Quinet 1-Napoléon Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Napoléon / Edgar Quinet ; [publ. par Alfred Dumesnil] AVERTISSEMENT p137 Si j' avais supprimé ce poëme, comme j' ai pu en avoir l' envie, quelques-uns auraient vu dans cette suppression une mesquine rancune contre mon héros ; d' autres auraient soupçonné des adulations, qui, Dieu merci, n' ont jamais approché de mes lèvres. J' ai choisi Napoléon pour sujet d' un poëme héroïque, lorsque ses restes même étaient proscrits du monde entier. J' ai dénoncé sa mémoire, sitôt qu' elle est redevenue une puissance. Voilà le seul genre d' adulation dont j' aie à m' accuser. On trouvera à chaque page de ce poëme sur un despote la haine du despotisme. Une partie considérable de l' ouvrage est la peinture du vertige de mon héros. Sa chute est annoncée de loin ; s' il tombe, c' est par sa faute et seulement par sa faute. J' ajouterai de ce poëme qu' il est le dernier qui sera composé sur Napoléon. L' époque de la critique et du jugement de l' histoire est arrivée pour Napoléon avec plus de rapidité qu' on n' eût pu le supposer. Chaque jour il descend à grands pas du sommet de la poésie pour entrer dans l' histoire, qui demande à chacun le p138 compte exact, rigoureux de ses oeuvres ; chaque jour il sort de la légende, de la région complaisante des fables, du domaine de l' imagination ; désormais il appartient pour toujours au domaine sévère de la réalité et de la prose. Le personnage du moniteur reste tout entier. Mais le titan, mais le second Hercule, le nouveau Prométhée cloué sur le rocher, inventeur et gardien du feu sacré, le fils de Jupiter Ammon, où est-il ? Qu' avez-vous fait de mon demi-dieu ? La pensée ne viendra plus à un poëte de prendre Napoléon pour sujet d' un poëme étendu. J' avais quelque pressentiment de cette courte durée de la légende et de la mythologie napoléonienne, lorsque j' ai tenté, par un artifice d' imagination, de reporter mon héros dans un âge reculé, en dehors de notre époque de critique et de prose. La légende populaire de César n' a pu se développer après la première génération. Depuis Lucain cette source s' est tarie. Après la Pharsale, l' imagination des anciens n' a plus rien tiré du personnage de César ; pour lui rendre la forme poétique, il a fallu le cataclysme de la barbarie et du moyen âge. De même, on peut assurer que pour rendre à Napoléon la forme exclusivement poétique, légendaire, créatrice, il faudrait supposer un renversement semblable de l' intelligence, de la raison, et des souvenirs modernes. Si la critique philosophique, si le grand jour de la raison contemporaine et sans doute la force irrésistible des faits ont empêché Napoléon de garder sa place dans la région mythologique que la poésie lui avait faite, il p139 s' ensuit que toute la partie fabuleuse de cette figure s' écroule à vue d' oeil. L' imagination naïve des peuples n' y puisera pas de nouveaux cycles épiques, comme on a pu le croire un moment. La foule trouvera dans cette figure non pas des chants, des motifs de ballade, des épisodes, des romanceros, des rhapsodies homériques, mais les expériences et les enseignements salutaires que l' histoire donne à tous ceux qui la consultent avec sincérité. L' intérêt que l' on peut trouver dans ce poëme est, en partie, ce me semble, dans la tentative ingénue que l' auteur a faite de fixer une légende que l' esprit moderne, avec sa rigoureuse exactitude et ses moyens immanquables de critique, empêchait de s' établir. J' ai voulu faire Napoléon plus grand que nature, plus noble qu' il n' a été en effet. Mon héros légendaire est retombé sur moi ; il m' a écrasé de ses débris. J' ai cherché à fixer Napoléon dans cette région sublime, éternellement sereine et populaire où se sont maintenues les figures de Prométhée, d' Achille, des grands chefs de race qui dominent l' imagination humaine. Le vent du siècle, ou plutôt la force des choses a été plus forte que moi. Napoléon n' a pu rester pour nous un sujet poétique. Il m' est arrivé la même chose qu' à Lucain. L' histoire s' est vengée de lui et de moi en substituant à son César et à mon Napoléon, l' implacable vérité. E Quinet. Meyringen, 25 août 1857. PREFACE p141 les lecteurs d' Ahasvérus reconnaîtront, malgré la différence des sujets, que le poëme auquel ces lignes servent de préface est, en quelque sorte, le complément du premier, et qu' ils concourent tous deux au même ensemble. Ahasvérus, dans la pensée de celui qui l' écrivit, représentait, par son sujet, la poésie du passé, de l' histoire générale, de cet homme éternel en qui s' absorbent tous les hommes et qui s' appelle humanité. Le poëme qui le suit aujourd' hui appartient à la poésie du présent ; il a pour sujet l' homme individuel, le héros, Napoléon. à ces deux fragments s' ajoutera une troisième partie qui complétera le sens des précédentes. En attendant qu' elle soit achevée, l' obscur monument que l' auteur eût voulu édifier reste exposé à plusieurs attaques, dont quelques-unes peut-être, et surtout l' accusation d' une tendance irréligieuse, eussent été repoussées si le lien qui réunit ces divers fragments se fût montré dès le commencement. Si l' on demande, d' abord, de quel droit j' ai osé toucher le sujet que j' aborde aujourd' hui, je répondrai que les plus grands sujets ne sont pas toujours les plus difficiles à traiter ; que le devoir du poëte est d' exprimer, non pas d' inventer la poésie ; que les plus vastes objets, Dieu, la nature, le héros, sont les motifs habituels des chants des poëtes les plus obscurs et les plus populaires. S' il est des sujets sacrés dans la mémoire des peuples, ceux-là ne repoussent guère les esprits qui les cultivent avec une piété sincère. Enfin, j' ajouterai qu' ayant passé les premières p142 et les meilleures années de ma vie dans les bras des soldats et dans les camps de l' empire, je n' ai pas été tout à fait le maître de choisir mes souvenirs. Souvent il m' est arrivé, ainsi qu' à d' autres hommes de mon temps, de penser qu' il eût été bien de mourir dans ces saintes batailles de 1814 et de 1815, où s' agitait la question de tous, non pas la question d' un seul ; mais, l' âge m' ayant manqué pour cela, et plusieurs des événements qui ont suivi ayant plutôt confirmé qu' effacé ce regret, j' ai cherché du moins à entretenir en moi-même et dans quelques autres la commémoration de tant de glorieuses morts ; et si j' ai échoué ici dans mon entreprise, j' espère n' être accusé ni par les vainqueurs ni par les vaincus d' avoir inconsidérément profané leur mémoire. Une raison plus spécieuse de repousser cet ouvrage sans examen reposerait sur l' idée presque universellement admise que l' esprit français est impropre à l' épopée, et que notre langue est privée du génie héroïque. Pour donner à cette opinion sa valeur précise, il n' est pas inutile de voir dans quelle époque elle s' est formée. Personne n' ignore aujourd' hui que la France du midi et du nord a produit au moyen âge plus de monuments épiques qu' aucune autre contrée de l' Europe ; le jour n' est pas loin où la publication des manuscrits du douzième et du treizième siècle ne laissera plus sur cela aucun doute. Les écrivains du siècle de Louis Xiv, poussés dans d' autres voies, négligèrent presque entièrement la question de l' épopée. Cette question ne parut décidée en France qu' après l' expérience de Voltaire. On ne vit pas alors que les critiques provoquées par la henriade accusaient l' époque où elle fut écrite, bien plus que le génie même de la langue française. Le dix-huitième siècle, prêt à délier toute tradition, était le contraire des époques épiques ; il n' était guère possible que les guerres de la régence réveillassent l' héroïsme éteint. Par un effort de génie tout individuel, Voltaire s' éleva à de brillantes imitations de la poésie alexandrine et romaine. Mais un homme a beau faire ; dans ce genre de poésie, si la p143 pensée et la volonté de tous ne font pas la moitié de son oeuvre, cette oeuvre est impossible. Depuis la henriade une révolution a surgi. Un bouleversement de tout le passé, des guerres colossales, le monde ébranlé, un nouveau pouvoir instituant une nouvelle époque, non-seulement le monde changé, mais l' histoire redevenue héroïque ; toutes ces choses auront-elles laissé le problème le plus élevé de l' art dans les termes où il était placé ? évidemment non. Si l' histoire a pris un caractère épique, la poésie fera comme elle. Dans tous les cas il est permis, sans témérité, de tenter aujourd' hui une voie si manifestement ouverte par les événements. Ne serait-il pas étrange que le peuple que l' on dit être le plus héroïque dans l' action fût le seul qui manquât, dans sa littérature, du génie des choses héroïques ? Ce génie, en effet, n' est pas autre chose, dans une nation, que le sentiment qu' elle a d' elle-même et de son action sur le monde. Aussi n' en connaît-on aucune qui en ait été tout à fait dépourvue. Tous les peuples n' ont pas eu un Homère, mais tous ont eu des fragments plus ou moins grossiers d' Iliade. Si cet élément ne se retrouve pas dans la littérature française, c' est, il semble, la preuve la plus convaincante que le développement de cette littérature n' est pas achevé, et qu' au contraire il lui reste toute une phase à parcourir. Quoi qu' il en soit, c' est en s' appuyant sur les idées qui précèdent que l' auteur a été soutenu dans sa tâche. Il n' ignore pas que cette tâche est du nombre de celles qui ne s' accomplissent pas en entier par un seul homme. Il faut ici que beaucoup périssent pour qu' un seul survive, et le premier qui tente d' exécuter cette oeuvre en est presque infailliblement victime. Combien de poëtes inconnus avant Dante, Arioste, Camoëns ! Pourtant leur oeuvre, si elle a été sincère, n' a point été inutile. De même ici, dans ce rude monument, si quelque chose mérite d' être conservé, l' avenir s' emparera de ses débris et leur imposera son sceau. Au lieu de chercher leurs sujets si loin de nous, pourquoi p144 tant de poëtes en France et hors de France ne se voueraient-ils pas à ce sujet, qui est celui de tous les peuples et de toutes les nationalités contemporaines ? Pourquoi ne reverrait-on pas autour de ce grand objet de l' amour et de la haine de tous une nouvelle lutte de rhapsodes ou de trouvères ? Après avoir si bien combattu par le glaive, il semble que ce ne serait pas aujourd' hui une moins noble émulation pour les peuples que de s' engager ainsi dans cette lutte de poésie et de souvenirs nationaux. Pour ma part, me trouvant par hasard un des premiers qui soient entrés jusqu' au bout dans cette carrière, et n' y étant soutenu par aucun modèle consacré, j' ai dû reprendre et recommencer plusieurs fois ma tâche de la veille. Dans une vie presque toujours errante, je me suis appliqué à visiter le plus de champs de bataille qu' il m' a été permis de faire ; autant que je l' ai pu, je me suis informé du caractère des passions que chaque peuple a apportées dans sa lutte. Mon plus ferme désir, dans une occasion où il eût été si facile de se laisser absorber par la gloire d' un seul, a été de n' être injuste envers aucun. Ce sujet est un grand champ des morts où chacun doit reposer en paix dans son noble tombeau. La première difficulté qui se soit présentée dans cet ouvrage a été la versification. Cette difficulté a été d' autant plus grande au commencement pour l' auteur, que, n' ayant jamais écrit un seul vers depuis son enfance, il a rencontré dès l' abord des questions indécises encore dans l' art français. En effet, aucun monument n' a déterminé d' une manière irrévocable, en France, le caractère de la versification épique, ainsi que cela est arrivé pour le poëme dramatique et lyrique. Corneille et Racine ont constitué le vers tragique. La stance lyrique a été fondée et déterminée par Ronsard et par Malherbe. Mais il n' en est point ainsi de l' épopée. Quel est, en français, la stance épique, et même une stance de ce genre est-elle possible ? Quel est le mètre ? Y en a-t-il un seul, ou plusieurs ? Aucune de ces choses, à véritablement parler, n' est déterminée. Dans cette ignorance, voici les raisons sur lesquelles p145 l' auteur s' est décidé. En remontant aux monuments épiques, qui sont, en partie, l' origine de la littérature française, on reconnaît trois formes principales : le vers de douze syllabes et celui de dix pour les poëmes carlovingiens, celui de huit pour les poëmes d' Arthur. Non-seulement les rimes y sont continues, mais on sait que la même rime se répète trente, quarante, et même cent fois. Au contraire, dans les poésies lyriques, une partie du talent des troubadours est employée à créer de nouvelles combinaisons dans le mélange et l' entrelacement des rimes. De ces faits, qui ne souffrent aucune notable exception, semble surgir en France la nécessité des rimes continues dans la versification héroïque et épique. Il y a, en effet, dans cette répétition immédiate dont abusaient la poésie chevaleresque et arabe, un élément de tradition, un écho qui correspond parfaitement au caractère de l' épopée. Si les vers blancs étaient possibles en français, ils seraient admissibles dans tous les genres de poésie, hormis la poésie héroïque. Le caractère dont il est ici question est très-bien marqué dans l' hexamètre grec et latin. La chute uniforme de ces vers, le lourd spondée par lequel ils se terminent invariablement, correspond à la rime continue dans l' hexamètre moderne. Ainsi l' auteur a été conduit à n' admettre que les mètres d' origine héroïque, et à obéir partout à la loi de continuité de la rime, excepté dans les fragments lyriques ; car, si l' ode et l' élégie appellent d' elles-mêmes l' harmonie entrecoupée, on remarque qu' elle ne fait qu' énerver le vers héroïque. Le désordre des assonances dans l' ode de Malherbe convient au trouble réel de la poésie lyrique ; mais le vers épique doit avoir une tout autre constitution ; il doit pouvoir atteindre à tous les effets du dithyrambe sans se permettre aucun trouble apparent ; il faut qu' il ressemble à ses héros, qui ne portent jamais sur leurs visages la marque des combats intérieurs. Son harmonie en sera plus rude et plus monotone, il est vrai ; mais son existence est à ce prix. Ce vers devrait être le moins complexe de tous, point chargé d' accessoires, ni jamais embarrassé dans sa pourpre ; p146 il devrait être ferme et d' airain, naturellement grand, sans nécessité de se hausser à l' approche des grandes choses. Il faudrait qu' il fût à la fois populaire comme la ballade, naïf comme l' enfant, réfléchi comme le vieillard ; sans cesser d' être majestueux, il faudrait qu' il fût toujours simple et orné sans ornement. En admettant les formes principales du vers à son origine, il a paru nécessaire d' employer le petit mètre dans les commencements du poëme. Ce mètre a semblé mieux proportionné dans ses formes avec le caractère du sujet à son début. Je ne crois pas qu' il fût possible d' employer longtemps, en cet endroit, l' alexandrin, sans rencontrer l' enflure et la déclamation. Le vers de huit syllabes, à la fois lyrique et épique, a été préféré pour exprimer l' époque antérieure, en quelque sorte, à l' histoire, et qui appartient plutôt à la famille qu' à la cité. En adoptant plus tard l' hexamètre, il a paru que l' on ne faisait ainsi que suivre et réfléchir, dans les inflexions du mètre, les développements graduels du sujet. Les détails de la versification une fois fixés, l' auteur a cherché à rendre au chant héroïque sa destination véritable, qui est d' être ou de pouvoir être chanté. Le sujet se décomposait de lui-même en une suite de thèmes principaux, qu' un lien indissoluble rattachait les uns aux autres. Chacun de ces moments pouvait être exprimé dans une pièce qui emportât avec elle sa mélodie notée et mesurée, comme tout vrai récitatif. L' idée du chant étant prise comme base entraînait l' idée de choeurs ; et par là s' offrait la possibilité de ramener l' épopée à son origine, et de la retremper par moments à sa source, dans l' ode et le poëme lyrique. Cette dernière question en amenait une foule d' autres, sur lesquelles il est nécessaire de dire ici quelques mots, bien que les développements indispensables à ces matières doivent être renvoyés à un ouvrage plus étendu, d' où sont extraites les lignes suivantes. p147 Les critiques ont longtemps fait consister la différence de l' épopée et du drame dans la différence du récit et du dialogue. Néanmoins, il est constant que ces genres de poésie échangent souvent leurs formes. La narration est aussi fréquente dans le drame que le dialogue l' est dans l' épopée. Il est donc nécessaire de chercher dans une origine plus profonde les causes véritables de leurs différences. Toute poésie, prise en soi, est lyrique ; et l' ode est le poëme primitif d' où sortent tous les autres. La poésie, recueillie immédiatement à sa source, c' est-à-dire dans la religion, dans le culte, dans l' idée de Dieu, n' est ni dramatique, ni épique ; elle est lyrique. Il est un moment, à l' origine des peuples, où tout poëme est hymne, dithyrambe, cantique. C' est le cantique de Moïse aux sources de l' Oreb ; c' est Orphée ; ce sont les eddas scandinaves ; ce sont les litanies chrétiennes. La poésie ne conserve pas immuablement cette forme sainte et sacrée ; elle ne reste pas toujours sacerdotale. La contemplation du culte ne l' enchaîne pas à jamais. à mesure que la foi des peuples est moins ardente, la poésie s' occupe d' une autre objet que de Dieu ; elle se sécularise ; c' est-à-dire qu' elle entre dans ce monde de lutte et de division qui se rencontre dans tout ce qui n' est pas immédiatement divin. Or, de quelle manière est-elle, et peut-elle être frappée du spectacle de l' univers ? Tout l' art est contenu dans cette question. Il y a deux systèmes éternels sous lesquels la poésie peut comprendre le monde. Premièrement, en présence de la foule d' objets qui le composent et de leur lutte apparente, la poésie, voisine encore de son origine, peut réfléchir l' univers sous l' idée de l' influence et de la sagesse divine. Elle peut rechercher l' harmonie du créateur et de sa création, préférablement à la discorde. Elle peut être frappée de l' enchaînement des choses et de leur ordre éternel ; elle peut s' inspirer de l' idée d' harmonie et de providence sous des noms différents ; elle s' appellera alors la poésie épique. p148 Secondement, elle peut n' être frappée que de la discorde de l' homme et de la nature, de l' homme et de Dieu, de l' homme avec lui-même. Elle recherchera les occasions de lutte avec autant de soin que la précédente recherchait le repos ; elle instituera un dialogue, ou plutôt une querelle nécessaire entre tous les objets qu' elle fera comparaître. L' idée du hasard ou de la fatalité la gouvernera, au lieu de l' idée divine. Les dieux eux-mêmes n' apparaîtront guère que vers la fin, au dénoûment, pour mieux témoigner qu' ils étaient absents dans le reste de la pièce. Elle vivra de haines, de méprises ; elle s' agitera dans les ténèbres du coeur de l' homme ; elle s' appellera la poésie dramatique. Ainsi, deux aspects différents de l' univers et du créateur, de la terre et du ciel, et deux ordres distincts de poésie qui sont réfléchis par l' histoire. Dans l' Orient primitif, l' humanité était encore, par sa pensée, trop près de son créateur, l' unité trop respectée, pour que le drame pût s' y développer dans sa forme complète. La bible est à la fois épique et lyrique. Il faut attendre la séparation complète qui se fit chez les grecs des choses divines et des choses humaines, des dieux et des Titans, du temple et de la cité, pour trouver le drame sous la forme achevée de l' art. De ces origines différentes suivent naturellement les lois spéciales de chacun de ces genres de poëmes. De là la différence de leurs constitutions, de leur génie, de leurs beautés, et si l' on poussait cet examen plus loin, du style et des formes métriques qui leur sont propres. La poésie épique étant, à proprement parler, la poésie de la providence ou le jugement divin de l' histoire, il ne lui suffit pas de peindre et de montrer les choses dont elle s' occupe, il faut encore qu' elle en dévoile les causes et les mystères. De là, la nécessité pour elle de l' assistance du ciel, que l' on a traduite dans la langue des critiques, par le besoin du merveilleux. cette nécessité a été tellement sentie, que l' on a cru que les temps modernes p149 sont impropres à l' épopée, sur ce fondement que le merveilleux y manque. Il est évident que l' on a confondu ici l' apparence des choses avec la réalité. L' épopée, sans doute, doit être pleine de Dieu ; on ne peut y faire un pas sans y sentir la présence céleste. Mais en quoi la scolastique s' abusait, c' était de croire que cette présence réelle dût nécessairement se manifester, comme chez les anciens, par un personnage palpable, tel qu' un Mercure, un Griffon, ou une idéalité, que l' on appelait la renommée, la discorde, etc. On retombait ainsi dans une idolâtrie morte. Ce n' est pas l' idole, mais le dieu, dont l' épopée a besoin. Ce n' est pas la présence divine sous la forme d' une personnalité détruite que je cherche dans votre poëme désert. Ce que je demande, c' est que les faits se passent au sein de la pensée divine, que cette pensée soit, pour ainsi dire, le lieu des événements. Voilà la première et l' unique loi du merveilleux ; et voilà aussi pourquoi Bossuet est épique, et pourquoi Voltaire a mis le drame à la place de l' épopée. Une seconde conséquence, qui se déduit de cette première, est celle-ci. Si les événements qui font le sujet de l' épopée se passent au sein de l' intelligence divine, il en résulte que ces événements eux-mêmes doivent être éclairés de sa lumière ; c' est-à-dire que le personnage épique doit apparaître très-différent du personnage dramatique. Le même personnage, conçu sous ces deux points de vue, s' exprimerait encore fort différemment, dans des circonstances d' ailleurs semblables. Dans le drame, l' homme apparaît sous le point de vue exclusivement humain. Il est en proie à toutes les incertitudes de la réalité terrestre ; il s' agite dans les limites étroites du temps et de l' histoire, et plus le poëte se plongera avec lui dans ces obscurités, plus aussi il approchera de son but. Tout autre est le personnage épique ; il a franchi l' histoire, il appartient à une région plus haute ; c' est ce que les anciens exprimaient en l' appelant un demi-dieu. L' idée nous reste, le mot nous manque. Le héros est entré dans le domaine des choses immuables ; il a un pied sur l' Olympe ; il est sur le p150 seuil de l' éternité. De là, le devoir du poëte n' est pas seulement de le faire parler comme il a réellement et humainement parlé ; non-seulement il faut qu' il lui fasse dire les choses que sa bouche n' a pas dites et que son coeur a pensées ; mais il faut encore qu' il lui fasse révéler le secret de sa vie, qu' il a lui-même ignoré. En un mot, il faut qu' il fasse parler en lui la providence et l' intelligence universelle, bien plus que la voix d' une personnalité solitaire et capricieuse. Le personnage épique n' est pas seulement une personne ; c' est un type, un siècle, une époque qu' il renferme en lui, et qu' il doit exprimer. Il y en a qui représentent un peuple, d' autres une race, d' autres l' humanité entière, à une certaine époque ; mais, quoi qu' ils fassent, ils ne sont jamais seuls avec eux-mêmes, privés longtemps de la divinité, comme le héros du drame. S' il restait sur cela la moindre obscurité, elle disparaîtrait par la comparaison de l' Agamemnon d' Homère et de l' Agamemnon d' Eschyle, ou du Cid des romanceros et du Cid de Corneille. Le rapport de l' épopée et de l' histoire est implicitement contenu dans ce qui précède. L' épopée ne copie pas l' histoire ; elle ne la contredit pas ; elle la transforme. Elle s' empare des souvenirs du monde, comme de choses éternellement vivantes, et elle leur prête une organisation nouvelle. Le devoir de l' historien est de se transporter dans le passé, de s' identifier avec lui ; celui du poëte est d' imposer à ce qui n' est plus la figure de ce qui est, d' immortaliser le passé, le présent et l' avenir, dans un même moment, qui est le moment de l' art. L' historien s' appuie sur un fait qui a été, qui ne sera plus, qui ne peut pas être autre que ce qu' il a été ; le poëte s' appuie sur la tradition qui est, qui dure encore, qui se développe et s' accroît par son oeuvre. Plus qu' aucune autre forme de l' art, l' épopée concourt à la civilisation, parce qu' elle est elle-même la transformation continue du passé dans l' avenir, ou, pour mieux dire, le spectacle de la vie même, à son principe et dans son développement. Aussi les plus grands poëtes ont-ils été les plus grands instruments de changements p151 dans les idées, les formes, les souvenirs, et les cultes de leur époque. Homère a transformé le vieil Olympe, Dante le catholicisme ; Raphaël, le plus épique des modernes, a transformé tout ce qu' il a touché. D' ailleurs, si l' épopée émane de l' ode, il s' ensuit qu' elle est plus ou moins mêlée de poésie lyrique, selon qu' elle est plus ou moins distante de son origine. L' épopée orientale n' est pas dans le même rapport avec la poésie lyrique que l' épopée grecque, ni celle-ci que l' épopée latine. En Orient, le cantique absorbe le récit. En Grèce, l' hymne et le récit sont parvenus dans Homère à un équilibre parfait. Chez les romains, Virgile ne conserve presque plus aucune trace de l' élément sacré. La description a pris la place de la religion. Ce poëte est le premier des épiques qui ait ôté à ce mot : je chante, son caractère propre et littéral. Depuis ce moment, la lyre antique a été muette. Le poëte a parlé. Il a cessé de chanter. Tout ce qui est éphémère ou artificiel dans les révolutions humaines est perdu pour l' épopée. Parmi les événements, elle ne peut employer que ceux qui sont marqués du caractère de la nécessité et de la volonté céleste. Ceux qui flottent au caprice de la foule et qui ne sont qu' à demi n' existent pas pour elle. De la même manière, tous les héros ne remplissent pas les conditions qu' elle exige des siens. Le poëte dramatique peut accueillir les caractères changeants, contradictoires. Les incertitudes des passions humaines serviront souvent à nouer et à compliquer ses péripéties ; mais voilà où le poëte épique se sépare encore diamétralement de la poétique du drame. Non-seulement il faut que ses héros représentent un système de faits généraux ; pour entrer dans la voie d' airain de l' épopée, il est nécessaire que leur caractère soit immuable. Toute tergiversation leur est interdite. C' est pour ces personnages que le mot de colonne de granit a été inventé. On voit par là pourquoi, dans l' histoire, les personnages sont si rares, qui peuvent supporter sans plier la dure épreuve de l' art épique. p152 D' après ce qui précède, il résulte aussi que la poésie que l' on appelle fiction a souvent besoin de réalité plus encore que l' histoire. Le poëte, dites-vous, donne l' immortalité ; c' est-à-dire, parmi une foule d' objets, les uns périssables, les autres faits pour durer, il fait spontanément la différence de ce qui est passager et de ce qui est éternel, quand l' univers est encore plongé là-dessus dans l' incertitude. Le monde grec a passé par trois phases, qui ont présenté chacune un système de faits propres à l' épopée. La première est la guerre des dieux et des Titans. Hésiode ne nous a conservé que le résumé ou l' argument des poëmes perdus de cette époque. La seconde suit l' établissement des races, et, pour mieux dire, la conquête de la cité grecque. Elle est marquée par la prise de Troie et par les monuments homériques. Dans sa dernière forme, la Grèce s' est faite homme ; elle s' appelle Alexandre ; il n' est aucun doute que, sous ce nom, elle ne renfermât encore au plus haut degré l' élément héroïque. En effet, les poëtes orientaux se sont emparés de sa dépouille ; et jusque dans le moyen âge, ils ont continué d' usurper cette dernière phase de l' histoire grecque. L' orient reprenait alors ses droits par l' épopée, par la philosophie alexandrine, par le christianisme. Il suffit de jeter les yeux sur Rome pour reconnaître que son histoire, considérée dans ses rapports avec la poésie, n' est point aussi complète que l' histoire grecque : d' abord, l' époque et la lutte des dieux lui manquent, et ce n' est que par des artifices infinis que Virgile est venu à bout de déguiser cette impuissance. Les Héroïdes, signalées par Niebuhr, et qui remontent à l' époque des rois, sont tellement mêlées à leurs annales, et le ciseau de l' artiste les a si mal dégagées du bloc de l' histoire, qu' elles rentrent dans les études de l' archéologue plus que dans celles du poëte. Quoi qu' il en soit, l' époque la plus riche assurément que l' histoire romaine ait présentée à l' épopée est celle où le monde antique parvint à sa plus haute unité sous la puissance du premier des Césars. Que l' on essaye de se figurer, dans la langue p153 prophétique du sixième livre de l' énéide, tous les intérêts du monde antique rassemblés sur la limite de l' antiquité et des temps modernes, tant de peuples encore primitifs se groupant, avec leurs cultes et leur génie, autour de la louve romaine, dans l' attente du christianisme ; les gaulois, les bretons, les germains nouvellement découverts ; en Orient, les parthes, les numides, les vieux et les nouveaux empires ; et au faîte de tout cela, César, à l' oeil de faucon, portant dans son génie réfléchi tout le génie des temps modernes ; et que l' on dise si l' épopée ne s' est pas trouvée là. Lucain en eut le pressentiment ; par malheur, il fut embarrassé par la guerre civile. La ville lui cacha le monde. L' histoire des temps chrétiens n' a pas présenté moins souvent que l' antiquité les conditions nécessaires de l' épopée. Il suffit de rappeler ici le christianisme sous la forme du catholicisme au moyen âge, -l' ébranlement et le renouvellement du monde par les races barbares, sous la figure de Charlemagne et des douze pairs pour le Midi ; de Siegfried et des Nibelungen pour le Nord, -le règne des arabes en Orient, -l' opposition du Christ et de Mahomet, -la lutte des maures et des espagnols, -les croisades, -la prise de Jérusalem, la Troie chrétienne, -la lutte des normands et des anglo-saxons, -l' Amérique découverte, -l' humanité achevant d' enserrer le globe par la découverte des portugais, etc... à cette série d' événements correspondent un grand nombre de monuments épiques : tous ces monuments n' ont pas atteint la perfection de l' art ; beaucoup ont été altérés par l' imitation des anciens ; d' autres, au contraire, ne franchissent pas les bornes de l' art populaire ; d' ailleurs, on retrouve parmi eux les phases marquées plus haut. La période religieuse est naturellement signalée et close par la comédie divine. -la période héroïque se compose, en Orient, de l' Antar des arabes, du Schanameh des persans ; en Occident, de Boiardo, d' Arioste, de Camoëns, de Tasse, etc. à cette phase des héros se rattachent les sagas scandinaves, -les nibelungen, -le livre des héros, les romanceros p154 espagnols, -les poëmes chevaleresques d' Arthur et de Charlemagne, les fragments des chants des bohêmes, le Marco des serbes, le Robin Hood des anglo-saxons, etc... la troisième époque est l' époque philosophique. Sous cette dernière forme, ce n' est plus seulement une race, un peuple, c' est l' homme pris en général, qui fait le sujet de l' épopée. Cette période, ouverte par le paradis perdu, plutôt indiquée que remplie par Goethe et par Byron, est encore à son commencement. Si l' épopée est une des conditions attachées nécessairement au spectacle du monde, si elle n' est pas autre chose que ces événements eux-mêmes se développant au sein de l' intelligence universelle, il s' ensuit que l' épopée est en soi aussi impérissable que la nature et que l' histoire ; mais il est arrivé fréquemment que les critiques ont confondu l' épopée elle-même avec la forme consacrée chez les anciens ; et ne retrouvant plus le type qu' ils s' étaient formé dans leur esprit, ils ont, plus d' une fois, nié la présence des éléments épiques qui se remuaient sous leurs yeux. D' autres ont pensé que, de nos jours, l' épopée entière est réfugiée dans le roman. On ne peut nier ici que le principe de l' individualité s' étant développé à l' excès dans les temps modernes, cette épopée rapide de la vie intérieure et cachée, que l' on nomme le roman, a dû acquérir dans l' art une importance inconnue chez les anciens ; mais le poëme héroïque et le roman sont deux formes de l' épopée moderne qui coexistent de la même manière que la cité et la famille ; aussi est-ce une des premières lois de la poétique du roman de ne point laisser s' effacer ses héros devant les héros de l' histoire et du monde. Par delà ses personnages, on entrevoit sans doute les empires et les peuples qui passent au loin ; seulement, ni ces peuples qui passent, ni ces états qui croulent ou qui surgissent, ni ces vastes aventures du genre humain, ne peuvent devenir son objet immédiat ; et il périrait, le jour où, cessant d' être individuel, il se ferait, à proprement parler, social et héroïque. La différence du roman et de l' épopée est celle de l' homme et de l' humanité. Ces deux formes p155 sont marquées dans l' antiquité par l' Odyssée et par l' Iliade. Chez les modernes, Boccace n' a pas détrôné Dante. Richardson n' exclut pas Milton. Cervantes ne détruit pas Camoëns. S' il était besoin d' ajouter une confirmation à ce qui précède, je dirais que, de nos jours même, il est des formes épiques que jamais le roman, quoi qu' il fasse, ne pourra résumer. Ces éléments sont les chants populaires. On n' ignore pas que dans l' Europe entière se reproduisent ces chants où chaque nation recueille d' une manière spontanée, et dans sa langue vulgaire, les phases de son histoire et les impressions qu' elle en reçoit. Ces chants en vers formeraient dans leur ensemble, si on les recueillait, la véritable épopée populaire des temps modernes ; ils seraient, pour la société actuelle, ce qu' ont été les chants du Cid pour la société espagnole du moyen âge. Or, il est évident que le roman, sans cesser d' être, ne peut pas se faire l' écho littéral de ces voix, de ces rythmes, et que ses préoccupations sont ailleurs. Quand même il les tournerait de ce côté, je demande encore comment la forme populaire, cadencée, métrique, serait pleinement résumée dans sa prose ; et par quel renversement d' idées il arriverait ici que la littérature non écrite se trouverait plus savante que la littérature des livres, et que le peuple aurait aujourd' hui une forme plus cultivée que le poëte et que l' artiste ? De nos temps l' épopée n' est plus la propriété d' un peuple à l' exclusion d' un autre ; elle n' est tout entière chez aucun, mais elle se rencontre dans cette vie de haine ou d' amour qui les emporte ensemble vers l' unité du monde futur. De là résulte, si tous les peuples agissent et comparaissent aujourd' hui dans le poëme social, que la poétique qui règle cette oeuvre d' art ne peut plus être strictement enfermée dans les lois propres à aucun d' eux. L' art poétique qui règle l' épopée ne peut plus être désormais pour personne, ni français, ni allemand, ni anglais, ni espagnol, ni italien. Il faut ici que l' artiste se fonde, non plus sur une législation particulière, mais sur la loi même qui ressort du monde moderne. Milton ne peut pas plus que Boileau faire ce p156 nouvel art poétique, ni Klopstock plus qu' Arioste. Cette loi ne se déduit que de l' observation complète de l' humanité contemporaine. Or, si l' on envisage le monde social dans ses rapports avec l' art et la poésie, on trouve qu' il présente à l' artiste et au poëte deux instruments de nature très-différente, parmi les populations modernes. Les unes sont placées encore, en ce qui regarde l' art, dans cette simplicité primitive qui devance les littératures formées : ce sont les slaves avec tous leurs alliés, les russes, les serbes, les hongrois, les albanais, les grecs modernes, les roumains, puis les populations orientales, turques, circassiennes, arabes. Chez elles, l' art est encore un chant ; l' épopée se rencontre là sous sa forme la plus simple et la plus élémentaire. D' autres populations, au contraire, et ce sont celles chez lesquelles se trouve l' initiative sociale, ont quitté, dans la poésie, la forme spontanée, et sont parvenues à l' époque philosophique et scientifique ; c' est la France, l' Allemagne, l' Angleterre, l' Italie, l' Espagne. Là encore, ces deux éléments de l' art réfléchi et de la poésie primitive se rencontrent quelquefois, comme cela arrive dans certaines parties montagneuses de l' Italie, de l' Espagne, de l' Irlande, de l' écosse et dans la Bretagne française. La première conséquence à tirer de là, c' est que le poëte qui cherchera à reproduire l' humanité contemporaine sera obligé de satisfaire à ces deux ordres de faits. De la même manière que l' épopée grecque renfermait en soi les différences et les génies épars des populations ioniennes, doriennes, orientales, occidentales, le poëte de nos jours devra représenter à la fois le génie spontané et le génie réfléchi, l' élément populaire et l' élément philosophique de l' humanité moderne. Le problème de son art est de combiner, sans les détruire, les deux formes propres à ces éléments opposés, pour en produire une troisième, laquelle sera le fondement et la législation de l' avenir. L' art, en France, a déjà revêtu trois caractères principaux, et parcouru trois époques. Il a été sacerdotal jusqu' au dixième p157 siècle, féodal jusqu' à la renaissance. Depuis la renaissance, il a été exclusivement monarchique. La phase qui lui reste à parcourir est sa phase dans la démocratie. Sous cette forme, il sera plus spécialement, comme la France de nos temps, social et cosmopolite. Chacune de ces périodes de l' art a eu son héros qu' elle a reconstitué à sa manière. Au sacerdoce, Arthur ; à la féodalité, Charlemagne ; à la monarchie, Louis Xiv ; à la démocratie, Napoléon. Napoléon, de quelque façon qu' on l' envisage, ou par l' amour ou par la haine, satisfait à la première condition du personnage épique, qui est d' absorber en soi une génération tout entière. Son caractère dans l' histoire est de représenter le développement de l' individualité dans les temps modernes. Ce doit être aussi là son caractère dans la poésie. Sitôt que vous le placez dans votre poëme, il y règne ; il absorbe tout comme dans son empire. Aussi la poétique alexandrine ou féodale ne peut-elle en aucune manière lui être appliquée. Il n' est avec ses compagnons dans aucun des rapports où Achille est avec Ajax, et Charlemagne avec les douze pairs. Dans son épopée ne se rencontrent véritablement que trois personnages, -lui, -le peuple, le monde. -le dialogue ne se passe qu' entre eux ; tout autre héros qui interviendrait dans cette scène succomberait sous le faix. Sans doute, d' autres noms, d' autres personnages peuvent passer et agir par accident dans ce poëme ; mais aucun ne peut y demeurer et s' y fixer aux côtés du héros ; l' isolement est sa loi, jusque dans le royaume de l' imagination. La force poétique des hommes qui l' entourent réside dans les peuples ; les en séparer, c' est les détruire. En un mot, dans le poëme moderne, l' action n' est plus partagée comme chez les anciens entre plusieurs personnalités égales entre elles, mais entre une personnalité d' un côté et le monde de l' autre. Voilà l' une des premières lois que l' on rencontrera, je crois, toutes les fois que l' on réfléchira sur ce sujet. p158 D' une autre part, la poésie n' a pas seulement pour but de représenter Napoléon tel qu' il s' est montré aux contemporains. Autrement elle rentrerait dans l' histoire et s' abdiquerait elle-même. Entre Napoléon et nous surgit un élément dont il est impossible de ne pas tenir compte. Cet élément, c' est le temps qui nous sépare de lui. Napoléon nous apparaît nécessairement aujourd' hui dans une tout autre perspective qu' il n' apparaissait aux contemporains. Pour nous, qui ne l' avons pas vu, nous ne pouvons pas nous replacer au lieu précis de la génération qui nous a devancés, sans mettre l' archéologie à la place de la poésie. Les formes sous lesquelles le passé apparaît aux hommes de notre temps, voilà pour le poëte la vraie réalité. D' ailleurs, chaque peuple s' est fait déjà dans la tradition un Napoléon différent des autres. Celui de l' Orient n' est pas celui du nord ; celui du nord n' est pas celui du midi ; mais c' est de ces types différents que doit sortir et se former peu à peu le type du Napoléon épique, qui ne sera pas autre chose que le Napoléon de l' histoire, vu à travers les changements de l' espace et de la durée. Dans l' avenir de la France, les guerres de la révolution et de l' empire formeront les âges héroïques de la démocratie ; et de la même manière que Charlemagne, à l' aurore de la féodalité, est devenu le héros de la poésie féodale, tout de même Napoléon deviendra le héros de la poésie populaire. Au reste, à mesure que la démocratie s' éloigne de son âge héroïque, et qu' elle entre dans la pratique de ses droits, elle a, comme tous les pouvoirs réguliers qui l' ont devancée, son art et ses artistes, mais elle n' est plus tout cela elle-même ; les peuples ont leurs poëtes quand eux-mêmes ils ne sont plus poëtes. Aussi les chants populaires, dont il a été question plus haut, se perdent chaque jour, et ne se reproduisent plus ; encore quelque temps, et leur souvenir même se dissipera. Dans ces circonstances, comme dans toutes celles qui leur ont ressemblé, le poëte devient naturellement l' écho de ces voix qui s' éteignent. Il élève instinctivement aux formes de l' art réfléchi et de la p159 poésie écrite cette poésie traditionnelle et orale ; et sa mission est de transcrire à sa manière les chants des derniers rhapsodes que la civilisation va achever de détruire. En achevant ces lignes, qu' il me soit permis d' exprimer ma reconnaissance pour les personnes qui m' ont particulièrement aidé de leurs conseils. C' est surtout un devoir pour moi de rendre grâces à M Fauriel, qui m' a prêté tant de fois l' appui de sa haute et profonde critique. Puisse cet ouvrage ne paraître à personne indigne d' une aussi généreuse sollicitude ! Paris, octobre 1835. 1 LE BERCEAU. p161 si j' étais un oiseau de mer à l' aile d' or, au bec de fer, je volerais pendant l' orage, France, sur ton plus haut rivage, pour voir au loin le flot verdir, et ton roc de Corse blanchir, là-bas, comme un vaisseau de guerre qui lève l' ancre et quitte terre. Si j' étais la feuille des bois, qui tous les mille ans, une fois, se fane et roule dans l' abîme, je reverdirais sur ta cime, chêne de Corse, en tes vallons, pour voir où nichent les aiglons, et, dès qu' ils ouvrent leur paupière, ce qu' on leur jette dans leur aire. Si j' étais l' étoile qui luit sur l' océan, pendant la nuit, p162 je monterais, à demi nue, sur les vagues, puis sur la nue, puis avant l' aube dans le ciel ; puis je dirais à l' éternel le nom qui remplit mon oreille, et dans mon songe me réveille. Je ne suis pas l' oiseau de mer ni la feuille verte en hiver, ni l' étoile dans la nuit noire. Je ne suis rien qu' un chant de gloire ; je veux monter jusqu' à demain les degrés de ma tour d' airain, pour voir le long chemin qui mène du pont d' Arcole à Sainte-Hélène. Avec l' écho, sans m' arrêter, d' un vol bruyant je veux monter sur le seuil de mille royaumes, sur leurs tombeaux, sur leurs fantômes, sur les pins frissonnants d' Eylau, et sur l' orme de Waterloo ; puis, au faîte, battre de l' aile, comme en son nid une hirondelle. Peuple de France, écoute-moi ! Et dans ton coeur relève-toi ! Suspends un moment ton ouvrage, écoute-moi, malgré l' orage ; comme un pèlerin du désert s' arrête au bruit de la tourmente, et du chamelier qui se perd écoute le chant sous sa tente. p163 écoute-moi, ciel d' Orient ! T' en souviens-tu, de cette étoile qui jour et nuit luisait sans voile comme une épée au firmament ? écoute-moi, désert d' Asie ! T' en souviens-tu de ce lion, effroi des lions de Syrie, qui s' appelait Napoléon ? T' en souviens-tu, de cette grève qui sur toi brillait comme un glaive ? Ah ! Mer de Corse, dis-le moi : comme un cheval fouille la terre, pourquoi de ta vague en colère, en chassant ton bord devant toi, fouillais-tu les monts à leur cime, et le secret de ton abîme ? Pourquoi creusais-tu sans repos, dès la première heure du monde, ton lit et ta rade profonde où jamais n' ont dormi tes flots ? Pourquoi faisais-tu tes rivages de mâts rompus et de granit, et des débris des grands naufrages, comme un oiseau bâtit son nid ? Pourquoi courbais-tu donc ta plage comme une corbeille de joncs qui suit le fleuve et qui surnage, et qui s' arrête aux pieds des monts ? Et pourquoi sur tes fauves crêtes amoncelais-tu les tempêtes ? p164 C' était sur le vaste océan pour faire un berceau de géant. T' en souviens-tu, mer de vaillance, mer sans repos, peuple de France, quand dans ton lit tu t' éveillas, et de ta gloire t' habillas ; comme une femme qui se lève pieds nus, à minuit, si son rêve lui montre un devin prosterné au chevet de son nouveau-né ? Pourquoi, pieds nus dans la tempête, as-tu déraciné le bord où les rois bâtissaient leur faîte, si bien qu' ils ont dit : je suis mort ? Pourquoi dans ton flot qui chancelle as-tu renversé la nacelle qui pour sa rame et son rameur portait le pape et l' empereur ? Pourquoi brisais-tu les royaumes ? Les cieux peuplés et leurs fantômes ? Pourquoi balayais-tu les os de tes vieux rois dans leurs tombeaux, et déchirais-tu leur suaire ? C' était, debout dans ta colère, pour jeter un hochet d' enfant au fond d' un berceau de géant. 2 MADAME LETITIA. p165 écoutez ! Je vois dans la plaine une coupe d' albâtre pleine ; non, c' est une vigne en son clos, un aigle et ses petits éclos. Non, non, ce n' est pas une vigne mariée à l' acacia. Sous son voile, blanc comme un cygne, c' est Madame Létitia. Dans sa main tremble sa quenouille, et de ses pleurs elle la mouille. Elle a quitté ses blancs habits, ses boucles d' or et ses rubis. Ses pieds agitent la poussière ; ses yeux sont baissés vers la terre ; son fuseau gronde à ses genoux quand elle dit à son époux : notre maison est en ruine, notre fleur n' a plus que l' épine, et notre nom n' est plus qu' un mot. Qui voudra nos filles sans dot, nos fils restés sans héritage ? Napoléon est le plus sage. C' est celui que j' aime avant tous ! Le voilà grand, qu' en ferons-nous ? p166 -sans trembler devant les rois même, sa main tiendrait un diadème. Le voulez-vous ? Dites-le moi : il sera le page d' un roi. -vraiment les rois n' ont plus de page qui porte aux reines leur message. Ils n' ont que leurs yeux pour pleurer, et que leurs coeurs pour soupirer. -il sera le diacre du pape ; c' est lui qui portera sa chape, sa mitre, sa bulle à noël, et l' encensoir d' or à l' autel. -non, le pape n' a plus de bulle, plus de mitre d' or, ni de mule. Son toit est battu par les vents, et l' encensoir n' a plus d' encens. -que la tempête soit sa mère, et que l' orage soit son père. Sur un vaisseau battu du flot, nous en ferons un matelot. -le flot trop tôt le flot efface ; trop mensongère est sa surface ; et l' océan n' a point d' îlot assez grand pour ce matelot. -ses yeux sont d' un aigle en son gîte ; son bras est fort, son coeur bat vite. Il sera chasseur dans les bois, chasseur de cerfs et de chamois -non de chamois dans les pacages, de cerfs tremblants sous leurs ombrages ; p167 mais de léopards, de lions, comme ils sont peints sur les blasons. Et de sa main choit sa quenouille, et de ses pleurs elle la mouille ; elle regarde au loin sur l' eau, et laisse aussi choir son fuseau. 3 LA BOHEMIENNE. Son fuseau dort ; sa lampe luit ; son feu s' éteint ; il est minuit. Qu' attend-elle encor sur sa porte ? L' heure a sonné, le vent l' emporte. La lune au front du firmament verse son pâle enchantement ; la bohémienne chante et pleure, et dit à la porte : c' est l' heure. -bohémienne, je vous entends. Entrez sans peur, je vous attends. Demain mon fils part dans l' orage ; dites-moi, fera-t-il naufrage ? Reviendra-t-il sain dans le port ? Le reverrai-je avant ma mort ? Ah ! Bohémienne, au clair de lune, dites-moi sa bonne fortune. -enfant, venez ! Jusqu' à demain tenez votre main dans ma main. p168 Levez-vous ! Les hommes sommeillent, et les vastes cieux se réveillent. Ainsi que la vieille d' Endor, je change le plomb vil en or. Silence ! Le vieux bois s' enflamme ; le brasier s' allume en mon âme. Ah ! Comme un lourd fardeau d' airain dans ma main je sens cette main. Là, que de lignes entassées ! Que de lettres entrelacées ! Que d' aigrettes, que de cimiers au front de pesants cavaliers ! -mère, ce n' est pas un mensonge ; chaque nuit je les vois en songe. -silence ! écoutez ces clairons. Où galopent ces escadrons ? Je suis sous un pin d' Italie. La palme lombarde est cueillie. Est-ce l' Adige ou l' éridan qui sous ce pont passe en grondant ? Quel est celui qui dans l' orage porte ce drapeau de carnage ? Ici les lions d' Orient cherchent leur proie en s' éveillant. Loin des lions, loin de la foule, le Nil au désert se déroule. Quel est ce palmier au tronc d' or qui se lève sur le Thabor ? En frissonnant, son lourd feuillage sur le monde étend son ombrage. p169 Par ce sentier du mont Liban où court si vite ce sultan ? Pour tente il a les pyramides, pour divan les sables arides. Dans son étable de granit là-bas sa cavale hennit. -ah ! Bohémienne, et vous, ma mère, montrez-moi sa pâle crinière. -là, dans le creux de cette main, trouvant un trône en son chemin, un géant, en branlant la tête, les bras croisés, passe et s' arrête. Les peuples ont revu César ; les rois s' attellent à son char. Vents qui soufflez dans la bruyère, au loin dissipez sa poussière ! Malheur ! Voici la main de Dieu ! Entendez-vous crier au feu ? Sous le pôle une ville sainte hurle et bondit dans son enceinte. Là, vos projets, en un matin, se sont fondus comme l' étain que sur son foyer la sorcière mêle, en chantant, dans sa chaudière. Malheur ! Malheur ! écoutez-moi ! Quittez votre manteau de roi. Où vont ces chevaux de l' Ukraine ? Ils passent le mont et la plaine. Effarés, ils suivent vos pas. Sire, ne les voyez-vous pas ? p170 De l' arbre de vos destinées ils rongent les feuilles fanées. Ici bondit le léopard que l' aigle a blessé d' un regard. Comment s' appelle ce village où mûrit l' épi du carnage ? Sauve qui peut ! Malheur ! Malheur ! Tout est perdu, grand empereur ! à travers champs fuis hors d' haleine. -non ! Je n' ai pas peur, bohémienne. -ah ! Cachez-moi ce noir sillon que le fossoyeur d' Albion, dans cette île où gémit la grève, creuse avec le tronçon d' un glaive. Couché sous un saule pleureur voyez-vous ce grand empereur ? Tout est fini. Coulez, mes larmes ! La lune a versé tous ses charmes. Et la bohémienne, à pas lents, a regagné seule son gîte, et sur leur axe qui s' agite pâlissent les cieux chancelants. 4 ADIEU. Adieu, mon fils Napoléon. Le vaisseau part ; le vent est bon. p171 Que la madone vous bénisse ! Et que son fils vous soit propice ! Quand vous errez, sans savoir où, portez cette amulette au cou. Elle fait rebrousser les balles et trembler l' airain des cymbales. Adieu, mon Nap ; adieu, mon fils. Souvenez-vous de mes avis. Court est le jour, long le voyage ; le chemin lent, et prompt l' orage. Sous votre toit vivez de peu. Dans votre nuit comptez sur Dieu. Allez ! Tout petit que vous êtes, son oeil vous suit dans les tempêtes. Mon testament sera pour vous. à vos soeurs cherchez des époux, quand je serai morte en ma tombe ; soutenez notre nom qui tombe. S' ils se perdent dans le chemin, menez vos frères par la main. Vous êtes d' eux tous, à votre âge, le plus petit, et le plus sage. -adieu, ma mère ; adieu, mes soeurs. On lève l' ancre. Point de pleurs ; déjà l' aube attend son étoile ; déjà l' orage enfle ma voile. Sous mon poids la barque gémit ; comme un coursier la mer frémit ; les vents couronnent, dans la brume, au loin, des fantômes d' écume. p172 Sur le rocher, attendez-moi, où se brisent les mâts du roi, quand au front des cimes chenues éclate la voûte des nues ; avant le jour, au fond des bois, quand la foudre roule sa voix ; dans la nuit, au bord de la grève où va passer le vent du glaive. Je reviendrai pour vous revoir ; puis, au foyer, pâles, le soir, vous entendrez mes aventures. Vos pleurs guériront mes blessures. La même terre aura nos os ; nos berceaux seront nos tombeaux. Adieu ! Je me ris du naufrage, fuyez, mes soeurs ! Voici l' orage. Que voit-on là-bas loin du bord ? Est-ce un goëland qui bat de l' aile ? Est-ce une orfraie, une hirondelle ? C' est un vaisseau qui sort du port. 5 L'ETOILE. Ah ! Que la vague au loin est sombre ! Que la nue épaissit son ombre ! Quelle heure est-il ? Ah ! Dans mon coeur, cieux, versez donc votre lueur. p173 De mon chant j' ai perdu la trace, et ma stance en ma nuit s' efface. Mon chant se tait, mon pas se perd ; éclairez-moi dans mon désert. Quelle heure est-il ? Ah ! Sur la grève une étoile des nuits se lève. Les rêves sont évanouis, et tous les cieux sont éblouis. Voyez ! La voilà qui rayonne comme le noeud d' une couronne, comme un éperon dans la nuit au pied d' un empereur reluit ! Elle a lui plus loin que l' abîme, sur le flot chancelant des mers, plus haut que les monts et leur cime, sur l' arbre effeuillé des déserts ; puis sur l' herbe de sang trempée, sur un soldat, sur son épée, sur un enfant élu des cieux, au large front, aux longs cheveux. -c' est moi qui serai ton étoile ; quand l' aube viendra, sous mon voile, je ne veux luire que pour toi. Enfant, ressouviens-toi de moi. Mieux que les branches des vieux saules j' aime à toucher de mon doigt d' or tes longs cheveux sur tes épaules, où la brise passe et s' endort. p174 Mieux que dans un pli de l' aurore, dans ton écharpe tricolore je veux me bercer tout le jour. Mes cieux pour toi sont pleins d' amour. Je veux me lever sur ta gloire comme sur un flot sans écueil ; et me coucher, dans la nuit noire, sur le sommet de ton orgueil. -belle étoile, les cieux pâlissent, mon épée a lui dans ma main ; les rois s' en vont, les dieux périssent. La terre tremble en mon chemin. -encore un jour ! Et de ton glaive tu la frapperas dans son rêve. Encore un jour, comme un flambeau, cache ton nom sous le boisseau. Et chaque jour plus matinale, au bord de l' aube orientale, l' étoile brillait dans la nuit ; le fleuve s' éveillait sans bruit. Autour de l' aire paternelle le jeune aiglon battait de l' aile ; le jeune coursier bondissait ; le jeune géant grandissait. 6 LA REPUBLIQUE. p175 Or c' était dans les jours où la France héroïque du bonnet phrygien coiffait la république ; quand sous l' arbre de mai qui frissonne à son nom, sanglante, elle berçait sur son grossier giron, comme une filandière, assise au pied d' un hêtre, le berceau vide encor du siècle près de naître. Des bracelets dorés ne couvraient pas ses bras. Du nord et du midi cent hordes n' avaient pas écrit sur sa bannière, où tout honneur se fane : " voici des nations la grande courtisane ; " pour qui la veut goûter sa coupe se remplit ; " et pour un seul denier on achète son lit. " non ! Non ! En ce temps-là ses fils, courbés à terre, ne penchaient pas si bas le front dans la poussière, ainsi qu' un vil troupeau, dans un plus vil sillon, qui n' ose pas mugir quand il sent l' aiguillon : le boeuf presse le boeuf, car sous son joug sonore du fouet de l' étranger il se souvient encore. Tant de serfs affranchis, que la corvée au front du doigt marquait hier d' un séculaire affront, n' avaient pas renié la glèbe populaire. Tant de nobles bourgeois ne faisaient pas, naguère, sous le pourpoint de cuir, taillables à mercy, les preux, les douze pairs, et les Montmorency. p176 La laine, en habits bleus par les mères cardée, cachait de nobles coeurs. La parole fardée ne vous égorgeait pas sous un masque imposteur. Un frère était un frère, une soeur une soeur ; sur ses deniers d' airain, pauvre et fière, la France avec son glaive nu gravait une balance. Ses peuples usuriers, vivant de fictions, ne marchandaient pas tant leur sang aux nations, quand l' honneur avait soif ; et, lâches en leurs vices, surtout n' accusaient pas, délateurs et complices, de leurs serments vendus, et de leur peu de foi, un masque fait d' argile, un prête-nom, un roi ! Oh ! Que bien autrement, sous le soleil brunie, cette vierge sans peur, et de pain noir nourrie, comme une moissonneuse, aux jours de messidor, dans son champ mûr cueillait son rustique trésor, quand son char, au retour, dispersait sur la haie des siècles moissonnés l' épi blond et l' ivraie ! Qu' elle était belle alors ! Et que de sa beauté les cieux étaient jaloux ! En sa captivité Waterloo n' avait pas dénoué sa ceinture. Sa porte était encor fermée à toute injure ; et des chevaux du don les pieds et les naseaux n' avaient pas pour toujours souillé ses clairs ruisseaux. Mais, crédule en sa force, et raillant l' impossible, comme une Jeanne d' Arc, à la lance invincible, aux siècles attardés elle ouvrait l' avenir ; et le monde vieilli, se sentant rajeunir, p177 de son souffle vivait, et pensait : où va-t-elle ? Qui jamais domptera l' héroïque pucelle ? Non ! La France n' est plus, ainsi qu' à Vaucouleurs, une vierge au fuseau qui n' a rien que ses pleurs ; c' était plutôt un mur, vivante citadelle, un rempart de vaillance, une Thèbe immortelle, aux cent portes de bronze ; et l' univers entier nuit et jour l' assiégeait de son puissant bélier. Cité neuve, affranchie, et trois et trois fois sainte ! Populaire Sion, qui, dans sa forte enceinte, pour un monde nouveau faisant de nouveaux droits, aux trônes plébéiens donnait des peuples-rois ; et qui des dieux tombés, que foulent leurs victimes, suspendait à son seuil les dépouilles opimes ! Quand sa porte en criant s' entr' ouvrait sur les gonds, on en voyait sortir d' étranges bataillons de bronze et de granit, tout souillés de poussière ; et partout où sa lance avait frappé la terre, surgissaient des soldats, comme après le semeur l' épi sur son sillon attend le moissonneur. Mais, ainsi que l' épi sur son sillon fertile, les coeurs de ses enfants n' étaient pas faits d' argile : ils s' appelaient Joubert, Desaix, Hoche, Marceau, leurs longs cheveux jamais n' émoussaient le ciseau. Les balles déchiraient leurs habits bleus de bure, et leur épée était leur plus belle parure. Or le peuple disait, au bord de leur chemin : " de ces hommes sans peur qui survivra demain ? p178 Demain ? Ce soir, peut-être, au loin, sans sépulture, du vautour des combats ils seront la pâture. Quel est le plus vaillant et le plus fort d' eux tous, pour qu' il soit notre maître, et qu' il règne sur nous ? " car ils n' avaient pas vu, là-bas, dans le nuage, sur le haut Apennin, comme un pesant orage, passer un jeune Corse, aux cheveux noirs et plats. Ainsi que des chevaux respirant les combats, à sa voix frissonnaient les fleuves d' Italie. Sous ses pas la Maremme était pâle et flétrie. Les nations fuyaient devant lui sur leur char. Rome pleurait, disant : est-ce toi, mon César ? 7 LE CHANT DU PONT D'ARCOLE. En ce jour-là, c' était un des jours de brumaire ; les saules de Ronco jetaient une ombre amère ; la sarcelle avait fui ; le marais, sur ses bords, en tremblant s' éveillait ; les roseaux, sous la bise, dans la fange, meurtris, ployaient leur tête grise ; et sur l' étang des morts passait l' âme des morts. étroit était le pont, profond était l' abîme où, marchant sans la voir vers leur rive sublime, les peuples se hâtaient sous leurs manteaux d' hiver ; et maints canons de bronze et maintes coulevrines leur fermaient le passage, hurlant sur des ruines comme des chiens hargneux aux durs colliers de fer. p179 étroit était le pont ; loin était le rivage. Un monde séparait la plage de la plage. Haletants, les vivants sur ses bords s' entassaient. Mais les morts plus nombreux leur défendaient l' entrée. Au loin ils refoulaient une foule enivrée ; et les canons hurlants jamais ne se lassaient. Ils essuyaient leur gueule aux roseaux des Maremmes, et puis recommençaient ; et puis sur les flots blêmes volaient les habits bleus troués en cent endroits ; les peuples épuisaient le pur sang de leur veine, et pas un ne pouvait, dans l' homicide plaine, toucher, sans en mourir, la barrière des rois. étroit était le pont, close était la barrière. La foule sur ses pas retournait en arrière. L' alouette gauloise en son nid s' envolait, appelant ses petits. Au champ de l' espérance le nouvel étendard avait perdu sa lance ; et la vague d' Arcole en son lit reculait. Mais voilà qu' un cheval erre dans la mêlée. Moins blanche était la neige au flanc de la vallée. Voilà qu' un cavalier a quitté les arçons. Ah ! Moins prompt est le cerf quand la biche est blessée. Voilà que dans ses bras, comme sa fiancée, il a pris l' étendard aimé des nations. Et puis, s' enveloppant de ses plis tricolores, il arbore, en courant, sur les arches sonores la nouvelle bannière. à son nom, effrayés, les sabres sur son front ont glissé sans murmure ; p180 se rappelant celui qui leur fait leur pâture, les canons ont léché la poudre de ses pieds. Puis sur le pont rustique aux poutres vacillantes sur sa trace ont passé les nations tremblantes, comme après le bélier font les jeunes chevreaux ; l' un va tenter le gué sur la rive embourbée ; l' autre heurte du front la barrière tombée ; et l' étable le soir reçoit tous ses troupeaux. Ils se sont émoussés sur ses habits de bure, les coups qui menaçaient, malgré leur chaste armure, le sein des nations. Du milieu des roseaux l' étendard a jeté son ombre sur le monde ; et tous les morts au loin, jusqu' en la nuit profonde, battent en même temps des mains dans leurs tombeaux. à leur tour en leur nuit voyant l' aube paraître, les peuples à ce signe ont reconnu leur maître. Dès l' abord il leur plut ; et dans leurs vides cieux tous leurs cultes éteints pour lui se rallumèrent. Avant que de le craindre, en ce jour ils l' aimèrent, pensant que, s' ils semaient, lui moissonnait pour eux. Mais les rois ont pleuré ; leur long passé s' envole. Quand le pont de l' abîme est franchi dans Arcole, le sentier est ouvert à tout le genre humain. Les générations, dans l' avenir puisées, désormais passeront sur ses voûtes brisées ; le bélier aux chevreaux a montré le chemin. Et depuis ce jour-là, comme aux jours de brumaire, les saules de Ronco jettent une ombre amère. p181 La Maremme sanglote. On entend sur ses bords le clairon retentir. Au fond des eaux tremblantes on voit rouler des chars et des armes sanglantes, et sur l' étang des morts passer l' âme des morts. 