Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Sacs et parchemins / par Jules Sandeau p1 La sottise humaine est incurable : Molière n' a corrigé personne. M Levrault s' était enrichi à vendre du drap près du marché des innocents. Une fois retiré des affaires, l' orgueil et l' ambition lui montèrent par folles bouffées au cerveau. Il faut croire que les écus ont, comme le vin, des vapeurs enivrantes. Quand il se vit à la tête de trois millions, honnêtement et laborieusement acquis dans la boutique de son père, ce brave homme, pris de vertige, découvrit que la richesse, qu' il avait considérée longtemps comme le but de sa destinée, n' en était que le point de départ : il éprouva le besoin de faire peau neuve, de sortir des régions obscures où il avait vécu jusque-là et de s' élancer, comme un papillon échappé de sa chrysalide, vers les sphères brillantes pour lesquelles il se sentait né. Vagues d' abord, timides, inavouées, ces idées s' étaient glissées furtivement dans son esprit, et n' avaient pas tardé à s' y développer dans des proportions formidables. Nous étions alors un peu loin des velléités démocratiques de la révolution de juillet, et, bien que l' aristocratie de la finance se montrât en général assez dédaigneuse vis-à-vis de sa soeur aînée, il y avait pourtant bon nombre de gens qu' alléchaient encore les titres de noblesse. M Levrault aspirait en outre à devenir un personnage dans le gouvernement. Les sommets l' attiraient. Pour s' encourager, il compulsait avec complaisance les fastes récents de la bourgeoisie. Des fantômes provocants le poursuivaient partout, jusque dans son sommeil. C' étaient des ministres, des pairs de France, des gentilshommes de la veille, qu' il reconnaissait tous, les uns pour avoir porté son papier à leurs comptoirs d' escompte, les autres pour leur avoir acheté des casimirs d' Elbeuf ou de Louviers. à force de se servir de ces expressions : nous autres grands manufacturiers, nous autres grands fabricants, nous autres grands industriels, il avait fini par oublier qu' il s' était enrichi sou par sou dans un commerce de détail. Il se plaisait à repasser dans sa mémoire les catégories instituées pour le recrutement de la pairie, et se disait qu' en fin de compte il payerait, quand il le voudrait bien, plus de trois mille francs d' impositions directes. Une nuit, il rêva que son portier lui remettait un large pli avec cette suscription : " à m. le baron Levrault. " il brisait le cachet d' une main tremblante et il trouvait sous l' enveloppe un brevet de pair. Le lendemain, encore tout ému, il donna cinq francs à son portier, qui ne sut jamais à quoi attribuer cet acte de munificence. Dans une époque où l' argent pouvait prétendre à tout, ces préoccupations d' un millionnaire n' avaient rien de trop exorbitant. Toutefois il n' est pas douteux que sa femme ne l' eût tancé de la belle façon, avec le franc parler et les vertes allures de Madame Jourdain. " Levrault, tu n' es p2 qu' un sot, lui eût-elle dit sans plus se gêner. Fais-moi l' amitié de te tenir tranquille. Nous n' avons rien à démêler avec les honneurs et les dignités. La richesse est déjà un assez beau lot : sachons en jouir avec modestie. L' argent n' est pas tout, quoi qu' on dise, et nous avons pu gagner trois millions sans rien ajouter à notre valeur personnelle. Restons dans notre chemin, ne renions pas notre passé. Continuons de vivre parmi les gens qui nous estiment, et n' allons pas nous fourvoyer dans un monde où l' on se moquerait de nous. Plus je te regarde, plus je m' assure que tu ne tromperais personne. De mon côté, plus je m' examine, moins je découvre en moi l' étoffe d' une femme de qualité. En revanche, pour de gros marchands retirés, nous avons tout à fait bon air et pouvons nous présenter avec avantage dans tous les salons du quartier. Laisse-là ces folies. Achète une bonne propriété que tu feras valoir. Puisque tu as de l' ambition, deviens maire de ta commune et marguillier de ta paroisse. Pêche à la ligne, c' était autrefois ta passion dominante. Cultive des dahlias, tu les aimes. Fête tes amis, donne aux pauvres. Enfin, marie ta fille à un honnête garçon qui ne rougira pas de la famille de sa femme et ne craindra pas de dire un jour à ses enfants : votre grand-père était un digne homme qui vendait du drap dans la rue des bourdonnais ; si vous avez du pain sur la planche, c' est à lui surtout que vous le devez. " voilà le langage que Madame Levrault n' eût pas manqué de tenir à son mari, et peut-être eût-elle réussi à le remettre dans sa voie : malheureusement, elle était morte depuis près de dix ans, emportant avec elle tout le bon sens de la maison. M Levrault sentait bien que les honneurs et les dignités ne viendraient pas le trouver dans son entre-sol de la rue des bourdonnais. Il avait déjà tourné le dos à tous ses amis ; il attendait que sa fille fût sortie de pension pour commencer une vie nouvelle. Ne sachant guère de quel côté aborder le monde des grandeurs, objet de sa convoitise, il comptait sur les inspirations de Mademoiselle Laure Levrault, qui répondit dignement à ses espérances. Mademoiselle Laure Levrault avait été élevée dans un des pensionnats les plus aristocratiques de Paris. Peut-être eût-elle été charmante, si elle se fût épanouie simplement dans la modestie de sa condition. Transplantée dans un parterre de comtesses en herbe et de marquises en bouton, elle avait perdu de bonne heure son parfum et sa grâce native ; comme un moineau franc dans une volière de bengalis, elle avait appris avant toutes choses à souffrir de son origine. Les plaisanteries, les fines allusions que ses jeunes compagnes ne lui ménageaient guère, avaient achevé d' irriter sa souffrance. Les jeunes filles sont impitoyables entre elles ; ce sont déjà des femmes. Au lieu de rendre la monnaie de leur pièce à ces petites pécores qui se faisaient un jeu de l' humilier, elle avait pris en haine sourde et profonde la boutique où elle était née, la rue Des Bourdonnais tout entière, et jusqu' à ce nom de Levrault qui l' exaspérait. Quand ce nom maudit, quand ce nom funeste, presque toujours prononcé avec affectation, retentissait dans les salles d' étude ou dans les cours de récréation, elle tressaillait douloureusement et se sentait mourir de honte. Un jour, elle avait mis une robe de drap. La petite B lui dit : -voici une robe qui ne te coûte que la façon. -et toutes de rire, excepté Laure, qui dévorait ses pleurs. Un autre jour, on lui demanda si un de ses aïeux n' était pas au camp du drap d' or. à quelque temps de là, Mademoiselle De R et Mademoiselle De C, déjà versées dans l' art héraldique, s' avisèrent de lui composer un blason. C' étaient des armes parlantes un champ de sinople avec un mètre d' or mis en bande, accosté de deux lièvres courants d' argent. Laure en fit une maladie. C' est ainsi qu' à tout propos, en toute occasion, on envenimait, on élargissait ses blessures. Je laisse à penser quelles sympathies mystérieuses, quelles secrètes intelligences une si belle éducation promettait d' établir entre M Levrault et sa fille ; on juge si ces deux vanités, une fois en présence, durent s' entendre et se prêter un mutuel soutien. Mademoiselle Levrault était à dix-huit ans ce qu' on est convenu d' appeler une jolie personne : blanche et rose, de beaux cheveux bruns, les yeux bien fendus, le front pur, la taille élégante, dans l' ensemble je ne sais quoi d' un peu commun, la tache originelle, l' estampille du magasin, qu' on eût à peine remarqué, sans les prétentions qui s' efforçaient de le dissimuler. C' était, au moral, un caractère positif, une imagination rassise, un coeur sûr de lui-même, et qui n' avait jamais voyagé dans le pays des rêves et des chimères. La vanité avait flétri en elle de son souffle glacé toutes les fleurs qui s' épanouissent au matin de la vie. Si sa mère eût vécu plus longtemps, sans doute elle eût réussi à développer les germes précieux que l' orgueil avait étouffés. Livrée trop tôt à elle-même, Laure avait négligé, comme des plantes inutiles, toutes ses bonnes qualités, pour ne s' occuper que de ses travers. Il serait injuste de ne pas ajouter qu' elle avait plus de talents que n' en ont généralement les jeunes filles de son âge. Constamment rabaissée par ses compagnes, elle n' avait rien négligé pour s' élever au-dessus d' elles. Elle était musicienne et peignait le paysage avec toute l' habileté qu' on peut exiger d' un paysagiste qui n' a jamais vu la nature. Elle avait pris des leçons de Frédéric Chopin et de Paul Huet. Le tout par vanité. Une fois sortie de pension, dès qu' elle connut pleinement sa richesse, Laure embrassa d' un regard avide les perspectives éblouissantes qui s' ouvraient devant elle. Elle avait assez d' esprit pour comprendre qu' avec un million de dot et deux millions en espérance, elle ne devrait pas prétendre à être épousée par amour. L' amour ne la préoccupait pas. Elle avait sur le mariage des idées très-nettes et très-arrêtées. Sachant très-bien que l' homme qui demanderait sa main verrait dans cette alliance une affaire, elle voulait, elle aussi, régler son choix d' après son ambition : elle déclara résolûment à son père qu' elle n' épouserait jamais qu' un gentilhomme. M Levrault la pressa dans ses bras : il avait reconnu son sang. D' ailleurs, c' était pour lui le moyen sûr et le plus rapide de s' introduire dans le monde, où il brûlait de prendre son rang. Il ne se dissimulait pas qu' un abîme l' en séparait : cet abîme, il le franchirait sur les épaules de son gendre. Il ne s' agissait plus que de chercher ce gendre qui, à coup sûr, ne se trouverait pas près du marché des innocents. M Levrault s' était laissé dire que de toutes les provinces de France la Bretagne était la plus riche en vieilles et nobles familles, que les châteaux y étaient aussi nombreux que les chaumières. Il aurait cru volontiers que les tours crénelées y poussaient comme des champignons. C' était donc en Bretagne qu' il fallait aller s' établir, c' était là qu' il fallait mener une grande existence, et tendre les filets dorés où viendrait se prendre le phénix des gendres. Ce plan une fois arrêté, M Levrault écrivit à un notaire de Nantes, qu' il avait connu maître clerc à Paris : " mon cher Monsieur Jolibois, " le temps est venu de me reposer enfin dans un monde p3 dont le ton et les habitudes s' accordent avec mes goûts. Au milieu des travaux de l' industrie, j' ai souvent rêvé pour mon âge mûr un asile consacré par les grands noms de notre histoire. La Bretagne m' a toujours attiré par ses héroïques souvenirs. Laure, à qui j' ai donné, comme je le devais, la plus brillante éducation, une éducation digne de son rang, m' a plus d' une fois entretenu de cette terre chevaleresque. Vous apprendrez donc sans étonnement que j' ai l' intention d' acquérir un riche domaine en Bretagne. Seulement, pour me servir d' expressions empruntées au vocabulaire des petites gens, je ne voudrais pas acheter chat en poche. Avant de me décider, j' ai besoin de parcourir ce beau pays dans tous les sens, d' en connaître les sites, d' en étudier les moeurs. Eh bien ! Mon cher Monsieur Jolibois, je m' adresse à vous en toute confiance. Louez en mon nom, pour un an, dans les environs de Nantes, quelque château dont la position me permette de nouer des relations familières avec la noblesse du pays. Quand j' aurai, pendant une année, exploré les alentours, il me sera facile de faire un choix. Inutile d' ajouter que j' entends vivre grandement et tenir ma maison sur un pied seigneurial. Je n' insiste pas là-dessus. C' est vous qui voudrez bien vous charger de tout organiser, depuis l' antichambre jusqu' au chenil, depuis la cave jusqu' à l' écurie, depuis la basse-cour jusqu' au salon. Excepté la femme de chambre de ma fille, je suis résolu à n' emmener personne de Paris. Il me serait doux, je ne le cache pas, de voir autour de moi quelques-uns de ces vieux serviteurs, types de dévouement et de fidélité, qui vivent et meurent où ils sont nés : tâchez de m' en recruter quatre ou cinq. Que tout soit prêt pour nous recevoir ; n' épargnez rien, j' ai trois millions. La vie nouvelle que je prétends mener sera une vie de fêtes et d' hospitalité princière. Que le pays sache d' avance qui je suis. Parlez de mes travaux, de mon opulence ; en un mot, que je sois attendu. Quoique je sois bien décidé à ne frayer qu' avec les gens de la plus haute volée, vous aurez cependant vos petites entrées, mon cher Monsieur Jolibois, et de temps en temps vous viendrez courir un cerf avec moi. Je me réjouis d' avance à la seule pensée d' achever mes jours dans la patrie de Clisson et de Du Guesclin. Laure m' a si souvent parlé de ces messieurs et de leurs grands coups d' épée, que je serai heureux de connaître leurs descendants, de les recevoir à ma table. Surtout, n' oubliez pas que je dois tenir sous ma main la fleur de l' aristocratie, et découvrir de mes fenêtres une douzaine de châteaux crénelés, avec tours, fossés et pont-levis. " adieu, mon cher Monsieur Jolibois. Je compte sur votre exactitude, comme vous pouvez compter sur ma bienveillance. " Levrault. " ce notaire était par hasard un homme d' esprit. Pour ma part, j' en connais deux ou trois qui se trouvent dans ce cas-là. Maître clerc à Paris, sur le point d' acheter une étude en province, il avait rôdé autour des millions de M Levrault et s' était hasardé un beau jour à lui demander la main de Laure. Il se disait qu' après tout, si le duc de Lauzun avait pensé épouser la petite-fille d' Henri Iv, étienne Jolibois pouvait bien épouser la fille de M Levrault. M Levrault, avec un dédain superbe, lui avait prouvé qu' il se trompait. étienne Jolibois s' était retiré l' oreille basse, n' espérant guère trouver un jour l' occasion de lui témoigner sa reconnaissance. Maître Jolibois, qui, malgré le caractère officiel dont il était revêtu, n' avait pas encore oublié les espiègleries de la basoche, se frotta les mains en lisant la lettre du beau-père qu' il avait convoité. L' impertinence et la sottise qui respiraient dans cette épître auraient suffi pour provoquer la raillerie de l' esprit le plus inoffensif. Jeune, gai, goguenard, maître Jolibois saisit avec d' autant plus d' empressement l' occasion qui s' offrait à lui de venger son échec, qu' il pouvait, du même coup, faire une excellente affaire. Huit jours après, il répondait à M Levrault : " je m' empresse, monsieur, de vous annoncer que j' ai loué pour vous une habitation qui répondra, je l' espère, à toutes les exigences de votre rang, à toute la délicatesse de vos goûts. C' est un joli château d' architecture moderne, situé sur le bord de la Sèvre, entre Tiffauge et Clisson, à huit lieues de Nantes. Je suis fier, je l' avoue, d' avoir si tôt et si heureusement justifié la confiance que vous avez bien voulu m' accorder. Je me suis occupé, sans perdre un instant, de monter votre maison sur un pied digne de la position que vous occupez dans le monde. Je n' ai rien négligé, et j' aime à penser que vous serez satisfait. Dans quinze jours, tout sera prêt, et vous pourrez vous mettre en route. J' ai compris sans effort toute l' élévation de vos pensées : vous voulez vivre avec vos pairs. Avec ce coup d' oeil prompt et sûr qui a fait de vous un des aigles de l' industrie, vous avez mis le doigt sur le seul coin de terre qui fût digne de vous posséder. La société choisie que vous avez rêvée, vous la trouverez à votre porte. Les châteaux de Tiffauge, de Mortagne et de Clisson vous tendent les bras. Selon votre désir, j' ai parlé de vous. La noblesse du pays sait maintenant qui vous êtes, et se disputera l' honneur de vous accueillir et de vous fêter. Elle n' ignore pas que l' industrie est aujourd' hui la reine du monde, et sent déjà pour vous une respectueuse sympathie. Et ne croyez pas que votre immense fortune soit pour quelque chose dans ces dispositions bienveillantes. Votre seul mérite fait tous les frais de leur impatience. Depuis que j' ai annoncé votre prochaine arrivée, chacun ici parle de vous ; je ne puis faire un pas sans être accablé de questions. On m' entoure, on me demande quel jour, à quelle heure vous viendrez. La beauté de mademoiselle votre fille réveillera les plus aimables traditions de la chevalerie. Le temps me manque pour vous nommer aujourd' hui toutes les grandes familles dont les châteaux sont groupés autour du vôtre. Les moins illustres remontent à la seconde croisade. Mademoiselle Laure, dont la mémoire est si richement ornée, ne rencontrera pas sans plaisir et sans émotion, à quelques pas de votre parc, un descendant de Godefroy De Bouillon, noble vieillard dont la conversation est un trésor de souvenirs. Plus loin, vous trouverez le dernier rejeton d' une race qui, par ses alliances, se rattache aux beaudouin et aux lusignan : c' est le vicomte Gaspard De Montflanquin. Jeune, beau, chevaleresque, trop désintéressé peut-être, il n' a qu' à vouloir, qu' à étendre la main : la nouvelle cour, fière de l' avoir rallié, fera tout pour lui. Il porte d' argent au lion léopardé de sable, armé, lampassé et couronné de gueules, à la queue nouée, fourchue et passée en sautoir, abaissé sous un chef d' azur à trois besants d' or. Le vicomte De Montflanquin vous servira de guide dans vos excursions et dans le choix de vos amitiés. Venez donc, hâtez-vous. Venez sous les ombrages de la Trélade, c' est le nom de votre château, oublier les nobles fatigues qui ont rempli votre carrière. Croyez bien que j' userai avec modération des petites entrées que vous m' offrez si gracieusement : je sais trop la distance qui nous sépare ; mais je ne renonce pas au plaisir de courir un cerf avec vous. Dans un an, si vous vous décidez à vous établir dans notre Bretagne, j' espère vous compter au p4 nombre de mes clients : votre nom sera la gloire de mon étude. " agréez, monsieur, l' assurance de ma plus haute considération, " Jolibois. " le même jour, maître Jolibois écrivait : " monsieur le vicomte, " l' intérêt que vous m' inspirez me décide à faire auprès de vous une démarche d' une nature assez délicate : vous apprécierez, j' en suis sûr, les motifs de ma résolution. Je n' ai jamais contemplé sans tristesse les murs lézardés de votre château. Plus d' une fois vous m' avez rappelé le sir de Ravenswood ; je ne vous ai jamais rencontré sans rêver, en vous quittant, aux moyens de relever votre maison. Enfin, Dieu soit loué, l' occasion se présente, c' est à vous de la saisir ; il dépend de vous de redorer votre blason, de racheter et de réunir les lambeaux dispersés de votre héritage. Un bourgeois-gentilhomme, un M Levrault, qui a gagné trois millions à vendre du drap, se propose d' acheter une propriété en Bretagne. Avant de se décider, il désire étudier le pays, et vient de louer pour un an la Trélade. Dans quinze jours au plus tard, il sera ici. Je le connais de longue date, j' ai vu poindre son ambition. Il veut se décrasser et trouver un gendre qui lui serve tout à la fois de passeport et de marchepied. De son côté, Mademoiselle Levrault est assez impatiente d' échanger le nom roturier de son père contre un nom qui lui ouvre les portes du monde et de la cour. Vous n' avez qu' à vous présenter, et avant trois mois vous serez maître de la place. Je sens bien qu' il en coûtera quelque chose à votre orgueil pour accepter une telle mésalliance ; mais, quoique plébéienne, Mademoiselle Levrault est vraiment jolie. En faveur de son frais visage, vous lui pardonnerez sans peine l' obscurité de sa naissance. Et puis, trois millions, monsieur le vicomte ! ... il est vrai que l' argent ne vous touche guère. Votre belle âme m' est connue. Héritier d' une race de preux, vous portez fièrement votre ruine ; votre grand coeur est à l' abri des injures du sort. Aussi, n' est-ce pas de vous qu' il s' agit, mais de la splendeur du nom de vos aïeux. Trois millions, monsieur le vicomte ! ... les os des Montflanquin se lèveront pour vous bénir. Ne perdez pas un instant. Le succès est assuré, pourvu que vous sachiez tenir à distance les La Rochelandier ; eux seuls sont à craindre, eux seuls peuvent vous disputer le gâteau que vous envoie la providence. Accourez, prenez les devants, ne leur laissez pas le temps de vous couper l' herbe sous le pied. Que M Levrault et Mademoiselle Laure n' approchent pas de leur demeure, qu' ils ne se doutent même pas qu' il y a des La Rochelandier sous le ciel ! Je compte sur votre esprit, sur cet esprit charmant dont personne n' apprécie mieux que moi la grâce et la délicatesse. Quel beau jour que celui où vous recevrez des mains de votre beau-père la dot princière qu' il donne à sa fille ! Quel triomphe pour vous ! Quelle joie pour vos amis ! Quelle fête pour moi qui rédigerai le contrat ! Ne songez pas à me remercier. Vous connaissez mes sentiments pour vous et ne doutez pas du plaisir que j' éprouve à vous obliger. Servir sans arrière-pensée les gens que j' aime et que j' estime fut toujours ma plus douce loi. Si l' affaire se conclut, pour prix des renseignements que je vous adresse, je ne demande que le remboursement des 80, 000 francs que vous devez à la succession de mon père, et dont vous avez oublié de servir les intérêts depuis dix ans. " recevez, monsieur le vicomte, l' assurance de mes sentiments les plus distingués, et, je vous le répète, défiez-vous des La Rochelandier. " Jolibois. " et le même courrier emportait ces deux dépêches. Quinze jours après, une chaise de poste, attelée de quatre chevaux, attendait rue des bourdonnais, à la porte de M Levrault. De petits bourgeois auraient pris le chemin de fer jusqu' à Tours ; M Levrault avait voulu débuter par un coup d' éclat dans la vie seigneuriale, et se venger en même temps de tous les fiacres qui, pendant vingt ans, l' avaient cahoté le dimanche aux environs de Paris. Les chevaux piaffaient, les postillons étaient en selle. Les voisins, groupés aux fenêtres, guettaient le départ avec une curiosité envieuse. Au moment de quitter pour toujours l' appartement modeste où il avait passé près de sa femme tant d' années laborieuses et douces, M Levrault se sentit ému. Quant à Laure, elle promena autour de sa chambre un regard de joie triomphante. Pour ces murs qui lui rappelaient son humble origine, elle ne trouva pas un regret. Quand ils parurent sur le seuil de la porte, toutes les têtes se penchèrent aux fenêtres, un chuchotement ironique s' échappa de tous les étages, pas une main ne s' agita en signe d' adieu. Ils montèrent fièrement dans la chaise, les postillons firent claquer leur fouet et les chevaux partirent au grand trot. M Levrault avait écrit à maître Jolibois le jour et l' heure de son arrivée à la Trélade. La veille de leur départ, un voyageur en costume de chasse grimpait lestement sur l' impériale de la diligence de Paris à Nantes : c' était le vicomte Gaspard De Montflanquin. Ii le voyage se fit, on peut le croire, au milieu de rêves enivrants. La lettre de maître Jolibois avait surexcité les appétits de M Levrault. Les hyperboles qui foisonnaient dans cette épître, comme des coquelicots dans un champ de blé, n' avaient pas toutes échappé à la pénétration de Laure ; seulement, la jeune fille n' avait pas saisi l' intention railleuse. Comment se fût-elle défiée de maître Jolibois ? Elle ignorait qu' il eût osé prétendre à sa main. Dans les compliments exagérés du tabellion, elle n' avait vu qu' un hommage rendu à la richesse ; Laure ne demandait rien de plus. Disons, en passant, que Mademoiselle Levrault ne prenait pas au sérieux toutes les prétentions de son père. Elle les flattait pour s' en servir, mais elle en faisait bon marché d' ailleurs. Elle était sa complice sans être sa dupe. Ainsi que l' écrivait étienne Jolibois au vicomte De Montflanquin, son unique préoccupation était d' échanger le nom roturier de sa famille contre un nom qui lui ouvrît les portes du monde et de la cour ; elle se promettait charitablement, ce but une fois atteint, de reléguer l' auteur de ses jours sur le second plan de sa destinée. Quant à M Levrault, plus fier de ses écus qu' un Montmorency de ses aïeux, il trouvait tout simple que la noblesse de Bretagne se préparât à l' accueillir et à le fêter. Il comptait bien traiter avec elle de puissance à puissance, l' humilier à l' occasion, et prendre le haut du pavé. Il tenait de Turcaret pour le moins autant que de M Jourdain. Non-seulement il n' admettait point qu' il pût venir à l' idée de personne de se railler d' un homme qui possédait trois millions, mais encore il n' avait pas découvert, dans toute la lettre de maître Jolibois, une seule expression dont sa modestie se fût p5 effarouchée. Il la savait par coeur et se la récitait à lui-même pendant que les chevaux galopaient le long de la Loire. Le printemps s' annonçait avec splendeur. Depuis Blois jusqu' à Saumur, la route est un enchantement perpétuel. Tout entier à ses projets de grandeur, M Levrault ne voyait rien et parlait à peine. Son ambition, qui, pour se mettre à l' aise, avait besoin autrefois du mystère de la nuit et des illusions du sommeil, ne se gênait plus et s' épanouissait librement en plein jour. Appuyé sur son gendre, il montait d' un pas majestueux l' escalier du Luxembourg. On rétablissait tout exprès pour lui le chapeau à la Henri Iv et le manteau d' hermine. Par son dévouement, par son assiduité, par ses votes silencieux et fidèles, il méritait la reconnaissance du ministère, quel qu' il fût ; sa propriété de Bretagne était érigée en baronnie. Il vivait dans l' intimité des princes. Le roi, du plus loin qu' il l' apercevait, allait à lui en s' écriant : eh ! Voici le baron Levrault ! Il ne restait plus qu' à tirer l' échelle. Laure, de son côté, ne prêtait guère d' attention