les souvenirs de cette Bible qu'il savait par coeur... Mais
comment, dès qu'on sera trois ensemble , croire à ce grand nom de DIEU,
après l'abus effroyable qu'en font nos prêtres?
Vivre isolé!... Quel
tourment!...
Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le
front. Je suis isolé ici dans ce cachot; mais je n'ai pas vécu isolé sur la
terre; j'avais la puissante idée du devoir . Le devoir que je m'étais
prescrit, à tort ou à raison... a été comme le tronc d'un arbre solide auquel je
m'appuyais pendant l'orage; je vacillais, j'étais agité. Après tout je n'étais
qu'un homme... mais je n'étais pas emporté.
C'est l'air humide de ce
cachot qui me fait penser à l'isolement...
Et pourquoi être encore
hypocrite en maudissant l'hypocrisie? Ce n'est ni la mort, ni le cachot, ni
l'air humide, c'est l'absence de Mme de Rênal qui m'accable. Si, à Verrières,
pour la voir, j'étais obligé de vivre des semaines entières, caché dans les
caves de sa maison, est-ce que je me plaindrais?
L'influence de mes
contemporains l'emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul
avec moi-même, à deux pas de la mort, je suis encore hypocrite... O dix-neuvième
siècle!
... Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêt, sa proie
tombe, il s'élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de
deux pieds, détruit l'habitation des fourmis, sème au loin les fourmis, leurs
oeufs... Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce
corps noir, immense, effroyable: la botte du chasseur, qui tout à coup a pénétré
dans leur demeure avec une incroyable rapidité, et précédée d'un bruit
épouvantable, accompagné de gerbes d'un feu rougeâtre...
Ainsi la mort,
la vie, l'éternité, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes
pour les concevoir...
Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin
dans les grands jours d'été, pour mourir à cinq heures du soir; comment
comprendrait-elle le mot nuit ?
Donnez-lui cinq heures
d'existence de plus, elle voit et comprend ce que c'est que la nuit.
Ainsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq années de vie
de plus, pour vivre avec Mme de Rênal.
Il se mit à rire comme
Méphistophélès. Quelle folie de discuter ces grands problèmes!
1° Je
suis hypocrite comme s'il y avait là quelqu'un pour m'écouter.
2°
J'oublie de vivre et d'aimer, quand il me reste si peu de jours à vivre...
Hélas! Mme de Rênal est absente; peut-être son mari ne la laissera plus revenir
à Besançon, et continuer à se déshonorer.
Voilà ce qui m'isole, et non
l'absence d'un Dieu juste, tout-puissant, point méchant, point avide de
vengeance.
Ah! s'il existait... Hélas! je tomberais à ses pieds. J'ai
mérité la mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent,
rends-moi celle que j'aime!
La nuit était alors fort avancée. Après une
heure ou deux d'un sommeil paisible, arriva Fouqué.
Julien se sentait
fort et résolu comme l'homme qui voit clair dans son âme.
CHAPITRE XLV
-- Je ne veux pas jouer à ce pauvre
abbé Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il à Fouqué; il n'en
dînerait pas de trois jours. Mais tâche de me trouver un janséniste, ami de M.
Pirard et inaccessible à l'intrigue.
Fouqué attendait cette ouverture
avec impatience. Julien s'acquitta avec décence de tout ce qu'on doit à
l'opinion, en province. Grâce à M. l'abbé de Frilair, et malgré le mauvais choix
de son confesseur, Julien était dans son cachot le protégé de la congrégation;
avec plus d'esprit de conduite, il eût pu s'échapper. Mais le mauvais air du
cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n'en fut que plus heureux
au retour de Mme de Rênal.
-- Mon premier devoir est envers toi, lui
dit-elle en l'embrassant; je me suis sauvée de Verrières...
Julien
n'avait point de petit amour-propre à son égard, il lui raconta toutes ses
faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.
Le soir, à peine
sortie de la prison, elle fit venir chez sa tante le prêtre qui s'était attaché
à Julien comme à une proie; comme il ne voulait que se mettre en crédit auprès
des jeunes femmes appartenant à la haute société de Besançon, Mme de Rênal
l'engagea facilement à aller faire une neuvaine à l'abbaye de Bray-le-Haut.
Aucune parole ne peut rendre l'excès et la folie de l'amour de Julien.
A force d'or, et en usant et abusant du crédit de sa tante, dévote
célèbre et riche, Mme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour.
A
cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s'exalta jusqu'à l'égarement. M. de
Frilair lui avait avoué que tout son crédit n'allait pas jusqu'à braver toutes
les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d'une fois
chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rênal afin de connaître ses moindres
démarches. M. de Frilair épuisait toutes les ressources d'un esprit fort adroit
pour lui prouver que Julien était indigne d'elle.
Au milieu de tous ces
tourments elle ne l'en aimait que plus, et presque chaque jour, lui faisait une
scène horrible.