8 LE CHANT DES MORTS. -en Italie, où croit l' olive, où la vigne en arceaux grandit, où le myrte embaume la rive, au pont d' Arcole, avez-vous dit ? J' y suis allé dans les semailles, quand passait le soc des batailles ; j' y suis allé dans la moisson lier ma gerbe à mon arçon. Au loin sur le mont, dans la plaine, j' ai déroulé, jeune soldat, la tente où notre capitaine dormait au branle du combat. Qu' il était beau quand le nuage pâlissait son pâle visage ; quand il partageait mon pain noir sous l' arbre des vivants, le soir ! Vous, qui chantez ici quand le monde sommeille, dans le pays des morts, votre voix nous réveille ; et nos froids bataillons, altérés d' un vain bruit, frappant à l' unisson leurs armes émoussées, p182 s' assemblent en suivant vos rimes cadencées, comme au souffle des bois font les oiseaux de nuit. Vivants, nous fûmes tous des soldats d' Italie ; de notre souvenir la Maremme est remplie, et le Tésin lombard roule aujourd' hui nos os. Notre épée a cueilli le myrte de Vérone ; la rose de Mantoue a fait notre couronne ; mais le glaive aiguisé nous a fait nos tombeaux. Ne reverrons-nous plus, dans leur urne d' albâtre, les flots du lac de Côme, et la cime bleuâtre où l' amandier en fleur renaissait sous nos pas ? Est-ce l' heure où du jour la sanglante paupière se rouvre au haut des monts en un nid de lumière ? Et les vautours ont-ils achevé leurs repas ? Ah ! Sous les neiges de nivôse avant que l' aube fût éclose, sur le plateau de Rivoli l' éclair de mon casque a jailli. Au plus épais de la bataille, quand sous leur sanglante muraille les hautes Alpes ont tremblé, Masséna, Joubert m' ont parlé. Que mon épée était joyeuse ! C' était mon bien, mon amoureuse. Couchée à mon côté, sans bruit, elle me veillait dans ma nuit ; elle étincelait dans mon rêve, et me disait : " viens, je me lève ! " p183 qu' est devenu son pur tranchant, que dorait le soleil couchant ? ô vous, qui vous taisez pendant que les morts pleurent, parlez ! Que fait le monde où les vivants demeurent ? La paix est-elle close entre les nations ? Les hommes n' ont-ils pas pleuré toutes leurs larmes ? Se plaisent-ils toujours au cliquetis des armes ? Et les semeurs ont-ils retrouvé leurs sillons ? Nos fils sont-ils restés semblables à leurs pères ? Au fond de nos hameaux les vieilles filandières parlent-elles de nous quand leur âtre a pâli ? Se souvient-on encor, dans la terre où vous êtes, du jeune général qui, comme les tempêtes, nous menait en un jour d' Arcole à Rivoli ? L' olive chaque été reverdit-elle encore sur le mont où son sabre éblouissait l' aurore ? On dit que son cheval a tari les ruisseaux où son souffle a passé ; que l' herbe est sans rosée à l' endroit où sa tente un soir s' est reposée, et que son ombre au loin appelle les corbeaux ? L' épée obéit-elle encore à sa parole ? Son nom a-t-il d' un bond franchi le pont d' Arcole, ou s' est-il dissipé dans le souffle des vents ? Depuis nous qu' a-t-il fait ? Est-il resté le même ? Son front a-t-il jamais tenté le diadème ? Est-il le roi des morts, ou le roi des vivants ? Ah ! Chanteur, achevez ! Nos armes émoussées comme un glas ont frappé vos rimes cadencées. p184 Parlez, nous nous taisons. Autour de votre front, ainsi qu' un ouragan, notre ombre se balance. Du vin de nos combats enivrez donc la France. Si les vivants sont sourds, les morts vous entendront. 9 VENISE. Oui, les vivants sont sourds ; et leur langue inféconde ne connaît rien qu' un nom dont ils lassent le monde. Mais l' écho d' Italie a mille et mille voix, quand Ravenne et Zara murmurent à la fois, quand la Brenta soupire au branle des gondoles, quand la rive s' endort au chant des barcarolles. Alors le pèlerin s' arrête vers le soir, et pense : il faut prier. Le pêcheur va s' asseoir à Fusine, en sa barque amarrée à la dune. C' est l' heure où, s' affaissant sur la pâle lagune, le flot à l' autre flot dit, sans savoir pourquoi : Venise, qu' as-tu fait ? Je veux gémir sur toi. Puis, quand le flot se tait, le vieux gondolier chante, et, quand le jour se meurt, la cloche se lamente ; puis, comme fait une ombre après la fin du jour, la foule au rialto passe et dit à son tour : Venise, qu' as-tu fait ? Sous tes noires murailles qui chantera pour toi ton chant de funérailles ? Puis le poëte passe après le gondolier, plus triste que le flot, en son pâle sentier, p185 et dit : " j' éveillerai cette mer qui sommeille. Ravenne, écoute-moi ! Zara, prête l' oreille ! Voici. Je vais chanter les paroles de deuil sur Venise la belle au bleuâtre cercueil. Pourquoi le golfe est-il si triste sur la plage ? Le golfe cache-t-il un mystère au rivage ? Pourquoi la voile au loin, sur l' océan désert, pend-elle au pied des mâts, comme un linceul ouvert ? Pourquoi ne voit-on plus, dans ses vagues stériles, la lionne de mer bondir autour des îles ? C' est que le jour a fui ; puis les ans, à leur tour, entraînant leur limon, ont passé comme un jour. Autrefois d' Attila quand sur l' aire divine le fléau vint frapper la puissance latine, la lionne de mer cachée en ses roseaux vers Fusine allaitait ses petits lionceaux. Et les îles au loin, vers Corcyre et vers Zante, aboyaient dans ses mers, comme une meute ardente. Mais le jour où, changeant de figure et d' esprit, le monde se souvint du sépulcre du Christ, ce jour-là vit bondir sur sa rive enhardie la maîtresse des flots et son peuple amphibie. Sa galère porta vers Rhodes et Sidon plus d' un roi pèlerin. Byzance apprit son nom. Du coup que Dandolo frappa sur le Bosphore, Césarée et Stamboul se lamentent encore ; et son fouet ramena sur son seuil ébranlé le quadrige de bronze à Corinthe attelé. p186 Reine de l' océan, elle était sans rivales, quand auprès du Lido ses soeurs orientales la parèrent encor du mauresque turban. Sa citerne s' emplit aux sources du Liban. Dans son palais ducal les péris d' Arabie bâtirent sous son toit l' Alhambra d' Italie. Toujours environné de ses lions béants, son doge alors montait l' escalier des géants ; puis, balançant entre eux sous sa main qui les frappe l' Europe et l' Orient, l' empereur et le pape, empêchait que le monde, en sa lutte emporté, ne penchât trop longtemps d' un ou d' autre côté. Aussi, quand Mahomet dans Rome circoncise pensa porter le pal, le glaive de Venise comme un regard du Christ dans Rhode étincela ! Sa cuirasse émoussa les javelots d' Allah ; et, comme au bord d' un nid une aile palpitante, on vit bondir sa rame au combat de Lépante. Puis, quand l' oeuvre fut faite et son siècle passé, ainsi qu' un grand vaisseau sur l' écume bercé, tout chargé de butin, d' armes, de banderoles, qui revient jeter l' ancre à côté des gondoles, au vent des nations ne prêtant plus son bord, elle baissa la voile, et rentra dans le port. Dans le port, au Lido, muette, solitaire, son ombre en chaque endroit enfermait un mystère. Sous le balcon des dix souvent les flots meurtris avec l' algue roulaient des prières, des cris. p187 Mais du vieil océan rajeuni chaque année, le vieux doge épousait la vague couronnée. Et Venise chantait, assise au bord de l' eau. " il me sera fidèle, il a pris mon anneau. Non : l' écume n' est plus inconstante au rivage ; l' abîme ne ment pas quand il baise la plage. Carthage, Sidon, Tyr, ne sont rien que néant ; mais moi je rajeunis autant que l' océan. " ainsi Venise au port chantait sa barcarolle... alors on entendit la trompette d' Arcole ; et l' on vit sur la grève, au loin, un homme errant, un muet messager qui passait en courant ; et son cheval lassé, qui portait sa fortune avec son frein rongeait l' herbe de la lagune. Oh ! Non, ce n' était pas un obscur messager qui passait en courant. Sous un frein étranger son cheval écumait. Pâle était le nuage, plus pâle était la nuit, plus pâle son visage ! Sa tête s' inclinait sous son propre fardeau ; et la terre après lui sonnait comme un tombeau. Sa main pouvait briser un peuple en son étreinte, les hommes à son nom étaient saisis de crainte, et pensaient : " quel est-il ? Il n' est point comme nous. Il n' aime ni ne hait comme nous faisons tous. " car son âme brûlait ainsi que l' incendie qui se cache au grand jour sous sa cendre attiédie. Seulement, quand le vent balayait dans le sang l' écharpe aux trois couleurs qui lui ceignait le flanc, p188 oh ! Ses yeux flamboyaient d' une flamme bleuâtre, comme une lampe antique à la voûte d' albâtre ; et sa pensée alors, de son ciseau profond, fouillait comme un sculpteur le marbre de son front. Sa bouche en aucun temps ne s' ouvrait pour sourire. S' il était jeune ou non, quel mot pourrait le dire ? Et de ses premiers ans qui se souvient encor ? Les métaux, comme sont l' airain, le bronze, ou l' or, dans le creuset durcis, connaissent-ils leur âge ? Chez lui joie et douleur avaient même visage. Et pourtant, si les ans, ou rares ou nombreux, et non les actions, font l' homme jeune ou vieux, quoique au fond de son coeur vieux par les destinées, oui, sans doute, il était jeune par les années. Mais trop tôt des combats l' ardent soleil avait de sa joue hâve et creuse emporté le duvet. Terrible vendangeur, aux jours de vendémiaire on disait que déjà sur le cep populaire son glaive avait cueilli le fruit des nations. Mais, quoi qu' il eût d' abord fait en d' autres saisons, ces temps étaient passés ; et la terre frivole ne se rappelait rien que la moisson d' Arcole. Or, dès que son cheval eut approché du bord, l' immense mer sourit au messager de mort ; Venise dans son coeur dit : " mon heure est venue. " et, de son trône vide à grands pas descendue, Venise commença de pousser des sanglots comme une naufragée en regardant les flots. p189 Et son empire fut comme l' algue marine que l' enfant du pêcheur ramasse à Palestrine. Son vieux lion, au loin, mourant, cherchait en vain le désert de Libye et son sable africain. Les vagues le raillaient, secouant leur crinière, et les flots rugissants lui creusaient sa tanière. Alors, comme un fardeau vivant que dans la nuit les doges sous les ponts faisaient noyer sans bruit, vingt siècles en un jour s' engloutirent ensemble. Au loin la mer soupire, au loin la rive tremble ; la mer berce la barque, et la barque s' endort. Un peuple a disparu... qui se souvient du mort ? Les gondoliers dormaient quand dormaient les gondoles ; la brise autour des mâts roulait les banderoles. Pas une sentinelle au canal Orfano ne veillait à cette heure ; et puis l' humide anneau de l' épouse des mers s' est brisé de lui-même... l' océan est si grand, et la nuit est si blême ! Demain qui pourra dire, en voyant son azur, ce qu' il cache en son lit quand son lit est si pur ? Sous le pont des soupirs quel oeil peut voir un monde ? Quelle oreille entendra sous la vague profonde sangloter un empire, et, comme les roseaux, les générations se plaindre sous les flots ? Les gondoliers dormaient ; mais là-bas, sur la plage, un homme était debout, qui sondait le naufrage ; et le vent des combats dénouait en jouant l' écharpe aux trois couleurs qui ceignait ce géant. p190 Oh ! Non, ce n' était pas un messager vulgaire qu' on avait vu passer sur la rive, naguère. 10 LE MESSAGE. Pars, messager, tout dort encor ; pars dans la nuit, au son du cor ! Au son du cor, pars : voici l' heure où sur son calice d' amour le rossignol palpite et pleure, où l' étoile éveille le jour, où l' aube, en sortant des nuages, surprend le secret des messages. Pars, messager ; mon coeur te suit, et ta trace à mes yeux reluit. Pourquoi n' est-tu pas l' hirondelle ? Tu volerais là-bas comme elle ; puis tu verrais sur le chemin un capitaine au front d' airain. Porte-lui ma lettre fermée, et de pleurs encore embaumée. " Joséphine à Napoléon. Au milieu du bruit des cymbales, quand près de vous sifflent les balles, vous souvenez-vous de mon nom ? Au milieu des cris d' une armée quand vous rêvez, est-ce de moi ? p191 Non, vous ne rêvez que fumée, que lourds canons, tente de roi. Vous aimez d' amour votre épée, à vos côtés de sang trempée, plus que votre femme, cent fois, sous ses rideaux pâle et sans voix. Avez-vous fait vos fiançailles avec Arcole ou Rivoli, avec la vierge de Lodi, ou la vierge des funérailles ? Avez-vous donc mis votre anneau au doigt sanglant de vos batailles, pour les aimer jusqu' au tombeau plus que vos soeurs et que vos frères ? Que vous font mes larmes amères ? Sitôt que votre étoile luit, on dit que, le jour ou la nuit, vous êtes, depuis mon veuvage, là-bas, un lion de carnage. Que je voudrais, de mon balcon, sur votre cheval de bataille vous voir passer, quand le clairon aux lèvres d' or crie et tressaille ; quand une ville tout en deuil pour vous met ses clefs sur le seuil ; quand votre écharpe se déplie, et que les femmes d' Italie sous les orangers vont s' asseoir, disant : " qu' il était beau ce soir ! " est-il vrai que dans la poussière sur vos épaules ruisselants, vos longs cheveux traînent sanglants, comme d' un casque la crinière ; p192 que sous l' ombre de Rivoli votre front encore a pâli ; et que la soif et le carnage ont tant maigri votre visage ? Toutes les nuits je vous attends, et sans dormir je compte l' heure. Toutes les nuits, sans vous, je pleure sitôt que grondent les autans. Quand reviendrez-vous de la guerre ? Pour recommencer vos combats, avez-vous donc de leur poussière ressuscité vos vieux soldats ? Voulez-vous au bout de la terre, tout sanglants, sans pain, sans souliers, traîner ces fantômes à pieds dans votre fantôme de gloire ? Pour me revoir attendez-vous que je me meure à vos genoux ; qu' à votre front chaque victoire mette une ride pour bandeau ; que vous ployiez sous le fardeau, ou qu' une blessure éternelle glace votre coeur plus froid qu' elle ; ou que vos grenadiers en deuil vous embaument dans le cercueil ? Si vous m' aimez, quittez l' armée, quittez les camps et la fumée. Je ne rêve, si je m' endors, que de hiboux, d' oiseaux des morts, je n' en puis dire davantage. Ah ! Revenez, sinon je meurs. Je vous écris avec mes pleurs. Adieu ! J' attends votre message. " 11 LA REPONSE. p193 pars, messager, tout dort encor ; pars dans la nuit au son du cor ! Au son du cor, pars : voici l' heure où sur ma tente qu' elle effleure l' étoile luit ; où mes soldats dorment sur l' herbe qui ruisselle ; où la vedette au parler bas à dit : " garde à vous, sentinelle ! " pars, messager, avant le jour. L' étoile dort ; le vent sommeille ; le tambour bat, le camp s' éveille. Pourquoi n' es-tu pas le vautour ? Là-bas où l' horizon s' incline, tu porterais en bondissant ma lettre écrite avec du sang. " Napoléon à Joséphine. Sous vos rideaux ne pleurez pas : mon coeur ne bat dans ma poitrine qu' auprès de vous. Dans les combats, il est d' airain ; sous la mitraille, quand j' ai fait mon plan de bataille, le soir, sur l' affût d' un canon, je pense à vous. De votre nom je me souviens quand la pelouse du sang des morts baigne ses fleurs. p194 Non, non, d' Arcole et de ses soeurs jamais ne soyez plus jalouse : leurs jeux ne sont que jeux d' enfants, de vierges aux fronts rougissants. Ma tâche à peine est commencée, et déjà ma gloire est passée. L' éternel a mis en ma main son marteau pour frapper la terre, et moi, sur le bord du chemin, je perds mon temps et mon salaire. Sur le sentier que j' ai foulé pas un empire n' a croulé, et l' herbe croît sur ma victoire. Dans le Nil ou dans le Jourdain je n' ai pas encor mené boire mon cheval aux sabots d' airain ; pendant qu' à mon âge Alexandre avait tari tout le Scamandre, ôté sa tiare au persan, son toit de marbre à Tyr en cendre, et son orgueil au mont Liban. Si je retournais en arrière, tant qu' un soldat suivra mes pas pour vous rapporter ma poussière, vous me chasseriez de vos bras ; et de mon sabre qui se rouille vous me feriez une quenouille. Quand il nous viendra des enfants, ils me renieront pour leur père, si dans leurs berceaux triomphants à leurs pieds je ne mets la terre. J' ai glané l' épi de la guerre que la faucille de César p195 avait oublié par hasard dans le sillon de l' Italie. L' Occident me gêne et m' ennuie : son maigre sol est sans engrais pour enraciner à jamais l' arbre sanglant de mon génie. Son écho trop vite est lassé, et son encens trop tôt passé. Son vin amer trop vite enivre. Il n' a qu' une page en son livre que le vent par le vent poussé, chaque jour, emporte et déchire avec le nom de son empire. Le pays que j' aime le mieux, c' est l' Orient aux vastes cieux : il a de hautes pyramides, et des monts de sables arides, de vieilles villes de granit où mon aiglon fera son nid. Il a des puits de renommée pour désaltérer mon armée, et l' écho des déserts béants pour des batailles de géants. Là-bas des sphinx au front d' ivoire veilleront au pied de ma gloire, de peur que les boucs du chemin ne rongent ses ongles d' airain. Ma tente y sera mieux dressée : c' est le pays de ma pensée. Adieu. Je pars pour le désert. Je n' en puis dire davantage. En égypte où le Nil se perd envoyez-moi votre message. " 12 LES PYRAMIDES. p196 en égypte où le Nil se perd sept pyramides au désert se sont assises dès l' aurore. Là, qu' attendent-elles encore ? Quand a passé l' orage noir, elles ont dit au vent du soir : où l' as-tu vu passer, vent qui viens d' Italie ? Où l' as-tu vu passer, mer d' orages remplie ? Dis, viendra-t-il bientôt, ou ce soir, ou demain, aux pèlerins d' Alep demander mon chemin ? De mon faîte éternel si je pouvais descendre, j' irais, agenouillée, au bord des flots l' attendre. Quand son sultan la quitte, au sommet de sa tour la sultane à Stamboul demeure tout le jour. Ah ! Que son calumet sur sa natte l' ennuie ! Du haut de ses créneaux où son coude s' appuie, au détour du Bosphore, en pleine mer, là-bas, elle cherche une voile, et ne la trouve pas. Et moi, j' attends ici mon sultan et mon maître. Gazelles qui passez, le voyez-vous paraître ? Est-il sur les flots purs ? Est-il dans les autans ? Est-il dans mon soleil ? Je l' attends, je l' attends, pour que sa gloire écrite au bout d' un fer de lance remplisse mon désert, et rompe mon silence. p197 Que me fait la mosquée abaissée en arceaux ? Que me font à mes pieds cent villes à créneaux, et tous leurs minarets à genoux sur les dalles, comme un esclave noir qui nouerait mes sandales ? Pour s' asseoir devant moi sur mon sable aujourd' hui un géant doit venir ; et ce géant, c' est lui ! -dites-le-nous de votre cime, nous le redirons à l' abîme. Votre sultan, comment est-il ? Vient-il du Bosphore ou du Nil ? Comment est fait son cimeterre quand il jette son cri de guerre ? -comme un serpent ailé son cimeterre a lui : une étoile l' éclaire, et marche devant lui. Comme un lion qui passe auprès de sa lionne, sur son front est écrit : " voyez-vous ma couronne ? " et déjà dans la gloire entré par cent endroits, son visage a pâli de la pâleur des rois. Jamais en mon désert rien n' a laissé de trace, ni peuple, ni cité, que d' un souffle j' efface. Ainsi qu' un livre ouvert, avec sa marge d' or, où pas un mot entier ne s' aperçoit encor, pour écrire le nom de ses jours à venir, tout mon sable s' étend de Thèbes jusqu' à Tyr. Depuis que l' éternel en ce lieu m' a menée, j' ai conservé mon deuil, à me taire obstinée. Dans leurs songes mes sphinx m' ont dit : " le voyez-vous ? Il marche en son combat. Le voilà, cachez-nous. p198 Comme un pâtre il nous pousse au fond de votre étable. Ouvrez ! Son doigt écrit son nom sur votre sable. " après eux les lions ont passé ce matin. Les lionnes disaient, attendant leur butin : " le lionceau d' Arcole a déjà sa crinière ; " des os des nations il se fait sa litière ; " il vient, il fait trois bonds, et franchit l' univers ; " en feriez-vous autant, beaux lions des déserts ? C' est pour lui jusqu' aux cieux qu' ici mon toit s' élève. J' ai roulé dans mon ombre un chevet à son rêve. Comme une lampe d' or pour éclairer son nom, la lune à mon pilier pendra par mon chaînon ; et comme un mamelouk avec son cimeterre, mon désert veillera, couché dans sa poussière. Comme une caravane aux tentes de granit, j' attends mon chamelier sous ma pesante nuit ; quand mes cieux tariront, si je demande à boire, il répandra sur moi le flot de sa victoire. Si je suis égarée en mon vide chemin, il m' apprendra la voie où va le genre humain. à ma rive il dira le nom d' une autre rive, si l' ombre de mon faîte au bout du monde arrive ; si les tours des chrétiens, sous leur long voile noir, songent aux minarets, quand vient l' heure du soir, et si les clochers d' or, sous leurs brumes humides, rêvent pendant leur nuit des nuits des pyramides. Ah ! Qu' il tarde à venir ! Cigognes du Carmel, sur mon faîte montez. Voyez-vous sous le ciel p199 un épervier de Corse ? -oui, j' ai vu sa grande aile. Là-bas sa griffe saigne, et son oeil étincelle. épervier d' Aboukir, ferme ton aile d' or ! Sauve-toi dans ton nid, pélican du Thabor ! 13 LE PACHA. Le pacha de Damas a rêvé de poignards, d' ataghans ciselés et d' assauts aux remparts. Ses femmes ont de pleurs mouillé son cimeterre, et roulé sur son front son blanc turban de guerre ; et déjà ses trois fils, descendus de sa tour, ont porté cette lettre au bey de Damanhour : " mon frère, allez seller vos cavales rapides, venez les attacher au pied des pyramides. Pour la fête du glaive amenez-moi vos fils, vos gendres, vos neveux, avec tous leurs spahis ; arrachez votre tente, et quittez vos murailles : vous trouverez de l' ombre au palmier des batailles. " ah ! Quand ils ont passé, le désert a tremblé ; mainte ville des morts sous son toit a croulé. Derrière eux qui se presse ? Est-ce un vent de carnage ? Est-ce un troupeau que mène une autruche sauvage ? Non, c' est dans le chemin, le bey de Damanhour, avec tous ses neveux et ses fils alentour. " frère, que voulez-vous ? La fête est-elle prête ? Avez-vous vu briller le sabre du prophète ? p200 Mon cimeterre a soif, il a dit au croissant : " mène-moi dans la mer où le flot est de sang ; les anges du désert qui nous servent de guide entraînent nos chevaux par le mors et la bride. " le pacha de Damas, sur le haut de sa tour, les regarde passer depuis l' aube du jour, plus nombreux qu' au sérail les soupirs des sultanes, avec les grains de sable aux pieds des caravanes, et les flots de la mer qui sourit à Tunis, et les étoiles d' or aux cieux des oasis. Ah ! Qu' il croit déjà voir suspendue à sa selle du beau sultan Kébir la tête qui ruisselle ! En son rêve il l' emporte à travers le chemin, de noirs cheveux voilée, et saignante en sa main ; et, pour mieux qu' on la voie en ses destins rapides, il la veut accoler au tronc des pyramides. Ah ! Qu' il rêve déjà du beau pays des francs, où les maures allaient, sous les myrtes errants ! Et des nuits de Provence et des fraîches journées, et des sources d' eau vive aux pieds des Pyrénées, et des bois d' arbres verts, et des vieux châteaux forts où les chiens de chrétiens ont caché leurs trésors ! Femmes qui vous baignez sous le chêne d' Ardennes, sous le figuier du Var, dans le golfe de Gênes, baissez votre long voile ! Il rêve aussi de vous, de vos baisers d' amour aux musulmans si doux. Pensant à son harem, il dit à son pirate : " va-t' en les attacher au mât de ma frégate. " p201 pâle tour d' Occident, qui combattra pour toi quand sur tes fondements tu sens crouler ta foi ? Tes cieux sont plus déserts que les cieux d' Arabie, du limon des vieux jours ta citerne est remplie. L' hysope croît sur toi comme aux flancs du Carmel, ta chute a devancé les chevaux d' Ismaël. C' est d' avoir dans ton ombre assez vécu d' années, assez vécu de jours, de soirs, de matinées. Quand ton blême soleil s' éteint en son été, couche-toi dans ta poudre et ta fragilité ; et laisse vivre encor ses siècles de merveille à ta soeur d' Orient que ta chute réveille. Dans le champ du passé va-t' en semer le sel ; déracine en ton sol toute plante du ciel ; poursuis ton Dieu caché jusqu' en son tabernacle, et renverse sur toi son culte et son oracle, pour qu' en voyant l' abîme où ton espoir se perd, l' arabe puisse dire : " ah ! C' est mon grand désert. " hâte-toi dans ta nuit jusqu' au fond de descendre. De ton Christ au tombeau disperse au loin la cendre. Efface à ta muraille et la vierge et les saints, et tes voeux immortels, et tes sacrés destins, afin de ressembler, en ta douleur murée, à la tour du lépreux vers Damas égarée. Car voici qu' au galop le pacha de Damas vient au-devant de toi vers le puits des combats. Tout son peuple le suit ainsi qu' une gazelle ; son étrier résonne au cordon de sa selle ; p202 et sa barbe se roule au cou de son cheval comme un flocon de neige aux longs crins du mistral. 14 LE CHAMELIER. Le soir le chamelier, en menant sa chamelle, chante son chant de nuit, quand le ciel étincelle. " Allah ! Voici la nuit. Là-bas comme un sultan le minaret se lève aux échos du tam-tam. Allah ! Voici le jour ! Le désert se réveille et demande au lion si le pacha sommeille. Arabes, mamelouks, allons, suivez mon chant ; plus vite il faut courir que la grêle en un champ. Dans le crâne des francs vous trouverez à boire. Pour vous désennuyer, je sais plus d' une histoire. Laquelle voulez-vous ? -une histoire de sang, d' une tête coupée et d' un sabre de franc. -donc de Bounaberdi, le lion sans crinière, écoutez la merveille, et cherchez sa tanière, lions de Barbarie ! Il est né sur un roc, dans une île enchantée où passe le siroc. Son ombre fait mourir, et sitôt qu' il se lève, la vague d' Aboukir sanglote sur sa grève. Oui, de Bounaberdi, du sultan sans turban, écoute le miracle, arabe du Liban ! Ses femmes au harem sont quarante batailles qui le suivent partout avec leurs funérailles ; p203 et ses eunuques noirs dont le poignard reluit sont plus de cent combats qui veillent dans sa nuit. Son calumet ambré n' a point d' autre fumée que celle de son nom et de sa renommée. Sur son sabre luisant son coran est écrit ; sa cavale est ailée ainsi que son esprit. Comme dans sa mosquée il entre en son orgueil sans frapper de son front le pavé ni le seuil. Ces villes dans le sable où la cigogne habite, ces vieux murs de mille ans où l' épervier s' abrite, sont les tours du sérail qui cache son trésor. Les géants dans la nuit, aux palais de Luxor, ont fait ces escaliers pour qu' il monte à sa cime, ceux-là pour qu' il descende au fond de son abîme. Heurtez, foulez du pied ces restes de cités. Si vous pouviez entrer en leurs murs enchantés, comme auprès d' un trésor on trouve une veilleuse, vous verriez de ses jours la lampe merveilleuse ; et de leurs siéges d' or tous ses rêves de roi se lèveraient soudain, et diraient : " ouvrez-moi ! " assez ! Le soleil luit ; je ne sais plus d' histoire, et de Bounaberdi voici la tente noire. Là, sous sa pyramide, il la heurte du front. Le sable écrit son nom : tes pas l' effaceront, lion de Barbarie. Allons, cours sur ta proie ; va ronger de ta dent son orgueil et sa joie. 15 L'IMAN. p204 Le chamelier se tait, mais non l' écho de Tyr, ni l' écho du Thabor, ni le flot d' Aboukir, ni la blanche mosquée auprès du sycomore ; car sur les minarets, du côté de l' aurore, dès qu' au pays de Misr vient l' heure de prier, l' iman comme l' écho répond au chamelier : " Allah ! Voici la nuit, adorez le prophète ! à toute heure il vous voit et luit sur votre tête. Allah ! Voici le jour. Redites tous : Allah ! Par le puits du désert, par l' étoile endormie, par le champ du figuier, par l' ombre évanouie, maugrabin, mamelouk, turcoman et fellah ! Par les chevaux brûlants dont le souffle étincelle, par les chevaux d' Assur aux ongles de gazelle, par ceux que vers Boulac la trompette enhardit ; et par les cavaliers, par les djinns moins rapides, je vois au loin, je vois au pied des pyramides s' assembler le troupeau d' Yblis au front maudit. Par le puits de Tesnim, où Misr se désaltère, par les noms de l' épée et ceux du cimeterre, comme de blancs chevreaux du côté d' Embabeh, je vois au loin, je vois des tentes égarées, puis les lions d' Aram aux crinières dorées, et puis le blanc turban de Hassan Mourad-Bey. p205 Je vois son ataghan caché dans sa ceinture, comme un serpent du Nil, qui dans la nuit obscure prépare son poison ; puis je vois le giaour, et le franc qui talonne une mule indocile, puis d' Aram et de Misr le hardi crocodile, et les chiens de chrétiens hurlant tous alentour. Lequel l' emportera du flot ou du rivage ? De la mule des francs, de l' étalon sauvage ? Ou du giaour impur, ou du bon musulman ? Ou du lion chasseur, ou de l' agneau qui bêle ? Du hardi crocodile, ou du chien infidèle ? De l' homme, ou du prophète, ou d' Allah seulement ? Ah ! Du sultan Kébir le souffle brûle et tue ; mais le souffle d' Allah, quand il chasse la nue, est cent fois plus puissant. Ah ! Du sultan Kébir comme un tison ailé, la colère flamboie ; mais le courroux d' Allah, quand il cherche sa proie, jette aussi des éclairs sur les palmiers de Tyr. Ah ! Le sultan Kébir est le roi de l' épée. Quand elle est au désert à sa tâche occupée, au champ du mûrier rouge il la conduit des yeux. Mais Allah sait aussi vers la source tarie conduire en leurs chemins les lions de Syrie, et pousser le simoün en ses arides cieux. Pour le combat des forts voici l' heure marquée ! Priez, bons musulmans, dans la grande mosquée, pour l' aigle du Liban et pour les fils d' Ali. Priez dans l' oasis, pour la tente odorante, p206 pour les lions du Nil à la croupe fumante, et surtout pour Nassouf-pacha de Tripoli. -comment faut-il prier pour les beaux janissaires, quand les belles houris ont fermé leurs paupières ? Et pour les mamelouks sortis du franguistan ? -quand les houris ont clos leur paupière en la nue, priez par le poignard, par la lance perdue, par l' ataghan des beys, et par leur bleu turban ! -comment pour les spahis aux bruyantes timbales ? Comment pour les agas que foulent leurs cavales ? Pour le roméliote au fusil enchanté ? Pour ceux que le Nil pousse aux tièdes mers d' Asie ? Et pour ceux qu' il rejette en passant vers Sédie ? -priez par le tranchant du sabre ensanglanté. Maintenant, écoutez, l' oreille contre terre ! Le grand désert bondit, ainsi qu' une panthère. Malheur au mécréant qui trop tôt l' éveilla ! Pour toujours il remplit ses vides pyramides des cent voix de l' épée, et d' échos homicides ; et l' écho du désert redit partout : Allah ! -du haut des minarets que voyez-vous encore ? Le cri qu' on jette au Nil retentit au Bosphore. à cette heure que fait le grand Bounaberdi ? -il fait signe au combat comme on parle à l' esclave, et les chevaux de Tyr à sa voix qui les brave, effarés et tremblants, répondent : effendi ! J' ai vu vers Embabeh, sur sa rive éperdue, p207 un fleuve se tarir, comme une coupe bue. Quand j' ai cherché ses flots, j' ai trouvé son écueil ; j' ai vu vers Embabeh d' une armée innombrable tout l' orgueil en un jour se tarir dans le sable. J' ai cherché sa victoire, et j' ai trouvé son deuil. -comment faut-il prier vers le soir des batailles ? -le soir il faut pleurer ainsi qu' aux funérailles ; car les chevaux d' Assur ne mordront plus leur mors ; car les lions du Nil ont perdu leur crinière ; car le turban de Misr est souillé de poussière. Femmes, chantez la plainte et l' éloge des morts. 16 LA PLAINTE. -nos bouches chanteront, mais nos yeux sous nos voiles se rempliront des pleurs qui tombent des étoiles. Au ciel de l' Orient s' est brisé le croissant. Dans le champ d' Embabeh que laboure l' orage, la palme de Mogreb étend son noir ombrage, et la fleur du dattier se baigne dans le sang ; dans le sang des pachas, des beys et des vayvodes. Ceintures d' or, poignards aux fourreaux d' émeraudes, comme les basilics, venimeux ataghans, amulettes d' Alep, béantes coulevrines, sabres damasquinés, lances ni javelines, n' ont défendu Saïd de la lance des francs. p208 Ainsi que les palmiers que les vents amoncellent, sur les spahis de Tor ceux de Jaffa chancellent ; leurs os aux pèlerins apprendront le sentier. Des restes d' Ismaël comme d' un chaume aride, le berger de Gizeh, devant sa tente vide, allumera son feu pendant l' hiver entier. Ah ! Sous le poids des morts le pont d' Al-Sirah tremble ; trop d' âmes en un jour s' y rencontrent ensemble ; les enfants du poignard, dans leurs beaux châteaux forts, comme au pied du dattier tombent les dattes mûres, au pied du sultan franc sont tombés sans murmures. Les baisers des houris n' éveillent plus les morts. Bulbul ne viendra plus, sur le myrte d' Asie, avant l' aube baiser la rose épanouie ; car la rose d' égypte a perdu son odeur ; mais sous le toit usé de la vieille mosquée les myopes hiboux et la louve efflanquée ensemble habiteront, sans craindre le chasseur. Muets, les minarets croulant dans la tempête dénoueront leurs turbans de marbre sur leur tête. Le caloyer impur de Tine ou de Roumi y fera sa prière en sa langue menteuse ; comme un phare oublié dans la mer ténébreuse, ils garderont, eux seuls, le désert endormi. La cigogne de Thèbe a quitté sa nichée ; et la terre de Misr, comme une herbe arrachée, est soumise au giaour. Le vil nazaréen des filles des émirs a soulevé le voile ; p209 l' Asie est partagée ainsi qu' un pan de toile : le coran obéit au livre du chrétien. L' égypte musulmane, et le Caire et Médine, serviront de litière à la mule latine. Damas au mécréant a payé le miri. De son nid de vautour Gézaïr enlevée s' enfuira pour jamais sans prendre sa couvée, et Tunis et Calpé répéteront son cri. J' en jure par le sable et la rive sanglante ! Nul ne connaîtra plus la place de sa tente. Chaque jour apprendra des usages nouveaux. L' oeil verra des douleurs que l' oeil n' a jamais vues ; l' oreille écoutera des langues inconnues ; et les morts pleureront aussi dans leurs tombeaux. Qui l' eût dit, que le frein forgé loin de l' Asie au désert eût dompté le coursier d' Arabie ? Qui l' eût dit, que la torche allumée au couchant eût du vieil Orient consumé l' espérance ? Que l' épée aiguisée aux rivages de France fût venue au Carmel essayer son tranchant ? J' en jure par l' anneau, par le lait des chamelles. Moslem s' habillera du lin des infidèles ; le croyant videra la coupe du giaour. Jaffa verra Stamboul repasser le Bosphore, non plus sur sa galère, éblouissant l' aurore, mais veuve en son caïque, et pleurant tout le jour. Mais alors l' Albanie, au jour de l' épouvante, p210 se souviendra des flots qui roulent vers Lépante. Malgré beys et pachas, l' épervier de Souli et de Missolonghi verra croître son aile ; et du vieux navarin le lionceau rebelle sous ses dents brisera les os de l' osmanli. Car des beaux mamelouks la puissance est passée, et du vieil Orient la lance est émoussée. Sa cassolette exhale une vapeur de sang. Sur ses chameaux pelés il a roulé sa tente ; et, comme un pèlerin, avant l' aube naissante, il remporte au désert son toit en gémissant. Car le sultan Kébir est un puissant prophète : c' est le glaive de Dieu pendu sur notre tête. Mais des beaux mamelouks, mais des fils d' Osman-Bey, ah ! Les blancs ossements, ah ! Les tentes parées, ah ! Les luisants poignards, ah ! Les housses dorées, un jour a tout détruit du côté d' Embabeh. 17 LE DESERT. Du côté d' Embabeh la terre a fait silence ! Le chacal a hurlé ; le dattier se balance sur sa tige ridée. Au bord de l' Orient les tombeaux ont parlé. Dans ses citernes vides, le désert avait soif au pied des pyramides ; et le désert a bu son outre de géant. p211 L' Orient ! L' Orient ! Le monde des tempêtes, la terre aux vastes cieux, la terre des prophètes, sous les pas d' un seul homme, ainsi qu' un souvenir, au loin a tressailli. Sinaï se réveille ; et l' insecte au désert passe et prête l' oreille pour entendre germer les peuples à venir. Le clairon d' Occident, de la terre promise, a chassé l' antilope aux sources de Moïse. Le Jourdain s' en émeut ; et le coursier de Job, sous le cèdre d' Aram secouant sa poussière, quand il a reconnu la fanfare guerrière, a dit encore : " allons au-devant de Jacob ! " de Tyr sous ses naseaux la gloire s' est tarie. Le glaive de Lodi, qui frappe la Syrie, des prophètes hébreux a brisé les tombeaux. Les jours qu' ils ont prédits, ainsi qu' une fumée, s' exhalent triomphants de leur cendre embaumée. L' aiglon de Rivoli disperse au loin leurs os. Après son long travail, comme un boeuf à l' étable, les sphinx, sans leur berger, endormis dans le sable, ont relevé la tête au désert d' Aboukir. Puis, voyant le retour des soldats de Cambyse, et des jours oubliés l' énigme qui se brise, sur la plage ils cherchaient le nom de l' avenir. Puis, au loin, entendez ! La sentinelle appelle ! Et plus loin les cités qu' habite la gazelle, les puissants dieux de bronze, ou de pierre, ou de bois, et tous les peuples morts qui, dormant dans l' argile, p212 font germer l' aloës en leur urne fragile, comme un souffle du soir répondent à sa voix. L' Asie a salué la bannière d' Arcole ; un homme a fait un signe. Au bruit de sa parole, l' ibis de pharaon abandonne son nid. Le temple s' est caché sous sa voûte croulante. Pour faire entrer plus vite en ses murs l' épouvante, Thèbe brise au désert ses portes de granit. Comme des lionceaux, le front penché vers terre, haletants, les canons ont léché la poussière des belles oasis. Au bord des puits lointains, le sabre de Kléber, baigné dans le mirage, a du palmier d' Oreb cherché le noir ombrage ; et la terre attendait, aride, ses destins. C' était l' heure du jour où le dattier sommeille, où le désert s' endort en sa vide merveille, où la fourmi s' abrite à la place des dieux dans le temple gisant ; où la nuit étincelle ; où l' autour a plié son long cou sous son aile ; et la terre aspirait le calice des cieux. Or celui dont l' épée, ainsi qu' une autre aurore, quand elle brille au Nil resplendit au Bosphore, du sommeil des vivants ne dormait déjà plus. Son oeil, ardent charbon que le simoün attise, luisait dans son foyer ; et son front sous la brise comme toi pâlissait, neige du mont Taurus. Comme toi, noir nuage au flanc de la Syrie, ses noirs cheveux pendaient sur sa joue amaigrie. p213 Puis il entre au chemin où le désert l' attend. Il s' avance ; il revient ; il se hâte ; il s' arrête ; les bras sur la poitrine, et secouant la tête, il se parle tout bas ; et la terre l' entend. " entrons seuls, ô mon âme ! Ainsi qu' en notre gîte, en ce désert de sable où mon destin s' agite. Pour un moment laissons en arrière de nous ce bruit que fait un nom, et le monde à genoux. Ainsi qu' un vêtement qui nous gêne et nous pèse quittons là notre gloire et luttons à notre aise. Et d' abord dis-le-moi : pour que mes ennemis soient d' un souffle à mes pieds renversés et soumis, que suis-je donc moi-même ? Un homme ou plus qu' un homme ? Un prophète ? Un devin ? Ce que le monde nomme un demi-dieu, je crois, qui se fait son autel de son propre débris pour un jour immortel ? Peut-être plus encor. Le sais-tu, ce mystère, Jupiter Ammon ? Dieu de sable et de poussière, qu' en ce lieu ce désert a vu naître et mourir, suis-je un dieu comme toi, comme toi pour périr, ou ton fils Alexandre, avec sa renommée, qui revient en sa force et cherche ta fumée ? à cette heure le monde a perdu son chemin. Il faudrait dans sa nuit le mener par la main. Depuis qu' en cet endroit où chaque pas s' efface, caché dans ma pensée, il ne voit plus ma trace, en pleurant il s' en va du Rhin jusques au Nil se mendier un maître, et crie : " où donc est-il ? " p214 voici l' heure qui sonne, heure immense, infinie ! Debout donc, ma fortune ; et debout, mon génie ! Ici, dans l' oasis regarde autour de toi si quelqu' un n' a pas dit : " c' est toi qui seras roi ! " dans l' oasis ? Non pas ! Va. Regarde en toi-même si tu n' y verras pas luire ton diadème. Ah ! Oui, dans ma pensée ainsi qu' en un palais j' ai couronné mon rêve élevé sous le dais. J' ai vu là se dresser dans les flots du mirage mon fantôme de gloire et son altier naufrage ; et cette voix qui gronde en mon coeur et s' éteint, c' est donc là cette voix qu' ils appellent destin ! ... mais, je le veux encore ; je poursuis ma victoire. M' y voici ! J' ai gravi la cime de l' histoire. Où ce chemin va-t-il quand on y met le pied ? Redescend-on jamais par le même sentier ? Est-il un seul endroit où le désir s' arrête, et dise : " c' est assez ! Je suis là sur le faîte ? " et puis, le lendemain, roi, consul, empereur, Charlemagne ou Cromwell, doge ou lord protecteur, de quel mot appeler ce géant de conquête qui dépasse le monde et les cieux de la tête ? La servitude a pris tant de noms pour briller ! De quel masque nouveau la pourrais-je habiller ? Deux mondes sont ici qu' en tout je vois paraître ; ou Brutus, ou César, lequel vaut-il mieux être ? C' est là tout le débat. Brutus, homme de bien ; César, âme du monde : il en est le lien. p215 César n' a point d' égal ; Brutus n' a point de vices. Qu' en penses-tu, mon âme ? Il faut que tu choisisses. Brutus est la victime et meurt avec sa foi ; César est le tyran et fait vivre sa loi. Brutus est la vertu ; César est la puissance. Mon âme, achève donc, et quitte la balance. Brutus est le mortel qui survit par hasard ; César le dieu sur terre... ah ! Je serai César. 18 LE PREMIER CONSUL. César, salut ! Voici les faisceaux consulaires, la foule, les licteurs, les haches populaires, sous le fouet triomphal les quadriges fumants ! Vieux consul à l' oeil fauve, oh ! Depuis deux mille ans que la tombe a bien su rajeunir l' esclavage, et refaire ton oeuvre et ton blême visage ! Les vers filent-ils donc aux morts dans le tombeau deux fois leur pourpre neuve ? Et quand ton lourd manteau des eaux du Rubicon est ruisselant encore, comment as-tu quitté ton sépulcre sonore ? Et comment sur ton front, au soleil de Lodi, la couronne de chêne a-t-elle reverdi ? Pour entraîner ton char en sa nouvelle ornière, combien de nations, sous ta verge guerrière, veux-tu tenir en bride ? à laquelle d' abord veux-tu mettre aujourd' hui la selle et le frein d' or ? p216 Et quand ton fouet conduit le quadrige du monde, quel état croupira sur sa litière immonde ? Peuples gladiateurs, désennuyez César ! Il vient, accourez tous au-devant de son char. Criez, pour achever ses plaisirs qui vous tuent : " les peuples vont mourir, les peuples te saluent ! " avec grâce tombez dans le cirque à ses pieds ! César vous sourira, vos jours seront payés. Et comme dans les bois, d' une aile matinale, quand le faucon s' élance en sa chasse royale, la couleuvre repue, endormie au soleil, trop tard cherche en rampant son gîte à son réveil ; ainsi, dès qu' au matin l' aiglon quitta son aire, sentant sous son duvet la serre consulaire, le monde a dit : " voici l' oiseau du Rubicon ! " et le taureau gaulois a connu l' aiguillon. L' hysope, au haut des monts, sous le cèdre s' incline. L' homme sous le héros, l' ombre sous la colline ; le flot baise le roc debout sur l' océan, la foule son César, et César le néant. Et, depuis ce jour-là, pour détrôner un monde, un homme a pris sa place ; et, quand un peuple gronde, ses pieds éperonnés, comme un sépulcre ouvert, heurtent les nations. Comme une ombre au désert, quand le lion royal agite sa crinière, chaque état devant lui se tait en sa tanière. Un homme seul est tout, et le reste n' est rien. Lui seul il a tout fait, et le mal et le bien. p217 Mille noms ont péri pour grossir son ouvrage. Mille flots passeront pour qu' un seul flot surnage. C' en est fait : un seul homme a, pendant leur sommeil, des peuples usurpé la place à leur soleil. Qu' ils dorment ! Pour eux tous, ardente sentinelle, le jeune consul veille en la cité nouvelle ; et sur sa mappemonde, armé de son compas, il débrouille en un jour le chaos des états ; ou, penché sur son globe, il rapproche à sa guise deux rivages hurlants qu' un océan divise ; ou d' un mot il efface un peuple trop altier ; ou d' un trait de sa plume il se fraye un sentier sur le mont d' Annibal ; ou, quand son doigt s' arrête, il creuse dans le roc un port à la tempête ; et sa lampe, mourant sur ses projets divers, éclaire chaque fois un nouvel univers. Souvent pendant la nuit, quand la nuit fait silence, le premier au conseil il met dans la balance le vieux code romain par l' évangile usé. Son esprit, comme un glaive à sa droite aiguisé, tranche le noeud gordien que nouèrent les sages, et fait sa loi d' airain de mille obscurs usages. Et les vieillards disaient : " il nous surpasse tous. D' où lui vient sa sagesse ? Il n' a pas comme nous, des siècles coutumiers épousant les coutumes, jour et nuit retourné leurs gothiques volumes ; nos fils sont de son âge, et son doigt frémissant jamais n' a feuilleté que son livre de sang. p218 Ainsi tous le craignaient. Du breuvage qu' il aime, dans son vase emmiellé Dieu l' enivrait lui-même. Les peuples le suivaient en caressant leur frein. Il était calme et fort ; et sur son front serein, la couronne de plomb sacrée à Sainte-Hélène n' effeuillait pas alors la couronne de chêne. 19 LE SAINT-BERNARD. Les Alpes sont debout. Les voyez-vous blanchir ? Leurs murs sont crénelés ; qui pourra les franchir ? Derrière leur enclos, à l' ombre épanouie, qui jamais cueillera la fleur de l' Italie ? Si ce n' est toi, grand Dieu, qui jamais du vallon montera sur leur cime après l' aigle et l' aiglon ? Comme un camp éternel leurs tentes sont dressées. Qui les emportera sur son char entassées ? Jamais la dent des boucs ne les ronge en chemin, et jamais l' ouragan ne déchire leur lin. Quel guerrier dormira sous leur toit de tempête, et pourra dans son rêve escalader leur faîte ? Dès l' aube la Jungfrau s' assied dans les ravins, et porte l' avalanche en ses humides mains. Qui dénouera jamais son voile de nuage ? Comme un anachorète en son froid ermitage, le Saint-Bernard, pieds nus, se couche en son cercueil. Qui jamais franchira les degrés de son seuil ? p219 Les Alpes sont debout. Sur leurs flots sans rivage que hérisse à leur faîte un éternel orage, sur cette mer géante aux vagues de granit, où, comme l' alcyon, les peuples font leur nid, sans rameur et sans mât, suspendue à la cime, quelle barque jamais ira tenter l' abîme ? Ah ! Qui m' emportera sur leur plus froid sommet, comme un chevreau lassé qui monte en son chalet ? Qui me dira jamais ce que l' aigle en son aire sur leur autre penchant aperçoit de mystère ? Comment sont faits les bois de myrtes, d' oliviers, et le goût des citrons au pied des citronniers ? Ah ! Qui me bâtira plus puissant que l' orage mon refuge, ici-bas, sur leur rocher sauvage ? Je suis un voyageur que suivent les vautours. La brume m' environne, et je crie : " au secours ! " le chemin est glissant, et l' ouragan m' entraîne. Est-ce là le chemin qui mène à Sainte-Hélène ? Car c' est là que j' ai vu le chasseur de chamois dont le nom retentit comme fait un carquois. L' ourse du Saint-Bernard, à la fin muselée, en grondant le suivait au fond de la vallée. Sa flèche était lancée ; et par delà les monts allait blesser à mort le coeur des nations. Ici j' ai vu passer un berger sans ouailles ; dans la neige il menait ses chevaux de batailles, ses canons bâillonnés, qui, chargés de frimas, comme une meute en laisse aboyaient sur ses pas ; p220 et ses clairons muets à la lèvre sanglante, et les chiens du couvent hurlaient dans la tourmente. Mille voix appelaient, mille voix répondaient. Sur le bord des glaciers les longs sabres pendaient, comme font les chevreaux aux bords des pâturages. Les drapeaux engourdis se mêlaient aux nuages. Mille mains à la fois traînaient un même char ; et la cloche sonnait sur le grand Saint-Bernard. Ici j' ai vu bondir, sur son humide trace, comme un peuple enfermé dans son tombeau de glace, l' avalanche croulante aux champs de Marengo. Un seul mot dit trop haut, et redit par l' écho, l' avait précipitée au penchant des abîmes. Devant elle une main aplanissait les cimes. Oh ! Quand elle eut enfin roulé, de bonds en bonds, au seuil de Marengo, loin du sentier des monts, on entendit alors, là, sous la vigne mûre, le choc d' une cymbale, et le choc d' une armure ; puis bientôt sans harnais, mille et mille chevaux errants et tout meurtris que suivaient des corbeaux. Puis un bruit haletant de canons qui mugissent, de sabres ébréchés, de pas qui retentissent, de pesants cavaliers croulant comme des tours, de tambours ameutés comme des troupeaux d' ours, et vers le soir on vit l' aigle noire à deux têtes qui, sanglante, cherchait son nid dans les tempêtes. Puis après tout se tut. Mais dès le lendemain la neige sur les monts effaçait le chemin, p221 comme un grand fossoyeur au vallon qu' il déchire, le Saint-Bernard creusait la tombe d' un empire ; et là-bas le chasseur disait à demi-voix : " sont-ce les pas d' un peuple, ou les pas d' un chamois ? " 20 LE TE DEUM. ainsi tout se taisait. Mais de la vieille église la porte pour un jour se rouvrit sous la brise ; et la cloche des morts appela les vivants. Sous le porche oublié les peuples s' entassèrent ; en chantant au tombeau les morts se réveillèrent, le sanglant te deum s' éleva sur les vents. " grand Dieu ! Nous te louons dans notre cendre obscure, dans la main qui nous fit l' éternelle blessure, dans notre tombe et notre nuit. Grand Dieu ! Nous t' adorons quand les vivants t' oublient ; leurs yeux dans la mêlée, où leurs coeurs te renient, ne voient plus ton glaive qui luit. Les vivants ont quitté tes fêtes éternelles ; mais les morts, ô grand Dieu ! Te sont restés fidèles. Pour eux sont les siéges d' airain, pour eux les pavillons, les tentes embaumées que parmi les combats le seigneur des armées a toujours dressés de sa main. C' est toi sous ton courroux qui brisais les cuirasses ; c' est toi, vaillant Jacob, qui guidais sur tes traces p222 le glaive en son chemin de sang. C' est toi, toi, Sébaoth, archange des archanges, qui, le soir des combats, dans leurs livides langes couchais les peuples sur le flanc. C' est toi qui pour voler avais donné des ailes aux chevaux effarés. Comme des sauterelles ton pied foulait les nations. C' est toi, roi de la gloire, en sa gloire usurpée, qui du vainqueur à Tyr réjouissais l' épée, et brisais la dent des lions. Les séraphins poussaient le char de ta colère ; les chérubins de l' aile abritaient sur ton aire les nouveaux-nés de tes combats. De ton urne d' airain tu versais l' épouvante. Comme après le chasseur vient la meute hurlante, les ténèbres suivaient tes pas. Tu partageais d' abord, comme une toile neuve, la bataille en deux parts ; et comme pour un fleuve tu creusais son lit à l' effroi. Des peuples le matin la joie était comblée ; puis tu disais un mot, le soir, dans la mêlée ; et tout avait fui devant toi. Aujourd' hui notre oeil voit, aux clartés de la tombe, ta colère assouvie, et ton bras qui retombe, sanglant, sur ton glaive lassé. Celui-là s' est assis, tranquille en sa victoire, que, dans sa nudité, tu vêtis de ta gloire. Grand Dieu ! Ton courroux est passé. p223 Et désormais les morts, en leur tombe muette, ne s' éveilleront plus au cri de la trompette. Chacun jusqu' à son lendemain dormira son sommeil. Dépouillant son armure, le siècle, à pas légers, foulera sans murmure nos os qui marquent son chemin. La paix au front de vierge a clos les funérailles. Les mères, en berçant l' enfant de leurs entrailles, ne pleureront plus leur aîné. La famille au foyer, comme un nid d' hirondelle, ne sera plus ravie à l' aile paternelle, ni le printemps trop tôt fané. Seigneur, fais que ton nom jusqu' à nous retentisse ! Sous les pas des chevaux que l' herbe reverdisse ! Relève les épis foulés. Donne, donne aux vivants ce que les morts possèdent ! De frères nouveau-nés qui l' un l' autre s' entr' aident remplis les états dépeuplés. Fais, désormais, grand Dieu, les nations jumelles. Que leur joug soit léger à leurs têtes rebelles comme nos couronnes de fleurs ! Et nous, dans notre nuit, grand Dieu, Dieu des armées, nous bénirons ton sceau sur nos lèvres fermées, et ta blessure dans nos coeurs. " ainsi les morts chantaient. Les vivants, sur leurs dalles, se taisaient, et raillaient les vieilles cathédrales ; car ils avaient alors oublié de prier. Ils pensaient : qui croira, sans nous injurier, p224 qu' un homme vive encor sous ses cendres semées, et qu' il soit dans les cieux un dieu, dieu des armées ? 21 LE COURONNEMENT. Et dans Rome le pape a vu son dais trembler, son globe d' or, au loin, vers l' abîme rouler, et le géant d' Arcole arrivé sur le faîte. Mais que fait au géant le pavois sur sa tête, le monde sous ses pas, si toi-même, seigneur, tu ne mets à son front son bandeau d' empereur ? Le pape s' est levé quand le monde s' incline. Pourquoi ne va-t-il pas debout, sur sa colline, à Saint-Jean De Latran, en face des déserts, d' un même mot bénir la ville et l' univers, à l' heure où, dans son deuil, la terre fait silence, et qu' il ouvre son livre et lui lit sa sentence ? Pourquoi le pèlerin endormi dans sa cour demain l' attendra-t-il jusqu' à la fin du jour ? Pourquoi le flot du Tibre, et sa barque brisée, et la villa qui dort, et l' herbe sans rosée, et la cendre d' un monde, et son ombre à genoux, en vain rediront-ils : " père, bénissez-nous ! " c' est qu' une main le pousse, au bout de ses années, vers l' endroit où se font les grandes destinées. C' est qu' il faut, avant tous, qu' il pèse dans sa main l' or sincère et le faux au front du genre humain ; p225 c' est qu' au banquet des rois, s' il ne devient leur hôte, il n' est point de grandeur, ni de chute assez haute. Où va-t-il ? Qui le sait ? Les petits des oiseaux sous son dais l' ont suivi pour compter ses joyaux. Au bord de son chemin, les hautes cathédrales s' agenouillent dans l' ombre et tremblent sur leurs dalles, et le monde qui pleure et le voit par hasard dit, sans le reconnaître : " où va-t-il, ce vieillard ? " ah ! France, c' en est trop. Ah ! Baisse donc la tête quand, des monts descendu, sur ton seuil il s' arrête. Cache pendant qu' il passe, au moins jusqu' à demain, ton front dans ta poussière, et ton doute en ton sein. Essaye, au moins un jour, sous son pur diadème de retrouver ta foi pour t' adorer toi-même. Refais-toi dans une heure et ton culte et ton ciel, pour te diviniser toi-même sur l' autel. Demain tu briseras, si tu veux, ton ciboire dès qu' il sera rempli du vin de ta victoire ; et tu dissiperas le dieu de ton orgueil ainsi qu' un héritage avant la fin du deuil. Notre-dame, à Paris, dore tes tours funèbres ; exhausse ta muraille, et chasse tes ténèbres ; monte sur tes degrés jusqu' où vont les autans, et laisse en bas ta porte ouverte à deux battants, afin que sur leur char cent fameuses journées, coulevrines d' Arcole, à Thèbes basanées, vieux drapeaux des Césars, par les balles usés, et canons musulmans dans le sang baptisés, p226 et la foule et le bruit, et tout ce qui sur terre fait plier les genoux et baiser la poussière, entrent en même temps dans la nef et le choeur ; car voici sous ton porche un pape, un empereur ! Un pape sous son dais qui tient une couronne, et dit en s' inclinant : " c' est moi qui te la donne, quand tu penses la prendre, ô César. Gloire à toi ! Je sacre ton épée et ton manteau de roi, afin qu' en te voyant passer dans les batailles on dise : " le voici, l' ange des funérailles ! " désormais garde bien ce bandeau sur tes yeux, ainsi que je l' attache, et n' en romps pas les noeuds. Qu' il soit dans tes projets, qu' il soit dans ton génie, qu' il soit dans ton sommeil et dans ton insomnie ! Qu' il soit dans ta ruine ou ta prospérité, et que rien ne le rompe avant l' éternité ! Je te sacre empereur de ce grain de poussière qui s' appelle le monde, et qu' un vent de colère a poussé sous tes pieds. Sois-en maître et seigneur ! Sur son faîte bâtis ton rêve de grandeur. Eux-mêmes devant toi les rois se découronnent. Entends ! La foule chante et les orgues résonnent. " l' orgue. " empereur, sous ton dais et sous ton allégresse " ne sens-tu pas ton coeur qui frémit par hasard ? " au festin de ta gloire assieds-toi sans ivresse " comme au festin de Balthasar. p227 " ne vois-tu pas aussi là cette main divine, " au milieu de l' encens de toute la cité, " qui sur le mur blanchi de ta prospérité " écrit le nom de ta ruine ? " convive du seigneur, reçois le pain et l' eau ! " déjà pâle d' ennui, quand ta coupe est remplie, " ne sens-tu pas au bord, comme une amère lie, " le goût amer de Waterloo ? " dans le vaste océan de l' espérance humaine " où ta voile défie et le vent et le flot, " n' entends-tu pas gronder au fond, comme un sanglot, " le flot lointain de Sainte-Hélène ? " et le chant a passé comme passent les vents ; et les morts ont souri de l' orgueil des vivants. La foule, à deux genoux, regarde la couronne, et ne voit pas la main qui l' ôte et qui la donne ; et le monde s' enivre avec sa coupe d' or, et l' orgue dans la nuit pleure et soupire encor. 