aux beautés du paysage. Elle se sentait emportée rapidement vers les rivages désirés. Déjà l' image du vicomte De Montflanquin flottait vaguement autour d' elle. Laure ne s' inquiétait pas de savoir s' il était digne d' être aimé ; elle cherchait à deviner l' effet de ses armoiries sur le panneau d' une calèche. Ce lion léopardé de sable, avec sa queue fourchue et passée en sautoir, lui avait tourné la cervelle. Quelle réponse aux impertinences héraldiques de Mademoiselle De R et de Mademoiselle De C ! Jeune, belle, éblouissante de parure, elle se réjouissait des jalousies qu' éveillait sa présence. Elle rencontrait ses anciennes compagnes, qui l' avaient humiliée de leurs dédains ; elle les écrasait à son tour de son luxe et de l' éclat de son nom : les délices de la vengeance assaisonnaient pour elle les triomphes de la vanité. Tandis que M Levrault et sa fille rêvaient ainsi, les brises d' avril secouaient sur leur passage le parfum des feuilles naissantes. Les bourgeons éclataient. Les haies étaient en fleurs. Les oiseaux chantaient à plein gosier. La Loire déroulait ses nappes d' argent à travers les vertes savanes de la Touraine et de l' Anjou, et c' était la première fois que M Levrault et sa fille se trouvaient en pleine nature, à plus de six lieues de Paris. M Levrault apprit à Nantes que maître Jolibois était parti la veille et l' attendait à la Trélade. Le lendemain, il quittait Nantes dans l' après-midi, afin d' arriver ponctuellement à l' heure qu' il avait indiquée. Il s' attendait à quelque galanterie de la part de maître Jolibois, et voulait, en bon prince, y prêter la main. La chaise avait brûlé le pavé des faubourgs et roulait sur la route de Clisson. La tête à la portière, M Levrault interrogeait le paysage d' un regard avide et demandait des châteaux à tous les points de l' horizon. Il avait compté qu' à partir de Nantes, il voyagerait entre deux haies de tours et de créneaux. Laure eut bien de la peine à lui faire comprendre que, même en Bretagne, les châteaux ne se trouvent pas, comme les auberges, sur le bord du chemin. Au coucher du soleil, les postillons laissaient la grande route pour prendre un sentier enfoncé dans les terres ; au bout d' une heure, ils sonnèrent une fanfare bruyante, à laquelle répondirent tous les chiens et tous les échos d' alentour. La grille du château de la Trélade s' ouvrit comme par enchantement, l' avenue s' illumina en verres de couleur ; les chevaux s' arrêtèrent tout fumants au pied du perron. Maître Jolibois, en grande tenue, descendit gravement les degrés entre deux rangées de laquais armés de torches flamboyantes, et vint recevoir le nouveau châtelain. Il ouvrit lui-même la portière et abaissa le marchepied. -c' est bien, Jolibois, c' est bien, dit négligemment M Levrault, qui crevait dans sa peau, mais qui voulait se donner des airs de grand seigneur habitué à de pareilles réceptions. Et, s' appuyant sur le bras de sa fille, il monta lentement les marches du perron. -bonjour, mes enfants, bonjour, dit-il d' un ton protecteur aux laquais qui saluaient jusqu' à terre. Il s' en trouva deux ou trois qui crièrent : vive M Levrault ! Précédé de maître Jolibois, dont le sang-froid imperturbable ne se démentit pas un seul instant, il pénétra dans une salle à manger richement décorée, où l' attendait un splendide souper. La table était chargée de cristaux, de bougies et de fleurs. Assis entre le notaire et sa fille, M Levrault maîtrisait à grand' peine son émotion ; il admirait malgré lui la décoration de la salle et l' ordonnance du festin. Les mets les plus exquis, les vins les plus savoureux, se succédaient avec rapidité. Trois valets de pied, en gants blancs, vêtus d' une livrée bleue à galons pistache et d' une culotte de peluche jaune, se mouvaient comme des ombres autour des convives. Laure elle-même se sentait troublée. Quant à Jolibois, il buvait et mangeait comme un homme qui n' est pas sûr de trouver en dix ans une pareille aubaine. Le repas achevé, ils descendirent au parc, où maître Jolibois leur avait ménagé une nouvelle surprise. Ils se promenaient sur une vaste pelouse, quand tout à coup une fusée sillonna le ciel, et M Levrault aperçut à cinquante pas devant lui une muraille de feu. Douze soleils tournoyaient et vomissaient des torrents d' étincelles. Les flammes de bengale éclairaient toutes les profondeurs des avenues. Des chandelles romaines s' élançaient du feuillage comme des serpents lumineux et retombaient en pluie d' étoiles. M Levrault, qui jusque-là avait fait bonne contenance, ne résista pas à ce dernier coup. Il prit la main de Jolibois, et d' une voix où l' émotion ne cherchait plus à se contenir : -je suis content, dit-il ; c' est le plus beau jour de ma vie. Et pourtant, ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, ces fusées, ces soleils, réveillent dans mon coeur un bien cruel souvenir. Mon fils, mon pauvre enfant ! Mon cher Timoléon ! ... et M Levrault porta son mouchoir à ses yeux. -grand dieu ! Dit Jolibois en se frappant le front, j' avais oublié cet épouvantable malheur. -hélas ! Depuis cette soirée funeste, je n' ai jamais pu voir une chandelle romaine sans éprouver là quelque chose d' affreux. -c' est bien naturel, ajouta Jolibois. -un si bel enfant ! Reprit M Levrault d' une voix étouffée, si blanc, si blond, si rose ! Un esprit si précoce ! Une intelligence si vive ! -ah ! Monsieur, qu' ai-je fait ? S' écria Jolibois en prenant sa tête à deux mains par un geste de désespoir. Pardonnez à l' étourderie de mon zèle. Je vais donner des ordres pour qu' on ne tire pas le bouquet. -du tout, du tout, s' écria vivement M Levrault en remettant son mouchoir dans sa poche ; je veux voir le bouquet. -mais, monsieur, c' est vouloir aggraver ma faute et prolonger votre supplice. -je veux voir le bouquet, répéta M Levrault avec insistance. Je suis content, je le répète ; malgré ce souvenir douloureux, p6 c' est le plus beau jour de ma vie. Voyons le bouquet, Jolibois. Sur un signal de maître Jolibois, le bouquet s' alluma, et pendant quelques secondes M Levrault put croire que tous les astres du firmament étaient descendus dans son parc. Sa large face, épanouie et radieuse, semblait faire partie du feu d' artifice. Laure, secrètement flattée, ne pouvait pourtant s' empêcher de sourire en pensant que c' était son père qui payait la poudre, et qu' en réalité la fête se donnait pour maître Jolibois. La soirée était fraîche. Comme ils se dirigeaient vers le château, ils virent, à la lueur des feux de bengale qui brûlaient encore, un petit groom, haut comme une botte à l' écuyère, qui s' avançait à leur rencontre. -qu' est ce ? Que me veut-on ? Dit M Levrault de l' air d' un ministre qu' on dérange et qui n' a pas un moment à lui. -c' est Galaor, dit maître Jolibois, je le reconnais. -Galaor ! S' écria M Levrault qui ouvrait de grands yeux. -M Levrault ? Demanda Galaor en abordant avec assurance le groupe de promeneurs. -que lui veux-tu, l' ami ? C' est moi. Galaor tira de sa poche une lettre, et la remit en silence à M Levrault, qui tomba en arrêt sur un cachet armorié. C' était le premier qui passât par ses mains. Après avoir examiné les armes comme pour les reconnaître, il brisa la cire, et lut à haute voix ce qui suit, pendant que le jeune esclave présentait à Laure, qui déjà rougissait de plaisir, un énorme bouquet de roses et de jasmins : " le vicomte Gaspard De Montflanquin est impatient de savoir comment M Levrault et sa fille ont fait le voyage. Il sollicite la faveur de se présenter demain, sur le coup de deux heures, au château de la Trélade, et prend la liberté de mettre aux pieds de Mademoiselle Levrault quelques roses de son jardin. " -vous le voyez, monsieur, dit maître Jolibois, vous arrivez à peine, et déjà les plus grands noms du pays s' empressent au devant de vous. -je suis touché, je ne m' en défends pas. Galaor, remercie pour nous le vicomte Gaspard De Montflanquin, ton maître. Dis-lui que nous avons fait le voyage en chaise de poste attelée de quatre chevaux, et que demain, à quelque heure qu' il se présente, nous serons heureux de le recevoir. Galaor s' inclina respectueusement ; ses guêtres de drap, son chapeau galonné et ses boutons de métal au chiffre couronné du vicomte, disparurent bientôt au détour de l' allée. -eh bien ! Mon cher Jolibois, il paraît que j' étais attendu ? Dit M Levrault en prenant le bras du notaire avec une familiarité charmante. -avant huit jours, monsieur, vous verrez toute l' aristocratie des environs se presser dans vos salons et sous les ombrages de ce parc. Vous entendrez retentir autour de vous de bien grands noms, des noms bien illustres ; mais sachez bien qu' à vingt lieues à la ronde, il n' y en a pas de plus grand ni de plus illustre que celui du vicomte Gaspard De Montflanquin. -je le crois. Ne m' avez-vous pas écrit qu' il est d' une maison qui se rattache, par ses alliances, aux Beaudouin et aux Lusignan ? à ce compte, il serait un peu parent du vieillard qui s' exprime en si beaux vers dans la tragédie de Zaïre ? -précisément, monsieur. -je serai fier, je l' avoue, de lui toucher la main. -ajoutez que, s' il est le dernier de sa race, il méritait d' en être le premier. Jamais plus noble coeur ne battit dans la poitrine d' un gentilhomme. Disons le mot, c' est un caractère antique. Il se rallia, voilà quelques années, à la branche cadette. Les motifs qui le décidèrent ne sont pas encore bien connus. Soit qu' il désespérât du retour de la légitimité, soit qu' il fût ébranlé par d' augustes instances, soit enfin qu' il voulût fermer le gouffre des discordes civiles, toujours est-il que le vicomte De Montflanquin ne pensa pas devoir refuser plus longtemps l' appui de son nom au trône de juillet. Quelques-uns l' ont blâmé, d' autres l' ont approuvé. -il a bien fait, dit vertement M Levrault ; je n' aurais pas agi autrement à sa place. -savez-vous, monsieur, ce qui fut dit entre le roi et le vicomte de Montflanquin, quand celui-ci se présenta pour la première fois à la cour ? M Levrault devint tout oreille ; Laure, qui marchait en avant, le long des charmilles, se rapprocha de maître Jolibois. Sûr de son auditoire, maître Jolibois poursuivit : -c' est une scène qui appartient à l' histoire. Le vicomte De Montflanquin, qui m' honore de sa bienveillance, me l' a racontée plus d' une fois. La présentation eut lieu dans la salle du trône, en présence de la reine, des princes, des princesses et de tous les grands dignitaires de l' état. -sire, dit le vicomte sans hauteur et sans humilité, je me rallie franchement à votre dynastie. Que votre majesté daigne pourtant souffrir que j' y mette une condition. à ces derniers mots, le roi fronça le sourcil, et tous les visages passèrent en moins d' un instant de l' étonnement à la stupeur. -vicomte Gaspard De Montflanquin, dit à son tour le roi, nous imposons des conditions, nous n' en acceptons pas. Cependant parlez : pour attacher un fleuron si précieux à notre couronne, il n' est rien que nous ne fassions. -sire, répliqua le vicomte, je me rallie à votre dynastie, à la condition que votre majesté ne fera rien pour moi, et qu' il me sera permis de rester pauvre comme par le passé. -c' est beau, dit Laure. -c' est trop beau, ajouta M Levrault. Que répondit le roi ? -le roi ouvrit ses bras au vicomte De Montflanquin et le tint longtemps sur son coeur. Je n' ai pas besoin d' ajouter que ses yeux étaient mouillés de larmes. Nous ne ferons rien pour vous, lui dit-il enfin avec bonté ; puisque vous l' exigez, vous ne serez rien, pas même pair de France. Seulement, quoi que vous demandiez, soit pour vos proches, soit pour vos amis, vous l' obtiendrez, noble jeune homme, de notre royale gratitude. -en vérité ! S' écria M Levrault, le roi a dit cela ? -et ce n' étaient pas des paroles en l' air, reprit Jolibois en élevant la voix. Ruiné par les révolutions, retiré dans le château de ses aïeux, qu' il ne quitte que de loin en loin pour aller passer quelques semaines aux Tuileries ou chasser à Chantilly avec les princes, vivant de peu, presque sans patrimoine, le vicomte De Montflanquin est pourtant l' homme de France le plus influent et le plus puissant à la cour. Je sais plus d' un gros bonnet qui se carre dans les hautes fonctions publiques et qui lui doit sa position. à plusieurs reprises, il m' a offert une préfecture, car, je vous l' ai dit, il me veut du bien. Tout récemment encore il me disait : Jolibois, vous n' êtes pas à votre place. J' ai toujours refusé, mes opinions politiques ne me permettant pas de rien accepter de ce gouvernement. -en effet, Jolibois, de tout temps je vous ai soupçonné de p7 tendances républicaines. Vous ne m' avez pas dit si le vicomte est en famille ? -le vicomte De Montflanquin n' est pas marié, repartit maître Jolibois. Et, après quelques instants de silence, pendant lesquels il put voir le visage de M Levrault s' épanouir comme une pivoine, maître Jolibois ajouta : -le vicomte De Montflanquin ne se mariera jamais. -pas possible ! S' écria M Levrault. -et pourquoi ? Demanda Laure en souriant. Le vicomte De Montflanquin est-il entré dans l' ordre des chevaliers de malte ? -mademoiselle, reprit étienne Jolibois, c' est une simple et touchante histoire, qui voudrait être racontée par une voix plus poétique que celle d' un pauvre notaire de province. Le vicomte Gaspard De Montflanquin avait vingt-deux ans à peine ; il aimait une jeune fille, noble comme lui, belle comme vous, Mademoiselle Fernande Edmée De Chanteplure. Tous ceux qui l' ont connue s' accordent à dire que jamais créature plus adorable ne posa le pied sur la terre. Aussi Gaspard adorait Fernande. Sa passion était partagée, et Fernande adorait Gaspard. La veille du jour où ils devaient s' unir, ces deux beaux enfants se promenaient sur le bord de la Sèvre avec le marquis et la marquise De Chanteplure. Fernande était suspendue comme une liane, au bras de sa mère ; Gaspard et le marquis les suivaient à quelque distance. Le marquis avait la goutte et marchait difficilement ; Gaspard le soutenait avec la sollicitude d' un fils. Tout à coup des cris perçants se font entendre, Gaspard vole, et qu' aperçoit-il ? Madame De Chanteplure se tordant les bras sur la rive, et Fernande se débattant dans la rivière. En voulant cueillir un nénuphar, son pied avait glissé, et le courant l' entraînait vers les écluses d' un moulin. Que fait Gaspard ? Il se jette à l' eau ; plus rapide que le courant, il saisit Fernande d' une main de fer, la dispute au flot ravisseur, l' arrache aux dents de la roue qui allait broyer son corps charmant, et, après des efforts surhumains, la ramène évanouie sur le bord. Fernande, hélas ! Ne se réveilla pas. Déjà les pâles violettes de la mort étaient répandues sur ses lèvres. Vous pouvez vous représenter la douleur du marquis et de la marquise ; rien ne saurait vous donner une idée du désespoir de Gaspard. Agenouillé près de sa fiancée, il l' épousa solennellement dans son coeur, et, prenant le ciel à témoin, jura de lui rester fidèle ; Gaspard a tenu son serment. -l' histoire est touchante, dit Laure. C' est un héros de roman, le vicomte De Montflanquin. -je vous l' ai dit, mademoiselle, c' est un caractère antique : ses pareils ne se trouvent que dans Plutarque. -bah ! Bah ! S' écria M Levrault ; le vicomte De Montflanquin finira par se marier. -vous ne le connaissez pas, monsieur, répliqua Jolibois avec fermeté. Les plus riches partis, les partis les plus magnifiques lui ont été offerts, car vous pensez bien que ce ne sont pas les occasions qui lui manquent ; il les a tous refusés sans pitié. -c' est de la folie, Jolibois. Moi aussi, j' ai vu mourir une jeune fille que j' aimais avec passion : cela ne m' a pas empêché d' épouser Madame Levrault, qui m' apportait cent mille écus comptant. Le vicomte n' est pas raisonnable. -eh ! Mon dieu, monsieur, je suis de votre avis. Comme homme, j' admire Gaspard ; comme notaire, je le blâme. Autant que je le puis, je pousse mes clients à l' hyménée ; j' ai mon étude à payer. -monsieur le vicomte, il faut vous marier, lui disais-je encore l' autre jour. -Jolibois, me répondit-il avec une expression de visage que je n' oublierai jamais, on peut rompre avec les vivants, on ne rompt pas avec les morts. -bah ! Répéta M Levrault, il se mariera. Quel âge a-t-il ? -vingt-huit ans au plus ; mais de nobles ennuis ont pâli son front avant l' âge. -et, dites-moi, Monsieur Jolibois, ce modèle de fidélité posthume a-t-il la figure de son emploi ? Demanda Laure en effeuillant d' un air distrait une des roses qu' elle avait à la main. -mademoiselle, il est beau, triste et fier. Je sais des gens qui le trouvent laid ; mais ce sont tous gens du commun et qui n' ont pas le sentiment de la vraie beauté. Il est impossible de n' être pas frappé du feu sombre de son regard, de la noblesse de ses traits, de la grâce de ses manières. Pour ma part, je me raille assez volontiers du pur sang des aïeux ; je n' admets d' autre aristocratie que celle de l' intelligence. Eh bien ! Quand je vois le vicomte De Montflanquin, je suis obligé de reconnaître que la race n' est pas un vain mot. Ainsi causant, ils étaient rentrés au logis. Après avoir donné un coup d' oeil au salon, Laure se retira dans son appartement. Maître Jolibois voulait partir au point du jour ; des affaires urgentes le rappelaient dans son étude. Le reste de la soirée fut employé à visiter aux flambeaux le château de la Trélade et ses dépendances. Toutes les instructions de M Levrault avaient été suivies fidèlement : sa maison était montée sur un grand pied. Dix chevaux piaffaient dans les écuries ; un coupé, une calèche et un char-à-banc se prélassaient sous la remise. Les chenils regorgeaient de chiens, les antichambres de laquais, les cuisines de marmitons. Plus d' une fois M Levrault daigna exprimer sa satisfaction à maître Jolibois, qui marchait près de lui, le chapeau à la main, dans une attitude modeste et respectueuse. -c' est bien, Jolibois, c' est bien, répétait-il de temps à autre en lui frappant amicalement sur l' épaule. Il trouva bien quelque chose à reprendre dans la physionomie du château, dont l' architecture n' avait rien de militaire : ni tours, ni créneaux, ni meurtrières. Cette demeure lui paraissait un peu bourgeoise ; mais, en résumé, il n' avait qu' à se louer du zèle de son intendant. Le lendemain, au soleil levant, maître Jolibois bridait lui-même son cheval, et quittait la Trélade en se frottant les mains, joyeux comme un renard qui sort d' un poulailler en se pourléchant les babines. Iii le soleil était déjà haut dans le ciel quand M Levrault se réveilla. Il sauta à bas de son lit, ouvrit une fenêtre, et, plongeant son regard dans le paysage, chercha vainement les douze châteaux qu' il avait commandés à maître Jolibois. Il ne découvrit que quelques manufactures de toiles de Chollet qui blanchissaient à travers le feuillage. Son visage s' assombrit ; la réflexion le rasséréna. La vallée était étroite, et, raisonnablement, M Levrault ne pouvait exiger que tous les châteaux de la contrée se fussent donné rendez-vous autour de la Trélade pour lui souhaiter la bienvenue. Un petit esprit p8 eût trouvé peut-être quelque chose d' un peu blessant dans le voisinage des manufactures semées sur le bord de la Sèvre ; mais M Levrault, qui en était arrivé à se prendre sérieusement pour un des princes de l' industrie manufacturière, ne rougissait pas de l' origine de son opulence, et ne craignait pas qu' on la lui rappelât. Le spectacle qu' il avait sous les yeux acheva d' égayer le cours de ses pensées. Autour de lui tout respirait le faste de la vie seigneuriale. Ses gens allaient, venaient, se croisaient en tout sens. Conduite en laisse par deux piqueurs, sa meute aboyait dans l' air sonore et frais du matin. Ses chevaux, couverts de housses, revenaient de la promenade. Ses jardiniers ratissaient les allées du parc, arrosaient le gazon des pelouses. Des paons en liberté traînaient les splendeurs de leur queue sur les marches du perron ; des cygnes nageaient sur un petit lac bordé de saules et de trembles. à tous ces aspects, qui étaient pour lui les écriteaux de sa richesse, M Levrault se prit à sourire et sentit son coeur se gonfler d' orgueil et de joie. Il lui sembla que tous les bruits, toutes les rumeurs, toutes les harmonies du vallon, le chant des oiseaux, le murmure du vent, le fracas des écluses, le cri des paons, le roucoulement des pigeons sur le toit du colombier, le gloussement des poules dans la basse-cour, jusqu' aux hennissements de ses chevaux, jusqu' aux aboiements de ses chiens, se confondaient dans une seule voix, immense comme celle de l' océan, et cette voix disait : M Levrault a trois millions. Il ne manquait à ce grand concert que la partie des roseaux de la fable. Enveloppé d' une robe de chambre de cachemire à palmes éclatantes, M Levrault descendit au parc, où sa fille se promenait depuis près d' une heure. Laure était acclimatée déjà dans cette atmosphère de luxe et d' élégance ; elle s' y mouvait, elle y respirait comme dans son élément naturel. Il ne lui restait plus qu' à se dépouiller de ce nom de Levrault, qui était pour elle ce qu' était pour la princesse du conte de Perrault l' horrible peau d' âne qui la couvrait de la tête aux pieds. Les indiscrétions de maître Jolibois avaient produit l' effet que le rusé compère en attendait sans doute. Si le récit de la présentation du vicomte à la cour avait enflammé les espérances de M Levrault, l' histoire de Fernande et de Gaspard n' avait pas agi d' une façon moins efficace sur l' imagination de sa fille. Non que cette imagination fût tournée vers les grands sentiments : depuis longtemps la vanité lui avait coupé les deux ailes. Les chastes amours de ces deux enfants si brusquement séparés par la mort, la fin si lamentable de Mademoiselle De Chanteplure s' abîmant dans les flots comme la jeune Tarentine, avaient médiocrement touché le coeur de Laure ; mais la fidélité obstinée du vicomte De Montflanquin la piquait au jeu. Rendre Gaspard infidèle et parjure lui paraissait une tâche digne de son ambition, et prêtait un nouvel attrait au lion léopardé de sable, à la queue fourchue et passée en sautoir, abaissé sous un chef d' azur à trois besants d' or. Les voies ainsi préparées, le vicomte n' avait qu' à se montrer ; il prenait pour devise les trois mots de César. Toute l' après-midi se passa dans l' attente. Les heures s' écoulaient, le vicomte n' arrivait pas. Laure avait changé trois fois de toilette. M Levrault, en costume de gentilhomme campagnard, allait du perron à la grille, de la grille au perron, et, comme ma soeur Anne, ne voyait rien venir. De temps en temps, il se renfermait dans sa chambre, se regardait marcher devant une glace et trouvait qu' il avait bon air. Il parlait à ses gens, et s' exerçait à prendre l' attitude et le ton du commandement. Cependant le soleil baissait à l' horizon ; le vicomte n' avait pas paru. M Levrault, qui commençait à trouver le procédé un peu leste, ne se gêna pas, après dîner, pour dire sa pensée tout entière. Il faut qu' on sache que M Levrault avait été, pendant les dernières années de la restauration, un des libéraux les plus distingués de tout le quartier Saint-Denis. Il avait passé dix ans de sa vie à déblatérer dans sa boutique contre tous les grands noms du royaume. Ses opinions s' étaient singulièrement modifiées depuis ; mais, à son insu peut-être, il lui restait encore au fond du coeur un vieux levain de haine contre l' ancienne noblesse. Tout en la recherchant par calcul et par vanité, secrètement et malgré lui-même il la détestait par habitude, et ne prisait sincèrement que la noblesse dont les titres ne remontaient pas au delà de 1830. à ses yeux, la dignité, le bonheur et la gloire de la France dataient de l' époque où il avait fait fortune. Irrité par tout un jour de vaine attente, bien décidé à ne pas se laisser marcher sur le pied, à tenir haut et ferme la bannière de la nouvelle aristocratie, dont il se considérait comme un des représentants, M Levrault exhala librement son humeur : il n' avait pas failli attendre, il avait attendu. Il convenait bien à des hobereaux sans sou ni maille, mourant de faim dans leurs châteaux ruinés, d' en agir ainsi, sans façon, avec les coryphées de la grande industrie ! S' ils croient nous faire la loi, ils se trompent, disait-il en arpentant à grands pas le salon, pendant que Laure, assise au piano, jouait négligemment une mélodie de Schubert. Leur règne est passé ; trop heureux sont-ils quand nous voulons bien nous servir d' eux comme d' escabeaux, et acheter leurs noms pour allonger les nôtres. -mais, mon père, dit Laure en laissant ses doigts courir sur le clavier, la journée s' achève à peine. Le vicomte aura été empêché : il se présentera. -je n' ai pas d' aïeux, moi, reprit M Levrault ; mais j' ai trois millions. à ce prix, j' aurai, tant que j' en voudrai, des Beaudouin et des Lusignan. Le vicomte De Montflanquin ne devrait pas ignorer que, nous autres grands manufacturiers, nous n' aimons pas attendre. Je ne me soucie pas mal de sa race et de son lion de sable à la queue en trompette. Quant à ses besants d' or, il vaudrait mieux pour lui qu' il les eût dans sa poche que sur son écusson. Jean, cria-t-il à un laquais qui traversait la cour, faites atteler, nous sortons. -quelle voiture, monsieur ? Demanda Jean. -la calèche découverte, quatre chevaux et à la daumont. Je serais curieux de savoir où perche le vicomte, ajouta M Levrault, s' adressant à sa fille. J' aurais plaisir à passer ce soir devant son pigeonnier ; je voudrais montrer à ce preux de quel bois nous nous chauffons, nous autres grands industriels. -mais, mon