Julien voulait à toute force être honnête homme jusqu'à
la fin envers cette pauvre jeune fille qu'il avait si étrangement compromise;
mais, à chaque instant, l'amour effréné qu'il avait pour Mme de Rênal
l'emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir à bout de
persuader Mathilde de l'innocence des visites de sa rivale: désormais, la fin du
drame doit être bien proche, se disait-il; c'est une excuse pour moi si je ne
sais pas mieux dissimuler.
Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de
Croisenois. M. de Thaler, cet homme si riche, s'était permis des propos
désagréables sur la disparition de Mathilde; M. de Croisenois alla le prier de
les démentir: M. de Thaler lui montra des lettres anonymes à lui adressées, et
remplies de détails rapprochés avec tant d'art qu'il fut impossible au pauvre
marquis de ne pas entrevoir la vérité.
M. de Thaler se permit des
plaisanteries dénuées de finesse. Ivre de colère et de malheur, M. de Croisenois
exigea des réparations tellement fortes, que le millionnaire préféra un duel. La
sottise triompha; et l'un des hommes de Paris les plus dignes d'être aimés
trouva la mort à moins de vingt-quatre ans.
Cette mort fit une
impression étrange et maladive sur l'âme affaiblie de Julien.
-- Le
pauvre Croisenois, disait-il à Mathilde, a été réellement bien raisonnable et
bien honnête homme envers nous; il eût dû me haïr lors de vos imprudences dans
le salon de madame votre mère, et me chercher querelle; car la haine qui succède
au mépris est ordinairement furieuse...
La mort de M. de Croisenois
changea toutes les idées de Julien sur l'avenir de Mathilde; il employa
plusieurs journées à lui prouver qu'elle devait accepter la main de M. de Luz.
-- C'est un homme timide, point trop jésuite, lui disait-il, et qui,
sans doute, va se mettre sur les rangs. D'une ambition plus sombre et plus
suivie que le pauvre Croisenois, et sans duché dans sa famille, il ne fera
aucune difficulté d'épouser la veuve de Julien Sorel.
-- Et une veuve
qui méprise les grandes passions, répliqua froidement Mathilde; car elle a assez
vécu pour voir, après six mois, son amant lui préférer une autre femme, et une
femme origine de tous leurs malheurs.
-- Vous êtes injuste; les visites
de Mme de Rênal fourniront des phrases singulières à l'avocat de Paris chargé de
mon recours en grâce; il peindra le meurtrier honoré des soins de sa victime.
Cela peut faire effet, et peut-être un jour vous me verrez le sujet de quelque
mélodrame, etc.
Une jalousie furieuse et impossible à venger, la
continuité d'un malheur sans espoir (car, même en supposant Julien sauvé,
comment regagner son coeur?), la honte et la douleur d'aimer plus que jamais cet
amant infidèle, avaient jeté Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont les
soins empressés de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de Fouqué, ne
pouvaient la faire sortir.
Pour Julien, excepté dans les moments usurpés
par la présence de Mathilde, il vivait d'amour et sans presque songer à
l'avenir. Par un étrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans
feinte aucune, Mme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce
gaieté.
-- Autrefois, lui disait Julien, quand j'aurais pu être si
heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse
entraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon coeur
ce bras charmant qui était si près de mes lèvres, l'avenir m'enlevait à toi;
j'étais aux innombrables combats que j'aurais à soutenir pour bâtir une fortune
colossale... Non, je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n'étiez
venue me voir dans cette prison.
Deux événements vinrent troubler cette
vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout janséniste qu'il était, ne fut
point à l'abri d'une intrigue de jésuites, et, à son insu, devint leur
instrument.
Il vint lui dire un jour qu'à moins de tomber dans l'affreux
péché du suicide, il devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa
grâce. Or, le clergé ayant beaucoup d'influence au Ministère de la justice à
Paris, un moyen facile se présentait: il fallait se convertir avec éclat...
-- Avec éclat! répéta Julien. Ah! je vous y prends, vous aussi, mon
père, jouant la comédie comme un missionnaire...
-- Votre âge, reprit
gravement le janséniste, la figure intéressante que vous tenez de la Providence,
le motif même de votre crime, qui reste inexplicable, les démarches héroïques
que Mlle de La Mole prodigue en votre faveur, tout enfin, jusqu'à l'étonnante
amitié que montre pour vous votre victime, tout a contribué à vous faire le
héros des jeunes femmes de Besançon. Elles ont tout oublié pour vous, même la
politique...
Votre conversion retentirait dans leurs coeurs et y
laisserait une impression profonde. Vous pouvez être d'une utilité majeure à la
religion, et moi j'hésiterais par la frivole raison que les jésuites suivraient
la même marche en pareille occasion! Ainsi, même dans ce cas particulier qui
échappe à leur rapacité, ils nuiraient encore! Qu'il n'en soit pas ainsi... Les
larmes que votre conversion fera répandre annuleront l'effet corrosif de dix
éditions des oeuvres impies de Voltaire.
-- Et que me restera-t-il,
répondit froidement Julien, si je me méprise moi-même? J'ai été ambitieux, je ne
veux point me blâmer; alors, j'ai agi suivant les convenances du temps.