22 LE BIVAC. Non ! L' herbe croît trop vite aux champs de Marengo ; trop vite le désert disperse son écho ; et le coursier d' Arcole à la croupe sauvage a trop vite en son clos rongé son pâturage. Je voudrais voir plus loin, sous des cieux plus pesants, au soleil d' Austerlitz un combat de géants, p228 un combat d' empereurs, le soir, quand l' heure sonne, où chaque coup d' épée atteint une couronne ; quand sous sa lourde armure un empire blessé se couche dans sa poudre, ainsi qu' un trépassé ; et que le monde errant qui le voit disparaître demande à sa poussière : " où donc es-tu, mon maître ? " pourquoi ne suis-je pas le vautour des vallons ? J' emporterais ce soir mes petits loin des monts ; je sais un puits de sang dans un champ plein d' ivraie, où je ferais leur nid des ronces de la haie. Quand le puits est rempli, sous son toit dévasté, en un jour ils boiraient pour une éternité. Chacals et loups cerviers de Marathon, d' Arbelles, qui de la vieille Asie épuisez les mamelles, éperviers de Pharsale, aux ongles faits d' airain, qui rongez sans repos le cadavre romain ; noirs corbeaux de Lépante éclos dans la tempête, qui cherchez sous les flots l' empire du prophète, votre proie est usée ; et de ces grands états il ne reste plus rien pour vous faire un repas. Quittez votre travail, et laissez hors d' haleine ces squelettes d' empire oubliés dans la plaine. Arrivez ! Arrivez ! Pour un meilleur festin aiguisez aujourd' hui vos ongles en chemin. C' est le soir. écoutez ! Une marche guerrière a retenti là-bas au fond de la bruyère. Ah ! Que d' ardents clairons, de sabres sans fourreaux ! De canons embourbés ! Que d' hommes, de chevaux p229 qui fourmillent au loin sur les neiges muettes, comme font en janvier les bandes d' alouettes ! Une voix a dit : " halte ! " et ce peuple de fer s' arrête en tressaillant, et luit comme l' éclair. Il se couche muet comme en ses funérailles, et près de lui s' endort son sabre de batailles. Tout se tait, tout sommeille, au loin, sur le gazon, et les feux du bivouac rougissent l' horizon. Qui pourrait dire alors dans cette nuit de rêve, quand il brille au foyer, tous les songes du glaive ? Comment dans leur sommeil les fusils en faisceaux font la ronde le soir autour des généraux, et comment les canons, en attendant l' armée, se gorgent à loisir de fer et de fumée ? Comment les étendards, aux fronts échevelés, chantent dans l' ouragan leurs chants ensorcelés ; suspendue à l' arçon, comment la carabine fait sonner en sursaut sa baguette argentine ; et comment le tambour, sur ses trépans discors, à l' heure de minuit bat le réveil des morts ? Dans le creux d' un sillon, où le grillon sommeille, sur la paille couché, le grand empereur veille ; son manteau jusqu' aux pieds, de son large repli, le couvre du duvet d' Arcole et Rivoli ; comme une torche ardente en des fêtes funèbres, son épée étincelle au milieu des ténèbres. Il veille, et dans son coeur vers un grand lendemain il ouvre à sa pensée une route d' airain, p230 il entend au bivac, sous le vent et la pluie, sa bataille qui hurle au fond de son génie. De sa vaste pensée, à l' heure des combats, ainsi que d' une tente il couvre ses soldats. " quelle heure est-il ? -minuit ! -que le jour tarde à luire ! " quittez votre sommeil, mes maréchaux d' empire, " mes soldats d' Italie ! Allons, ouvrez vos yeux. " vous dormirez demain ; et jamais sous les cieux, " non, jamais sous mon toit, sous mes tentes guerrières, " un sommeil plus pesant n' aura clos vos paupières. " et la vedette appelle au loin, puis alentour ; car voilà qu' avant l' aube elle a vu le vautour ; et la lune a monté sur ses créneaux d' ivoire. Comme un soldat penché sur un fleuve de gloire, au bord de l' Orient, le soleil du Thabor de lumière et d' orgueil remplit son casque d' or. 23 AUSTERLITZ. " Duroc, il fait grand jour ? Mon cheval, mon épée ! ... elle est dans le fourreau de sang déjà trempée ! On nous attend là-bas, messieurs les maréchaux, où la tour d' Austerlitz pavoise ses créneaux. à cheval ! à cheval ! Voyez-vous mon étoile, au loin vers ce clocher, où l' horizon se voile ? " il parle dans les rangs tout haut à ses soldats : " quel est ton nom, ton âge, et combien de combats ? p231 " ton sabre est-il tranchant et sa lame polie ? " toi, viens-tu du Thabor ? Toi, viens-tu d' Italie ? " toi, je te vis au camp dans le désert de Tyr. " reconnais-tu là-bas le soleil d' Aboukir ? " il dit un mot plus bas qu' écoute la bruyère ; puis cent fois on redit : " en avant ! En arrière ! à vos rangs de bataille ! Hourrah ! Allons, du coeur ! Saint George ! Saint Ivan ! Et vive l' empereur ! Et plus de cent canons le répètent encore, et les sabres luisants ont salué l' aurore. Qui fait alors la fête et s' éveille en sursaut ? Quand le lac est glacé, qui se mire en son flot ? Est-ce au bord de l' étang un faucon sur sa proie ? à présent sous la haie un aiguillon flamboie. Est-ce un serpent d' airain qui s' éveille en hiver ? C' est le sabre de Lanne avec ses dents de fer. Ah ! Que la baïonnette et que la carabine sont belles dans ce champ où rougit la chaumine ! Ah ! Que dans le ravin les fusils sont joyeux quand le grand empereur leur fait signe des yeux ! Les balles sur sa tête, autour de ses trophées, s' assemblent en sifflant comme des choeurs de fées. Et les aigles de bronze ont dit : " buvons du sang ! " et les chevaux blessés : " levons-nous sur le flanc ! " et les freins tout meurtris : " brisons-nous dans leur bouche ! Et les grands étendards : " malheur à qui me touche ! " et les casques de fer : " agitons nos cimiers ! " et les boulets lassés : " traînons-nous à ses pieds ! " p232 et lui, comme un géant, debout dans son domaine, il attise à ses pieds son foyer dans la plaine. Comme un feuillage mort qu' on ramasse en janvier, il jette à pleines mains ses peuples au brasier ; et, crénelant leurs toits d' une flamme rougeâtre les hameaux, alentour, pétillent dans son âtre. Un messager survient, puis un autre après lui. Et puis un autre encor. -" l' arrière-garde a fui ! -sire, couvrez vos flancs ! -sire, votre aile ploie ! -sire, tout est perdu ! -Lanne en son sang se noie ! -c' est assez, comte Rapp ! Ils sont à nous, marchez ! La bataille est là-bas au pied de ces clochers. Puis, comme un serpent d' eau qui sous l' herbe s' agite, il foule au fond des lacs le serpent moscovite. Son épée a frémi sans sortir du fourreau, et cent villes déjà se creusent leur tombeau. Que serait-ce, mon Dieu ! Si devant leurs murailles elle eût lui toute nue au soleil des batailles ? Ah ! Czar, il faut pleurer. C' est toi qui l' as voulu. L' arc du nord est-il donc fait de bois vermoulu ? Tes canons sur le flanc, à la gueule affamée, ne sont-ils aujourd' hui gorgés que de fumée ? Tes espadons ont-ils oublié leurs tranchants, et tes lances perdu leur acier dans les champs ? Dans tes vieux arsenaux, dans tes villes d' Asie, n' as-tu plus de tromblons à la lèvre noircie, plus d' affût sur l' essieu, plus un seul étendard, ni clairon pour gémir, ni sabre, ni poignard, p233 ni cuirasse de bronze à la trempe divine, pour enfermer ce soir ta plainte en ta poitrine ? écoute ! Le jour baisse ; un sabre resplendit. Une voix a crié : " rendez-vous ! -qui l' a dit ? -moi, Murat, duc De Berg ! éperviers de Crimée ! Et combien êtes-vous ? Répondez. -une armée. -suivez-moi. " puis alors maints prisonniers, pieds nus, le front bas ont pleuré, comme font les vaincus. Ils pensaient dans leurs coeurs aux forêts de l' Ukraine, à leurs champs de bruyère auprès du Borysthène, à leurs petits enfants dans les cours des boyards, à leurs huttes de serfs, puis au palais des czars, puis aux pins sous la neige, aux troupeaux de cavales qui mordent les glaçons de leurs steppes natales. Oh ! Vieille aigle du nord, retourne en tes frimas, et monte avant le jour sur l' arbre des combats. Que le Wolga t' entende, et redise au Bosphore ton cri dans la nuit noire, et ton cri dans l' aurore : " Moscou, fuis vers Azof ! Smolenski, prends le deuil ! " Kalouga, baisse-toi pour creuser ton cercueil ! " 24 LE LENDEMAIN. la nuit vient et s' efface ; après la nuit l' aurore, puis le jour après elle, et puis le soir encore. Sur le champ de bataille, après la fin du jour, qui veillera sans peur, si ce n' est le vautour ? p234 De son ongle souillant la housse impériale, avec le cavalier il ronge la cavale ; en silence il dépouille, ainsi qu' un assassin, le fantassin qui gît au bord de son chemin. Sous la cuirasse d' or, comme fait un avare, il fouille dans le coeur le sang chaud du tartare ; des restes d' un empire, en son aire engloutis, pour un hiver entier, il nourrit ses petits. Un empereur le suit, et marche sur sa trace, comme après le troupeau le berger vient et passe. Il compte ses soldats couchés dans les sillons, et, pâle, il les salue et répète leurs noms. -" qui sont-ils ? Regardez. Sur leurs faces livides " on voit encore écrit : soldats des pyramides. " et, quand les morts ont froid dans leur lit triomphal, lui-même il les revêt de son manteau royal. " pourquoi là sous mes pas, à l' endroit où nous sommes, " tant de casques rompus et tant de débris d' hommes ? " et penché sur la terre il essuyait leur sein ; et sur leurs coeurs d' airain posait sa main d' airain. Et les morts en sursaut sous la froide bruyère s' agenouillaient dans l' ombre et rouvraient leur paupière. Ils baisaient ses habits, et demandaient entre eux si c' était le désert, ou si c' étaient les cieux ; s' ils s' étaient égarés sous les saules d' Arcole, et pourquoi sur leurs fronts luisait une auréole ; pourquoi les sabres nus chantaient le chant des morts, et pourquoi les chevaux ne rongeaient plus leurs mors ? p235 Puis, voyant dans leur sein leur profonde blessure, ils tombaient et pleuraient sur l' herbe qui murmure, et les chevaux errants que l' hyène poursuit, les crins tout hérissés, les flairaient dans la nuit. Ah ! S' ils pouvaient renaître avec l' aube en la nue ! Ou si le laboureur, en poussant sa charrue, les réveillait demain, avant que dans son champ leur épée émoussée eût rouillé son tranchant ; ils reverraient encor, là-haut, sur la colline, leur empereur debout, les bras sur la poitrine. 25 MONTEBELLO. La terre, en ce temps-là, se noyait dans le sang ; comme dans une forge un marteau bondissant, maint combat bondissait sur son ardente enclume, et les cieux se cachaient sous leur manteau de brume. Iéna, Friedland, Eylau, comme des fossoyeurs, sans se lasser creusaient des tombes d' empereurs. Ils entassaient les os des peuples dans la plaine, l' herbe au loin jaunissait sous leur livide haleine. Les mères, en berçant leurs fils sur leurs genoux, pleurant sur leur aîné, pleuraient sur leurs époux. Les peuples tarissaient, comme une coupe aride aux lèvres d' un convive ; et dans sa cité vide, p236 chaque état se taisait. Après le laboureur le sillon en automne attendait le semeur. Au temps de la moisson, le roi de l' épouvante seul emportait des champs sa gerbe pâlissante. Comme un héros blessé, le Danube sanglant allait laver ses flots aux mers de l' Orient. Pendant qu' il murmurait sous sa plaintive armure, un cheval à son maître, en léchant sa blessure, disait : " levez-vous donc, duc De Montebello ! Le flot en murmurant fait murmurer l' écho. Votre duché féal est où le clairon sonne ; sous son porche venez cueillir votre couronne. -mon duché n' a ni tour, ni porche, ni blason : il est là tout entier sous cet étroit gazon. Ma couronne à mon front déjà se décolore. Voici les loups rôdeurs ! Hennis, hennis encore. Ah ! L' empereur qui passe en un ruisseau de sang a dès l' aube entendu ce cheval hennissant. -duc De Montebello, dormez-vous quand tout veille ? Les morts combattront-ils quand le vivant sommeille ? -sire, venez, voyez et touchez mon brancard. Vous pouvez, s' il vous plaît, me guérir d' un regard. -ah ! Lannes, qu' as-tu fait ? Trop grande est ta blessure, et trop de noirs corbeaux attendent leur pâture. Non, les morts sont trop las pour suivre mon chemin ; et leurs jours sans soleil n' ont point de lendemain. Va m' attendre là-haut dans la nue éclatante ; et sous des cieux d' airain prépare-moi ma tente. p237 -ah ! Les vivants sont las autant que sont les morts, sire. Le vase est plein au delà de ses bords. L' impossible est comblé. Retournez en arrière. Une fois écoutez une bouche sincère ! Vous n' aimez rien que vous ; et de vos éperons toujours vous harcelez le flanc des nations. Craignez qu' en se câbrant l' indocile cavale ne vous fasse vider la selle impériale. Le monde, croyez-moi, n' est pas ce qu' il paraît. Quand on dit : il vous aime, on vous trompe ; il vous hait. Aux peuples harassés leur esclavage pèse : ils lèchent votre main pour vous mordre à leur aise. Trop de rois courtisans vous parlent à genoux. Vos états dépeuplés ne renferment que vous. Votre empire est semblable à l' empire des ombres ; on n' y peut faire un pas qu' à travers des décombres. " -mon empire est d' airain sous mon glaive abrité, et mon siècle est à moi comme l' éternité. Ami, de mes trésors, jusqu' en la nuit profonde, que veux-tu pour ton lot ? Je possède le monde. Veux-tu dans ton duché les mers de l' Orient, les sables du désert ? Veux-tu le Tibre errant, ou l' alhambra d' Espagne, ou les sept pyramides, ou les peuples pasteurs des cavales numides ? -je ne demande pas les sables du désert, ni les flots trop changeants où le Tibre se perd. Donnez-moi sous ce chêne, en votre vaste empire, ce tombeau de gazon où la brise soupire. p238 -non pas ce gazon vil que foulent les troupeaux ; la brise en s' éveillant disperserait tes os. Mais de canons de bronze une haute colonne. Ton front m' y sourira sous sa lourde couronne. Et le mort a souri : le héros a pleuré. Sous sa tente, à pas lents, muet il est rentré. Sa lampe s' éteignait sous la tremblante voûte. Le jour a lui, le vent se tait, la terre écoute. 26 LA LETTRE. Grand maréchal, voici le jour ! Avec la plume d' un vautour, avant que l' aube ne blanchisse, écrivez en lettres de sang : du bourg de Wagram, en son camp, l' empereur à l' impératrice. " Dieu, madame, a veillé sur nous. Qu' il vous ait en sa sainte garde ! Par tous nos peuples à genoux, quand le ciel jaloux nous regarde, faites chanter en notre nom un te deum à notre-dame. Au loin, sous mes pas de lion, l' herbe se dessèche et s' enflamme. Les états, ainsi qu' un limon, dans le torrent de ma victoire p239 passent et ne reviennent plus ; et tous les vieux rois chevelus, comme des ombres sans mémoire, la nuit, au bruit de cent échos, rentrent vivants dans leurs tombeaux. Dans mon bivac au toit de neige, les empereurs font mon cortége. D' un monde vieux, trop jeune encor, j' ai clos le blason séculaire ; et César à la bulle d' or, de mes pieds baisant la poussière, sous l' étrier de mon cheval a mis son globe féodal. D' hier la bataille est gagnée ; la vieille Europe est enchaînée, et la paix du monde signée. Armes, cuirasses, étendards, canons muselés sur leurs chars, drapeaux qu' avaient brodés les reines, aigle aux deux têtes souveraines, villes, hameaux et châteaux-forts, et la terre de sang trempée, et les vivants comme les morts, tout appartient à notre épée. Les étendards et les drapeaux sous le dôme des invalides seront suspendus en faisceaux, du sang de Lanne encore humides ; puis aux mille cris du clairon, pour tous les morts de mon royaume, demain sur ma place Vendôme, avec le bronze du canon vous ferez fondre une colonne p240 aussi pesante que mon nom. Vous y mettrez, sous ma couronne, d' avance au fond de mon tombeau les cendres de Montebello. Là, toujours vêtus de leurs armes, comme en la tour de mes combats, d' airain seront tous mes soldats, d' airain leurs yeux, d' airain leurs larmes, d' airain le front des généraux, d' airain les pieds de leurs chevaux. S' ils ont faim du pain des héros, ils mangeront l' épi de gloire qui croît dans mon sillon de fer ; et, s' ils ont soif, ils viendront boire au bord de la nue en hiver. La ville aux cent portes d' ivoire, où les conduira mon chemin, est plus loin que le vieux Kremlin, plus loin que les flots du Jourdain, plus loin que les sables arides où rampent les sept pyramides. Elle s' appelle éternité. Haut est son mur de citadelle, son champ de lances est planté, sous son manteau la sentinelle ses nuits de bronze passera, et mille siècles veillera. Et moi, debout sur sa tourelle, je verrai par mon escalier monter jusqu' à moi mes batailles, comme une vigne de murailles monte et grandit sur l' espalier. De cette cime, sans rien dire, p241 je foulerai, dans sa saison, sous mes pieds comme un vigneron la grappe mûre de l' empire. Et si quelqu' un passe et respire, je veillerai comme un lion ; c' est dit. Signé Napoléon. " -halte ! Dormez-vous, sentinelle ? Il est minuit. Qui vive ? Holà ! Un cheval a passé par là avec son cavalier en selle. Une lettre close il portait, et la terre au loin sanglotait. 27 LES SOEURS. Sur sa rive de Corse un aigle a dit aux flots, le flot a dit au mont, et le mont aux échos : " dona Létitia, savez-vous des nouvelles ? L' aiglon de Rivoli, que fait-il de ses ailes ? Tout son duvet est-il par l' orage emporté ? Au nid de sa vaillance où s' est-il abrité ? Pourquoi ne vient-il plus sur ce haut promontoire ouvrir ses yeux de bronze et m' envier ma gloire ? Ah ! Fille des ursins, lève-toi ! Lève-toi ! Et va chercher ton fils sur son trône de roi. On dit qu' il est monté sur le roc du naufrage ; ramène-le demain au paternel rivage. p242 Quand elle a reconnu l' aigle aux ailes d' airain, celle qui mit au monde et berça de sa main le grand Napoléon pleurant à la mamelle, a quitté son fuseau. Puis elle a derrière elle sur ses deux gonds fermé sa porte de noyer, comme fait l' exilé, sans couvrir le foyer. Dans une brigantine, où la vague se joue, elle entre sans rien dire, et s' assied à la proue. L' ouragan se soulève et l' emporte en ses bras, comme sa fille aînée. Au pied noueux des mâts, que de flots sur la mer, que d' écueils sur la grève, ont passé devant elle, ainsi que dans un rêve ! Plus loin, toujours plus loin ! Elle entre en un palais où le grand empereur l' attendait sous un dais. Ainsi qu' un laboureur qui suit son attelage, il comptait ses canons sur leurs chars de carnage ; et, comme une faucille au temps de la moisson, il couchait son épée au bout de son sillon. Cent rois découronnés essayaient de sourire ; lui seul ne sourit pas dans son immense empire. -mon fils Napoléon, est-ce un songe ? Est-ce vous, que j' ai vu si petit dormir sur mes genoux, qui bâtissiez enfant, tout seul sur le rivage, tant de palais de sable à l' heure du naufrage, qu' au milieu d' un combat, ainsi qu' un bon dessein, j' ai senti s' éveiller et bondir dans mon sein ? Qui donc vous a conduit sous ce toit de lumière ? Qui vous a fait si grand, vous si petit naguère ? p243 Qui vous a mis au front ce bandeau d' empereur ? Ce qu' on dit est-il vrai, que vous êtes seigneur, seigneur de tout un monde, et que votre royaume partout à l' horizon grandit comme un fantôme ? Vous souvient-il du bois penché sur le coteau, de notre vigne en fleurs et de votre berceau ? Vous souvient-il de l' île, et du bruit de l' orage, et du flot qui grondait quand vous fouliez la plage ? -ma mère, il m' en souvient, et que j' ai vu du bord plus d' un vaisseau royal échouer dans le port. -vous souvient-il aussi, mon fils, sous la couronne, de vos soeurs qui filaient au foyer dans l' automne ? De votre frère aîné, qui, sur le haut des monts, avec le pâtre allait dénicher les aiglons ? Vous leur aviez promis de riches fiançailles. Que leur donnerez-vous ? -le nom de mes batailles. Oui, je veux leur donner, pour monter jusqu' à moi, à tous un diadème et des manteaux de roi ; aux filles sur leurs fronts les couronnes légères ; les sceptres tout sanglants, faits de plomb, à mes frères, ainsi qu' un métayer donne à ses serviteurs la charrue et le soc tout trempés de sueurs. Ah ! Quand il eut parlé, les canons répondirent. Que de rois sans aïeux sur le pavois surgirent, qui l' appelaient mon frère et baisaient ses habits ! Que de reines d' un jour mirent tous leurs rubis, qui la veille filaient, au foyer, dans l' automne ! Et leur mère disait, en nouant leur couronne : p244 mes filles, hâtez-vous d' attacher vos bandeaux. Bientôt vous reprendrez l' aiguille et les fuseaux. Avant que l' infortune ait pâli vos visages, cherchez-vous des époux qui soient vaillants et sages. Sur vos trônes d' un jour, ménagez pour demain le pain de votre exil, et le sel et le vin. Vous, mon fils, prenez garde à ce faîte où vous êtes ; plus qu' en la mer de Corse on y voit des tempêtes. Faites-vous un trésor de jours sans repentir que vous puissiez garder dans votre souvenir, comme un bon économe, au temps des hirondelles, dans ses bras pour l' hiver emporte ses javelles. Maintenez votre état sans le trop agrandir, et pour mieux posséder, bornez votre désir. Cherchez dans votre empire un empire céleste ; quand le premier n' est plus, c' est le second qui reste. Le trône est fait de bois, et se brise aisément. Bâtissez-vous ailleurs un meilleur fondement. Que ferez-vous, mon fils, si le monde se lasse ? Où mettrez-vous le pied, si votre empire passe ? Qui sait avant demain, au lieu d' un empereur, si vous n' aimeriez pas mieux être le pêcheur qui près d' Ajaccio, sous sa hutte de paille, emporte son filet sans en rompre une maille ? Votre filet, à vous, au vent des passions se rompt sous le fardeau de trop de nations. Il le faut alléger de cette vaste proie, ou vous n' emporterez, au fond de votre joie, p245 que lie et sable impur par les vents rejeté, et l' algue et le limon de votre adversité. Et, quand elle parlait, pour lui fermer la bouche, comme un canon qui roule et sur l' affût se couche, l' empire, sur son char de prodige et de bruit, se couchait à son tour, et grondait jour et nuit ; et cette noble femme, en pleurant, semblait dire : Dieu, protégez mon fils, et gardez son empire ! Ah ! Qu' ils sont grands, ces jours ! Comment sont-ils perdus ? Géants devenus nains, ne vous verrons-nous plus ? Où sont-ils enfouis ? Dans l' ombre ou la fumée ? Dans le casque, ou la rouille, ou la tombe fermée ? Dans le repli d' un coeur, dans le vase de fiel, ou dans le puits des jours qu' a comblé l' éternel ? 28 LE VERTIGE. Poëte, dis-le-moi, si ton vers peut le dire, pourquoi cet empereur penché sur son empire a-t-il le front si pâle ; et quand son trône est d' or comment est fait son rêve, et que veut-il encor ? -peuples qui m' appelez, venez, faites silence, et pleurez ! Car voici ce qu' en son coeur il pense : " sur le sommet désert de ma prospérité, je tente le sentier de mon adversité. Que d' états à mes pieds ! Et c' est là mon empire ! Que d' hommes rassemblés qui vivent d' un sourire ! p246 Comme un aigle en son gîte, entré dans les hasards, je couve ici des yeux les royaumes épars. Penchons-nous davantage au bord du précipice où chaque homme à son tour pose le pied et glisse. Ah ! Je le vois, le gouffre ; il est à mon côté, pour dévorer mon ombre et ma félicité. Il se creuse, il s' abaisse, il tournoie, il chancelle, et par mon nom de roi le vertige m' appelle. Attends-moi ! Je descends dans mon aveuglement. Laisse-moi sur mon faîte une heure seulement, Dieu, qui mets le bandeau comme on met les couronnes aux yeux des empereurs quand tu les abandonnes. Une heure, en cet endroit, affranchi de tous soins ! Un insecte vit plus ; et tu le presses moins ! Quoi ! Pas une heure ici (tant la pente est glissante) pour écrire mon nom et déployer ma tente ! J' arrive à mon sommet ; c' est pour y chanceler. Mon empire à son but se hâte pour crouler ; où monte mon orgueil, ma fortune s' arrête ; et ma chute commence à l' endroit de mon faîte. Donc, que d' un même mot ma fortune, en ce lieu, reçoive en même temps le salut et l' adieu ! Quand là-bas, sous mes pieds, l' univers imbécile crie : " il est au pinacle ! Adorons son argile, " de l' étroit fondement de ma prospérité un seul point me sépare, et c' est l' éternité ! Adieu, soleil luisant aux cieux de mes batailles. Je t' ajourne en ta nuit jusqu' à mes funérailles. p247 Adieu, sommet de gloire, où rien ne peut mûrir, hormis un fruit d' orgueil qui brûle et fait mourir, quand on le veut goûter. Adieu, mes destinées, si vite sur leur char en arrière entraînées ! Hier encore, hier le coeur du genre humain battait dans ma poitrine et conduisait ma main. Combien de temps encor, dans sa poudreuse ornière, faut-il que le hasard me mène à sa lisière ? Esclave d' un esclave, et le mal et le bien, j' ai fait ce qu' il voulait, sans lui marchander rien. J' ai fermé le chaos ; j' ai clos sa nuit profonde. Sur son essieu brisé j' ai replacé le monde ; j' ai fait, défait les rois pour son amusement ; je me croyais le maître, et j' étais l' instrument. Vers un autre que moi s' inclinait ma puissance, et j' étais le hasard qu' on nomme providence. Hors du large sentier où passe l' avenir, mon âme, à notre tour contentons mon désir ! Que notre volonté soit notre loi suprême ; donnons-nous le plaisir de vivre pour nous-même, et soyons-nous un jour notre divinité. Tout encens est à nous. Le reste est vanité. Mon âme, amuse-moi de ton rêve d' une heure... au sein de l' impossible établis ta demeure ; toi-même, si tu peux, essaye en te jouant de renverser sur moi mon oeuvre de géant. Mon bonheur monotone à la fin m' importune, et je voudrais savoir le goût de l' infortune. p248 Est-il amer autant que l' ont dit les vaincus, et la foule qu' on brise, et qu' on ne revoit plus ? N' a-t-il pas sa douceur dans son poison mêlée ? Plus on la doit payer, plus elle est emmiellée. Ce grand mot de malheur, que je sache, il le faut, s' il tient ce qu' il promet, ou s' il parle trop haut. Autant que j' ai monté, je voudrais redescendre, pour connaître au retour en marchant dans ma cendre, comme un dieu qui mesure un monde sous ses pas, et le mal, et le pire, et le haut et le bas. Qui sait lequel vaut mieux, quand on touche à la cime, le monter, le descendre, ou le faîte ou l' abîme ? Si je n' étais plus là, que ferait l' univers ? Comme un enfant sans guide, il crierait : je me perds. Pourrait-il un seul jour, sans ma main tutélaire, marcher dans son orbite et gagner son salaire ? Et de leurs robes d' or les peuples orphelins, sauraient-ils se vêtir et trouver leurs destins ? Je régnerais ici rien que par mon absence, plus que je n' ai régné par ma toute-puissance. Mieux que n' ont fait ma gloire et ma prospérité, mon néant remplirait la vide immensité. Ma chute, en un moment, de bruit et de fumée comblerait de mes jours l' étroite renommée. Oui, c' en est fait ! J' ai bu le vin de mon orgueil ; j' habite mon vertige, et j' en franchis le seuil. Je veux jouer d' un coup le jeu de mon empire. L' éternel tient les dés. Croix ou pile ? Que dire ? p249 Ou tout ou rien, seigneur ! Le sort en est jeté ! Dieu ! ... j' ai perdu mes jours. Rends-moi l' éternité. " 29 L'ANATHEME. et dans Rome le pape a vu, jusqu' à son faîte, comme au flanc du Liban, le cèdre du prophète, sur son mont sourcilleux monter l' orgueil humain ; et le monde adorait l' idole de sa main. Qui la condamnera vers son heure suprême, si ta bouche, seigneur, ne lui dit : anathème ! Et dans Rome le pape avec ses cardinaux des bulles d' anathème a rompu les sept sceaux. Au balcon de saint-Pierre où sa mitre étincelle, il s' est levé debout sur la ville éternelle. Or, la ville écoutait ; or, le vent se taisait, et le monde entendit une voix qui disait : " au nom du trois fois saint, d' où vient toute lumière, au nom du saint-esprit, et du fils, et du père ! Napoléon de Corse, hier sacré par nos mains, le plus grand roi des rois, le maître des humains, fléau du Dieu jaloux, idole de la terre, qui fus poussière un jour, va ! Redeviens poussière ! Car ton heure est passée et tes jours sont perdus ; ta joie est disparue et ne reviendra plus ; de ta haute Babel, précipite toi-même tes vains désirs encor chargés du diadème. p250 Tu pensais donc, ainsi renversant toute loi, qu' aucun trait du seigneur ne monterait vers toi ? Et tu fermais l' oreille à la plainte du monde ; et tes fautes, sur toi, s' entassaient comme l' onde. Archange de colère, assez ! Assez de sang ! De toi s' est retiré le bras du tout-puissant. Rends-lui son vase plein. Dans ta main qui l' agite, sa vengeance, en ta coupe, a débordé trop vite. élu pour châtier les peuples et les rois, tu fis ce qu' ils font tous, plus superbe cent fois. Comme eux tu t' adoras au bord de ton abîme ; et Vincennes encor se souvient de ton crime. Tu te fis ton autel de ton iniquité, et tu ne vis que toi dans ta prospérité. Empires, nations, tu n' aimas rien sur terre, hors le cri du clairon, hors ta tente guerrière, hors ton pâle coursier, sous ton faix chancelant ; tu n' eus point de pitié de l' univers tremblant ; tu frappais, lourd fléau, comme un aride chaume, les peuples entassés en ton muet royaume. Jamais tu ne prias en ton plus grand danger. Tu repoussas les cieux comme un don mensonger. Partout tu dédaignas, comme une arme émoussée, le seul glaive qui dure : esprit, âme, pensée. Et c' est aussi pourquoi, nous, serviteur de Dieu, t' interdisons le pain, et le sel, et le feu. à toi, Napoléon Bonaparte de Corse ! Comme un lion chasseur l' éternel en sa force p251 t' arrachera ton peuple ainsi qu' un vain lambeau. Sa colère entrera dans ton étroit tombeau. Ton empire sera comme une urne fragile ; tes désirs sécheront comme une aride argile. Anathème sur toi, sur ton trône et ton dais ! Sur ta tente de lin, et l' or de ton palais ! Sur ta couche et ton rêve, et ton pâle visage ! Sur ton sceptre et ton nom, et sur ton héritage ! Sur ton glaive lassé, sur ton toit, sur ton seuil ! Anathème ! Anathème aussi sur ton cercueil ! " après qu' il eut parlé, qui l' écoutait encore ? L' écho balbutiant dans le tombeau sonore, le grand cirque aux lions qu' habite le lézard, Rome à ses pieds muette, et pleurant son César, puis le pin, la cigale, et le peuple, et la foule, vers Saint-Paul hors des murs, la porte qui s' écroule ; le Tibre murmurant comme un vieux pèlerin, puis plus loin la campagne et le transtéverin : la Maremme interdite, immense, désolée ; le buffle errant, le pâtre, et la tour isolée ; puis, plus loin, comme un mur de malédiction, le nuage éternel qui ferme l' horizon. 30 LA FETE. Là-haut, dans ce palais, sous ces flots de lumière, à travers ses rideaux, que la fête est légère ! p252 Sur ses tapis d' azur, que ce bal d' empereurs est noble dans sa joie et qu' il foule de fleurs ! Et quand elle sourit sous ses tresses d' ébène, que ce rubis sied bien sur le front d' une reine ! Que ce couple, surtout, sous le pavois monté est beau dans son orgueil et dans sa majesté ! L' épouse a les yeux noirs comme une tourterelle, l' époux est un aiglon ; son regard étincelle. à cette heure, silence ! Au milieu de cent rois, voyez ! Leurs bouches d' or parlent à demi-voix ! -ah ! Que le coeur me serre au milieu de la fête ! Sire ! Et que ma couronne est pesante à ma tête ! Je sens sous ce pavois un cruel aiguillon. à mes lèvres ma coupe est pleine de poison ; et je voudrais pleurer dans cette foule d' hommes. -madame, on vous entend, prenez garde où nous sommes. -oh ! Laissez-moi parler ! Je parlerai plus bas. Je suis encor la reine, et ne l' oublierai pas. Mais demain que serai-je ? Une herbe balayée sous les pieds des passants, une répudiée ; quoi de plus vil encor ? Sire, dites-le-moi. Vous voulez me quitter pour la fille d' un roi. -Joséphine, il le faut. Sous mon dais solitaire, je n' ai point d' héritiers à qui laisser la terre. -eh ! Qui donc, avant vous, a vu dans sa maison assis en son foyer tant d' enfants de son nom ? Austerlitz et Friedland à l' haleine glacée ne sont-ils plus vos fils ? Et, dans votre pensée, p253 Arcole aux pieds légers, assise en ses marais, n' est-elle plus ma fille ? Et sous ce même dais, n' ai-je pas vu grandir Montenotte, l' aînée, Rivoli, d' un flot bleu dans l' Adige baignée, Lodi, qui sur son front porte un bandeau d' airain et des fleurs de tombeaux qu' elle effeuille en sa main ? Vos batailles d' égypte, au milieu des ruines, errantes au désert, sont-elles orphelines ? Pour cueillir votre gloire et suivre vos sentiers, ah ! Jamais vous n' aurez de meilleurs héritiers que vos douze combats, aux visages numides, qui pendent leurs berceaux au pied des pyramides ! Moi, j' étais votre armure au milieu des combats et votre bon génie ! Oh ! Ne me quittez pas ! Non ! Quand je serai morte, à votre chevet, sire, qui priera dans la nuit pour vous et votre empire ? -mon épée, en ma main, priera dès mon réveil, et mon étoile d' or priera dans mon sommeil. Ne pleurez pas, madame ! En vos vastes domaines vous aurez cent châteaux, autant qu' en ont les reines. Vous garderez au front votre couronne d' or ; les peuples à genoux vous salueront encor. Vous aurez cent hameaux, des échansons, des pages qui dans des plats d' argent porteront vos messages. -qu' ai-je besoin de page et de plats de vermeil pour porter ma douleur, nuit et jour, sans sommeil ! Qu' ai-je besoin d' un dais, en mes vastes domaines ? J' ai des pleurs dans mes yeux autant qu' en ont les reines. p254 Qu' ai-je encore besoin de coupe et d' échanson pour boire, en mon festin, mon fiel et mon poison ? Pourquoi n' êtes-vous plus le soldat d' Italie ? Au camp je vous suivrais sous le vent et la pluie. Quand la lance s' endort, la nuit, dans son drapeau, c' est moi qui remettrais votre épée au fourreau. -mon épée a jeté son fourreau dans l' abîme, madame, et dans la nuit son éclair se ranime. -pourquoi n' êtes-vous plus le soldat du Thabor ? à l' endroit où le Nil épanche son flot d' or, sous vos tentes de lin, que ronge la chamelle, c' est moi qui veillerais, comme fait la gazelle. -mon désert est partout où passe mon cheval, et je veille sur lui comme un lion royal. -sire ! Adieu pour toujours ! Que le ciel vous pardonne ! Reprenez votre anneau, reprenez la couronne. Moi, j' ai cueilli l' épine, une autre aura la fleur ; une autre aura le baume, et j' aurai la douleur. Moi, j' aurai le soleil, une autre aura l' ombrage ; moi, je boirai la lie, une autre le breuvage. Une autre aura la fête, et moi j' aurai le deuil ; une autre la guirlande, et moi le lourd cercueil. Demain, pensez à moi, si la terre soupire, et qu' un nuage noir passe sur votre empire. Moi, j' étais votre étoile ; et je me meurs. Adieu. -on vous voit ; souriez, madame, au nom de Dieu ! " là-haut, dans ce palais, sous ces flots de lumière, à travers ses rideaux, que la fête est légère ! p255 Sur ses tapis d' azur, que ce bal d' empereurs est noble dans sa joie et qu' il foule de fleurs ! Et quand elle sourit, sous ses tresses d' ébène, que ce rubis sied bien sur le front d' une reine ! 31 SARAGOSSE. Malheur ! Malheur ! Malheur ! à travers ses rideaux, ah ! La fête a pâli sous ses mille joyaux ! Un cri s' élève à l' heure où la terre sommeille. Les cieux l' ont entendu. L' èbre prête l' oreille ; le Douro le répète ; et d' un pas de géant le Tage aux flots guerriers le porte à l' océan. Est-ce un cri de vautour qui cherche sa pâture ? Un lion d' Aragon qui lèche sa blessure ? Ce n' est pas un lion ; ce n' est pas un vautour : c' est Saragosse en deuil, sur sa plus haute tour, au milieu de ses soeurs, qui crie : à moi, Castille ! Aragon, levez-vous ! Es-tu debout, Séville ? Chantez vos chants de mort, Andujar et Burgos, Valence, qui du Cid avez gardé les os, Sagonte mon aînée ; Abrantès et Tudèle, Médine la mauresque, et Tolède la belle. Toi, sainte Lérida, monte sur ton clocher, et dis si de tes monts on peut voir mon bûcher. Lisbonne, à pleines mains, dans le flot qui t' enserre, sans faute as-tu rempli le seau de ta colère ? p256 Province de Murcie, as-tu, pendant les nuits, de fiel et de ciguë empoisonné ton puits ? Es-tu prête, Tortose ? Et toi, sur tes rivages, Trafalgar, as-tu ceint ta ceinture d' orages ? Cordoue, as-tu caché, le soir, en souriant, sous ton manteau d' émir ton poignard d' Orient ? Jeune et vieille Castille ! Algarve ! Estramadure ! La louve d' Aragon demande sa pâture. Baylen, au toit de chaume, en ton roc de granit pour y couver sa honte, à l' aigle fais son nid ! Ségovie, en ton champ hâte-toi de descendre ! Ronge tes ossements ; couvre-toi de ta cendre ! Grenade, bois ton sang aux cris des guérillas, comme fait la tigresse au penchant de l' Atlas. Souviens-toi, Roncevaux, du nom de Charlemagne ! Navarre, souviens-toi que l' on t' appelle Espagne. Déserts ! Landes ! Sierras ! Gorges et défilés ! Grottes ! Lacs ! Mers ! Forêts ! Toits et murs écroulés ! Vipères du chemin à la langue acérée ! Loups cerviers de Biscaye, à la gueule altérée ! Hidalgos ! Guérillas ! Saints d' Espagne et du nord ! Saint Iago ! Terre et cieux ! Criez tous : mort ! Mort ! Mort ! Ah ! Quand il entendit dans sa tombe royale le vieux nom d' Aragon qui soulevait la dalle, le roi Sébastien s' est levé du cercueil. Il a pris son épée et son manteau de deuil. Pâle, il a sur son front renoué ses années, et, pâle, il est monté sur ses tours ruinées. p257 Ah ! Quand il entendit le vieux nom d' Aragon qui brisait des tombeaux les portes sur leur gond, l' évêque de Grenade a quitté son suaire. Il est sorti debout de sa propre poussière. Sans guide il a suivi le chemin des sierras, et, pâle, il est monté sur les Alpuxarras. Sur la cime il a dit les saintes litanies ; et l' alhambra se tait sur ses dalles bénies. Et Valence, et Médine, et Tolède à genoux ont redit après lui : grands saints, priez pour nous ! Vierge des assiégés, soyez-moi ma barrière ! Tour de ma délivrance, exhaussez ma bannière ! San Jorge ! Prêtez-nous votre casque divin. San Miguel ! Votre épée et son tranchant d' airain. San Diego ! Préparez le festin du carnage. San Bartholomeo ! Gardez mon héritage. San Fernando ! Soyez la tour de mon beffroi. San Pablo ! Conduisez l' épouvante après moi. Sant Iago ! Bénissez les longues espingoles. Sant Andrès ! Aiguisez les lances espagnoles. San Juan ! Donnez-nous des fusils enchantés, des sabres flamboyants, toujours ensanglantés ! San Lucas ! Labourez le champ de nos batailles ! San Pedro ! Faites-nous de belles funérailles ! Et là-haut, sur le mont, le clairon portugais a dit : écoutez-moi, cieux, sous vos vastes dais ! Et là-bas, dans la plaine à la verte pelouse où gronde le Douro, la trompette andalouse p258 a dit : écoutez-moi, vierge au bras tout-puissant ! Vase de mon combat, remplissez-vous de sang. Qu' ont dit les hidalgos, aux lances indomptées, qu' ont dit les guérillas, aux balles enchantées, quand la voix du clairon a sonné dans leur coeur ? Leurs lèvres n' ont rien dit. Sans changer de couleur, les hidalgos ont pris les lances espagnoles ; les saintes guérillas, les longues espingoles. Leur lèvre ne veut plus sourire en un festin, tant qu' il vous reste un fils qui n' est pas orphelin, Bourgogne, Roussillon, Guyenne, Normandie. Leur bouche ne veut plus goûter la sainte hostie, avant que l' ossuaire élevé dans Burgos ne réveille, en sa soif, l' ourse de Roncevaux. Ah ! Fier taureau de Corse ! Au milieu de l' arène, tu cherches ton étable avec ton auge pleine, et tu ne vois partout que le tauréador. Qu' as-tu fait de ta source au pied du mont Thabor ? Vers ton étang d' Arcole, où sont tes pâturages ? Sous l' orme de Wagram où sont tes frais ombrages ? Que cherches-tu de l' oeil au bout de l' horizon, ton berger d' Austerlitz, assis sur le gazon ? Va ! Tes cornes d' airain sont de fleurs couronnées, et ta barrière est close au pied des Pyrénées. Burgos a pris sa lance et son rouge étendard. Valence son épieu ; Grenade a pris son dard. Dans ton chemin sanglant, ton front au joug d' ivoire ne ramènera plus le soc de ta victoire. p259 Tu ne sentiras plus dans ton âpre sillon que le fouet du bouvier et son froid aiguillon ; et l' épi qui croîtra dans ton champ de bruyère s' appellera néant, et fera ta litière. Ah ! Que sert de fouiller la terre de ton pied ! Va ! Ton herbe est amère, et rude ton sentier. Tortose à sa ceinture a pendu son épée. Salamanque trois jours dans ton sang s' est trempée. Et le tauréador a dit dans ton enclos : le faut-il immoler, répondez, hidalgos ! Et cent peuples muets, sur leurs gradins d' albâtre, spectateurs entassés dans leur amphithéâtre, au pied du mont Oural, des Alpes, du Carmel, se sont penchés au bord de leur cirque éternel ; et, regardant l' arène et Valence qui pleure, et le monstre debout, ont répondu : qu' il meure ! Qu' il meure ! Ont répété les portes caspiennes, qu' un géant invisible aux rives cimmériennes ébranle avec fracas sur leurs durs gonds d' airain. Qu' il meure ! A dit l' Oural. Sur la hutte de crin où vers la mer d' Azof le tartare demeure, le vent du désert passe et répète : qu' il meure ! 32 MOSCOU. Et plus loin que l' Atlas, plus loin que le Thabor, mais plus près que l' Oural, avec ses sables d' or, p260 une ville aux cent tours, perdue en la tempête, sur le bord des frimas, avait bâti son faîte ; et l' aigle moscovite au bout de l' univers avait caché son front sous l' aile des hivers, afin que nul vautour ne lui ravît sa joie ; afin que nul chasseur, en poursuivant sa proie, vers le pôle brumeux où le monde finit, ne sût par quel chemin elle entrait dans son nid ; et pensant : " nul jamais ne viendra dans mon aire, " muette, elle fermait son aile et sa paupière. Comment ai-je pu dire une aigle et son aiglon ? Ce n' était pas une aire au repli d' un vallon. Au pied du vieux Kremlin, c' était Moscou la sainte ! Ah ! Que de hautes tours qui gardaient son enceinte ! Que de canons bâillaient à travers ses créneaux comme en leur gîte obscur de jeunes lionceaux ! Non ! Non ! Ce n' était pas une lionne au gîte. C' était Moscou la grande où tout un peuple habite. Oh ! Que de toits dorés ! De coupoles d' étain ! Oh ! Que de minarets blanchissant au matin, sous leurs turbans de neige y rêvaient du Bosphore, comme fait la sultane en attendant l' aurore ! Plus belle qu' au matin la sultane au sérail, c' était Moscou la belle et son peuple en travail. Car les gnomes frileux des glaciers du Caucase, tremblants, avaient assis ses dômes sur leur base ; et les nains de l' Oural sous leurs tentes de crin, avaient forgé ses clefs et ses portes d' airain. p261 Et voici vers le soir, comme auprès de Sodome qu' un ange des combats, sorti de son royaume, et qui faisait trembler le monde d' un regard, arriva, voyageur, au pied du haut rempart. Son ennui sur son front cachait son diadème ; puis, voyant cet empire, il se dit à lui-même : " ici, je régnerai, demain, quand sur le seuil passeront couronnés tous mes rêves d' orgueil. Ici, par ces degrés, dans ces tours inconnues, mon nom retentissant montera jusqu' aux nues. Du haut de ce balcon, mes désirs surhumains domineront l' abîme et mes altiers destins. " peut-être, qui le sait, là, dans mon sein de flamme sur le chevet des czars, j' assoupirai mon âme. En leurs cieux ténébreux, peut-être qu' aujourd' hui mon étoile m' attend pour guérir mon ennui ; et tant de toits dorés sauront bien, sous leur dôme, de tant d' espoirs tombés abriter le fantôme. " peut-être aussi que là, mieux qu' au pied du Carmel, tout néant resplendit et devient éternel, qu' un homme est moins petit, et que toute fumée s' aperçoit de plus loin et devient renommée ; et qu' en ces grands déserts, un nom plus aisément surgit, ainsi qu' un mont, sur son haut fondement. " mon âme, allons ! Debout ! Et, sans nous en dédire, pour la dernière fois, jouons ici l' empire. Demain la providence, aujourd' hui le hasard. Ne faisons pas attendre ainsi sur son rempart p262 Moscou, la ville sainte, en ses habits de fête. La porte s' ouvre. Allons ! Entrons en ma conquête. " mais, voyez ! Sur le seuil dès qu' il a mis le pied, les portes après lui se brisent à moitié. Les tours, les hautes tours, de colère enivrées, jettent bas leurs créneaux, leurs coupoles dorées ; hurlantes jour et nuit, autour de la cité, comme fait la panthère, en son gîte insulté. Adieu les minarets ! Adieu les vastes dômes ! Les murs amoncelés de vingt et vingt sodomes ! Adieu, temples, bazars ! Adieu, vieille Babel, où s' entassaient aussi, sous son toit éternel, Gomorrhe sur Sodome, Adama sur Gomorrhe, sur Adama Sidon, et cent villes encore. Tout s' écroule à la fois. Sous le souffle de Dieu la cité s' est changée en une mer de feu, où comme les vaisseaux qui passent vers Candie les palais sur le flanc sombrent dans l' incendie ; et la vague sanglante, en léchant son rivage, ouvre sa large gueule et dévore la plage. Ah ! Sire ! C' en est fait ! Fuyez comme un faucon. Voyez ! Voyez au loin, du haut de son balcon la tour de Saint-Ivan, ainsi qu' une sorcière, se balance en hurlant sur l' immense chaudière ; et comme le berger qui rallume son feu voyez sur le brasier, la main, la main de Dieu ! C' en est fait ! Un royaume a passé comme une ombre. Tout pâlit ; tout se tait ; la nuit est froide et sombre. p263 Rien n' est resté debout, hormis un empereur qui cherchait sous la cendre un reste de lueur ; muet il contemplait la divine merveille ; et le souffle de Dieu disait à son oreille : " ainsi s' écrouleront tes projets renversés ? " ainsi ton vaste empire et tes voeux insensés ! " ainsi s' écroulera la tour de ta victoire ! " ainsi ton héritage, et ton nom, et ta gloire ! " ainsi le vent du ciel, éteignant ton flambeau, " dissipera ton oeuvre et ta cendre au tombeau ! " 33 LA BERESINA. et vers la mer d' Azof où la vague hennit, un faucon se réveille et glapit dans son nid. Puis après le faucon, un hetman en son gîte, s' éveille au jour et prend sa lance moscovite. Il prend aussi son sabre et son poignard luisant et sa ceinture d' or ciselée à Casan. -ma soeur, allez chercher par sa bride d' écume, près de la mer d' Azof, où le don gronde et fume, mon cheval aux flancs bruns, aux quatre pieds d' acier. -frère Ivan, dans la cour, ébranlant l' escalier, votre cheval hennit ; sa housse pend à terre. Son frein n' est pas d' écume ; il ronge sa crinière. Où voulez-vous aller ? à Casan ? à Tiflis ? Sur les chemins pavés où passent les delhis ? p264 Ou visiter le khan dans sa tour de l' Ukraine ? -je vais dans le chemin où ma lance me mène. Je vais dans le sentier où le vent de l' Oural souffle dans mes cheveux et fouette mon cheval. Puis, comme dans les blés de noires sauterelles, ses frères l' ont suivi, tous penchés sur leurs selles ! Tous avec leur poignard, caché sous leur caftan ; lui seul porte à sa main un sabre de sultan. Tous avec une lance aiguisée au Bosphore ; la sienne est la plus belle et luit avant l' aurore. Poitrail contre poitrail, naseaux contre naseaux, crinière sur crinière, ils pressent leurs chevaux ; rapides dans le jour ; et quand le jour s' efface, plus rapides la nuit, dans son sentier de glace. Et quand la nuit finit, rapides au matin, plus rapides le soir, et puis le lendemain. Hourrah ! Ils ont passé. Dans le mont et la plaine, ils chassent devant eux les autans de l' Ukraine. Ils sèment sur leurs pas les frimas de l' Oural ; sur leur selle, en courant, ils traînent le mistral, comme un manteau d' hiver qu' ils roulent sur leur tête ; et comme leurs chevaux ils fouettent la tempête. Hourrah ! Le sabre a froid dans sa prison de fer, et le poignard s' émousse au tranchant de l' hiver. L' aiglonne a réchauffé son petit sous son aile. Hourrah ! La lance a froid ; les morts ont froid comme elle. Qui la réchauffera sous une aile d' airain ? Tout le sang des vivants s' est figé dans leur sein. p265 Hourrah ! Ils ont passé Kief aux tours mogoles, Moscou, Borodino, Smolensk aux cent coupoles. Là-bas, sur le chemin, où l' ouragan les suit, qui sont ces voyageurs attardés dans la nuit ? Que leur sommeil est long ! Et que leur couche est dure ! Ils portent tous au coeur une large blessure. Est-ce un peuple égaré depuis l' éternité qui cherche après mille ans sa sauvage cité ? Est-ce un reste d' empire assis sur la bruyère ? Leurs chars sont pleins de morts, qui, penchés sur l' ornière, s' entre-choquent dans l' ombre et font claquer leurs os ; et la Bérésina frissonne dans ses flots. " voyageurs, levez-vous ! Comme des sauterelles, voici des cavaliers, tous penchés sur leurs selles, tous avec un caftan, tous avec un poignard. La route est longue encor, ne dormez pas si tard ! Comme un torrent glacé qui, dans son lit s' arrête ; que faites-vous ici, couchés dans la tempête ? " mais tout resta muet. Les canons sans hurler tout gorgés de frimas se mirent à trembler. L' épée en son fourreau resta pâle et livide ; le sabre se fendit comme une argile aride ; et les vieux grenadiers, penchés sur leurs foyers, branlaient leur tête grise, au bord de leurs sentiers. Et les pins blanchissants sous la neige durcie rêvaient du grand soleil des palmiers d' Arabie. Mais tout resta muet. Avant qu' elle ait parlé la langue s' est glacée. Avant qu' ils aient coulé p266 les pleurs se sont taris. Dans sa cité sanglante tout un peuple de morts s' abrite en la tourmente. Pâle, au déclin du jour sur le bord du chemin la foule s' est assise ; et puis le lendemain, plus pâle, elle est restée ; et puis, le soir encore ; et puis, après le soir, plus pâle dans l' aurore ; et les sabres tout nus ont rongé leurs fourreaux ; et les vieux cavaliers ont rongé leurs chevaux. Qui sont-ils ? Sans tombeaux, sans guides et sans maître, le front ceint de frimas, quel lieu les a vus naître ? On dit qu' en d' autres temps, aux lieux où le soleil remplit de rayons d' or son urne de vermeil, on les a vus passer au pied des pyramides, ainsi que le simoün, sur ses ailes rapides. On dit que le désert se souvient de leur nom, à l' endroit où le Nil se souille de limon, que leurs chevaux trempés dans les lacs d' Italie, ont séché leur crinière aux vents de la Nubie. Mais ces jours sont passés, et leur ombre avec eux ; et leur ardent soleil s' est éteint dans les cieux. Alors, les cavaliers à l' haleine glacée, que Dieu sur le chemin de sa vaste pensée poussait depuis l' Ukraine, ont de leurs froids manteaux secoué les frimas sur le front des héros ; et comme le géant qu' on trouve sur la plage, ils ont enseveli ce peuple en son ouvrage. Et, la tombe a grandi, comme un mont, sous leurs mains ; comme un mont qui nourrit des pins dans ses ravins, p267 des troupeaux sur sa cime, en ses flancs la tempête. Toula peut voir sa base et Kalouga son faîte. Dans son ombre, un vautour niche en toute saison, et la Bérésina blanchit à l' horizon. 34 LE VOYAGEUR. Mais, là-bas, non plus loin, dans la neige et l' hiver, voilà qu' un grand lion, à la griffe de fer, un lion au front chauve, errant sans sa lionne, seul, loin de son palmier que la foudre sillonne, balayant, sans rugir, la terre sous ses pas, cherchait son grand désert et ne le trouvait pas. Mais, là-bas, non plus loin, dans la plaine homicide, voilà qu' un empereur, sans couronne et sans guide, un empereur, sans nom, au front chauve et glacé, ayant perdu la trace où son char a passé, seul dans son grand désert, errait dans la nuit sombre, et cherchait son empire et ne trouvait qu' une ombre. Son cheval sans hennir, et sans ronger le mors, comme font les coursiers que chevauchent les morts, haletant a passé mainte haute muraille, mainte vallée amère et maint champ de bataille ; et les peuples disaient : quel est ce cavalier qui passe comme une ombre en creusant son sentier ? N' était-ce pas celui qui d' un signe de tête ébranlait notre toit, comme fait la tempête ? p268 Dont les peuples tenaient la selle et l' étrier sous sa botte courbés, ainsi qu' un écuyer ; qui poussait devant lui les rois dans la poussière comme un troupeau soumis au fouet de sa colère ? N' était-ce pas celui dont l' épée au fourreau, toujours blême et glacée, a creusé maint tombeau ? Qui, sur son char d' airain traînant sa renommée, passait au pied des tours avec sa grande armée, et comme les flocons de la neige en hiver, dans les champs entassait ses escadrons de fer ? Mais lui resta muet ; et sous sa froide armure il cacha son front pâle et sa froide blessure ; et nul ne vit ses pleurs, s' il en versa jamais, hors son louche coursier, sous ses sanglants harnais. Muet dans son orgueil, muet dans sa ruine, son coeur n' a pas battu plus vite en sa poitrine. De tant de nations qui marchaient après lui, quand pas un messager ne lui reste aujourd' hui, ardent avant-coureur de son propre naufrage, lui-même de sa chute il porte le message ; et le monde, voyant cet homme sur son seuil, ne sait s' il faut sourire ou s' habiller de deuil. Sourire ! Oh ! Non, grand dieu ! Car, sitôt que sa bouche aura dit son secret, mainte femme en sa couche gémira. Maint créneau tremblera sur sa tour. Maint empire peuplé sera vide en un jour ; et loin du maître absent, mainte coupe remplie au fond ne gardera que poison et que lie ; p269 car lui, sitôt qu' il eut, au seuil de ses états, de ses pieds tout meurtris rejeté les frimas, la garde qui veillait au bord de son royaume, voyant cet homme pâle, errant comme un fantôme, lui dit : que cherchez-vous ? Et quel est votre nom ? Et l' empereur a dit : je suis Napoléon. 35 LE ROI DE ROME. Un aigle s' est penché sur son nid, en secret. Un aiglon y dormait, caché dans son duvet. Un héros s' est penché sur le berceau d' un homme. Un enfant y pleurait ; un roi ! Le roi de Rome ! Il rêvait d' un berceau plus beau cent fois encor, d' un palais de rubis avec cent portes d' or, de mille et mille rois, tous courbés jusqu' à terre, et d' un trône plus haut que celui de son père. L' aiglon a dit à l' aigle, au sommet des coteaux : " donnez-moi ma pâture et le sang des agneaux. Donnez-moi, dans mon nid, les petits des vipères, et la chair des brebis qui paissent les bruyères. " l' enfant dit au héros : " mon père, donnez-moi des sceptres d' empereur, et des manteaux de roi ; quand je serai plus grand, sous un dais qui rayonne, aurai-je comme vous une lourde couronne ? p270 Aurai-je comme vous, tout entière d' airain, une épée aussi grande et qui brille en ma main ? Et si je fais un pas, les peuples de la terre cacheront-ils aussi leurs fronts dans la poussière ? Aurai-je dans la mer, où la vague s' endort, une île toute bleue avec des sables d' or ? Et le monde à vos pieds qui pleure et qui soupire sera-t-il assez grand pour me faire un empire ? " et le héros disait, en se parlant tout bas : " oui, mon fils, prenons garde, en ces sanglants débats, que tout votre royaume, avec l' or de son île et sa luisante écume, et son palais d' argile, avant la fin du jour ne tienne en mon tombeau. " cependant, il a pris l' enfant dans le berceau, tout pâle d' épouvante, il a sur son armure, déroulé de son fils la blonde chevelure. Puis, l' emportant au loin, aveuglé par les pleurs, dans sa main il froissait la couronne de fleurs au front du roi de Rome ; et, le montrant au monde, souriant, il disait à la foule qui gronde : " gardez bien mon enfant autour de son berceau, comme fait un lion près de son lionceau. Quand je ne serai plus, il aura ma couronne, mon empire, et mon glaive et mon dais qui rayonne. -sire, il est notre roi ; nous veillerons sur lui ; à votre grand combat retournez aujourd' hui. Comme l' aiglon à l' aigle, il ressemble à son père. Il a son pâle front et sa fauve paupière. p271 Comment nourrirons-nous l' enfant de vos sueurs ? Que faut-il lui donner pour apaiser ses pleurs ? -les petits des vautours dans les champs homicides, et la chair des lions aux pieds des pyramides. -comment vêtirons-nous cet enfant d' un héros ? Du lin de la moisson ? Des toisons des troupeaux ? -non pas de vos toisons, ni du lin des quenouilles, mais du lin des combats trouvé dans leurs dépouilles. -de quoi remplirons-nous sa coupe de rubis ? Du vin de notre vigne ? Ou du lait des brebis ? -non du lait des agneaux que la louve épouvante, mais du vin de l' épée en sa vigne sanglante. -sire, comme son père il régnera sur nous. Tous nos jours sont à nous. Nous les lui donnons tous, avec ces bois, ces monts et ces champs de vaillance, et ces astres changeants que l' on appelle France. " mais l' enfant a pleuré sur le cou du héros, quand les sabres ardents ont jeté leurs fourreaux ; et la foule, s' ouvrant au loin sur son passage, grondait comme une mer qui ronge son rivage. 36 LEIPSICK. Silence ! Tout se tait ! Dormez-vous, sentinelle ? Le hibou gémissant a déployé son aile ! La nuit est froide et longue, au pays où le Rhin s' endort comme un guerrier, sous sa tente de crin. p272 Veillez-vous, sentinelle ? Au fond de la bruyère souvent la nuit trop noire enveloppe un mystère, dans le pays où croît le sapin sur les monts, où l' Elbe aux longs replis rampe dans les vallons. Souvent là, dans les bois, le feuillage murmure, et le Danube luit comme luit une armure. Souvent l' ombre gémit sous l' orme d' Austerlitz, où les morts, sans linceul, dorment ensevelis. " veillez-vous ? -oui, je veille. Holà ! Qui vive ? -France. De la tour de Leipsick, quand la nuit fait silence, souvent on voit passer, sur d' invisibles monts, les nuages d' hiver, comme des escadrons. Entendez-vous ? -j' entends. -un cri ? -non ! C' est un rêve. -écoutez-vous ? -j' écoute. -ah ! C' est le chant d' un glaive. -non, ce n' est pas le chant d' un glaive en son fourreau. Non, non, c' est le vautour qui niche en un tombeau. " choeur. Cachons notre colère comme un feu de bruyère au milieu d' un grand bois. Parlons à demi-voix. Si quelqu' un vient et passe, sourions sur sa trace. Au fond de notre coeur, cachons notre blessure, et notre lourde armure, sous les ronces en fleur. p273 -veillez-vous, sentinelle ? Au loin, là, dans la brume, avez-vous vu ? -j' ai vu. -comme un feu qui s' allume ? -oui, vingt peuples debout que suivent les autans. Fuirons-nous ? -nous mourrons. -entendez-vous ? -j' entends. Choeur. Au flanc des monts, que notre armée, ainsi qu' une noire fumée, avec nos chars monte sans bruit ! Que tout un peuple dans la nuit, au souffle naissant de l' orage, s' éveille, comme le feuillage qui tremble dans les bois d' Odin. Que notre glaive, en notre main, comme une vierge des batailles, en attendant les fiançailles, hors de son seuil, avant le jour, ne chante pas son chant d' amour ! -aux armes ! Les voici ! Garde à vous, sentinelle ! Comme au fond d' un ravin, un nuage de grêle, comme autour d' une ruche un essaim de frelons, ils passent en grondant, sur le flanc des vallons. Choeur. " un mot, non, un soupir d' une bouche muette s' échappe, par hasard, et le vent le répète. Sous l' arbre des forêts, à l' ombre des cités il circule la nuit, dans les lieux écartés ; il s' élève, il se tait ; puis il meurt sous la brise, comme un soupir du Rhin, quand sa vague se brise. p274 Non ! Le murmure croît ! Un écho plus sonore le réveille s' il meurt ; une autre bouche encore le répète après lui ; puis l' épouse au foyer le répète à son tour ; puis un empire entier se lève comme un homme ; et, quand la brume est sombre, on entend mille voix qui s' appellent dans l' ombre. Ah ! Frères du Tyrol ! Souabes ! Bavarois ! électeurs palatins ! Grands-ducs ! Comtes et rois ! Nous n' avons tous qu' un nom : Allemagne ! Allemagne ! Et notre père à tous s' appelait : Charlemagne. Il vivait sur le Rhin, sous le toit de granit où le faucon royal fait aujourd' hui son nid. Sur le Rhin ! Sur le Rhin ! Le fleuve aux larges ondes ! Le fleuve des aïeux, aux cavernes profondes ! Comme un peuple ses fils, il pousse ses grands flots. Avec sa lourde vague il redit aux échos : Allemagne ! Allemagne ! Et son double rivage comme un taureau sans joug rebondit dans l' orage. Sur le Rhin ! Sur le Rhin ! Saxons ! Westphaliens ! Maison de Barberousse ! Hongrois ! Bohémiens ! Frères, il est à nous, avec sa blanche écume, avec ses îles d' ambre, et son manteau de brume ; sur l' un et l' autre bord, comme ont fait les germains, après notre combat, nous laverons nos mains. Sur le Rhin ! Sur le Rhin ! Le fleuve aux longues rames. Son flot est pâle et bleu, comme les yeux des femmes. Son flot est pâle et sonne, au pied des vieux châteaux, comme à son baudrier, le glaive d' un héros. p275 Frères, il est à nous, ainsi que notre armure, avec ses cygnes d' or, et son rude murmure. Debout ! C' est aujourd' hui, sous le chêne allemand, la chasse de Lutzof au féroce aboiement ! Le sanglier de France a, dans la Forêt Noire, sur le roc aiguisé ses défenses d' ivoire. Le cor a retenti. Debout ! Hardis chasseurs. Holà ! La meute est prête ; entendez ses clameurs. Non, frères, aujourd' hui, c' est la danse du glaive. Sous l' orme de Leipsick, où le soleil se lève, non, ce n' est pas le cor ; c' est le hardi clairon que l' écho vous renvoie au penchant du vallon. Sous vos pas cadencés, allons, frappez la terre ! Hourra ! Le sabre a soif ! écoutez sa colère. Délices des combats ! Quand l' épouse et l' époux, quand le sabre et l' épée, amoureux et jaloux, ensemble sont unis au festin des batailles ! Jamais rien ne rompra leurs chastes fiançailles. L' épouse est toute nue, et son front pâlissant ; l' époux à son côté boit sa coupe de sang. Assez ! Le chant finit. Dieu sebaoth ! C' est l' heure ! Notre père des cieux ouvre-nous ta demeure. Mainte bouche aujourd' hui, que ta gloire remplit, se taira pour toujours ; mainte femme en son lit tremblante va pleurer, comme pleurent les reines. Maint guerrier va mourir dans le pays des chênes. -oui, le chant est fini. Sous les chênes sanglants, oui, tous ont combattu leur combat de géants. p276 Sous l' orme de Leipsick qui jette une ombre noire, pendant trois jours, trois nuits, sans manger et sans boire, oui, tous ont oublié la faim et le sommeil, et la nuit et le jour, et l' ombre et le soleil. Le premier jour a lui ! Le glaive a soif encore. Cent peuples contre un homme ont lutté dès l' aurore. Le second jour a lui ! Le glaive a soif ! Hourra ! Aujourd' hui pour toujours qui le rassasiera ? Hourra ? Tous en leur coeur ont caché leur blessure, et les corbeaux ont faim ; ils cherchent leur pâture. Le dernier jour a lui ! Du sang ! Du sang ! Du sang ! La terre aride a soif et la glèbe se fend. Du sang ! Du sang ! Du sang ! Par l' épée et la lance ! Le dernier jour a lui. Les morts ont froid ! Silence ! Les chasseurs de Lutzof n' entendront plus le cor ; mais le glaive a redit : j' ai soif, j' ai soif encor ! 