père, le vicomte est dans son droit, répliqua Laure sans s' émouvoir : ne lui avez-vous pas répondu que nous serions heureux de le recevoir à toute heure ? -le vicomte devrait y mettre plus d' exactitude : il sait qui je suis. Comme M Levrault achevait ces mots, la porte du salon s' ouvrit, et un laquais annonça le vicomte Gaspard De Montflanquin. Laure se leva, M Levrault prit une attitude pleine de dignité. Le vicomte entra comme un coup de vent. Quoi qu' en eût dit maître Jolibois, et dût cet honnête notaire me classer parmi p9 les gens du commun, le vicomte n' était pas beau ; j' oserais même affirmer qu' il était fort laid, mais d' une laideur comme il faut. Avec une attention minutieuse, on découvrait encore, comme une inscription aux deux tiers effacée, l' empreinte de la race sur les ruines de sa jeunesse. Peut-être n' avait-il que vingt-huit ans ; on pouvait, sans l' offenser, lui en donner hardiment trente-cinq, grâce sans doute aux nobles ennuis qui avaient pâli son front. Il était mis avec recherche. Le ruban d' un ordre étranger brillait à sa boutonnière. Attaché court au gilet, un bouquet de breloques pendait sur sa poitrine. Petit, mais bien pris dans sa taille, ne manquant pas dans sa désinvolture d' une certaine aristocratie de mauvais aloi, svelte, pétulant, l' air hâbleur, tenant du clown et tranchant du marquis, on s' étonnait de le voir en Bretagne ; on l' eût rencontré sans surprise à Paris, dans un de ces groupes de gentilshommes émérites qui, à cette époque, commentaient librement la devise : noblesse oblige, et gagnaient leurs éperons sur les champs de bataille de la bouillotte et du lansquenet. Il fit, en entrant, trois courbettes en guise de salut ; puis s' adressant tour à tour à M Levrault et à sa fille : -mille pardons, monsieur ; mille excuses, mademoiselle. Vous m' avez attendu : j' ai manqué à tous mes devoirs. Je suis déshonoré ; je ne me relèverai jamais de là. Et pourtant, foi de gentilhomme, je n' ai pu faire autrement. J' étais parti de Montflanquin à midi. Je venais, j' accourais, quand je rencontre au détour d' une haie le comte de Kerlandec. -vous savez la nouvelle ? Dit-il en m' abordant d' un air radieux ; M Levrault est arrivé. -monsieur le vicomte, dit M Levrault, veuillez donc vous asseoir. -à cinq cents pas de là, poursuivit le vicomte en se jetant dans un fauteuil, je suis accosté par le vieux chevalier de Barbanpré, un descendant de Godefroy De Bouillon par les femmes. -eh bien ! Me dit-il avec effusion, M Levrault est arrivé. -je le sais, lui dis-je, et je vais le voir de ce pas. Là-dessus, je veux m' esquiver ; impossible ! Le vieux chevalier me retient par un bouton de mon habit, et je m' oublie à parler de vous. -monsieur le vicomte, dit M Levrault, n' avez-vous pas besoin de vous rafraîchir ? -je vous rends grâce. Trois cents pas plus loin, je me trouve nez à nez avec la marquise De Francastel, qui me dit : -vous savez ? Il n' est bruit que de cela dans tout le pays. M Levrault est arrivé hier soir à la Trélade, en chaise de poste attelée de quatre chevaux. Qu' il sache bien que je serais heureuse de lui faire fête ainsi qu' à sa fille, si je n' étais obligée de partir demain pour Paris. -monsieur le vicomte, dit M Levrault, ne prendriez-vous pas bien un verre de vin de Chypre ou d' Alicante ? -rien, en vérité. Je dus m' arrêter encore plus d' une heure pour causer de vous avec la marquise, qui finit par m' emmener dîner à son château, où je retrouvai le comte De Kerlandec et le chevalier De Barbanpré. Il ne fut question que de votre arrivée. Le dîner s' achevait à peine, que je m' échappai, laissant autant d' envieux que de convives, et enfin, monsieur, me voici, honteux, confus, mais heureux de vous voir et assez téméraire pour oser compter sur votre indulgence. -monsieur le vicomte, vous n' avez pas besoin de pardon, dit M Levrault, dont la colère venait de s' éteindre comme un feu de chaume sous une ondée du ciel ; j' ai plutôt à vous remercier de l' empressement que vous avez mis à venir au devant de moi. -monsieur, dit Laure, permettez qu' à mon tour je vous remercie des jolies fleurs que vous m' avez envoyées. Je les ai reçues comme un gage de la bienveillance que nous espérons rencontrer dans ce beau pays. Aux premiers mots sortis de la bouche de Laure, le vicomte avait tressailli comme s' il eût reçu dans la poitrine la décharge d' une pile de Volta. Il se tourna brusquement vers la jeune fille qu' il avait à peine regardée jusque-là, s' accouda sur le bras du fauteuil dans lequel il était assis, et tomba devant elle dans une contemplation silencieuse : on eût dit un pèlerin aux pieds de la madone. Laure se troubla et baissa les yeux ; M Levrault ne savait que penser. -c' est étrange ! Dit enfin le vicomte, promenant sa main sur son front comme un homme en état de somnambulisme. Puis, rassemblant ses esprits et reprenant possession de lui-même, il ressaisit le fil de l' entretien, sans avoir l' air de remarquer le trouble de Laure et l' étonnement de son père, avec autant d' aisance que s' il n' eût pas été dans le secret de ce qui venait de se passer. -je suis fier, mademoiselle, d' avoir été le premier à vous rendre, sur cette terre de Bretagne, la foi et l' hommage que tout gentilhomme doit à la beauté. En accourant au devant de vous, monsieur, je n' ai fait que mon devoir, et jamais devoir ne fut plus doux, plus facile à remplir. Mon notaire m' a plus d' une fois entretenu de vos travaux, de votre richesse, qui ne serait rien à mes yeux, si elle n' était le fruit de vos oeuvres, le prix de votre intelligence. En me confiant le soin de faire les honneurs de cette contrée, Jolibois s' est acquis des droits sacrés à ma gratitude. -et à la mienne aussi, dit M Levrault. Quoique nous soyons habitués, nous autres grands industriels, à nous voir bien reçus partout, je dois avouer, monsieur le vicomte, que j' étais loin de m' attendre à tant de courtoisie. -comment donc cela, monsieur ? S' il est encore par-ci par-là quelques marquis de Carabas, entichés de leurs titres, refusant de marcher avec le siècle et s' obstinant à s' enterrer vivants dans le passé, nous sommes les premiers à nous railler de leurs travers. La noblesse n' est plus cette phalange impénétrable qui souleva contre elle tant d' inimitiés acharnées, trop souvent légitimes, il faut le reconnaître. Elle ouvre ses rangs à toutes les gloires, à tous les talents, à toutes les supériorités. C' est vous dire, monsieur, qu' elle est prête à vous accueillir. -ainsi, monsieur le vicomte, vous voudrez bien me donner une liste des châteaux où nous devrons nous présenter ? -et, ajouta Laure, diriger nos excursions dans ce pays que l' on dit charmant ? En entendant la voix de Mademoiselle Levrault, le vicomte tressaillit et passa sa main sur son front. -je suis tout à vous, répliqua-t-il en maîtrisant son émotion. Ce pays est charmant en effet ; nous le visiterons ensemble. Si vous le permettez, j' aurai l' honneur de vous présenter moi-même dans quelques châteaux du voisinage. Ce qui me désole, non pour vous, mais pour moi, c' est que, dans trois semaines je devrai vous quitter pour me rendre à Paris. -serait-il vrai, monsieur le vicomte ? S' écria M Levrault consterné. -que voulez-vous, monsieur ? Le monde m' attire peu ; la modique fortune que m' ont laissée les révolutions ne me p10 permet pas d' y soutenir l' éclat de mon nom. Un affreux malheur m' a foudroyé à la fleur de l' âge. Par sagesse autant que par goût, je vis dans la retraite. J' aime le silence des champs et la solitude des bois. Cependant il y a des exigences auxquelles un galant homme ne saurait se soustraire. J' ai reçu, ce matin même, une lettre de l' un de nos deux jeunes princes, qui me donne rendez-vous aux courses de Chantilly. Je vous le demande, monsieur : à ma place que feriez-vous ? -je partirais tout de suite, répondit M Levrault sans hésiter. -ajoutez, reprit le vicomte, que le roi et la reine se plaignent de ma longue absence. Voici près de deux ans que je n' ai mis le pied aux Tuileries. Toute cette famille est si excellente pour moi, si parfaite, que je ne voudrais pas encourir vis-à-vis d' elle le reproche d' ingratitude. -et vous avez raison, monsieur le vicomte ; quand on a de bonnes connaissances, on ne doit pas les négliger. La conversation une fois sur ce terrain, on pense bien que M Levrault fit tous ses efforts pour l' y maintenir. Il y réussit sans beaucoup de peine. Le vicomte raconta l' histoire de sa présentation, confirma tout ce que maître Jolibois avait dit la veille, et ne se lassa pas aux questions que M Levrault ne se lassait pas de lui adresser. Pour un homme foudroyé avant l' âge, il avait, comme on dit, la langue bien perdue, et ne tarissait pas. Décidément il disposait des faveurs de la cour. Il ne voulait rien, mais il pouvait tout. M Levrault l' écoutait comme un oracle et pensait avec complaisance à tout le parti qu' il pourrait tirer d' un pareil gendre. Il voyait tout à la fois en lui un pont pour franchir l' abîme qui le séparait des honneurs, une échelle pour escalader le pouvoir, une clef pour ouvrir les portes du Luxembourg. De temps en temps Laure mêlait quelques paroles à l' entretien. Aussitôt qu' elle ouvrait la bouche, le vicomte frissonnait, se tournait vers elle et tombait dans l' extase. Laure ne laissait pas d' être un peu surprise de l' effet que sa voix produisait sur les nerfs du dernier des Montflanquin. M Levrault lui-même était passablement intrigué ; mais ils n' osaient ni l' un ni l' autre demander l' explication de cette singularité. à la prière de Gaspard, la jeune fille s' était mise au piano. Gaspard, en l' écoutant, se tordait d' admiration, et poussait des brava frénétiques, absolument comme s' il eût été au balcon du théâtre-italien. Le fait est que Laure avait un beau talent sur le piano, et jouait de ce funeste instrument de façon à le rendre à peu près supportable. Après avoir exécuté quelques fantaisies éblouissantes, elle chanta une des plus délicieuses mélodies de Reber. Elle avait une très-jolie voix, qu' elle réussissait à gâter à force de prétention. Sa romance achevée, elle aperçut, en se levant le vicomte à demi couché dans son fauteuil, immobile, les yeux au ciel, ne donnant plus signe de vie. -monsieur le vicomte, dit enfin M Levrault, de plus en plus étonné, il paraîtrait que cette petite chanson a produit sur vous une impression un peu violente ? -pardon, oh ! Pardon, s' écria Gaspard se réveillant en sursaut. Mademoiselle, votre voix me trouble et me plonge dans des ravissements ineffables. Dois-je le dire ? Ce n' est pas vous que j' écoute alors, mais une adorable créature qui n' a fait que passer sur la terre, et qui vivra éternellement dans mon coeur. Elle n' avait pas seulement votre voix, elle avait aussi tous vos traits ; si je l' entends quand vous parlez, je la vois quand je vous regarde. -quoi ! Monsieur le vicomte, s' écria M Levrault avec une satisfaction orgueilleuse qu' il ne songea pas à dissimuler, ma fille ressemblerait à Mademoiselle De Chanteplure ? -je vois bien, reprit le vicomte, que Jolibois vous a mis dans le secret de ma douleur. Je ne lui en veux pas. Oui, monsieur, Mademoiselle De Chanteplure ressemblait à mademoiselle votre fille. C' était le même timbre, les mêmes inflexions de voix, le même ovale de visage, le même regard, la même nuance de cheveux. Cependant je crois que Fernande avait la courbe du nez moins pure, moins fine, moins royale. à cela près, foi de gentilhomme, jamais ressemblance plus complète ne se rencontra sous le ciel. -Mademoiselle De Chanteplure s' est noyée bien malheureusement, ajouta M Levrault d' un air piteux. -ah ! Monsieur ! ... s' écria Gaspard avec un geste désolé. -monsieur le vicomte, dit Laure qui n' était pas précisément humiliée de sa ressemblance avec la fille d' un marquis, je regrette que ma présence soit condamnée à réveiller en vous un si pénible souvenir. Gaspard ne répondit pas, mais il tourna vers Mademoiselle Levrault un regard si profond, si tendre, si passionné, qu' elle se sentit affranchie de toute inquiétude et de tout remords. La conversation prit un tour moins lugubre. Le vicomte avait cela de bon que ses impressions funèbres ne tenaient pas plus longtemps que la neige d' avril. à l' entendre raconter la mort de Mademoiselle De Chanteplure, on aurait pu croire qu' il ne lui restait plus qu' à s' ensevelir à la trappe ; cinq minutes après, il causait gaiement de choses et d' autres, léger comme un pinson qui vient de sécher au soleil ses plumes mouillées par une pluie d' orage. Il avait dans l' esprit de l' entrain, de la verve, et dans les manières je ne saurais dire quelle grâce frelatée qui n' eût pas trompé les clairvoyants et les délicats, mais à laquelle le commun des martyrs devait se laisser prendre aisément. Il effleurait tous les sujets avec une facilité merveilleuse, et parvenait de loin en loin à faire oublier sa laideur. Il parla de la noblesse du pays et ne dissimula pas à M Levrault que les grandes familles des environs étaient en ce moment absentes de leurs terres ; mais il en restait encore assez pour défrayer les loisirs du grand industriel. D' ailleurs, les maisons de Kerlandec et de Barbanpré ne le cédaient à aucune autre pour l' illustration et l' ancienneté. Cependant, il se faisait tard, M Levrault offrit au vicomte de le mener jusqu' à sa porte en calèche découverte, attelée de quatre chevaux, conduite à la daumont. Gaspard répondit qu' il s' en irait à pied comme il était venu ; il ajouta en jetant un regard langoureux, qu' il avait besoin, pour apaiser son coeur, du silence des champs endormis. M Levrault n' insista pas ; mais, ave c le tact et la délicatesse du riche qui compte son or devant un pauvre, il exigea que Montflanquin, avant de se retirer, visitât son château, ses remises, ses chenils et ses écuries. Il ne lui fit pas grâce d' un appartement, d' une voiture, d' un cheval et d' un chien. Gaspard avait parlé de l' éclat de son nom, de ses relations avec les princes, de la faveur dont il jouissait à la cour : M Levrault prit sa revanche en faisant sonner ses millions. Heureusement, le bruit ne déplaisait pas au vicomte. -n' oubliez pas, lui dit M Levrault, que vous dînez demain à la Trélade. Je ne descends pas de Godefroy De Bouillon, mais je vous montrerai que ma table en vaut bien une autre. Gaspard s' inclina devant Laure, pressa chaleureusement la main de M Levrault dans les siennes et se retira en déclarant que depuis la mort de Mademoiselle De Chanteplure il ne se p11 souvenait pas d' avoir passé, même à la cour, une soirée si ravissante. -comment le trouves-tu ? Demanda M Levrault à sa fille dès qu' ils furent seuls dans le salon. -je le trouve laid, répondit Laure sans détour. -eh bien ! Reprit M Levrault, on se fait vite à sa figure. Le premier coup d' oeil ne lui est pas trop favorable ; pourtant je conçois qu' à la longue on en vienne à le trouver beau. Et puis, un esprit ! ... des manières ! ... une grâce ! ... il n' y a pas à dire, ajouta-t-il en fourrant ses mains dans ses poches, on est flatté de recevoir ces gens-là chez soi. Iv M Levrault ne devait pas tarder à découvrir que la Bretagne n' était pas précisément le pays qu' il avait rêvé. Les châteaux écroulés, les vieux pans de mur habillés de lierre, les tours habitées seulement par les chouettes et les orfraies, ne manquaient pas aux environs de la Trélade ; mais les châteaux sur pied, avec châtelains et châtelaines, foisonnaient moins que M Levrault ne l' avait espéré. Ainsi, les châteaux de Clisson, de Mortagne et de Tiffauge, qui lui tendaient les bras, au dire de maître Jolibois, n' étaient depuis longtemps que des monceaux de ruines. M Levrault avait appris avec stupeur que toutes ces grandes maisons étaient éteintes, et qu' il fallait renoncer à la prétention de recevoir leurs descendants à sa table. Il était arrivé depuis près de deux mois, et la foule aristocratique promise à ses salons se bornait jusqu' à présent au vicomte De Montflanquin, au comte De Kerlandec et au chevalier De Barbanpré. Quant aux fêtes, quant aux réceptions annoncées à son de trompe par maître Jolibois, le fait est que, hors de chez lui, le grand industriel n' avait pas bu seulement un verre d' eau. Le comte De Kerlandec était un fin matois qui se trouvait vis-à-vis de Gaspard dans la même position que maître Jolibois ; Gaspard lui devait quelques milliers d' écus hypothéqués sur la dot de sa femme et sur les brouillards de la Sèvre, car du domaine de ses pères il n' était plus question depuis longues années, et quand M Levrault avait parlé du pigeonnier du vicomte, le brave homme ne croyait pas si bien dire, il ne se doutait pas de l' heureux choix de l' expression. Ennemi de la bourgeoisie à laquelle il ne pardonnait pas de s' élever et de s' enrichir, jeune encore d' esprit, fin railleur malgré ses soixante ans et la goutte assassine, le comte De Kerlandec avait saisi avec avidité l' occasion de rentrer dans ses fonds et de s' amuser aux dépens d' un bourgeois riche et sot. Enfin, comme il n' avait ni chevaux ni voiture, le comte n' était pas fâché de promener sa goutte dans la calèche de M Levrault. Le chevalier De Barbanpré se prenait en effet pour un descendant de Godefroy De Bouillon. C' était un vieux gentilhomme très-simple, très-pauvre, très-gourmand, et qui eût donné pour un bon repas tout son arbre généalogique. M Levrault n' avait pas eu de peine à l' attirer chez lui. Le chevalier allait souvent à la Trélade ; on avait fini par remarquer dans le pays qu' il ne s' y rendait jamais après dîner et que jamais il n' en sortait avant. M Levrault s' était bien présenté avec Laure dans quelques familles que lui avait désignées Gaspard ; mais soit que Gaspard, en pilote habile, les eût dirigés à bon escient vers des parages où il n' avait pas de concurrence à redouter, soit qu' en réalité le bois dont on fait des gendres manquât absolument dans cette partie de la Bretagne, toujours est-il que Laure et son père n' avaient pas découvert un seul gentilhomme à marier. En dépit de ses trois millions, M Levrault s' était vu partout accueilli avec cette haute politesse qui peut passer pour du dédain ; des cartes satinées, timbrées d' un casque ou d' une couronne, avaient répondu à toutes ses avances. Il avait beau multiplier autour de lui les séductions de la richesse, Montflanquin, Barbanpré, Kerlandec, étaient toute sa cour ; après deux mois de séjour sous le ciel de la vieille Armorique, il ne voyait se presser en foule autour de lui que Kerlandec, Barbanpré, Montflanquin. De ces trois courtisans, le vicomte était le plus assidu ; il consolait M Levrault de toutes ses déceptions. Gaspard, au bout de trois semaines, avait déclaré qu' il n' irait pas à Chantilly. Les courses étaient ajournées à la saison d' automne. Gaspard ne quittait plus la Trélade. Il arrivait le matin, et s' en allait le soir. On devait lui savoir gré de n' avoir pas encore apporté ses pantoufles. Il avait fait de M Levrault sa propriété, son bien, une chose à lui. C' était lui qui dirigeait tout ; rien ne se faisait que par lui. Tous les soirs, avant de se retirer, il dressait lui-même le programme des excursions du lendemain. Il était de toutes les parties et de toutes les promenades. Il eût été tout aussi facile de voir M Levrault sans son ombre que de le rencontrer sans Gaspard. Vif, alerte, dispos, toujours en belle humeur, le vicomte avait le secret de remplir la Trélade de mouvement, de bruit et de gaieté. Il donnait à M Levrault des leçons d' équitation, lui racontait des histoires de la cour, caressait sa sottise, encourageait toutes ses manies. Il avait dressé pour Laure un joli cheval qui s' agenouillait devant elle, et la suivait comme un mouton bridé. Chaque jour, il inventait une distraction nouvelle. Bref, après avoir commencé par se rendre utile, il avait fini par devenir indispensable. M Levrault, qui pensait avoir trouvé la pie au nid, se préoccupait à peine des mécomptes qu' il avait essuyés. Qu' était-il venu chercher en Bretagne ? Un gendre qui lui frayât le chemin des honneurs et des dignités. Ce gendre, il l' avait sous la main. Gaspard réunissait toutes les conditions requises : un grand nom pour Laure, pour M Levrault une grande influence. Il était le gendre rêvé. Malheureusement, Gaspard ne paraissait pas entendre de cette oreille. Il n' avait pas d' ambition, et ne parlait de sa pauvreté qu' avec amour ; à ses yeux, l' opulence était sans attraits. à part quelques soupirs étouffés, quelques regards brûlants qui ne s' adressaient peut-être qu' à l' image de Mademoiselle De Chanteplure, on ne pouvait guère supposer que son coeur fût épris de Laure. Il répétait volontiers que sa vie était close, qu' il ne se marierait jamais. M Levrault désespérait parfois de le prendre dans ses filets : il était le poisson, et croyait être le pêcheur. Il avait dans son parc, avec le comte De Kerlandec et le chevalier De Barbanpré, des entretiens qui achevaient de l' exalter. Le comte et le chevalier célébraient à l' envi les mérites de Montflanquin. C' était tout profit pour Kerlandec, et Barbanpré ne voulait pas se montrer ingrat vis-à-vis d' un homme qui l' avait introduit dans une maison où l' on faisait de si bons dîners. Pendant que M Levrault se consumait dans son impatience, Laure se piquait de plus en plus au jeu. Laure n' eût pas été touchée de l' amour du vicomte ; elle souffrait de son indifférence. Si le vicomte eût demandé sa main, il n' est pas sûr qu' elle eût consenti à l' épouser ; mais elle s' irritait de lui entendre p12 répéter sans cesse qu' il ne se marierait jamais. Elle ne l' aimait pas, c' est tout au plus s' il lui plaisait, et pourtant elle était jalouse de la jeune fille qu' il avait aimée, elle était humiliée de la fidélité qu' il gardait à son souvenir. Enfin, il arriva que l' attitude de Gaspard changea visiblement. Gaspard devint triste, fantasque, taciturne, rêveur. Il se troublait auprès de Laure, et l' on voyait bien que ce n' était plus l' image de Mademoiselle De Chanteplure qui l' agitait ainsi. Il ne parlait plus de Fernande. Une sombre mélancolie avait tari sa verve, enrayé son entrain. Symptôme plus grave encore, à table, il buvait à peine, et ne mangeait que du bout des dents. Ces changements n' échappaient pas à l' oeil pénétrant de M Levrault. Le vicomte ne s' était pas encore déclaré, mais sa passion se trahissait à tous les regards : les moins clairvoyants n' auraient pu s' y tromper. Ivre de joie, M Levrault touchait au but de ses espérances. Quant à se préoccuper de la passion du vicomte au point de vue du bonheur de sa fille, cet excellent père n' y songeait même pas. Seulement il pensait avec complaisance qu' un gendre si violemment épris se montrerait des plus accommodants le jour de la discussion du contrat. Le désintéressement de Montflanquin, son mépris de la richesse, son amour de la pauvreté, garantissaient d' ailleurs la modestie de ses prétentions. Fastueux et ladre, M Levrault se félicitait tout bas d' avoir mis la main sur un gentilhomme qui joignait à tant de qualités précieuses l' avantage du bon marché. Pour Laure, elle se sentait aimée, sa vanité était satisfaite ; elle jouissait de son triomphe, et ne se souciait plus de Gaspard. -il faut voir, il faut attendre, disait-elle à son père, qui parlait déjà du mariage comme d' un fait près de s' accomplir. Rien ne prouve jusqu' à présent que le vicomte soit résolu à demander ma main ; mais, y fût-il décidé, la prudence nous conseillerait encore de ne point nous hâter, et d' y regarder à deux fois. Il est impossible que le vicomte soit le seul parti que la Bretagne ait à nous offrir. -qu' espères-tu donc ? Répliquait M Levrault, qui ne comprenait rien aux hésitations de sa fille. Un rejeton des Beaudouin et des Lusignan ! Crois-tu qu' il y en ait à remuer à la pelle ? D' ailleurs, nous avons exploré tous les châteaux des environs, et, à moins que tu ne veuilles épouser le comte De Kerlandec ou le chevalier De Barbanpré, je ne vois pas trop sur qui tu pourrais arrêter ton choix. -il faut attendre, répétait Laure avec fermeté ; rien ne presse. M Gaspard nous a dit lui-même que les grandes familles de la contrée sont en ce moment absentes de leurs terres. Peut-être n' en serons-nous pas toujours réduits à la société du vicomte. -ma foi, ma chère, tu es bien difficile. Un grand nom, une grande influence, une grande passion par-dessus le marché ! Jolibois avait raison, ce Montflanquin est un caractère antique. On ne l' accusera pas, celui-là, d' avoir couru après notre argent. Je l' observe, sans qu' il s' en doute ; je sais ce qui se passe en lui. Il avait juré de rester fidèle à cette malheureuse Chanteplure. Il t' aime à son coeur défendant. Il en a des remords, il s' en accuse, il en enrage ; mais il t' aime, c' est plus fort que lui. Ainsi, malgré les millions de ton père, tu inspires un sentiment romanesque, et tu n' es pas contente ; tu peux être épousée par amour, et cela ne te suffit pas. Grand merci ! Tâche de trouver mieux ; je t' en souhaite. Dans ces dernières paroles de M Levrault, il y avait bien quelque chose qui chatouillait agréablement l' orgueil de sa fille. Laure n' avait pas la prétention d' être une héroïne de roman. C' était, je l' ai déjà dit, un esprit très-calme, et qui avait toujours envisagé le mariage comme une affaire d' ambition, comme une question de libre échange. Cependant il ne lui déplaisait pas d' inspirer une passion désintéressée, et de se sentir aimée pour elle-même. Ses amies de pension ne s' étaient pas fait faute de lui répéter qu' elle trouverait peut-être quelque petit hobereau qui consentirait à l' épouser pour ses écus ; elle se figurait leur dépit, si elles apprenaient jamais qu' un gentilhomme de haut lignage l' avait épousée par amour. La passion et le désintéressement du vicomte ne pouvaient être mis en doute, et Laure avait assez de raison pour se dire qu' une occasion pareille ne se présente pas deux fois dans la destinée d' une jeune fille affligée d' un million de dot. Gaspard n' était pas beau, mais ses armoiries étaient belles. Laure n' aimait pas Gaspard, mais c' était là le dernier des soucis de Laure. Il n' était jamais entré dans son esprit qu' elle dût aimer son mari. Ce qui la chagrinait, c' est que Gaspard n' était que vicomte ; elle eût voulu tout au moins un marquis. Le titre de vicomtesse n' était pourtant pas à dédaigner, quand on s' appelait Mademoiselle Levrault, et qu' on se souvenait d' avoir vu son père auner du drap rue des bourdonnais. Un jour, en se promenant à cheval, elle s' était arrêtée devant le pigeonnier de Montflanquin. Sa vanité saignait en songeant à cet amas de vieux murs éboulés que Gaspard appelait pompeusement le château de ses ancêtres ; mais elle se savait assez riche pour les relever. Enfin, Laure était forcée de reconnaître qu' elle n' avait pas l' embarras du choix. Les semaines s' écoulaient, et les grandes familles absentes ne se hâtaient pas de rentrer dans leurs terres. Vainement M Levrault se montrait sur la route de Nantes en calèche attelée de quatre chevaux, conduite par deux jockeys coiffés d' une casquette de velours orange ; vainement il envoyait ses piqueurs promener dans les alentours ses chevaux et ses chiens, avec ordre de dire, comme le chat botté, aux passants : voici les chevaux et les chiens de M Levrault ; vainement il étalait sa fortune par tous les chemins et dans tous les carrefours, rien n' y faisait ; la foule des visiteurs était toujours la même à la Trélade. Laure finit par se rendre à l' avis de M Levrault. Il ne s' agissait plus que d' attendre la déclaration du vicomte. Aux soupirs que poussait Gaspard, il était permis d' espérer qu' on ne l' attendrait pas longtemps. Ainsi tous nos personnages nageaient dans la joie, et je ne sache pas que dans aucune histoire on ait vu jamais tant de gens heureux. Quelques jours encore, et M Levrault mettait le pied sur la terre promise. Laure se voyait à la cour. Mon Gaspard n' avait plus qu' à étendre ses doigts crochus pour agripper le petit million dont il paraissait avoir quelque besoin. Maître Jolibois croyait déjà tenir ses quatre-vingt mille livres, et le comte De Kerlandec ses quelques milliers d' écus. Le chevalier De Barbanpré pensait avec délices au festin de noces. Enfin, Galaor se berçait du doux espoir que le vicomte, une fois marié, penserait peut-être à lui payer ses gages. Les choses en étaient là, lorsqu' un incident imprévu vint brusquement en changer le cours. Un matin, après déjeuner, Laure était sortie à cheval, suivie d' un serviteur. C' était la première fois qu' elle allait ainsi à travers champs, sans être escortée de son père et de Montflanquin. Gaspard s' était offert à l' accompagner ; mais M Levrault, décidé pour en finir à le forcer dans ses retranchements, avait retenu le vicomte, qui ne s' était résigné qu' à regret, p13 après avoir reçu l' assurance que Laure dirigerait sa promenade du côté de Clisson, car, à l' en croire, le côté de Tiffauge était mal habité, et il craignait pour elle de fâcheuses rencontres. Docile aux avis de Gaspard, Laure avait d' abord côtoyé la rivière ; puis, ennuyée bientôt des chemins trop connus, elle s' était jetée dans un sentier couvert qui coupait le vallon, courait sur les flancs du coteau et se perdait dans un bois de chênes. Percé d' allées étroites, courtes, enchevêtrées, ce bois était un vrai labyrinthe. Laure le traversa au galop, et s' aperçut, sur la lisière, qu' elle n' était plus suivie de Germain qui, sans doute, avait perdu ses traces. Bien que Mademoiselle Levrault ne fût pas une organisation très-poétique, elle éprouva moins d' inquiétude que de joie en se trouvant seule au milieu des campagnes. Sans se préoccuper autrement des appréhensions du vicomte, elle rendit la bride et laissa son cheval aller à l' aventure. Il faisait une de ces journées sans soleil, un peu tristes, mais si charmantes, qui prêtent aux splendeurs de l' été les mélancolies de l' automne. La terre rafraîchie se reposait des ardeurs de juillet sous un ciel gris et doux, nuancé comme l' aile d' une palombe. Par quel enchantement Laure en arriva-t-elle à se mettre en communication avec la nature ? Comment cette jeune fille, qui n' avait vécu jusque-là que d' orgueil et de vanité, eut-elle enfin une révélation confuse des beautés de la création ? Laure avait oublié ses millions et les armoiries de Gaspard. Elle voyait les blés onduler à ses pieds, elle écoutait le chant des brises, elle aspirait l' air embaumé des prés ; son coeur se dégageait peu à peu des ambitions mesquines qui, quelques heures auparavant, le remplissaient encore tout entier. C' est que la bonne et sainte nature a de mystérieuses influences auxquelles ne sauraient échapper les âmes les plus rebelles ; c' est qu' elle a de muets enseignements d' une éloquence irrésistible : le spectacle des oeuvres de Dieu en dit plus sur le néant des vanités mondaines que toutes les oraisons funèbres de Bossuet et de Massillon. Malheureusement, le mal était profond chez Laure, et la pauvre enfant ne devait pas tarder à reprendre les liens misérables sous lesquels l' éducation avait étouffé tous ses bons instincts. Laure chevauchait ainsi depuis quelques heures, au gré de sa monture, sans se douter qu' avec son amazone, son chapeau de feutre et son voile vert, seule et libre, en plein air, perdue au milieu des genêts, elle était cent fois plus aimable que dans le salon de son père. Quand elle voulut se diriger vers la Trélade, elle essaya vainement de s' orienter ; elle était égarée dans un océan d' ajoncs et de bruyères. Après avoir erré quelque temps encore au hasard, elle crut reconnaître les abords d' un sentier dans lequel Gaspard l' avait un jour empêchée de pénétrer, en lui signalant comme un passage périlleux, coupé de fondrières et menant à des marécages. L' année précédente, une pastoure s' était risquée, à la poursuite d' une de ses vaches, dans ce défilé qu' on appelait le chemin du diable ; la pastoure et la vache n' avaient jamais reparu depuis. Laure avait fait observer avec assez raison que pareil malheur ne fût point arrivé, si l' on eût mis à l' entrée de ce défilé une barrière ou tout simplement un fagot d' épines. Là-dessus, Gaspard s' était récrié, admirant l' esprit inventif de Mademoiselle Levrault et déplorant la stupidité de la commune. En se retrouvant vis-à-vis du chemin du diable, Laure s' arrêta pour le reconnaître, et le reconnut en effet. C' était une allée sinueuse, profondément encaissée entre deux collines, et qui serpentait sous un berceau de frênes, comme un méandre de verdure. Laure allait s' éloigner, lorsqu' elle aperçut une petite fille, pieds nus et cheveux en broussailles, qui débouchait précisément par cette allée, en chassant devant elle une vache au poil roux. Une imagination un peu rêveuse aurait cru voir les ombres éplorées de la pastoure dont le vicomte avait raconté le sinistre destin ; mais Mademoiselle Levrault n' était pas fille à se laisser prendre à de si poétiques illusions. -petite ! Cria-t-elle, est-ce que le sentier d' où tu sors n' est pas le chemin du diable ? -le chemin du diable ! Répliqua la pastoure d' un air effaré ; ma belle demoiselle, il n' y a pas de chemin de ce nom dans tout le pays. -comment ! S' écria Laure, tu n' as pas entendu parler du chemin du diable ? -faites excuse, ma belle demoiselle, j' en ai entendu parler par m. le curé ; mais je ne l' ai jamais vu. -tu sais du moins que ce sentier n' est pas sûr, qu' il mène à des marécages où il ne fait pas bon de s' aventurer ? L' an passé, une bergère comme toi s' y est perdue avec sa vache. -m' est avis, répondit la petite, que vous voulez vous gausser de moi. Ce sentier est aussi sûr que la route de Nantes : pour en sortir vivant, il suffit d' y entrer en vie. -eh bien ! Demanda Laure étonnée, où donc ce chemin mène-t-il ? -à notre ferme, ma belle demoiselle, et au château de La Rochelandier. à ces mots, la petite fille s' enfuit à toutes jambes, pour courir après sa bête, qui se régalait dans un champ de luzerne. Laure était toujours à la même place, cherchant un sens aux contes de Gaspard et n' en trouvant aucun. Il fallait que ce château de La Rochelandier, dont le nom venait de frapper son oreille pour la première fois, ne fût qu' un monceau de ruines, comme les châteaux de Tiffauge, de Mortagne et de Clisson ; autrement, Gaspard n' eût pas manqué de le porter sur la liste qu' il avait remise à M Levrault, quand il s' était agi de nouer des relations avec la noblesse des alentours. Ce château était inhabité, cela ne laissait pas l' ombre d' un doute dans l' esprit de Laure ; mais pourquoi Gaspard lui avait-il signalé ce sentier comme un passage dangereux ? Pourquoi ce nom de chemin du diable ? Pourquoi cette histoire d' une pastoure et de sa vache s' abîmant dans des fondrières ou dans des marécages ? Après quelques minutes de réflexion, Laure cingla d' un coup de cravache le flanc de son cheval, et s' enfonça dans le chemin qui menait au château de La Rochelandier. V après un temps de galop sur un terrain ferme et uni, Mademoiselle Levrault débouchait dans une vallée étroite et s' arrêtait au pied d' un château qui, bien que mutilé par les ans, gardait encore quelque chose de seigneurial, et se carrait dans sa vétusté comme un hidalgo dans son manteau troué. La nature, toujours bienfaisante, avait mis sur toutes ses blessures un appareil de verdure et de fleurs. Les joncs, les saules, les glaïeuls, croissaient dans les fossés où chantaient les rainettes. Le lierre et les ronces grimpaient jusqu' au front des tours ; de toutes les fenêtres de toutes les crevasses pendaient p14 des touffes de ravenelle, de mille-pertuis et de pariétaire. Un perron de dix degrés montait fièrement de la cour dans le vestibule. Les alentours étaient agrestes, même un peu sauvages. Les fabriques et les manufactures n' avaient pas pénétré jusque-là. La Sèvre ne réfléchissait que le luxe de ses ombrages. Le village, qui s' étendait à deux portées de fusil du manoir, n' offrait à l' oeil qu' un éparpillement de fermes isolées, ralliées autour d' un clocher rustique. En ce moment, la vallée était déserte ; le château lui-même semblait inhabité. Rien ne trahissait la vie à l' intérieur : pas un bruit, pas un mouvement, pas un filet de fumée bleuâtre s' élevant en spirale au-dessus du toit. Par la porte ouverte à deux battants, on pouvait voir l' herbe pousser en paix entre les pavés de la cour et jusque sur les marches disjointes du perron. Si cette demeure n' était pas vouée à un abandon définitif, elle devait appartenir à l' une des familles absentes dont le vicomte avait parlé ; mais, encore une fois, pourquoi le vicomte avait-il dénoncé comme dangereux, coupé de fondrières et aboutissant à des marécages, un sentier inoffensif, tapissé d' une herbe fine et drue, et qui conduisait sans encombre les gens dans ce joli vallon, au pied de ce manoir solitaire ? Pourquoi le nom de La Rochelandier n' était-il jamais sorti de sa bouche ? Tout en faisant ces réflexions, Mademoiselle Levrault ne pouvait s' empêcher de comparer la physionomie piteuse du petit castel de Montflanquin à la mine haute et fière de cette habitation féodale. Autant eût valu comparer une taupinière avec un nid d' aigle. Laure était descendue de cheval, et, relevant sa jupe d' amazone, avait hasardé quelques pas dans la cour pour examiner de plus près l' écusson sculpté au-dessus de la porte. Le spectacle des créneaux et des tours avait suffi pour la distraire de la contemplation de la nature ; la vue d' une pierre armoriée venait d' effacer à ses yeux toute la poésie des landes et des prés. Elle allait se retirer, quand une dame du plus grand air parut sous le vestibule et s' avança sur le perron. Le premier mouvement de Laure fut de s' enfuir ; la noble châtelaine ne lui en laissa pas le temps. -j' espère, mademoiselle, dit-elle avec un aimable sourire, que ce n' est pas ma présence qui vous fait peur ? Je ne me pardonnerais de ma vie d' avoir effarouché tant de jeunesse, de grâce et de beauté. -madame, balbutia Laure plus rouge que la fleur du grenadier, excusez mon indiscrétion ; j' avais tout lieu de croire que ce château était inhabité. -eh bien ! Mademoiselle, vous voilà punie de votre étourderie, car vous êtes ma prisonnière. Vous ne refuserez pas de vous reposer un instant chez la marquise de La Rochelandier. Et la marquise tendait sa belle main blanche à la jeune fille pour l' inviter à franchir les degrés du perron. Mademoiselle Levrault ne s' était jamais vue à pareille fête ; sans se faire prier davantage, elle prit la main de la marquise, qui l' introduisit dans un vaste salon où ne respirait pas l' opulence, mais où l' on retrouvait encore les vestiges d' une splendeur évanouie. Tous les dessus de porte représentaient des fêtes galantes à la manière de Watteau, de Lancret et de François Boucher. La cheminée, large et de marbre blanc, était surmontée d' une glace dont le cadre, formé d' entre-lacs, se terminait par un fouillis de branchages, de nids de tourterelles et de canaris sculptés. Tout cela fané, ébréché, enfumé. Les chaises et les fauteuils étaient couverts de housses blanches, destinées à voiler plutôt qu' à prévenir les injures du temps. Les tapisseries de haute lisse, qui cachaient les murs, auraient eu besoin de quelques reprises. Je pense aussi que quelques meubles de plus ne se fussent pas trouvés mal à l' aise dans cette immense pièce, dont les portraits de famille composaient le plus bel ornement. Tous les La Rochelandier étaient là, dans leurs cadres gothiques, bardés de fer ou chamarrés d' hermine, plaqués de croix, bariolés de cordons. Parmi les figures de femmes, une surtout attira les regards de Laure. C' était une grande dame habillée en bergère-camargo, robe de moire, avec paniers et tonnelet, talons rouges, houlette en main et petit chapeau sur le coin du chignon. Elle se tenait gravement au milieu de ses moutons, et près d' elle, sur la même toile, un La Rochelandier en casaque de velours gorge de pigeon et à pèlerine, avec un chapeau en lampion sur la tête, lui présentait de l' air le plus respectueux un lapin blanc tapi dans une corbeille de roses. Le portrait de la marquise n' eût pas déparé cette collection de visages aristocratiques. Quoiqu' elle eût passé depuis longtemps la première et même la seconde jeunesse, la marquise était belle encore, marchait la tête haute, la poitrine en avant, et avait le port d' une reine. Tout révélait en elle l' instinct de la domination. Ses lèvres, qui souriaient avec une grâce infinie, semblaient pourtant faites pour exprimer plus volontiers le dédain que la bienveillance. L' orgueil de la race couronnait son front. Un oeil observateur eût deviné, en la voyant, une de ces femmes, charmantes par calcul, impérieuses par nature, que Dieu a créées pour régner moins par les séductions de la faiblesse que par la souplesse de l' esprit et l' énergie de la volonté. à peine entrée dans le salon, Laure déclina le nom de son père, et dieu sait ce qu' il lui en coûta pour prononcer ces simples paroles : je suis la fille de M Levrault, sous le feu croisé des regards que tous les portraits de famille paraissaient attacher sur elle. Il lui sembla qu' à ce nom de Levrault, un sourire narquois partait comme une flèche de chaque cadre et venait la frapper droit au coeur. Puis, elle raconta par quel hasard elle s' était trouvée seule au milieu des campagnes et comment la curiosité l' avait poussée jusque dans la cour du château. -quoi ! Mademoiselle, s' écria la marquise, vous êtes la fille du riche industriel qui est venu s' établir à la Trélade ? On m' a parlé souvent de monsieur votre père. Je sais qu' il a visité plusieurs familles des environs. Je vous l' avoue, j' avais compté que le château de La Rochelandier ne serait pas le dernier où M Levrault se présenterait. Ce matin encore, je pouvais m' étonner que monsieur votre père en eût décidé autrement ; à cette heure, je le regrette. -madame la marquise, dit Laure avec empressement, mon père est moins coupable que vous ne pourriez le croire. Nous sommes étrangers dans ce pays. La personne qui s' est chargée de nous diriger dans le choix de nos relations ne nous a jamais parlé du château de La Rochelandier. Votre nom n' a pas été prononcé une seule fois à la Trélade depuis que nous l' habitons. Voilà une heure au plus que je dois au hasard de l' avoir entendu pour la première fois. C' est qu' à coup sûr le vicomte De Montflanquin ne vous sait pas de retour dans vos terres, autrement, j' aurais peine à comprendre... -pardon, mademoiselle, reprit la marquise l' interrompant : est-ce que la personne qui s' est chargée de vous diriger dans le choix de vos relations serait par aventure... -le vicomte De Montflanquin, oui, madame. -je m' explique très-bien, répliqua la marquise avec hauteur, p15 que le vicomte De Montflanquin n' ait pas tenté d' ouvrir à monsieur votre père les portes d' un château dont il n' a pas les clefs. Mais, mademoiselle, ajouta-t-elle gaiement, si M Levrault ne s' est présenté que dans les maisons où le vicomte a ses entrées, vous devez vivre ici dans une solitude à peu près absolue. -il est vrai, madame la marquise, que nous ne voyons pas beaucoup de monde, répondit Mademoiselle Levrault qui commençait à dresser les oreilles. Nous sommes à la Trélade depuis près de trois mois, et le cercle de nos connaissances se borne, jusqu' à présent, au vicomte De Montflanquin, au chevalier De Barbanpré et au comte De Kerlandec. à ces mots, la marquise partit d' un éclat de rire si bruyant, qu' on eût dit un bruit de cascade. Elle se tordait dans son fauteuil, tandis que Laure la regardait d' un air embarrassé et ne savait quelle contenance tenir. -mille excuses, mademoiselle, dit enfin Madame De La Rochelandier, quand son accès d' hilarité fut un peu calmé : j' ai mauvaise grâce à rire devant vous des personnes que monsieur votre père reçoit dans son intimité. Cela ne m' arrivera plus. Promettez-moi seulement de ne pas juger de la noblesse de Bretagne d' après les trois échantillons que vous venez de me citer. -mais, madame la marquise, le vicomte De Montflanquin nous a dit que les maisons de Kerlandec et de Barbanpré ne le cèdent à aucune autre pour l' illustration et l' ancienneté, et j' aurais cru que le vicomte De Montflanquin lui-même représentait avec ces deux gentilshommes l' élite de la noblesse du pays ? -tenez, mademoiselle, parlons d' autre chose, répondit la marquise se maîtrisant à peine ; sinon je vais me reprendre à rire, et cela me fait mal, outre que c' est inconvenant. Là-dessus, au grand regret de Laure, elle changea le cours de l' entretien. Mademoiselle Levrault, dont la défiance et la curiosité venaient d' être singulièrement éveillées au sujet du vicomte, essaya vainement de remettre son nom sur le tapis ; la marquise se renferma dans cette réserve obstinée qui est la pire des indiscrétions. En revanche, elle combla la jeune fille d' attentions de tout genre et se montra pour elle d' une grâce exquise, d' une bonté parfaite. Elle avait cette haute aristocratie de manières qui relève le prix des moindres prévenances, frappe à son coin la menue monnaie de la politesse courante, et d' un brin de muguet sait faire un épi de diamants. Les compliments ne lui coûtaient rien ; mais la flatterie, en passant par ses lèvres, pouvait être prise pour la fleur de la vérité. Un serviteur avait apporté un plateau chargé de fruits et de sirops. La marquise voulut servir elle-même la jeune amazone, et s' en acquitta avec une courtoisie qui toucha vivement la vanité de Mademoiselle Levrault. Puis elle la promena sur les plates-formes du château et dans les allées d' un parc qui, sans être considérable, était charmant, grâce aux soins qu' il n' avait pas reçus depuis plus de vingt ans. Rien ne rappelait, dans cette habitation, le luxe et le faste de la Trélade. Au contraire, tout y ressentait l' abandon et la pauvreté ; mais aussi on y retrouvait à chaque pas les traces authentiques d' une longue suite d' aïeux et Laure eût donné volontiers, pour ces écussons, ces portraits de famille et ces tours crénelées, la Trélade, la meute et les dix chevaux de son père, avec Barbanpré, Kerlandec et Montflanquin par-dessus le marché. Les heures s' envolaient. Mademoiselle Levrault, que la marquise avait ramenée dans le salon, se leva pour prendre congé. -je vous reverrai, n' est-ce pas ? Dit la marquise d' une voix caressante. -soyez sûre, madame la marquise, que mon père s' empressera de venir vous offrir ses hommages et vous remercier de l' accueil que j' ai reçu au château de La Rochelandier. Pour moi, je n' oublierai jamais votre aimable hospitalité. -vous direz de ma part à M Levrault qu' il a une fille adorable. J' avais entendu parler de sa richesse, et pourtant j' étais loin de me douter qu' il eût un trésor si précieux ; mais j' y pense, mademoiselle, ajouta la marquise se ravisant, vous ne pouvez pas retourner seule à la Trélade. Nos sentiers vous sont inconnus, ou tout au moins peu familiers. Attendez, pour partir, que mon fils soit rentré ; Gaston se fera un plaisir de vous accompagner. Jusque-là, Madame De La Rochelandier n' avait pas dit un mot de son fils. à cette révélation inattendue, Mademoiselle Levrault tressaillit. Presque au même instant, le galop d' un cheval s' arrêta dans la cour, et, au bout de quelques secondes, un beau jeune homme entra dans le salon. Son visage était doux et fier. L' intelligence rayonnait sur son front, qu' encadraient négligemment des touffes de cheveux blond cendré. Bien qu' il fût au printemps de la vie, son regard triste et son air souffrant accusaient de secrets ennuis. Grand, mince, élancé, il était vêtu avec une élégante simplicité et paraissait avoir vingt-cinq ans au plus. Laure, en l' apercevant, comprit enfin le sens et la moralité des fables De Montflanquin. Ce fut pour elle comme un flot de lumière éclairant tout d' un coup les ténèbres du chemin du diable. Gaston n' avait eu qu' à se montrer pour dévoiler Gaspard. Il s' inclina gravement devant la jeune fille, et baisa la main de la marquise avec une tendresse mêlée de respect. -Gaston, dit la marquise, vous ne comptiez pas trouver, en rentrant, une si jolie fleur épanouie entre nos vieux murs. Remerciez le hasard qui vous a ménagé cette agréable surprise. Mademoiselle Levrault veut bien vous permettre de l' accompagner jusqu' à la Trélade. Si vous voyez M Levrault, vous lui ferez mes compliments. Gaston, qui connaissait tout l' orgueil de sa mère, jeta sur elle un regard curieux ; puis, se remettant aussitôt : -mademoiselle, je suis à vos ordres. Mon cheval est encore tout sellé et bridé ; nous partirons dès que vous le voudrez. Mademoiselle Levrault fit tous ses efforts pour épargner cette corvée au jeune marquis. Si on l' eût prise au mot, je crois qu' elle eût été un peu désappointée. Heureusement, il n' en fut rien, et la marquise insista tellement que Laure dut finir par céder. Gaston, par politesse, n' avait pas cru pouvoir se dispenser de joindre ses instances à celles de sa mère. Madame De La Rochelandier les accompagna jusqu' au pied du perron, les vit monter à cheval, les suivit des yeux à travers la vallée et ne rentra qu' après qu' ils eurent disparu dans les profondeurs du sentier. Elle avait, en rentrant, l' air satisfait d' une personne qui n' a pas perdu sa journée. Certes, un poëte, ou tout simplement un rêveur qui eût aperçu ces deux enfants chevauchant côte à côte le long des traînes, sous le ciel embaumé des prairies, n' eût pas manqué de s' écrier : voilà deux amoureux qui passent. Et peut-être son coeur se fût abîmé dans la mélancolie d' un lointain souvenir. Moi-même, si j' étais libre d' obéir à ma fantaisie, je dirais p16 que ces deux jeunes gens en arrivèrent doucement à se sentir attirés l' un vers l' autre, j' essaierais de retrouver les accents de la jeunesse pour chanter le doux poëme des tendresses écloses à l' ombre des bois, sur le bord des ruisseaux, dans le creux des vallons. Par malheur, cette histoire n' est pas une idylle, et je plains de toute mon âme ceux qui s' obstineraient à chercher dans ce récit la fraîcheur, la poésie et la grâce des sentiments. Veut-on savoir ce qui préoccupait Mademoiselle Levrault pendant que Gaston chevauchait auprès d' elle ? Ce n' était ni la bonne mine de ce jeune homme, ni l' élégance de sa tournure, ni la tristesse de son regard ; c' était son titre de marquis. Elle reconnaissait bien que Gaston était plus jeune, plus beau, mieux tourné que Montflanquin ; mais avant tout Gaston était marquis, Montflanquin n' était que vicomte. Elle se souciait assez peu de la valeur personnelle de son compagnon ; mais il souriait à sa vanité de rentrer à la Trélade avec un marquis. Et puis, quel coup de foudre pour Gaspard ! Elle jouissait par anticipation de sa stupeur et de son dépit. Dérober aux regards de Laure un jeune et beau garçon qui pouvait devenir un jeune et beau mari, Laure n' était pas fille à s' en plaindre ; mais tenir un marquis sous le boisseau, voilà ce que Laure ne pardonnait point. On juge si de pareilles méditations étaient faites pour appeler l' amour. Quant au jeune La Rochelandier, pendant qu' il chevauchait près de Laure dans des sentiers si étroits, que parfois son visage était effleuré par le voile