Maintenant, je vis au jour le jour. Mais à vue de pays, je me ferais fort
malheureux, si je me livrais à quelque lâcheté...
L'autre incident qui
fut bien autrement sensible à Julien, vint de Mme de Rênal. Je ne sais quelle
amie intrigante était parvenue à persuader à cette âme naïve et si timide qu'il
était de son devoir de partir pour Saint-Cloud, et d'aller se jeter aux genoux
du roi Charles X.
Elle avait fait le sacrifice de se séparer de Julien,
et après un tel effort, le désagrément de se donner en spectacle, qui en
d'autres temps lui eût semblé pire que la mort, n'était plus rien à ses yeux.
-- J'irai au roi, j'avouerai hautement que tu es mon amant: la vie d'un
homme et d'un homme tel que Julien doit l'emporter sur toutes les
considérations. Je dirai que c'est par jalousie que tu as attenté à ma vie. Il y
a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauvés dans ce cas par l'humanité
du jury, ou celle du roi...
-- Je cesse de te voir, je te fais fermer ma
prison, s'écria Julien, et bien certainement le lendemain je me tue de
désespoir, si tu ne me jures de ne faire aucune démarche qui nous donne tous les
deux en spectacle au public. Cette idée d'aller à Paris n'est pas de toi.
Dis-moi le nom de l'intrigante qui te l'a suggérée...
Soyons heureux
pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence;
mon crime n'est que trop évident. Mlle de La Mole a tout crédit à Paris, crois
bien qu'elle fait ce qui est humainement possible. Ici en province, j'ai contre
moi tous les gens riches et considérés. Ta démarche aigrirait encore ces gens
riches et surtout modérés, pour qui la vie est chose si facile... N'apprêtons
point à rire aux Maslon, aux Valenod et à mille gens qui valent mieux.
Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur,
le jour où on lui annonça qu'il fallait mourir, un beau soleil réjouissait la
nature, et Julien était en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui
une sensation délicieuse, comme la promenade à terre pour le navigateur qui
longtemps a été à la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de
courage.
Jamais cette tête n'avait été aussi poétique qu'au moment où
elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvés jadis dans les
bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie.
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune
affectation.
L'avant-veille, il avait dit à Fouqué:
-- Pour de
l'émotion, je ne puis en répondre; ce cachot si laid, si humide, me donne des
moments de fièvre où je ne me reconnais pas; mais de la peur, non on ne me verra
point pâlir.
Il avait pris ses arrangements d'avance pour que le matin
du dernier jour, Fouqué enlevât Mathilde et Mme de Rênal.
-- Emmène-les
dans la même voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de
poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l'une de l'autre,
ou se témoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes
seront un peu distraites de leur affreuse douleur.
Julien avait exigé de
Mme de Rênal le serment qu'elle vivrait pour donner des soins au fils de
Mathilde.
-- Qui sait? peut-être avons-nous encore des sensations après
notre mort, disait-il un jour à Fouqué. J'aimerais assez à reposer, puisque
reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine
Verrières. Plusieurs fois, je te l'ai conté, retiré la nuit dans cette grotte,
et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l'ambition
a enflammé mon coeur: alors c'était ma passion... Enfin, cette grotte m'est
chère, et l'on ne peut disconvenir qu'elle ne soit située d'une façon à faire
envie à l'âme d'un philosophe... Eh bien! ces bons congréganistes de Besançon
font argent de tout; si tu sais t'y prendre, ils te vendront ma dépouille
mortelle...
Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la
nuit seul dans sa chambre, auprès du corps de son ami, lorsqu'à sa grande
surprise, il vit entrer Mathilde. Peu d'heures auparavant, il l'avait laissée à
dix lieues de Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.
-- Je
veux le voir, lui dit-elle.
Fouqué n'eut pas le courage de parler ni de
se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher; là était
enveloppé ce qui restait de Julien.
Elle se jeta à genoux. Le souvenir
de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un
courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna
les yeux.
Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la
chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la
regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête
de Julien, et la baisait au front...
Mathilde suivit son amant jusqu'au
tombeau qu'il s'était choisi. Un grand nombre de prêtres escortaient la bière
et, à l'insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la
tête de l'homme qu'elle avait tant aimé.
Arrivés ainsi vers le point le
plus élevé d'une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette
petite grotte magnifiquement illuminée d'un nombre infini de cierges, vingt
prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages
de montagne traversés par le convoi l'avaient suivi, attirés par la singularité
de cette étrange cérémonie.
Mathilde parut au milieu d'eux en longs
vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers
de pièces de cinq francs.
Restée seule avec Fouqué, elle voulut
ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en devenir
fou de douleur.
Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut
ornée de marbres sculptés à grands frais, en Italie.
Mme de Rênal fut
fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie;
mais trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.
FIN DE LE ROUGE ET LE NOIR _
------------------------- FIN DU FICHIER rouge1 --------------------------------