37 PONIATOWSKI. Ainsi qu' une noire fumée, au flanc des monts, toute une armée s' est dissipée avant la nuit. Avant le jour, pâle et sans bruit, un cavalier passe dans l' ombre. Ah ! Que sa lance est froide et sombre ! Sur son chemin retentissant, qu' elle a déjà pleuré de sang ! p277 -ma bonne lance polonaise, qui ce matin tressaillais d' aise, pourquoi pleures-tu, dis-le-moi ? -Poniatowski, noble roi, je ne sais pas quand vient cette heure, pourquoi j' ai froid, pourquoi je pleure. Le ciel est lourd ! L' herbe gémit. Le fleuve est grand. Le bord frémit. -toi, mon vaillant cheval de guerre, qu' as-tu pour baisser ta crinière ? -Poniatowski, noble roi, le sabre est las ! La lance a froid ! Fuyons là-bas vers mon étable, où dans leur litière de sable, comme un cheval sous le harnais, dorment les fleuves polonais. -ton étable est dans la mêlée. Sous les pas des lions foulée ton herbe croît dans les combats. La Pologne n' est plus là-bas. Elle est toute ici sur la grève, avec ma lance, avec mon glaive, avec la dépouille des morts que ce fleuve arrache à ses bords. Sans que l' aiguillon l' éperonne, ah ! Le noble cheval frissonne. Sans que son maître ait dit un mot, il s' est élancé dans le flot : le flot blêmit, l' onde murmure. On voit surnager une armure ; p278 puis, tout se tait ; puis, tout sanglant, le fleuve se ride en tremblant. Ah ! Quand reviendra sur la grève le cavalier avec son glaive ? Déjà cent vagues l' ont bercé ; déjà mille flots ont passé. Quand sortira-t-il de l' abîme ? La vague pâlit à sa cime. L' hirondelle effleure le bord ; le flot se tait, le flot s' endort. Quand reviendra dans sa vaillance le cavalier avec sa lance au bord des fleuves polonais ? Quand son cheval sous le harnais retrouvera-t-il son étable ? La vague caresse le sable, le pluvier niche sur le bord. 38 CHAMP-AUBERT. Le flot s' éveille ; il fond sur son bord insulté. C' est le flot, c' est le flot de ton adversité, France ! Il croît, il mugit, il soulève sa dune ; c' est le lac, c' est le lac de ta noire infortune, France ! Il monte, il grandit ; il se rit de tes pleurs ; c' est la mer, c' est la mer des immenses douleurs. p279 C' est le flux, le reflux qui se tait et qui gronde. Chaque flot est un peuple et chaque vague un monde. C' est la mer ! C' est la mer aux abîmes profonds, où, comme des vaisseaux, sombrent les nations ; où, comme un grain de sable un empire se noie et qui roule à toute heure et le deuil et la joie. C' est la mer ! C' est la mer des célestes hasards : les cyrus aujourd' hui ; puis demain les césars ; Charlemagne à cette heure ; à cette autre Alexandre ; Napoléon ce soir ; demain un peu de cendre ; demain ! Qui sait ? Demain ? âge d' or ou de fer, quel flot nous jettera l' abîme au flot amer ? C' est la mer éternelle aux inconstants rivages que les rois ont toujours peuplés de leurs naufrages, avide, après mille ans, de naufrages nouveaux, de destins plus amers et de plus grands tombeaux ; qui peut, en un moment, déraciner un monde si le souffle de Dieu la pousse et la seconde. Contre ce flot pesant qui luttera sans peur ? Qui lui dira : retourne en ton puits de douleur ? Qui le refoulera devant lui dans le sable, comme enchaîne un berger son troupeau dans l' étable ? Qui poussera du pied cet immense océan dont la borne commence et finit au néant ? Un homme ! Rien qu' un homme ! Ainsi que son épée, si son âme est d' acier et de bronze trempée. Un soldat-empereur, -tout un siècle à cheval, - si sa capote grise est son manteau royal ; p280 s' il porte une auréole au lieu d' un diadème ; un homme contre tous, s' il se dit à lui-même : " Bonaparte, debout ! Sauve Napoléon ! Fais-toi d' airain, mon coeur ! Sonne plus haut, mon nom ! D' un côté, l' univers ; puis un homme, de l' autre ! Octroyons le duel. Ce champ clos est le nôtre. Mêlons dans notre coupe et le mal et le bien ; acceptons tous nos jours, et n' en rejetons rien. Adieu, grand empereur ! Salut, soldat d' Arcole ! Reprends tes jours dorés, reprends ton auréole. Nous avons assez fait pour nous faire éternel. En attendant la nuit, où le plus fort retombe, combattons aujourd' hui pour nous faire une tombe. L' étoile de Lodi remonte dans le ciel. Oui, la lutte me plaît ; grandissons avec elle. Avec un monde vieux, vidons notre querelle. Montrons à nu sa plaie et ses ennuis cuisants. Fantôme du passé, colosse de mille ans, colosse de néant, qui m' étreint, que je foule, dans ma chute, avec moi, que tout un monde croule ! Un monde qui n' est plus, quand il croit tout remplir ! Un passé moribond qui s' appelle avenir ! Un présent apostat qui se vieillit lui-même ! Un néant usurpé qu' on nomme un diadème ! Un trône fait de bois, et que ronge le ver en attendant le roi, comme un cercueil ouvert ! Le fantôme me tue ! ... et moi, dans ma ruine, je conserve à mon front sa couronne d' épine, p281 afin qu' en si haut lieu, les peuples sous le frein, mesurant ma grandeur, mesurent son déclin. Mon aigle n' emportait le monde sous sa serre que pour le laisser choir du plus haut de son aire. Oui, combattons ici tous nos meilleurs combats. Si les vivants sont las, les morts ne le sont pas. Fortune ! Gloire humaine ! Avenir ! Renommée ! éternité d' un jour ! Espérance ! Fumée ! Défendez-moi vous seuls, au moins jusqu' à demain, et montrez ce que peut tout le pouvoir humain. à moi, Desaix ! Kléber ! Poussière de Syrie ! Poussière d' Aboukir ! Poussière d' Italie ! Holà ! Soulevez-vous au souffle de mon nom ! à moi ! Mes vieux soldats des déserts de Memnon ! Souvenez-vous de moi, vous, vieilles pyramides ! Prenez-moi dans votre ombre en mes destins arides. Lève-toi, Marengo ! Levez-vous, Austerlitz ! Eylau ! Wagram ! Iéna ! Levez-vous tous, mes fils ! Batailles de géants, faites-moi ma ceinture ! Soyez-moi ma cuirasse et mon épaisse armure ! Comme de jeunes soeurs, saluez, du tombeau, Champ-Aubert ! Montmirail ! Craonne ! Montereau ! " quand il eut fait silence, ah ! Les morts se levèrent ; et l' on dit qu' à sa voix, dans la nuit arrivèrent sur de blêmes chevaux maints blêmes escadrons. La rouille usait déjà leurs casques sur leurs fronts. Au bout des fers de lance où l' aigle attend sa proie, les vers avaient filé leurs étendards de soie. p282 On dit qu' à la frontière, arborant leurs linceuls, trois nuits, le glaive au poing, ils la gardèrent seuls ; qu' au loin, vallons déserts, forêts, livides chaumes, tout fut en un moment peuplé de leurs fantômes. Cependant leur épée, aiguisée au tombeau éclairait l' empereur, comme un pieux flambeau. Et le monde, voyant un si ferme courage, et tant de morts debout qui suivaient ce naufrage, commença de trembler, et dit : que ferons-nous ? Ce géant nous vaincra. Tombons à ses genoux ! Puis, oubliant leur guide et comment il se nomme, cent peuples éperdus fuyaient devant un homme. 39 L'AIGUILLON. Ah ! France ! As-tu du coeur ? As-tu des yeux pour voir ? As-tu des dents pour mordre ? As-tu, sans le savoir, du sang, encor du sang, en ta veine épuisée ? As-tu dans ton carquois une flèche aiguisée ? Ou, serpent sans venin, qui rampe en son sillon, n' as-tu plus que la langue au lieu de l' aiguillon ? Dis, France, m' entends-tu ? France, si tu sommeilles, faut-il parler plus haut, pour toucher tes oreilles ? Quel mot faut-il donc dire, ou ne te dire pas, beau pays du clairon ? ô vierge des combats, habille-toi de fer, qui jamais ne se rouille ! Relève ton armure, et non pas ta quenouille. p283 Si ton clairon se tait, enfle plus haut ta voix. Si ton épée est courte, agrandis tes exploits. Si ta barque se rompt, que ton espoir surnage ! Si ta muraille est basse, exhausse ton courage ! Si ton glaive s' émousse, aiguise ta fureur ! Si son tranchant se perd, combats avec le coeur ! Sinon, tu sentiras comme il est homicide, l' aiguillon de la honte ; et comme elle est aride quand le vainqueur a soif, la coupe du vaincu. Tu sauras dans son sein comme son coeur est nu ; et quand on l' a courbée, un jour, sous la tempête, ce qu' il faut de longs jours pour redresser la tête. Sinon, tu sentiras combien le lit est dur où le vaincu s' endort, combien son ciel obscur ; tu verras de quel or est faite sa couronne ; s' il est doux de semer quand un autre moissonne ; s' il est doux de plier des genoux asservis et de baiser les mains qui tuèrent nos fils. Paris, monstre sans bras, sans yeux et sans oreilles, ne sauras-tu jamais, comme un essaim d' abeilles, que gronder en ta ruche ? Et composer ton miel de paroles sans suc, de mensonge et de fiel ? Ne sauras-tu jamais, courtisane, à ton âge que diviser ton coeur et farder ton visage ? Te verra-t-on toujours, en ton chemin banal, caresser, sans amour, et le bien et le mal, et le pour et le contre, et le rien pour tout dire ? Toujours tuer tes fils ! ériger pour détruire ! p284 Quand on cherche du fer, apporter tes discours, et toi-même en leur source empoisonner tes jours ? Dis, France, m' entends-tu ? Comme au jour de frimaire ton ciel est sombre et lourd et ta vallée amère. Où donc as-tu planté l' arbre de fructidor ? Où donc as-tu semé l' épi de messidor ? Les petits des oiseaux, en ton sillon immense, ont-ils déraciné le germe et la semence ? Où sont tes fils aînés, cheveux longs, et pieds nus, mendiants immortels, sous des noms inconnus, que partout l' on a vus affamés de batailles être en quête partout de promptes funérailles ? Ceux-là, malavisés, ne savaient pas encor ce qu' on peut acheter avec un denier d' or. Ils n' avaient point au cou de riches broderies, ni tant de beaux rubans, de nobles armoiries ; et des jougs argentés ne courbaient pas leurs fronts ; non, ils n' étaient point ducs, ni comtes, ni barons, ni pages, ni valets de leurs propres caprices ; il n' avaient sur leurs seins rien que leurs cicatrices. Non, ils ne savaient pas dormir sur le duvet quand sonnait le clairon, ni trahir un secret, ni mentir au soleil, ni renier leur ombre, ni regarder du bord un empire qui sombre, ni vendre leur parole, en prose comme en vers, ni demander merci de l' immense univers. Mais, sitôt que le jour commençait à paraître, sans pain et sans souliers, sans serviteurs, sans maître, p285 on les voyait courir, le front haut et serein, aux Alpes, au Thabor, sur le Nil et le Rhin ; et, comme un océan que harcelle un fantôme, balayer devant eux le sable d' un royaume. Ah ! France, as-tu du coeur ? As-tu des yeux pour voir ? As-tu des dents pour mordre ? As-tu, sans le savoir, du sang, encor du sang, en ta veine épuisée ? As-tu dans ton carquois une flèche aiguisée ? Ou, serpent sans venin, qui rampe en son sillon, n' as-tu plus que la langue au lieu de l' aiguillon ? 40 FONTAINEBLEAU. Le serpent a sifflé sous l' épaisse broussaille ; et de Fontainebleau le feuillage tressaille ; oui, la forêt frissonne ; une meute aux abois de peuples haletants retentit dans le bois ; et par monts et par vaux, ardents à la curée, un chasseur les conduit par sa chaîne dorée. Celui dont rien jamais n' a retardé les pas, celui qui de sa flèche a blessé mille états, Palmyre en son désert, et Tyr sous sa couronne, Athène après Memphis, Rome après Babylone ; celui qui comme l' aigle étreint le passereau, et comme l' océan prise la goutte d' eau ; le même qui naguère, en sa chasse royale, démusela le goth, le franc et le vandale ; p286 celui qui dans son gîte a de cent nations, pour vêtir sa vieillesse, emporté les toisons ; oui, le chasseur divin, qui pend par leur grande aile les siècles mutilés à sa porte éternelle. Ah ! De Fontainebleau, quand la forêt frémit, est-ce un cerf aux abois, est-ce un daim qui gémit ? Non, ce n' est pas un cerf, un daim aux pieds d' ivoire ; c' est un puissant empire, en son gîte de gloire, un empire au front d' or que l' épieu du chasseur avec sa meute ardente a blessé jusqu' au coeur. écoutez ! La forêt tremble sous son feuillage ; le chêne des combats a perdu son ombrage. De tant d' états brisés sous la main du seigneur, rien ne reste qu' un homme (où donc est l' empereur ? ), un homme pâle, chauve, au jour de la tempête n' ayant rien que son nom pour abriter sa tête. Où donc est l' empereur ? Le maître des humains, le plus grand roi des rois, et sacré par nos mains ? Quand son palais est vide et sa porte fermée, il ne reste qu' un homme avec sa renommée ; vieux laboureur sans soc, moissonneur sans fléau, Napoléon de Corse ! Un mortel ! Un roseau ! Ouvrier sans salaire, au bout de sa journée, qui, sous un triple gond a clos sa destinée, il a dit sur son seuil : adieu tous mes combats ! Adieu ! Bruyants clairons ! Drapeaux ! Aigles ! Soldats ! Adieu ! Tout est fini. Je n' ai plus de royaume. Demain, vous parlerez de mon nom sous le chaume p287 -votre royaume, sire, est grand comme les cieux. Où voulez-vous aller ? Commandez-nous des yeux. -je vais dans un endroit où la nuit est profonde, où finit toute joie, où commence le deuil, d' où l' on ne revient plus quand on quitte son seuil. Soldats, le pas de course a fatigué le monde. Je descends les degrés de mon adversité ; je vais parmi les morts dans la postérité ; où toute passion se dépouille et s' oublie, où le flot sur sa rive abandonne sa lie, où le temps immobile éternise un moment ; car le malheur manquait à mon couronnement. Non, non ! Ne pleurez pas ! Je vais dans un abîme où le sceptre brisé refleurit à sa cime, où le mensonge perd sa flèche et son venin, où les coeurs sont de bronze, où les yeux sont d' airain, où la haine s' efface aussitôt qu' on la nomme, où rien ne peut mourir, et pas même un nom d' homme. -ah ! Sire ! Dès ce soir, irons-nous avec vous dans ce nouvel empire ? -oui, vous y serez tous, autour de moi rangés, sous des tentes de gloire aux piliers de granit. Voyez ! Dans ma nuit noire, un soleil plus brûlant s' allume dans mon ciel. Mon aigle prend déjà son essor éternel. Comme elle, il faut partir. Adieu, chevaux rapides, qui si vite traîniez, du pied des pyramides à la tour du kremlin, mes destins accomplis. Adieu, sabres luisants d' Arcole et d' Austerlitz, p288 dont la pointe d' argile est si vite émoussée sitôt qu' on se cuirasse avec une pensée ! Adieu, casques de bronze, aux cimiers chevelus que le glaive d' en haut a si vite rompus, dès qu' il les a touchés ! Pour une autre blessure, mes soldats, revêtez une meilleure armure. Adieu, mur qui s' écroule autour de ma cité sitôt qu' il faut lutter avec l' éternité ! Adieu, fleur des combats sur ta tige flétrie, beau pays du clairon ! Adieu, France ! Patrie ! Adieu, peuple-empereur ! Abdique tes destins. Quitte avec moi l' empire et les vastes desseins. Montre ce que tu peux, sans guide, en ton ornière ; et creuse un peu plus loin ton sillon de misère. Avec moi, peuple-roi, déchire ton manteau. Dépouille la couronne et choisis un tombeau. Efface au bas du mien ton nom sur cette page ! Majesté de néant, reprends ton héritage ! Le voici tout entier ; et sans moi, dès demain, va ramper dans la foule avec le genre humain. Et toi, vieil univers, contente ton envie ; dors en paix, désormais, le reste de ta vie. Repose-toi mille ans, sans t' éveiller la nuit pour voir à mon côté si mon glaive reluit. Ne tremble plus si fort dès que la nue est sombre ; le grand Napoléon n' a plus rien que son ombre. 41 L'INVASION. p289 Et maintenant, c' est l' heure où la terre des gaules gémit, comme une harpe, à l' ombre des vieux saules. Des fleuves murmurants, des lacs et des vallons, des bois, des monts ombreux où nichent les aiglons, et de l' anse des mers où la vague retombe un immense soupir sort d' une immense tombe. Car ils sont morts, au loin, en mille champs épars, ceux qu' elle avait nourris des os des léopards. Car ils sont morts, au loin, ceux qui portaient l' épée et la lance au long bras, toujours de sang trempée ; et rien ne reste d' eux pour défendre leurs toits, hors leurs petits enfants cachés au fond des bois. Dans le pli du rocher, dans l' antre de la grotte, la bruyère soupire et la brise sanglote. Car ils sont morts, là-bas, et gisent sans tombeaux, pâles, nus, déchirés sous l' ongle des corbeaux, ceux qui, pour mieux hâter leurs lentes funérailles, pressaient de l' éperon les chevaux de batailles. Et ceux qui se courbaient sur le bord de l' arçon, comme les moissonneurs au bord de leur sillon ; et ceux qui combattaient comme des tours vivantes ; et tous les fils du glaive, errants, loin de leurs tentes ; le glaive a délié leurs cuirasses d' airain, et l' aiguillon de mort est entré dans leur sein. p290 N' oublions pas non plus au fond de leur poussière le nom de leurs chevaux à la blême crinière. Car, dès que le clairon hennissait sous les cieux, bondissants, dans l' étable, ils s' appelaient entre eux, disant : c' est l' heure ! Allons ronger l' herbe sanglante. Et leurs pieds réveillaient leurs maîtres sous la tente. Et leurs maîtres penchés sur les selles de fer descendaient des vallons comme un torrent d' hiver. Oh ! Que le vent gonflait le pli de leur bannière ! Que leurs pas orgueilleux soulevaient de poussière ! Qu' ils prenaient en un jour de royaumes peuplés de villes et de tours et de murs écroulés ! Sans parler du désert, ni visiter l' Asie, ni le flot du Jourdain, ni sa source asservie ; sans toucher vingt états, vers le Nil égarés, ni les tours du kremlin, ni les hauts minarets ; ni les châteaux du Rhin sur leurs rives humides ; sans nommer l' alhambra, ni les sept pyramides. Et maintenant les boucs ont dispersé leurs os ; et leur chef en son île, insulté par les flots, muet, découronné, prisonnier, sur la plage écoute jour et nuit le bruit de son naufrage ; et, comme un porte-clef, sur ses pas, l' océan fait sonner haut sa grève et l' abîme béant. Reviendront-ils bientôt dans la terre de France, ceux qui savaient briser la lance avec la lance ? Que tardent-ils ? Le glaive a-t-il tari leur sang ? La maison dépeuplée attend son maître absent. p291 Les femmes sur les murs debout, avant l' aurore, comptent l' heure en disant : reviendront-ils encore ? Mais voilà qu' à leur place, au loin, sur le chemin, de pâles cavaliers arrivent par essaim. Ils parlent l' un à l' autre une langue inconnue. Nul ne sait leur pays ; et leur épée est nue ; elle est ensanglantée ; et d' orageux climats aux crins de leurs chevaux ont pendu leur frimas. Malheur ! Ils sont entrés, comme fait la tempête, sous le toit des héros, sans incliner la tête. Ils ont foulé sans peur le banc et l' escalier ; sans peur, ils ont souillé la porte et le foyer ; sans peur, ils ont aussi vidé jusqu' à la lie toute coupe d' orgueil sur la table remplie. Malheur ! Malheur ! Ils ont rompu le pain des morts. Ils ont rompu le glaive et la lance des forts. Pour ombrager leur tête, ils ont cueilli sans gloire, sur l' arbre des héros, un rameau de victoire ; et, voyant sur son banc la veuve tout en deuil, ils ont ri de la tombe et moqué le cercueil. Malheur ! Malheur ! Malheur ! Voilà qu' un grand royaume se sèche sous leurs pieds ainsi qu' un brin de chaume. Sur l' argile et le roc, sur le mont, le ravin, sur les prés odorants, sur le sable et l' airain, sur la rive et le flot, sur l' herbe, sur sa tige, les pas de l' étranger ont laissé leur vestige ! Demain l' herbe croîtra ; demain le flot plus pur oubliera son limon dans son lit tout d' azur ; p292 demain le rossignol chantera sous les saules ; demain reverdira le vieux chêne des gaules ; mais demain ni jamais les pas de l' étranger ne pourront, sur le roc, s' effacer ni changer. Désespoir ! Désespoir ! En tous lieux, à toute heure, n' avoir plus sous son toit, ni place, ni demeure, ni couche, ni festin, ni feu, ni loi, ni droit ! à la face du monde être montrés du doigt, muets, sans nom, sans chefs, dépouillés par le faîte, ainsi qu' un grand cadavre à qui manque la tête ! Trouver partout son maître au bout de son sentier ! Le retrouver encore auprès de son foyer ! Sur son banc, à sa table, en son lit adultère ; et ne pouvoir parler, et ne pouvoir se taire ! N' avoir plus d' un état que le pâle semblant ! être une ombre, en effet, qui s' efface en tremblant ! L' ombre d' un peuple mort ! Moins que cela, peut-être, une fable, un jouet, pour amuser son maître, un vieux conte oublié qu' apprennent les enfants ! Vivants, être rayés du nombre des vivants, comme un mot, par hasard, mal écrit sur le sable ! C' est là, c' est là la plaie immense, inguérissable ! Car voilà vers le soir, pour couronner le deuil, qu' une race de rois scellée en son cercueil, fantôme de mille ans qui convoite un fantôme, a secoué sa cendre et cherché son royaume. Pèlerins du tombeau, sans joie et sans remords, ils ont dit : levons-nous ! Et régnons sur les morts. p293 Et l' autel du passé retrouve sa dépouille ; le casque se remplit de poussière et de rouille. L' étendard s' enveloppe en son sanglant manteau. Il se plaint à l' épée, et l' épée au tombeau. Et maintenant, c' est l' heure où la terre des gaules gémit, comme une harpe, à l' ombre des vieux saules. 42 L'ILE D'ELBE. La terre a refleuri sans songer au tombeau. Voici, voici le jour où sur son frais rameau la feuille reverdit sans songer à l' automne. Maints rois dans leur sépulcre ont cherché leur couronne ; avant eux dans le bois, la violette en mars a retrouvé sa fleur et ses parfums épars. Avez-vous respiré le printemps dans la brise, dans la nuit, et dans l' air, dans le flot qui se brise ? Avez-vous entendu, pour la première fois, les pleurs du rossignol, le cri de l' alouette ? Avez-vous, le matin, quand la feuille est muette, entendu frissonner la source au fond des bois ? Tout un empire est mort. Avez-vous, à sa place, vu germer dans les prés, où son chemin s' efface, la marguerite d' or ? Puis avez-vous jamais, quand un siècle finit et se tait désormais, et que l' heure est passée, où tout un peuple gronde, vu bourdonner l' abeille à la place d' un monde ? p294 Avez-vous, dans son lit, vu dormir l' océan ? Avez-vous vu la mer, au golfe de Juan, la mer, au sein d' azur, qui palpite et qui rêve, quand l' arbre de Provence a parfumé sa grève, quand l' épervier d' Antibe a niché sur son bord, et que le flot ridé se tait et se rendort ? Une mer que mainte île en son golfe sillonne, comme un soc aiguisé, Pianosa, la Gorgone ; et puis une autre encor, qui se cache aujourd' hui, mais dont l' écueil muet, quand son astre aura lui, retentira plus haut sur sa rive enivrée, que Naple et que Gaëte, Ischia, ni Caprée. Avez-vous vu le golfe, à l' heure où le soleil allume vers l' Arno, son phare de vermeil ? Du calice des fleurs, de l' anse du rivage, un murmure s' exhale ; il glisse sur la plage. Un flot naît, puis s' efface ; un autre naît encor, et l' abîme, après lui, s' éveille en son puits d' or. Et l' aigle, après l' abîme en son aire éternelle, a quitté son écueil et secoué son aile. Comme une fleur marine éclose en son vallon, une voile a blanchi là-bas sur son sillon. Une voile ! Une voile ! Oh ! Oui ! C' est un navire, un corsaire à trois mâts, qui vole et qui respire. Puis, au loin, un vaisseau le suit, dans son sentier, comme après l' hirondelle arrive l' épervier. " votre nom ? -île d' Elbe. -et votre port ? -la France. -que portez-vous ? -un homme. -et quel est-il ? -silence. p295 -et votre pavillon ? -tricolore ! -adieu ! Va ! " et l' abîme murmure et s' entr' ouvre déjà. L' hirondelle a trouvé son nid avant l' orage ; le corsaire son port, et l' ancre son rivage. Que leur fait l' ouragan ? Que fait au mât l' écueil, à l' homme, le malheur, quand ils touchent le seuil, et qu' ils ont su plier, l' un sa voile obstinée, et misaine, et beaupré, l' autre sa destinée ? Un homme ! Rien qu' un homme ! Au front chauve et pensif, ainsi qu' un naufragé, qui sort de son esquif, est debout sur la plage. Ah ! Pour être si pâle, sur quel cap orageux, et quelle mer fatale, sur quel aride bord, sans pilote et sans nom, a-t-il perdu son lest et brisé son timon ? A-t-il dans l' équinoxe, et quand la nuit est noire, d' Aram ou de Calpé doublé le promontoire ? Ou quand le Capricorne insulte le Verseau, sur la mer paresseuse usé son lourd vaisseau ; ou bien, vers Aboukir, oublié son étoile, ou, près de Trafalgar, perdu sa grande voile ? Il ne lui reste rien, hors son nom (quel est-il ? ), puis son écho sur l' Elbe, et le Tage et le Nil ; puis son petit chapeau, -puis sa capote grise, - et puis sa courte épée ; -et déjà sous la brise l' abîme se soulève ; et, rompant leur bandeau, maints rois ont dit : c' est lui ! Faites-moi mon tombeau. Et les tours ont redit, du haut de leurs murailles : oui, c' est lui ! Le voici, faites vos funérailles ! p296 Et cent portes de bronze ont crié sur leurs gonds ; et cent peuples tombés ont relevé leurs fronts. Et cent aigles d' airain ont volé comme une âme, de clochers en clochers, aux tours de notre-dame ! C' est lui, c' est lui, c' est lui, grand dieu ! Le voyez-vous ! Qu' il revienne en sa gloire, et règne encor sur nous ! Le voilà ! Le voilà ! -sur ce cheval de guerre ! -oui, celui qui balaye après lui la poussière ; oui celui qui pâlit et sourit à la fois, sur ce chemin rapide où passent tous les rois. Rendons-lui sa couronne ; et si l' autel est vide, sacrons-le de nos mains. Il sera notre guide en notre amer sentier. Faisons-le tout-puissant ! Qu' il nous donne son nom, et prenne notre sang ! Nous filerons pour lui le lin de sa victoire, et lui, nous nourrira du festin de sa gloire. -oui, sire, reprenez votre empire insulté. C' est nous qui vous sacrons pour une éternité. Vous portez notre nom. Régnez à notre place ! Notre sceptre est brisé, quand votre empire passe. -et vous, peuple et soldats, revêtez-vous d' airain ; soyez prêts à combattre avec moi dès demain. 43 WATERLOO, LES BERGERS. Au champ de Waterloo les épis blonds mûrissent. Les bluets, dans la nielle, avant l' aube fleurissent. p297 Avant le laboureur et ses fils rassemblés, l' alouette quêteuse a glané dans les blés quand la gerbe est liée et que le chaume brille, où sont les moissonneurs, et que fait la faucille ? Les moissonneurs au bois errent dès le matin ; la ferme abandonnée est cachée au ravin. Le char fuit en criant sur la route pavée. La colombe rustique appelle sa couvée ; blême est la terre, au loin, sans source, ni gazon ; et l' immense forêt tressaille à l' horizon. Au verger d' Hougoumont, où blanchit l' aubépine, la génisse flamande a foulé l' églantine. Holà ! Le bouc errant insulte le chevreau. Va, berger, hâte-toi de paître ton troupeau. Sinon, avant demain, sur le bord de la haie le boeuf aura rongé le bon grain et l' ivraie. Comment, à Mont-Saint-Jean, au champ du laboureur, le chevrier d' écosse est-il venu sans peur sonner sa cornemuse ? Et dans l' ardente plaine qu' enferment Planchenoit, Rossomme, Merkebraine, comment les montagnards nés aux monts de Glenco ont-ils appris leurs chants et leurs noms à l' écho ? Comment, à Mont-Saint-Jean, les moissonneurs des îles se sont-ils partagés dans leurs sillons fertiles ? Que faisaient là, sans soc, sans herse et sans fléau, les bouviers d' Albion ? Comment à Waterloo avec l' herbe, en un soir, les faucheurs des Hébrides ont-ils fauché le cèdre éclos aux pyramides ? p298 Oh ! Les hardis bouviers ! Oh ! Les bons moissonneurs ! Pour de rudes troupeaux, oh ! Les rudes pasteurs ! écoutez ! écoutez ! Comment dans la prairie sonne leur cornemuse. " à moi, bouc de Cambrie ! " à moi, chevreau d' écosse ! Ou, bientôt les aiglons " vivant t' emporteront au sommet des vallons ! " à moi, brebis des clans ! à moi, bélier d' Irlande ! " aiguise là ta corne et cherche ta guirlande ! " fais sonner à ton cou ta clochette d' acier ! " sinon, tu te perdras au détour du sentier ! " à moi, boeufs des Douglas, d' érin et d' Angleterre, " qui, sous un même joug, rongez même bruyère ! " mieux qu' au pays des lacs, en votre auge d' airain, " dans le bois d' Hougoumont, vous mugirez demain. " et comme dans la Flandre, au moment de l' orage, un berger, en sifflant, appelle au pâturage la génisse et le boeuf ; ainsi vers leur sillon maints peuples, rassemblés sous un même aiguillon, suivaient la cornemuse ; et l' herbe des clairières sous leurs pas, desséchée, entassait leurs litières. Au loin, fumaient le chaume et le toit des hameaux. On entendait dans l' air le vol lourd des corbeaux. Au loin, les chiens hurlaient sur leur seuil lamentable ; et la belle-alliance ouvrait sa grande étable. D' avance la vallée avait, dans les lieux bas, creusé son lit d' ivraie au torrent des combats. 44 L'ORAGE. p299 Le jour luit ; mais ce soir, avant la nuit profonde, oui, ce soir, non plus tard, à qui sera le monde ? Qui restera debout, l' insecte ou le géant, le passé, l' avenir, le siècle ou le néant ? Empire, peuple ou roi, quelle herbe moissonnée sera loin de son champ rejetée et fanée ? Le jour luit... mais, ce soir, qui portera le deuil ? Qui cherchera son nom épars sur son écueil ? Et lequel vaut le mieux, quand on joue un royaume, ou l' homme ou le hasard, le brin d' herbe ou de chaume, ou l' hysope ou le cèdre, ou la haine ou l' amour ? Il le faut décider avant la fin du jour. Pour la dernière fois, sur sa cime escarpée, ah ! Comment combattra l' épée avec l' épée ? Avant de dépouiller pour jamais son cimier, comment luira le casque au front du cavalier ? Et comment les chevaux, à l' écume sanglante, ce soir, rongeront-ils le frein de l' épouvante ? Il pleut ! Le chaume tremble et siffle au bord de l' eau ; et la grêle a brisé le toit de Waterloo. Le tonnerre bondit comme un fléau sur l' aire.... non ! Ce n' est pas la grêle ; et là-bas, le tonnerre n' a jamais retenti. Ce sont des escadrons qui s' écroulent ensemble à la voix des clairons. p300 Ah ! Maréchal Grouchy ! Que tardez-vous encore ? N' avez-vous pas senti trembler, avant l' aurore, la terre sous vos pieds ? Oh ! N' entendez-vous pas les canons aboyer sur le seuil des combats ? Aux armes ! Croyez-moi ! Non, ce n' est pas un rêve. Accourez ! Accourez par le chemin du glaive ! La bataille a grandi, comme un feu sur un mont. Voyez ! Que l' ombre au loin, dans le bois d' Hougoumont est pesante à midi ! Sur sa branche livide que la fleur est fanée, et le feuillage aride ! Celui qui, par hasard, s' endort dans son sentier, jamais ne reverra son toit, ni son foyer. Où vont ces chevaux gris qui sortent de l' étable ? Leurs selles sont d' acier ; leurs pieds creusent le sable. Leurs cavaliers ont dit : écosse pour toujours ! Mais l' écho leur répond par le cri des vautours : va ! Montagnard de Perth, ta vallée est amère. Là-bas, le lion rouge a franchi ta barrière. -c' est l' heure ! Ils sont à nous ! En avant ! En avant ! Tambours, battez la charge ! Et l' arme blanche au vent ! Vous, Ney, marchez en tête, et sapez la muraille. Tous ces hommes d' airain croulent sous la mitraille : bien ! France ! Encore un coup ! Comme un hardi bélier heurte là d' Albion le bouc au front d' acier. Plus près ! Plus près encor ! Visage sur visage ! Le canon à l' épée a frayé le passage. L' épée en son chemin peut entrer jusqu' au bout. En son vase de fer le combat fume et bout. p301 Plus près ! Plus près encor ! Poitrine sur poitrine ! Sang pour sang ! Mort pour mort ! Ruine pour ruine ! Garde à vous ! Tout va bien. Le boulet suit l' éclair. Il pleut, il pleut du fer, quand les cieux sont de fer. La terre au loin pâlit où la bombe l' effleure. Si le glaive poursuit sa tâche encore une heure, demain qui survivra pour creuser les tombeaux ? La source des vivants se tarit en ses flots. Tout va bien, l' oeuvre avance ; et la journée est belle ; jusqu' en ses fondements la bataille chancelle. Sur le bord de son aire, où plane le destin, l' armée a secoué ses deux ailes d' airain, et du bec et de l' ongle aiguisant leur armure, à ses petits aiglons divisé leur pâture. Tout va bien ; et le fruit mûrit sur l' espalier. Après le fantassin, vienne le cavalier pour le cueillir sans peine ! Et vienne aussi sans guide, après le cavalier le vautour homicide ! Puis après le vautour, viennent les noirs corbeaux pour achever demain le festin des héros. Quand les vivants sont las, si leur colère tombe, l' empereur leur sourit, comme un roi de la tombe, sur son tertre monté, qui caresse le flanc de son pâle cheval aux crins souillés de sang ; en sa nue orageuse il cherche son étoile, " là-bas vers ce clocher où l' horizon se voile. " et les morts, oui, les morts, oubliant leur blessure, reprennent leur colère et leur pesante armure. p302 Comme font les vivants, pleins de haine et d' espoir, tous ils ont, sans faillir, combattu jusqu' au soir, muets pendant le jour, muets dans la nuit sombre ; et leurs corps à leurs pieds ne projetaient point d' ombre. 45 LES CLAIRONS. Et, là-bas, mieux que les cavales les hardis clairons hennissaient. Et les voix d' airain des cymbales plus que le glaive frémissaient ; comme des choeurs de suppliantes, des cris de veuves et de soeurs, qui, le sein nu, toutes sanglantes, lèvent les mains vers les vainqueurs, et chancelant dans son ivresse le glaive écoutait ces accords ; et des murmures d' allégresse erraient sur les lèvres des morts. Et l' espérance dans la nue luisait alors sur les vivants, comme au ceinturon suspendue luit une épée à deux tranchants. " bons ouvriers de funérailles, le temps est court ; l' ouvrage est long. Oh ! Sous la glèbe des batailles creusez l' abîme plus profond. p303 Il faut demain, qu' avec sa cendre, et ses projets et son cercueil, un peuple entier puisse y descendre et s' y coucher dans son orgueil. " oui, bons ouvriers de l' abîme, travaillez bien jusqu' à demain. Le maître vous voit de sa cime, et vous fait signe de la main. Creusez, creusez encor la tombe ; il faut qu' avec son souvenir, et son empire qui succombe, un empereur puisse y tenir. " et tous les coeurs étaient de flamme ; et tous les bras étaient d' airain ; et tous les drapeaux, comme une âme, se gonflaient d' orgueil le matin ; et dans la ferme crénelée, ainsi qu' un troupeau mugissant, le glaive abritait la mêlée ; et les blessés buvaient leur sang. Ah ! C' est toi qui l' emportes, France ; l' éternel a compté les morts, et vers toi penche la balance. Ton bras est lourd ; tes fils sont forts. Aux cris de la trompette ailée, tes escadrons ont, comme un flot, comblé le lit de la vallée. Réjouis-toi de Waterloo ! Mille voix ont crié : victoire ! France adorée, avant la nuit, p304 tu vas renaître dans ta gloire. Vois ! Sur ton front ton astre luit. Mais d' Albion les fiancées, avant la nuit au bord des mers, errantes, pâles et glacées, vont pleurer sur les flots amers. Une heure encore ! Un monde passe ; un jour de plus s' ajoute au jour ; un peuple meurt et tout s' efface, et l' ombre s' enfuit à son tour. Une heure encor pour un empire ! Et l' épi mûr sera cueilli. Le glaive oubliera son délire, et le tombeau sera rempli. Les morts vont gagner leur salaire. Maréchal Grouchy ! Venez-vous ? L' épée émousse sa colère. Les morts sont las ! Secourez-nous. Pressez vos chevaux de carnage, et cueillez l' épi moissonné.... non, c' est trop tard. L' heure a sonné, un autre a fini votre ouvrage. 46 LES CAVALIERS. -" maréchal ! Regardez ! Que voyez-vous, là-bas ? -sire ! Un nuage noir. -un nuage ! Non pas. p305 Il grandit en marchant. -sire, c' est la poussière de votre armée au loin muette avant-courrière. -oh ! Non ; non, ce n' est pas la poudre du chemin. Ce sont de noirs vautours, messagers du destin. -ce sont des cavaliers, au funeste message, plus nombreux que le sable, et plus prompts que l' orage ; sire ! Leur lance est longue, et mortel est son dard. C' est dans la main des nains le glaive du hasard. " alors on entendit, au loin, là, dans la plaine, une voix qui criait, terrible et surhumaine : " sauve qui peut ! Tout est perdu... " puis dans leur coeur sentant alors entrer l' aiguillon du seigneur, les hommes, les chevaux, à la selle fumante, se prirent à trembler d' une immense épouvante. Et puis, l' heure sonna... tout fut fini d' abord. Tout était vie, espoir... tout fut silence et mort ! Sous un souffle invisible, une innombrable armée se dissipa dans l' air ainsi qu' une fumée ; et, par mille chemins, sans vestige et sans bruit, une foule sans nom, pâle, s' évanouit. Seulement, on crut voir... oh ! Oui, l' on vit dans l' ombre un cavalier errant à travers la nuit sombre, qui courait au-devant du glaive du vainqueur. Mais le glaive lassé s' émoussa sur son coeur ; et lui, désespéré, cherchait son grand royaume, et partout ne trouvait plus rien que son fantôme. Et la nuit était calme, et son front radieux. La lune épanouie à la cime des cieux p306 s' endormait et rêvait. Les fleurs de la vallée enviaient sa blancheur sur sa tige étoilée. L' oiseau qui s' éveillait trouvait son toit béni, et le ver sa pâture, et l' insecte son nid ! 47 LA PRIERE. Grand Dieu ! Tu l' as voulu ! Ta volonté soit faite ! Tu possèdes l' abîme aussi bien que le faîte, et tu le peux creuser sans en trouver le fond ! Ta providence est sainte, et ton oeil est profond. Tes desseins sont à toi ; ta sagesse mesure l' huile et le baume et la blessure. Quand un état se brise en ta puissante main, tu sais de quelle argile, avant le lendemain, tu le veux repétrir. Prends pitié des ténèbres où nos jours sont tombés. Luis dans nos cieux funèbres. Puisque ton bras nous frappe en notre souvenir, rends-nous en don tout l' avenir ; grand Dieu ! Nous te prions pour ce pays de gloire que l' on appelait France, avant que ta victoire l' eût séchée en sa source. à la place des morts veille sur sa frontière et sur ses châteaux forts, sur ses champs, sur ses monts, sur ses vides murailles et sur ses vastes funérailles. Et puis fais-la surgir des ombres du tombeau plus belle après sa mort. Pour un monde nouveau p307 donne-lui sans mesure une nouvelle vie. De son peuple ouvre enfin la paupière assoupie ; et de son Golgotha ramène en tes vallons le porte-croix des nations. Surtout ne souffre pas que son coeur se partage, ni que sa lèvre impie, à ton amer breuvage, ajoute le venin des petits des serpents ; le mensonge, la peur, ni les désirs rampants, ni des lâches discours la coupe corrompue, où tout état boit la ciguë. Enfin, nous te prions à cette heure, seigneur, pour tous ceux qui naguère ont combattu sans peur. Donne-leur, chaque jour, le pain de leur vieillesse, et nourris-les encor d' un reste d' allégresse. Bénis leurs toits de chaume et leurs seuils triomphants et les berceaux de leurs enfants ! 48 SAINTE-HELENE. Ah ! Chanteur, arrêtez ! Je pleure ; et votre chant me frappe sans repos, comme un glaive tranchant. Un mot, un nom, un rien fait saigner ma blessure ; et mon casque rouillé sous le chaume murmure. Pendant que vous parlez, mon cheval hennissant m' appelle dans l' étable et dit : je veux du sang ! Le jour est triste et long ; la nuit plus longue encore. Tout est-il donc fini ? Jamais, avant l' aurore, p308 oh ! N' entendrai-je plus le clairon retentir, et crier : lève-toi ! Viens au désert de Tyr ! Viens aux sources du Nil, où le soleil se lève ! Ou bien, dans le kremlin, viens achever ton rêve ! Qu' est devenu celui qui donnait, chaque jour, son breuvage à l' épée et sa part au vautour ? Quand il régnait sur nous, le monde en son orbite ne rampait pas si bas comme un insecte au gîte. Les cieux étaient plus grands, le jour était plus pur ; et l' état mieux réglé marchait d' un pas plus sûr. Et l' on ne voyait pas tant de nains au front blême, à leur front rattacher leur lâche diadème, ni tant d' hommes trembler, comme on fait aujourd' hui ; mais le glaive honoré s' enivrait de lumière ; des casques orgueilleux ondoyait la crinière... le savez-vous, chanteur ? ... ah ! Qu' ont-ils fait de lui ? -sur un vaisseau rapide, à la voile parjure, par delà le Cancer et sa verte ceinture les nains l' ont entraîné sous la foi d' Albion ; et les aigles de mer ont suivi son sillon. -et que disait l' abîme attendant le naufrage ? -l' abîme se cabrait comme un coursier sauvage dans une île égarée au bout de l' univers, à l' endroit où les flots étaient le plus amers, ils ont emprisonné ce géant des tempêtes. La brume le couronne au haut des chauves crêtes, et le roc sous ses pas s' ouvre vide et béant, ainsi qu' un grand tombeau que fouille l' océan. p309 -comment l' appelle-t-on ? -son nom est Sainte-Hélène. -et qu' ont-ils fait encore ? -ils ont rivé sa chaîne. Ils lui disputent l' ombre et le vin et le pain ; ils mesurent sa soif, ils marchandent sa faim. à travers ses barreaux, ces lions de courage ont insulté du pied le grand aigle en sa cage. -est-ce tout ? -non ; pleurez ! Sans vergogne et sans peur ils lui ferment la bouche ; ils musellent son coeur. Ils courbent sous le faix l' homme des pyramides ; ils ont pesé son souffle ; ils ont compté ses rides. Ils ont dit : encore une à ce front qui pâlit ! Et l' oeuvre sera faite, et le tombeau rempli. -est-ce tout ? -pas encore. Ils rouvrent sa blessure sitôt qu' elle s' endort. Ils ont semé l' injure aux deux bords du chemin. De ses hauts fondements ils traînent sa pensée en de vils châtiments. Ils mêlent dans son pain le fiel et l' avanie, et, comme un malfaiteur, garrottent son génie. Du nouveau Prométhée ils ont ouvert le flanc ; le vautour d' Albion boit lentement son sang. Au loin, le roc est nu ; la maremme, homicide ; l' arbre à gomme africain y jette une ombre aride ; et debout sur le seuil, comme fait un geôlier, l' océan, sans dormir, garde son prisonnier. -c' est pourquoi, je te hais, vile et vile Angleterre, pays de tromperie, et vaisseau de misère ! Je te hais sur ta dune ! Et sur ton bord altier ! Je te hais dans tes flots, à ton pâle foyer ! p310 Je te hais dans ton ciel où tout se décolore ! Dans tes nuits sans parfum ! Dans tes jours sans aurore ! Pour effacer la tache écrite sur ton nom, épuise, si tu veux, tous les flots sans limon qui dorment amollis au souffle du Bosphore, tous ceux qui vers Ceylan bercent la tiède aurore ; baigne-toi, jour et nuit, dans les mers de l' Atlas. L' océan tout entier ne te lavera pas. Ton or luit au soleil, et ta bourse est remplie. Mais ta pensée est vide, et vide ton génie. Tu ne sais qu' acheter la honte au plus bas prix pour trafiquer plus loin de ton lot de mépris. Ton masque est : liberté ; ton nom est : esclavage, et la foi d' Albion est la foi de Carthage. Ton empire est immense, et ton rude aviron gourmande au loin l' abîme ainsi qu' un éperon. Mais ton coeur est étroit ; mais ton âme est petite. Mais ton oeil est menteur, mais ta bouche hypocrite ; mais dans chaque naufrage, il faut faire ta part, comme on la fait au flot ! à l' écueil ! Au hasard ! Fille de l' océan, trop semblable à ton père, tes vices sont à lui. Triste, inhospitalière, comme lui, tu ne vis que des débris des morts ; et quand un grand état vient sombrer sur tes bords, on sait, on sait comment, debout sur tes rivages, tu prélèves ton gain sur le gain des orages... et c' est aussi pourquoi, tu chercheras, épars, à ton tour, une fois, tes petits léopards. p311 Et c' est aussi pourquoi, dans ton nid de pirate, tes lords, aux cheveux roux, quand la tempête éclate, avant que ton mât tremble et que l' éclair ait lui, ont le front si livide et si chargé d' ennui. Car, ils savent aussi, ces fils de Jean-Sans-Terre, que la haine n' est pas toujours si débonnaire, qu' il est une justice en toute iniquité ; et qu' il est une place en la vieille cité, où le peuple s' entend à traîner sur la claie les beaux seigneurs normands qui chatouillent sa plaie. Car le jour va venir qui séchera ton coeur où, comme des vautours que chasse l' oiseleur, tes vaisseaux dispersés, haletants, traînant l' aile, chercheront Albion sur sa grève infidèle ; et, te trouvant absente et ton destin fini, ils penseront entre eux : où donc est notre nid ? 49 LONGWOOD. Mais lui, pâle, mourant, tout courbé sur sa cime, disait : amis, c' est bien. Remercions l' abîme, et Longwood et son roc, et sa dure prison. Sans eux je n' eusse été qu' un fantôme sans nom ; un orage qui gronde au plus haut de sa nue, une fable ! Un mystère ! Une énigme inconnue. Mais, grâce à cet écueil où plonge mon regard, ma vie ici s' explique et se montre sans fard. p312 Sur son roc Prométhée a lu sa destinée ; tout entière, il la voit, à ses pieds enchaînée. écoutez le mystère... et dites s' il est beau ; c' est la voix d' un mourant et le cri d' un tombeau. J' ai tout vu, tout senti, tout possédé sur terre ! Cendre des vieux états, et fumée, et poussière ! Dans ma main, j' ai pesé le monde et le néant ; vous le savez, amis ; et mes pas de géant ne sont pas tous ici marqués sur cette grève ; vous vous en souvenez ! Non, ce n' est point un rêve. -sire, il nous en souvient ! -ne m' interrompez pas ; je n' ai point achevé. Dans mes mille combats, sans connaître mon oeuvre, à mon oeuvre fidèle, à chaque heure attaché comme à l' heure éternelle, j' écoutais sans entendre, et je marchais sans voir, et je ne savais rien que tout l' humain savoir. Et je ne voyais pas, comme un aiglon dans l' aire, sur le bord escarpé de l' espérance altière quelle main me gardait et m' empêchait de choir ; ni quelle aile divine, abritant mon vouloir, de mes cieux vagabonds caressait les nuages et berçait mon empire au branle des orages. Mais, dieu merci ! La tombe, après que tout est dit, toujours porte conseil en sa profonde nuit. Les fronts découronnés ont, après la tempête, toujours su ce qu' il faut pour rester sur le faîte ; on voit sa faute à nu, voyant son châtiment ; et c' est le mort qui sait les secrets du vivant. p313 J' ai du vague avenir dénoué par l' épée dans ses noeuds gordiens l' énigme enveloppée. J' ai repétri le monde ; et dans ma large main façonné le limon d' un nouveau genre humain ; j' ai fait dans mon abîme, où je me vois descendre, une place au passé pour y semer sa cendre. Pour toujours, j' ai donné, prodigue du tombeau, au glaive sa boisson, sa pâture au corbeau. Pour toujours, désormais, l' épée est émoussée ; sa soif est assouvie et sa faim est passée. Dans ce flot qui s' écoule et qui me survivra, je la rejette au loin... qui la ramassera ? Des sépulcres blanchis j' ai semé la poussière ; des états dispersés j' ai rompu la barrière ; de cent peuples errants aux visages divers j' ai fait un même peuple, un monde, un univers. Des siècles en un jour j' ai corrigé l' injure, et ma lance partout a guéri sa blessure. J' ai tenu rassemblé sous mon glaive tranchant le nord... puis le midi, le levant, le couchant ; j' abaissais, comme un homme, au gré de ma pensée, la cime au haut des monts sur la cime entassée ; et puis, à l' avenir les pas de mon cheval sur le sable traçaient son chemin triomphal. Quand j' avais fait mon oeuvre, au bout de ma journée, je me couchais content sur ma gerbe fanée. Puis, la saison changée, autres soins, autres jours ! Soi-même rejeter, de sa main, aux vautours, p314 les états condamnés, les nations finies, les cadavres d' empire et les choses vieillies ; ou fouler sous ses pas un monde paresseux ; ou soi-même attacher un bandeau sur ses yeux ; ou des dieux écroulés relever la machine pour les ensevelir dans sa propre ruine ; ou jouer l' univers pour la dernière fois ; ou clore le sépulcre et la liste des rois. J' ai couronné le peuple en France, en Allemagne ; je l' ai fait gentilhomme autant que Charlemagne : j' ai donné des aïeux à la foule sans nom. Des nations partout j' ai gravé le blason ; je leur ai fait veiller leur longue veille d' armes ; et j' ai sacré leurs fronts dans le sang et les larmes. Voilà ce que j' ai fait ; je ne m' en repens pas ; et je le referais dans les mêmes combats. C' était l' oeuvre de Dieu ; qu' il l' achève à sa guise ! C' est lui qui me poussait, et c' est lui qui me brise. Mes fautes sont à moi ; mon génie est à tous, et ma vie est remplie... amis, consolez-vous. Demain je vais mourir. Mais, comme un vieux pilote, mon fantôme en cette île où l' océan sanglote, au vaisseau radoubé d' une autre humanité apprendra le sentier de la postérité, et montrera du doigt et le port et la plage, et l' abîme divin où l' homme fait naufrage. Demain, je vais mourir, mais non pas tout entier. Tout courbé que je suis, à mon étroit foyer p315 si je change de place, un univers murmure ; et pour épouvanter les rois sous leur armure, il ne faut sur leur rive, au lieu de mon vaisseau, que ma capote grise ou mon petit chapeau. Amis, vous reverrez ce grand pays de France ; vous reverrez sans moi ses hauts monts de vaillance, et ses bois, et ses champs, et sa tour des héros ; portez-y ma poussière et cachez-y mes os, afin qu' en mon sillon, de mes cendres semées, on voie, en une nuit, renaître mille armées. Sinon, emportez-moi sous le saule pleureur dont l' ombre était si douce à mon front d' empereur. Je lègue en ma pensée : aux peuples, ma couronne ; mon orage éternel au ciel qui m' abandonne, à chaque jour qui luit mon pesant souvenir, ma gloire au genre humain, mon oeuvre à l' avenir. Je lègue à mon enfant une place en ma tombe ; et mon orgueil au flot qui s' élève et retombe ; de mes projets altiers le sable à l' océan ; de mes mille désirs la poussière au néant ; au sommet sourcilleux le vent de ma colère ; et mon nom à l' écho, mon trône au ver de terre. Amis... il se fait tard. Adieu, retirez-vous ! Ailleurs qu' en cet exil nous nous reverrons tous. 50 LE TOMBEAU. p316 " il est temps, fossoyeur ! Lève-toi ! Prends ta pelle ! Va creuser, avant l' aube, une tombe nouvelle, étroite, abandonnée à tous les vents du nord. -en quel lieu ? -sur ce roc. -comment est fait le mort ? -qu' importe s' il fut grand, petit, ou fol, ou sage ? Il est ce qu' ils sont tous, et n' est pas davantage. -quel nom faut-il graver sur l' airain ? -point de nom. Le mort connaît le mort ; la tombe son limon. -quel écusson faut-il ciseler sur la pierre ? Combien de pleurs de marbre et quelle humble prière ? -ni larmes, ni prière. Au lieu de ton ciseau, la foudre gravera l' écusson du tombeau. " lentement un cercueil passe sur la colline ; plus lentement encor, l' herbe après lui s' incline. Pas à pas sur l' essieu de son char qui descend, la pierre du chemin le cahote en passant ; ainsi qu' un char rustique, au bout de la journée qui ramène des champs la moisson de l' année. La moisson de l' année et de l' éternité, en son champ ténébreux, mûrie avant l' été ! Puis après le cercueil, qui suivait le cortége ? Tous les aigles de mer, que la tempête assiége. Et l' orage après eux s' abritait dans le port ; et la tombe disait : est-il vrai qu' il est mort ? p317 Dans la nue on voyait, en ses flancs enfermée, de soldats morts au loin une muette armée. La bise balayait leurs pâles bataillons ; de leur soleil éteint ils cherchaient les rayons ; sous leurs manteaux de brume ils cachaient leur armure, et de leurs cieux errants s' exhalait un murmure. On entendait dans l' air un céleste clairon ; d' invisibles chevaux hennir sous l' éperon ; les trompettes des morts résonner sous la brise ; et, pareil à la voix d' un peuple qui se brise, des cymbales le glas au tremblement d' airain ; et les tambours battaient leur appel souterrain. Dans le val de Longwood, sous le pic de Diane, l' ombre, en paix, sommeillait. En son lit diaphane, la source au pied du saule, éveillée à demi, en paix désaltérait le ver et la fourmi ; mais le saule penché sur le flot qui s' écoule gémissait et pleurait, comme fait une foule. La mer aussi gémit. De ses bords africains elle a poussé son flot ; et son flot aux longs crins, haletant, s' est dressé pour voir les funérailles. Comme un bon fossoyeur, sous ses hautes broussailles, lui-même, l' éternel, a caché le tombeau ; et sur sa bouche d' or l' abîme a mis un sceau. Et puis ce fut là tout. Sur le bord de la pierre, l' abeille a bourdonné. L' insecte et la vipère, apportant leurs petits ensemble au même lieu, ont appris, par hasard, le mystère de Dieu ; p318 le flot a demandé son secret au rivage, et l' abîme a gardé le secret du naufrage. Seulement, près du mort, jour et nuit, sans repos, la sentinelle veille et contemple ses os. Elle passe, et repasse, et pèse son argile, de peur qu' il ne s' éveille au branle de son île, et qu' en se retournant, muet, sur le côté, il ne fasse en ses flots trembler l' immensité. 51 LES VEUVES. Alors on vit au loin, dans ces champs de silence qu' a labourés sans soc le glaive avec la lance, vers Arcole et Wagram, aux déserts de Memnon, et dans maint autre lieu dont l' écho sait le nom, la glèbe s' agiter et la terre se fendre, et les vieux ossements tressaillir sous la cendre. Et l' on vit, oui, l' on vit, comme des choeurs en deuil de veuves, au front pâle, et pleurant sur leur seuil, lentement s' éveiller, à demi prosternées sous le poids de leurs noms, cent fameuses journées ; le chaume sous leurs pas commença de frémir ; puis leur bouche d' airain s' entr' ouvrit pour gémir. Ce fut d' abord un bruit incertain, éphémère, comme le vent qui passe en un champ de bruyère. Et puis la voix s' enfla comme un bruissement d' os qui s' appelaient entre eux par des noms de héros. p319 Et la terre écoutait, muette, aride, nue ; et ces veuves disaient, en attristant la nue : -moi, je m' appelle Arcole ! Et je vis au désert ; impure est la maremme où mon sentier se perd. Celui-là me connaît, qui fit ma pyramide. Aujourd' hui les chevreaux rongent ma rive humide ; mais j' éveillai le siècle en mon lit de limon, et mon fleuve pesant murmure encor mon nom. -moi, je suis Aboukir ! Ma citerne est tarie. Mon palmier s' est brisé sur sa tige flétrie. Celui qui sur mon front attacha mon turban ne redescendra plus des sentiers du Liban. Mais, au jour de sa faim, le lion de Damiette se souviendra des os que Gaza me rejette. -vous souvient-il de moi ? Mon nom est Marengo ! Mon pas retentissant émeut encor l' écho. J' ai, du vin des combats dans ma coupe féconde, aux lèvres de Desaix désaltéré le monde, quand le premier consul, pour lier ses faisceaux, cueillait ma vigne en fleur, sous mes sanglants arceaux. -les cieux s' en souviendront, si la terre l' oublie ! Moi, je suis Waterloo ! Ma coupe n' est que lie. Que le serpent tout seul y boive son venin ! C' est moi qui renversai le géant par le nain. C' est moi qui veux pleurer ; car là, sous mes broussailles, c' est moi, moi, qui semai l' épi des funérailles. Choeur. -non, pleurons tous ensemble ; et de nos mille voix faisons un même choeur qui s' ébranle à la fois. p320 Car les temps sont changés ; et l' insecte qui gronde parle aujourd' hui plus haut que le maître du monde. Le flot creuse en passant le tombeau comme un port, et le mort le remplit tout entier jusqu' au bord. Les jours évanouis sont scellés sous sa pierre ; tout un monde avec lui séjourne en sa poussière ; le monde des héros, des armes, des hasards, des casques, des clairons, des hardis étendards ; et quand le flot le berce en son étroit empire, dans sa tombe avec lui l' éternité soupire. Car le joug de l' épée est brisé désormais ; le cheval de bataille a quitté son harnais. Le glaive a renié le glaive pour son frère ; la tente a disparu sous son toit éphémère ; le bras a fait son oeuvre, et le bras s' est lassé. Sa force était son droit ; son empire est passé. Aujourd' hui l' épouvante a vaincu le courage ; la langue au lieu du bras gouverne sans partage. La pensée indocile a rompu son lien. En son rêve abritée, et sans affronter rien, ni le chaud, ni le froid, ni les hautes murailles, elle cueille en un jour le fruit de cent batailles. Sur son trône incertain, un tremblant avenir découronne en rampant le lointain souvenir. L' heure passe et s' enfuit. Le lendemain arrive ; le passé triomphant s' éloigne sur sa rive. Entre cette heure et l' autre est une éternité ! Entre ce monde et nous surgit l' immensité ! p321 Pour de vulgaires soins naissent des jours vulgaires ; et l' on ne verra plus, sous leurs tentes guerrières, les peuples suspendus aux lèvres du clairon ; le siècle reculer à l' approche d' un nom ; ni sous le cavalier, ainsi que des cavales, bondir en leurs sentiers les nations rivales. Celui qui chantera les jours évanouis, sous la corde d' airain vieux trésors enfouis, celui-là de l' oubli sentira la morsure. Il sèmera la gloire et cueillera l' injure. La foule passera, disant : va, troubadour, chante-nous des chansons et des sonnets d' amour. Le Tage et le Niémen, dans un même vertige, ne retentiront plus du bruit que fait l' Adige. Dans le sillon banal où se suivent les rois l' avenir germera sous la glèbe des lois. Mais le vieux grenadier, immobile à sa place, attendra vainement que son empereur passe. Le peuple qui s' éveille, altéré sur le Rhin, n' ira plus se chercher son puits vers le Jourdain. De vides majestés en leur vide royaume du géant du tombeau singeront le fantôme ; mais le vieux mamelouk, sur son seuil entr' ouvert attendra vainement le sultan du désert. Car celui qui de Tyr soulevait la poussière, celui qui retenait la langue prisonnière, celui qui sut dorer le frein des nations, Albion l' a reçu sous ses hauts pavillons ! p322 Albion l' a bercé sur sa vague parjure ! Albion l' a porté jusqu' en sa sépulture. Afin que désormais, sur le Var ou le Nil, il ne soulève plus le sceau de son exil. Pour la première fois, tranquille en sa conquête, son nouveau diadème est pesant à sa tête. Ce que n' ont pu les rois le néant le pourra, et le ver lentement le découronnera. L' abeille a bourdonné. La tombe a fait silence. Un vieux monde s' efface ; un autre âge commence.... mais, nous, dispersons-nous, avec le bruit des vents et le souffle de l' herbe et l' espoir des vivants. Nous ne sommes qu' un mot : illusion, fumée ! Nous sommes ce que l' homme appelle renommée. 52 LA COLONNE. Non ! Le cercueil est vide et la tombe a menti. Non ! L' écho du néant a trop tôt retenti. Non ! Le ver a trop tôt convoité sa pâture. Trop tôt le fossoyeur a fait la sépulture. Il n' est pas mort ! Il n' est pas mort ! De son sommeil le géant va sortir plus grand à son réveil. Non ! Le saule pleureur n' a pas comme une foule incliné ses rameaux sur le flot qui s' écoule ; la source de Hutsgate, éveillée à demi, n' a pas balbutié, ni tremblé, ni frémi. p323 Au loin la sentinelle, en son urne fragile, ne pèse pas un nom comme on pèse l' argile. Non ! L' océan n' a point de secret à garder, point de tombe à bercer, point d' écueil à sonder. Dans le val de Longwood, le sentier n' est pas sombre ; on n' y voit pas des monts descendre une grande ombre, non ! L' insecte n' a pas sur la tombe rampé ; le linceul n' a rien vu ! L' abîme s' est trompé. Car lui n' était pas fait comme les morts vulgaires que couvre tout entiers l' herbe des cimetières. Ceux-là, heurtant en vain le sépulcre du front, se creusent de leurs mains un néant plus profond. Ils ne reverront pas avant l' aube éternelle leur toit, ni leur foyer, ni leur veuve fidèle. Mais lui ne s' était pas de sable et de limon bâti son espérance et composé son nom ; il n' avait rien fondé sur l' amour ou la haine, sur les vents, sur l' écume ou sur la vague humaine ; rien sur un rêve ailé qui meurt en s' éveillant, rien sur les vains regrets qui rampent en fuyant. Il n' avait pas non plus établi sa demeure parmi les faux héros qui ne durent qu' une heure. Du moindre de ses jours, dans l' ombre enseveli, il ne redevait rien à la cendre, à l' oubli. Il ne s' était pas fait du lin de son empire une tente d' un jour que le chevreau déchire. Mais en mille combats, ramassant son butin, toujours il revenait les bras chargés d' airain ; p324 puis il avait d' avance, au coeur de son royaume, comme un bon forgeron, sur la place Vendôme, bâti sa tour de fer en la grande cité, pour y passer les jours de l' immortalité. Et la tour s' est levée ; un éclair la sillonne. Son haut créneau surgit ainsi qu' une couronne sur le front d' un géant. Quand son hôte est absent, l' orage jour et nuit l' habite en gémissant. La foudre se balance au pan de sa muraille, ainsi qu' au baudrier un sabre de bataille. Plus fière que Babel et plus noble cent fois ! (car elle a mis son pied sur les rêves des rois), les peuples élevaient leur espoir à sa cime. à toute heure son seuil s' entr' ouvrait sur l' abîme. De son sommet de gloire à l' horizon lointain, son front était penché sur le néant humain. Par ses sentiers d' airain pour eux foulés d' avance, les soldats morts au loin arrivaient en silence ; et par mille chemins qu' ignorent les vivants, autour de la colonne ils reprenaient leurs rangs ! Tous habillés de fer, tous penchés sur la nue, ils attendaient leur chef pour passer la revue. Et les chevaux de bronze, attelés à ses chars, le cherchaient, haletant, autour des hauts remparts. Et les aigles de bronze, au loin battant de l' aile, sur ses pas appelaient leur couvée éternelle ; et la foule muette, au visage de fer, le voyait, ou croyait le voir dans chaque éclair. p325 Aussi quand tout fut prêt, et sa gloire assez haute ; comme la maison vide en attendant son hôte, la tour ouvrit un jour sa porte sur le seuil. Et le mort, ce jour-là, debout, dans son orgueil, ayant quitté la tombe et repris sa dépouille, sur ses gonds ébranla tout un siècle de rouille. Son coeur ne battait pas ; il n' avait rien d' humain. De bronze était son front, son âme était d' airain. Sans joie et sans douleur, sans un signe de tête, il monta les degrés qui mènent sur le faîte. De la tour sous ses pas les fondements tremblaient, et les hommes de fer devant lui chancelaient. Debout, les bras croisés, sur ce trône sublime, ainsi que son domaine il mesura l' abîme, les jours qui ne sont plus, ceux qui seront demain, l' univers égaré dans son vide chemin. Or, la grande cité, que son ombre environne, à ses pieds s' endormait ainsi qu' une lionne. à ses pieds cependant passaient sans revenir le jour et puis le soir, et puis son souvenir ; après le soir la nuit, puis après, ses fantômes, majestés d' un moment, peuples, états, royaumes, familles sans parents, empires, nations, comme les grandes eaux, les générations. Les siècles surannés, après leur courte automne, se dépouillaient l' un l' autre autour de sa colonne : les uns cherchaient encor son phare à l' orient, pour apprendre de lui le chemin du néant ; les autres, comme un flot qui n' a plus de rivage, lui jetaient en courant le nom de son naufrage. p326 Les rois aussi passaient pleurant dans leur chemin. à ses pieds ils rompaient leurs bandeaux de leur main. Disant : c' est toi, César, qui nous fis la blessure ; fais donc aussi le deuil avec la sépulture ; et les peuples joyeux s' enivraient à leur tour ; puis après ils mouraient : chacun vivait un jour ! Les dieux humains aussi passaient comme les hommes, plus tristes en leur deuil, plus vains que nous ne sommes, plus néant, s' il se peut ; parmi leurs cieux nouveaux, cherchant un ciel plus vide et de plus grands tombeaux ; Moïse, Mahomet, et puis d' autres encore, l' un par l' autre éclipsant leur éternelle aurore. Et la terre, des cieux perdant le souvenir, rampait vide et muette au bord de l' avenir. Elle avait oublié le nom de sa misère et comment s' appelait son humaine poussière. Elle ne savait plus, sur ses arides bords, retrouver derrière eux les vestiges des morts. Mais, comme un souvenir que se gardait l' abîme, lui demeurait debout sur son altière cime ; lui seul il survivait en sa forte cité : car ses soldats d' airain, sans fermer la paupière, le défendaient encore, ainsi qu' une barrière, des morsures du temps et de l' éternité. 2- Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Allemagne et Italie / Edgar Quinet ALLEMAGNE p1 i système politique. il est un pays qui nous a toujours trompés dans nos jugemens. Toujours nous l' avons cherché à un demi-siècle de distance de la place où il était réellement, tant son génie est peu conforme au nôtre, et nous donne peu de prise pour le saisir. Son mouvement sourd et tout intérieur se dérobe incessamment à nous, et ne se laisse apercevoir que long-temps après qu' il est fini. Je p2 parle du mouvement des nations germaniques. Pendant un demi-siècle, nous les avons cru occupées à imiter la France, et courbées sous notre discipline, quand déjà elles avaient fondé une réforme philosophique qui devait plus tard nous envahir et saper nos propres traditions. Aujourd' hui, il se passe quelque chose de semblable. Si nous nous représentons l' Allemagne, c' est encore l' Allemagne telle que la dépeignait Madame De Staël, un pays d' extase, un rêve continuel, une science qui se cherche toujours, un enivrement de théorie, tout le génie d' un peuple noyé dans l' infini, voilà pour les classes éclairées ; puis des sympathies romanesques, un enthousiasme toujours prêt, un don-quichotisme cosmopolite, voilà pour les générations nouvelles ; puis l' abnégation du piétisme, le renoncement à l' influence sociale, la satisfaction d' un bien-être mystique, le travail des sectes religieuses, du bonheur et des fêtes à vil prix, une vie de patriarche, des destinées qui coulent sans bruit, comme les flots du Rhin et du Danube ; mais point de centre nulle part, point de lien, point de désir, point d' esprit public, point de force p3 nationale, voilà pour le fond du pays. Par malheur, tout cela est changé. Comme la révolution française a mis en pratique les théories du dix-huitième siècle, de même les nations germaniques tendent à réaliser les principes abstraits qu' elles ont mis près de cinquante ans à établir chez elles. La réaction qui éclate aujourd' hui en Allemagne contre la philosophie, ne vient pas de la haine des principes en eux-mêmes, mais de l' espèce d' effroi que l' on y a de retomber sous l' attrait de la vie contemplative. Je connais une foule d' hommes auxquels le souvenir de telle théorie métaphysique inspire la même épouvante que chez nous le fantôme de 93 à ceux qui ont failli succomber sous la hache de cette époque. Les idées de tous genres ont été répandues avec une telle profusion, qu' elles débordent maintenant d' elles-mêmes. Les esprits en ont été si long-temps enivrés, qu' elles les rebutent désormais, et n' ont plus ni saveur ni valeur. Dans une vie de repos, le souvenir de l' invasion de 1814, et la joie de s' être une fois mêlé au mouvement du monde, ne se sont point encore calmés ; au contraire, ils ont p4 créé l' amour et le goût de l' action politique autant qu' ils ont éveillé chez nous l' esprit de conciliation et le goût du repos. La grandeur des événemens contemporains cause une certaine impatience de n' y pas prendre plus de part. Les luttes religieuses qui, il y a peu d' années, sillonnaient encore ce pays et l' ébranlaient à la surface, se taisent devant le cri des intérêts actuels. L' enthousiasme du commencement de ce siècle, tant de fois trompé et flétri, s' est converti en fiel, et l' Allemagne a retrouvé le sarcasme de Luther, pour railler ses propres rêves et sa candeur passée. Hospitalière, qui en doute ? Facile à contenter dans ses relations privées, c' est ce qu' elle sera toujours ; mais pour l' exaltation naïve, l' ancienne foi, l' abnégation, le recueillement, l' insouciance politique, vous arrivez trop tard. Les faits l' ont trop rudement meurtrie dans ses chimères, et il ne lui en reste plus, à vrai dire, qu' une amertume sans bornes. Ces considérations, qui s' étendent à toute l' Allemagne, sont surtout vraies de la Prusse. C' est là que l' ancienne impartialité et le cosmopolitisme politique ont fait place à une nationalité p5 irritable et colère, et que l' empressement a été grand à se défaire de l' admiration que la révolution de 1830 avait reconquise à la France. C' est là que le parti démagogique a fait d' abord sa paix avec le pouvoir. En effet, ce gouvernement donne aujourd' hui à l' Allemagne ce dont elle est le plus avide, l' action, la vie réelle, l' initiative sociale. Il satisfait outre mesure son engouement subit pour la puissance et la force matérielle ; elle lui sait gré de montrer que, sous ce nuage idéal où on se l' était toujours figurée, elle sait au besoin forger comme un autre des armes et des trophées de bronze. Au premier aspect, on s' étonne que le seul gouvernement populaire, au-delà du Rhin, soit presque le seul despotique dans sa forme ; mais ce despotisme est intelligent, remuant, entreprenant ; il ne lui manque qu' un homme qui regarde et connaisse son étoile en plein jour ; il vit de science autant qu' un autre d' ignorance. Entre le peuple et lui, il y a une intelligence secrète p6 pour ajourner la liberté, et pour accroître en commun la fortune de Frédéric. Dans le reste de l' Allemagne, ce despotisme est plus menaçant que celui de l' Autriche ; car il n' est pas seulement dans le gouvernement, il est dans le pays, il est dans le peuple, dans les moeurs et le ton parvenu de l' esprit national ; d' ailleurs, il ne veut pas seulement ménager le passé comme on le fait sur les bords du Danube. L' Autriche peut se contenter de l' immobilité. Depuis la réforme, en restant catholique, elle s' est détachée de l' alliance des nations germaniques ; elle s' est fait une destinée particulière, et ne cherche fortune qu' au loin. Dans le mouvement d' idées qui vient de réveiller le nord, elle est restée encore une fois impassible. Les luttes philosophiques ont de nouveau dévoré le sol autour d' elle ; elle ne s' en est pas plus émue qu' elle ne fit autrefois à la nouvelle des thèses du docteur de Wittemberg. Au milieu de ces innovations, tranquillement et machinalement elle a continué, comme une louve du Danube, de creuser son terrier du côté de l' Italie et de la Sclavonie, sans s' arrêter ni se lasser jamais. Dans tous les cas, ce qui la rend p7 commode à ses voisins, c' est que sa foi parfaite dans les conversions obtenues par la force, la préserve de toute ardeur de prosélytisme moral, et l' empêche de faire aucun effort pour gagner les intelligences. Au contraire, le despotisme prussien ne perd pas des yeux les destinées des nations germaniques ; c' est sur elles qu' il veut peser sciemment ; il faut qu' il les envahisse par l' intelligence, et puis plus tard par la force, s' il le peut. Autant on aime le silence à Vienne, autant lui a besoin de fracas ; il veut faire du bruit et il en fait, car il a des idées, des systèmes, une philosophie, une science et des sectes qui lui sont propres ; il réunit, on ne peut le nier, ce qu' il y a au monde de plus pratique et de plus idéal, et prouve à merveille que le soin des intérêts les plus matériels peut trouver des accommodemens avec cet éclat de théorie et cette préoccupation de l' infini, dont ce pays, pour son honneur, ne se dépouillera jamais. Outre cela, un avantage incontestable, et qui rachète mille défauts, c' est qu' il a le privilége de tenir dans sa main l' humiliation de la France, et de lui rendre le long affront du traité de Westphalie ! p8 Car il est loin de croire que des frontières reconquises ne soient que des champs ajoutés à des champs ; il sait très bien qu' une cause entière germe ou se flétrit avec l' herbe de ce sol ; que l' initiative, dans la société européenne, n' appartient pas exclusivement à une terre, tant que l' on peut encore y compter un à un les pas de l' étranger, et que c' est lui qui a brisé à Waterloo l' aile de la fortune de la France. Ce despotisme à double tête de l' Autriche et de la Prusse serre au nord et au midi les états constitutionnels du reste de l' Allemagne. Pour eux, dès leur naissance, après la restauration, ils ont servi à montrer un des phénomènes les plus étranges du monde civil. Le principe de la civilisation moderne venait d' être vaincu en France ; il s' y était rétracté et y avait crié merci. Qui n' eût pensé que les vainqueurs allaient s' en emparer ? Ils l' essayèrent en effet ; mais il se trouva pour eux une impossibilité merveilleuse, une impuissance magique à tirer un profit moral de leur victoire. La force hérita de la force ; mais de la ruine du principe les peuples étrangers ne purent tirer pour p9 eux aucun résultat qui ne s' évanouit entre leurs mains. Ce fut, à vrai dire, une chose inouïe que cette incapacité à hériter de la fortune d' un pays dont on était les maîtres, et qui montrait bien que l' idée de l' avenir restait pour quelque temps encore cachée et inaliénable sous sa misère et sous sa ruine. Pendant quinze ans, la place de la France reste vide ; pendant quinze ans, la couronne de la civilisation moderne traîne avec elle dans la boue. Tout le monde peut la ramasser et la prendre à sa guise ; il ne faut pour cela que se baisser : qui en empêche ? Et après cet interrègne, il se trouve que, tant que la France a manqué au monde politique, ses maîtres n' y ont pu avancer d' un pas, et que, pour qu' ils cessent d' être la dupe de leur victoire, il lui faut elle-même abolir leur triomphe et effacer sa défaite. En effet, pendant toute la restauration, jamais ne se démentit la résignation de l' Allemagne à la perte de ses espérances. Les constitutions promises furent ajournées ; mais la foule n' alla pas frapper souvent à la porte des princes pour les leur rappeler. Le mécanisme régulier du régime p10 constitutionnel ne parlait pas assez vivement aux imaginations exaltées de 1819, pour qu' il leur laissât de longs regrets. Dans les universités si ardentes à la surface, si paisibles au fond, on ne dissimulait pas la peur que l' on avait de perdre ses priviléges héréditaires dans l' égalité commune, et les esprits les plus élevés craignaient de voir s' évanouir cette vie de livre et de science, cette solitude de poésie et de religion dans le bruit qu' allaient faire tant d' hommes et d' événemens vulgaires prêts à surgir du sein de la vie politique. C' est ainsi que j' ai entendu des hommes d' une rare indépendance d' esprit s' élever contre la liberté de la presse, non point par les raisons banales que nous connaissons, mais au nom de la dignité de la science et de l' art, menacés de perdre le premier rang dans l' intérêt et l' attention du pays. Ils aimaient et cultivaient de loin le mouvement des progrès politiques en France, à condition, toutefois, qu' il ne s' approchât pas trop, qu' il restât à jamais dans un éloignement respectueux, et qu' il fût comme le bruit de l' histoire passée, dont le présent profite sans en courir les risques. à cela se joignait, p11 dans les esprits passionnés, une répugnance secrète à se replacer si tôt sous l' imitation de la France. Ceux-là, sans l' avouer, repoussaient la publicité des tribunaux, l' institution du jury, comme ils auraient repoussé l' unité classique de nos vieilles tragédies, et leur patriotisme ombrageux mettait sa fierté à rejeter tous les dons du vaincu. Enfin, une chose digne de remarque, c' est que la vie constitutionnelle et l' influence de la révolution française ne se sont développées dans les nations germaniques, ni chez les peuples tout protestans, ni chez les peuples tout catholiques ; elles se sont répandues à leur centre, en Bavière, Wurtemberg, Hesse, Bade, dans les états moitié protestans, moitié catholiques, parce que la réforme ne s' étant faite là qu' à demi, ils ont été plus impatiens que les autres de l' achever d' un autre côté, et de regagner par la constitution politique ce qu' ils n' avaient pas obtenu par la constitution religieuse. D' ailleurs, si depuis quinze ans, la liberté constitutionnelle n' a pas fait plus de progrès en Allemagne, c' est qu' elle n' est pas en première ligne dans les besoins du pays. Ces libertés locales, çà et là p12 étranglées entre les poteaux de quelque souveraineté ducale, s' agitent toutes dans un cercle vicieux. Elles ne peuvent logiquement exister et se développer qu' à la condition d' avoir pour fondement l' unité politique de l' Allemagne. Oui, l' unité, voilà la pensée profonde, continue, nécessaire, qui travaille ce pays et le pénètre en tous sens. Religion, droit, commerce, liberté, despotisme, tout ce qui vit de ce côté du Rhin, pousse à sa manière à ce dénoûment. Au seizième siècle, l' Allemagne avait acheté la réforme au prix de son unité. Cet état, jusque-là si homogène, cet empire du moyen-âge qui, dans sa forme indivisible, représentait si bien le type d' un état catholique, vola en éclats, se divisa en même temps que la foi dans la conscience nationale. Chaque province voulut revendiquer son indépendance politique, comme chaque conscience s' était mise à relever de son autorité privée ; et la grande unité du corps germanique se décomposa dans cette sorte d' anarchie p13 régulière et féconde qui est le principe et la vie du dogme protestant. Depuis que la tunique de l' empire a été ainsi déchirée et partagée, deux choses ont servi à rapprocher ses parties et à rendre à l' état la conscience de lui-même. La première est le mouvement philosophique et littéraire de l' Allemagne ; d' une part, ce mouvement fut tellement intime à l' Allemagne, elle mit une telle opiniâtreté à se soustraire à toute influence étrangère, qu' aucune littérature ne donne mieux, en effet, dans un instant déterminé, l' impression et presque le souvenir de toute la vie d' un peuple et d' une race d' hommes ; ce fut une littérature de réaction. D' un autre côté, dans le manque absolu d' institutions, les lettres en servirent. Il y eût là pour l' art quelques années éternellement regrettables, où il fut véritablement ce qu' il avait été chez les grecs, une force sociale, un lien politique, un pouvoir dans l' état. On n' avait ni les mêmes lois, ni le même pays. On obéissait à des princes différens, à des passions différentes. On ne se rencontrait guère dans la vie publique que sur les champs de bataille et dans des rangs opposés ; mais tous on p14 se sentait unis et inséparables dans un poëme de Goethe, dans un drame de Schiller, dans une improvisation de Fichte. Cette dictature de l' art était toujours prête à intervenir dans les déchiremens politiques ; pendant près d' un demi-siècle, elle fit le lien de l' état ; et c' est la gloire de l' Allemagne dans les temps modernes, qu' en l' absence de toute loi organique, à deux siècles de distance de tout ce qui l' entourait, elle se soit maintenue l' égale des autres peuples par le seul effort de sa pensée. Après le génie des lettres, Napoléon est le second pouvoir qui acheva de rallier l' Allemagne. Le lien que la poésie et la philosophie avaient préparé au fond des âmes, il l' a cimenté à sa manière, par le sang et l' action au grand jour de l' histoire. C' est une chose sans exemple dans aucun peuple, que ce développement extrême et ces fêtes du génie national qui se rencontrent avec le deuil de l' occupation étrangère. Sans doute voilà ce qui donne à cette époque ce caractère d' exaltation, de profondeur enthousiaste et de fanatisme poétique qui n' appartient qu' à elle. J' ai peine encore à me représenter l' Allemagne p15 de ce temps-là, si croyante et si jeune, ce pays de pieux dithyrambes, d' inspiration candide, surpris au plus beau moment de sa vie morale par le bruit des pas de l' empereur. Quel réveil ! Et après quelles chimères ! L' inspiration était alors si forte, qu' elle ne fut point arrêtée par la conquête. Cette fois, l' herbe des champs ne se flétrit pas sous la corne du cheval d' Attila, et le génie national continua tranquillement son oeuvre sous le joug de six cent mille ennemis. Figurez-vous ces populations divisées depuis des siècles, et rassemblées en sursaut par un malheur commun, les passions de tant de lieux différens, les souvenirs, les inimitiés, les rivalités locales, liées en faisceau pour être brisées d' un coup. Figurez-vous ensuite ces souverainetés éparses, long-temps foulées aux pieds, et qui se mettent à se soulever sur leur base, à la hauteur de leur ennemi, puis à se concentrer autour d' une même idée, d' une idée de patrie, comme les bas-reliefs autour de l' axe d' une colonne triomphale ; et voilà une race entière reconstruite dans son génie et redressée dans l' histoire. Les peuples s' élèvent ordinairement p16 au vif sentiment qui fait la nationalité, sous l' influence d' un grand homme sorti de leur sein, et qui leur représente leurs qualités particulières ; l' Allemagne ne s' est révélée à elle-même que par son opposition au système et à l' homme de la France. Chose triste à dire ! Avec son laisser-aller, avec ses vertus vagues et exubérantes, avec son génie qui déborde au hasard, avec son cosmopolitisme errant, avec son territoire et sa pensée éparse, il fallait à l' Allemagne la main de Napoléon pour la presser, pour la froisser, pour la refouler dans ses foyers, pour lui apprendre à se circonscrire à la fin dans une nationalité organique et vivante. Remarquez que ce monde de la réformation du seizième siècle a toujours été se déliant, se morcelant de plus en plus, jusqu' à ce qu' il se soit rencontré tête baissée avec la révolution française ; il s' est rallié et il a pris une forme dans le choc. Incertaine et poétique, marchant toujours à l' aventure dans un cercle enchanté, l' Allemagne n' est venue à se connaître et à sortir de son sommeil, pour ouvrir les yeux au monde réel, que depuis qu' elle s' est heurtée contre le poitrail du cheval de l' empereur. Alors p17 elle a commencé à comprendre ce qu' elle pouvait valoir ; et parce qu' elle n' a su qui elle était qu' en se mesurant avec lui et sur lui, elle se met aujourd' hui à exhausser son ennemi mort, autant qu' elle le rabaissait vivant, et à profiter pour son compte de toute la grandeur qu' elle lui découvre dans sa ruine. Ajoutez qu' elle le remercie tout haut de lui avoir appris à elle, candide et arriérée qu' elle était, à entrer dans les calculs et le savoir-faire du dix-neuvième siècle. Admiration étrange, mêlée d' autant d' amour que de haine, systématique et naïve, et qui peint à merveille ce peuple tout entier : sa conscience, sa foi dans l' ordre de l' histoire, ses scrupules à en médire, profond et voulant l' être, se passionnant de reconnaissance pour l' événement qui devait le tuer, et ne pouvant s' accoutumer à ne pas porter aux nues celui qui, en pensant l' écraser, lui a, contre son gré, donné la vie. La révolution de 1830 a prêté à l' unité allemande le dernier appui qui lui était nécessaire. Dans leur forme gauche et entravée, avec leurs prétentions cachées, les états constitutionnels, depuis l' élan qu' ils ont reçu, ne s' arrêteront p18 plus avant le renversement du système entier du moyen-âge. Le bruit qu' ils font se perd, il est vrai, en Europe, dans le retentissement du dehors. Mais chez eux, laissez faire ce tumulte inattendu, laissez faire ces passions scrupuleuses, cette oeuvre lente et patiente ; quand chacun d' eux aura sapé, chez lui, en conscience, à petit bruit, sa petite monarchie, vous verrez comment ces souverainetés éphémères s' écrouleront paisiblement dans le sein d' une volonté constitutionnelle et nationale. Le principe monarchique, qui semble si fort en Allemagne, y a souffert, au contraire, une atteinte profonde. Divisé, morcelé, tiré au sort, comme le pays lui-même, depuis le seizième siècle, chacun a emporté avec soi une partie de ses reliques. Dans ce grand deuil, l' un porte le manteau, l' autre l' épée, l' autre la couronne de la royauté ; car la réforme a mis la majesté impériale au pillage, et Luther a dispensé l' Allemagne d' avoir à son tour son Mirabeau ; il l' a dispensée d' avoir sa convention ; il a remplacé pour elle la terreur et Robespierre. Qu' elle l' honore donc de toutes ses forces, son docteur, et qu' elle n' oublie pas de p19 sonner toutes les cloches pour son jour de fête ! Car il lui a fait traverser, sans qu' elle s' en doute, il y a trois siècles, son 10 août, son ruisseau de sang sur la grève, et sa bataille d' Arcole. Traditions, monarchie, aristocratie, il a tout miné sous le sol, il a tout blessé au coeur. Désormais, il ne faut plus que le travail pacifique de quelques états, pour enterrer ses morts. On parle d' un roi resté debout dans sa tombe après deux cents ans. Rien n' était plus merveilleux, ni plus respectable que ce prince ainsi fait. Par malheur, le souffle d' un enfant le réduisit à rien. Le système de l' Allemagne ressemble à ce roi dans son caveau. L' opposition des états constitutionnels met ainsi toute sa force à fonder chez elle des institutions uniformes. En apparence, elle s' appuie sur la France. Mais, dans cette sympathie, il y a mille arrière-pensées parmi lesquelles le besoin de former une ligue nationale est toujours la première. Irritables, parce qu' ils sont humiliés, harcelés, mutilés, c' est dans ces états qu' il faut voir comment l' esprit allemand, si propre aux combinaisons larges et cosmopolites, s' en p20 va misérablement, la tête branlante, se briser à chaque pas entre les deux murailles qui bordent son chemin. Véritablement on peut chercher long-temps, et ne trouver nulle part une plus misérable condition. La contradiction est devenue aujourd' hui trop flagrante pour pouvoir durer entre la grandeur des conceptions allemandes et la misère des états auxquels elles s' appliquent. L' ambition politique, éveillée par 1814, étouffe à l' étroit dans ses duchés. Je pourrais nommer les plus beaux génies de l' Allemagne à qui le sol manque sous les pas, et qui tombent à cette heure, épuisés et désespérés, sur la borne de quelque principauté, faute d' un peu d' espace pour s' y mouvoir à l' aise. Depuis que les constitutions ont fait des citoyens, il ne manque plus qu' un pays pour y vivre ; et la forme illusoire de la diète germanique, assiégée par les princes et par les peuples, tend à s' absorber un matin, sans bruit, dans une représentation constitutionnelle de toutes les souverainetés locales. Le moment viendra où cette réforme sera aussi imminente que la réforme du parlement d' Angleterre ; car elle n' est pas p21 seulement une des nécessités politiques de l' Allemagne ; les destinées du protestantisme l' entraînent aussi avec elles. Après avoir épuisé le cercle de ses discordes intérieures, le protestantisme, ébranlé et partagé, se rallie à son tour. Le luthéranisme et le calvinisme, après trois siècles, se réconcilient et se confondent dans le danger commun. Non-seulement les confessions ennemies se rapprochent, mais le protestantisme, pour mieux ramener au coeur sa vie trop divisée, se fait aujourd' hui des constitutions locales. Il aspire à les confondre dans un synode unique ; et l' Allemagne moderne, fondée tout entière sur le génie de la réformation, ne fera qu' obéir dans le changement du corps politique aux nouvelles vicissitudes de son histoire religieuse. De la religion descendons aux intérêts matériels qui semblent mener le monde quand on le regarde à la surface ; nous trouverons encore le même résultat, seulement plus impatient. Quel était le cri de ralliement de ces populations de la Hesse, de Bade, de Saxe, du Hanovre, quand elles se mirent en branle il y a neuf mois ? Quelle est la pensée vivante qui est p22 à cette heure sous le toit des maisons de ces villages, autrefois si sereins, à présent si soucieux et si désenchantés ? Cette pensée est l' unité du territoire de la patrie allemande, ce cri est l' abolition des frontières artificielles, le renversement des limites arbitraires, derrière lesquelles ils sont parqués, eux et leurs produits ; sans échange, sans lien, sans industrie possible ; chacun obligé de se suffire à lui-même et d' enfouir sa misère dans un coin, comme après la guerre de trente ans. Vraiment, il faudrait être aveugle pour ne pas voir la tristesse de funeste augure du peuple allemand. Elle n' éclate pas, comme chez nous, par des cris : c' est une contenance funèbre sur son sillon ; plus de prières, plus de chants, plus d' harmonie dans l' air, plus de fêtes domestiques ; point d' émeutes, comme en Angleterre ou en France, point de pétitions, point d' adresses politiques ; mais des projets qui couvent sans rien dire, mais un levain qui s' aigrit et s' amasse à chaque heure, mais une colère patiente qui attend tranquillement l' occasion d' éclater, qui s' empoisonne à plaisir, qui ne demande pas mieux que d' être poussée à bout p23 pour se débarrasser de sa lenteur naturelle et de son dernier scrupule. Jamais il ne se vit de tristesse de peuple plus poignante et plus menaçante. Aussi, les assemblées politiques, qui connaissent leur pays, ont-elles parfaitement compris ce langage ; toutes sont occupées à un contrat d' union pour l' abolition des frontières de douane ; déjà l' une d' elles a voté ce contrat, dont la conséquence immédiate est de conférer à la Prusse le protectorat matériel de tout le reste des nations germaniques. Ainsi, voilà l' unité du monde germanique que tout sert à relever, rois, peuples, religion, liberté, despotisme. Cette unité n' est point un accord de passions que le temps détruit chaque jour ; c' est le développement nécessaire de la civilisation du nord. Jusqu' ici, nous n' avions guère compté que la Russie et les peuples slaves ; nous avions sauté à pieds joints cette race germanique qui commence, elle aussi, à entrer à grands flots dans l' histoire contemporaine. Nous n' avions pas songé que tous ces systèmes d' idées, cette intelligence depuis long-temps en ferment, et toute cette philosophie du nord, qui travaille p24 ces peuples, aspireraient aussi à se traduire en événemens dans la vie politique, qu' ils frapperaient sitôt à coups redoublés pour entrer dans les faits et régner à leur tour sur l' Europe actuelle. Nous, qui sommes si bien faits pour savoir quelle puissance appartient aux idées, nous nous endormions sur ce mouvement d' intelligence et de génie ; nous l' admirions naïvement, pensant qu' il ferait exception à tout ce que nous savons, et que jamais il n' aurait l' ambition de passer des consciences dans les volontés, des volontés dans les actions, et de convoiter la puissance sociale et la force politique. Et voilà, cependant, que ces idées, qui devaient rester si insondables et si incorporelles, font comme toutes celles qui ont jusqu' à présent apparu dans le monde, et qu' elles se soulèvent en face de nous comme le génie même d' une race d' hommes ; et cette race elle-même se range sous la dictature d' un peuple, non pas plus éclairé qu' elle, mais plus avide, plus ardent, plus exigeant, plus dressé aux affaires. Elle le charge de son ambition, de ses rancunes, de ses rapines, de ses ruses, de sa diplomatie, de sa violence, de sa gloire, de sa force p25 au-dehors, se réservant à elle l' honnête et obscure discipline des libertés intérieures. Depuis la fin du moyen-âge, la force et l' initiative des états germaniques passe du midi au nord avec tout le mouvement de la civilisation. C' est donc de la Prusse que le nord est occupé à cette heure à faire son instrument ? Oui ; et si on le laissait faire, il la pousserait lentement, et par derrière, au meurtre du vieux royaume de France. En effet, au mouvement politique que nous avons décrit ci-dessus, est attachée une conséquence que l' on voit déjà naître. C' est qu' à mesure que le système germanique se reconstitue chez lui, il exerce une attraction puissante sur les populations de même langue et de même origine qui en avaient été détachées par la force. Il faut bien savoir que la plaie du traité de Westphalie et la cession de la province d' Alsace et de celle de Lorraine saignent encore au coeur de l' Allemagne, autant qu' au coeur de la France, les traités de 1815, et que dans ce peuple qui rumine si long-temps ses souvenirs, on trouve cette blessure au fond de tous ses projets et de toutes ses rancunes d' hier. Long-temps un des griefs p26 du parti populaire contre les gouvernemens du nord a été de n' avoir point arraché ce territoire à la France en 1815, et, comme il le dit lui-même, de n' avoir pas gardé le renard, quand on le tenait dans ses filets. mais ce que l' on n' avait pas osé en 1815 est devenu plus tard le lieu commun de l' ambition nationale. Remarquez, en effet, que toujours les provinces du Rhin ont été absorbées au profit d' un système social, et qu' elles ont incessamment servi à fortifier le pays qui se faisait, de la manière la plus éclatante, le représentant de la civilisation sur le continent. Quand Charlemagne porta la civilisation au midi, il les prit et les jeta pêle mêle dans l' occident, pour faire pencher la balance de ce côté. Quand l' empire d' Allemagne supporta le poids de la société féodale, et, par son équilibre avec la papauté, fonda le système du moyen-âge, elles lui revinrent et l' appuyèrent à sa base. Quand, plus tard, la France devint le centre du progrès social, la royauté de Louis Xiv sut bien aller rechercher de nouveau ces terres, et reprendre le gage d' avenir qui y est attaché. Ainsi, oscillantes et flottantes, elles tombent toujours, p27 dans la balance de l' histoire, du côté du poids de la civilisation et de l' initiative sociale. à mesure que le génie de la France s' est agrandi avec la révolution, la France aussi s' est ouverte peu à peu jusqu' au Rhin. à mesure qu' elle se renferme aujourd' hui dans des pensées plus étroites, acculée dans les conquêtes de la vieille royauté de Turenne et de Condé, la force qui lui avait été donnée pour convertir le monde, tend à l' abandonner. octobre 1831. p28 ii des arts et de la littérature. Goethe vient de mourir. C' est le moment de s' écrier : le roi est mort ! Vive le roi ! Un siècle finit, un siècle commence. L' art est mort ! L' art vient de naître. La gloire dont se couronne incessamment le genre humain ne veut point d' interrègne ; sitôt qu' elle a mis son mort au tombeau, elle s' en va chercher et sacrer dans les langes l' enfant de l' avenir. Que tous les enfans au berceau écoutent donc le glas de cette cloche qui retentit en Allemagne ; qu' ils se retournent en disant à leur mère : -ma mère, ma mère, que me veux-tu ? Car c' est l' heure où p29 le génie de la poésie va ceindre de l' auréole celui d' entre eux qui doit continuer l' héritage du grand vieillard. En quel état Goethe laisse-t-il le domaine de la poésie et de l' imagination ? Autour de lui, dans son pays, il ferme cette époque d' harmonie et de repos qui se rencontre au commencement de presque toutes les littératures. Tant que l' Allemagne resta en observation dans l' Europe, et qu' elle se fit de la révolution française un amusement pour sa fantaisie ; tant que rien de ce qui se passait autour d' elle ne vint à bout de la faire sortir de sa sérénité, l' art, même abstrait, satisfaisait tous les esprits. Comme le pays, dans les questions qui se débattaient sous ses yeux, ne prenait point encore parti ; qu' au contraire, il se laissait pousser aveuglément par le flot de l' histoire, il ne demandait pas à la poésie de s' engager plus que lui ; l' art était une religion de laquelle on n' exigeait rien, si ce n' est de dominer assez le bruit des affaires contemporaines pour n' avoir rien à démêler avec elles. étudiez toutes les créations de l' imagination allemande dans la première partie de cette époque tumultueuse, vous les trouverez p30 toutes entourées d' une auréole de paix, comme ces vierges byzantines que j' ai vues, avec leur gloire d' or, sourire en plein air sur les murailles de leur église battue d' une éternelle tempête. Il arrivait précisément le contraire de ce qui s' était passé dans le monde grec. Les institutions et les passions politiques s' étaient levées là pour porter jusque sur la crète des montagnes les prodiges des arts. Ici, l' état disparaissait, pour laisser l' art se montrer seul, se mouvoir seul, sans condition et sans limites, dans l' univers fait de ses oeuvres. Qu' on lise toutes les compositions de la fin du siècle dernier, et qu' on dise, si l' on peut, de quel établissement politique elles ont gardé l' empreinte. Je suppose, pour un moment, que l' histoire contemporaine ait tout à coup disparu du souvenir des hommes. La monarchie de France est tombée en un jour sans que personne puisse dire où elle a laisé seulement la poignée de son épée. On ne sait ce que signifient et cette date de 89, et ce surnom de Mirabeau. La convention a essuyé mieux que Macbeth sa main avec sa main, et j' ignore même si elle a été jamais. Des douleurs et des joies qui, pendant ce temps-là, ont agité les p31 hommes, pas un homme n' a gardé la mémoire. Ce que c' est que la révolution française, je l' ignore entièrement, aussi bien que ce que fit le monde tant qu' elle dura ; et ce nom de Napoléon, personne ne peut me dire ce qu' il renferme, ni qui l' a porté, ni si quelqu' un l' a en effet porté. Me voilà dans une étrange perplexité et dans une véritable épouvante de ne rien connaître de ce qui me touche de si près, et de ne pouvoir remonter à la source des mouvemens de haine et de douleur qui s' agitent, sans cause apparente, comme des ombres sans corps au fond de ma pensée. Pourtant, dans ce dénuement de témoignages politiques, il me reste quelque chose. Les poètes d' un grand peuple ont assisté à chacune des révolutions que j' ignore. Sans doute, ils auront conservé dans leurs urnes les larmes des peuples que je cherche ; ils auront gardé en eux-mêmes l' image de ces temps qui, ailleurs, sont effacés sans retour ; je vais retrouver dans leurs oeuvres ces jours de fête ou de deuil, ouir ces cris subits que toute une race d' homme a fait entendre, et qui autrement me sont évanouis pour toujours. p32 Dans ce dessein, le premier homme que j' interroge est celui qui a conçu l' épopée de l' esprit allemand. Il a personnifié, dans les deux personnages de Faust et de Marguerite, les deux génies qui sont éternellement aux prises l' un avec l' autre, dans le sein de son peuple : l' extrême réflexion et l' extrême naïveté, l' excès de l' expérience et l' excès de l' abandon, tout l' héritage de science du genre humain et toute la poésie virginale d' une race nouvelle qui n' a encore été mêlée ni aux rumeurs, ni aux convoitises de l' histoire. Le caractère étrange de cette oeuvre annonce bien que quelque chose d' inouï vient de se passer dans le monde, et que les sociétés ont tenté de se réformer tout à coup d' après un type inconnu jusque-là. Mais, si ce fut un progrès ou une chute, un bien ou un mal, le poète ne s' en inquiète pas ; il propose son énigme dans le désert, et il donne à chacune de ses oeuvres le repos et l' immobilité d' autant de sphinx qui entourent sa pensée sans l' expliquer, ni l' éclairer. Voilà Goethe. à côté de lui, n' interrogez ni Wieland, ni Herder. Leur sérénité est plus grande et plus irréfléchie encore ; ils ne portent ni l' un, ni p33 l' autre, l' empreinte d' aucune des douleurs de leur temps ; et je peux croire, si je veux, qu' ils ont écrit au sein d' un repos oriental, en ces lieux où l' on n' entend, pendant une vie d' empire, que bruire la feuille d' un palmier, et souffler la brise sous la porte d' une ville du delta. Au milieu de ces hommes, il en est un pourtant qui semble avoir partagé le tourment et la fièvre de son époque ; il est possédé d' une inépuisable inquiétude. La rencontre de je ne sais quel abîme a bouleversé et exalté son génie. Cet homme est Schiller : il ne fait rien pour nier qu' il est battu par un orage qui ébranle la terre sous ses pieds ; mais il est le seul qui trahisse ainsi son épouvante. Ses contemporains le lui reprochent amèrement ; eux, si calmes et si sereins, ne manquent pas de lui dire à leurs manières, sous toutes les formes : et moi donc, suis-je sur des roses ? la critique des frères Schlégel, héritière de celle de Herder, impassible, louangeuse, cérémonieuse, avec plus d' étendue que de profondeur, servait à la pompe de l' art, sans l' instruire néanmoins de ce qui se passait au dehors ; elle ressemblait, au milieu des compositions de cette époque, à ces conseillers p34 intimes qui escortent magnifiquement le pouvoir en Allemagne, à la condition de ne lui conseiller jamais que sa gracieuse volonté. Dans le même temps (c' était sous la convention), se réveillait une espèce de ménestrel, qui s' était endormi, apparemment, depuis des siècles, avec son empereur dans le château ensorcelé de Barberousse. Personne, en effet, ne se montra jamais plus étranger à tout le monde moderne. Ce n' étaient qu' oiseaux merveilleux, chars de fées, coupes enchantées, oiseaux qui parlaient, poésie plus diaphane et plus insouciante que la demoiselle aux ailes empourprées sur un lac de la forêt noire. Connaissez-vous l' ariel des poètes qui recueille les diamans du ruisseau, les paillettes du sable, les clous arrachés aux pieds des chevaux du matin ? De son marteau de nain, il polit le pur cristal où le monde entier doit reluire ; c' est Tieck, le sylphe espiègle qui se joue de lui-même et des autres, le vrai bouffon de l' univers, l' héritier du cordonnier Hans Sachs et des compagnons de la maîtrise. Cette fois, l' art s' est-il assez séparé de l' humanité contemporaine ? Non pas encore ; poursuivons : il y a au-delà un terme p35 qu' il faut franchir ; ces figures sont encore trop réelles et trop chargées de matière. Il faut qu' elles n' aient plus ni corps, ni formes, qu' elles ne rélèvent ni du présent, ni du passé. Si l' on ne peut s' affranchir de l' univers visible, du moins, nul ne s' inquiétera plus d' imiter la nature. Le mysticisme inventera une autre terre, un autre ciel, un mélange de couleurs surnaturelles ; rêves de l' esprit créateur, les mondes, comme des fantômes, passeront et chancelleront au sein d' une nuit éternellement privée d' aurore. Du haut de ce firmament inconnu que le spiritualisme a fait, les anges de Jean-Paul Richter étendront leurs ailes blanches pour achever de cacher et d' étouffer, sous leurs envergures de vingt coudées, les cris et la détresse de l' univers réel. Voilà donc une littérature dans laquelle ne se retrouve pas jusqu' ici un seul écho de la société politique. Depuis l' antiquité, je sais bien que l' art a tendu sans cesse à se débarrasser des liens et des formes du monde visible. Mais un tel degré d' abstraction ne pouvait être atteint que par la race germanique. Elle a commencé à paraître p36 en même temps que l' évangile, pour spiritualiser le monde. à chacun de ses âges, sa mission a été de perpétuer le miracle de la pensée sans la forme : un paganisme sans victime, une épopée sans merveilleux, un christianisme sans autel, un droit sans code, un art sans patrie. Le dernier terme du spiritualisme avait été franchi ; rien n' était plus naturel qu' une réaction en sens contraire. Cette réaction fut décidée le jour où l' Allemagne, en se jetant dans la mêlée, changea, en 1813 et 1814, le droit public de l' Europe. Dès ce moment, le principe de l' art fut aussi changé chez elle. La grande école, dont nous avons parlé plus haut, avait eu le temps d' accomplir tout ce qu' elle avait à faire. Il ne lui restait pas un seul grand ouvrage sur le chantier. Soit qu' elle eût elle-même la conscience que son temps était fini, soit que sa pensée fût en effet épuisée, elle s' arrêta, et regarda faire l' avenir ; il arriva alors que son repos, qui avait paru sublime, ne satisfit plus un patriotisme qui venait tout récemment de mesurer sa force. On appela froideur ce que l' on avait appelé sérénité, et indifférence ce qui avait semblé élévation p37 divine. On gardait rancune à ses chefs de n' avoir voulu se mêler en rien des affaires de ce monde, tant que le sol allemand avait tremblé dans les batailles, et de ne s' être pas fiés plutôt à la victoire. En effet, c' est une erreur de croire que Goethe, jusqu' à sa mort, n' a rencontré qu' une aveugle adoration. Une opposition retentissante s' était élevée, au contraire, contre sa toute-puissance. C' était un véritable ostracisme que cette critique qui, dans ces derniers temps, s' évertuait chaque matin pour lui dire dans sa langue : je suis las de t' entendre appeler le juste. on ne sait pas assez combien ce génie cosmopolite avait, à la fin, froissé d' enthousiasmes sincères, ni combien cette main de bronze avait effeuillé, sans y songer, de vertes couronnes sur son chemin. C' est lui qui a donné à l' Allemagne la connaissance du bien et du mal, et cette science s' est trouvée si amère que plus d' un penseur la lui reproche encore. Les caractères passionnés étaient surtout déconcertés par son impartialité. Les puritains de la vieille Allemagne finissaient par s' alarmer à mesure que cette vie inépuisable p38 déroulait, sous leurs yeux, ses métamorphoses. Tout un siècle avec lui marchait debout, corps et âme, au milieu d' un autre siècle, et faisait ombrage au présent. Cette impassible puissance causait aux fauteurs de l' école nouvelle le même déplaisir que, chez nous, le persifflage de Voltaire avait inspiré, sous l' empire, aux écoles de Mme De Staël et de M De Châteaubriand. Autant on s' était autrefois livré avec candeur à ses expériences, autant maintenant, désabusé et blasé, on prétendait ne pas se laisser duper par ses piéges. Ce n' était plus le despotisme du génie à son avénement ; ce n' était plus le Napoléon de l' art qui fondait de lui-même son droit impérial sur chaque parcelle de la nature où son cheval avait secoué sa crinière. Non ! L' avenir, qui mine autour de nous tous les corps politiques, minait aussi ce grand pouvoir ; peu à peu l' adoration que Goethe avait fait naître trouvait des sceptiques et des réformateurs ; et sa royauté limitée, controversée, était souvent insultée, sans que le vieux lion tendît jamais la griffe. p39 L' art allemand s' imposa ainsi le devoir de se faire national ; cet horizon vague dans lequel il avait erré jusque-là, il voulut l' enfermer entre le Rhin et le Danube. Il s' assit désormais, comme un laboureur fatigué, sur la borne des champs de bataille. C' est alors que l' Allemagne commença à se prendre elle-même pour but de ses recherches. Les frères Grimm scrutèrent son antiquité primitive, dont on n' avait connu, depuis Klopstock, qu' une fausse et théâtrale image. Tout changea. La musique ne fut plus, comme dans Mozart et Haydn, l' âme émanée de tous les lieux, l' harmonie générale et diffuse qui sort du nord et du midi, de l' Italie et de l' Allemagne, l' écho nombreux et sans nom du genre humain dans un sein retentissant, la voix qui part à la fois de la mer de Venise, des rayons du soleil sur un oranger de Naples, des herbes du Colysée, des lèvres des femmes de Salamanque, des guitares de Séville, des citronniers d' Andalousie. Ce fut une musique indigène, celle de Wéber et de Spohr, dont on avait entendu dès l' enfance les rhapsodies errantes le soir à la porte des villes, une p40 mélodie faite à demi de chants populaires, de soupirs dérobés aux murs fendus et aux lichens des vieux châteaux du Rhin, aux lierres et aux carrefours de la forêt noire, aux cornemuses des tyroliens ; choeur confus, de toute une race d' hommes qui, après la semaine, se rassemble pour chanter le soir sur son banc en attendant le jour. Il faut en dire autant de la peinture ; l' école grecque de Winkelmann et de Goethe fut abandonnée pour l' ancienne école allemande des peintres du quatorzième siècle. On ne se contenta plus d' aller chercher ses sujets dans l' histoire nationale. Cornelius ne voulut pas seulement continuer, après mille ans, le banquet des niebelungen, et refaire le Faust du moyen-âge ; il eut besoin d' une sympathie plus intime avec ces temps héroïques. Pour mieux s' initier à leur génie, il reprit lui-même leurs procédés. Le patriotisme du moyen-âge devint une religion qui eut à Munich sa chapelle sixtine. On fit une étude toute nouvelle des fresques des cathédrales p41 du nord qui étaient restées oubliées depuis la réforme ; on fouilla les murs des nefs ; on découvrit les tableaux qui tapissaient de symboles de vermillon et d' or ces églises gothiques, que nous sommes accoutumés à nous représenter toujours si nues et si obscures. Ce fut une révélation subite que l' étude de ces fresques, et une voie inconnue où l' on s' engagea. Les dogmes philosophiques de notre époque se révêtirent des plis raides et diaphanes des vitraux de Cologne. L' infini se resserra de mille manières dans le cadre vermoulu des gravures sur bois de Nuremberg. Les passions les plus vivaces de notre temps se chargeaient du manteau d' Holbein et de ses couleurs séculaires. Pour traverser le camp de la routine, l' avenir se couvrait, comme Clorinde, de l' armure des vieux temps, et cachait sa jeunesse sous le casque et les brassards d' une époque surannée. à mesure qu' au dehors le peuple allemand se livrait davantage aux chances et aux séductions de l' action politique, il faisait un dernier appel dans sa peinture au calme et à la candeur des formes du moyen-âge ; ainsi Rome, à mesure qu' elle avait p42 été plus entraînée hors d' elle-même, et qu' il n' y avait plus eu pour elle d' espérance de repos, avait cherché, sous Adrien, à retrouver, au moins dans sa sculpture, la paix des tombeaux et des sphinx de l' égypte. Sous l' impulsion de cette nouvelle époque, la poésie se jeta à son tour, tête baissée, dans la mêlée de l' invasion. Elle avait jusque-là vécu si retirée dans ses visions ! La voilà soldat comme Jeanne D' Arc, en quittant l' arbre des fées. Adieu son chaume, adieu ses songes, ses nuits d' été ; elle se prit à filer avec un fuseau d' acier la trame de sa cotte d' acier, et à chanter pour sa noce le chant du glaive. Ces deux années de 1813 et de 1814, se repaissaient ainsi de chants terribles et sanglans comme elles. Les poètes montèrent à cheval avec la coalition. Il y en eut, comme Iahn, dont la mission officielle fut d' exalter les armées, ce qui rappelait les anciens bardites. Aux inventions p43 de la métaphysique succède une poésie poudreuse qui court plus vite qu' un cheval de bataille, qui, elle aussi, fouille de son pied la vieille glèbe de l' Allemagne, qui vomit le feu de ses naseaux sur l' herbe de Lutzen, qui hennit avec la trompette, qui a la voix argentine d' une baguette de fer dans un fusil de tyrolien. Que d' hymnes gorgés de poudre, que de joyeuses ballades flamboyèrent dans la mitraille ! Que d' iambes intrépides se dressèrent debout, tout en feu, à la gueule des canons ! Alors les balles enchantées sifflaient comme des esprits dans l' air ; les sabres souriaient au soleil comme l' écharpe d' une fée du Hartz ; les poitrails des chevaux écumaient comme un flot noir du Danube, et les banderolles des lances se baignaient dans la rosée du soleil de Leipsick ! Qui dira désormais que la réalité manque à cette poésie ? Au contraire, elle en est plutôt enivrée : elle a bu du meilleur de notre sang. C' est un autre vertige. Elle est si p44 bien à la merci des événemens, qu' elle est elle-même un clairon dans la mêlée ; et la balle qui frappe Koerner au front, à l' heure où il finit le chant du glaive, achève de donner à l' art son baptême de feu. Uhland est le Béranger de l' Allemagne. Quoiqu' il touche encore à l' époque que nous venons de franchir, son inspiration a déjà changé de caractère. Il est venu le soir de la bataille des géans. Le bruit est déjà évanoui, l' herbe est déjà séchée, l' épée est essuyée, la lutte est achevée. Il recueille sa foi de pèlerin pour la prière avant la fin du jour. Pieux et agenouillé dans sa victoire, c' est l' ange de Novalis au bivouac ; il chante l' affranchissement du sol, la fête des deux jumeaux, le Danube et le Rhin, la joyeuse moisson qui germe dans le sang. Il p45 célèbre la renaissance de la nature, comme si elle avait été elle-même stérile et enchaînée, en Allemagne, dans les plaines de trèfle, pendant tout le temps de la conquête ; mais l' originalité de ce poète est plus profonde. L' enivrement de l' orgueil national se voile dans son âme sous l' humilité d' une vieille ballade populaire : il recèle le sentiment du libéralisme moderne sous les formes et la candeur du moyen-âge ; c' est lui qui donne au génie ombrageux de notre époque la grâce des vitraux des croisades, et qui brise contre la sainte-alliance la lance d' un sonnet féodal. Ce prétendu démagogue de 1819 est en réalité un vassal de Rudolphe qui chante sa chanson sous le prunier sauvage et sur la tour ruinée de son seigneur. Il est en poésie ce que Cornelius est en peinture ; et ils représentent tous deux fort bien à leur manière l' état actuel de l' Allemagne, qui cache aussi, des sympathies si nouvelles et une destinée si jeune sous la vieillesse des institutions et des formes politiques. Je remarque, à cet égard, que la liberté a penché, en Allemagne, vers les souvenirs du p46 moyen-âge, autant qu' en France elle s' en est éloignée avec antipathie. On était là carlovingien, comme chez nous on était bonapartiste. On portait là, pour signe de ralliement, après la restauration, les boucles des rois chevelus de la première race, comme, chez nous, on ramassait sous la botte de Napoléon la violette du 20 mars. Ce que l' on appelait démagogues dans le nord, était une espèce de sectaires de nationalité féodale, gens de religion et de foi enfantine, vrais pèlerins d' armées, bons chrétiens, tous chargés de la ferraille du vieil empire germanique, toujours chantant, souvent priant, et qui portaient le poil fauve de Barberousse. Ainsi affublés, ils eussent fait horreur à un carbonaro du midi ; et pourtant, sous ce déguisement, on sentait l' instinct profond de leur pays. Pour se venger de sa longue défaite depuis la réforme, l' Allemagne était obligée de remonter jusqu' au moyen-âge. C' est là, dans la pompe de son empire écroulé, qu' elle s' encourageait au sentiment renaissant de son unité, et que son ambition allait chercher de quoi s' exalter et se rassurer. Elle réveillait, après mille ans, ses vieux Othon dans leurs caveaux aussi p47 vite que nous, notre empereur de Sainte-Hélène. Elle mettait de l' érudition dans son complot, de l' archéologie dans son émeute ; et il n' était pas plus difficile à son patriotisme savant de déterrer en secret les aigles de Charlemagne, et de faire de la sédition avec le treizième siècle, qu' à nous, d' évoquer la mémoire du soldat d' Arcole, et de garder sous nos chevets le drapeau de l' an x. Me voici au moment de prononcer un nom bien peu connu de ce côté du Rhin, et si plein pourtant de génie et d' audace, qu' il ne faut pas un faible effort pour en parler sans passion. Celui-là a reçu évidemment une puissance titanique. La nature l' a armé tout d' abord pour un duel avec son propre pays. C' est lui qui a reçu la mission de jeter pour jamais dans l' arêne cette masse inerte de l' Allemagne, et de démuseler le monstre. Il l' enchante, il le séduit, il le blesse, il l' aiguillonne, il le désespère, il le terrasse, il le foule aux pieds, il s' en fait haïr, il s' en fait dévorer ; c' est le tauréador qui va chercher dans les bois le buffle germanique. Il l' amène tout saignant à la lice de l' Europe, il le harcèle, il se met à sa merci, il en meurt ; mais le taureau, p48 une fois déchaîné, n' ira plus ruminer sous son frêne la vieille glèbe du passé. Goërres est l' apôtre et le martyr du panthéisme. Partout où un principe succombe il se met à sa place, pour le soutenir et se faire écraser sous ses ruines. Il traite les idées comme les chevaliers traitaient les veuves et les orphelins. Il les prend sous sa protection, dès qu' il les voit assez nues et délaissées ; peuples ou rois, il ne les connaît plus dès qu' il les a couronnés. Il est jacobin, absolutiste, prêtre, démagogue, papiste, ultramontain, patriote, selon que l' une de ces causes faiblit, et tout cela avec le même emportement. C' est un héros qui épuise dans son ame les passions sociales et cosmopolites, comme d' autres font des passions individuelles, avant de remonter tout vivant à son Dieu le plus abstrait, p49 et cependant, le plus éblouissant qu' un poète ait chanté. Pas un homme dans son pays n' a plus souffert et n' a été plus haï au nom de la liberté. Par une combinaison que l' on ne peut rencontrer ailleurs, il unit l' énergie d' un montagnard de la convention aux illuminations d' un alexandrin ; il tient de Danton et de Plotin. Pendant huit ans, il a été mis par la sainte-alliance au ban de l' Allemagne ; et c' est lui qui disait, dans son patriotisme asiatique, en parlant de l' infidélité de l' Alsace : " brûlez Strasbourg, et ne laissez subsister que la flèche de la cathédrale pour éterniser la vengeance des peuples allemands. " à cette imagination héroïque, le mouvement de l' invasion avait apparu comme le signal d' une nouvelle ère sociale pour le genre humain. Mais, de cette épopée sanglante, quand il vit sortir la monarchie constitutionnelle ; quand il vit que ces armées, qu' il avait exaltées si haut, n' avaient rapporté de toutes leurs batailles que ce prosaïque plagiat et ces couronnes éphémères, et qu' il fallait que l' Allemagne se mît encore une fois sur sa porte à mendier dans sa politique le pain du reste de l' Europe ; alors il répudia ces demi-libertés, p50 il jeta le gant à ces bourgeoises conquêtes dans lesquelles s' entravait et se dénaturait à ses yeux la mission de son pays. Les querelles du régime représentatif et sa chétive condition ne lui semblèrent qu' un jouet pour amuser un moment les grandes destinées de l' Allemagne. Retrouver et refaire, après Luther, l' unité des races germaniques, les pousser de nouveau dans l' histoire, comme un cavalier tout armé, c' était là, pour lui, toute la question. Mais quel serait le lien de ce faisceau de langues et de peuples ? étroite et impuissante, la royauté constitutionnelle divisait tout, morcelait tout. Un principe religieux pouvait seul rassembler pour toujours ces membres des fils de Cadmus semés sur chacune des grandes routes de l' Europe ; quel était donc ce principe ? Goërres crut qu' un catholicisme renouvelé à la source des traditions du genre humain aurait cette puissance. Dès cette heure, il se mit en guerre avec tout le présent. Il fit le procès à la réforme qui avait divisé son peuple, et au libéralisme qui avait achevé la réforme ; il conçut au profit de l' Allemagne une papauté révolutionnaire, qui, assise sur le corps p51 de l' Autriche, exercerait, pour le nord, cette puissance de cohésion que la papauté du moyen-âge avait exercée sur le midi ; il provoqua une dictature nationale ; il appela dans l' avenir une restauration religieuse, un Napoléon mitré, un Luther oriental, pour détruire l' oeuvre du saxon. Entre ses mains, la liberté allait se perdre dans la foi, comme chez nous, elle s' était un jour perdue dans la gloire. En voyant autour de lui tous les peuples entamés au dedans, et qui se livraient au premier occupant, il voulut, à la manière d' un législateur asiatique, murer le génie de l' Allemagne. Avant de l' envoyer, novice et imberbe, à la conquête de l' avenir, il l' aurait volontiers, comme Moïse, amusée quarante ans dans le désert, pour la plier à sa discipline. Telle est l' idée politique de Goërres, idée qui pèche plutôt par le manque que par l' excès d' audace. Que sert de déchaîner l' orgueil national pour lui dire : courbe ta tête sous l' aube du vieux catholicisme ! Cet homme s' en va, comme le maître des Huns, à la rencontre de Rome, et il manque aussi sa fortune, au même endroit, pour avoir tourné bride devant la crosse du chef de la p52 ville des morts. Qu' a-t-il donc vu pour s' arrêter si vite ? Quand il fallait être réformateur et prophète, et qu' il en avait le coeur, qui lui a lié la main ? Dites-moi, vous qui le savez, quelle merveille est cachée sous cette ruine de l' église, puisque des hommes, tels que celui dont je parle, ne la peuvent toucher sans défaillir. Voilà Goërres, le fier sicambre, qui a vu le Vatican. Il a plié le genou, lui, l' audacieux ! Désormais sa fortune est détruite ; personne ne le connaît plus. Il s' en va seul, il retourne seul en arrière, sans étoile et sans guide, lui, hier encore, si vanté, si aimé, si idolâtré, aujourd' hui si méconnu, si délaissé par son propre pays, qui ne pardonne, pas plus que le monde, à qui le sert, l' exalte, le trouble ou le ruine à demi. De tous les écrivains de son pays, Goërres est peut-être celui qui est le plus allemand sans mélange. On peut retrouver dans Goethe la clarté limpide de Voltaire, dans Herder le repos de Buffon. Les chefs de cette école se sont tous appliqués à modérer, par l' art, l' exubérance de leur langue virginale. Goërres est un des premiers qui ait mis son effort à exagérer encore cette p53 inculte indépendance. Emporté par un idiome indompté, qu' il ne conduit plus, qu' il ne régit plus, ne fermez pas la barrière à ce Mazeppa avant qu' il ne soit rentré dans le royaume des rêves et de la poésie sauvage de son peuple au berceau. La végétation désordonnée d' une forêt primitive, où tout germe, où tout meurt, où tout s' entasse à la fois, les troncs blancs des chênes centenaires, les palmiers nés d' hier que la fourmi courbe sous son pied, les carcasses des crocodiles et des serpens du déluge, peut seule donner l' idée de son style. Quand cette langue du chaos veut expliquer les intérêts actuels et ceux de la civilisation moderne, l' impuissance où elle est de se discipliner fait trop éclater son impuissance à se conformer à son époque ; mais, quand Goërres raconte, comme il fait presque toujours, les âges héroïques de l' humanité, alors cette voix de géant sort du fond même du sujet. Cette langue est, pour ainsi dire, ciselée à l' image d' un massif d' architecture gothique. Sans se briser, sans s' interrompre nulle part, elle couronne chaque mot d' ornemens et d' arabesques ; elle s' enracine partout ; elle s' épanouit et s' effeuille p54 partout ; elle se noue en faisceaux sur ses piliers ; elle grimpe, elle descend, elle remonte sans jamais se fixer entièrement ; et, quand le poète a bâti ainsi son monument d' une seule pierre, et presque d' une seule phrase, la pensée s' échappe à la fin des voûtes et des arceaux de sa parole, comme la voix d' une cathédrale. élevé dans la philosophie de Schelling, Goërres l' a appliquée à l' histoire, comme Oken aux sciences naturelles. Dans son panthéisme orthodoxe, il recueille les traditions de tous les temps, soit chrétiennes, soit païennes, pour s' en faire une bible nouvelle. Son histoire des cultes de l' orient est une oeuvre d' art et de divination bien plus que de science. Je ne connais aucun livre qui soit plus rempli de l' enivrement de la nature. L' auteur a la marche triomphale du Bacchus indien, et porte dans sa main la grappe cueillie au cep de la vigne mystique. Il fait apparaître les religions de l' Asie primitive, chacune à son tour, avec les instincts et la physionomie de son climat. Il y en a qui bondissent enflammées dans leurs hymnes avec les lionnes de l' Iran, d' autres qui rampent sur l' autel, autour des candélabres, parmi les serpens p55 de l' Abyssinie, d' autres qui hennissent altérées d' avenir dans leurs prophéties, et qui, avec le cheval de Juda, frappent de la corne de leurs pieds la terre promise, d' autres qui s' accroupissent pour l' éternité avec les sphynx et le boeuf mugissant du Nil. Ce n' est point l' orient naïf et matinal, qui se lève de sa couche, comme un enfant dans la première nuit de l' univers, pour appeler son père. C' est un orient transfiguré par la philosophie, un orient ressuscité de son sépulcre, pour expliquer son enfance par sa vieillesse, son éden par son Alexandrie, son berceau par sa tombe. Tous ces cultes qui se suivent à des siècles d' intervalle, forment entre eux une procession infinie qui va à la même fête, et un catholicisme païen qui chante par des voix de peuples son hosannah dans la basilique de l' Asie. Liturgie sublime, lorsque, dans le temple de l' univers, les empires se lèvent, les mains jointes, et s' agenouillent sur leurs ruines, comme des diacres à l' autel ; que Babylone met sa mitre d' or sur son front ; que Bactres secoue sur sa montagne l' encensoir de diamant, que l' égypte s' assied pour prier bas sous son dais de granit, que la Chaldée p56 sème autour d' elle ses dieux à pleines mains, comme un lévite sème au loin les marguerites et les roses de sa corbeille sur le chemin du prêtre. Ces religions en se succédant, bénissent, dans la terre d' Orient, le seuil où passe le genre humain pour entrer dans l' histoire, comme on bénit les trois degrés de pierre et le porche d' une église. Le soleil d' Asie est le calice de vermeil qu' un bras tient haut levé pendant la fête sur la tête courbée de l' Arabie et de la Perse. L' infini se cache dans la nue, le prêtre sous son aube. Que les éperviers du Nil sur leurs obélisques, que les licornes de l' Euphrate en soient témoins ! Le sacrifice avance. La Judée est la victime. La voilà immolée sur son Liban. Rompue et partagée comme un pain d' expiation, que chacun goûte l' hostie, et se divise les reliques ! Et maintenant la fête est finie ; l' Orient lève sa tente. Ninive et Babylone, rendez vos habits d' or et vos aubes brodées. Ecbatane et Persépolis, dépouillez vos manteaux empourprés et vos mitres de diamant. Passez, tombez, croulez, et si quelqu' un vous demande : qu' avez-vous fait du dieu ? Répondez par un soupir de vos déserts. p57 La nature, qui a ouvert au nord le large horizon de l' Allemagne, où les sociétés modernes se sont trouvées à l' aise pour vider, sur les champs de bataille, leurs différens politiques, a voulu aussi, ce semble, que cet horizon servît