de l' amazone, il songeait malgré lui aux millions de M Levrault, et, comme Gaston avait l' âme délicate et fière, cette préoccupation aurait suffi pour fermer son coeur à l' amour, si l' amour se fût avisé de rôder autour de son coeur. Tout en souffrant de sa pauvreté, il la respectait et n' eût voulu pour rien au monde l' humilier devant l' opulence. Aussi avait-il pris vis-à-vis de Mademoiselle Levrault une attitude froide, compassée, même un peu hautaine. Si elle eût été pauvre comme lui, à coup sûr il eût remarqué sa jolie taille et sa jolie figure, car Laure était vraiment jolie ; mais, tandis qu' elle ne voyait en lui qu' un marquis, il ne voyait en elle que la fille d' un millionnaire. Les choses ainsi posées, il n' est pas besoin d' ajouter que la promenade de Laure et de Gaston n' avait rien de bien sentimental. Celui qui eût écouté derrière les haies en eût été pour sa courte honte. Mademoiselle Levrault, qui tenait à prouver au marquis de La Rochelandier qu' elle n' était pas la fille d' un ancien marchand de drap, comme de méchantes langues en répandaient peut-être le bruit dans le pays, parlait à tort et à travers de ses liaisons avec les filles de la plus haute aristocratie. Ses anciennes compagnes de pension, qu' elle détestait si cordialement, étaient toutes devenues ses amies intimes. Gaston, en l' écoutant, ne pouvait parfois s' empêcher de sourire. Elle essaya de l' amener, par d' insensibles détours, à s' exprimer sur le compte de Montflanquin ; mais Gaston imita la réserve et la discrétion de sa mère. Seulement, quand Laure l' interrogea sur Mademoiselle De Chanteplure, il se mordit les lèvres et ne réprima pas sans peine un mouvement de folle gaieté. Après deux heures de marche, ils aperçurent enfin, à travers le feuillage, le toit de la Trélade. -mademoiselle, dit Gaston, qui ne se sentait pas tourmenté du désir de présenter ses hommages à M Levrault, voici votre demeure. Ma mission est terminée ; si vous le permettez, je n' irai pas plus loin. Laure l' entendait autrement. La présence du marquis était nécessaire à l' effet de son entrée ; elle voulait, en même temps, que le jeune La Rochelandier emportât chez lui une idée un peu nette du luxe de M Levrault. -mon père ne me pardonnerait pas, lui dit-elle, de vous avoir laissé partir ainsi. Peut-être vous en voudrait-il à vous-même de vous être dérobé à ses remercîments. Je me suis reposée au château de La Rochelandier ; venez, monsieur, vous reposer au château de la Trélade. Vous n' y retrouverez pas la grâce et l' esprit de madame votre mère ; mais mon père sera très-heureux de vous connaître et de recevoir de votre bouche les compliments dont madame la marquise a bien voulu vous charger pour lui. Gaston ne paraissait pas bien convaincu de la nécessité de complimenter le nouveau seigneur. Laure redoubla d' insistance. Ce petit débat durait encore, quand les deux chevaux s' arrêtèrent devant la grille du château. Vi à la façon dont M Levrault avait insisté pour qu' il restât à la Trélade, le vicomte avait compris qu' il touchait au moment décisif. En effet, le grand industriel s' était promis en se levant que la journée ne s' achèverait pas sans couronner ses espérances. Il avait résolu, pour précipiter le dénoûment, d' en agir avec Montflanquin comme Mahomet avec la montagne : en d' autres termes, il se disposait à lui jeter adroitement sa fille et ses écus à la tête. Ainsi maître Gaspard en était venu à ses fins. Depuis près de deux mois, il sentait frétiller dans sa nasse les millions de M Levrault ; mais, au lieu de les saisir avidement et de s' exposer, par trop de hâte, à les voir glisser, comme une anguille, entre ses doigts, il avait préféré attendre, pour plus de sécurité, qu' ils vinssent eux-mêmes et de leur propre mouvement se mettre dans la poêle à frire. Il allait jouir de ce spectacle, unique, je le crois, dans les annales de la pêche. Après s' être assuré que Laure se dirigeait du côté de Clisson et tournait le dos au château de La Rochelandier, le vicomte, plein de sérénité, était allé rejoindre M Levrault sous les arbres du parc. M Levrault avait passé la nuit à combiner les manoeuvres qui devaient avoir raison de Gaspard, car le brave homme ne pensait pas pouvoir s' y prendre avec trop d' adresse et d' habileté, tant il craignait que sa proie ne lui échappât. Pour préparer les voies et faire un pont d' or au vicomte, il commença par l' entretenir de ses projets avec une apparente bonhomie. C' était son rêve de marier sa fille en Bretagne, et d' acheter une grande propriété dans les environs de la Trélade. Ce pays lui plaisait. Le mari de Laure devait être de noble race ; quant à la fortune, on l' en tenait quitte, et, si pauvre qu' il fût, si délabré que fût son castel, on se faisait fort de relever ses tours et de reconstituer le fief de ses aïeux. De temps en temps, M Levrault s' interrompait pour demander l' avis de M Montflanquin. -qu' en dites-vous ? -que vous en semble ? -monsieur le vicomte, n' ai-je pas raison ? -m. le vicomte écoutait d' un air distrait, hochait la tête, et répondait à peine ; il voulait ménager à ce vainqueur la satisfaction d' enfoncer des portes ouvertes, de foudroyer des bastions démantelés, et de réduire une place sans garnison. Après avoir exposé ses projets, M Levrault aborda, par une transition ingénieuse, l' avenir et la destinée du vicomte. Il s' étonnait, il ne comprenait pas que l' héritier d' une si p17 grande famille se condamnât, de gaieté, de coeur, à l' inaction, à l' obscurité, au lieu de chercher les moyens de rajeunir l' éclat de sa maison. Le vif intérêt, l' affection presque paternelle qu' il portait à Gaspard, l' autorisaient à lui parler avec sévérité. Eh bien ! Gaspard était coupable ; Gaspard, en s' abandonnant lui-même, trahissait du même coup la mémoire de tous ses ancêtres. Que devaient penser les ombres consternées des Beaudouin et des Lusignan ? L' ancien marchand de la rue des bourdonnais traita toute cette partie de son discours avec une magnificence de langage dont je n' essaierai pas de donner une idée ; un Rohan ne se fût pas exprimé avec plus d' éloquence sur les devoirs qu' impose un grand nom. M Levrault s' admirait lui-même, et jouissait de l' attitude affaissée de Gaspard. Gaspard, comme écrasé sous le poids des dures vérités qu' on lui faisait entendre, marchait la tête basse et s' arrêtait de loin en loin pour porter sa main à son front. Par-ci, par-là, le madré compère hasardait bien quelques répliques. Pour irriter l' attaque, il disputait pied à pied le terrain, ne rompait qu' à regret, et reprenait parfois l' avantage qu' il avait perdu. Enfin, il vint un instant où, sûr désormais de son triomphe, M Levrault s' avança dans la discussion comme un hippopotame à travers les roseaux qu' il broie sur son chemin. Le vicomte fut obligé de confesser humblement sa défaite. -vous avez raison, monsieur, je suis forcé de le reconnaître, s' écria-t-il avec un geste de résignation. à votre voix, la lumière est descendue dans mon esprit : je comprends que j' ai failli à tous mes devoirs. Plût à Dieu que je vous eusse rencontré plus tôt ! éclairé, dirigé par votre haute intelligence, je n' aurais pas consumé dans l' oisiveté les plus belles années de ma jeunesse. à cette heure, il est trop tard. En me ralliant à la branche cadette, j' ai brûlé mes vaisseaux. Je n' aurais qu' un mot à dire pour attirer sur moi les faveurs de la cour ; mais ce mot, je ne le dirai pas. -je vous approuve, monsieur le vicomte. Ce n' est pas un Levrault qui vous conseillera jamais une lâcheté. J' apprécie la délicatesse de votre belle âme. Vous ne voulez pas qu' on puisse vous soupçonner de vous être rallié par calcul, dans une arrière-pensée d' intérêt personnel. Vous réservez votre influence pour vos proches, pour vos amis, et ne demandez rien pour vous-même. Un Montflanquin se donne, il ne se vend pas. C' est beau, c' est grand, c' est chevaleresque ; à votre place, je n' agirais pas autrement. Heureusement, monsieur le vicomte, vous avez un moyen honorable et sûr de restaurer votre maison et de prendre dans le monde le rang élevé qui vous appartient. -ce moyen, monsieur, quel est-il ? Demanda Gaspard avec un sourire d' incrédulité. Vous m' avez fait l' honneur de visiter ma vicomté ; vous savez aussi bien que moi ce que m' ont laissé les révolutions. -monsieur le vicomte, repartit M Levrault d' un ton solennel, le temps n' est plus où la noblesse et la bourgeoisie vivaient entre elles comme chien et chat ; passez-moi ces expressions empruntées au vocabulaire des petites gens. Autrefois rivales, la noblesse et la bourgeoisie se sont réconciliées à l' ombre du trône de juillet. Ces deux grandes puissances tendent chaque jour à se rapprocher davantage : il n' est pas rare de les voir se donner la main, mêler leur sang, confondre leurs intérêts et se prêter un mutuel appui. Un gentilhomme ne croit plus déroger en épousant la fille d' un riche banquier ou d' un grand industriel. Je connais vos sentiments, monsieur le vicomte : vous n' avez jamais songé à vous élever contre ces alliances qui deviennent de plus en plus fréquentes, et sont comme un trait d' union entre le passé et l' avenir de notre beau pays. -en me ralliant à la dynastie de 1830, répliqua Gaspard avec gravité, je crois avoir témoigné hautement quelle est ma façon de penser là-dessus. Pourquoi me suis-je rallié, sinon pour inaugurer ce système de fusion entre la classe bourgeoise et la caste nobiliaire ? Il fallait que l' exemple partît de haut ; je me suis offert. J' ai toujours honoré la bourgeoisie. Je n' ai jamais fait mystère des sentiments qu' elle m' inspire : je n' ai pas attendu qu' elle fût au pouvoir pour les manifester. J' estime ses travaux ; je m' incline devant ses vertus. Fille de ses oeuvres, c' est elle aujourd' hui qui règne et gouverne ; elle représente les forces vives de la nation ; elle est elle-même une aristocratie dont les titres sont inscrits à chaque page dans le livre d' or de la France. -il est bien entendu, ajouta M Levrault, que nous ne parlons pas ici de cette classe intermédiaire qui tient encore au peuple par ses moeurs et par ses besoins, mais de la haute banque, de la grande industrie, qui représentent seules l' aristocratie nouvelle. Eh bien ! Monsieur le vicomte, pourquoi ne chercheriez-vous pas, dans les rangs de cette bourgeoisie, à laquelle vous rendez pleinement justice, une alliance qui vous permît de relever et de soutenir l' éclat de votre nom ? Vous ne pouvez pas pleurer éternellement Mademoiselle De Chanteplure. Nos devoirs ici-bas ne se bornent pas à ensevelir nos morts, nous avons autre chose à faire. Moi qui vous parle, j' avais un fils ; la perte de cet ange ne m' a pas empêché de gagner trois millions. Mademoiselle De Chanteplure s' est noyée : sans doute c' est un malheur ; mais toutes les larmes de vos yeux ne la rappelleront pas à l' existence. Vous avez juré de lui rester fidèle ; tous les amoureux ont fait le même serment. Monsieur le vicomte, le temps est venu pour vous d' aborder la vie par son côté sérieux. Dieu ne nous a pas mis sur la terre pour pleurnicher comme des enfants. Vous avez à perpétuer votre race ; l' héritage d' un grand nom impose à celui qui le reçoit l' obligation de le trans mettre. écoutez donc ce que vous disent par ma voix les Montflanquin, les Beaudouin et les Lusignan : vicomte Gaspard, il faut vous marier. Tout en causant, ils s' étaient dirigés du côté du château et avaient fini par entrer au salon. à ces mots, -il faut vous marier, -Gaspard se laissa tomber dans un fauteuil et cacha sa tête entre ses mains. Il demeura longtemps ainsi, pendant que M Levrault, debout, immobile, les bras croisés sur sa poitrine, le contemplait d' un oeil victorieux. -je le tiens ! Se disait le grand industriel, ivre de bonheur et d' orgueil. -il est pris ! Se disait Gaspard qui riait dans sa barbe et pétillait de joie. -le ciel m' en est témoin, s' écria le vicomte d' une voix étouffée, jamais l' ambition n' eût triomphé dans mon coeur du souvenir de Mademoiselle De Chanteplure. Que me font, à moi, les honneurs, la richesse, la splendeur de ma race, l' éclat de mon blason ? Périsse dans la mémoire des hommes le nom de Montflanquin plutôt que dans la mienne le doux nom de Fernande ! Oui, j' avais juré de lui rester fidèle ; mais, hélas ! Le diamant entame le diamant, et l' amour m' a rendu parjure. Et, comme effrayé de l' aveu qui venait de lui échapper, il colla son front contre le dos du fauteuil où il était assis, afin de dérober son trouble et sa honte aux regards de M Levrault. p18 -eh bien ! Monsieur le vicomte, va pour l' amour ! S' écria gaiement le grand manufacturier. Ce n' est pas le premier tour de ce genre qu' aura joué le petit dieu malin. Laure, qui sait son histoire de France sur le bout du doigt, m' a souvent parlé d' un roi que l' amour de sa dame poussa à reconquérir son royaume. Va pour l' amour, monsieur le vicomte ! Pourquoi rougir ? Pourquoi baisser les yeux ? Pourquoi dérober à ma vue ce noble visage ? Levez la tête, héroïque jeune homme. Assez longtemps vous avez combattu ; Mademoiselle De Chanteplure n' a plus rien à vous demander. Si ses mânes ne sont pas satisfaits, je ne sais pas ce qu' il leur faut. Parlez-moi, complétez l' aveu de votre flamme, confiez à votre vieil ami, à votre vieux Levrault, le nom de la beauté qui a su vous charmer. Quelle qu' elle soit, je réponds de votre bonheur. Quelle famille ne s' empresserait de vous faire place à son foyer ? Quelle femme ne serait fière d' avoir dompté un coeur tel que le vôtre ? Quel père ne serait heureux de pouvoir vous nommer son gendre ? Comment Gaspard eût-il résisté à ces paroles entraînantes ? Il se leva tout d' un jet, comme les diablotins à ressort quand on ouvre la boîte où ils sont comprimés. La félicité des élus rayonnait sur son front ; il parut un instant comme transfiguré. Il fit quelques pas vers M Levrault, qui attachait sur lui un oeil fascinateur ; sa bouche était prête à laisser échapper le secret de son âme, quand tout à coup la porte du salon s' ouvrit, et Laure entra fièrement, suivie du marquis De La Rochelandier. à cette brusque apparition, Gaspard comprit que la statue du commandeur et l' ombre de Banco n' étaient que des jeux d' enfants ; il resta foudroyé sur place. De son côté, M Levrault ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer chez lui un visiteur qui n' était ni le chevalier De Barbanpré ni le comte De Kerlandec. -mon père, dit Laure sans avoir l' air de remarquer la présence du vicomte, je vous présente m. le marquis De La Rochelandier, qui a bien voulu m' accompagner jusqu' à la Trélade. Et la jeune fille raconta brièvement comment le hasard l' avait conduite au château du jeune marquis. Gaspard eût été plus à l' aise dans un buisson d' épines ou sur le gril de saint Laurent ; il eût donné ses breloques, sa décoration de l' éperon d' or et jusqu' à la dernière pierre de son château, pour sentir, au péril de sa vie, le parquet du salon s' abîmer sous ses pieds. La confusion, le dépit, la colère, se partageaient son coeur. Qu' on se figure un autour se disposant à plumer un oison, et qui voit un aigle fondre et s' abattre sur sa proie. Quant à M Levrault, tout entier à ses préoccupations, il ne devinait rien et ne soupçonnait pas qu' il pût y avoir quelque anguille sous roche. L' intrusion d' un marquis à la Trélade n' avait pas changé le cours de ses idées. Il n' avait que faire des La Rochelandieret s' en tenait à son vicomte, qui suffisait à toutes ses ambitions. Il n' était pas ingrat et ne se flattait pas du fol espoir de rencontrer jamais un gendre plus exquis. Gaspard était le gendre modèle. M Levrault l' eût fabriqué lui-même qu' il ne l' eût pas fait autrement. Enfin, l' attitude de Gaston ne pouvait raisonnablement prétendre à tourner la tête au grand industriel. Grave et silencieux, froid et sévère, Gaston avait le fier maintien qui sied à la pauvreté vis-à-vis de la richesse. M Levrault lui trouvait l' air impertinent. -monsieur le marquis, dit enfin Gaspard, qui sentait la nécessité de faire bonne contenance, j' ignorais que vous fussiez de retour dans vos terres. Gaston le regarda avec hauteur et ne répondit que par une légère inclination de tête. Il ne convenait pas à ce jeune homme d' accepter un rôle, quel qu' il fût, dans la comédie qui se jouait à la Trélade. Au bout de quelques instants, il prit congé de M Levrault et de sa fille, et se retira comme il était entré, sans saluer le vicomte Gaspard De Montflanquin. Débarrassé de la présence de ce visiteur incommode, Gaspard respira plus à l' aise. La courte apparition du marquis, la réserve de ses manières, le piètre effet qu' il avait produit sur M Levrault, le silence même de la jeune fille, qui s' était abstenue jusque-là de faire la moindre allusion au chemin du diable, avaient à peu près rassuré le vicomte, qui se préparait à reprendre avec son beau-père l' entretien fatalement interrompu au moment le plus intéressant ; mais Gaspard ne devait pas en être quitte à si bon marché. -monsieur le vicomte, dit Laure d' un ton bref qui ne présageait rien de bon, j' ignorais qu' il y eût des La Rochelandier dans notre voisinage ; je l' ignorerais encore à cette heure, si le hasard eût imité votre discrétion. Il me semble pourtant que la marquise De La Rochelandier et son fils valent bien le comte De Kerlandec et le chevalier De Barbanpré. Remarquez, monsieur le vicomte, que je ne parle pas de vous. -je déclare que ce marquis ne m' a pas charmé du tout, s' écria M Levrault avec un dédain suprême. Qu' est-ce que c' est que ça, les La Rochelandier ? D' où ça vient-il ? Où ça perche-t-il ? C' est la première fois que j' entends parler de ces gens-là. -je le répète, répliqua Gaspard affectant une sécurité qui n' était déjà plus dans son coeur, je ne savais pas que les La Rochelandier fussent de retour dans leurs terres. -c' est bien étrange, monsieur le vicomte, ajouta Laure d' un air distrait, tout en jouant avec sa cravache qu' elle avait encore à la main. Voici près de trois ans que la marquise et son fils sont de retour dans leur domaine : le temps vous aura manqué pour l' apprendre. -mademoiselle, reprit Gaspard, je croyais, je m' étais laissé dire que la marquise et son fils étaient partis pour Frohsdorf à la fin du dernier hiver. Je dois ajouter que les La Rochelandier appartiennent à une fraction de la noblesse que j' ai vue longtemps, mais que je ne vois plus. -ah ! Vous ne voyez plus les La Rochelandier... je l' aurais deviné, monsieur le vicomte, rien qu' à la façon dont le marquis vous a salué en entrant et en sortant. -qu' est-ce que tout cela signifie ? S' écria M Levrault, qui ne pouvait comprendre où sa fille voulait en venir. Ce marquis est un mal appris qui mériterait une bonne leçon. Ne vous semble-t-il pas, vicomte, qu' il n' a pas eu pour moi tous les égards qui sont dus à mon rang ? Quelle pitié ! ça fait le fier, et je jurerais que j' ai là, dans ma poche, plus d' argent qu' il n' en faudrait pour acheter ses terres, son château et ses armoiries. à ces mots, il tira de son gousset une poignée d' or qu' il fit sauter dans le creux de sa large patte. Gaspard se sentait appuyé par M Levrault ; il reprit avec assurance : -les La Rochelandier ne me pardonneront jamais d' avoir, en me ralliant au trône de juillet, pacifié la Vendée et ruiné dans l' ouest les dernières espérances de la légitimité aux abois. Ils représentent en Bretagne cette noblesse incorrigible qui n' a rien appris ni rien oublié. Infestés de tous les préjugés de leur caste, entichés de leurs titres, ennemis nés de toutes les idées nouvelles, ils regrettent le régime de la p19 féodalité, et rêvent, dans leur château branlant, le rétablissement de la dîme et de la corvée. Parce qu' il leur reste deux ou trois tours éventrées, ils se croient appelés à restaurer la monarchie du droit divin. Ne leur parlez pas de la bourgeoisie, ils la détestent. L' industrie, cette gloire de la France, cette jeune reine du monde, cette puissance des temps modernes, ils la dédaignent, ils la méprisent, ils la traitent du haut en bas. Ils en sont encore à confondre la bourgeoisie avec le peuple, et, à leurs yeux, un grand industriel ne compte pas plus qu' un petit marchand. -c' est un peu fort ! S' écria M Levrault. -voilà, monsieur, ce que c' est que les La Rochelandier. Vous venez de voir le marquis. Quelle morgue ! Quelle insolence ! Pendant le peu de temps qu' a duré sa visite, ce petit hobereau a-t-il paru un seul instant se douter qu' il avait devant lui un des plus illustres représentants de la haute industrie ? J' en souffrais pour vous et pour lui-même. Il est tout jeune ; nous sommes du même âge ; peut-être a-t-il un ou deux ans de moins que moi. Eh bien ! Ne dirait-on pas déjà le marquis de Carabas ? Quant à sa mère, c' est la marquise de pretintaille. -monsieur le vicomte, reprit Laure, qui avait écouté tout cela sans sourciller, il faut que la marquise et son fils aient beaucoup changé depuis que vous ne les voyez plus. Madame De La Rochelandier m' a semblé la grâce en personne. C' est elle qui est accourue au-devant de moi, c' est elle qui m' a introduite dans son château branlant. Château branlant tant que vous voudrez. Tout ce que je sais, c' est qu' il est debout ; j' en connais plus d' un en Bretagne dont on n' en pourrait dire autant. J' ignore si la marquise est hostile à la bourgeoisie ; ce que je puis affirmer, c' est qu' elle ne m' a parlé de mon père qu' avec considération, de ses travaux qu' avec respect. -c' est bien heureux ! Dit M Levrault en se caressant le menton. -enfin, monsieur le vicomte, poursuivit Laure en appuyant sur chaque mot, il n' est pas d' amitiés ni d' avances que la marquise ne m' ait faites, avec un charme, un esprit, des manières, dont rien, je dois l' avouer, n' avait pu jusque-là me donner une idée. Quant au jeune marquis, s' il est fier, c' est que sans doute il a ses raisons pour cela. Il ne me déplaît pas qu' un gentilhomme porte haut la tête. -mademoiselle, répliqua Gaspard avec un fin sourire, la marquise est une bonne mère. Peut-être qu' en cherchant bien, vous finiriez par trouver le secret de ses cajoleries. -qu' entendez-vous par là, monsieur le vicomte ? Riposta Laure d' un ton mutin. Est-ce à dire qu' on ne saurait choyer et fêter en moi que la richesse de mon père ? En cherchant le secret des cajoleries de la marquise, peut-être trouverait-on celui des prévenances dont nous avons été comblés dès le soir de notre arrivée à la Trélade. Ici Gaspard se leva, pâle et froid de colère. Plus pâle que Gaspard, M Levrault, muet d' épouvante, regardait tour à tour sa fille et le vicomte, et se demandait s' il n' assistait pas à la ruine de ses espérances. Ce qui le rassurait, c' est qu' il pensait rêver et se croyait le jouet d' un abominable cauchemar. -restez donc assis, monsieur le vicomte, reprit Laure d' une voix mielleuse et sans avoir l' air d' y toucher. Je n' ai pas eu, croyez-le bien, l' intention de vous offenser. Je ne vous ai jamais fait l' injure de mettre en doute le désintéressement de votre affection, la loyauté de votre caractère. De grâce, asseyez-vous. Je ne veux pas que nous nous quittions de la sorte. S' il m' est échappé quelque parole étourdie qui ait blessé en vous des susceptibilités légitimes, soyez généreux et pardonnez-moi. -à la bonne heure ! S' écria M Levrault, que ces derniers mots avaient rappelé à la vie ; mais à qui en as-tu ? Quelle mouche te pique ? Donnez-vous la main, mes enfants, et, pour dieu ! Laissez là les La Rochelandier. Gaspard lui-même se croyait sauvé. Il prit les doigts de la jeune fille ; mais, comme il allait les porter à ses lèvres : -monsieur le vicomte, dit Laure avec un sang-froid impitoyable, si, pour nous égayer un peu, nous parlions du chemin du diable ? Gaspard tressaillit et retira sa main, comme s' il eût senti des griffes s' allonger traîtreusement sous le velours et s' enfoncer brusquement dans sa chair. -mademoiselle, dit-il après s' être mordu les lèvres jusqu' au sang, je m' éloigne, je vous laisse à vos nouvelles amitiés. Puissiez-vous ne regretter jamais celle que vous venez de traiter si indignement ! Tel est le dernier voeu d' un noble et tendre coeur qui, pour prix de son dévouement, n' aura recueilli que l' ingratitude et l' outrage. Et il sortit comme un ouragan. Non qu' il abandonnât la partie, notre ami Gaspard n' était pas homme à lâcher ainsi un million de dot ; mais il sentait qu' au point où les choses en étaient arrivées, il fallait frapper d' un grand coup. Il ne doutait pas que M Levrault ne le rappelât ou ne fît courir après lui. Il avait besoin de se recueillir, de reprendre ses sens, et d' aviser aux moyens de réparer le rude échec qu' il venait d' essuyer. Je dois renoncer à peindre la stupeur du grand manufacturier : qu' on se représente la consternation d' un enfant qui, au moment de mettre un grain de sel sur la queue d' un oiseau, le voit s' envoler et se percher sur une branche. Son mouvement avait été de courir après Montflanquin ; ses pieds étaient scellés au parquet. Il voulut l' appeler ; une main de fer lui serrait la gorge. Cependant, à demi couchée sur un divan, Laure frappait à petits coups sa jupe d' amazone avec sa cravache, et regardait tranquillement les mouches qui se promenaient sur la corniche du plafond. -que la peste étouffe les La Rochelandier ! S' écria enfin M Levrault passant tout d' un coup de la stupéfaction à la colère et au désespoir. Que s' est-il passé ? Que se passe-t-il ? Où est le vicomte ? Malheureux que je suis ! M' être donné tant de peine, avoir tant travaillé pendant deux mois, à l' unique fin