de champ-clos pour une grande épreuve des opinions et des philosophies humaines. Tant que les doctrines qui en ce moment y sont aux prises, ne firent que commencer à croître, jeunes et inoffensives, prenant chacune peu de place, elles vécurent ensemble sans querelles. Long-temps elles purent croire qu' elles continueraient de grandir ainsi en paix sous l' étendard du panthéisme. Mais à mesure qu' elles se développèrent, chacune suivit son humeur et marcha à sa guise. Dans ce pays de repos, ce n' est plus aujourd' hui que froissement de croyances qui s' usent l' une par l' autre, que conflit de renommées qui en viennent aux mains, que systèmes blessés au coeur, que théories défaillantes, que docteurs qui ferraillent. Le catholicisme est désarmé par le protestantisme, le protestantisme par le piétisme, le piétisme par le rationalisme ; cercle fatal au-dedans duquel on p58 ne peut faire un pas sans marcher sur un mort. Toutes les opinions humaines se sont donné rendez-vous là, comme dans une Alexandrie moderne, pour éclater chacune à sa manière, et rendre un dernier combat. Parvenu à son plus haut faîte, l' édifice tout spirituel de la vieille Allemagne s' écroule sans fracas. Lui-même, il disperse sa poussière aux quatre vents, poussière, non de mort, mais de vie ; non de matière, mais de pensées ; poussière d' idées que le Dieu de l' humanité recueille pour en former un nouveau monde. avril, 1832. p59 iii poésie. (suite.) dormez-vous, ou veillez-vous, ma soeur ? C' est ce que nous sommes toujours tentés, en France, de demander à l' Allemagne. S' est-elle assoupie cette fois pour cent ans dans sa forêt, cette belle au bois dormant, puisque personne n' en a plus de nouvelles ? N' a-t-elle plus de noms à nous apprendre, plus de rêves, plus de fantômes sur ses balcons, plus de systèmes, plus de poëmes, plus de chants à murmurer à l' oreille de la vieille société qui se file son linceul ? Hier encore, pendant que p60 la France, cette bonne ouvrière, faisait sa rude tâche dans la paix et dans la guerre, sans prendre une heure de repos, et qu' elle trempait son sillon de son sang et de ses larmes, au loin, surtout en Allemagne, le choeur des poètes ne se taisait jamais. Pour nous fortifier, de loin à loin, arrivait jusqu' à nous une humide brise toute chargée de leurs chants. Chaque année nous révélait une gloire nouvelle. Une fois, ce fut Ossian, et celui qui l' accueillit le mieux s' appelait Napoléon. Une autre fois, à la fin d' une longue journée, ce fut Schiller, puis à la fin, Goethe. Pendant quelque temps, nous pûmes croire que la liste de ces noms ne serait jamais close ; et, pour ma part, je me rappelle que, bien jeune, quand je passai la frontière, sous chaque arbre et sous chaque buisson de la Forêt-Noire, je m' attendais à trouver un poëme tout entier. Auprès de combien de sources ai-je passé des heures sans fin, dans l' attente d' un fantôme qui ressemblât à l' ondine de la romance du pêcheur ! Sous les amandiers en fleurs du Necker, je n' ai jamais entendu une voix de fille que je n' aie reconnu Marguerite, Claire, Mignon, et surtout là-bas, à ses joues si pâles, Lénore de la ballade p61 de Burger. Tous ces rêves poétiques vivaient réellement pour moi. Je les croyais réunis en nombres inépuisables dans chaque village de l' Odenwald ; et je ne frappais pas à une porte de la Bergstrasse sans penser que c' était là une de ces portes d' ivoire d' où le poète faisait sortir les songes qui remplissaient alors le monde. Encore une fois, en est-ce fait vraiment ? Le nord nous a-t-il envoyé tous ses rêves ? Ne recèle-t-il plus un seul nom, plus un seul songe, plus un fantôme d' amour ? Ne verrons-nous plus passer sur notre route un de ces voyageurs qui ne touchaient pas la terre, qui s' appelaient Scott, Byron, et qui nous apportaient leur coupe pleine des larmes d' un autre climat ? Ou bien seulement est-ce un signe qu' il est temps pour nous de ne plus compter que sur nous-mêmes, que nous n' aurons plus d' abri pour nos rêves, hors ceux que nous bâtirons nous-mêmes, qu' il faut vivre désormais de notre propre substance, et que le monde est déjà las de nous prêter ses ombres ? Si je regarde du côté de l' Allemagne, la tristesse me saisit au coeur, et l' envie me prend de p62 poser déjà la plume ; car voilà ce grand pays, celui de la foi et de l' amour, devenu à son tour le pays du doute et de la colère. Ce serait une longue et cruelle histoire que celle du doute chez un peuple que la divinité a si bien rassasié d' elle-même qu' il n' en veut plus goûter ; le mysticisme est pour lui ce qu' a été pour nous le scepticisme. Il faudrait montrer les efforts de ce peuple pour se retenir dans sa chute, et pour flotter encore dans ses vagues croyances avant de se noyer sans retour. Les mêmes combats que Luther a soutenus pendant ses insomnies, la tête sur son chevet, criant, pleurant, soupirant, haletant, l' Allemagne les a supportés à son tour, sur sa couche, dans cette longue insomnie de gloire qui commence par Frédéric, et qui finit par Goethe ; car ce n' est pas en une heure qu' elle est devenue ce qu' elle est aujourd' hui. Avant d' arriver à l' indifférence de tous les cultes, elle les a tous éprouvés. Elle a offert à chaque chose son adoration ; et dans cette chute du ciel sur la terre, tout lui a manqué et a croulé à la fois. Quand la lettre des croyances a vieilli, elle en a relevé l' esprit, et l' esprit, p63 déjà ruiné par le mysticisme, a fléchi à son tour. Quand sa foi a achevé de défaillir, elle s' est convertie à la philosophie ; c' était le temps de Fichte et de Schelling ; puis ce terrain miné a croulé dans le nihilisme de Hegel, et il a fallu se faire un autre dieu. Il y a eu aussi un temps où le patriotisme servait de religion, où l' on priait dans la bataille, où la foi se retrempait dans le sang, où le te deum de Leipsick remplissait la nef du Dieu des armées ; et cette foi, la plus facile à garder, s' est promptement dissipée avec la fumée des bivouacs. Restait le culte de l' art. Celui-là avait toujours conservé son église. Mais Goethe, le dieu qu' elle adorait, l' a détruite lui-même. Ainsi l' Allemagne a porté le scrupule dans le doute aussi loin qu' elle l' avait porté dans la foi. Elle n' est point tombée, comme d' autres, en un jour, par une chute précipitée, mais par une infinité de chutes et de courbes toutes formulées d' avance. Elle descend processionnellement dans le néant et scientifiquement dans le doute. Ses cathédrales sont usées, non par le temps, mais par la prière et par les genoux des hommes. Elle met à leur p64 front le bandeau du mysticisme, comme on ceint de fleurs d' hiver le front des vierges défuntes. Ainsi, par une autre voie, elle est arrivée au point où le monde l' avait précédée. Et maintenant, malgré la différence des langues et des mots, l' Europe entière peut se vanter de vivre sous le même toit, c' est à dire dans le même vide ; et les voilà désormais toutes trois assises par terre, comme dans la scène de Richard De Shakspeare, ces trois reines du monde moral, la France, l' Allemagne, l' Angleterre, toutes trois tombées par des chemins différens du même trône de religion au même néant, de la même foi au même doute, du même ciel à la même terre, toutes trois s' entre regardant l' une l' autre, à moitié hébétées, sans leur Dieu accoutumé, elles, si différentes de destinées, si semblables de misère, et toutes près de se donner la main au fond des mêmes ténèbres. En France et en Angleterre, le doute a poussé son cri le plus éclatant par l' organe de Voltaire et de Byron. En Allemagne, on n' a point connu ce brusque déchirement qui ailleurs a arraché de si étonnantes plaintes. Le noeud des croyances a p65 été lentement dénoué ; la poésie a tenu long-temps la place de la religion. L' église était tombée, mais on avait gardé l' hymne. Novalis chantait dans la nuit ; et le moyen alors de croire que la ruine fût irréparable quand la voix qui l' habitait était encore si mélodieuse et si jeune ? C' est ainsi que, remplaçant toujours la foi par l' art et l' idée par l' image, et le dieu par son ombre, l' Allemagne a pu, sans secousse, endormir son passé et l' ensevelir sans douleur. Au fond, ses deux communions, le protestantisme et le catholicisme, s' entre aident l' une l' autre à mieux périr. Elles se prêtent l' une à l' autre leurs doutes, leur foi, leurs églises, leurs berceaux, leurs tombeaux. Sous le même toit, elles naissent, elles vivent, elles prient, elles meurent. Elles mêlent ensemble leur absinthe dans le même calice. Elles ont même croix, même linceul. Et quand leur haine, par hasard, se rallume, elles disent à la raison humaine, avant d' en venir aux mains, le mot des gladiateurs à l' empereur : ceux qui vont mourir te saluent ! Cet esprit de conciliation dans la mort n' a jamais mieux paru que dans Goethe. Voilà un p66 homme qui enferme en lui toutes les incertitudes de l' homme moderne, et qui n' en laisse rien paraître. Il n' attaque rien, il ne défend rien. Il traite toutes les croyances et tous les enthousiasmes comme ces momies qu' Aristote recevait d' Asie, et qu' il classait dans son académie. Lui aussi, classe tous les cultes et met tous ces morts en face l' un de l' autre. L' infinité du doute se cache en lui sous l' infinité de la foi. Sa philosophie est en apparence le contraire de celle de Voltaire ; dans la réalité, elle en est la conséquence. Il n' exclut rien. Il admet jusqu' au moindre fantôme ; et cette universalité de la croyance est en même temps l' universalité du scepticisme, et de cette affirmation sans borne naît l' absolue négation. Voltaire arrivait au néant par l' analyse, Goethe par la synthèse ; c' est le lieu où leur pensée s' unit, et il valait bien la peine, vraiment, que ces deux noms et les deux peuples qu' ils représentent se fissent si long-temps la guerre pour si bien s' entendre en cet endroit. Car Goethe n' a pas appris seulement à l' Allemagne à se connaître elle-même ; il lui a fait connaître tout ce présent qui s' agitait autour d' elle. Il l' a jetée sur le chemin p67 des révolutions modernes. Il lui a révélé son doute, dont elle voulait douter encore. Il a divulgué le secret de sa foi chancelante, qu' elle aurait long-temps caché dans sa retraite mystique. Comme l' esprit de l' abîme, il a dit tout haut dans l' église à cette Marguerite agenouillée, le jour du dies iroe : t' en souviens-tu, Marguerite, quand tu croyais ce que tes lèvres murmurent et ce que ton coeur désire ? Quand ton Luther ne t' avait pas encore trompée, et que jeune et pure comme ton espérance, et souriant au Christ enfant, tu priais, soir et matin, sur les dalles de ta cathédrale de Cologne ? C' est là ce qu' il lui a dit de mille façons, tant en prose qu' en vers, et ce que le monde a entendu. Depuis ce jour, elle est entrée dans la grande société des nations sceptiques. Elle est sortie de son pur cénacle, et la voilà à son tour dans la mêlée du siècle. Bien des voix, sans doute, se sont élevées contre le grand poète. Bien des efforts ont été tentés par elle pour retourner en arrière vers son passé. Mais tout est inutile. Il faut avancer, n' importe vers quel abîme. Elle a mis le pied hors de ses croyances ; elle n' y rentrera plus. L' esprit moderne p68 l' a saisie. Il l' entraîne là où nous nous poussons l' un l' autre. C' est le noir chevalier qui a enlevé sa Lénore. Il faut à présent, que, sans tourner la tête, elle se laisse emporter par ce froid génie du siècle vers l' autel inconnu où nous la devançons. Goethe avait révélé à l' Allemagne le doute qu' elle voulait se cacher ; mais cette révélation fut long-temps repoussée. On s' obstinait à y voir l' état intérieur d' une ame, non la confession d' un peuple. On accusait le poète, on absolvait le pays. Il fallait bien du temps encore et de rudes secousses pour avouer que l' homme, ici, c' était la nation tout entière. L' école critique des Schlegel servit à déguiser le mal et à l' assoupir à sa surface. Ils endormirent, à proprement parler, l' Allemagne d' un sommeil magnétique, pendant lequel passèrent autour d' elle, sans lui tirer un soupir, l' invasion, les révolutions, et tout le bruit des éperons de Napoléon. Pendant ce rêve de quinze années, tout l' effort de ce pays fut de se séparer du présent, et de détourner ses regards de sa blessure saignante ; tous les temps furent essayés et parcourus, hors celui où l' on vivait. p69 Ce fut, mais sous des formes plus originales, quelque chose de semblable au mouvement de la France sous la restauration : la vie publique latente et morte en apparence, une littérature résignée et mystique, la poésie prenant le voile, et se coupant ses longs cheveux, un complet détachement de tout ce qui tenait au monde, une façon particulière de ranimer ses souvenirs, et de les interrompre à l' endroit où ils deviendraient amers, un vol audacieux dans l' infini, pour échapper à la misère présente ; à tout considérer, une manière de se créer une liberté dans la gloire, et de passer triomphalement sous les fourches caudines. Les poètes entraient alors au cloître avec Werner, ou du moins ils se convertissaient avec Stolberg, F Schlegel et Adam Muller. Celui qui resta à la porte de cette petite église, et le seul dont l' engagement avec le monde ne parut pas brisé, fut Louis Tieck. Il conserva le doute nécessaire pour railler des fantômes ; il fustigea des ombres, et crut laisser les vivans dans la paix. Il joua avec le scepticisme naissant, et il semblait oublier que les griffes et les dents du monstre finiraient par p70 grandir. Au sein du vieil art germanique, il introduisit le persiflage ; et parce qu' il l' avait revêtu de formes candides, il crut qu' il en était le maître, que le sourire ne dépasserait pas les lèvres, que le doute ainsi orné perdait son venin et que le coeur au moins ne saignerait jamais de sa morsure ; et cependant, alors que la terre tremblait du bruit de la convention et des marches de Napoléon, c' était déjà en soi une ironie assez amère, que tout ce peuple enivré de la coupe de la table d' Arthus, et cette poésie carlovingienne, et ces sylphes, et ces rêves, et ces fées imprévoyantes, qui, si on les eût regardées de près, auraient secoué de leurs ailes la poussière de Iena, de Wagram et d' Austerlitz. Il y eut alors un homme qui fit ouvertement une plaie bien plus profonde au coeur des croyances, et qui, malgré lui, en avança beaucoup la ruine. Je veux parler du paysan Voss, qui se rua en véritable anabaptiste contre le principe sur lequel reposait alors toute la pensée allemande. Il n' attaqua pas en face la philosophie idéaliste de son époque ; ses coups ne portèrent pas si haut ; mais il la poursuivit avec acharnement p71 dans ses applications à la science de l' antiquité. Il ne voyait pas, qu' en détruisant le principe du symbole, il détruisait en même temps toute la vie allemande. Il y eut un moment où son pacifique pays ne retentit que de ses imprécations contre les théories de Creuzer sur la mythologie ; et dans son paganisme puritain, il déchaîna en effet plus d' une émeute, au nom de Saturne et d' Osiris. Cet homme apportait dans la science une verdeur de passions qui, ailleurs, ne se trouve que dans la fièvre des assemblées politiques. C' est qu' au fond, sous cet appareil scolastique, la question était grande et imminente ; et c' était du présent qu' il s' agissait dans ce passé de six mille ans. L' instinct révolutionnaire se glissait, sans le savoir, sous ce masque d' antiquité ; le protestantisme et le catholicisme se retrouvaient tous deux sur le terrain de la mythologie, et vidaient là encore une fois leur querelle. Ce grand système de l' érudition allemande, où chaque rêve avait trouvé sa place, les superstitions du génie qui décoraient tout cet ensemble, comme un peuple de statues dans leurs niches ; cette poésie plus vraie p72 que l' histoire, s' ébranlèrent sous la critique de Voss. Autant qu' il put, il fit de la science allemande un temple protestant et non plus une basilique aux mille voix. Ce renverseur d' images ôtait au passé sa poésie, et il ne voyait pas que par là il tuait le présent. Il ne sentait pas que le génie de son pays est frère du génie platonicien, et que ruiner Alexandrie c' est ruiner l' Allemagne. Il voulait les moeurs des vieux temps, et il n' en voulait plus la foi ; il ne s' apercevait pas que les cathédrales qui servent d' abri au protestantisme ont leurs fondemens posés sur les basiliques grecques, les basiliques sur les temples, les temples de Grèce sur ceux d' Orient, et qu' ainsi l' on ne peut renverser l' une de ces assises sans que l' édifice infini de la foi humaine ne s' écroule en même temps. Il n' avait point de repos qu' il n' eût dispersé ces fondemens primitifs ; et il ne voyait pas sur sa tête les cathédrales qui se penchaient et tremblottaient comme des mâts de vaisseau dans l' orage, et menaçaient de l' écraser dans leur chute. Et quand il avait dépouillé à son aise l' imagination allemande, il relisait son idylle de Louise, et il vivait là en repos et p73 sans remords, parmi ses longs hexamètres tout parfumés de fleurs de tilleul, sans s' inquiéter du lendemain. Cependant le mal ne s' arrêtait pas là ; il gagnait la philosophie, et par elle il entrait au coeur de l' Allemagne. La philosophie de Schelling, qui avait régi naguère les destinées de ce pays, ne se sentait plus le coeur d' avancer. Après ses tentatives, déconcertée et défaillante, elle rentrait toute confuse dans le cercle du catholicisme, et ne voulait plus en sortir. L' idéalisme se sentait périr et demandait à se faire absoudre par le dogme. Une science mourante, une foi mourante, liées ensemble, et qui cherchent à se ranimer l' une l' autre ! Encore une fois l' histoire d' Héloïse et d' Abeilard qui s' embrassent dans leurs tombeaux. De l' école la plus hardie en apparence sortait ainsi le plus grand effort pour conserver la vie au sein de la papauté. Baader, Goërres, formés dans cette école, font la veillée du catholicisme et se consument à ranimer ce soufle. Ce n' est plus là une religion, ce n' est plus une philosophie, ni une poésie ; c' est le débris de tout cela ensemble ; une science sans nom, une foi sans p74 nom, une poussière divine. Pour cette poussière, creusez un grand tombeau ; il faut qu' il puisse y entrer sans peine toutes les espérances, et les chimères, et les rêves, et le bonheur de la vieille Allemagne. Au nord, la philosophie de Hegel est morte aussi avec son chef, ou du moins elle s' absorbe dans la science sociale, comme au midi la philosophie de Schelling s' absorbe dans la religion. C' est un grand symbole que la disparition de ces tribuns de l' idéalisme qui ameutaient tout ce peuple autour de l' infini. Ils l' ont mené trente ans sur le mont Aventin du spiritualisme ; et maintenant, il crie qu' il a faim et soif du monde réel, et il ne sait que faire pour s' en emparer assez vite. Dans cette invisible dissolution, les sectes prennent peu à peu la place de la religion, et les maximes celle de la morale. Sous mille noms, piétisme, méthodisme, le froid avance et s' insinue partout. à mesure que l' Allemagne se fait plus sensuelle, il se forme des codes de fastueuse austérité. Dans son premier étonnement, tout lui fait scandale. Elle a quitté la grande voie de p75 l' innocence antique ; elle est entrée dans les détours du scrupule. La pauvre ève se couvre trop tard de feuillages ; son passé n' en est pas moins condamné. Un dur méthodisme se met à la place de la sérénité perdue, et prétend, lui seul, à force de maximes, conjurer le danger ; il trouble jusqu' à la mort les ames vierges dont ce pays est encore plein ; et rien ne montre mieux la décomposition des anciennes croyances que ces fantômes de secte qui surgissent ainsi par intervalle dans la conscience publique. Tous ces symptômes, il faut le dire, se sont long-temps dissimulés sous l' effervescence qui a suivi les guerres de l' indépendance. Les espérances infinies qui se montrèrent vers ce temps-là cachèrent bien des désenchantemens et des pertes cuisantes. Les peuples et les rois s' étaient embrassés dans le sang. On s' était fait les uns aux autres mille sermens, et l' ancienne foi allemande reparut pour un moment. On crut quelque temps qu' il suffisait de regarder le ciel, et que ces larmes du doute, qui avaient semblé si amères, tariraient dans leur source. Partout resplendit dans les oeuvres d' art la figure de l' Allemagne p76 au moyen-âge, blonde et candide, mais encore contristée par cette sourde plaie que l' on pensait guérie. Et je ne sais pas si même aujourd' hui ces imprévoyans poètes de la Souabe et de tout le midi ne continuent pas l' incorrigible lignée des trouvères. Que tout est changé cependant ! Les rois ont un moment tenu en leur pouvoir la foi, la vertu, la religion du nord ; l' Allemagne avait placé sous leur garde sa dernière espérance. Elle avait versé son dernier philtre dans leurs coupes vermoulues, et elle leur avait dit : buvez-en avec moi. Quand ses philosophes sont restés muets, elle s' était mise à l' école des rois ; et cette candeur ne les a point touchés, et ils ont eu le coeur de frapper ce peuple, comme un autre peuple. Oh ! C' est là une iniquité, je le jure ; car ce ne sont pas seulement comme chez nous des couronnes ou des trônes qu' ils mettaient en péril, mais la vieille foi, mais le Christ tout vivant dans les coeurs, mais la providence dont ils étaient l' image dans ces ames crédules, mais la vie du serment encore intacte, mais les morts et les anges adorés, mais le ciel et l' enfer chrétiens pris à témoin. Ce n' était pas p77 seulement des sceptres qu' ils brisaient, mais des idées qu' ils foulaient, des religions qu' ils étouffaient, et toute une éternité de pensées, de traditions, de prières, suspendue à leur parole, et qui se dissipait avec elle. C' en était fait, il fallait le reconnaître. On avait cru que si les rois guérissaient, au moyen-âge, par l' imposition des mains, l' infirmité du corps, ils sauraient maintenant guérir l' incurable infirmité des ames ; et tout au contraire, on ne rapportait de leur contact que des coeurs meurtris et des espérances évanouies : il fallut changer de langage et renoncer à l' extase. Les ballades se nourrirent de fiel, et les sonnets d' absinthe. Au quinzième siècle, quand le génie allemand eut achevé la cathédrale de Strasbourg, il sculpta au sommet une figure satanique pour railler de là haut tout l' édifice. C' était un ricanement d' enfer qui tombait de ce balcon sur les vierges de pierre, sur les colonnes et sur les colonnettes, sur les saints dans leurs niches, sur le pavé et sur l' autel, et sur toute cette impuissance du culte et de la foi humaine. De nos jours, la poésie ne fit pas autre chose. Elle p78 monta au dernier échelon de l' idéalisme allemand, et commença librement à railler tout ce qu' elle avait aimé, à aimer tout ce qu' elle avait haï, à chanter avec Heine, comme le derviche au haut du minaret, la dernière heure, l' heure de minuit de ce jour de mille ans du génie germanique. Sous leur forme insouciante et frivole, les poésies de Heine ont en effet un vrai sens social. Il y a trente ans, on les eût réputées impossibles ; et les imaginations vierges de ce temps-là n' auraient jamais enduré leur cruelle morsure. Il y a là telles chansonnettes de dix vers qui portent innocemment dans leurs corolles (car ce sont de vraies roses de bois) un venin qu' il a fallu trois siècles au moins pour distiller à ce degré. Ce sont des fleurs charmantes, peintes avec l' ancienne habileté de l' art tudesque, et qui toutes dardent un aiguillon de basilic. Il y a des sonnets transparens et purs à la manière de ceux de Pétrarque, au fond desquels vous voyez ramper le reptile ; des ballades qui cachent sous leur sourire, comme une femme sous son voile, leurs tromperies et leurs poisons. Il y a des cantiques pieux qui vous saisissent p79 dévotement, et vous bercent d' amour, et vous poignardent en riant avec un mot satanique ; car c' est le caractère et l' originalité de ce poète, de cacher l' amertume et la lie de nos temps sous l' expression et le miel des époques primitives : le siècle de Byron sous le siècle de Hans De Sachs. à tous les sentimens d' une société avancée il donne le rhythme populaire des sociétés qui commencent ; et ce désespoir qui emprunte la langue de l' espérance, cette mort qui parle comme la vie, ce berceau qui redevient un tombeau, ces passions vieillies et rassasiées qui se meuvent sur le mètre des passions naissantes, cette candeur et cette corruption, ce miel et ce fiel, ce commencement et cette fin qui se rencontrent et s' unissent dans l' étreinte de ces rapides poëmes, en font autant de petits chefs-d' oeuvres d' art, de caprice, d' originalité et d' immoralité. La plupart des poésies de Heine sont contenues dans un volume intitulé : livre des chants. les premières datent de 1817. à cette époque, le jeune poète appartient à l' école de Schlegel et de Tieck. C' est d' eux qu' il a appris la forme populaire p80 et la naïveté que plus tard il aiguisera contre eux. Depuis ce temps, l' aiguillon croît et perce chaque année. Dans ses voyages du Hartz, d' Italie, et de la mer du nord, tout se convertit chez lui en un fiel de colère et de haine. Nés dans des climats différens, ses chants n' en gardent point le caractère. Il y a de ces poëmes éclos dans la pure Toscane, sous le soleil de Lucques, et qui n' ont rien gardé de l' odeur des orangers ni des myrtes, et ne sentent que l' absinthe. On dirait que le poison voluptueux des maremmes s' est insinué dans ses vers ; et partout sa muse irrite, comme Cléopâtre, l' aspic caché sous la corbeille de roses. Le poète ne rencontre pas une jeune fille, pas une fleur sur sa tige, sans leur adresser un madrigal méphistophélique. Les étoiles ont beau se cacher sous leurs voiles, il finit toujours, comme dans les nuées d' Aristophane, par quelque ironique question qui leur fait pleurer des larmes d' or. Quand il approche de la mer du nord, c' est le seul endroit où son ironie prenne quelque chose des lieux. Elle devient comme eux ample et colossale ; des nuages de la Baltique, il fait un linceul p81 pour rouler et berner les dieux vivans et les dieux morts, le présent et le passé, et il vous quitte là sur la grève avec une épigramme : de sorte qu' en fermant ce livre, si frivole en apparence, toute la nature semble vide, et le ciel désert, et tous les fruits du grand arbre de vie ont été souillés l' un après l' autre d' un noir aiguillon ; et le ver les ronge. Ainsi, il est donc vrai, le long monologue de l' idéalisme a fini par un éclat de rire. L' Allemagne a bu sa poésie jusqu' à la lie. Encore une fois son Rhin s' est perdu dans le sable. Ainsi, un monde entier d' espérances et d' amour se dissipe en ce moment avec le génie de la vieille Allemagne, sans que personne ici tourne la tête pour s' en inquiéter. Là, près de nous, mille fantômes s' évanouissent sans bruit, comme ils étaient nés sans bruit. Ces divins rêves, auxquels manque le souffle, ont vécu leur vie rapide. Tout à l' heure un univers va s' engloutir sans réveiller seulement l' oiseau dans son nid. Que veulent donc ces accusations parties récemment de Vienne et d' édimbourg contre la poésie de la France actuelle ! Croit-on que nous p82 serions embarrassées de montrer ailleurs même misère ? Il s' agit bien vraiment, tant en France qu' en Allemagne, d' hémistiches et de prose qui s' altèrent, quand c' est le poëme entier de la société moderne qui s' en va par lambeaux. Si l' on veut faire le procès aux fantômes des poètes, il faudrait au moins que le monde et les pouvoirs actuels fussent moins fantômes qu' eux. Or, quelle loi, quelle société, quelle église, quelle religion, je ne dis pas quel homme, mais quelle institution qui ne se donne aujourd' hui pour une ombre et qu' on ne traite en ombre ? Qui a aujourd' hui la prétention de vivre sérieusement et autrement qu' en rêve ? Qui se figure, par exemple, que nos lois sont des lois ? Que nos rois sont des rois, et ne voit pas que ce sont des fantômes qui n' ont que le visage ? êtres fantastiques s' il en fut, qui viennent on ne sait d' où, dont le plus grand demeure au plus un jour, qui s' en vont par hasard et qu' on ne revoit jamais. Dans quelle poussière les avez-vous pris hier ? Dans quelle poussière les rejetterez-vous demain ? Vous ne le savez pas vous-même. Majestés plus chimériques que les rêves d' Hoffmann, plus rapides, p83 plus changeantes que les rêves de la fièvre, leurs couronnes ne sont pas des couronnes ; ce sont des bandeaux que vous leur mettez sur les yeux. Leurs sceptres ne sont pas des sceptres ; ce sont des verges avec lesquelles vous les frappez à la face. Leurs peuples ne sont pas des peuples ; sans présent, sans passé, sans nom, sans héritage, véritables morts revêtus du manteau de la vie, ils escortent dignement ces royautés d' un jour. Ne dites donc pas que la poésie finit ; dites plutôt qu' elle seule reste vivante. Rien n' existe aujourd' hui que ce qui est dans les coeurs. Il n' est pas une tradition, pas une autorité, pas une lettre écrite qui ne tombe en cendre, si vous la touchez de la main. Dans cette instabilité du réel, l' idée seule subsiste. Elle seule garde sa couronne éternelle sur sa tête, et il n' y a ni peuple ni roi qui la lui puisse ôter. Nous vivons, non pas dans la pensée de ce qui est, mais dans la pensée de ce qui doit être et de ce qui sera demain. Ombres que nous sommes, nous sommes nous-mêmes un poëme et nous ne le voyons pas. p84 Sans doute l' idéal que chaque peuple avait imaginé se dissipe aujourd' hui, en Angleterre, en Allemagne comme en France ; car cet idéal n' était rien que lui-même. Chacun se dépouille de ses traditions, de son art indigène, et jette autour de lui cette feuillée de mille ans. Mais de ces ruines particulières se forme la conscience du genre humain. Un même génie cosmopolite se met à la place des génies différens d' idiomes et de races. Dans cette poétique du monde, toute idée grandira sans entraves, et le vers et la prose rajeuniront au sein de la cité nouvelle. De là, véritablement, la mission du poète ne fait que commencer. La vie sociale ne s' en est emparé que d' hier, et déjà il ne peut plus mourir tranquille dans son lit. Le temps est passé où il vivait en paix jusqu' à la fin sous son clocher. à cette heure il faut qu' il quitte, avec Byron, avec Châteaubriand, avec Lamartine, sa frontière ou son île. Il faut qu' il supporte et la pluie et le vent, et le froid et le chaud, et l' amour et la haine des climats étrangers ; car son coeur est désormais trop grand pour que ni ville ni village p85 le renferme tout entier. Sa mission est d' être le médiateur des peuples à venir. Sa parole n' appartient plus exclusivement à aucun. Dans l' interrègne des pouvoirs politiques, lui seul redevient souverain. Il est déjà le législateur de la grande fédération européenne qui n' est pas encore. Le voilà donc désormais seul en compagnie avec son coeur ; toutes les imitations sont épuisées ; toutes les réalités sont évanouies ; les chemins connus ne mènent qu' au désert ; les vieilles terres ont donné tous leurs fruits. Il faut que ce Christophe Colomb du nouveau monde idéal s' élance au loin, lui seul, dans l' océan de sa pensée. Il va, il va, et cet infini s' accroît toujours. Il va encore, et ce que l' on appelait terre est à présent nuage ; et ce que l' on nommait espoir se nomme à cette heure illusion. Et le peuple qu' il entraîne lui crie : " retournons en arrière. " -mais lui répond : " demain ! " -et demain est un siècle. Et malgré la tempête, il ne pliera pas la voile, avant qu' il n' ait touché la rive où la vie a sa source et qui s' appelle éternité. février, 1834. p86 iv philosophie et morale. chapitre i. un voyageur qui traverserait rapidement l' Allemagne, trouverait partout un peuple paisible et laborieux, des lois tranquillement et facilement obéies, des villes riches ou savantes, des villages presque aussi beaux que ces villes, et dans la moindre chaumière une sorte d' élégance rustique qui épanouirait son coeur. Dans ces villages, il verrait souvent la même église servir p87 à des cultes différens, le même cimetière, et, pour ainsi dire, la même tombe s' ouvrir au papiste et au luthérien ; au reste, point de discordes, point de partis, point de plaintes ouvertes, point de murmures, si ce n' est celui de quelque grand fleuve qui porte silencieusement à la mer le produit de l' industrie de cette nation de philosophes. Ce voyageur rentrerait chez lui, infailliblement persuadé qu' il vient de découvrir un peuple de sages, lequel a échappé par miracle aux tourmentes de l' esprit moderne. Comme il n' aurait vu extérieurement aucun signe de changement, il en conclurait que tout est demeuré en sa place, et que ce point seul reste fixe au sein des agitations tumultueuses de l' Europe. Il serait dans une grande erreur. Une transformation profonde travaille aujourd' hui les peuples allemands. Cette révolution n' est point apparente et bruyante comme celles qui s' opèrent en France, en Angleterre ; mais il est aussi impossible de la nier, et elle va aboutir à des résultats semblables. Le vieux génie de l' Allemagne se décompose ; un esprit nouveau heurte à la porte comme un bélier. On n' a point p88 à raconter des émeutes et des coups d' état sur la place publique, mais déjà des émeutes et des révoltes dans l' empire des idées et de la philosophie. La génération spiritualiste s' efface et disparaît. Un des glorieux lutteurs éprouvés dans les écoles me disait, il n' y a pas long-temps : " l' idéalisme se meurt, je suis content de mourir aussi. " ce mot résume tout le reste. Goethe et Hegel sont allés rejoindre Lessing, Klopstock, Schiller, Kant, Fichte, Herder, ces héros de la renaissance allemande. L' époque des demi-dieux et des héros est passée. Que va apporter l' époque des hommes ! La France et l' Allemagne, dans les jugemens qu' elles ont portés l' une sur l' autre, ne peuvent point prendre pour devise : sans amour ou sans haine. Au contraire, l' engouement ou l' aversion les a tour à tour gouvernées. Quand, lasse du matérialisme du siècle dernier, la France a voulu y échapper, elle s' est jetée en suppliante entre les bras de l' Allemagne. Le besoin de se soustraire à son passé moqueur lui fit adopter, sans nulle critique, toutes les doctrines tudesques que de rares communications apportèrent p89 jusqu' à elle. à mesure qu' une théorie était abandonnée de l' autre côté du Rhin, elle commençait à ressusciter, puis à fleurir parmi nous ; et, en fait de système, nous n' adoptâmes le plus souvent rien que les morts. En sortant du scepticisme, les esprits, altérés comme dans le désert, tentèrent de s' abreuver aux sources de l' Allemagne sans se demander si une eau pure jaillissait en effet de ces rochers, ou si un trompeur mirage ne nous leurrait pas d' une onde chimérique. Systèmes, hypothèses, croyances, traditions, poésie, tout fut admis pour guérir les coeurs meurtris par la raillerie de candide et par le matérialisme de la révolution. Le livre de l' Allemagne fut écrit sous cette influence. On voit que Mme De Staël est partout poursuivie par le fantôme ridé de Voltaire. Elle se précipite loin de cette tyrannie railleuse aux pieds des jeunes autels de la muse allemande. Cet ouvrage est la prière d' une ame exilée qui demande un refuge dans l' univers moral ; c' est l' improvisation éolienne de Corinne au bord du Rhin. Ce n' est pas, on le sait bien, une peinture exacte et méthodique. Pas un objet n' est p90 dépeint tel qu' il est dans la réalité ; il est vu avec trop d' adoration pour cela. Mais cette adoration même n' est-elle pas un évènement véritable qui a des rapports avec toutes les affections de cette époque ? Quelle reconnaissance ! Quelle bénédiction ! Quel amour pour ces doctrines d' idéalisme, même avant d' en connaître le fond ! Quel cantique d' enthousiasme en se sentant renaître ! L' exaltation de Mme De Staël pour l' idéalisme allemand ressemble à l' exaltation ascétique des saintes pour le Christ sauveur. Sa langue est quelquefois la même que celle de sainte Thérèse, car on y sent comme la révélation d' un continuel prodige. Elle n' explique nulle part les poètes et les héros de la philosophie par les causes naturelles de l' histoire, de la tradition, de la langue. Ces poètes et ces philosophes semblent, au contraire, dans son livre, agir, penser, écrire en vertu d' un miracle intérieur qui n' a lieu que pour eux. En un mot, c' est la langue de l' amour substituée aux aphorismes de la critique. C' est aussi là ce que les allemands n' ont jamais voulu admettre. Parce qu' ils ne se reconnaissaient pas dans ce livre, ils l' ont trop souvent p91 considéré comme un tableau de pure fantaisie. Ils n' ont su comment jouer le rôle fantastique que cette admiration fougueuse leur imposait, et ils ont été embarrassés par le persiflage mêlé à leur apothéose. Accoutumés à donner peu d' attention aux ouvrages écrits par des femmes, l' arrivée de Mme De Staël au milieu des écoles métaphysiques leur a paru long-temps un scandale ; on s' aperçoit trop par les correspondances posthumes qu' ils n' ont vu très clairement en elle qu' une bonne femme, die gute fraü, dont ils agréent la passion avec une complaisance débonnaire. Sous la restauration, la France continua d' étudier avec vénération et soumission profonde la philosophie et la poésie allemande. Ce fut la scène de l' étudiant chez le docteur Faust. On imita, traduisit, compila, et de nouveau on compila, traduisit, imita. De temps en temps, l' Allemagne tournait doctement la tête du côté de cette pauvre France qui rentrait à l' école comme une petite fille. Rarement la pédagogue se montrait satisfaite de son élève. Deux ou trois signes au plus d' une satisfaction protectrice laissèrent p92 penser qu' elle ne désapprouvait pas les labeurs de cette innocente, et qu' avec du temps, et force férules, injonctions et admonitions, elle ne désespérait pas d' en faire quelque chose. Ce fut l' histoire des quinze années ; après quoi, la France, en juillet 1830, fut renvoyée à sa quenouille, légitimement atteinte et convaincue d' étourderie révolutionnaire, de frivolité, indocilité et incapacité philosophique. Les allemands, révélés par leurs poètes, ont été, dans ces derniers temps, l' objet d' une idolâtrie qui tend à les corrompre. Qu' est devenue l' humilité qu' ils avaient conservée jusqu' au dix-huitième siècle ? Une susceptibilité ombrageuse et hargneuse tourmente incessamment ces nouveaux rois de l' opinion. Leur prétention, comme celle de tous les héros de romans, soit qu' on les loue, soit qu' on les blâme, est de n' être jamais compris de leurs adorateurs ; et personne ne nie qu' ils ne s' arrangent parfaitement pour cela. S' il se trouvait même à la fin, quelque part, un jugement sur eux vrai et impartial, je doute fort qu' ils s' en montrassent satisfaits ; car ce jugement, supposé qu' il fût exact, serait une limite p93 apportée à l' idolâtrie ; et quand on a été Dieu un jour, on tient à son nuage. Il faut, au reste, que des différences bien profondes séparent la France et l' Allemagne, puisque, malgré les efforts de tant d' hommes remarquables des deux parts, tant de préjugés les séparent encore. Quand les idées que ces deux peuples se forment l' un de l' autre ne sont pas absolument fausses, elles sont toujours en arrière de leur état présent au moins d' un demi-siècle. Un perpétuel anachronisme les sépare. Ils se poursuivent l' un l' autre, comme dans la course d' Atalante, sans s' atteindre jamais. Par exemple, quel temps ne faudra-t-il pas pour que la France renonce à se représenter l' Allemagne comme un pays de contemplation et d' enthousiasme, un Eden livré aux poètes, et la nation entière comme la belle au bois dormant ! Cette image était vraie, il y a cinquante ans ; elle a cessé de l' être. Mais cette première impression, qui est due au livre de Mme De Staël, ne s' effacera pas si tôt. Elle alimentera pendant de longues années encore le génie des romanciers, des voyageurs, et même des philosophes. p94 De même, l' Allemagne (et j' entends par-là la foule, non quelques hommes rares et supérieurs) ne comprend encore que la France du dix-huitième siècle. Jeune ou vieux, riche ou pauvre, un français, quelles que soient son origine, sa province, sa condition, est nécessairement un voltairien, fat, fluet, fardé, toujours riant, qui jure de par Helvétius et Marmontel, qui porte à ses souliers la poussière de la régence, et sur son front le sceau de la jeune année de 1770. Vous tous qui franchissez le Rhin, préparez-vous à jouer le rôle de votre trisaïeul ; sinon, on vous l' imposera. Soyez gracieusement impie et religieusement encyclopédiste à la manière du baron d' Holbach, railleur, persifleur, comme vous pourrez ; c' est là votre caractère donné, et ce que l' on attend de vous. -" je suis grave, dites-vous ? Le siècle m' a changé. Je me suis fait, avec l' âge, profond, savant, croyant, comme l' allemand aujourd' hui se fait vif. " -" non, non, vous est-il répondu. Votre persiflage ne nous en imposera pas ; votre gravité et votre religion sont des graces qui vous manquaient au siècle dernier. Vous jouez avec p95 l' infini et la philosophie, comme votre aïeul avec Ninon De L' Enclos. " désormais quittez ce personnage si vous pouvez. En vertu de la même observation, une femme française est nécessairement une poupée parée, choyée, gâtée, sans coeur, sans tête, sans ame, du reste un abîme de frivolité, et le centre de tous les déréglemens. Une jeune fille allemande, élevée dans les vrais principes, nourrit en secret le mépris le plus superbe pour une grande dame française, à qui le triple démon de la coquetterie, de la légèreté, et des amusemens de la régence, ne laisse pas une heure de répit pour une passion profonde et naturelle. C' est ainsi que les moines se figuraient toujours les soldats l' épée à la main. On peut affirmer que ces deux ou trois points, bien et sagement développés, composent tout le fonds d' observation des trois quarts des écrivains qui se font, en Allemagne, les interprètes de la France. Si, des circonstances générales des moeurs, on passe à cette matière bien autrement subtile des arts, de la poésie et des lettres en général, p96 c' est là que la discordance est vraiment effroyable. L' esprit allemand et l' esprit français sont de nature si opposée, que presque toujours l' un exclut l' autre. L' art de les assimiler est si rare, qu' on peut dire qu' il n' existe pas. Chacun se défend avec acharnement des empiètemens de l' autre, comme s' ils se détruisaient mutuellement. De là, quels combats avant de s' accepter ! Et, quand on veut les réunir, quelles colères et quels grincemens de dents ! On est venu à bout de faire accepter de la France quelques parties de la science allemande. Mais Dieu sait les ménagemens qu' on a dû observer, les aversions qu' on a dû braver, les luttes qu' on a dû soutenir, et je peux dire la vertu qu' il a fallu y mettre. Si la France n' eût été malade du scepticisme, jamais assurément, dans son état normal, on ne lui eût fait accepter à elle, fille de Descartes et de Voltaire, l' amer breuvage des sibylles du nord ; mais dans l' anéantissement qui suit le scepticisme, ce remède héroïque était indispensable. L' Allemagne, de son côté, a exploré chacune des époques littéraires de l' histoire ; la littérature p97 française est la seule qu' elle n' a jamais bien ni comprise ni admise ; il y a une barrière qui l' en sépare. Ses jugemens, si profonds sur tout le reste, sont puérils sur ce sujet, l' irritation y étant trop souvent mêlée. Goëthe est peut-être le seul qui resta supérieur à ces antipathies, et encore dans ses lettres à Zelter, on voit qu' il n' osait l' avouer. On connaît dans le monde un critique doué d' une incroyable universalité d' esprit : il a tout vu, tout jugé, tout analysé, tout compris ; il s' est fait le contemporain des romains et des grecs. Que dis-je des grecs ? Il l' est des chaldéens, des bactres, des assyriens ; et s' il y a quelque chose au-delà, il y pénètre. Il écrit des ballades dans la langue du roi Porus, et Pétrarque signerait ses sonnets. Quoi de plus ? Il est équitable, fin, modéré, délié ; il rend justice à Caldéron comme à Homère, à Shakspeare comme à Dante ; il sait trouver le bien partout où il est : en outre, il l' aime sincèrement. Un seul point, dans l' histoire du genre humain, le trouble et le déconcerte : il ne saurait s' en consoler ni le regarder en face. Que ne donnerait-il pas pour p98 l' effacer d' un trait de plume ! Cette tache unique, dans un si beau tableau, c' est (devinez-vous ? ) le siècle de Louis Xiv. Malheureuse époque, qui corrompt tout ce qui précède et tout ce qui suit. Sans elle, la poésie, l' éloquence, étaient victorieuses. Ne faites pas mention devant lui de ce temps calamiteux pour les lettres ; c' est le mal entré dans le monde ; c' est le fléau qu' il reproche au seigneur, lequel s' en repent assez lui-même. Que si, à tout hasard, vous y faites allusion, je vous avertis que cet homme de génie, d' un jugement si sain, si élevé, si calme, va entrer en une colère, dont vous n' aurez vu jusque-là aucun exemple ; pas une opinion qui ne soit immodérée, pas un mot qui ne soit injurieux. - " Molière, dites-vous ? Molière est plat. Bossuet est bourgeois ; Montesquieu déclame ; Corneille rabâche. Quant à Racine, il y a long-temps que sa phèdre ridée est morte dans l' oubli. En trois mots comme en cent, voilà l' esthétique de la France. " maintenant, est-ce haine, violence, besoin de réaction ou esprit de parti, ou tout simplement difficulté de s' entendre ? Ou bien encore tout cela à la fois ? Qui pourrait le dire ? p99 Sur les questions politiques, même divergence, et plus grande encore, s' il est possible. Le démagogue allemand resté pur, et qui n' a point forfait à ses principes, doit haine et mort à la France. Du moins, cet Annibal l' a juré en classe sur l' autel d' Hamilcar. En conséquence, il prêche sa croisade contre ce peuple de mécréans. La vérité est qu' il ne l' a jamais vu, qu' il ne le verra jamais, qu' il ne connaît ni sa langue, ni ses moeurs, ni ses plus simples usages. Mais il sait que cette langue est un aspic empoisonné, que ce pays est le foyer de tous les vices sans aucune vertu ! Ce sont là ses principes. Le croyez-vous assez peu homme d' honneur pour en changer ? Malheureusement les temps sont rudes, la pureté des doctrines s' altère ; il n' est qu' un trop grand nombre de faux frères, qui, ayant passé le Rhin et visité ce peuple, ont cru trouver en lui quelqu' ombre de vérité et de sagesse, et vont pervertissant ainsi les saines maximes. Le branle est donné, rien ne peut l' arrêter. Il ne reste qu' à se couvrir de cendre et à pleurer sur l' abomination entrée dans la Sion tudesque. p100 Ces utiles préjugés sont entretenus avec soin par la presse politique et littéraire. Les journaux allemands, auxquels ceux de France répondent rarement, s' exaltent dans leur solitude ; ils s' élèvent peu à peu contre tout ce qui appartient à la France, hommes, choses, moeurs, à un ton d' injures, d' obscénité, de rage cynique dont je n' aurais jamais cru capable le chaste idiome de Charlotte et de Marguerite. Les plus populaires poussent le plus loin ce monologue de fureur. Rappelez-vous Arlequin s' excitant, dans un héroïque soliloque, à la bataille contre son ennemi absent. Ce qui m' étonne, après cela, c' est qu' un honnête souabe, bien et duement endoctriné, ose encore traverser la frontière et s' aventurer parmi nous, nation de barbes-bleues et d' ogres épicuriens, qui sentons la chair fraîche d' une lieue, le tout par esprit de frivolité. chapitre ii. le fait qui s' accomplit aujourd' hui en Allemagne est la chute du spiritualisme. Cette Jérusalem céleste croule dans l' abîme ; aucune main ne peut la retenir. p101 Tant que l' idéalisme et la poésie ont soutenu l' Allemagne, ils ont caché ou fait oublier le vide des institutions. Aujourd' hui il en est autrement ; la vie publique et la vie privée sont dévoilées en même temps. Sous le manteau percé de la philosophie, on commence à remarquer d' étranges plaies. à mesure que l' enthousiasme s' éteint, bien des qualités aimables disparaissent, et, dans l' état, bien des misères sont mises à nu ; dans les écoles un fatalisme inerte, au dehors la foi qui tombe, et qui ne se survit que dans les extrémités, à Berlin dans le piétisme protestant, à Munich dans le mysticisme catholique ; une jurisprudence très savante, et une législation décrépite ; dans les champs, la corvée et la dîme ; point de garanties nulle part, le privilége partout, l' intolérance religieuse poussée, en certains cas, jusqu' à la démence ; des tribunaux secrets ; point de presse pour y suppléer ; et au faîte de tout cela, une noblesse infatuée, et qui a besoin d' être châtiée. Aisément p102 la simplicité devient grossièreté, la bonhomie rusticité, la résignation servilité. Quand l' esprit allemand n' est pas dans la nue, il rampe ; il lui reste à apprendre à marcher. La philosophie allemande se meurt : elle est morte après avoir, comme Saturne et la révolution française, dévoré ses enfans. Que sont devenus tant de systèmes qui se promettaient l' éternité, tant de solutions définitives du problème de l' univers ? Cherchez ces systèmes au même endroit où sont chez nous la convention, l' empire, la restauration, et chacun des pouvoirs qui se sont couronnés de leurs propres mains. Ressusciter Kant, Fichte, Schelling, Hegel, ou ressusciter l' assemblée constituante, ou la terreur, ou Napoléon ou Louis-Le-Désiré, des deux parts même folie. Ces théories sont dans la même poussière où dorment aujourd' hui les évènemens d' où elles sont sorties. Un seul jour nous en sépare, mais ce jour est un siècle. Paix donc à ces morts glorieux ! Quand même vous posséderiez la trompette du jugement dernier, vous ne pourriez les ranimer. Ce n' est pas à dire pour cela que ce mouvement p103 de l' intelligence doive rester sans résultat. Le panthéisme est partout au fond de la philosophie allemande comme l' égalité est partout au fond de la révolution française. Si ces deux principes viennent jamais à s' entendre, ils constitueront entre eux le monde nouveau. De l' autre côté du Rhin, on reproche durement à la France la mobilité et l' inconstance de ses systèmes de gouvernement. Ne pourrait-on pas rétorquer cette accusation contre ceux de qui elle part, si de pareils griefs ne s' adressaient, avant tout, à l' esprit de l' humanité même ? Que de fois l' Allemagne, dans ce même demi-siècle, n' a-t-elle pas changé de systèmes et d' enthousiasmes ! Que n' a-t-elle pas couronné dans ces dernières années ! L' esprit et la matière, le pour et le contre, le moi et le non-moi, la liberté et la fatalité ! Que de sermens solennels jurés à ces rois de la pensée, à Kant, à Fichte, à Schelling ! Chacun de ces sermens devait durer toujours. Ils n' ont pu subsister devant l' avènement d' un principe plus jeune et plus nouveau. Hegel vient de mourir, le puissant Hegel ! Sa cendre est encore chaude. Où sont ses disciples fidèles, p104 ses croyans, ses apôtres ? Il n' en a plus. Il renaîtrait aujourd' hui, qu' il importunerait ceux qui l' ont embaumé hier : il serait comme épiménide après un sommeil d' un siècle, tant le mouvement qui emporte et vieillit les morts est, plus que jamais, rapide et inexorable. C' est maintenant qu' il faut chanter à table : " les morts vont vite. " de la même manière qu' en France la chute de tant d' administrations opposées a embarrassé la liberté d' une foule de lois, réglemens, décrets, ordonnances contradictoires ; de même, en Allemagne, la chute de la philosophie a embarrassé l' intelligence d' une foule de formules de tous les régimes. Pour conserver quelque naturel au milieu de ces entraves, il faut une rare vivacité d' esprit. Combien de gens se traînent encore sous ce vide fardeau, comme la tortue sous sa carapace ! Combien d' excellens hommes qui, la plume à la main, sont incapables de demander à boire sans convoquer l' objectif et le subjectif ! Il y a une frivolité propre à l' Allemagne ; c' est celle qui marche toujours coiffée du bonnet de la scolastique. p105 On connaît un pays où un assez grand nombre de formules métaphysiques sont tombées dans le domaine commun, pour qu' en moins d' une heure d' un travail ordinaire, chacun puisse se flatter de convertir le fait le plus simple, la mouche qui vole, le chien qui jappe, l' enfant qui pleure, en un système d' abstraction vide et béant dans lequel l' auteur s' évanouit et disparaît lui-même. Il y a des gens, des français légers, qui préfèrent à ce bel art la roulette de Pascal. La science allemande séduit d' abord par son caractère de grandeur et d' unité ; mais si, en sortant de cet étonnement, vous l' étudiez davantage, vous trouvez tant de fois la chimère à la place de la réalité, la conjecture à la place de la certitude, que vous tombez dans une extrémité contraire : il vous semble que cet édifice si vanté va s' écrouler comme un rêve. Cette science est pareille à ces arcs-de-triomphe inachevés, dont on remplit les vides, en un moment, avec des toiles peintes, pour y donner à un prince une fête qui dure un jour. Le prince, ici, est l' esprit humain qui se prête gracieusement et modestement à la cérémonie. p106 Qui eût pensé que tout cet idéalisme dût aboutir aux mêmes résultats religieux que l' école de Voltaire ? C' est pourtant, en grande partie, le mouvement de décomposition qui s' opère aujourd' hui. En effet, dans le temps où la philosophie de l' absolu construisait les empires passés sur le plan qu' elle s' était formé la veille, elle n' était pas si loin qu' il semble de la méthode de Voltaire, qui, lui aussi, expliquait Pharaon et Moïse par Louis Xv et par son aumônier. Des deux côtés, c' était, au fond, la même erreur de perspective ; et si Mahomet, encyclopédiste de la société d' Holbach, ne me convertit pas, je ne me livre pas davantage au Mahomet de la philosophie d' outre-Rhin, lequel poursuit le concret et la subjectivité sur son chameau dans le désert et sous les tentes ambrées de l' Yemen. Au moment où j' écris ces lignes, un livre, dont toute l' Allemagne est préoccupée, vient de jeter une terrible lueur sur ces questions. C' est la vie de Jésus, par le docteur Strauss. Ni l' originalité d' un écrivain éloquent, ni l' éclat d' un nom connu ne distinguent cet ouvrage ; et pourtant un évènement politique n' eût pas plus sérieusement p107 passionné les esprits. Ce livre est le résultat naturel et nécessaire de la méthode allemande. C' est par là qu' il doit éveiller, au plus haut degré, l' attention des étrangers. La méthode que Wolf et Niebuhr ont appliquée à Homère et à Tite-Live, l' auteur l' applique au christianisme ; et, de la même manière que Homère et l' histoire romaine se sont évanouis comme une fumée entre les mains des deux premiers, le Christ disparaît à son tour dans le travail du dernier ; opération critique, disent à bon droit les théologiens. Les récits des quatre évangélistes ne sont plus qu' une suite d' allégories, de fables telles que celles d' ésope et de La Fontaine, des contes et des chants populaires ; en un mot, un mythe. cette idée n' est pas entièrement nouvelle ; l' autorité que le symbolisme allemand vient de lui donner, l' éclat et le retentissement qui la suivent, tout cela est nouveau. Le Christ, dans ce système, n' est plus qu' un songe, une épopée mystique qui va rejoindre l' épopée grecque et l' épopée romaine. Lisez attentivement ces résultats, vous croirez, avec la différence d' une forme très savante, lire les p108 questions sur les miracles par Voltaire. Ce qu' il y a de certain, c' est que si vous vous soumettez sans critique aux prémisses du symbolisme allemand, vous êtes poussé, de proche en proche, à ces mêmes conséquences. Admettez que l' histoire romaine n' est qu' une suite de paraboles populaires, la même chose peut et doit se dire exactement des premiers temps du christianisme. Les évangélistes deviennent des rhapsodes, l' évangile un poëme en prose, et le catholicisme un rêve du genre humain, faisant sa halte dans le jardin des oliviers. Je sais bien qu' en Allemagne la christologie a mille moyens de déguiser ces résultats. On détruit d' un trait de plume les cieux ouverts et l' assemblée des martyrs. On y substitue une formule d' école, et voilà l' abîme comblé. Si je considère avec effroi cet avenir privé de la foi des ancêtres ; si mon coeur, abreuvé de fiel, se détourne avec désespoir de ces cieux qui restent vides, on me répond que tout va bien, que le principe du christianisme n' est pas un individu, mais une idée ; que je puis toujours au pis-aller adorer ce principe ; que seulement la forme p109 s' est évanouie dans la substantialité ; que rien autre chose n' est changé. De bonne foi, qu' est-ce que tout ce galimatias pour remplacer un Dieu ? ô grand, puissant, burlesque Protée, infernal Voltaire, que pensez-vous de cette chute, dans votre tombeau du panthéon ? Après tant de détours, de menaces, de dédains, voilà enfin la poétique Allemagne, la religieuse Allemagne qui tombe entre vos mains, et les griffes de Satan qui percent sous l' aile de l' ange Abbadona ! N' est-ce pas vous qui ressuscitez sous cette forme nouvelle, et qui, pour mieux tromper le monde, revêtez comme votre tunique la blonde candeur de la science allemande ? Où fuir ? Où se cacher ? Où se sauver ? Il y avait un rossignol allemand qui chantait ses plus beaux chants dans la forêt hercynienne. Les peuples étaient accourus et écoutaient sa voix enchantée. Ils sentaient, pendant qu' ils l' entendaient, rentrer dans leurs coeurs la foi qu' ils avaient perdue et la poésie des vieux jours. Un souffle divin les ranimait, et leur ame s' élançait sur les ailes de cet oiseau merveilleux pour parcourir les sphères mélodieuses. p110 Mais voilà qu' un serpent à la gueule impure avait roulé ses anneaux au tronc d' un chêne du voisinage. Le rossignol l' aperçut ; il fit silence, et soit peur, soit amour, soit un charme plus puissant que le sien, il tomba en voletant dans cette gueule béante ; après quoi, le serpent darda sa langue, et prenant la parole, il dit : " me connaissez-vous ? Je me suis appelé tour à tour, dans l' Eden, Léviathan, Satan, Moloch ; au moyen-âge, Hérésie, Jean Hus, Martin Luther ; chez les tudesques, Méphistophélès ; chez les welches, Voltaire. à présent, je me nomme comme vous tous : scepticisme. " les peuples l' ayant entendu se retirèrent et pleurèrent pendant trois jours. L' influence de la révolution de 1830 n' a pas été en Allemagne aussi nulle qu' on le pense. Ce branle donné au monde a hâté le bouleversement des systèmes surannés. Le saint-simonisme lui-même a pénétré au sein du vieil idéalisme, et la réhabilitation de la matière n' a été prêchée nulle part avec plus d' avidité que par les frères et descendans du jeune Werther. L' école qui a pris un moment le nom de jeune p111 Allemagne n' a guère d' autre dogme que celui-là. Que de livres n' a-t-elle pas enfantés, qui ont eu un retentissement populaire, sans autre mérite évident que de réveiller les sens endormis ! Combien d' aphorismes tirés de candide et du huron passent aujourd' hui dans la poésie allemande pour des nouveautés prophétiques, et sibyllines ! Combien la matière, évoquée du néant en l' an 1832, n' a-t-elle pas paru, de l' autre côté du Rhin, chose merveilleuse, inouie, inénarrable ! En sortant du long jeûne du spiritualisme, quel étonnement et quel cantique de joie ! L' Allemagne cloîtrée quitte aujourd' hui le couvent comme Catherine De Bora. Cette nonne épouse à cette heure son Luther sous le nom de la matière et de l' épicurisme. Tandis qu' en France et en Angleterre la chute de la vieille société a provoqué une poésie plaintive et désespérée, on s' étonne que cette même ruine s' annonce en Allemagne par le ricanement et par l' ironie de toutes choses. C' est dans le pays le plus naturellement sérieux que la plainte prend le masque comique. Tous les rôles sont changés. Au moment où les poètes anglais et p112 français pleurent et se lamentent, les jeunes poètes allemands commencent à se divertir et à banqueter. Pourquoi cela ? Je n' en vois d' autre raison décisive que celle-ci : l' Allemagne n' a point encore connu les angoisses qui naissent d' une révolution véritable, ou elle les a oubliées. Il est permis de s' y jouer avec grace de la convention française comme des nuées d' Aristophane. On y est presque aussi loin de la place Louis Xvi que de la prison de l' aréopage. échafauds politiques, dictature populaire, guerres civiles, ces mots sont sérieux chez nous et en Angleterre ; mais les poètes allemands ont là-dessus une légèreté à laquelle nous autres français nous ne pouvons plus atteindre. Les bouleversemens sociaux ont encore pour eux l' attrait de l' inconnu. Ils ont l' âge du mondain de la régence, ou des cavaliers des Stuarts. Si jamais une révolution passe sur leurs têtes, alors nous verrons comment cette bande joyeuse la supportera. Qui croirait, malgré cela, que les gouvernemens ont traité cette école comme une ligue de sanglans conspirateurs ? Les coups d' état les plus p113 violens ont été un moment réunis