de l' apprivoiser ! Que d' esprit, que d' adresse, pour en arriver là ! J' avais triomphé de tous ses scrupules. Mes bras s' ouvraient pour le recevoir ; il allait m' appeler son beau-père. Trois mois encore et j' étais baron, je siégeais à la chambre haute. Parle, que t' a-t-il fait ce modèle de gentilhommerie ? Pour toi, il était prêt à renoncer à la pauvreté qui lui fut toujours chère, au veuvage dans lequel il avait promis de vieillir ; il trahissait Mademoiselle De Chanteplure ; il consentait à t' épouser. Et voilà que, de but en blanc, sans raison, sans motif, tu l' aiguillonnes, tu l' irrites, tu le harcèles, tu lui jettes l' insulte au visage. C' est ainsi que tu reconnais le sacrifice de ce coeur généreux. Quand l' exaspération de M Levrault se fut un peu calmée, Laure raconta tout au long de quelle façon elle en était venue à suspecter le désintéressement et la bonne foi de Gaspard, comment ses soupçons, vagues d' abord, s' étaient à peu près changés en certitude. p20 -au diable le château de La Rochelandier ! S' écria M Levrault quand elle eut tout dit. Tu avais bien besoin d' aller te fourvoyer dans ce repaire de chouans ! Le vicomte a raison, ces gens-là ne lui pardonnent pas, ne lui pardonneront jamais d' avoir, en se ralliant à la dynastie d' un grand roi citoyen, porté le dernier coup au parti de la légitimité, à ce parti rétrograde que nous avons, en 1830, renversé du pouvoir, nous autres grands industriels. Ta marquise, que Dieu confonde ! Et son godelureau de fils t' auront dit du mal de Gaspard ; je n' en suis pas surpris. Dans ce parti, on ne connaît point d' autres armes que la calomnie : j' en excepte pourtant les baïonnettes étrangères. Je tiens le vicomte De Montflanquin pour l' honneur, pour la loyauté même. Pourquoi Jolibois nous l' aurait-il présenté comme la fleur des preux ? Pourquoi le comte De Kerlandec et le chevalier De Barbanpré, ces deux burgraves de la vieille Armorique, me chanteraient-ils chaque jour et sur tous les tons ses mérites et ses vertus ? -mais, mon père, d' où vient que la marquise est partie d' un éclat de rire en m' entendant nommer ces deux burgraves ? -encore un coup, laissons là ta marquise ! Je vais de ce pas relancer Gaspard dans sa vicomté. Un Levrault peut courir sans honte après le rejeton d' une maison qui se rattache par ses alliances aux Beaudouin et aux Lusignan. Laure se planta fièrement devant la porte du salon, et lui barra vaillamment le passage. Elle tenait à son marquis autant que M Levrault à son vicomte. On doit se rappeler qu' elle n' avait jamais éprouvé de bien vives sympathies pour Gaspard ; elle avait lutté longtemps contre l' entraînement de son père, et n' avait cédé que de guerre lasse, dans la conviction que Montflanquin était le seul parti que la Bretagne eût à lui offrir. On n' eût pas éveillé sa défiance, que l' entrée en scène d' un marquis aurait suffi pour changer brusquement ses dispositions et retourner son coeur comme un gant. Or, ce marquis était des plus charmants, et, s' il n' importait guère à Mademoiselle Levrault d' avoir un mari jeune et beau, il lui importait encore moins d' épouser un homme mûr et laid. Avec cet instinct que les femmes ont au plus haut degré, elle avait saisi sur-le-champ quelle distance séparait Montflanquin des La Rochelandier. Elle ne s' était pas trompée un seul instant au bon parfum d' aristocratie répandu dans le gothique manoir où son étoile venait de la conduire. Les opinions politiques de la marquise et de son fils ne l' inquiétaient aucunement ; elle se souciait médiocrement que son père siégeât à la chambre haute, et se disait avec orgueil que, si elle n' allait pas à la cour, elle irait chez les duchesses du faubourg Saint-Germain. Elle n' ignorait pas que, depuis 1830, la rue des bourdonnais était moins loin des Tuileries que du noble faubourg. Tels étaient déjà ses rêves ; mais, quand même elle eût senti qu' elle n' avait rien à espérer de ce côté, elle n' en eût pas moins rapporté à la Trélade la ferme résolution de rompre visière au vicomte. Elle avait, en quelques heures, appris à le connaître. Sans parler de la belle invention de la pastoure et de sa vache, le silence de la marquise et de Gaston en avait dit suffisamment sur Gaspard ; ce silence délateur, Laure l' avait entendu que de reste. Enfin, en observant le jeune La Rochelandier, elle avait compris que Montflanquin n' avait d' un gentilhomme que le nom. La stupeur de Gaspard en apercevant le marquis, l' attitude hautaine et dédaigneuse de Gaston vis-à-vis du vicomte, avaient achevé de lui ouvrir les yeux. M Levrault eut beau se débattre et se refuser à rien entendre ; Laure parvint à le mater, et s' exprima avec tant de raison, de conviction et d' autorité, qu' elle réussit enfin à lui mettre la puce à l' oreille. -tout ce que je vous demande, dit-elle après avoir ébranlé sa confiance, c' est d' agir prudemment et de ne rien précipiter. Au lieu de courir après le vicomte, restez tranquillement chez vous. Il reviendra, gardez-vous d' en douter. Ce soir ou demain, vous aurez la joie de le voir reparaître. Observez-le, tenez-vous sur vos gardes, et je réponds qu' avant huit jours vous serez le premier à lui signifier son congé. Bon gré, mal gré, M Levrault dut se rendre au conseil de sa fille. Le lecteur n' avait pas attendu jusqu' ici pour deviner que Laure faisait de son père tout ce qu' elle voulait. La journée s' acheva tristement. Le dîner fut lugubre. Le grand fabricant, que n' égayait plus la présence de Gaspard, était d' une humeur de sanglier ; il gronda ses gens à propos de tout, et en mit deux ou trois à la porte. Sa confiance, un instant ébranlée, était, au bout d' une heure, aussi ferme, aussi florissante, aussi robuste que jamais. Il ne comprenait déjà plus que la calomnie eût osé s' attaquer à Montflanquin et ternir ce miroir de la chevalerie. L' espoir de voir son Gaspard reparaître l' avait soutenu jusqu' à la nuit tombante ; mais les étoiles s' allumèrent au ciel, et, comme Marlborough, Gaspard ne revint pas. L' infortuné Levrault tomba dans une mélancolie sombre. Il allait de chambre en chambre, maudissant les La Rochelandier, et redemandant son vicomte à sa fille, comme le vieil Auguste ses légions à Varus. Vii après s' être retourné plus de vingt fois pour voir si M Levrault ou quelqu' un de ses gens ne le suivait pas, après s' être assis de quart d' heure en quart d' heure le long des haies, afin de donner au grand industriel ou à ses émissaires le temps de l' atteindre, le vicomte était rentré dans le château de ses ancêtres. En quel état, juste ciel ! On se l' imagine aisément. Galaor eut peine à le reconnaître et trembla pour ses gages. Le château se composait d' un tas de pierres éboulées, au milieu desquelles une aile seule restait encore debout ; les beaux-esprits du pays disaient que la maison de Montflanquin ne battait plus que d' une aile. Cette aile obstinée, d' un effet moins rassurant que pittoresque, ne devait pas offrir un abri très-sûr lorsqu' il faisait une forte bise. C' était dans cet asile héréditaire que Gaspard venait de loin en loin se reposer des orages de la vie parisienne et se dérober aux importunités de certaines gens. L' intérieur répondait à toutes les idées de luxe et de magnificence qu' éveillait le dehors. Je n' ajouterai rien de plus, par respect pour la mémoire des Beaudouin et des Lusignan. Ce fut surtout à l' heure du dîner que le vicomte sentit toute l' horreur de sa position. Depuis près de trois mois, il prenait tous ses repas à la Trélade. Galaor se nourrissait à son propre compte, et n' avait, pour faire bouillir la marmite, que les ressources de son intelligence. Aussi ne vivait-il que de rapines et de pillage. Il rôdait autour des poulaillers, s' introduisait frauduleusement dans les garennes, et tendait des piéges aux lapins. Il n' y avait pas à deux lieues à la ronde une basse-cour où le drôle n' eût fait des siennes. Les oeufs étaient à peine pondus qu' ils étaient déjà dans ses poches. Il ne se passait guère de jour sans qu' un fermier des environs n' accusât le renard de lui avoir croqué une oie ou un dindon. Le renard, c' était Galaor qui maraudait pour ses besoins comme Caleb p21 pour l' honneur de son maître. Habitué aux vins fins, aux mets exquis de la Trélade, hélas ! Que devint le vicomte en voyant fumer sur sa table une gibelotte de lapin que le jeune groom avait préparée pour lui-même ! C' était tout le dîner de Gaspard, avec un pot de vin du cru et un morceau de fromage de chèvre que l' industrieux enfant avait harponné la veille dans une métairie. Accoudé sur le bord de la table sans nappe, la tête entre ses mains, le vicomte n' avait pu encore se résigner à fêter la cuisine de Galaor. Il s' abîmait de plus en plus dans l' amertume de ses pensées, quand tout à coup il sentit une main familière qui s' appuyait sur son épaule. Un éclair de joie traversa son coeur : ce ne pouvait être que M Levrault. Gaspard se leva brusquement, et se trouva nez à nez avec Jolibois. -eh bien ! Monsieur le vicomte, dit gaiement le tabellion venu tout exprès pour veiller au grain, où en sommes-nous ? Nos affaires avancent-elles ? Palpons-nous bientôt les écus du beau-père ? -tout est perdu ! Répliqua le vicomte s' affaissant sur sa chaise de paille. -comment, mille diables ! S' écria maître Jolibois qui pensait à ses quatre-vingt mille livres. Vous voulez rire, monsieur le vicomte. -jamais je n' en eus moins envie. Tout est perdu, vous dis-je, nous sommes ruinés, volés, pillés comme au coin d' un bois. Les La Rochelandier ont paru ! Maître Jolibois sauta au plafond, comme si un pétard eût éclaté entre ses jambes. -massacre et sang ! Reprit le vicomte avec un geste dont rien ne saurait rendre la sauvage énergie. Avoir employé plus de génie que n' en montra M De Talleyrand au congrès de Vienne ; avoir imaginé plus de combinaisons savantes, dépensé plus d' esprit, de patience et d' habileté qu' il n' en faudrait pour escamoter un royaume ; n' avoir rien négligé ; avoir tout calculé, tout prévu, et pourquoi ? Pour échouer au port. Stupide hasard, sois maudit ! Nous triomphions, Jolibois. Je le tenais enfin, ce buffle de Levrault ! Je le tenais, il était pris. Je l' avais amené à me jeter sa fille et ses millions à la tête. Le tour était joué. Sa face rayonnait de bêtise et de joie ; ses bras s' ouvraient ; il allait m' appeler son gendre... -eh bien ! Monsieur le vicomte ? -eh bien, Jolibois, c' est à ce moment que sa fille est entrée, traînant après elle ce faquin De La Rochelandier. -mais, s' écria Jolibois en frappant du pied le parquet vermoulu, vous n' avez donc pas tenu compte de mes recommandations ? -allons donc ! S' écria Gaspard ; me prenez-vous pour un enfant ? Aujourd' hui, ce matin, voilà quelques heures, le père et la fille, après trois mois de séjour à la Trélade, ne se doutaient pas encore qu' il y eût des La Rochelandier sous le ciel. Pour les éloigner du château fatal que j' aurais voulu pouvoir entourer de piéges à loup, j' avais fait tout ce qu' il est humainement possible de faire : j' avais fait des légendes. Vaine précaution, Jolibois ! Il a fallu que cette petite sotte de Laure allât caracoler sous les fenêtres des La Rochelandier, et la damnée marquise, qui, je le jurerais, se tenait depuis trois mois à la croisée comme une araignée qui guette une mouche, s' est précipitée sur sa proie. -c' est grave, monsieur le vicomte : la marquise aura parlé de vous. -et vous jugez si elle m' aura ménagé. Dieu merci, il n' y a rien à dire contre moi. Je n' ai point démenti ma race, j' ai gardé pur le nom de mes aïeux, mais, de tout temps, les La Rochelandier se sont montrés hostiles à ma maison. Ce n' est pas en me ralliant au trône de juillet que j' ai pu me les concilier. Enfin la marquise a trop d' intérêt à me perdre dans l' esprit des Levrault pour qu' elle s' amuse à leur chanter mes louanges. -c' est très-grave, monsieur le vicomte, répéta maître Jolibois en hochant la tête. -s' il ne s' agissait que de moi, ajouta Gaspard, j' en prendrais aisément mon parti. Je me suis jeté dans cette affaire uniquement à cause de vous, mon cher monsieur Jolibois. Je n' ai travaillé que pour vous. Sachez bien qu' en vue de moi-même, je n' aurais jamais abaissé la dignité de mon caractère jusqu' à courir après la fille et les millions d' un ancien marchand de drap. L' amitié que je vous porte, la reconnaissance que je vous ai vouée, ont pu seules m' y décider. Ce qui me désole à cette heure, c' est de penser que vous allez attendre encore quelque temps le remboursement de la somme que je vous dois. -est-ce que, par hasard, monsieur le vicomte, vous me feriez l' injure de croire qu' en vous poussant dans cette entreprise, j' aie songé un seul instant à moi ? Est-ce que vous suspecteriez la sincérité de mon dévouement au point de supposer qu' en vous offrant une occasion de rétablir votre fortune, je ne cherchais que celle de rentrer dans mes fonds ? -je le dis hautement, s' écria le vicomte en relevant la tête, ce qui importe à un Montflanquin, ce n' est pas la richesse, c' est un blason sans tache. Pour vous, pour vous seul, Jolibois, j' ai pu consentir à m' humilier devant l' opulence. -je n' ai pas d' armoiries, mais j' ai des panonceaux, s' écria maître Jolibois avec fierté, et je tiens autant à les garder sans tache au-dessus de ma porte, que vous, monsieur le vicomte, à préserver votre blason de toute souillure. En vous dénonçant les millions de M Levrault, je n' étais préoccupé que de vous, de l' avenir de votre maison. J' ai eu l' honneur de vous l' écrire : servir sans arrière-pensée les personnes que j' estime et que j' aime fut toujours ma plus douce loi. -voilà bien quelques années que je suis votre débiteur, reprit Gaspard sur un ton moins haut. -de grâce, monsieur le vicomte, ne parlons pas de cette misère. De quoi s' agit-il en réalité ? D' une somme de quatre-vingt mille francs dont vous avez négligé, depuis dix ans, de servir les intérêts. Si vous l' exigez, ajoutons-y, pour règlement de tout compte jusqu' à ce jour, les petites avances que je vous ai faites et qui vous ont permis de vous présenter avec avantage à la Trélade. Il n' y a rien de tout cela qui doive troubler votre sommeil. Si, dans ces derniers temps, vous avez été un peu tracassé à cause des quatre-vingt mille francs, ce n' est pas à moi qu' il faut vous en prendre, mais à la succession de mon père. -ainsi, mon bon, mon cher Jolibois, vous voudrez bien attendre encore quelques semaines. Peut-être la fortune, acharnée après moi, se lassera-t-elle enfin de me poursuivre. -à moins que vous ne vouliez m' offenser et me mettre à la porte, monsieur le vicomte, nous ne parlerons plus de cela. Vous ne m' avez pas raconté ce qui s' est passé à la Trélade après le retour de la petite ? Gaspard dit tout, comme à un médecin ou à un confesseur, sans omettre le moindre détail. -eh ! Vive Dieu ! S' écria Jolibois, les choses sont moins p22 désespérées que je ne l' avais cru d' abord. Tout n' est pas perdu, monsieur le vicomte. Nous avons contre nous la fille, mais nous avons pour nous le père. -ce que vous me dites là, mon pauvre Jolibois, je me le disais à moi-même en quittant la Trélade. Vous me connaissez, vous savez si je suis homme à me laisser abattre par une chiquenaude. Je comptais sur les inspirations de mon génie. Il me semblait impossible que M Levrault ne courût pas ou ne fît pas courir après moi. Je me voyais déjà ramené en triomphe. Hélas ! Tout m' a manqué. Levrault est resté au gîte, et mon esprit, si fertile en ressources, ne m' a rien suggéré. Jolibois, mon étoile a pâli ; les La Rochelandier l' emportent. -pas encore, monsieur le vicomte, pas encore. S' ils doivent l' emporter, à la grâce de Dieu ! Mais nous aurons l' honneur de leur disputer la partie. Nous ne tomberons pas sans gloire, nous ne rendrons pas les armes sans avoir combattu. Allons, relevez-vous. Bon courage et bonne espérance ! Les destins sont changeants. Nous avons eu aujourd' hui notre défaite de Waterloo, peut-être aurons-nous demain notre victoire d' Austerlitz. -Jolibois, noble ami, s' écria Gaspard, dont la figure brumeuse venait de s' éclairer comme par enchantement, verriez-vous un moyen de rentrer dans votre argent ? -je vois un moyen de rajeunir l' éclat du nom de Montflanquin ! S' écria Jolibois avec le ton inspiré d' un prophète. Ils tombèrent dans les bras l' un de l' autre et se tinrent quelque temps embrassés. -dites, parlez, ce moyen, quel est-il ? Demanda Gaspard avec avidité. -nous en causerons au dessert... ah çà ! Monsieur le vicomte, ajouta maître Jolibois en promenant un regard inquiet sur la table, est-ce que c' est là tout votre dîner ? Comme le vicomte baissait les yeux et ne répondait pas : -il ne sera pas dit, s' écria le notaire avec emphase, que j' aie vu le dernier héritier d' une famille autrefois puissante dîner, dans le château de ses pères, d' une gibelotte de lapin. Galaor, ajouta-t-il à voix basse, enfourche mon cheval, cours à Clisson et rapporte-nous de quoi boire et manger convenablement. Va, mon fils, c' est moi qui régale. Et il lui glissa dans la main quelques pièces blanches. Une heure après, Galaor était de retour et vidait sur la table deux énormes sacoches dont la vue acheva de ragaillardir le vicomte. Le repas fut joyeux. Les deux convives mangèrent et burent comme quatre. La confiance de Jolibois était passée dans le coeur de Gaspard. M Levrault fit tous les frais de l' entretien ; on pense si les deux bons apôtres s' amusèrent à ses dépens. Ils s' en donnèrent à coeur joie et se le renvoyèrent comme une balle ou comme un volant. Si M Levrault se fût trouvé caché dans un coin, il eût été satisfait, j' imagine. Au dessert, ainsi qu' il l' avait promis, maître Jolibois exposa le plan de la bataille qu' il se proposait de livrer le lendemain. Il s' agissait d' arrêter les progrès des La Rochelandier et d' emporter la position par un coup d' audace. Il était permis de supposer que Laure n' avait rien négligé pour donner l' éveil à son père. Jolibois devait s' emparer du grand industriel ; il se chargeait de perdre la marquise et son fils dans son esprit, de relever le vicomte, de le mettre plus haut que jamais. Pendant ce temps, Gaspard se jetterait aux genoux de Laure, et justifierait, par l' excès même de son amour, toutes les manoeuvres qu' il avait employées pour l' éloigner des La Rochelandier. Maître Jolibois fondait les plus grandes espérances sur une belle scène de passion, bien conduite et chauffée à point. Le vicomte prit l' engagement d' être brûlant, irrésistible. Gaspard, qui connaissait les devoirs de l' hospitalité, avait offert à Jolibois de passer la nuit au château. Comme il tombait une pluie fine, le notaire avait accepté cette offre hospitalière. La soirée était avancée, mais pas assez pour que nos deux amis pussent déjà songer à se mettre au lit. Pour tuer le temps jusqu' à minuit, Gaspard proposa à Jolibois une partie de lansquenet. -et des cartes ? Dit Jolibois. -Galaor, dit le vicomte, fouille dans les poches de mon vieil habit. Cinq minutes après, à la stupéfaction de maître Jolibois, Galaor déposa sur la table un énorme paquet de cartes. -et de l' argent ? Dit Jolibois. -il est vrai, dit le comte, que je n' ai pas encore touché mes derniers fermages ; mais, grâce à vous, il reste encore quelques écus dans mon escarcelle. Ils jouaient encore à deux heures du matin, et maître Jolibois avait perdu une somme assez ronde. Après avoir déjeuné des débris du festin de la veille, étienne Jolibois et Gaspard partirent en même temps pour la Trélade, Gaspard à pied, Jolibois à cheval, afin d' arriver le premier, comme ils en étaient convenus. Le tabellion s' avançait au trot de sa bête et repassait dans son esprit la harangue qu' il allait débiter à M Levrault. Il n' était plus qu' à deux ou trois portées de fusil de la demeure du grand industriel, quand tout d' un coup sa figure prit une expression étrange. Une idée diabolique venait de traverser la tête de maître Jolibois. Viii maître Jolibois n' avait déjà plus, en se levant, l' ardeur qui l' animait la veille. Le sommeil et la réflexion avaient mis de l' eau dans son vin. Tant qu' on a vingt-quatre heures devant soi, il n' est pas de démarche si périlleuse ou si délicate qui ne semble facile et dont le succès ne paraisse certain. On ne doute de rien ; on est plein de sécurité. L' esprit abonde en ressources irrésistibles ; on a sous la main mille combinaisons plus ingénieuses les unes que les autres, et dont une seule suffirait pour triompher de tous les obstacles. Tout doit aller comme sur des roulettes ; pour réussir, on n' aura qu' à se présenter. Cependant, à mesure que le temps s' écoule et que le moment d' agir approche, les difficultés se dégagent du brouillard qui les dérobait à nos yeux. On se trouble, on hésite, et, lorsqu' enfin l' heure a sonné, il se trouve que les combinaisons dont on attendait des merveilles n' ont pas le sens commun, on découvre avec stupeur que les troupes sur lesquelles on comptait le plus se sont changées en soldats de plomb. C' est là du moins ce qui était arrivé pour maître Jolibois. Il était parti pour la Trélade, décidé à pousser jusqu' au bout l' aventure, mais moins rassuré que jamais sur le remboursement de ses quatre-vingt mille livres. Toutefois il avait caché ses appréhensions à Gaspard, dans la crainte de le décourager et de paralyser ses moyens. En partant, il lui restait encore un peu d' espoir ; mais une fois seul, au milieu des campagnes, face à face avec la réalité, il s' était senti pris d' une subite défaillance. Qu' allait-il tenter ? Qu' allait-il faire, sinon barboter et se noyer dans la vase avec Montflanquin ? Tout est perdu, se p23 disait-il en laissant flotter la bride sur le cou de sa monture, tout est perdu, et ce drôle avait raison hier soir ; son étoile a pâli, les La Rochelandier l' emportent. De quelque côté que maître Jolibois envisageât la situation, il la jugeait désespérée, et ne comprenait même pas comment il avait pu la juger autrement. La marquise était une fine mouche Laure n' était point sotte, et, en admettant que M Levrault tînt encore pour le vicomte, on ne pouvait raisonnablement supposer, au point où en étaient les choses, que sa défiance ne fût point éveillée, et qu' il consentît à l' accepter pour gendre, les yeux fermés, comme par le passé. Or, le vicomte était une de ces vertus qui ne supportent pas l' examen. D' une autre part, maître Jolibois reconnaissait en toute humilité que si la défiance de M Levrault était éveillée au sujet de Gaspard, elle devait l' être aussi passablement au sujet de l' homme qui avait introduit à la Trélade ce modèle des preux, cette perle de la chevalerie. De quel front aborderait-il le grand industriel et sa fille ? Que répondrait-il, tôt ou tard, aux reproches sanglants qu' on était en droit de lui adresser ? Il était impossible que d' un jour à l' autre la vérité ne se découvrît pas. Les échafaudages de mensonges ressemblent aux murs de clôture : la première pierre qui tombe entraîne toutes les autres. Jolibois ne se dissimulait pas qu' il avait joué dans tout ceci un rôle dont il s' était promis moins de gloire que de profit, et qui allait lui rapporter autant de profit que de gloire. Ainsi, à quelque point de vue qu' il se plaçât, étienne Jolibois n' apercevait que ruine, désastre, humiliations. Abandonner la partie, il ne pouvait s' y résigner. Il pensait à ses quatre-vingt mille francs, aux avances de fonds qu' il avait faites pour radouber Galaor et son maître, au dîner qu' il avait payé la veille, aux cent écus que l' enragé vicomte, sous prétexte de tuer le temps, lui avait gagnés au lansquenet ; pour supplément de calamité, il pensait aussi à la clientèle de M Levrault, qu' il sentait près de lui échapper, et il se demandait avec rage si décidément il serait le niais de la farce, le géronte de la comédie, le cassandre de la pantalonnade. Qu' imaginer ? Il se rongeait les poings. Pour une idée, il eût donné ses panonceaux, ses clients et son étude. Il n' était plus qu' à quelques pas de la Trélade, il voyait les ardoises du toit briller au soleil à travers le feuillage ; il entendait les aboiements des chiens, les hennissements des chevaux, et le malheureux n' avait rien trouvé, quand tout à coup son front s' illumina, et, se dressant fièrement sur ses étriers, du haut de la colline qu' il se préparait à descendre, maître Jolibois jeta à la Trélade un geste de défi. étienne Jolibois était dans la position d' un homme qui, n' ayant plus rien à perdre, peut tout oser impunément. Quand il en est là, un grand coeur ne prend conseil que de son désespoir ; la prudence est hors de saison, l' audace seule a chance de succès. Si nous devons tomber, arrangeons-nous pour que ce soit de haut ; si nous sommes foudroyés, que ce soit comme les Titans, pour avoir voulu escalader le ciel. C' est mon avis, c' était celui de Jolibois. Eh bien ! Au lieu de s' associer à la fortune d' un aigrefin et de s' essouffler à courir après une misérable centaine de mille livres qu' il ne comptait plus rattraper, pourquoi ne chercherait-il pas à se rendre maître, par un coup de main, du champ de bataille où venaient de se rencontrer les La Rochelandier et le vicomte ? Au lieu de travailler à relever un drapeau déshonoré, pourquoi n' essaierait-il pas de planter vaillamment le sien sur le coffre-fort de M Levrault ? Pourquoi n' arriverait-il pas, comme le troisième larron de la fable, juste à point pour emmener par le licol l' aliboron de la haute industrie ? Une fois déjà il avait rôdé autour des millions du grand manufacturier, mais ce n' avait été qu' un assaut timide et discret. Cette fois, il s' agissait d' un siége en règle, et d' ailleurs, échec pour échec, mieux valait succomber en combattant pour sa propre cause que de partager la défaite et la honte d' un Montflanquin. En moins d' un quart d' heure, il eut improvisé le plan de campagne le plus formidable qu' eût jamais conçu général d' armée en déroute. Il mettait son honneur à couvert, il acquérait des titres sérieux à la gratitude de M Levrault et de sa fille, il les forçait de reconnaître que les Levrault n' avaient pas un ami plus chaud, plus empressé, plus dévoué que lui sur la terre. Qui pouvait prévoir où s' arrêterait la reconnaissance du grand industriel ? Dans tous les cas, Jolibois échappait à tout soupçon de complicité avec Gaspard, et, s' il ne happait pas les millions, il s' assurait à tout jamais l' estime, c' est-à-dire la clientèle du millionnaire. En passant en revue tous les tours de son sac, il ne désespérait pas absolument d' entraîner ce bourgeois stupide, de détourner le cours de ses travers et d' imprimer à sa sottise une nouvelle direction. Quant à la fille, il serait toujours temps de s' occuper d' elle ; Jolibois, qui ne connaissait pas la trempe de l' esprit de Laure, se flattait qu' elle serait emportée dans le courant de son père, comme une yole dans le sillage d' un navire à trois ponts. Qui ne risque rien n' a rien ; Jolibois ne risquait rien et pouvait tout avoir. Exalté par l' ivresse qui accompagne les résolutions extrêmes, tout émoustillé, tout léger, tout joyeux de ne plus se sentir à la suite de l' ami Gaspard et de n' avoir désormais à manoeuvrer que pour son propre compte, il piqua des deux, coupa l' air avec sa cravache et s' avança résolûment sur la Trélade. Mont-joie et saint Denis ! à son tour, il entrait en lice, non plus comme un varlet, mais le casque en tête et la lance au poing. Il allait donner le coup de grâce au vicomte, se mesurer avec les La Rochelandier, disputer à une aristocratie avide et rapace les écus du grand fabricant. Il y avait dans tout cela quelque chose d' aventureux qui plaisait singulièrement à l' imagination du jeune tabellion. Maître Jolibois s' étonnait seulement de n' y avoir pas songé plus tôt. S' il échouait, il retomberait sur ses pieds et se retrouverait gros-jean comme devant. S' il réussissait, quel honneur ! Je ne parle plus des millions ; on croirait que Jolibois en voulait à l' argent. Jolibois était républicain. En ce temps-là, chaque département comptait avec orgueil une demi-douzaine de notaires et d' avoués qui éprouvaient le besoin de changer la forme du gouvernement. Depuis plusieurs années, la nécessité d' une nouvelle révolution se faisait sentir dans quelques études de province. Maître Jolibois appartenait à cette phalange d' harmodius de la basoche qui s' indignaient de l' asservissement de leur patrie, et aspiraient à l' affranchir du joug écrasant qui pesait sur elle. Sous les dehors d' un esprit léger et goguenard, Jolibois cachait des vertus austères. Ses idées sur la fraternité et sur l' égalité ne laissaient rien à désirer. S' il méprisait les huissiers et les commissaires-priseurs, s' il faisait peu de cas des avoués, s' il menait ses clercs à la baguette, s' il traitait de turc à more les clients qui ne le payaient pas, en revanche on eût été mal venu à soutenir devant lui qu' un notaire n' était pas l' égal d' un maréchal de France ou d' un prince du sang. Lorsqu' il lui arrivait de dîner dans quelque maison opulente, il regardait d' un oeil indifférent le luxe et l' élégance du service ; jamais l' envie ne s' était glissée dans ce noble coeur : seulement il se demandait le lendemain pourquoi des gens qui ne le valaient p24 pas se permettaient de manger dans la vaisselle plate, quand il mangeait, lui, maître Jolibois, tout simplement dans la porcelaine. Ce qu' il avait au plus haut degré, c' était ce mépris de l' or, cet antique désintéressement qui ne se rencontrent que chez les âmes républicaines. Qu' on se garde donc bien de le soupçonner de cupidité ; arrêtons-nous avec respect devant un des caractères les plus purs dont s' honorent les temps modernes ! En se décidant à chasser aux millions, Jolibois ne pensait qu' aux misères du peuple, aux moyens de les soulager. Un château à la porte duquel le pauvre ne frapperait jamais en vain, une vaste propriété qui lui permît d' occuper le plus de travailleurs possible, un hôtel à Paris pour réunir ses amis politiques et se consulter avec eux sur l' avenir des classes nécessiteuses, voilà tout ce que demandait Jolibois, tel était le rêve modeste de ce champion de la démocratie. Pendant que Jolibois marchait en conquérant sur la Trélade, M Levrault était en proie à de cruelles perplexités. Il avait passé une mauvaise nuit et se préparait à passer une triste journée. Le soleil était déjà haut dans le ciel ; l' ombre des arbres s' accourcissait à vue d' oeil, le vicomte n' avait point reparu. M Levrault avait erré toute la matinée, comme une âme en peine, dans le sentier qui menait à la vicomté. Si Laure ne l' eût surveillé de près, il n' est pas douteux que le brave homme n' eût poussé jusqu' au pigeonnier de Gaspard. -tu le vois, disait-il à sa fille d' un air consterné, le vicomte ne revient pas. On n' outrage pas impunément un Montflanquin ; le vicomte est perdu pour nous. -soyez tranquille, mon père, le vicomte reviendra, répliquait Laure avec une assurance qui, depuis la veille, ne s' était pas un instant démentie. M Levrault branlait la tête et pleurait dans son coeur le gendre envolé. Un gendre d' un si bon rapport et qui lui eût coûté si peu ! Après le déjeuner, il s' était retiré dans son appartement, autant pour échapper aux obsessions de Laure, qui ne se lassait pas de le harceler, que pour se livrer tout entier à l' amertume de ses réflexions. Laure avait tant fait que son père ne savait plus à quoi s' arrêter ; elle était revenue tant de fois à la charge, que la tête du grand industriel ressemblait à une arène où les pensées les plus contraires se choquaient, se heurtaient avec acharnement et s' entre-détruisaient comme des bêtes fauves. M Levrault ne s' était jamais trouvé dans une position si critique ; disons le mot, il était aux abois. Il y avait des instants où il voyait Gaspard blanc comme neige, et il voulait aller le chercher ; il y en avait d' autres où ses yeux se dessillaient à demi, et il osait se demander tout bas si sa fille n' avait pas raison. Tantôt il s' emportait contre la calomnie qui ne respecte rien, frappait du poing les meubles et faisait voler au vent de sa colère les pans de sa robe de chambre ; tantôt, dans une attitude recueillie, il méditait sur ce que Laure lui avait révélé. Ainsi, comme un navire ballotté par les flots, parfois Gaspard touchait aux nues, parfois il était près de s' abîmer dans un gouffre sans fond : lutte terrible, silencieuse, qui n' avait que Dieu pour témoin, et dont M Levrault faisait à lui seul tous les frais. -non, non, c' est impossible, s' écria tout à coup l' ancien marchand de drap en conjurant par un geste souverain les fantômes qui l' assiégeaient ; jamais un Montflanquin n' a trompé personne, et d' ailleurs ce n' est pas un Levrault qu' on joue, qu' on mystifie comme un petit bourgeois. Je me connais en gentilshommes. Si Gaspard n' était pas tout ce qu' il paraît être, je n' aurais pas attendu qu' on vînt m' en instruire ; je l' aurais bien démasqué moi-même. Le vicomte est digne de sa race. Comme ce chevalier dont Laure m' a quelquefois parlé, il est sans peur et sans reproche. Encore un coup, pourquoi Jolibois nous l' eût-il vanté ? Pourquoi nous l' eût-il présenté comme l' honneur et la loyauté même ? Dans quel intérêt l' eût-il choisi pour nous diriger, pour nous accompagner dans toutes nos excursions ? Jolibois est un honnête garçon ; il sait qui je suis, quels égards me sont dus. Il n' eût pas introduit dans ma maison une vertu douteuse. Il n' ignore pas de quel bois nous nous chauffons, nous autres grands industriels ; n' entre pas qui veut dans notre intimité. Non, non, c' est impossible, répétait-il avec une exaltation toujours croissante. J' écraserai la calomnie comme un serpent sous mon talon : le vicomte sera mon gendre. Et, bien résolu cette fois à tenir tête à sa fille, il allait s' échapper pour courir à la vicomté, quand un pas brusque et précipité ébranla l' escalier qui conduisait à son appartement. -c' est lui ! Le voici ! S' écria M Levrault tombant en arrêt et déjà prêt à ressaisir sa proie. Cependant, au bruit des pas qui se rapprochaient de plus en plus se mêlait une voix brisée, haletante, qu' il cherchait vainement à reconnaître. -où est M Levrault ? Criait cette voix qui n' était pas celle de Gaspard ; où se tient-il ? ... qu' on me mène à lui ! ... il faut que je le voie, il faut que je lui parle... les moments sont précieux ; il n' y a pas une minute à perdre ! - M Levrault pensa que le feu était à la Trélade. Il se jeta tout effaré hors de sa chambre et faillit être renversé par maître Jolibois. était-ce Jolibois, notre Jolibois, celui que nous avons laissé, voilà tout au plus un quart d' heure, dans le sentier de la Trélade ? Jolibois était méconnaissable. à quels exercices, à quelle gymnastique effrénée avait-il dû se livrer pour en arriver à un changement si brusque et si complet ? à voir ses bottes poudreuses, son pantalon taché de boue, sa cravate dénouée, tous ses vêtements en désordre, on eût dit qu' il venait de faire deux cents lieues à franc étrier. Son visage s' harmonisait avec son costume. Tous les vents déchaînés se fussent disputé sa chevelure, qu' elle n' eût pas été plus violemment ébouriffée. Sa barbe rappelait le poil hérissé de Chalchas. Il y avait dans ses yeux, dans sa physionomie, dans tous ses mouvements, je ne sais quoi d' étrange qui frappait M Levrault d' étonnement et presque d' épouvante. -rien n' est-il fait ? Rien n' est-il conclu ? Arrivé-je à temps ? S' écria Jolibois coup sur coup, d' un air égaré en se précipitant comme une trombe dans l' appartement. S' il est trop tard, malédiction sur moi ! C' est moi, monsieur, qui vous aurai perdu ; c' est moi qui vous aurai poussé dans l' abîme. -dans l' abîme ! S' écria M Levrault pâlissant ; dans l' abîme ! Répéta-t-il en promenant autour de lui un oeil inquiet. Qu' entendez-vous par là ? Dans quel abîme m' avez-vous poussé ? Les chouans se remuent-ils ? Est-il question d' attaquer la Trélade ? Je croyais que le vicomte, en se ralliant au trône de juillet, avait mis fin aux discordes civiles. -dites, monsieur, parlez, reprit Jolibois ne se possédant plus. Rien n' est-il fait ? Rien n' est-il conclu ? Ne me laissez pas dans cette horrible incertitude ; prenez pitié de mes angoisses. -avez-vous juré de me rendre fou ? S' écria M Levrault, qui, en observant les traits bouleversés du tabellion, sentait redoubler sa terreur. à qui en avez-vous ? Qu' y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Comment prendrai-je pitié de vos angoisses, si vous ne commencez par prendre pitié des miennes ? Si vous ne me dites rien, que voulez-vous que je vous dise ? p25 -c' est juste, repartit Jolibois en se frappant le front. La tête n' y est plus ; on la perdrait à moins. Pardonnez, monsieur, au trouble qui m' agite. Je viens de Nantes. Pour vous sauver, s' il en est encore temps, j' ai fait huit lieues en cinq quarts d' heure. Mon cheval est tombé de fatigue à la grille de votre château : je doute qu' il se relève. Noble animal ! Au train dont il allait, il semblait deviner qu' il s' agissait de votre salut, de celui de votre aimable fille. -au fait, Jolibois, au fait ! Vous me tenez sur les charbons ardents. J' ai dix chevaux dans mes écuries : si le vôtre ne se relève pas, on le remplacera. On ne perd jamais rien à servir les Levrault. Expliquez-vous. Soyez clair, soyez bref. De quel danger sommes-nous menacés ? -dans un instant, monsieur, dans un instant. Que je sache d' abord si j' arrive assez tôt pour vous tirer du gouffre où je vous ai plongé. Le contrat est signé. Qui m' eût dit, hélas ! Qu' un autre que Jolibois ? ... je me tais, j' ai perdu le droit de me plaindre. Le contrat est signé ; mais il ne peut avoir de valeur qu' après la célébration du mariage. Eh bien ! Ajouta Jolibois d' une voix hésitante, en attachant sur M Levrault un regard où se révélait toute l' anxiété de son âme ; eh bien ! Monsieur, tout est-il fini ? Le destin a-t-il prononcé ? Sommes-nous aux prises avec l' irréparable ? Suis-je condamné à traîner avec moi un remords éternel ? Répondez, dût votre réponse me frapper comme un coup de foudre : le mariage est-il célébré ? -quel mariage ? Demanda M Levrault de l' air d' un homme qui, au lieu d' un pavé qu' il s' attendait à recevoir, sent une bulle de savon s' abattre et crever sur son nez. -mais, monsieur, répondit Jolibois, non sans quelque surprise, le seul mariage dont il soit question à cette heure dans toute la Bretagne, celui de votre fille et du vicomte Gaspard De Montflanquin. Après ce qui s' était passé la veille, dans la position délicate où se trouvait M Levrault vis-à-vis du vicomte, les dernières paroles de maître Jolibois ressemblaient si bien à une raillerie que le grand industriel put un instant se croire persiflé. Pour toute réponse, il leva les épaules, enfonça ses mains dans les poches de sa robe de chambre, et se mit à tourner en silence autour de l' appartement, comme un ours mal léché. -ainsi, monsieur, dit maître Jolibois, dont la figure s' éclairait peu à peu, le mariage n' est pas célébré ? Ainsi, mademoiselle votre fille n' est pas encore unie au vicomte De Montflanquin par des liens indissolubles, par un serment irrévocable ? -eh ! Non, mon cher, eh ! Non, s' écria M Levrault avec humeur ; le mariage n' est pas célébré. D' où venez-vous ? D' où sortez-vous ? Qui vous a conté ces sornettes ? Laissons cela, je vous prie. Ce n' est pas la peine de tant insister là-dessus. -ils ne sont pas mariés... mon Dieu, soyez béni ! S' écria Jolibois dans un transport de joie céleste. Vous avez donné les jambes de la gazelle à la pacifique monture d' un humble notaire de province. Vous m' avez permis d' arriver assez tôt pour sauver l' innocence et déjouer les projets du méchant. Vous avez voulu que je pusse réparer le mal que j' avais fait à mon insu. Vous m' avez éclairé à temps ; vous n' avez pas souffert que la vertu servît au triomphe du vice. Merci, mon Dieu ! ... ils ne sont pas mariés. Les mains jointes, les yeux au ciel, maître Jolibois paraissait s' oublier dans une extase religieuse ; M Levrault le considérait avec stupeur et se demandait si ce diable d' homme avait bien en effet toute sa tête à lui. -mon cher monsieur, dit-il enfin en se grattant l' oreille, m' expliquerez-vous ce que tout cela signifie ? Jusqu' à présent, il n' est pas sorti de votre bouche un mot, un seul mot qui ne soit encore une énigme pour moi. Vous crevez votre cheval, vous éclatez ici comme une bombe ; m' apprendrez-vous pourquoi ? Mariés ou non mariés, en quoi cela vous touche-t-il ? Est-ce une raison pour vous mettre le sens à l' envers ou pour vous égayer de la sorte ? -ô le meilleur des hommes ! ô trois fois noble coeur ! S' écria maître Jolibois avec une émotion si bien jouée, que M Levrault, tout attendri sans savoir pourquoi, se sentit près de fondre en larmes. Il est sans défiance, il ne soupçonne rien. Avec le génie des affaires, c' est la candeur et la naïveté d' un enfant. Il s' avance en souriant à travers les embûches ; il joue sur le bord du cratère qui s' ouvre pour le dévorer. On rencontre ainsi quelques êtres privilégiés, pareils à la fontaine d' Aréthuse : ils se mêlent aux flots bourbeux du monde sans altérer le cristal de leur âme. Malheureux ! Ajouta-t-il d' une voix éclatante en saisissant brusquement le bras du grand manufacturier ; savez-vous ce que c' est que le vicomte Gaspard De Montflanquin ? Dites, le savez-vous ? Ce fut un coup de tonnerre déchirant un ciel d' azur. à cette question formidable, M Levrault pâlit et frissonna. Blême, les yeux hagards, palpitant comme un passereau entre les serres d' un oiseau de proie, il regardait maître Jolibois qui lui brisait le bras dans une main d' acier. En ce moment suprême, étienne Jolibois avait dans son attitude quelque chose de froid et de terrible qui rappelait Bertram, le mystérieux compagnon de Robert le diable. Il y eut quelques secondes de ce silence imposant qui précède les révélations solennelles. Jolibois le rompit le premier. -ah ! S' écria-t-il en marchant à grands pas dans la chambre, il n' est pas sorti de ma bouche un seul mot qui ne fût pour vous une énigme ? Ah ! Vous ignorez encore ce qui m' amène ! Ah ! Mariés ou non mariés, cela doit m' être indifférent ? Ah ! Vous ne comprenez rien ? Eh bien ! Monsieur, vous allez tout comprendre. Et là-dessus, sans autre préambule, d' une voix brève, mordante, incisive, maître Jolibois raconta tout ce que le lecteur, plus clairvoyant que M Levrault, a depuis longtemps deviné. Jolibois déshabilla Gaspard et le mit à nu. Il déchira la trame qu' il avait aidé à tisser ; il abattit l' échafaudage qu' il avait aidé à construire. Chacune de ses phrases tombait comme un coup de massue sur les illusions du grand industriel, qui voyait son vicomte s' écrouler pièce à pièce, s' en aller morceau par morceau. Montflanquin était d' une ancienne noblesse de Bretagne, mais il avait traîné son blason dans la boue de tous les ruisseaux. Après avoir mangé son patrimoine, il avait trafiqué de son nom et s' était rallié au trône de juillet ; mais le roi, la reine, les princes, les princesses, n' avaient pas tardé à lui tourner le dos. Criblé de dettes, n' ayant ni sou ni maille, de trop bonne maison pour se résigner au travail, il vivait à Paris de la bouillotte et du lansquenet, et aussi de quelques douairières dont pas une, jusqu' à présent, n' avait voulu de lui pour mari. Quant à Mademoiselle De Chanteplure, elle avait passé si rapidement sur la terre, que personne ne se souvenait de l' avoir seulement entrevue. Préparé depuis la veille à ces étranges confidences, M Levrault sentait, à chaque mot de Jolibois, des écailles tomber de ses yeux. Au bout d' un quart d' heure, il ne restait plus rien de son vicomte. -le misérable ! Ajouta Jolibois quand il eut tout dit, il p26 avait fait de moi sa dupe et son complice. Ce matin encore, voilà quelques heures, j' étais, comme vous, sans défiance. Je ne soupçonnais rien. Je m' étais laissé dire, une semaine auparavant, que le vicomte allait épouser votre fille ; on m' avait affirmé que le contrat était signé : je m' en réjouissais. Je m' étonnais un peu, je l' avoue, de n' avoir pas été choisi pour rédiger le contrat, je m' étais bercé de l' espoir de devenir un jour le notaire de votre famille ; mais Jolibois n' est pas égoïste, je ne songeais qu' à votre bonheur, je m' applaudissais d' avoir servi de lien entre la maison des Levrault et la maison de Montflanquin, quand ce matin, au saut du lit, un des premiers magistrats de la ville est venu m' apprendre tout ce que je viens de vous révéler. Enfer et damnation ! Comprenez-vous mon épouvante ? Comprenez-vous maintenant pourquoi j' ai crevé mon cheval, pourquoi je suis tombé chez vous comme une bombe ? Comprenez-vous qu' il s' agissait de mon honneur et de votre salut ? -il faut convenir, s' écria M Levrault, que ce vicomte est un effronté coquin. Je n' avais pas attendu jusqu' ici pour savoir à quoi m' en tenir sur sa valeur réelle. Je ne l' avais pas vu trois fois que déjà je trouvais en lui quelque chose de louche. Je m' étais dit tout de suite : ce n' est pas là un vrai gentilhomme. Croyez bien, Jolibois, que jamais je n' aurais consenti à lui donner ma fille en mariage ; mais, je l' avoue, j' étais loin de m' attendre à tant d' audace et de perversité. -vous avez, monsieur, non loin de votre porte, reprit Jolibois en hochant la tête, certain château dont je vous engage aussi à vous défier, à moins qu' il ne vous plaise de tomber de Charybde en Scylla, et de sortir d' un guêpier pour vous fourrer dans un nid de vipères. -de quel château voulez-vous parler ? Demanda le grand industriel. -du château de La Rochelandier. Il y a là, je vous en avertis, une marquise plus dangereuse encore pour vous que le vicomte. Si je ne vous ai pas crié gare ! Quand vous êtes venu vous établir à la Trélade, c' est que je la croyais absente du pays. Je vous le répète, monsieur, défiez-vous du château de La Rochelandier. La marquise s' est posée en Bretagne comme la Jeanne D' Arc de la légitimité. Vous êtes influent, vous êtes opulent, vous occupez un rang élevé dans le monde. La marquise ne négligera rien pour vous amener doucement à mettre vos millions au service de son fils et de son parti. -ah çà ! S' écria M Levrault, c' est donc un coupe-gorge, cette Bretagne qu' on m' avait représentée pourtant comme la terre classique de l' honneur et de la loyauté ? -que vous dirai-je, monsieur ? Vous vouliez frayer avec la noblesse, vous êtes servi à souhait. Le vicomte Gaspard De Montflanquin vous a fait et vous fait encore une cour assidue et désintéressée. Vous recevez à votre table somptueuse le chevalier De Barbanpré, qui ne comprend pas qu' ésaü ait vendu son droit d' aînesse pour un plat de lentilles, mais qui vendrait son âme pour une poularde truffée. Vous promenez dans votre calèche le comte De Kerlandec, gentilhomme pur sang, à qui Gaspard doit quinze mille francs, et qui compte, pour rentrer dans ses fonds, sur la dot de Mademoiselle Laure. Enfin, voici venir la marquise De La Rochelandier, plus fourbe, plus rusée, plus avide que tous les autres. Ainsi, vous les verrez tous s' abattre autour de votre richesse comme une troupe de phalènes autour du globe d' une lampe. C' était votre rêve, monsieur, de nouer des relations avec l' aristocratie ; vous devez être satisfait. Quand vous m' avez confié vos projets et vos espérances, je me suis tu, j' ai respecté vos illusions. Mes opinions politiques vous étaient connues ; vous n' auriez pas manqué de suspecter mon impartialité. Ah ! Si j' eusse osé parler... -voyons, qu' auriez-vous dit, maître Jolibois ? Demanda M Levrault en lui frappant sur l' épaule. -ce que j' aurais dit ? S' écria le notaire avec feu ; j' aurais dit : Monsieur Levrault, vous l' honneur et la gloire de l' industrie française, quand un homme de votre valeur s' allie à la noblesse, il ne s' élève pas, il descend ; il n' usurpe pas, il abdique. J' aurais dit aussi : le temps approche où de grands événements vont s' accomplir. Ce n' est pas en s' appuyant sur le bras caduc et décrépit de sa soeur aînée que l' aristocratie nouvelle peut se flatter de tenir tête aux orages qui vont l' assaillir. -quels orages ? Demanda M Levrault d' un air étonné. -quels orages, monsieur ? Vous le demandez ! S' écria Jolibois. Ne voyez-vous pas l' horizon se charger de nuages ? Ne sentez-vous pas le sol tressaillir et trembler sous vos pieds ? La France s' agite, le monde est dans l' attente. -que voulez-vous dire, maître Jolibois ? Jamais la France ne fut si heureuse, jamais l' industrie ne fut si prospère. La bourgeoisie est au pouvoir ; que peut-elle souhaiter de mieux ? -et le peuple, monsieur ? Demanda maître Jolibois en croisant lentement ses bras sur sa poitrine ; le comptez-vous pour rien ? -le peuple ! Répliqua M Levrault ; que lui manque-t-il ? N' ai-je pas gagné trois millions ? Qu' est-ce qui l' empêche d' en faire autant ? -je vous le dis, monsieur, reprit gravement maître Jolibois, de grands événements se préparent. Le peuple est aujourd' hui derrière la bourgeoisie comme autrefois la bourgeoisie était derrière la noblesse. La bourgeoisie a tué la noblesse ; le peuple tuera la bourgeoisie. -allons donc ! S' écria M Levrault ; mon journal ne dit pas un mot de cela. -le peuple est grand, le peuple est généreux, poursuivit Jolibois d' un ton sentencieux, mais le peuple est terrible, et je ne dois pas vous cacher, monsieur, que le jour où la bourgeoisie lui rendra tous ses comptes, elle aura un mauvais quart d' heure à passer. Les millions seront alors un lourd bagage, et je sais plus d' un riche banquier qui s' estimera fort heureux s' il réussit à sauver sa tête. -parlez-vous sérieusement, Jolibois ? -trop sérieusement, hélas ! Je pense à vous, monsieur, à votre aimable fille. Vous n' avez rien fait, je le sais, pour attirer sur vous la haine et les malédictions du peuple. Vous êtes toujours allé au devant de ses besoins ; en toute occasion, vous avez soulagé ses misères ; vous n' êtes pas de ces riches égoïstes, impitoyables, qui déclarent que personne ne meurt de faim, une fois qu' ils ont bien dîné. Cependant vous le savez, dans les tempêtes révolutionnaires, trop souvent les innocents payent pour les coupables. Que deviendriez-vous, juste ciel ? Ah ! Sans doute, je veillerai sur vous, sur votre fille. J' apaiserai la colère du lion déchaîné ; vous le verrez, docile à ma voix, venir, en rampant, vous lécher les pieds. Le peuple me connaît, il m' aime ; mais qui peut dire, qui peut prévoir où nous serons, vous et moi, pendant la tourmente ? Arriverai-je à temps pour vous faire un rempart de mon corps, pour détourner le coup mortel, pour vous emporter dans mes bras ? Croyez-moi, monsieur, ne comptez pas trop sur maître Jolibois ; p27 au lieu de rechercher l' alliance d' un gentilhomme qui ne servirait qu' à vous désigner plus sûrement à la vengeance populaire, donnez votre fille à un républicain éprouvé qui protégera tout à la fois votre vie et votre fortune. à la pensée de marier sa fille à un républicain, M Levrault partit d' un formidable éclat de rire et se tordit les flancs dans un accès de folle gaieté. -vous êtes fou, mon cher, dit-il enfin à