contre de mystiques épicuriens qui ne font, après tout, qu' exprimer les tendances de leur pays. Si l' idéalisme se met sous la protection des gendarmes, il faudrait faire la même guerre à l' industrie, aux usines, aux fabriques, à l' enthousiasme pour les chemins de fer et pour les bateaux à vapeur, toutes choses qui annoncent de la même manière la chute du vieil esprit et la domination croissante de la matière. Mais c' est une ridicule contradiction de persécuter le système dans les poètes et d' en protéger l' application dans le peuple. Ce cri de l' Allemagne surannée ressemble à la plainte d' Arioste contre l' invention déloyale de l' arquebuse et de la poudre à canon. Les vieilles armes sont rouillées et impropres aux combats qui se préparent. Ni larmes ni regrets ne peuvent leur rendre l' éclat perdu. Sous la hache bourgeoise du dix-neuvième siècle tombent également les forêts de l' Amérique et les fantastiques ombrages de l' Allemagne. Au lieu des chants des fées dans les forêts séculaires, le pic des pionniers qui tracent leur chemin rapide à des générations plus rapides, retentit p114 du Danube au Rhin. Elfes immaculés, gnômes, sylphes spiritualistes, impalpables ondines, votre heure est venue ; il faut en prendre son parti. La question des douanes a remplacé pour tous la question de l' impératif catégorique. Dans ce changement, que devient l' imagination ainsi déconcertée ? Tout se rapetisse : un génie lilliputien prend la place des conceptions transcendentales : au lieu de l' épopée, l' épigramme ; au lieu de l' infini, un atome. De la même manière que, pour échapper au matérialisme, la France s' est mise à l' école de l' Allemagne, celle-ci, pour échapper à l' idéalisme, entre à l' école de la France. Les nations ainsi travesties se mêlent et se confondent. Chaque peuple change de masque comme au carnaval de Venise. Le poète qui a exprimé le dernier dans toute sa pureté le vieux génie de l' Allemagne est Uhland ; mais voilà près de vingt ans que ce poète se tait. Lui-même, il sent que l' ancienne muse se meurt, et qu' il n' est au pouvoir d' aucun homme de la ressusciter. p115 J' ai vu les saints anges de Klopstock et de Schiller conspués et raillés par un siècle nouveau ; les esprits ont voilé leur face dans le ciel de l' Allemagne. J' ai vu les chastes images de Thécla, de Clara, de Marguerite, de Geneviève, qu' insultaient de grossières courtisanes, nées du cerveau grossier des poètes de nos jours. Le ricanement de l' orgie a pris la place des larmes saintes des esprits immortels, et des vices prétentieux se sont couronnés eux-mêmes de la couronne des vierges. Le docteur Faust a quitté sa cellule, il a quitté ses livres et son creuset ; il a rejeté loin de lui la tête de mort qui mêlait à ses pensées enthousiastes les songes du tombeau. Le docteur s' est fait vif ; il court au bal en chapeau brodé ; il est galant, leste, musqué. Seulement avec son manteau de philosophe, il a oublié au logis son ame et son imagination. Quel magicien pourrait les lui rendre ? chapitre iii. en vain oppose-t-on que les symptômes indiqués plus haut vont cesser, qu' ils ont cessé déjà, p116 que demain ou après-demain tout va rentrer dans l' ordre. C' est là l' illusion de tous les pouvoirs qui périssent. Inutilement de nobles vieillards luttent contre la pente du siècle. Le siècle leur échappe ; une génération ennemie les remplace et les pousse à la tombe en les injuriant. Une fois entré dans le chemin du doute, aucun peuple ne retourne en arrière ; et le génie de la dissolution est le plus inexorable de tous. Aux optimistes de l' ancien régime philosophique, on peut redire aujourd' hui le mot de notre histoire : sire, ce n' est point une émeute ; c' est une révolution. La philosophie, du haut des cieux, ne tient, il est vrai, nul compte de ces changemens ; car rien n' égale son mépris pour les observations puisées dans l' étude des moeurs et de la société ; elle ne connaît, elle ne veut connaître que les livres ; hors de là, le monde finit pour elle. Cependant le sol se mine sous ses pas. Gauche et embarrassée lorsqu' elle veut sortir des bancs de l' école, quelle défense opposerait-elle aux coups de l' esprit populaire ? Chaque jour, le grand Goliath de l' abstraction est atteint au front par la pierre des bergers. p117 Au reste, si l' idéalisme allemand périt, c' est par sa faute. Nous avons assez long-temps vanté ses grandes qualités, pour ne point être embarrassés ici de nous expliquer sur ses défauts. Le premier reproche qu' il faut lui adresser est le manque complet de sympathie, de charité, ou plutôt d' humanité, par où cette orgueilleuse science est bien loin de la science superficielle du dix-huitième siècle. L' indifférence entre le bien et le mal, entre le juste et l' injuste, entre la liberté et la tyrannie, est une marque de faiblesse autant qu' une marque de force. On peut soutenir pendant quelques années ces théorêmes forcés ; mais tôt ou tard la conscience se réveille, et le bon sens du peuple fait justice, en un jour, des raisonnemens du sophiste. De cette indifférence, il est résulté que les questions les plus profondes ont surgi tout à coup sans que cette philosophie pût en fournir la moindre solution. Quelle réponse ferait-elle aux énigmes sociales qui travaillent aujourd' hui le monde ? Elle ignore même qu' elles aient été posées ; elle a vécu sans entrailles au milieu des convulsions de l' histoire contemporaine. Où est le zèle de p118 prosélytisme qui agitait et menait les encyclopédistes ? La philosophie allemande ne connaît rien de semblable. Elle n' a rien aimé ; elle ne laissera point de regrets. Ensevelie dans ses formules, comme dans le cérémonial et dans l' étiquette des princes médiatisés, elle est étendue sur son lit de parade. Le pressentiment du lendemain lui a manqué jusqu' au bout. Tel possédait par elle l' absolue intelligence, et formulait, dans un calme majestueux, toutes les époques de l' histoire assyrienne et chaldéenne, qui est mort de stupéfaction et d' horreur à la vue du moniteur du 29 juillet 1830. La science où parut le plus clairement ce zèle d' abstraction indépendant de la réalité, est la jurisprudence. Dans moins d' un demi-siècle, on sera étonné, lorsqu' un voyageur racontera ce qui suit : sous le pôle boréal, se rencontrait, il y a trente ans, un pays où vingt mille plumes à la fois ne se lassaient, ni jour ni nuit, de commenter le droit fécial, augural, papyrien, byzantin, carlovingien, gothique, canon, féodal, coutumier. à côté de ces écrivains d' une science infaillible, j' ai vu des juges dépendans, des tribunaux p119 princiers, des procédures privilégiées, des jugemens secrets ; de temps en temps un criminel passait traîné à l' échafaud ; le lendemain on apprenait à la fois à table le crime et le châtiment de cet homme. Au reste, point de contrôle de l' opinion sur les jugemens ; témoins, juges, accusateurs, accusés, tout étant enveloppé dans le même mystère. Ne croyez pas que de ces vingt mille plumes, une seule se laissât distraire par une si mince circonstance, et qu' une si étrange législation soulevât nulle part la moindre controverse. Il est vrai que pendant ce temps on avait retrouvé Gaius, commenté les capitulaires, et ces commentaires étaient autant de chefs-d' oeuvre. De plus, on savait à merveille l' art d' être juste tel qu' il avait été pratiqué à Salente, un siècle avant Homère. Les poètes eux-mêmes, ces consolateurs des peuples, ont trop souvent partagé cette incurie. Les correspondances posthumes qui ont été publiées dans ces dernières années, prouvent clairement que ce manque de charité et d' entrailles fut le caractère constant de Goethe. Son système de neutralité permanente dégénérait avec l' âge p120 en manie. Je ne sache pas qu' aucun homme, non pas même Alexandre, fils d' Ammon, soit descendu au tombeau avec une satisfaction plus intime et plus immuable de sa propre divinité. Dans les lettres de Bettine De Brentano, on voit une jeune fille se consumer d' amour pour Wolfgang Goethe, et son excellence le ministre d' état de Weimar exploiter ce long désespoir pour en tirer quelques observations pathologiques, et une demi-douzaine de tercets. faciamus experimentum in corpore vili, fut toujours sa devise. Amour, désespoir, patrie, terre et cieux, tout cela eut justement pour lui la valeur d' un sonnet régulier. Comme en Allemagne, chaque chose se réduit promptement en système, on n' a pas manqué d' établir en forme de loi cette disposition épicurienne du grand poète. Pendant plusieurs années, il fut défendu, de par la critique, à tous poètes, prosateurs, orateurs et artistes, de garder aucun attachement humain, quelque nom qu' il pût prendre, désir, regret, espérance, héroïsme. Le dévouement à un principe, à une cause, à une croyance, fut surtout interdit au p121 premier chef, sans exception ni empêchement quelconque. Par là, le devoir de l' écrivain se trouva réduit à l' immobilité du fakir. Celui-là fut réputé divin, qui, assistant de loin à tous les dangers et s' abstenant de tous, diplomate olympien au milieu de la mêlée du bien et du mal, s' enfermait dans sa nue pour polir un tercet. On aurait pu, avec Orgon, dire de cet idéal de la critique : il m' enseigne à n' avoir affection pour rien ; de toutes amitiés il détache mon ame ; et je verrais mourir, frère, enfans, mère et femme, que je m' en soucierais autant que de cela. il faut convenir que ces maximes ne furent pas celles des Eschyle, des Dante, des Camoëns, des Racine, des Molière, des Milton ni des Byron. Elles ne pouvaient naître que dans l' oisiveté des petites cours d' Allemagne et dans le fatalisme des écoles. Un autre vice de ce fatalisme, c' est qu' à force de se confondre avec la divinité, il arrive que l' humanité s' infatue jusqu' à la folie. En voici un exemple qui est devenu populaire. Suivant la p122 doctrine de l' absolu, réduite à son expression la plus simple, Dieu sommeillait dans un rêve, moitié végétal, moitié animal, depuis des milliards d' années ; il ne donnait d' ailleurs pas le moindre signe de vie. Moïse et le Christ le tirèrent de cet engourdissement éternel. Mais il y retomba bien vite, et cette fois plus profondément que jamais. Les choses durèrent ainsi jusqu' à l' an 1804, avec quelque mélange de rêves insignifians. Au commencement de cette même année, Dieu n' avait pas encore la moindre conscience de ce qu' il était ou pouvait être. Ce ne fut que vers le milieu de l' automne qu' il fit définitivement connaissance avec lui-même dans la personne et la conscience de m le docteur Hegel. Cet épisode important dans la vie de Dieu, se passa le 23 octobre, sur le chemin de Bayreuth, à trois heures et demie de l' après-dînée. Depuis ce moment l' éternel se sentit vivre, et ne garda plus le moindre doute sur sa propre existence. Un peu plus tard, il fut nommé professeur ordinaire et directeur de l' académie de Berlin. Alors aussi sa carrière fut assurée. Tant que l' enthousiasme de la philosophie a p123 survécu, ce panthéisme a été au fond très religieux et très fécond. En dépit des railleurs, il agrandit l' horizon de chaque chose. Mais ce même enthousiasme disparu, tout a changé. L' unité de doctrine une fois brisée, il y a des jurisconsultes, des philologues, des métaphysiciens, des théologiens, qui, tous, s' abhorrant les uns les autres, marchent fort habilement dans des directions contraires. Il y a des savans et plus de science. La haine se substitue à l' amour, et l' anarchie à la fraternité. Les sectes se soulèvent et deviennent ennemies déclarées l' une de l' autre, l' école de Munich de l' école de Berlin, les supernaturalistes des rationalistes, les rationalistes des piétistes, les piétistes des mystiques, les mystiques des méthodistes, les méthodistes de tout le genre humain. Souvent ces haines systématiques habitent ensemble dans le même village et sous le même toit. à la place de l' héroïsme intellectuel se glissent de petites passions bourgeoises. L' abstraction devient métier, et l' infini, marchandise. Sous leurs titres de cour, chambellans, conseillers, conseillers intimes, conseillers très intimes, qui pourraît p124 aujourd' hui reconnaître les philosophes candides du temps de Mme De Staël ? Plutôt vous reconnaîtriez le volontaire de la république dans monseigneur le comte la tulipe de Paul-Louis Courier. La science a fait comme la liberté ; originale et créatrice sous la bure, routinière et paresseuse sous la livrée. On ne connaît point ailleurs cette féodalité fondée en classe sur le droit divin du rudiment et sur les dîmes et corvées du dictionnaire. D' ailleurs, l' horreur de tout changement, et le goût que chacun a pour ses aises, maintiennent dans un grand nombre les préjugés les plus vulgaires. Si une assemblée politique était formée des membres des universités allemandes, on serait étonné des vues avares et personnelles qu' un tel corps laisserait paraître. Dans l' isolement où vivent, en Allemagne, la plupart des savans, quand leur propre enthousiasme ne les occupe plus, des amours-propres insondables se développent sous cette bonhomie blonde et candide. Chez nous, en France, la vanité est un sentiment frivole, et qui peut être distrait par intervalles. De l' autre côté du Rhin, l' absence de tout événement politique p125 permet à chacun de se contempler, sans avoir jamais à tolérer la moindre comparaison avec le monde extérieur. Ainsi isolée, la vanité, si elle s' allume, devient une passion profonde, consciencieuse, religieuse, un culte de soi-même qui porte tous les caractères du fanatisme. Malheur à celui qui méconnaîtrait le dieu retiré sous la figure d' un conseiller intime de Cassel ou de Gotha ! Vous avez, sur le chemin d' Alep, trompé la foi d' un arabe du désert. Sa vengeance est prête ; il vous poursuit. Mais votre cheval a senti l' éperon ; le désert est franchi, votre salut est assuré. Vous avez contredit un savant d' outre-Rhin sur les poids et mesures du troisième pharaon ; vous lui avez montré qu' il s' abuse de la valeur d' un sicle, et que sa citation de Diodore est erronée ; bien plus, la preuve a été publique, le déshonneur patent. N' espérez plus ni paix ni trève. Pour vous dérober à cette haine implacable, ni votre vaisseau ni votre cheval ne sont assez rapides. La mort même ne vous défendra pas. Si vous lui échappez vivant, comptez qu' il barbouillera d' encre votre squelette. p126 Il reste à la science allemande une phase à parcourir, et un progrès à accomplir. Ce progrès consistera à se dépouiller des formules et à quitter la scolastique. Il faut que cette Minerve paresseuse descende de l' empyrée pour lutter avec le siècle, qu' elle éprouve sa force dans les questions où l' époque actuelle est plongée. Si au lieu d' une déesse, elle n' est qu' une faible femme, comme Clorinde, ses premiers coups la trahiront. La conséquence générale de tout ce qui précède, c' est qu' à mesure que l' Allemagne s' éloignera du pur idéalisme, elle perdra de plus en plus son originalité au milieu de l' Europe. Ce que nous aimions en elle, c' était son esprit cosmopolite et impartial qui possédait le secret de toutes les formes, l' aspiration élevée de son génie, et par-dessus tout, l' ascendant moral de ses croyances. Comment peut-elle aujourd' hui compter nous intéresser long-temps par le scepticisme et par la fatuité irréligieuse ? Que peut-elle apprendre là-dessus à des gens qui possèdent Rabelais et Voltaire ? Quoi qu' ils fassent, je défie ces lauréats du matérialisme d' égaler jamais leurs devanciers ; et l' orgie où se convient les p127 muses tudesques sera trouvée bien frugale après le banquet de pantagruel et de candide. Bientôt l' influence de l' Allemagne ne se distinguera plus du mouvement général du siècle. Dans ce chaos d' opinions, d' idées, de poésie, qui s' agite en chaque endroit de l' Europe, comment reconnaître la part qui revient à chaque peuple ? Le spiritualisme du nord, le matérialisme du midi, l' égalité française, l' industrie anglaise, tendent à s' établir et à coexister partout à la fois : qui donnera à ce chaos en ferment la forme et la lumière ? Entraînés au changement avec une inexorable violence, les hommes n' ont aujourd' hui qu' une crainte, celle de se laisser devancer l' un par l' autre vers l' avenir. Imaginez de ce côté du Rhin le système le plus chimérique ; demain, sur l' autre rive, il sera de beaucoup surpassé à cause de la peur que l' on aura d' être laissé en arrière. Le genre humain marche aujourd' hui à la façon d' une troupe de bohémiens. Chacun pousse l' autre, afin d' arriver le premier au gîte. Est-il quelque part une autre discipline. p128 Le monde est, à cette heure, possédé tout entier d' un ardent désir de conquérir par l' industrie la matière et la nature. Désormais, le spiritualisme pur ayant succombé dans sa patrie en Allemagne, l' entraînement sera complet. Le dernier empêchement est levé. L' équilibre est rompu. Toutes les convoitises vont pencher d' un même côté. Philosophie, poésie, liberté, tout se tait dans l' attente de la soumission de la nature et de l' exploitation du globe. Dans un avenir lointain, quand cette victoire de l' homme sur les forces de la matière sera plus évidente, on sera étonné d' y trouver tant de bornes. L' homme, ce conquérant divin, ne pourra subjuguer tant de choses qu' à la fin un grain de sable, une fièvre quarte, une migraine ne reste le maître du triomphateur. Comme Alexandre, au milieu de sa Babylone sensuelle, il sera saisi d' un dégoût infini, et il ne trouvera pas moins de vide de ce côté qu' il n' en avait trouvé dans les espérances passées. L' éternelle douleur, que l' on dit aujourd' hui endormie, se réveillera sur sa couche éternelle ; car cette matière divinisée toute seule, dont on fait tant de bruit, est une religion de p129 serfs affamés et nouvellement déchaînés, non d' hommes libres et raisonnables. L' humanité privée de Dieu s' adore aujourd' hui de la meilleure foi du monde. Combien cette infatuation durera-t-elle ? Qui le sait ? Qui se soucie de le savoir ? Et qui voudrait le dire ? Ce qu' il y a de sûr, c' est que ce Dieu nouveau se réveillera un jour, après la fête, sur son autel, pauvre, nu, pleurant, gémissant, et gros-jean comme devant. chapitre iv. entre la France et l' Allemagne, la seule question qui, après toutes les autres, restera long-temps pendante, est celle des bords du Rhin. il est naturel que, des deux côtés, on y mette la même obstination ; de quelque manière que l' avenir la résolve, les poètes au moins conservent sur elle un droit qu' ils peuvent toujours revendiquer ; c' est ce que l' on a tenté de faire dans les stances suivantes par lesquelles nous terminerons cet aperçu, d' où nous avons cherché à éloigner tout souvenir irritant ou amer. p130 Les bords du Rhin. Il est une vallée où les biches vont boire au pied des châteaux-forts, où dans son cor d' ivoire, l' écho fait retentir les jours qui ne sont plus ; les sylphes diligens, dont notre âge se raille, les nains ensorcelés sous leur cotte de maille, s' y suspendent encore aux balcons vermoulus. Il est une vallée où la rose mystique croît encore sans culture, où sur la basilique parmi les verts tilleuls s' abaisse l' arc-en-ciel. Tous les morts rejetés du souvenir des hommes, tous les espoirs chassés du désert où nous sommes, s' abritent, les pieds nus, sous le gothique autel. Il est un fleuve saint où navigue le cygne, où l' amandier en fleurs se marie à la vigne, où l' ondine en son île attire le pêcheur. L' ambre croît sur la rive ; et dans les cathédrales les anges ont ployé leurs ailes colossales, ainsi que la cigogne au toit du laboureur. p131 Quand l' année achevée a fané sa couronne, et que le coeur se plaint aux brises de l' automne, dans la cuve du Rhin fermente un vin doré. Nains ! Barbouillez de lie en vos coupes de pierre vos tudesques blasons ! Dans sa niche de lierre, chancelle des vieux temps le fantôme enivré. Les femmes sont les soeurs des fleurs de la vallée. De l' éternel amour la colombe envolée boit au bord de leur bouche et s' endort sur leur coeur. Leur front pâle est baissé ; blonde est leur chevelure ; et comme un vieux guerrier que berce leur murmure, le fleuve à leurs fuseaux suspend son flot rêveur. Comme le bruit du vent dans les feuilles d' automne, leur parler étranger dont l' oreille s' étonne, par degrés vous émeut d' un son plaintif et lent. Au fond de tous leurs mots qu' un soupir entrecoupe, comme une perle au fond d' une sonore coupe, amour, amour, amour, retentit en tremblant. Mais ce fleuve profond où navigue le cygne, cette vallée en fleurs que parfume la vigne, p132 ces bois, cette prairie et ces bords sont à nous. Ils sont à nous, amis, par le sang de nos pères, par la borne d' airain arrachée aux frontières, par le mot du serment de vingt rois à genoux. Oui, ces monts sont à nous, notre ombre les domine ; oui, ces fleurs sont à nous, nous en gardons l' épine ; oui, ces champs sont à nous, nos morts y sont couchés. Peuple, rappelle-toi, debout sur ce rivage, ainsi qu' un vendangeur qui revient de l' ouvrage, quand tu lavais ton front parmi ces joncs penchés. Dans la voix de l' écho ta voix résonne encore ; les gnômes féodaux du drapeau tricolore vont aiguiser la lance au bord des vieilles tours. Pour toi plus d' une coupe, en ton nom promenée, quand les verroux sont clos, de houblon couronnée, se vide et se remplit des regrets des vieux jours. Assis sur la montagne où s' amasse l' orage, ainsi qu' un bon pasteur qui garde un héritage, je suis des yeux ces flots moins vagabonds que moi. Je respire en passant les roses qui fleurissent, p133 je compte sur le cep les raisins qui mûrissent, et les petits chevreaux qui grandissent pour toi. Cependant, à mes pieds, sous l' ombrage qui tremble, chevreaux, vignes, moissons et fleurs croissent ensemble, vieux murs, fleuves, forêts, tours, gothiques vitraux, barques de pèlerins, chants des cloches bénies, pour les enchaîner tous aux mêmes harmonies, il ne faut que le chant des frêles chalumeaux. Mais, si tu l' oubliais, le fleuve de ta gloire, peuple au long avenir, à la courte mémoire, au lieu des chalumeaux, une trompe d' airain, la nuit, le jour, semblable à celle de l' archange, jusqu' à ta sourde oreille où tout s' efface et change, immense, porterait l' immense écho du Rhin. octobre 1836. ITALIE p135 i Venise. oui, Albert, je suis parti sans prendre congé de toi, ni de personne, selon ma louable coutume. Pardonne-moi ; je me mourais sur la lisière de nos bois. Tu ne connais pas les sources de mélancolie que recèlent ces puissantes forêts, quand les ombres d' automne s' amassent sur les étangs. Les oiseaux voyageurs étaient arrivés des montagnes. Chaque matin ils passaient par bandes p136 devant ma porte ; je me figurais par avance les contrées qu' ils allaient visiter, les lacs, les vallées, les mers. Une inexprimable angoisse me saisissait : j' avais besoin, comme eux, de secouer la rosée de mes songes, et d' un coup d' aile vigoureux pour fuir mon propre souvenir. En errant dans les salles du vieux château de Montmort, j' ai retrouvé des ombres funestes qu' il faut quitter. Tu ne sais pas quelle douleur c' est de n' entendre jamais d' autre écho que celui de sa pensée vagabonde. Ma jeunesse se consumait là dans un stérile amour de la création tout entière. J' étais noyé dans un océan sans forme et sans rivages. Si je n' eusse pris la résolution d' en sortir, c' était fait de moi ; car ce pays, tout sévère qu' il est, a bien des charmes. Il vous retient par d' invisibles lianes, comme ces fleurs des eaux qui n' ont point de racines, et qu' aucun orage ne peut arracher. Dans ce vide qui m' entourait, mes idées prenaient en moi un développement sans bornes, et tout me manquait pour les exprimer. Il y avait des jours où j' aurais juré que j' étais né pour écrire. J' aurais pu dire à mon tour : et p137 moi aussi je suis poète ! J' entendais des bruits que personne n' entendait ; je voyais des formes que personne ne voyait. Quand je faisais un pas le matin sur la rosée de la grande avenue, il me semblait que la terre et l' eau se lamentaient. Pendant des journées entières, sur le bord des prés, je suivais des fantômes qui n' ont point de corps ; et il y avait des idées sans noms, sans images possibles dans aucun monde, qui ne me quittaient pas. Mon ame était un véritable pandémonium où s' agitaient des larves qui n' ont jamais eu vie. Peut-être eussé-je été musicien, si j' eusse pu saisir cette harmonie sans souffle et ces soupirs sans voix qui passaient, comme des brises, dans mon coeur. Quand le vent soufflait dans les bouleaux, je rêvais d' ineffables mélodies au fond des bois ; mais ces chants célestes ne dépassaient pas mes lèvres, et je ne sais aucun son qui en puisse donner l' idée. D' autres jours, en m' éveillant, il y avait des heures où je me retraçais malgré moi des images que j' aurais voulu peindre et conserver toujours devant mes yeux. C' étaient des vallées, des paysages, des climats inconnus sur cette terre. Pour les retenir, p138 je ne trouvais non plus ni couleurs, ni lignes, ni dessin. Je bâtissais aussi des architectures prodigieuses qui n' ont nulle part de modèle, des tours imaginaires dans lesquelles je montais et descendais sans m' arrêter jamais. Il y avait des balcons d' où l' on plongeait sur des horizons infinis, des balustrades où s' appuyaient des femmes et des figures d' une autre vie. Alors j' eusse pu croire être né architecte, si au moment de fixer tous ces rêves par des lignes, ils ne se fussent effacés comme le reste. De ces tours que je bâtissais dans mes songes, de ces images à demi peintes, de ces mélodies sans voix, rien ne me restait qu' un vague enchantement ; mais aujourd' hui mes fantômes m' importunent, mon propre chaos m' obsède ; un aveugle instinct me pousse vers la lumière ; il n' y a que le soleil d' Italie qui puisse dissiper mes odieuses ténèbres. En passant à Nantua, je suis monté sur les rochers qui bordent le lac. Le jour était très pur. Du milieu des herbes fauchées s' exhalaient de petites vapeurs capricieuses, telles que les songes des plantes. Les hautes Alpes étendaient au loin sur le ciel leurs cercles de neige. Ah ! p139 Les meilleurs souvenirs de ma jeunesse errent sur ces montagnes, comme des chamois poursuivis par le chasseur. J' ai revu le lac de Genève. Les images de Rousseau, de Saint-Preux, de Mme De Staël, de Corinne, de Byron, de Manfred, se bercent sur ces flots pâles. Quand les ombres des montagnes descendent le soir au fond du lac, ces bords sont dangereux. Vous entendez des voix connues qui vous appellent. Vous vous penchez sur le flot dormant, et le fantôme adoré vous invite à descendre au fond des eaux. Alors du côté de Meilleraye, on entend les troupeaux qui mugissent sous les châtaigniers ; la cloche de Vevey sonne l' agonie de Julie ; la mondaine Corinne s' assied sur le seuil des châlets ; par les degrés des Alpes, Manfred descend à pas pesans, en s' appuyant sur son bâton ferré ; pendant qu' à l' extrémité du lac, le vieux château de chillon blanchit comme la demeure commune à tous ces rêves des poètes. Alors aussi, celui qui a un coeur frémit ; il s' arrête pour écouter l' écho. Il respire l' air puissant des montagnes ; il pense à ce qui aurait pu être, à ce qui a été, et il se p140 souvient en soupirant des jours qui ne reviendront plus. Si l' on traverse les Alpes en été, elles sont à peine un obstacle. La route du Simplon les a supprimées. Ce n' est que sur le versant de l' Italie que les vallées sont abruptes ; de ce côté, la route devient un vrai monument d' art, et vous assistez à une lutte obstinée de la nature et de l' homme. Il y a des endroits où l' industrie semble vaincue par l' obstacle ; mais c' est le moment où les ressources de l' art reparaissent avec le plus de puissance. Cette route s' élance sur les ravins, d' un bord à l' autre ; elle rampe, elle s' élève, elle bondit. Il y a un intérêt dramatique dans ce combat de l' audace humaine et de ces cimes si long-temps invaincues. Ce monument de patience et de témérité est une sorte d' architecture héroïque. Malgré cela, c' est à la sortie de l' hiver qu' il faut observer les Alpes. C' est là leur climat et leur saison naturelle. Les pics de glace brillent comme des rosaces gothiques. Un silence lourd pèse sur ces vallées de neige, où tous les bruits s' amortissent. à travers les frimas, on voit percer p141 les toits aigus des châlets. Du haut des pics brumeux, les avalanches glissent comme des armées de géans, sous leurs manteaux blancs. On dirait que les Alpes frissonnent. Une puissance surhumaine vous oppresse, et la terrible renommée de ces montagnes se confirme à chaque pas. D' ailleurs, on peut, dans cette saison, se laisser glisser à la ramasse, sans presque aucun danger, depuis les sommets jusque dans les vallées habitées. La descente dure ainsi moins d' un quart d' heure. Dans ce peu d' instans, les replis des montagnes s' affaissent et se nivellent sous vos regards ; la grandeur des objets, celle des distances parcourues, la rapidité de la chute, et ces neiges inviolées, tout vous jette dans une sorte de vertige : il semble que vous soyez le premier qui preniez possession de cette nature de glace. Les lacs qui sont au revers des Alpes, le lac Majeur, le lac de Côme, sont déjà de la même couleur que les mers du midi, peut-être un peu moins bleus. Les petites îles Borromées ressemblent à une création de l' Arioste. Elles ont la même grâce que les inventions de l' orlando p142 furioso, avec quelque chose de plus sauvage. Il y a en outre des pêcheurs, un village et une église, dans la plus grande de ces îles, qui ne semblent faites que pour la fantaisie des poètes. Le doux parfum de la langue milanaise commence là avec le myrte, l' olivier et le citronnier. L' enchanteresse des climats du midi habite en cet endroit, sur son seuil. Au fond du château déshabité des borromées, sont enfouis des tableaux, des statues dormantes dans les salles souterraines, au bruit des flots dormans. Dans ces îles lilliputiennes, la nature s' est jouée d' elle-même ; assise au pied des Alpes, elle sourit comme une puissante armide sur ces fantasques rivages. Quand on aperçoit de loin la cathédrale de Milan, on dirait d' un édifice de glace, bâti là de toute éternité, à la descente des Alpes. C' est la vieille cathédrale gothique qui a servi de modèle à cette architecture ; mais combien le type austère de Cologne et de Strasbourg n' a-t-il pas été altéré sous le ciel énervant de l' Italie ! La voûte ténébreuse du nord s' est changée en un marbre blanc d' un éclat presque païen. Sur cette terre de Saturne, le mysticisme de l' architecture gothique p143 est dépaysé ; le soleil ardent du midi pénètre, avec une curiosité profane, jusqu' au fond de la nef. Le trèfle et la rose chrétienne ont fait place, dans les ornemens, au laurier idolâtre. D' ailleurs il n' y a plus de flèche qui monte dans le ciel. Soit que l' esprit de l' Italie se plaise moins dans la nue, soit que cette témérité répugnât trop à la tradition romaine, il est certain que la flèche gothique a toujours été un embarras pour les peuples du midi. Ou ils l' ont séparée de l' église, et ils en ont fait un édifice distinct, comme à Venise, à Florence, à Pise, ou ils l' ont supprimée comme à Milan. La cathédrale, triste et rêveuse, des bords du Rhin s' est convertie, sous le ciel lombard, à une foi sensuelle. De ses fleurs de marbre s' exhale l' odeur des citronniers et des myrtes du polythéisme. Le dies iroe ne retentit pas sous ses voûtes ; bien plutôt l' écho de Lombardie y redirait des sonnets d' amour. Ce n' est pas le Dieu crucifié qui a ici son symbole au milieu de cette nature prodigue, c' est la madone souriant sur le chemin des pèlerins. Les statues innombrables qui habitent son église ressemblent aux onze mille vierges de Cologne, p144 ressuscitées dans de pâles corps de marbre, que la mort païenne a ciselés. De Milan, cette architecture, mêlée du génie du nord et du génie du midi, prend trois routes : elle va aboutir, sur l' Adriatique, dans les palais vénitiens ; sur la Méditerranée, dans le campo-santo de Pise ; par le chemin de la Toscane, à orviète : elle a suivi principalement les traces de l' esprit gibelin. Je passe des monumens étranges qui n' ont jamais été élevés, qui ne s' écrouleront jamais, qui s' appellent Castiglione, Lodi, Rivoli ; tout le chemin de Milan à Venise est semé de noms semblables : ce sont des marais couverts de joncs, des pâturages suspendus sur des lacs, des avenues de mûriers et de saules. Il y a quelquefois une maisonnette blanche qui porte à son toit la cicatrice d' un biscayen, comme un soldat laboureur. Sur le champ de bataille des environs de Vérone, les jeunes paysannes font la cueillette des mûres. L' oiseau de Roméo et de Juliette chante, caché sous les vernes d' Arcole. Quand la nuit arrive, des myriades de mouches luisantes s' envolent de terre : elles s' allument, elles s' éteignent, p145 elles se raniment comme de petites lampes errantes pour éclairer les morts. Il sonnait onze heures du soir au campanile de saint-Marc, lorsque j' abordai à Venise. Il me sembla entrer dans le pays des rêves. La lune, en ce moment, sortait des nuages, sous l' incantation des esprits embaumés de l' Adriatique. Des gondoles, couvertes de voiles noirs, glissaient à côté de moi. Des deux côtés du grand canal, les ombres des palais s' abaissaient et se confondaient, au milieu des flots, dans une architecture fantastique, qui se forme là, chaque soir, pour les songes de la nuit. Cette impression, reçue en arrivant, ne s' est point affaiblie par la suite. Après avoir demeuré à Venise, après y avoir touché les pierres et les tableaux, je n' ai pu détruire l' effet de cette nuit enchantée. Venise est asiatique et arabe ; elle est aussi bysantine, gothique, lombarde ; mais c' est le caractère oriental qui domine, et celui sans lequel elle reste incompréhensible. Ses vaisseaux ont rapporté chez elle les styles et les formes de tous les climats : la coupole de Bysance, le minaret du Bosphore, l' ogive de Mahomet, la citerne du p146 désert. Rien ne lui ressemble sur le continent ; née de l' écume de la mer, elle est fantasque comme les flots. Le jupiter du Péloponèse, l' islamisme, le christianisme, se pressent à la fois en ce lieu de refuge. Au soleil levant, je vis l' église de Saint-Marc ; des milliers de pigeons voletaient sur les combles : ils se posaient sur l' épaule des statues, sur leurs livres, sur leurs dais ; ils becquetaient au bord de leurs coupes et de leurs calices : on aurait dit des oiseaux des légendes qui se penchaient à l' oreille des cénobites de pierre, pour leur apporter les messages du ciel. L' église de Saint-Marc est elle-même pareille à une vieille légende de bysance. C' est la sainte-Sophie de Constantinople transportée en occident. Un peuple de statues agenouillées habite les niches extérieures de l' église, et semble de loin murmurer une langue sacrée sur ses lèvres de marbre. Au-dedans, toute l' histoire de l' ancien et du nouveau testament est peinte sur un fond d' or. Une litanie éternelle sort aussi de toutes ces bouches muettes. Vous habitez la cité sainte du onzième siècle. Cette foule de bien-heureux vous regarde, vous homme d' un autre p147 âge, qui pénétrez dans ce paradis du vieux dogme. S' ils savaient les langues humaines, ils vous demanderaient comme au pèlerin de Florence : d' où viens-tu, toi qui nous ressembles si peu ? cette architecture est pourtant bien loin d' avoir la grandeur de l' architecture du nord : elle ne porte pas dans les nues la pensée religieuse d' une race nouvelle ; elle est plutôt opprimée sous le poids de la théologie bysantine. Une décrépitude précoce s' y laisse apercevoir à travers ses dorures : elle a les graces ornées des pères de l' église grecque, non la sublimité sauvage du catholicisme d' Occident. Vous pensez à saint Chrysostome, à saint Basile, non pas à Tertullien, ni à saint Jérôme. Avant tout, Saint-Marc est l' église d' un peuple de matelots. Lorsque avec ses petits dômes, qui s' arrondissent l' un sur l' autre, on la voit du côté de la mer, elle donne l' idée d' une nef bénie qui entre à pleines voiles dans le port, chargée des chapes, des reliques, et des vases ciselés de bysance. Près d' elle s' élève la tour de son clocher à ogives. p148 Cette tour isolée porte les cloches et sonne les heures de la journée. Quant à la vieille église, elle est muette ; aucun bruit n' en sort pour marquer la succession du temps, ni le changement des heures ; elle ne connaît ni soir, ni matin, ni deuil, ni joie, ni glas, ni aubade : la cité sacrée du dogme ne connaît rien qu' une heure, celle de l' éternité. à côté de Saint-Marc, le palais des doges est tout oriental ; ses galeries sont celles d' un palais arabe. Dans les ornemens des chapiteaux sont sculptés des plantes marines, des joueurs de mandoline et de viole, double emblême de l' histoire et du génie national de la ville aux cent îles. Les deux citernes qui sont creusées dans la cour font penser au désert. Venise n' a pas une seule source. à l' entrée des flots, elle est comme Palmyre au milieu des sables. D' ailleurs son palais des mille et une nuits se termine par une prison d' état. Le sénat habitait entre deux tortures : il avait sous ses pieds les cachots souterrains, les plombs sur sa tête. Quand vous voyez pour la première fois, dans la salle du grand conseil de l' inquisition, rayonner autour des murailles les p149 tableaux de Véronèse et de Tintoret, ces fêtes de la peinture, dans ces enceintes lugubres, vous émeuvent malgré vous ; car c' est au milieu de toute la splendeur d' une architecture à demi mauresque, au milieu des tableaux et des couleurs palpitantes de ces peintres, que cette aristocratie enfouissait ses mystères. Son gouvernement, qui fut une sorte de terreur nationale mêlée de volupté, était parfaitement à l' aise dans ce palais geôle et musée tout ensemble. Les supplices y touchaient à d' élégans plaisirs. Le petit pont par lequel les condamnés sortaient, pour être poignardés ou noyés, est ciselé avec une élégance pleine de recherche. J' ai vu un grand casque de fer dans lequel on broyait la tête des suspects. Ce casque est lui-même d' une beauté étudiée. Venise poussa le génie des arts plastiques jusque dans la torture. La vie de Venise était un prodige de chaque jour. En guerre perpétuelle avec la nature et avec le monde, sa victoire ne pouvait se prolonger que par une tension extrême de tous les ressorts de l' état. Sa force unique consistait dans les combinaisons de son génie. De là, le p150 secret sur tout ce qui la touchait était pour elle la première condition de durée. Dans un état ainsi fondé sur le silence, ce n' est pas le lieu de chercher des poètes, des orateurs, des historiens, des philosophes. Venise ne devait pas avoir, comme Florence, son Dante, son Boccace, son Machiavel. La parole écrite était l' opposé de son génie taciturne. Au contraire, la peinture, cet art muet, devait être celui d' une société muette. Ce qui frappe d' abord, c' est que la sombre sévérité du régime politique de Venise ne s' est jamais communiqué à sa peinture. Si vous ne considérez que le gouvernement, vous vous figurez que toute cette société a été conduite sans relâche par la terreur, et que les imaginations ont dû se couvrir d' un voile lugubre. Si, au contraire, vous examinez l' art, vous supposez que ces hommes ont vécu dans une fête perpétuelle, et que des imaginations aussi fougueuses appartiennent à un régime de liberté excessive. Titien et Paul Véronèse ont quelque chose de sénatorial, comme l' aristocratie des cent îles. Ils tiennent de la sensualité somptueuse, mais non de la sévérité ni de la profondeur redoutable du conseil des dix. Loin p151 d' être attristé par le gouvernement, l' art exprima avec splendeur la splendeur de l' état ; d' ailleurs un rayon détourné du levant luit sur ces ardens tableaux. Ces imaginations de matelots se sont en partie formées au milieu des bazars de Chypre et de Bysance. La peinture de Venise est à demi orientale, comme son architecture. Et véritablement, ces figures créées par l' art semblent aujourd' hui les seuls et légitimes habitans de ces balcons et de ces galeries levantines. Au fond des palais, elles demeurent comme une aristocratie idéale et taciturne. Sous les ogives humides des voûtes, le ver file sa soie ; la gondole passe en effleurant le seuil ; la foule se disperse sans bruit sur les ponts. Quand le soir arrive, des bandes de mouettes et de procellarias s' abattent sur la ville. Malgré ce deuil apparent, il y a au fond de ces tristes palais, une fête qui ne finit jamais. Ces tableaux suspendus aux murailles conservent l' éclat des jours qui ne sont plus. Lorsque vous entrez dans la salle du conseil, vous trouvez encore la Venise patricienne toute parée, comme Inès De Castro dans son sépulcre. p152 Souvent des nuages violets, tels que ceux qui flottent sur les toiles de Tintoret, s' amassent sur la ville ; leurs lignes droites sont comme tracées à l' équerre. La lumière se concentre alors dans une étroite bande à l' horizon. C' est avec une netteté incroyable que les objets se détachent sur cette zône ; mâts, cordages, vergues, avirons, tout est gravé au burin dans un ciel de cuivre. Du fond des vagues bronzées sortent le palais des doges, le campanile de Saint-Marc avec son ange d' or, puis, dans les îles, les dômes de Saint-George, du redemptor et des citelle. La ville tout entière surgit de cette mer empourprée, comme la création de l' un de ses peintres. Au milieu de cet éclat, on éprouve une impression de détresse qui ne se retrouve qu' à Rome ; mais cette impression est beaucoup plus extraordinaire à Venise, car là il n' y a point encore de ruines. Les palais, quoi qu' on en dise, sont entiers. à cette magnificence seigneuriale qui faisait, dans Venise, une fête éternelle, le temps n' a rien ôté encore. C' est au milieu de cette fête que la ville a été frappée ; elle est morte debout. On peut dire, en effet, que lorsque Venise p153 acheva de tomber, elle était morte depuis long-temps ; mais son gouvernement mit à garder ce cadavre, la même vigilance qu' il avait mise à veiller sur elle dans la bonne fortune. Depuis la fin du xviie siècle elle gisait sur son lit de parade ; pour cacher ce grand secret d' état, ce n' était pas trop de l' inquisition et de la torture des plombs. Le premier qui franchit hardiment cette enceinte ne trouva sous ce mystère qu' un fantôme. c' é da piangere, signor ! me disait le vieux gondolier qui me ramena sur la terre-ferme ; en effet, le peuple ne laisse pas d' être frappé de ces ruines, et il est fort attaché au lion de Saint-Marc ; ce qui n' empêche pas que Venise ne soit, par intervalles, la ville la plus gaie et la plus folle de l' Italie : seulement cette gaîté exaltée est quelquefois fort triste. Le carnaval de Venise ressemble toujours à la danse des morts. Le canon des autrichiens en batterie sur la piazzetta, le grand drapeau de Vienne arboré nuit et jour en face de Saint-Marc, puis, en perspective, l' hospitalité paterne du spielberg, ce sont là, après tout, de tristes sujets de fête. p154 Les petits théâtres forains sont les seuls endroits où la haine du joug tudesque puisse se montrer avec quelque liberté. Dans ces pièces jouées en plein air, il y a toujours un caporal allemand qui estropie, de la manière la plus burlesque, quelques mots italiens. Ainsi voilà polichinelle vengeur des dandolo, des foscari et des barbanegro. En général, quel temps faut-il pour que la petite comédie remplace la comédie divine ? C' est là, pour tout le monde, la vraie question. p155 ii Ferrare. depuis Venise, je n' ai séjourné qu' à Ferrare. Pour arriver à la prison du tasse, j' ai traversé une longue file de lits de malades dans l' hôpital Sainte-Anne. La prison est au fond d' une petite cour avec laquelle elle est de plain-pied. Une grêle épaisse était tombée sur les dalles, fouettée par un vent violent qui venait de se calmer. La voûte de cette geôle est si basse, que, dans certains endroits, on a peine à s' y tenir debout. C' est là que le poète fut gardé sept ans comme une bête fauve de la ménagerie de la maison d' est. Pendant ce temps-là, Eléonore, dans le château de Ferrare, écoutait les joueurs de luth ; elle souriait sous les orangers des villas, et pas p156 une seule fois ses lèvres adorées ne s' ouvrirent pour demander la grace de celui que l' amour rendait à moitié fou. Le dernier des ménestrels, il expia le long bonheur de ceux qui l' avaient précédé. Il avait été l' amusement des heureuses princesses de Ferrare ; mais quand il voulut prendre la vie au sérieux et que le baladin se souvint qu' il était immortel, il fut réputé fou de la meilleure foi du monde. L' insensé, en effet, qui livrait les trésors de son coeur au divertissement de ces jeunes femmes couronnées, et qui cherchait dans les fêtes de la renaissance la dévotion d' amour et la passion profonde des temps passés ! Il nourrissait dans son coeur la passion de son Tancrède, et il croyait, lui seul, pouvoir réchauffer de son souffle cette société défunte. Il embrassait des fantômes sur son sein de poète, et il ne vit pas que le coeur des reines s' était glacé. épris du moyen-âge, il apporta le coeur brûlant d' un ancien troubadour dans le tombeau orné de la féodalité. Il fut le Roméo d' une autre Juliette ; mais cette Juliette ne se ranima pas pour lui dans le sépulcre. Parce que les chevaux piaffaient dans la cour, parce que les jeunes filles souriaient comme avaient p157 fait les châtelaines au temps des croisades, il crut que l' ancien amour vivait encore, et qu' un grand coeur battait au sein de cette société, sous la soie et les dorures. Le jour où il sentit qu' il se trompait, sa tête se brisa ; il essaya de rompre le charme d' une main tremblante, con una mano tremante : oh ! Ce fut là une divine folie dont quelques-uns ont hérité même de nos jours ; mais ce fut une folie. Après la prison du tasse, je vis la maison d' Arioste. Un soleil brillant rayonnait dans la chambre de messir Lodovico. Un chat lustré ronflait sur le seuil. Des pigeons battaient de l' aile contre le vitrail de la fenêtre à ogive. à travers les portes des appartemens, j' entendis le vent qui soufflait et soupirait comme les fantômes émus de la fantaisie du poète. Son écritoire était sur une table. Je descendis dans le jardin. Il était alors tout en fleurs. J' y cueillis des oeillets et des narcisses. Des papillons diaprés se posaient sur les gazons d' Espagne ; des poules gloussaient dans la cour. Tout annonçait la demeure d' un hôte heureux. Arioste n' était point tombé dans le piége où Tasse se laissa prendre. De bonne heure, p158 il avait estimé à sa véritable mesure le simulacre qui l' entourait. Il n' aima pas ce qui ne pouvait aimer. Il prisa le moyen-âge juste autant que le cheval de Roland qui n' avait qu' un défaut, à savoir d' être mort. Il ne demanda pas aux reines des larmes qu' elles ne pouvaient pleurer, ni aux vivans un enthousiasme que les morts seuls possédaient. à la vieille cour de Charlemagne et d' Artus, il donna la frivole beauté de la cour de Ferrare. Il se fit des images pour s' en jouer ; et le premier, il sortit du sanctuaire de la foi antique avec un éclat de rire. à ce prix si cher, ses oeillets fleurirent ; ses colombes légères vinrent boire sur le bord de sa coupe. Chaque année le rossignol nicha dans les rosiers de son jardin, pendant que l' araignée suspendit sa toile à la prison du tasse. Il semble que dans toutes les époques qui ont été complètes, le rire et les larmes aient été ainsi mêlés, et que chaque siècle apporte avec lui deux grands masques, l' un comique, l' autre tragique. Chez les anciens Horace, Virgile ; au moyen-âge, Boccace, Dante ; après eux, Arioste, Tasse ; plus tard encore, Voltaire, Rousseau. p159 iii les autrichiens en Lombardie. à Bologne, les autrichiens bivouaquaient sur la place. Les canons étaient en batterie, les chevaux sellés. Des patrouilles gardaient les principaux débouchés de la ville. Cette image d' asservissement, qui me poursuivait depuis mon entrée en Lombardie, me fit horreur ; et vraiment, rien n' est plus laid que ces blonds lansknechts sous le soleil du midi. à Milan, j' avais déjà rencontré leurs sentinelles dans tous les carrefours. à Venise, j' avais entendu leurs canons dans la nuit, et j' avais vu leur drapeau sur Saint-Marc. En ce moment, je sentis que je haïssais l' Allemagne pour tout le mal qu' elle a fait à l' Italie. Oui, Albert, je connus alors la vieille haine p160 cimentée par Dante, par Pétrarque, par Machiavel, et je désirai avec ardeur voir un jour l' Italie marcher sur le cou de ces blêmes tudesques. Autrefois, je te vantais leur génie ; tu te le rappelles ? Je voulais plonger jusqu' au fond dans le chaos de ces esprits de ténèbres, parce que je croyais qu' un enthousiasme durable les poussait aux nobles entreprises ; mais leur essor n' a duré qu' un moment. Une muse flétrie a déjà pris chez eux la place des extases passées. Trop souvent ils couvrent sous des paroles savantes des sentimens vulgaires. Va, crois-moi, ne cherche plus dans les cieux le cygne allemand ; il se noie aujourd' hui dans son cloaque. J' ai aimé le ciel pâle de leurs pâles vallées. Dans ce temps-là mon coeur ne voyait, ne sentait partout que les images qu' il créait ; je n' avais pas cueilli de myrte dans l' Isola-Bella, ni passé une nuit d' été au bord du lac Bolsène. Tous les horizons étaient pour moi également beaux, pourvu qu' il y eût place pour un rêve. Je ne faisais point de différence entre un lourd ciel d' Autriche et un ciel vénitien. Mais, depuis que j' ai passé les Alpes, mes yeux, dieu merci ! Sont p161 las de la lèpre tudesque. La perfidie bavaroise, l' inganno bavarico, m' est connue ; et, si pour un si grand mal, toute parole n' était vaine, je m' expliquerais davantage. Depuis que les empereurs se réchauffent au soleil lombard, qu' ont-ils rendu à l' Italie en échange de ce qu' ils lui ont ravi ? Ne voient-ils pas que leur sang est trop froid pour cette ardente contrée ? Leur génie, qu' use une heure d' exaltation, n' est pas fait pour le soleil dévorant des enfans du midi ; le myrte est trop parfumé pour ces insipides vainqueurs ; et l' orange de la Brenta ne mûrit pas pour les lèvres épaisses des serfs de Habsbourg. Non ! Non ! Cela ne peut durer. Il faut que les manteaux blancs disparaissent, et que les cavaliers frileux repassent les monts. Ne sentent-ils pas que leur langue hennissante rompt l' accord de la mélodie toscane, et que leurs membres grossiers n' ont jamais été formés de Dieu pour habiter, à l' ombre des villas, le jardin de l' Italie ? Qu' ils consultent leurs mains rudes et calleuses et leurs sens hébétés, ils apprendront d' eux-mêmes que cette terre de volupté n' est pas la p162 leur, et qu' il reste encore au-delà des monts, sous leur ciel blémissant, mainte glèbe qui reste privée de leur sueur servile. Qu' ils retournent dans leurs vallées du Danube, de l' Elbe et de la Sprée, s' atteler à leur charrue féodale ; et alors, nous louerons tant qu' on voudra les vertus de ces honnêtes germains. Mais aujourd' hui, de cette terre d' amour ils ont fait une terre de haine. L' enfant qui commence à balbutier, la jeune fille sous son voile, l' ermite dans sa chapelle, tout ce qui a un coeur pour aimer ou pour haïr, les maudit en même temps. La vertu de l' Italie est de les détester ; c' est par là qu' elle réunit ses peuples qu' aucune autre puissance n' avait pu rallier. Eh bien ! Qu' elle la nourrisse cette haine sacrée, son seul et dernier refuge. Qu' elle adore la madone de la colère, puisque la madone de la pitié n' a pu la sauver ! p163 iv Florence. Florence est toujours le commentaire vivant de Dante. L' architecture, la sculpture, la peinture du quatorzième siècle et la comédie divine, ont entre elles d' intimes ressemblances. Dans le silence des églises, moitié gothiques, moitié lombardes, les fresques de Giotto, de Luppi, de Thaddeo Gaddi, donnent une certaine réalité aux visions du vieil Alighieri ; et sous l' archet peint des archanges s' exhale encore la mélodie de ses tercets. Dans les loges d' Orcagna, au bord de l' Arno, dans le fond des chapelles et des cloîtres, sur le seuil des palais guelfes ou gibelins, partout le poète pèlerin vous apparaît au milieu du paradis de l' art florentin. p164 Dans les temps chrétiens, Florence a été le vrai pays des formes. Tout ce qui, dans nos tristes contrées, n' est que rêve, désir, espérance, regret, a pris là un corps et une figure déterminée. Un contour achevé a circonscrit toutes les images rapides qui passent aujourd' hui dans nos coeurs. Jamais ces peuples d' artistes et de ciseleurs n' ont connu les vains fantômes qui s' élèvent dans le souvenir, et retombent sans laisser de traces. Tout ce qu' ils ont aimé, tout ce qu' ils ont haï, ils l' ont touché du doigt ; ils ont immortalisé le moindre de leurs songes ; et ces cieux d' amour ou de colère que l' homme fait et défait à chaque instant, ils les ont fixés comme l' ombre sur la muraille. Il est impossible de vivre à Florence sans s' y préoccuper de l' histoire de l' art, car on peut en suivre là les moindres phases comme au coeur de l' Italie. C' est dans ce grand atelier que la tradition de l' antiquité s' est rencontrée avec l' idéalisme chrétien, et que leur mélange a produit ces formes sévères qui restèrent toujours inconnues à l' école de Venise. Même au milieu du moyen-âge, on y garda la tradition des arts p165 païens. Dante y conversa avec Virgile. Les sculpteurs de Pise donnèrent aux cénobites du nouveau-testament quelque chose de la beauté des dieux antiques, et les peintres abreuvèrent de nectar olympien les lèvres des archanges. Comme l' église romaine avait absorbé dans ses rites les meilleurs souvenirs du paganisme, de même l' art florentin, qui fut aussi une sorte d' église, conserva quelques uns des linéamens de l' art antique. De là naquit un genre de beauté qui, sans ressembler à aucune époque, avait pourtant des rapports avec toutes. Il semble que l' histoire de Florence soit comme la cité emblématique de Dante, et que l' on y monte de cercles en cercles, avec chaque siècle, jusqu' à la suprême beauté. Peu à peu une Grèce ressuscitée, sous les traits d' un ange mystique, s' y est assise dans le ciel de l' art. Une Italie nouvelle, plus belle que l' Italie ancienne, est sortie du tombeau de l' étrurie. Ce fut une Madeleine pénitente qui gardait encore, à travers les pleurs, et malgré les macérations de l' évangile, les traits et la beauté de la Madeleine pécheresse. Quelque trace du génie étrusque s' est perpétuée p166 là, à travers tous les changemens des temps, des langues et des institutions. Dès le xive siècle, quand Rome chrétienne était seulement la ville du dogme, Florence était déjà la ville de l' art. C' est chez elle ou près d' elle que le développement épique de la tradition s' est accompli dans la poésie par Dante, dans l' architecture par Giotto et Brunelleschi, dans la statuaire par l' école de Pise, dans la peinture par Orcagna et Michel-Ange. Il faut remarquer que Rome, qui a donné son nom à la plus grande école, n' a produit elle-même ni poète, ni sculpteur, ni peintre. Elle n' a eu long-temps qu' un art, à savoir, le culte et le rite catholique. Ses poètes, ses statuaires, ses architectes furent ses papes. Lorsque le travail et la constitution de l' église furent achevés, alors seulement les arts séculiers se montrèrent de toutes parts dans Rome, pour recevoir, par Michel-Ange et par Raphaël, le droit de bourgeoisie dans la cité du dogme. On répète souvent de nos jours que les époques les plus religieuses sont aussi les plus favorables à l' art : cette idée est démentie par tout ce que j' ai vu en Italie, et surtout à Florence. p167 Tant que la foi fut profonde, les peintres, aveuglément soumis à la tradition de l' église, laissèrent leurs oeuvres dans une sorte de divine enfance. Assurément le génie religieux ne manque pas aux mosaïques byzantines ni aux peintures sur bois des vieilles écoles. Que manque-t-il donc à ces ouvrages ? L' art ; il ne s' émancipa qu' aux dépens de la foi. Les grands maîtres des écoles de Venise, de Florence, de Parme, de Mantoue, furent contemporains de la réforme et de la confession d' Augsbourg. Chacun d' eux soumit la tradition religieuse à l' autorité de l' imagination, comme Luther la soumit à l' autorité de la raison. à quelle distance Michel-Ange, Léonard De Vinci, Corrége, ne sont-ils pas de la croyance et de l' orthodoxie de leurs pères ! Ils changent à leur gré les types et les expressions consacrées ; ils abolissent à leur manière l' ancien rite. Ni Raphaël, ni Titien, n' approchent de leurs pinceaux avec le tremblement de coeur et la dévotion de Fra Angelico ou de Masaccio. C' est au sortir d' un banquet avec la Fornarina ou avec l' Arioste qu' ils substituent au catholicisme rigide de la tradition un catholicisme vénitien, p168 florentin, romain, qui ne conserve plus rien de l' unité des vieilles fresques liturgiques. à la madone impassible des byzantins, ils prêtent les passions et les airs de tête des femmes des lagunes, de Parme ou d' Albano. Les différences, les caprices innombrables de la fantaisie humaine pénètrent pendant cet intervalle du xve et du xvie siècle, comme autant de sectes privées, dans le ciel du vieux dogme. Chacun se fait, sur la toile, son évangile à son image ; l' unité du vieux symbole est perdue sans retour. C' est le temps de la poésie, de l' art, de la beauté ; ce n' est plus le temps de la foi. Au commencement, les grands crucifix de Cimabuë, encore sanglans, représentaient la passion et l' ascétisme du moyen-âge sur son calvaire. On dirait que les apôtres, encore frappés de terreur, ont peint eux-mêmes, de leurs mains incultes, les fresques colossales du xe siècle. Le dessin en est grossier ; mais le Dieu nouveau est là. à travers ces traits barbares ressort une grandeur apocalyptique. La Vierge byzantine est assise sur son trône ; un repos éternel illumine son front. Sa robe, où sont brodés p169 de mystérieux symboles, participe de cette immobilité céleste. Les douze apôtres, partout inséparables, remplissent les coupoles des basiliques. Il semble que ces personnages soient conçus hors du temps, au-dessus des mondes détruits. Dans leur ciel théologique, ni joie, ni tristesse ; ils sont tous investis d' une seule pensée, qui est la pensée divine. Ils ne prient pas, ils n' enseignent pas ; ils adorent. Nous sommes au douzième siècle. Dans l' âge suivant, jusqu' au quinzième, la foi n' est pas moins grande. Pourtant ces personnages sont sortis de leur contemplation. Ils commencent à errer dans l' eden de l' imagination, et à quitter leur sainte oisiveté. Sur les fresques de Gaddi, les soldats endormis autour du sépulcre vide ouvrent leurs paupières ; ils s' éveillent au jour nouveau. Le Christ s' élève du milieu d' eux, emportant l' étendard de la mort. Le long des murailles du cimetière des pisans, les vierges pâles de Giotto se glissent à travers les tombes comme des ressuscitées. Le temps est venu où les anges de Gozzoli, de Buffalmacco, de Fiesole, ont embouché leurs trompes d' or. p170 Sur leurs violes ils ont pressé leurs archets recourbés ; au milieu de ce silencieux concert, la madone sourit pour la première fois de ce sourire dont l' Italie tout entière se sent encore émue. Sous ce ciel de mélodies elle promène ça et là, dans ses bras, le Christ enfant. Ce fut là sans doute le temps le plus adorable de l' art, s' il faut appeler de ce nom ce qui était une prière, un acte de foi, ou plutôt un ex-voto de l' humanité naufragée et sauvée. Toutes les espérances, toutes les croyances avaient l' âge de ce divin enfant que berçait sur ses genoux la madone de l' Italie. Les artistes, réunis en confréries, connaissaient dans les moindres détours les secrets de l' éternité. Il n' y a que les choses de la terre qu' ils ignoraient. D' ailleurs leurs conceptions avaient dépouillé la barbarie des temps du christianisme primitif. Ils étaient sur le seuil de l' église et de l' art séculier, quoiqu' ils appartinssent à l' une plutôt encore qu' à l' autre. Ce furent là les derniers songes du genre humain dans le berceau du dogme catholique : ah ! Que vont-ils devenir, ces songes vêtus de pourpre et d' or ? p171 Vers la fin du quinzième siècle, tout a changé. L' époque de perfection de l' art est arrivée. Ce que les figures ont gagné en beauté, elles l' ont perdu du côté de l' austérité et de la croyance. Ce n' est plus le temps où le dogme était revêtu de ses formes consacrées ; c' est plutôt l' apothéose d' un paganisme chrétien, ou, comme on parle aujourd' hui, la réhabilitation de la matière divinisée. La madone est descendue de son siège sacerdotal ; elle est sortie du sanctuaire des basiliques. à l' ombre d' un pin, au milieu d' un paysage de Raphaël, elle s' assied parmi les mauves de la campagne sous la figure d' une jeune fille d' Urbino. Au loin blanchissent les toits de son village de la Romagne, et le sentier terrestre par lequel elle a passé résonne sous les pas des cigales. Ou elle habite près d' Andrea Sarto, sous les traits d' une florentine de la via grande ; ou elle se penche dans l' atelier du Corrège et respire sur ses lèvres l' odeur des myrtes de Parme et de Crémone. Le Christ lui-même est devenu, sous le pinceau de Michel-Ange, un autre Jules Ii, un pape irrité et militant. Ce n' est plus le Dieu enseveli dans les limbes de son p172 ascétique passion. Les prophètes de Juda, les sibylles de Cumes et d' Ephèse se rencontrent ensemble dans la chapelle sixtine. Sur leurs livres obscurs sont mêlés le judaïsme, le paganisme, l' évangile, tout, hors la vieille orthodoxie. Ils épèlent ensemble le mot sibyllin de l' avenir ; dans un siècle réformateur, ils sont eux-mêmes le symbole d' un monde nouveau. à l' extrémité de l' Italie, le sensualisme éclate effrontément dans l' école de Venise. Sur les toiles de Paul Véronèse, le vin de Lombardie coule à flots éternels dans la cruche des noces de Cana. La cène des douze apôtres se prolonge nuit et jour, avec la magnificence propre aux époux de la mer. La pauvreté évangélique se recouvre de la pourpre du Titien, et le manteau des doges est jeté sur les épaules des pêcheurs de Galilée. C' en est fait, la chair est ressuscitée ; du fond des grottes mystiques, les saints, les patriarches, les pères de l' église, les innombrables élus du moyen-âge arrivent et se pressent dans le paradis sensuel de Tintoret. Au milieu des monumens de Florence, il en est un que je ne puis effacer de mon souvenir ; p173 il me tient lieu de tous les autres, et son image funeste a fini par m' obséder : il est dans l' église de saint-Laurent. Ce monument terrible représente pour moi le caractère de l' Italie moderne, telle que j' ai pu la comprendre ; il résume tout ce qu' il me serait permis d' affirmer sur ce pays. Je parle de la chapelle sépulcrale des médicis, par Michel-Ange. On dirait tout aussi bien que c' est là le caveau sépulcral de l' Italie elle-même, et que c' est elle qui rêve sur ce tombeau. Le mort est ceint encore de la cuirasse du moyen-âge : il appuie sur son coude sa tête chargée d' un casque. Il pense, et c' est de cette contemplation qu' il a tiré son nom : il penseroso ! cette méditation du tombeau est si profonde, que vous croyez voir passer sur ce front de pierre les songes frissonnans du sépulcre. Il pense aux temps oubliés de la gloire italienne, aux gonfaloniers des guelfes, à la bataille de campaldino ; il pense aux flottes de la Chiozza, aux murailles pavoisées, à l' empereur tudesque qui fuit devant la couleuvre milanaise ; et la mélancolie du doux pays qu' enferment les Alpes et que baigne la mer est tout entière scellée sur ses lèvres. Au p174 pied de ce trône de mort, le jour, la nuit, le crépuscule, l' aurore, languissent couchés sur le flanc. Ces personnages ont la solennité rêveuse qui se retrouve partout en Italie, au lever et au coucher du soleil. Les rayons funestes qui attristent les marécages et la campagne de Rome pèsent au front de cette famille des heures géantes. Qu' attend-il ce jour gigantesque pour se lever debout ? La nuit, son épouse funèbre, qu' attend-elle pour sortir de sa couche ? Jamais yeux humains n' ont vu un si étrange couple. Sont-ce des jours passés qui se reposent d' avoir été ? Sont-ce des jours futurs qui se préparent à la fatigue d' être ? L' un peut être comme l' autre. Levez-vous donc, jour éternel ! Aurore immense ! Famille sans parens et sans postérité ! Pour que les morts ressuscitent, ôtez la pierre de ce tombeau. C' est le tombeau de l' Italie. p175 v Rome. au moment d' entrer dans la campagne de Rome, je quittai mon vetturino. Pour voir de loin la ville à découvert, je montai un de ces chevaux à demi-sauvages qui errent aux environs. Comme j' allais passer le Ponte-Felice, une jeune fille sortit d' une masure voisine : elle s' approcha de moi en m' apportant des pêches et des raisins de la montagne. Ses yeux noirs brillaient au soleil sous la toile blanche dont sa tête était couverte ; de longs pendans d' oreilles tombaient sur ses épaules ; elle avait le teint des beaux marbres quand le soleil les a dorés ; et la taille d' Agrippine dans un corset écarlate et p176 or, tel que jamais sainte dans sa châsse n' en posséda de plus brillant ni de plus chamarré. J' arrêtai mon cheval, et je la contemplai quelque temps avec étonnement et ravissement, comme une madone rustique descendue de sa niche. Après la Storta, tout vous dit que vous approchez de Rome, quand même rien ne vous la montre encore : une inquiétude indéfinissable vous saisit. Au-delà de chaque tumulus, vous vous attendez à découvrir la ville ; car, de ce côté, le Monte-Mario vous la dérobe jusqu' au dernier moment, et vous ne la voyez en plein qu' à l' instant où vous la touchez. On ne sait de quel mot se servir pour décrire cette campagne. Sans villages, sans fermes, sans habitans, elle est aussi sans ombrages et sans forêts. Il est plus facile de dire ce qui lui manque que ce qu' elle renferme ; point de murailles, point de haies pour diviser les champs ; rien de ce qui fait ailleurs la vie champêtre ; point de chariots roulans, ni d' instrumens de labour ; point de prairies, point de sillons ; ni plaines, ni montagnes. La figure de ce terrain, rompu en terrasses et en ligne droite, p177 a une sorte d' analogie avec la majesté des formes romaines ; et la grandeur de ces plateaux semble taillée sur le même plan que l' architecture et l' ordre rustique. Du côté de la Sabine, les redans de Tivoli, de Frascati, ouvrent sur la plaine de larges voûtes d' ombre ; l' horizon est fermé par la corniche du Monte-Cavo. Ce qu' il y a d' étonnant, c' est que dans cet espace circonscrit de toutes parts, il y a encore plusieurs places que la géographie n' a point explorées, et qui restent en blanc sur ses cartes, comme si elles étaient au centre de l' Asie. à l' endroit où le sol se brise, des ruisseaux encaissés roulent sous des arches de plantes grimpantes et de vignes sauvages ; où s' abritent toujours une foule d' oiseaux de marais. Le Tibre seul coule à fleur de terre dans son lit volcanique, où il se recourbe et se replie sans cesse. En remorquant un bateau, des buffles bruns laissent tomber dans ses flots, comme un fardeau, leur ombre velue. Du haut des plateaux, vous voyez surgir une des tours féodales des p178 colonna ou des orsini, ou bien des aquéducs qui traversent la campagne dans tous les sens, comme des escadrons rompus, ou, dans un ravin, quelque petit pont recouvert de créneaux pour défendre le péage, ou une misérable locande, d' un blanc mat, exhaussée sur des tas de débris, et quelquefois sur un tombeau. Par delà de minces barrières qui, à de grands intervalles, divisent cette campagne déserte, passent de noirs troupeaux de cavales effarées : un seul berger les suit à cheval et armé de son grand bois de lance. Plus on approche, plus la solitude augmente. Enfin, à la descente d' un mamelon, vous apercevez à la fois, là-bas dans la plaine, un coin de la ville et une échappée du golfe d' Ostie : Rome et la mer, ces deux infinis ensemble. Si au lieu d' entrer, selon l' usage, par la porte du peuple, vous entrez par celle qui touche au Monte-Mario, vous aurez un spectacle affreux, mais analogue à celui que vous venez de quitter. Au-dessus de la muraille, vous verrez, pour inscriptions, des têtes de morts entassés dans des cages de fer. Pour ma part, une des premières p179 choses qui me frappèrent en arrivant, ce furent ces crânes de morts qui ricanaient, comme dans le préambule de la tragédie d' hamlet, sur la porte de la ville éternelle. Il y a trois romes, celle de l' antiquité, celle du moyen-âge, celle de la renaissance. La première a usurpé toutes les ruines de l' Italie ancienne, comme toutes ses grandeurs : elle a quelque chose de monstrueux dans ses débris, qui convient bien à l' empire que ces débris rappellent. Par exemple, les thermes de Caracalla, dans leurs masses informes, révèleraient, eux seuls, l' espèce de délire qui possédait le monde sous les césars. Dans cette babel écroulée, on ne peut reconnaître aucun plan ; ce qui n' arrive jamais avec le génie grec, lequel conserve sa noblesse et sa correction jusque dans ses derniers débris. Mais une beauté sauvage ressort de ce désordre même. à travers les lézardes, on a pratiqué un petit escalier en bois, qui conduit sur la cime de ce chaos de murailles. De là, on domine toute la ville antique ; vue de ce côté, elle a le caractère babylonien des prophéties ; car le vrai caractère p180 de la Rome païenne est d' être comme frappée d' une éternelle condamnation. Je n' ai jamais passé sur le forum sans remarquer l' inscription de l' arc de triomphe de Constantin : au fondateur du repos (fundatori quietis). étrange moment de repos que le temps qui touchait aux invasions des goths, des alains, des huns, des vandales, des lombards. La vieille ville était lasse, et demandait merci. Parce qu' elle avait sommeillé une nuit, elle se croyait sauvée ; mais ce qu' elle appelait le repos n' était que le commencement de ses misères ; et cette inscription est une ironie de jehovah jetée sur le jupiter abattu du Campo-Vaccino. Le culte catholique, qui surgit partout sur les ruines du paganisme, en fait autant de monumens de la providence. On dirait que l' archange du christianisme les frappe incessamment, et qu' il disperse de sa verge les dieux attardés dans cette josaphat de briques et de marbre. D' ailleurs, ces monumens ne sont point défendus, comme ceux de la Grèce, par leur beauté olympienne ; ils n' ont point été non plus oubliés sur la cime des monts : au contraire, ils sont foulés p181 et heurtés sans cesse, sur le grand chemin du monde, par la vengeance du dieu jaloux. Nuit et jour, dans le colysée, au pied de la croix de bois qui s' élève au milieu du cirque, l' orgueil de la Rome patricienne et ses espérances superbes sont livrés à la dent des lions invisibles. Aussi Rome n' est-elle jamais si belle qu' à la lumière d' un grand orage, tel que chaque été en amène plusieurs dans son puissant climat. De bonne heure, le sirocco s' abat sur la campagne ; tout se tait comme à l' approche d' un oiseau de proie. Dans l' atmosphère, nage une vapeur brûlante. La tête des hauts pins de la villa Pamphili se balance à l' horizon. Des bandes de goëlands et d' oiseaux de mer remontent d' Ostie ; ils s' abattent sous les voûtes des ponts déserts. Le Tibre change de couleur ; il roule comme un fleuve infernal à travers sa campagne maudite. On entend des soupirs qui sortent par bouffée des rocailles de Roma-Vecchia. Quand les éclairs plus fréquens jaillissent, ils entourent d' une auréole de colère la cime du colysée, la tour de Néron, les créneaux du môle d' Adrien, et les hauts obélisques des places. On dirait que p182 le sépulcre du vieux monde s' ouvre et se ferme sous une main invisible. Alors les ruines, que dorait auparavant un brillant soleil, sont plus blêmes que des spectres. Une odeur fade s' exhale des orties en fleur des thermes. à mesure que les nuages entassent leur architecture flamboyante, ils deviennent couleur de sang. à la fin, leur cité vagabonde crève sur le front de la cité condamnée. C' est l' heure où les chiens égarés s' abritent dans le tombeau de Cecilia Metella. La petite porte de bois qui ferme le jardin des césars, sur le mont Palatin, s' agite en criant sous les pieds des bouquetins et des chèvres errantes. Si en ce moment l' angelus tinte à la cloche de Saint-Onuphre, ce faible son est bientôt répété par mille autres ; à peine ce dernier bruit se meurt, qu' un immense murmure s' exhale de terre. Les confréries des morts élèvent leurs chants lamentables sur le penchant de l' Aventin. La Rome chrétienne s' agenouille sur le sépulcre de la Rome païenne ; tout redit au loin dans la nuit : miserere ! Miserere ! à la Rome du moyen-âge appartiennent les cloîtres bysantins, les basiliques, les peintures p183 en mosaïque. Ces dernières surtout, quoique peu remarquées, sont certainement les monumens qui sont les plus empreints de l' esprit des premiers temps du christianisme. L' époque qu' elles reproduisent est celle où l' art, tout sacerdotal, n' était qu' une dépendance de la liturgie. D' ailleurs, dans ces peintures se retrouve la même barbarie que dans la langue des pères de l' église, avec le même genre de sublimité quand elles s' élèvent jusque-là. Leurs rapports naturels, dans Rome, sont avec les catacombes, avec les coupoles lombardes, avec le chant grégorien, avec le vieil orgue de Bysance, avec la poésie des litanies et du dies iroe. je me souviendrai long-temps de celle de saint-Paul hors des murs. On sait que cette basilique du quatrième ou du cinquième siècle a été brûlée de fond en comble en 1822. Quand je la vis, il restait encore l' apside du choeur ; mais cette partie, la seule qui ait été sauvée, était aussi la plus précieuse ; car elle est remplie, par la peinture la plus gigantesque qui existe assurément. Le Christ qui en fait le sujet est debout ; il est grand de toute la hauteur de p184 l' église. Ses pieds touchent le pavé, sa tête soutient la voûte. Quoique ce colosse soit certes d' une forme barbare, la religion qui règne dans ses traits, dans sa pose, dans son geste, est si profonde, que j' en fus saisi comme de la vue d' un portrait liturgique, esquissé par la main d' un martyr. Le Christ des premiers âges était là pensif sur les ruines de son église. Sous ses pieds croissaient les ronces de la campagne. Les cigales altérées criaient autour de lui ; et mon coeur, plus altéré mille fois que les cigales, s' élevait par bonds jusqu' à l' impression de cette foi perdue dont ces pierres portaient le témoignage. J' avais beau me retirer et changer de place, cette grande paupière s' ouvrait et s' abaissait toujours sur moi. Je voyais passer les nuages au-dessus du colosse, et à quelque distance de là blanchir les murailles de la ville. Tout cela rappelait la légende du Christ voyageur à la porte de Rome. D' ailleurs, je n' étais pas seul ; au milieu des fûts de colonnes épars, il y avait une dizaine d' ouvriers qui sciaient des pierres en sifflant, emblème frappant de l' état de l' église spirituelle, et du petit nombre de ceux qui la p185 relèvent. Depuis ce temps-là, j' ai vu les chefs-d' oeuvre du vatican ; mais rien ne m' a paru d' un effet plus saisissant, ni plus apocalyptique, que ce Christ du quatrième siècle, debout sur les ruines de sa basilique, au milieu des broussailles et des buffles de la campagne de Rome. Les murailles qui entourent la ville, avec leurs petites portes, flanquées de tours, sont à peu près du même temps ; elles réveillent des impressions analogues. Quand on aperçoit de loin ces murs lézardés et leurs chétifs créneaux, il est impossible de se défendre d' une immense pitié. On se figure cette Rome dont les faubourgs touchaient à la Propontide et à l' Armorique, et qui se resserre de plus en plus à l' approche des invasions barbares. Elle se retire peu à peu comme une eau fétide et tarie ; d' abord elle se cache derrière le Rhin, puis derrière les Alpes ; et son inexorable ennemi la suit à grands pas ; et le jour arrive où elle est tout entière enfermée comme un archer blessé, derrière les créneaux de la Porta Pia et de Saint-Jean De Latran. Qui n' eût cru que c' était là sa dernière heure ? Mais p186 quand cet abri lui manqua, elle jeta le glaive et prit la croix. Alors la foule se retira et disparut par mille chemins ; d' elles-mêmes les portes se refermèrent sur une Rome nouvelle, plus redoutée que l' ancienne. Au loin, la campagne resta frappée de stupeur ; et c' est le sentiment de ce perpétuel miracle qui exalte à la longue les plus froids, et qui fait de Rome le séjour le plus extraordinaire et le plus sérieux de la terre. Si l' on veut voir combien cet effet est propre à ce pays, il faut comparer Rome à Athènes. Au milieu de sa forêt d' oliviers, Athènes restera toujours païenne. Les hommes auront beau la changer et la détruire ; ils n' empêcheront pas son ciel de s' épanouir, ni sa mer de sourire dans une perpétuelle olympiade. Sa campagne restera toujours riche et féconde. Ni la douleur ni la passion du Christ ne pèseront sur elle comme sur l' horizon romain. Toujours ses petites églises seront les desservantes des temples ; Périclès y fera oublier saint Paul ; et jusqu' à la fin des temps, Athènes ressemblera à ces jeunes catéchumènes dont le coeur restait païen quand leur p187 bouche était déjà chrétienne. Au contraire, dans Rome tout est chrétien, jusqu' au paganisme lui-même. Le Christ a si bien pris possession de ce pays, qu' il y est partout visible. Il faut fermer les yeux pour ne le point apercevoir à ses côtés. La courte épée des légions a vaincu, et il a arboré son étendart sur les colonnes triomphales. Les hommes se sont creusé les uns aux autres des tombeaux, et lui s' est couché à la place des morts dans le sépulcre. Ils ont élevé des temples à leurs idoles, et lui est entré dans le sanctuaire, à la place de leurs dieux. Ils se sont bâti des prétoires pour y rendre la justice, et lui s' est assis, comme la justice éternellement vivante, sur le siége du préteur. Ils ont élevé des cirques pour y voir l' empire, ce grand gladiateur, tomber sous l' épée des archanges. Il semble ainsi que le paganisme latin ne fût rien, en lui-même, qu' une pompe magnifique et vide, préparée d' avance pour couvrir la nudité du christianisme, au sortir du désert de Bethléem. Mais ce qui achève de donner à Rome son caractère, ce qui fait qu' elle est elle-même l' emblème permanent du catholicisme, le voici : au-dessus p188 des ruines, des basiliques, des mosaïques, au-dessus de l' antiquité et du moyen-âge, la coupole de saint-Pierre s' élève comme la domination visible de la papauté. Rien n' est plus facile que de faire la critique menue de cette église géante. C' est dans ses rapports avec Rome tout entière qu' il faut la considérer. De presque tous les endroits de la plaine, et surtout des hauteurs de Frascati, d' Albano, du Monte-Cavo, vous apercevez toujours au loin, dans le désert de la campagne, ce dôme qui marque la place de Rome ; c' est la triple couronne et la mitre de la ville éternelle. Rome, avec tous ses siècles, ne fait, pour ainsi dire, qu' un seul monument, dont l' unité est analogue à celle du catholicisme. Ses fondemens sont cachés dans les catacombes des martyrs ; sa tête est chargée de la coupole de la cité nouvelle. Si le dôme de saint-Pierre manquait à Rome, elle serait toujours la ville des tombeaux par excellence, mais elle ne serait plus l' emblème visible de l' église triomphante. Il lui manquerait sa tiare. Cette Rome de la renaissance est en quelque sorte une Rome ressuscitée sur le tombeau de la p189 Rome des martyrs. L' image que les chrétiens du moyen-âge se faisaient de la cité de l' avenir, semble avoir été réalisée, en partie, par la sculpture et par la peinture du seizième siècle ; cet art ne fut lui-même si puissant que parce qu' il accomplit sur terre, quoiqu' en le rabaissant, l' immense idéal qui avait obsédé le coeur des hommes. La ville des ames fut véritablement alors bâtie de pierre et de ciment ; et la Rome du paganisme, du christianisme, du moyen-âge, de la renaissance, comprenant tous les temps, toutes les formes, devint l' image de la cité de la providence ou de l' histoire universelle. Aussi, lorsque vous voyez de loin, sur la place de saint-Pierre, l' obélisque projeter son ombre sur le méridien tracé à sa base, cette aiguille colossale d' une colossale horloge solaire semble marquer silencieusement l' heure de l' éternité dans la ville éternelle. Pour achever cette Rome catholique, les deux artistes de la papauté, Michel-Ange et Raphaël, se sont partagé le double génie de l' église. Le premier a reçu l' inspiration de la bible, le second celle de l' évangile. Ainsi, l' ancien et le p190 nouveau-testament de l' art ont reçu à la fois leurs deux révélateurs. L' école de Venise répondait au génie d' une aristocratie sensuelle, celle de Florence aux traditions d' une démocratie chevaleresque et lettrée ; l' école de Rome représenta l' institution souveraine par excellence, la papauté. Les peintres ascétiques du moyen-âge étaient dans un rapport naturel avec l' architecture ascétique qu' ils décoraient de leurs fresques, avec l' église de saint-François-D' Assise et le cimetière des pisans ; les florentins avec leurs églises patronales et le baptistère de la commune ; Fiesole avec les cellules des cloîtres ; Titien avec le palais des doges. Raphaël et Michel-Ange intronisèrent l' art sur le Saint-Siége. Leur génie pouvait éclater partout ; leur vraie place était au vatican. Si l' on veut voir d' un seul coup d' oeil l' oeuvre épique de la tradition chrétienne, il suffit de regarder les fresques de Raphaël. Les transformations continues de l' art y sont d' autant plus sensibles qu' une partie du vieux génie liturgique palpite encore et revit sous ces formes nouvelles. Cet idéal s' est développé dans l' art de la même p191 manière que le dogme dans l' église. Ce n' est point en un jour que l' église, cette madone des tombeaux, a revêtu les pompes et la gloire de la papauté ; elle a passé par le martyre. Avant de s' éveiller aux joies du siècle de Léon X, elle a chanté, dans le sépulcre du moyen-âge, ses litanies de mort. De même, la peinture de Raphaël n' est pas l' oeuvre d' un seul homme. On pourrait l' appeler une peinture épique, parce qu' elle a résumé tout ce qui l' a précédé, tellement liée à la tradition, qu' elle semble souvent indépendante de la volonté et du choix de l' artiste. Elle aussi, a langui dans les sépulcres des cénobites. Elle s' est dérobée au monde païen, avec les formes bysantines au fond des catacombes ; elle a vécu dans les cellules du quatorzième siècle, et dans le Campo Santo des pisans. Voilà pourquoi, dans son triomphe, elle garde quelque chose de son martyre. Sous sa beauté épanouie au soleil de la renaissance, vous reconnaissez les traces de l' ascétisme et de la douleur du moyen-âge. Raphaël représente la tradition de l' église. Il y a en lui du Perugin, du Masaccio et du frère Angélique. p192 Tout autre est Michel-Ange. Il n' a ni maître ni passé. Si on découvre en lui une parenté véritable avec Dante et les sculpteurs pisans, s' il tient de l' âpreté des discordes civiles, de la véhémence de Savonarole, de l' esprit tumultueux des guelfes et des gibelins, il a par-dessus tout l' esprit d' infaillibilité qui ne doit rien qu' à lui-même. Il fait, il accroît la tradition ; il ne la reçoit pas. Il gouverne, il règne de la même manière que le pape. Il est le fils aîné du dieu de l' art. Dans son platonisme biblique, il entrevoit des idées, des formes que lui seul a aperçues ; il les impose au monde, et le monde s' y soumet. Ses oeuvres sont des décrets, son dieu est le dieu de l' excommunication ; sa madone est celle de la vengeance ; son ciel menace. Des nuages de colère portent son jehovah aux quatre vents. Dans la chapelle sixtine, ses prophètes écrivent sur leurs livres d' or la bulle d' interdiction des empires futurs. Ses sibylles de Cumes et d' éphèse sont émues par avance des anathèmes du moyen-âge. Il y a en lui du Grégoire Vii, comme il y a du Léon X dans Raphaël. Mais cette Rome de l' antiquité, du moyen-âge, p193 de la renaissance, est encore incomplète et morte ; pour lui donner la vie, il faut y ajouter les fêtes du catholicisme. Un des principaux ornemens de ces fêtes est le peuple même de Rome et de la campagne ; il fait comme partie nécessaire des cérémonies et du rituel de la papauté. Il adore pour adorer, il prie pour prier. C' est un artiste en matière de foi, au moins autant qu' un dévot de profession ; car, même dans l' idolâtrie du mendiant romain, vous découvrez un certain désintéressement. Quand, au temps de noël, les pifferari descendent des montagnes, la voie sacrée résonne sous les souliers ferrés des bergers. à tous les coins de rue, on entend le murmure des chalumeaux et des musettes d' évandre, qui éveillent le Christ nouveau-né. Ces rites rustiques changent avec les saisons ; ils rappellent le temps de la primitive église, où le peuple était acteur dans la liturgie. Les femmes de la campagne ont aussi un caractère de beauté qui s' allie avec les candelabres, avec les statues, avec les tableaux de l' église romaine. Lorsque les femmes d' Albano, de Tivoli, de Frascati, se rassemblent sur les degrés p194 de saint-Pierre, il est rare que l' on ne retrouve pas parmi elles des airs de tête des sibylles de Raphaël et du Dominiquin. Cette ressemblance entre les monumens de l' art et ce peuple de pèlerins est une des choses qui contribue le plus à l' harmonie et à la magie des fêtes de Rome. Enfin, le grand jour arrive ; le soleil de pâques se lève sur les monts de la sabine. Depuis la veille, les pèlerins se rassemblent sur la place de saint-Pierre. Vers le milieu du jour, les portes du balcon s' ouvrent ; il se fait un grand silence ; la foule tombe à genoux. Sur ce faîte des arts, des ruines, des souvenirs, paraît, assis sur son trône, un homme vêtu de blanc, couvert d' une mitre. C' est celui en qui tous les morts s' unissent, et qui est la parole et la vie de tout cet horizon muet. On apporte devant lui un livre que des prêtres à genoux soutiennent sur leurs épaules, comme le livre des destinées humaines ; il en lit quelques lignes à haute voix ; le silence est tel, que lorsqu' il ferme le livre, le bruit de cette page froissée s' entend au loin. Puis, seul au-dessus de cette Rome à genoux, il se lève debout : étendant les bras sur elle pour l' enceindre p195 de la miséricorde divine, il prononce les paroles connues, à la ville et au monde ; les cloches éclatent, le canon gronde, la foule se relève. Un cri d' enthousiasme païen s' échappe encore de cette terre épuisée ; Rome renaît et vit des siècles de siècles en cet instant. La campagne déserte, les ruines, le môle d' Adrien, qui est près de là, le Tibre, l' assemblée des pèlerins, et au sommet de tout cela, sous le dôme de Michel-Ange, cet homme éternel et sans nom, le pape, le seul habitant permanent et l' immortel pèlerin de la cité catholique, il n' est personne qui ne reste frappé pour toujours d' un si extraordinaire spectacle. Heureux, m' écriai-je en moi-même, le lendemain en quittant Rome, saisi encore de l' impression de la veille ! Heureux ceux qui croient, si ce sont là les sentimens de ceux qui doutent ! Se peut-il qu' une institution semblable vienne à mourir ? Est-ce fait de la foi des aïeux ? N' ai-je vu ici qu' un fantôme, une ruine sur une ruine, ou est-ce mon coeur qui est mort ? ô ville grande et glorieuse, puisque tu renfermes encore la seule question qui occupe l' univers p196 et qui mérite d' être débattue ! Ton chef restera-t-il le chef du monde, et toi resteras-tu la reine des reines ? Seras-tu comme toutes les villes que se sont bâties les hommes ? Auras-tu ton levant et ton couchant ? Ou, comme la ville de Dieu, répareras-tu éternellement tes brèches ? Si celui qui t' a bénie hier venait à mourir demain, et à disparaître sans successeur, y aurait-il une solitude semblable à la tienne ? Alors, toi, la ville des ruines, tu saurais pour la première fois ce que c' est que d' être désolée ; car, tant que ce vieillard habite la même tombe que toi, ton désert est rempli ; il est l' époux, tu es l' épouse. S' il se meurt, tu te meurs. S' il renaît, tu renais. Pèlerin du doute, j' ai fait ce que font les pèlerins de la foi ; j' ai visité les tombeaux ; j' ai touché dans les catacombes les os des martyrs. Les passans qui me voyaient auraient pu dire : voilà un fidèle croyant. Mais eux priaient, et moi j' écoutais ; eux adoraient, et moi je cherchais à adorer ; et quand je m' agenouillais comme eux, mon esprit rebelle se tenait debout, au milieu de l' église, en face de p197 l' hostie. J' aurais pu, comme un autre, prendre pour une marque de foi les amusemens de ma fantaisie, et les ébranlemens de mon imagination. Mais ce leurre, à mon avis, plus impie que le blasphème ne m' a point séduit. Entre le poète qui rêve et le fidèle qui croit, il y a, quoi qu' on en dise, tout un abîme. Je préfère ne rien croire, je préfère ne rien aimer, plutôt que de croire ou d' aimer quelque chose à demi. Je ne crois pas en toi, reine de toute croyance ; et s' il en était autrement, je le confesserais de même ; mais je t' adore, mère de toute beauté. Tu es pour moi l' éternelle madone assise sur tes ruines, et pleurant dans ta campagne au pied de la croix du monde ; et si tu veux que je dise quelque chose de plus, je le dirai encore : mon coeur privé de toi est plus vide en te quittant que ta vide Maremme, et mon désert plus grand que ton désert, depuis le pied des montagnes jusqu' aux rives de la mer. p198 vi Naples. lorsque j' arrivai à Naples, le Vésuve était en pleine éruption. Pendant le jour, la lave roulait ses flots noirs du côté de l' Annonziata et de Pompéie. Vers le soir, les torrens se changèrent en une ceinture ardente qui se nouait et se dénouait dans les ténèbres. J' attendis impatiemment le lendemain pour monter sur le bord du cratère au milieu de la nuit. à huit heures du soir, je partis du petit bourg de Torre-Del-Greco. Après une heure de marche j' arrivai à l' ermitage. La nuit était fort noire. J' allumai ma torche ; l' ermite me souhaita un bon voyage ; je repris mon chemin avec mon guide ; j' eus bientôt atteint le pied du cône. à cette distance, p199 j' étais trop près du volcan pour le voir ; seulement j' entendais au-dessus de ma tête des explosions que les échos grossissaient d' une manière formidable, et une pluie de pierres qui roulaient dans les ténèbres. De cette tempête sortait un grand soupir comme d' un homme qu' on lapide. Le vent éteignit ma torche. J' achevai de gravir la montagne dans une complète obscurité. Mais au moment où j' atteignais le sommet, une lumière infernale éclaira le ciel. Voici le spectacle que j' eus alors devant moi. Le sol tremblait ; il était tiède au toucher. à travers ses crevasses brillaient les filons de feu d' une fournaise cachée. Au milieu du grand cratère où j' étais arrivé, un nouveau cône se formait qui paraissait tout en flammes. De l' embouchure de ce gouffre s' exhala une haleine immense et long-temps contenue. Cette aspiration et cette respiration, profondes et régulières comme celle d' un soufflet de forge, s' élevaient du sein de la montagne oppressée. Une détonation terrible les suivit. Les pierres flamboyantes furent lancées en gerbes à perte de vue, et se précipitèrent avec p200 fracas sur les bords du cône. Les escarpemens et l' intérieur de l' abîme furent un instant éclairés comme en plein jour. Par des ouvertures éloignées du cratère on voyait la lave sourdre du sol. Elle s' écoulait en pétillant par quatre bouches ; un peu après la montagne poussa de nouveau son gémissement de géante. Au moment de l' explosion, je jetai les yeux du côté de la mer ; j' aperçus distinctement de petits bâtimens à l' ancre. La montagne trembla plus fortement ; mais les flots n' en furent point émus, et rien ne me parut plus beau que le sommeil de la mer souriant sous ce volcan déchaîné. La baie de Naples ressemblait ainsi à l' angélique d' Arioste sous les ailes étendues et sous la gueule de la Chimère. Je m' assis sur cette terre tremblante ; la nature était saisie d' un vertige auquel je m' abandonnai avec délices. Ces intervalles rapprochés de bruit et de silence, de lumière et de ténèbres, le calme de la nuit, le calme non moins grand de la mer, cette montagne émue en sursaut, tous ces effets contraires, se fortifiaient l' un par l' autre. Sans m' en rendre compte, je trouvais dans ce spectacle une foule d' images applicables p201 à l' état moral dans lequel j' étais alors, et qui avait beaucoup empiré depuis ma sortie de Rome. Je passai la nuit sur ce sommet. Quand le jour parut, je pus me rassasier à loisir de la vue de ce golfe fameux qui s' étendait à mes pieds. Au loin, l' île de Caprée, qui a la forme d' une galère antique, fermait l' entrée de la haute mer. Le soleil se leva de l' autre côté de Pompéie ; il se balança quelque temps sur les tombes comme une torche de funérailles. Ce fut le signal pour une multitude de petites barques de quitter le rivage et de hisser la voile. J' entendis en ce moment le bruit des villes et des villages qui s' éveillaient. La brise de mer commença à faire frissonner les vignes entrelacées aux peupliers comme des tyrses gigantesques ; un instant après, la lumière étincela sur les flots ridés ; une vapeur dorée, comme la poussière des étoiles, s' éleva à l' horizon ; l' air se chargea de parfums ; toute la nature parut enivrée comme dans une fête païenne ; et aussi long-temps que le volcan continua de s' agiter, cette Campanie chrétienne ressembla à la sibylle balbutiant sur le trépied. p202 Dans Naples, la ville des sens, je remarque que les monumens les plus considérables pour l' art sont les tombeaux. Encore ces tombeaux appartiennent-ils presque tous à l' époque de la domination espagnole. Une singulière fierté soutient ces morts, debout sur leurs mausolées, la dague ou la tisonne à la main ; ils semblent régner encore sur les vivans qui rasent au-dessous d' eux le sol d' un pas furtif. Les tours d' Anjou que baigne la mer tiennent aussi cette terre prisonnière. Le palais de Jeanne-La-Folle, abandonné aux flots qui s' en emparent chaque jour, le bel arc d' Aragon, sont d' autres témoins de la conquête. Tous les peuples ont laissé ici, dans une architecture particulière, des traces de leur domination. Il n' y a que les napolitains qui soient absens des monumens de Naples. Ce peuple-mime se chauffe au soleil. Il est le seul de l' Italie qui ne se soit jamais appartenu à lui-même. Sans passé, il n' a point de regrets ; sans avenir, il n' a point de désir. Il crie, il gesticule, il tend ses filets, il court, il déclame, il muse, il menace, et tout cela à la fois. Polichinelle est son héros. Cependant, du sein de ce p203 sibarisme mendiant, quand une ame vient à s' éveiller par hasard, elle s' exalte dans le spiritualisme ou s' arme d' une énergie sans bornes. Pythagore et son école, saint Thomas-D' Aquin, Vico, Spagnoletto, Salvator Rosa, ce furent là d' étranges lazzaroni. Vers le milieu du jour, les matelots de la Chiaa, de Sicile, de Malte, s' asseyent en cercle sur le môle ; une voile ombrage l' auditoire qui attend impatiemment l' improvisateur ; enfin, ce dernier paraît ; il est vêtu de la bure des matelots ; à sa main il tient une baguette au lieu de la branche de laurier de ses ancêtres. Les yeux des lazzaroni dévorent par avance sur ses lèvres l' histoire qu' il va raconter. Tantôt il chante d' une voix enrouée un récitatif sur une modulation plaintive à laquelle se mêle le gémissement des vaisseaux dans le port ; tantôt il redescend à la prose parlée, selon la nature et les circonstances plus ou moins lyriques de son récit. Il raconte les gestes du chevalier Rinaldo, ou ceux d' un infortuné brigand de Calabre. Le noble public, nobile publico, redouble d' attention ; le dénoûment est proche : mais voilà que les cloches p204 sonnent l' ave : le chanteur s' interrompt ; il fait le signe de la croix avec une prière au nom de la vertueuse assemblée. à côté de lui le même soleil olympien, qui effleure le tombeau de Virgile, dore d' un dernier rayon le front de polichinelle assoupi à l' angle de son théâtre ; la toile se baisse, la foule se disperse de toutes parts ; un jour de plus a passé sur l' empire de Masaniello. Pendant ce temps, le jeune moine des camaldules, sur la montagne, entend à ses pieds les murmures qui s' élèvent du rivage. Mille images d' une volupté païenne l' entourent d' un cercle de damnation. Il entre dans sa cellule et il prie ; et la brise apporte jusqu' à lui les soupirs de la Chiaa et de la Villa-Reale. Il ouvre son saint bréviaire, et le démon ressuscité de la grande Grèce y écrit en se jouant, du bout de sa griffe, des litanies d' amour. Sur lui s' abaissent des cieux magiques ; des charmes s' attachent à son scapulaire, et il boit à longs traits dans son calice le philtre des inexorables regrets. Heureux si la vieillesse boiteuse se hâte de glacer son coeur avant l' âge. Il n' y a que la mort qui puisse le délivrer de ces cruelles délices. p205 Ah ! Surtout qu' il s' entoure d' un triple cilice quand ses yeux rencontrent Pausilippe, Caprée et la blanche Nisida ; car c' est là que les souvenirs se délient et que les sermens se faussent ; les projets héroïques, les douleurs fécondes s' oublient sous ces cieux d' où pleut l' amour. Une volupté plus dangereuse que celle où se convient les lèvres humaines, s' échappe à toute heure des monts, des lacs, des étoiles palpitantes. D' impalpables syrènes languissent sous ces vagues assoupies ; celui-là seul qui a échappé à leurs embrassemens, peut compter sur son épaisse armure. Quand les romains se corrompirent, ils se dégoûtèrent de la grandeur et de la sévérité de Rome ; ils cherchèrent une nature enivrée comme eux, monstrueuse comme eux. S' ils avaient pu arracher Rome à ses tristes et graves fondemens, ils l' auraient fait. Le mélange de volupté et de terreur qu' ils cherchaient au temps de Tibère, de Néron, de Caligula, se trouvait sur les promontoires de Caprée et de Misène. C' est là qu' ils vinrent établir leurs fêtes, et jouir en paix dans cette nature païenne des derniers jours du paganisme. Les villas des césars, sur le golfe de p206 Baie, étaient tout près des lacs Averne et Achéruse, des champs-élysées, de l' entrée des enfers, comme s' ils avaient voulu redoubler l' insolence de leurs fêtes par cette opposition. Ce grand festin de la société romaine, à quelques pas de l' Achéron, fut le festin du don juan antique chez le commandeur. Les petits lacs voisins des enfers brillent, dans le fond des cratères éteints, comme dans des coupes de lave ; sur leurs bords rampent quelques guirlandes fanées d' églantines, pauvres fleurs qui ont survécu à l' orgie de l' empire. Le christianisme, qui partout en Italie s' est emparé des ruines païennes pour y placer ses chapelles ou ses ermitages, a laissé celles-ci désertes, comme s' il eût désespéré d' en éteindre les voluptés renaissantes. Je montai sur le cap Misène ; les trompettes infernales qui troublaient en cet endroit le sommeil de Néron, n' y retentissaient plus ; la grève se taisait ; le golfe vide étendait dans l' ombre ses bras décharnés. Il était tard. La mer était phosphorescente, les étoiles brillaient. Je fis à la nage une partie du chemin de Misène à Pouzzole, au milieu du bruit des cloches ; à la lumière pâlissante de la lune se p207 mêlait la lumière électrique des flots ; eux seuls gardaient encore le souvenir des voluptés impériales. Peu de jours après, je visitai l' île de Caprée. Les couleurs dont Tacite l' a peinte sont encore celles qui y conviennent le mieux aujourd' hui. Bordée de brisans et de rochers perpendiculaires, elle n' est guère abordable que par deux points, la petite et la grande marine ; mais une fois qu' on a franchi cette enceinte de murailles, on trouve des vallées, des vignes, des sources gazouillantes, des ombrages sous des oliviers, un monastère, et, sur les côtes, deux villages, Capri et Ana-Capri. Ce dernier est juché sur une cime escarpée au haut de laquelle conduit un escalier taillé dans le roc. Les toits des maisons sont aplatis en terrasse comme dans le Levant, et, en général, les invasions des sarrasins ont laissé à toute l' île quelque chose d' oriental ; elle tient de la Grèce et de l' Afrique. Le château démantelé de Barberousse regarde, sur un autre pic, le palais de Tibère. Par une singularité qu' un poète relèverait, la demeure de l' empereur est enfouie aujourd' hui sous des touffes d' absinthe, p208 la plante du Golgotha. Un ermite habite dans ses ruines. On découvre en face la haute mer ; sur la gauche, le golfe de Sorrente et les pics d' Amalfi. De là le vieil empereur, avec l' instinct de l' orfraie, qui lui a succédé dans son gîte, couvait des yeux tout son empire ; il voyait de loin arriver la tempête qu' aucun navire ne devait éviter. Au fond, le monde antique était comme dégoûté de lui-même, et se fuyait par toutes les routes ouvertes. Ceux qui étaient à sa tête sentaient vaguement qu' il se préparait un changement étonnant contre lequel ils ne pouvaient rien ; et cette impuissance les poussait au désespoir ; ils ne savaient si le mal était dans leur coeur ou dans les peuples, ou dans les grands, ou dans les dieux ; mais ils savaient qu' il fallait périr, et que l' univers tout entier était du complot. De là cet effroi prodigieux et cet infatigable soupçon qui ne leur laissait pas une heure de relâche. Lié à son rocher, le Prométhée païen sentait son agonie ; il se débattait avec fureur sous le vautour chrétien. Tibère entra le premier dans cet égarement. Quand il se fut entouré des brisans de Caprée, il crut que tout était p209 dit ; mais la cause secrète qui faisait chanceler le monde romain, ne servit qu' à aggraver son vertige. Un malaise incroyable atteignait l' un après l' autre les hommes au faîte de la société antique ; et, comme c' était la main d' un dieu nouveau et inconnu qui commençait à les tourmenter sans répit, ils mirent à combattre cet adversaire invisible et qui était en toutes choses, une manie insensée. Après le palais de Tibère, la merveille de Capri est la grotte d' azur. Il n' y a pas fort long-temps qu' un voyageur, en se baignant au pied des rochers, la découvrit par hasard. L' ouverture de cette caverne marine est tournée sur le golfe et fort basse ; pour peu que le flot s' élève, il l' obstrue en plein ; et si l' on ne choisit bien son jour et son heure, on court le risque, après avoir franchi la voûte, d' y rester enfermé, ainsi que cela m' arriva. Depuis plusieurs jours la mer était fort agitée ; j' attendais un moment de calme. Un matin, ce moment sembla venu ; des matelots me réveillent au jour ; un peintre et un médecin dont j' avais fait la connaissance à mon arrivée dans l' île, se joignent à moi. Nous partons. p210 Quoique le temps commençât dès-lors à fraîchir, nous pénétrâmes sans trop de peine dans l' intérieur de la grotte en nous couchant à la renverse dans un batelet construit exprès pour cet usage. D' un seul bond nous entrons au sein de la montagne, sur un petit lac que recouvrait une haute coupole. L' eau était parfaitement unie et transparente. La lumière plongeait dans l' ouverture taillée en soupirail, et rejaillissait à la surface de l' eau comme à travers un prisme, tout imprégnée de la moiteur azurée des flots. Les parois du rocher, les stalactites rugueuses, qui affectent mille formes bizarres, tout était couleur de bleu de ciel. Ce doit être là la conque de saphir de la sirène de Naples. Le peintre commença à dessiner et nous à muser, sans que personne s' aperçût que le vent soufflait au dehors. Quand nous en fîmes la remarque, il était trop tard ; l' orage s' était levé. Des flancs de la montagne sortaient des mugissemens comme d' un troupeau de boeufs marins, et d' autres fois, des explosions comme d' une batterie d' un fort. Les vagues achevèrent bientôt de boucher l' ouverture. Le bassin de la grotte, si tranquille une heure auparavant, se p211 souleva à son tour ; nous restâmes plongés dans une obscurité livide. Quand le flot se retirait, on découvrait au loin les ravins qui se creusaient dans le golfe. à trois ou quatre reprises nous essayâmes de suivre la lame ; mais à peine étions-nous près de l' ouverture, que la vague remontait et déferlait avec fureur. Elle soulevait notre barque perpendiculairement ; après l' avoir tenue quelques instans collée à la voûte, elle finissait par la rejeter dans l' enfoncement de la caverne. J' avais assez l' habitude de nager pour tenter de sortir au large et d' aller chercher du secours : j' en fis la proposition ; mais ce moyen n' était guère plus praticable que l' autre, à cause des violens ressacs qui ne cessaient de battre l' entrée. Il fallut prendre notre parti et nous disposer à passer la nuit en cet endroit. Nous étions déjà établis sur un rocher en terrasse, quand, au coucher du soleil, la mer baissa. Une heure après, nous crûmes entendre des voix d' hommes. ç' en étaient en effet. Des habitans de Capri, qui nous avaient vus partir le matin, avaient deviné notre embarras. Ils tentèrent de nous remorquer, ce qui ne réussit néanmoins qu' à la nuit close et quand le vent p212 fut tombé. On était alors au milieu de l' équinoxe ; nous devions nous attendre à rester emprisonnés là toute une semaine. Ainsi finit cette petite aventure qui eût pu être sérieuse, qui ne fut que plaisante. Comme en Italie tous les heurs et malheurs sont attribués à des anglais, on ne manqua pas, dans l' île, de l' appeler l' histoire des trois milords. Au moment de quitter l' île, j' entrai dans l' église. La messe venait de finir ; une jeune fille des environs, belle comme elles le sont souvent dans ces îles, était à genoux. C' était un dimanche ; elle était seule et très parée ; sur son prie-Dieu il y avait une tête de mort avec laquelle elle conversait tout bas. Quand elle baissait, comme la Madeleine dans le désert, sa tête brillante de vie sur ce crâne vide, il paraissait ricaner ; mais elle ne pria qu' avec plus de ferveur ; elle ne m' entendit pas même marcher à côté d' elle sur le pavé. Oh ! C' était une affreuse image que la confession de cette jeune femme à ce mort muet et railleur. Il y a à Naples un usage qui se rapporte à celui de Caprée. Le jour de la toussaint, les p213 têtes des morts sont enlevées des tombeaux : on les place au milieu des caveaux des églises entre des cierges allumés. Chaque mort porte son nom écrit sur le front. La foule vient les visiter. Ce qu' il y a d' extraordinaire, c' est qu' un peuple si sensuel ne témoigne à ce spectacle aucune horreur, soit qu' il y ait dans le fond de ce pays un mélange de sensualité et d' ascétisme qu' aucun temps n' a effacé, soit que la tradition ait tout fait ; car le même usage se retrouve en Sicile, et surtout à Palerme. De Capri, j' abordai à Sorrente. Je vis la maison de la soeur du Tasse, et l' escalier par où le malheureux poète, déguisé en pèlerin, monta pour chercher un refuge contre l' égarement de son coeur. J' ai toujours trouvé que ce golfe éblouissant a quelque ressemblance avec la poésie de la Jérusalem délivrée, où rayonne aussi tant de soleil. Mais il y avait, outre cela, dans le coeur du poète, une inguérissable tristesse, qui ne se retrouve nulle part dans les objets en Italie, si ce n' est dans les vases de marbre des villas, où les orties en fleurs croissent au souffle de la malaria. p214 En suivant les détours du golfe, le chemin me ramena à Pompéie par l' entrée que l' on appelle justement la rue des tombeaux. Il y a je ne sais quoi de frivole dans ces ruines. Vous touchez de trop près aux détails menus de la vie dans l' antiquité : il manque entre elle et vous cette perspective qui, ailleurs, l' agrandit dans ses misères ; d' ailleurs, les caricatures dont ces murailles sont peintes ôtent tout sérieux à ce passé : vous êtes là au milieu du commérage des morts d' une petite ville de province. Ce n' est point une Sodôme condamnée par le feu céleste, mais le sarcophage épicurien d' une courtisane de Campanie. Il semble que ces tombeaux soient faits pour des morts de théâtre, et que vous assistiez à une bouffonnerie, où Rome et Athènes seraient parodiées à la fois dans d' infiniment petites proportions. Tant que j' errai dans ces petites rues, j' entendis, à travers les bruissemens de la brise dans les vignes, les éclats de rire des courtisanes, le pas tardif des vieillards de Ménandre et de Térence, et l' écho effronté des vers de Catulle, qui ébranlaient la porte de sa maîtresse. Mais quand je montai sur la terrasse élevée d' un p215 théâtre, et que je regardai la mer, Caprée, et, tout près, le Vésuve, dont la lave continuait de couler, je vis bien que ce jeu était sérieux, et que c' était au moins une noble comédie qui se jouait là au pied de ce volcan. Des ruines qui font un contraste absolu avec celles de Pompéie sont celles de poestum, à l' extrémité du golfe de Salerne. La plage qu' elles occupent est pestilentielle. Le jour où je la vis, elle étincelait, au matin, comme un fer de cheval dans l' âtre d' une forge. Des montagnes, presque aussi nues que la plaine, ferment ce grand et vide horizon. Parallèlement à la mer, les trois temples s' élèvent au milieu des joncs et des hautes herbes. Sur cette grève, où le flot est toujours ému, ces colonnes cannelées figurent des groupes de femmes naufragées et enveloppées des plis humides de leurs tuniques. La ligne horizontale de la mer se combine avec la ligne de l' architecture, qu' elle prolonge à l' infini sur un plan d' azur. Les vapeurs, que le soleil soulevait en ce moment de l' herbe des maremmes, entouraient les portiques pythagoriciens d' une atmosphère dorée. L' air était doux, p216 quoique fort malsain. Point de vent, point de nuages, point de murmure dans la campagne. Ces ruines, les seules habitantes de ce désert de la grande Grèce, semblaient avoir communiqué, à tout ce qui les entourait, leur silencieuse rêverie. J' entrai dans une locanda délabrée qui est tout près de là : il y restait un calabrois malade. Cette masure, sous ce ciel de Pythagore, rappelait les demeures ensorcelées que l' on rencontre dans le livre fiévreux d' Apulée. C' était le même dénuement avec la même magie dans les souvenirs et les noms environnans. Je demandai à mon misérable hôte quelque nourriture : il m' apporta du lait caillé et du pain. Je m' assis près d' une table ; mais au lieu de manger, je m' endormis sous l' air pesant et le vampire de la maremme, car la chaleur était encore excessive, quoique l' on fût en octobre. J' eus alors un rêve qu' il m' est difficile d' oublier. L' Italie, que je venais de parcourir, me paraissait tout entière privée d' habitans ; mais, peu à peu, toutes ces images d' art que j' avais rencontrées et adorées le long de mon chemin, se réveillèrent p217 du froid du marbre et se détachèrent des cadres des tableaux : ces conceptions idéales devinrent des personnages réels, qui se mirent à marcher çà et là, à la place des habitans qui n' étaient plus. C' était comme un peuple de ressuscités plus beau que le peuple des vivans qui avaient disparu. Les innombrables figures, nées de la fantaisie des vénitiens, secouèrent, les premières, la poussière qui les couvrait. Elles s' assemblèrent à pas légers sur le Lido, et murmurèrent entre elles une langue gazouillante et colorée comme les flots de l' Adriatique. Monna-Lisa de Léonard De Vinci, se pencha pour se mirer au bord du lac Garda ; les sibylles, de Michel-Ange, s' assirent dans la campagne de Rome ; et le jour et la nuit, de la chapelle saint-Laurent, se soulevèrent en frissonnant, comme de célestes bohémiens. Dans le campanile de Giotto, montaient et redescendaient, sans repos, les bienheureux anachorètes de Fiesole, qui, n' étant plus retenus par la crainte des vivans, quittaient les cellules et les fresques des cloîtres. Sur tous les rivages, combien d' anges et d' archanges descendirent du vieux ciel de l' art bysantin, et vinrent p218 se reposer près de la plage en fermant leurs ailes d' or ! De leurs violes toscanes ils tiraient des sons ineffables, et tels que ceux que j' avais imaginés dans la forêt de la dombe ! Ils chantaient des poëmes entiers, dont j' avais autrefois balbutié les premières syllabes en suivant le sentier humide des prés. à la fin, je vis aussi la vierge au voile, de Raphaël, passer en même temps que deux enfans, dans le jardin des césars : elle y cueillait des fleurs nouvelles, et elle souriait ; car aucun des doutes de l' homme ne s' était encore communiqué à ces filles de l' esprit de l' homme. Elles avaient gardé toutes seules la foi des vieux siècles et l' éternel amour dont la terre était privée. J' entendais une voix qui disait : " sainte, sainte à jamais est la terre d' Italie, qui nous a nourris de ses mamelles et vêtus de son soleil d' été. " p219 vii Naples. après avoir parcouru l' Italie dans ses détails, si je la considère dans son ensemble, je trouve que ses lignes principales peuvent être marquées de la manière suivante : au revers des Alpes, dans la Lombardie, incessamment foulée par l' Allemagne, l' architecture du nord a pour son monument la cathédrale de Milan. Cette architecture suit le chemin des empereurs et des invasions gibelines : elle s' insinue dans Gênes, Pise, Padoue ; elle traverse Florence, Sienne ; elle pèse dans Arezzo sur le porche et le berceau de Pétrarque. à la fin, elle se rencontre, avec le génie guelfe ou romain, dans Orviète, où elle achève de s' énerver p220 et de se décomposer sous l' influence de la tradition antique, et de ce climat devant lequel ont toujours succombé les hommes et les formes du nord. L' ogive s' arrête comme Attila, aux portes de Rome ; elle ne les a jamais franchies. à l' extrémité des Alpes tarentines, Venise regarde l' Orient ; elle fait le lien de l' Italie avec l' Asie. En descendant le long de l' Adriatique, le vieux royaume lombard a son mausolée dans l' église de Ravenne. Cet héritier de l' empire romain est venu mourir là, loin de Rome, sous ces voûtes lombardes ; son fantôme s' engouffre avec le flot dans le tombeau de Théodoric. Sur la mer opposée, Pise bâtit dans son campo santo la nécropole de l' Italie. Cette commune, composée de statuaires et de matelots, cisèle comme un phare la tour penchée de son beffroi ; elle radoube la nef de sa cathédrale, comme une galère en construction sur la maremme. Au milieu des deux mers, au centre de l' Apennin, Florence accomplit le mélange du génie chrétien et du génie païen. Sur la nef gothique du treizième siècle, elle exhausse le dôme de la renaissance ; elle couronne le moyen-âge avec la p221 coupole du panthéon. La fleur du génie étrusque s' épanouit là en terre chrétienne. écoutez ! Les portes de bronze de son baptistère s' ouvrent et se ferment avec fracas sur des nouveau-nés qui s' appellent Dante, Boccace, Machiavel, Galilée, Michel-Ange, et dont les vagissemens s' entendent jusque par-delà les Alpes. Entre Florence et Perouse, sur le chemin des ordres mendians, l' église mystique de saint-François-D' Assise s' enfouit à demi sous terre, à l' instar des catacombes, pour fuir la lumière et le parfum de l' Italie : architecture ascétique dans le pays de l' ascétisme, elle se couche, comme son saint, dans le tombeau. Plus loin, à Rome, siége, comme la papauté sur son trône, l' église de saint-Pierre sur sa colline. Plus de symboles de douleur comme dans l' architecture du nord ou dans la bysantine ; ni croix, ni sépulcre : c' est ici l' emblème du Christ régnant, ou plutôt le temple d' un jupiter chrétien. La fête du Dieu ressuscité à pâques est celle qui convient à ces splendides murailles, non pas la plainte de la vieille église au jour des morts : le te deum éclate ici de lui-même sous ce dôme triomphant, p222 non pas le miserere. toutes les formes d' architecture se pressent dans Rome, la grecque, la romaine, la bysantine, la lombarde : il n' y a que l' arabe et le gothique qui n' ont jamais pu s' y établir, ou seulement s' y montrer. Celles-ci se retrouvent dans le royaume de Naples, à la suite des invasions normandes, espagnoles, sarrasines. Par ce côté, l' Italie se rattache à l' Espagne mauresque comme par Venise à l' Orient. Enfin, à l' entrée de la Calabre, les temples de poestum rejoignent la grande Grèce et la Sicile. Tous les rapports de l' Italie, dans l' architecture, sont ainsi établis. Par le nord, par le midi, par l' est, par l' ouest, cette grande cité de l' art se lie à tout ce qui l' entoure. C' est entre le monde grec d' un côté, et le monde germanique de l' autre, que s' est développé le génie de l' Italie. Ces deux limites sont marquées au midi par les colonnes de poestum, au nord, par la cathédrale de Milan. La position de l' Italie, de ce grand promontoire qui s' étend entre l' Europe et l' Orient, fait qu' il lui est difficile de supporter les conditions médiocres. Lors même que l' empire romain n' eût cherché qu' à garder son berceau, il aurait été p223 entraîné à la conquête du monde. Pour conserver la Cisalpine, il lui fallait les Alpes et les Gaules. Par l' est, il touchait à l' Illyrie et à la Grèce, par le midi à l' Afrique ; il prêtait le flanc, par l' ouest, à la Sardaigne et à l' Espagne, en sorte que, quel que fût l' accroissement des provinces, l' Italie restait toujours au centre de l' empire. Jamais pays ne fut plus convié aux conquêtes, ni mieux situé pour les retenir. Mais ce qui avait fait sa force dans l' antiquité fit sa faiblesse chez les modernes. Le jour où elle cessa de conquérir, elle fut conquise. Les allemands et les français l' attaquèrent par le nord ; les espagnols, par les flancs ; les arabes et les normands, au midi. Les seuls bysantins furent trop faibles pour rien entreprendre sur elle, de leur côté. Gènes, Pise, Venise, qui lui ceignaient les reins, eussent suffi, de reste, pour la protéger sur la mer. Par malheur, il manquait une puissance de terre pour garder les débouchés des Alpes. L' Italie n' eut jamais de Thermopyles. Cette puissance de terre se serait probablement formée à la longue, sans l' établissement de p224 la papauté qui prit sa place. Le règne de l' esprit fut concédé à l' Italie en compensation de sa faiblesse matérielle. Elle devint l' arche sainte où se conserva le dogme du genre humain. Dans la lutte des gibelins et des guelfes, l' Allemagne représenta la force matérielle, indélibérée, enivrée d' elle-même ; l' Italie, la tradition, le droit écrit, ou plutôt le christianisme, avec lequel elle s' identifia au moyen-âge par l' établissement de l' église. Elle fut martyre comme lui, flagellée comme lui, crucifiée comme lui par les pilates francs et tudesques. Mais c' est des reliques de son sépulcre que sortit le miracle de la civilisation moderne. L' Italie a revécu plusieurs fois. Elle a produit des civilisations non-seulement différentes les unes des autres, mais contraires les unes aux autres. Elle a été successivement étrusque, latine, romaine, chrétienne, lombarde, allemande, espagnole, française. Chacune de ces formes a laissé sur elle des traces qui sont encore reconnaissables aujourd' hui. Sacerdotale sous les étrusques, guerrière et matérialiste sous les romains, elle est redevenue spiritualiste et artiste p225 sous les papes. Au quinzième siècle, lorsqu' elle fut près de périr, c' est encore elle qui, par Christophe Colomb, découvrit le nouveau-monde. De son lit de mort, la grande aïeule se souleva, et évoqua la jeune fille de l' océan pour lui remettre sa couronne. Tant que la liberté a eu quelque place chez elle, ses poètes ont parlé : Dante, Pétrarque, Arioste, Tasse, ces quatre fils aymon du moyen-âge, se sont succédé sur la brèche. Quand la parole fut interdite, ce pays ne resta pas muet pour cela. La sculpture, la peinture, ces arts silencieux, exprimèrent sous mille formes le génie de l' Italie subjuguée ; et même de nos jours, la musique, cette langue inarticulée, continue d' exhaler la plainte sonore de ce grand tombeau de Memnon, qui commence aux Alpes et finit en Calabre. Aujourd' hui, le sentiment que l' on éprouve partout en Italie est celui d' un sol depuis long-temps foulé et obsédé par l' étranger. Cette pensée est au fond de tout, cachée sous la magnificence des arts comme le poison sous la fleur des maremmes. En un mot, cette terre a perdu p226 la possession d' elle-même, non le désir de la recouvrer ; et c' est ce noble tourment et cette impuissance affreuse qui la rendent si tragique et si belle. à chaque moment les hommes pourraient répéter le vers de leur poète : et, sans espoir, nous vivons de désirs. Ceux qui, à l' heure où j' écris, ont en main les affaires de l' Espagne, cette soeur de l' Italie, et qui, voyant les maux infinis de leur pays, cherchent pour remède l' intervention d' un peuple étranger, et, en général, tous ceux de qui dépendent ces pesantes questions, ne devraient jamais cesser d' avoir les yeux tournés du côté de l' Apennin. Ils apprendraient là que le despotisme le plus violent qu' on puisse imaginer est un bienfait en comparaison du salut qu' on doit à la conquête dissimulée sous le nom de protection. La première de ces tyrannies ne fait mourir que des hommes, la seconde abolit l' état ; celle-là tue le présent, et celle-ci l' avenir. J' ai lu en Lombardie le livre de Silvio Pellico, et j' ai admiré autant qu' un autre la sainteté de cette ame de martyr ; mais Dieu éloigne à jamais p227 de nous le règne de semblables vertus ! Elles sont de celles qu' il faudrait souhaiter à ses meilleurs ennemis. Si cette résignation sublime, si ce désistement de la volonté humaine était le dernier mot de l' Italie, rien ne resterait qu' à verser sur elle d' éternelles larmes ; car elle aurait justement toutes les vertus des morts. Au contraire, tant qu' il reste un espoir et un souffle dans ce grand corps, je trouve qu' il est convenable de ne point se guérir trop tôt de la haine enracinée par Pétrarque et par Machiavel ; seule passion, après tout, qui empêche les morts de se dissoudre. Il ne faut pas que les peuples tendent les deux joues à leurs ennemis. Cela n' est ni chrétien, ni païen, ni divin, ni humain. mai, 1836.