Jolibois un peu déconcerté. Le peuple est content ; il ne veut plus de révolutions. Je m' étonne qu' un garçon d' esprit comme vous ait en politique des idées si fausses. Je vous conseille de vous abonner à mon journal. Jolibois revint à l' assaut, mais vainement, M Levrault ne comprenait rien ou paraissait ne rien comprendre. Toutes les insinuations de l' honnête républicain s' aplatirent sur l' intelligence du grand industriel, comme des balles sur la peau d' un éléphant. Le tabellion se retira la rage et la mort dans le coeur. Au détour du sentier, à deux portées de fusil de la grille, Jolibois rencontra le vicomte. Gaspard s' était un peu attardé le long des haies, non pas à poursuivre des papillons, mais à fourbir ou à épousseter un certain nombre de phrases qu' il avait retrouvées dans les cendres de sa jeunesse, et à l' aide desquelles il comptait réduire le coeur récalcitrant de Mademoiselle Levrault. Sûr désormais de ses effets, il venait de hâter le pas quand Jolibois lui barra le chemin. -eh bien ! Jolibois ? Demanda-t-il avec anxiété. -sonnez, clairons ; sonnez, trompettes ! S' écria le cavalier en brandissant sa cravache d' un air victorieux. Que tous les maçons de la Bretagne accourent à votre voix ! Que vos tours humiliées s' élancent de leurs ruines ! Que les pierres de votre château se relèvent au bruit des écus du grand industriel, comme autrefois les murs de Thèbes aux sons de la lyre d' Amphion ! Qu' on rétablisse partout les armoiries de votre famille ! Que Galaor grimpe aux créneaux et déploie la bannière des Montflanquin ! Que les Beaudouin et les Lusignan tressaillent de joie dans leur suaire ! Vous l' emportez, monsieur le vicomte. Vous n' avez plus qu' à vous présenter ; les millions de M Levrault sont à vous. -dites qu' ils sont à nous ! S' écria le vicomte dans un élan de joie et de reconnaissance dont il ne fut pas maître. à nous les millions ! Ajouta-t-il en battant un entrechat sur le bord du sentier. L' endiablée marquise en séchera de rage. Jolibois, comment s' est passée l' entrevue ? Avez-vous rencontré de la résistance ? -je ne dois pas vous dissimuler, monsieur le vicomte, que, lorsque je suis arrivé, vos actions avaient un peu baissé. On ne doutait pas de votre loyauté ; qui s' est jamais permis d' en douter ? Pourtant on hésitait. J' ai parlé, tout a changé de face. Les La Rochelandier sont à cent pieds sous terre, et vous êtes plus haut que jamais. Sans vanité, monsieur le vicomte, je puis me flatter de vous avoir donné en cette occasion ce qu' on appelle un bon coup d' épaule. -généreux Jolibois, noble ami, mon sauveur ! S' écria le chevaleresque Gaspard, qui cherchait déjà quelque moyen honnête de frustrer l' espérance de tous ses créanciers ; je vais donc pouvoir m' acquitter envers vous ! -monsieur le vicomte, vous avez à vous préoccuper d' intérêts plus sérieux. Ce qui m' est dû n' importe guère ; acquittez d' abord ce que vous devez à la mémoire de vos ancêtres, répliqua le magnanime Jolibois, qui se demandait si l' heure n' était pas venue de se venger de toutes ses déceptions. -ah çà ! Demanda le vicomte dont les yeux verts brillaient au soleil comme deux émeraudes, nous les tenons bien, n' est-ce pas, ces petits agneaux du bon M Levrault ? Ils ne sauraient nous échapper ? Vous en êtes sûr, Jolibois ? -c' est absolument, monsieur le vicomte, comme si vous aviez dans votre poche les dix-huit cent mille francs de dot que le grand manufacturier donne à sa fille. -dix-huit cent mille francs ! S' écria Gaspard, qui crut voir le ciel s' entr' ouvrir. -ni plus ni moins, monsieur le vicomte ; ajoutez-y pourtant une somme de cent mille livres qui vous sont allouées pour frais d' installation. Vous entrez en possession de ce joli denier le jour de la signature du contrat. On vous marie sous le régime de la communauté ; on ne croit pas pouvoir faire la partie trop belle à un gendre de votre poids. -cet excellent M Levrault ! Ne vous semble-t-il pas que nous avons parlé de lui un peu légèrement hier soir ? Eh bien ! Jolibois, je ne rougirai jamais de mon beau-père. Quand mes salons seront ouverts, on en pensera ce qu' on voudra, mais, foi de gentilhomme ! On y verra M Levrault. -allons, monsieur le vicomte, ajouta gaiement Jolibois en se frottant les mains, vous voilà tiré d' affaire, et, comme on dit, remonté sur votre bête. Les mauvais jours sont passés. Votre étoile s' est enfin dégagée des nuages qui voilaient son éclat. Vous allez mener cette grande existence qui convient à vos goûts, à vos instincts, à votre rang. Une propriété seigneuriale en Bretagne ! Un hôtel à Paris ! Des chevaux ! Loge à l' opéra, loge aux bouffes ! ... -eh ! Mon dieu ! Oui, dit le vicomte d' un air résigné. L' été, je voyagerai ; j' irai aux eaux, à Bade, à Hombourg... -ce sera ma gloire d' avoir été pour quelque chose dans l' accomplissement de vos voeux, dans la réalisation de vos rêves. Mes enfants, si j' en ai jamais, sauront un jour que leur père a contribué à restaurer la splendeur de votre nom, à vous venger des outrages du sort. Dussé-je ne leur laisser que cette page de ma vie, ils n' auront pas le droit de se dire déshérités. -j' espère bien, mon cher Monsieur Jolibois, que je vous verrai quelquefois, soit à Paris, soit dans mes terres. -c' est trop de bonté, monsieur le vicomte... mais vous perdez un temps précieux. M Levrault est impatient de vous ouvrir ses bras et de vous nommer son fils, car c' est ainsi qu' il vous appelle. Vous n' êtes pas son gendre, vous êtes son fils bien-aimé. -je vous l' ai toujours dit, c' est le meilleur des hommes, s' écria Gaspard d' un ton pénétré. Peut-être a-t-il quelques petits travers, mais quelle âme ! Quel coeur ! ... -un coeur d' or, monsieur le vicomte. Allez donc, courez à la Trélade, volez où l' opulence vous attend. Songez que vous n' êtes pas dispensé de jouer aux pieds de la petite... -dites Mademoiselle Levrault, mon cher Monsieur Jolibois, dites Mademoiselle Levrault. -aux pieds de Mademoiselle Levrault, reprit Jolibois avec déférence, la scène dont nous sommes convenus. Soyez brûlant, monsieur le vicomte, soyez brûlant, irrésistible. Mademoiselle Levrault tient par-dessus tout à inspirer une passion violente ; donnez-lui cette satisfaction. Si, du temps du roi Henri, Paris valait bien une messe, dix-huit cent mille francs de dot valent bien aujourd' hui une déclaration d' amour. -merci de vos bons conseils, Monsieur Jolibois, repartit le vicomte, qui, au rebours des grandes âmes, sentait sa dignité p28 se relever avec sa fortune ; il me sera facile de les suivre. Le rôle que vous avez bien voulu tracer pour moi n' est pas au-dessus de mes forces. Si je dois être brûlant, irrésistible, je le serai naturellement, sans effort, et n' y aurai pas grand mérite. Je n' ai point encore passé le temps d' aimer, et ne vois rien de surprenant à ce qu' une jeune et jolie personne comme Mademoiselle Levrault ait la prétention d' être courtisée uniquement pour sa grâce et pour ses beaux yeux. Adieu donc, mon cher monsieur, ajouta-t-il en lui donnant deux doigts ; je n' oublierai de ma vie ce que vous avez fait pour ma maison. à ces mots, maîtrisant à grand' peine l' émotion qui le poussait à cabrioler comme un chevreau, Gaspard poursuivit gravement son chemin. S' il se fût retourné au bout de quelques instants, et que ses yeux eussent rencontré le regard qu' attachait sur lui maître Jolibois immobile encore à la même place, je crois que notre ami Gaspard aurait senti courir un frisson le long de ses jambes. Ix après le départ de maître Jolibois, le grand industriel était entré au salon, où sa fille venait de descendre. Laure, qui avait passé une partie de la matinée au fond du parc, ne se doutait pas que le tabellion eût mis le pied à la Trélade. M Levrault se garda bien de l' en instruire. Après avoir rôdé quelque temps en silence autour du fauteuil où Laure se tenait assise : -toute réflexion faite, s' écria-t-il, ce ne doit pas être grand' chose de bon que ton vicomte ! Je me demande comment nous avons pu nous décider à le recevoir dans notre intimité. -enfin, mon père, s' écria Laure, vous vous rangez à mon avis. -c' est-à-dire, répliqua M Levrault, que c' est toi qui as fini par partager mes secrets sentiments. Rappelle-toi la verte façon dont je me suis exprimé sur son compte dès le lendemain de notre arrivée à la Trélade. Je ne l' avais pas encore vu, et déjà je me défiais de lui. Il n' avait pas encore paru, et quelque chose me disait déjà que ce Montflanquin n' était rien qui vaille. -je ne l' ai pas oublié, dit Laure ; mais je me souviens aussi que le vicomte n' a eu qu' à se montrer pour enlever toutes vos sympathies. -mes sympathies ! S' écria le grand manufacturier : il faut bien te mettre dans la tête que ton gringalet de Gaspard ne les a jamais eues. Tout en lui me choquait, sa figure, sa voix, ses breloques, jusqu' à sa façon de se présenter. Je n' ai jamais donné, pour ma part, dans ses Beaudouin et dans ses Lusignan, dans ses besants d' or et dans son lion léopardé de sable à la queue fourchue et passée en sautoir. Je n' ai pas été dupe un seul instant de son empressement, de ses assiduités. Je me suis dit tout de suite : voici un gaillard qui sait de quel côté la miche est beurrée. -et pourtant, ajouta Laure, qui ne pouvait s' empêcher de rire, vous le receviez, vous lui faisiez fête, vous aviez juré qu' il serait votre gendre. -pardieu ! Ne voyais-je pas qu' il te plaisait, que tu l' aimais, que tu voulais l' épouser à tout prix ? Pour ne pas te contrarier, je feignais de le trouver charmant. Bien entendu, je n' allais pas jusqu' à suspecter sa moralité. Je me disais bien parfois : le pèlerin en veut à mes écus ; je m' obstinais pourtant à le tenir pour un galant homme. Je me disais : il n' est ni beau ni jeune ; j' enrageais tout bas de te sentir affolée de ce petit chafouin ; mais, après tout, c' étaient tes affaires, non les miennes. Hier, ce matin encore, je le défendais contre toi-même. Sa passion l' égare, me disais-je ; ce n' est qu' un dépit amoureux. Toutefois, comme il s' agissait de ton bonheur, j' ai pensé que la chose méritait réflexion. Je ne réfléchis pas souvent ; mais, quand je m' y mets, c' est pour tout de bon. Je me suis enfermé dans ma chambre ; après deux heures de recueillement et de méditation silencieuse, je reconnaissais que ton vicomte n' est qu' un saltimbanque et un chenapan. -vous allez voir, dit la jeune fille en riant de plus belle, que c' est moi maintenant qui vais être obligée de prendre son parti. -tu me persuaderas, n' est-ce pas, qu' il a refusé les faveurs de la cour ? Tu me feras croire qu' il s' est jeté dans l' eau pour sauver Mademoiselle De Chanteplure ? Allons donc ! S' il s' est montré aux tuileries, je jurerais que le roi et les princes lui ont tourné le dos. Quant à Mademoiselle Fernande, je la soupçonne fort de n' avoir jamais existé. Ne me parle plus de ton Gaspard ; ne viens plus me corner aux oreilles que tu l' aimes, que tu l' adores, que tu n' épouseras que lui ! Il est temps que cette comédie finisse. -mais, mon père... -je ne veux rien entendre, je te défends de prononcer son nom en ma présence. Le malheureux ! Avoir osé se jouer d' un homme tel que moi ! Quand je songe que ma fille a pu aimer ce jongleur, ce pasquin, tout le sang des Levrault se révolte et bouillonne indigné dans mes veines. -mais, mon père, de grâce... -point de grâce ! S' écria le fabricant. Je regrette que les travaux de l' industrie m' aient détourné du noble exercice des armes. Pour la première fois, je me plains à Dieu de n' être pas de race militaire. Nous autres grands industriels, nous sommes les maréchaux de la paix. Ah ! Si Timoléon était là, il vengerait du même coup sa soeur et son père outragé. Qu' il vienne cependant, ce fils de preux, ce jeune et beau Gaspard, qu' il vienne affronter mon courroux ! Je lui dirai son fait ; après l' avoir démasqué, je lui jetterai son masque à la face. On ne sait pas ce que c' est qu' un Levrault offensé. -voici le vicomte ! Dit Laure, qui, en soulevant le rideau de la croisée, venait d' apercevoir le museau de Gaspard entre les barreaux de la grille. -pas possible ! S' écria M Levrault. -c' est lui-même. Tenez, regardez, ne le voyez-vous pas ? Demanda Laure entr' ouvrant le rideau. -il est affreux, dit M Levrault ; il a l' air d' une fouine. Comprend-on qu' il y ait des gens qui le trouvent beau ? Ma chère, observe, je te prie, avec quelle politesse glaciale je vais le recevoir. -si vous le permettez, mon père, c' est moi qui recevrai M Gaspard. Je crois qu' il est de votre dignité de ne plus vous rencontrer face à face avec lui ; éloignez-vous, reposez-vous sur moi du soin de l' éconduire. -tu as raison. Je me connais : j' ai la tête près du bonnet. Il suffirait d' un mot imprudent, d' un sourire équivoque, d' un froncement de sourcil, d' un regard de travers, pour me faire sauter comme une poudrière : il est plus convenable que je ne le voie pas. Et M Levrault, qui, soupçonnant vaguement le vicomte d' avoir p29 des habitudes de spadassin, n' était pas fâché de laisser à sa fille le soin de terminer cette petite affaire, s' esquiva par la porte vitrée qui s' ouvrait sur le parc, tandis que Gaspard s' introduisait par celle qui donnait sur la cour. Ce fut une des entrées les plus dramatiques qu' eût jamais inspirées l' égarement de la passion. Gaspard ne fit qu' un bond de la porte du salon au fauteuil de Laure ; puis s' affaissant aux pieds de Mademoiselle Levrault comme si son corps eût été bourré d' ouate, il tomba sur ses deux genoux, et, par un geste de désespoir qui aurait pu passer tout aussi bien pour un mouvement de coquetterie, il cacha son visage entre ses mains. ç' avait été si prompt, si brusque, si instantané, qu' on eût dit que le vicomte se trouvait là par enchantement. Laure, qui n' avait pas bougé, jouait d' un air distrait avec un éventail de Chine, et regardait paisiblement Gaspard, comme elle eût fait de quelque animal familier, couché sur un coussin auprès d' elle. -eh bien ! Oui, c' est vrai, je vous ai trompée, dit enfin le vicomte d' une voix éperdue. Oui, tout ce que j' ai pu faire, tout ce que j' ai pu imaginer pour vous éloigner du château de La Rochelandier, je l' ai fait, je l' ai imaginé. Ruses, détours, basses manoeuvres, rien ne m' a coûté, je n' ai rien épargné. Accablez-moi de votre colère, mais épargnez-moi votre mépris : je vous aimais et j' étais jaloux. Enfant qui commencez la vie à peine, source fraîche et limpide qui n' avez réfléchi que l' azur du matin, fleur d' innocence, de grâce et de beauté, fleur virginale, encore toute baignée des larmes de l' aurore, vous ne savez pas de quels feux dévorants s' embrase le milieu du jour, vous ne pouvez pas savoir ce que la passion déchaîne de tempêtes dans un coeur déjà dévasté. Il y a des âmes chez lesquelles l' amour n' est qu' un filet d' eau claire coulant sans bruit sous un tapis de mousse ; il y en a d' autres, hélas ! Où c' est un torrent impétueux, renversant tout sur son passage et creusant son lit dans des ruines. Oui, je vous ai trompée ; oui, je me suis joué de votre crédulité ; oui, j' ai veillé, comme un espion, sur tous vos pas, sur toutes vos démarches. Je me suis abaissé jusqu' au mensonge, moi, vicomte De Montflanquin ! J' étais jaloux de l' air que vous respiriez, des brises qui touchaient vos cheveux, de l' herbe que foulaient vos pieds, des roses qu' effleuraient vos lèvres. J' aurais voulu pouvoir vous dérober à tous les regards, élever autour de vous une muraille haute de cent coudées, vous cacher, vous enfouir dans mon sein comme un avare son trésor. Soyez impitoyable, mais ne m' outragez pas : je vous aimais et j' étais jaloux. Ici Gaspard s' interrompit et leva les yeux sur Mademoiselle Levrault pour juger de l' effet de ce petit morceau, dont il n' était pas trop mécontent. Laure continuait de jouer avec son éventail ; elle en dépliait, en repliait les feuilles, examinait le fini du travail, admirait l' éclat des couleurs, et semblait n' avoir rien entendu des belles choses qu' on venait de lui débiter. Gaspard resta tout interdit. -je vous écoute, monsieur le vicomte, dit enfin la jeune fille. Ce peu de mots avaient été prononcés d' une voix si mélodieuse et si caressante, que notre ami Gaspard se sentit pleinement rassuré. -quoique bien jeune encore, reprit-il avec mélancolie, je croyais depuis longtemps en avoir fini pour jamais avec les orages de la passion. Foudroyé à vingt ans, j' avais dit adieu à tous les riants fantômes du matin de la vie ; j' avais dit à l' amour un éternel adieu. Mon coeur n' était plus qu' un monceau de cendres. Il ne restait plus qu' à m' envelopper d' un linceul et à me coucher dans ma tombe, lorsque vous m' êtes apparue. Bienfait et bénédiction ! étiez-vous descendue sur la terre pour guérir les blessés et réveiller les morts ? En vous voyant, je me sentis renaître, et, comme Lazare, je tendis vers le ciel mes bras ressuscités. -continuez, monsieur le vicomte, dit Laure à Gaspard, que venait de trahir sa mémoire paresseuse. -je vous vis et je vous aimai. J' avais juré aux pieds d' une mourante d' ensevelir mon coeur avec elle, de ne plus vivre que de son souvenir ; je vous vis, je devins infidèle et parjure. Ah ! De quelle épouvante ne fus-je pas saisi, en découvrant que je n' étais pas mort à tout ce qui fait vivre, que j' étais jeune encore, que je pouvais aimer, que j' aimais ! ô douce créature, que vous m' avez coûté de remords et de larmes ! Je voulais vous fuir ; une force invincible me ramenait vers vous. Chaque soir, en vous quittant, je faisais le serment de ne plus revenir ; je revenais le lendemain, plus malheureux, plus épris que la veille. Ah ! J' ai bien souffert, ah ! J' ai bien combattu. Vous le savez, mon Dieu, vous qui lisez dans le fond des âmes ! Que de fois, en retournant le soir, par les sentiers déserts, au château de mes pères, j' ai cru voir s' agiter dans l' ombre le spectre irrité de Mademoiselle De Chanteplure ! Que de fois j' ai cru entendre sa voix accusatrice dans les plaintes du vent ! Insensé que j' étais ! Je ne comprenais pas qu' au lieu de s' indigner, son ombre charmante devait se réjouir. N' êtes-vous pas le portrait vivant de Fernande ? N' est-ce pas elle encore que j' aime en vous ? Non, je n' ai point trahi ma foi, non, je ne suis pas infidèle. Mademoiselle De Chanteplure vit, je suis à ses genoux, c' est sa beauté que je contemple et que j' adore, c' est sa main que cherche la mienne... ô ma bien-aimée ! J' ai rêvé que vous étiez morte. Vous vivez, vous m' êtes rendue, plus jeune, plus radieuse, plus belle que jamais. Regardez-moi, parlez-moi comme aux jours de notre bonheur. Vous ne me dites rien. Avez-vous cessé de m' aimer ? N' êtes-vous plus ma Fernande ? Ne suis-je plus votre Gaspard ? -monsieur le vicomte, répliqua Laure de sa plus douce voix en dégageant tranquillement sa main de l' étreinte du bouillant Montflanquin, je mentirais si je vous disais que vous m' êtes indifférent. Soyez bien convaincu que je suis flattée, autant que je dois l' être, de l' hommage d' un coeur tel que le vôtre. J' avais espéré, je ne m' en défends pas, que nos destinées finiraient par s' unir et se confondre. Il m' eût été doux, je l' avoue, de porter votre nom ; je l' aurais porté avec orgueil. Malheureusement, monsieur le vicomte, c' est Mademoiselle De Chanteplure que vous aimez en moi : je ne consentirai jamais à n' être pour mon mari qu' un portrait et un souvenir. En achevant ces mots, Laure se leva, prit sur la table du piano ses gants, son chapeau, son ombrelle, et se retira sans laisser tomber un regard sur le vicomte, toujours agenouillé. Notre ami Gaspard n' était pas un sot : il se sentit perdu. Il étouffa dans sa poitrine un rugissement de lion blessé, enfonça son chapeau sur sa tête et sortit. Cependant, comme il traversait la cour, Gaspard se rappela les dispositions bienveillantes dans lesquelles maître Jolibois avait laissé M Levrault. Il revenait sur ses pas, quand une voix de stentor laissa tomber ces mots d' une fenêtre : -Germain, dites qu' on attelle ; nous allons au château de La Rochelandier. Le vicomte leva les yeux, et reconnut à une croisée du premier étage le grand manufacturier, qui se prélassait dans sa robe de chambre de cachemire, se caressait le menton, observait p30 d' où soufflait le vent, et paraissait se soucier fort peu que le vicomte Gaspard De Montflanquin fît le pied de grue dans sa cour. Sans demander son reste, Gaspard baissa le nez, fila piteusement le long du mur, ouvrit la grille et s' échappa sans bruit. Que s' était-il passé à la Trélade après le départ de maître Jolibois ? Tel était le mystère que Gaspard s' efforçait en vain de pénétrer. Sa raison s' y perdait. Il ne pouvait supposer que Jolibois, qui jusque-là lui avait servi de compère, eût voulu rire et s' amuser à ses dépens. Ce qui semblait très-clair au vicomte, c' est qu' il ne devait plus songer à mettre la main sur les millions de M Levrault ; pour le coup, c' était partie perdue, sans espoir de revanche. Gaspard n' était pas homme à s' exhaler en désirs impuissants, en stériles regrets. Il se consolait en songeant qu' il allait retourner à Paris, grâce aux cent écus que Jolibois s' était naïvement laissé gagner la veille. Paris ! Ce n' était qu' à Paris que le vicomte respirait à l' aise ; il tressaillait à ce nom comme un exilé au nom de la patrie. à Paris donc ! La province n' était pas digne de posséder un esprit si charmant. Gaspard se consolait aussi en se représentant la grimace que ferait Jolibois lorsqu' il apprendrait le dénoûment de l' aventure ; dans la pensée que ce créancier insolent et goguenard se trouvait être le dindon de la farce, il y avait quelque chose qui souriait au vicomte et ne déplaisait pas à sa bonne âme. Comme il approchait du château de ses pères, Gaspard aperçut trois personnages de mine équivoque, tranquillement assis sur le pas de sa porte qu' ils semblaient prendre pour celle d' un cabaret. Une carriole d' osier, attelée d' un petit cheval bas-breton, était arrêtée au pied de la colline où s' élevaient les ruines du manoir. Gaspard s' avança sans défiance, tout en se demandant qui pouvaient être ces trois étranges visiteurs. Tous trois s' étaient levés en le voyant paraître. -c' est à monsieur le vicomte Gaspard De Montflanquin que j' ai l' honneur de m' adresser ? Demanda le moins sale et le plus laid des trois. -à lui-même. Que me voulez-vous ? -la lettre que voici mettra peut-être monsieur le vicomte au courant de la petite affaire qui m' amène. Gaspard brisa le cachet et lut : " monsieur le vicomte, " je ne veux pas quitter Clisson et retourner à Nantes sans vous offrir un nouveau témoignage de l' intérêt que vous m' inspirez. La nuit que je viens de passer sous le toit de vos pères n' a pas été seulement agitée par les émotions du jeu. Les bruits sinistres qui ne m' ont pas permis de fermer l' oeil m' ont fait trembler en même temps pour votre sécurité. Je ne dois pas souffrir que le dernier héritier d' une famille illustre reste exposé à voir un beau matin les murs de son château s' écrouler sur sa tête. Agréez donc, monsieur le vicomte, que je mette à votre disposition un logement où vous puissiez dormir en paix, quand souffleront les vents de l' équinoxe. " j' ai l' honneur de vous renouveler, monsieur le vicomte, l' assurance des sentiments qui vous sont dus. " Jolibois. " -qu' est-ce que cela veut dire ? Demanda Gaspard qui avait tressailli comme un cerf en entendant le son du cor et les aboiements de la meute. -monsieur le vicomte, répliqua l' huissier (hélas ! C' en était un) en tirant de sa poche graisseuse une liasse de papiers aux armoiries du fisc, je suis chargé par maître Jolibois d' exécuter le jugement qui vous condamne à lui rembourser la somme que vous lui devez, sous peine de vous voir appréhendé au corps et incarcéré aux termes de la loi. Je suis en règle : voici les pièces, rien n' y manque. Le jugement est définitif, l' arrêt exécutoire. êtes-vous en mesure de verser entre mes mains cent cinquante mille trente-trois francs soixante et quinze centimes, montant de la somme qui vous est réclamée, tant en principal qu' en intérêts et frais ? -ah ! Traître Jolibois ! Ah ! Perfide ! Ah ! Bourreau ! Murmura Gaspard en froissant d' une main convulsive la lettre de l' abominable notaire. Puis, s' adressant au jeune groom qui assistait à cette scène avec une inquiète curiosité : -Galaor, demanda-t-il négligemment, avons-nous cent cinquante mille francs dans la maison ? -je vais y voir, monsieur le vicomte, répondit le sublime enfant. Le vicomte eut bien un instant la pensée de s' enfuir ou de résister ; mais, après avoir examiné attentivement les deux lévriers qui veillaient sur lui et ne le perdaient pas de vue, le malheureux comprit qu' il ne lui restait d' autre parti à prendre que celui de la résignation. Au bout de quelques minutes, Galaor reparut. -monsieur le vicomte, dit-il, il s' en manque seulement de quelques milliers d' écus. -adieu donc, mon fils, à des temps meilleurs ! Dit Gaspard avec mélancolie ; je te confie le château de mes pères. Un quart d' heure après, la carriole d' osier emportait à Nantes le dernier rejeton d' une race de preux, assis modestement entre deux recors, en face d' un huissier, tandis que Galaor, debout sur le seuil de la porte, se tordait les bras, s' arrachait les cheveux et criait comme Sganarelle : -mes gages ! Mes gages ! Mes gages ! X M Levrault était bien malheureux. Il avait vu toutes ses ambitions trahies, toutes ses illusions mutilées, toutes ses espérances hachées menu comme chair à pâté. Pour sauver sa dignité, il avait fait d' abord bonne contenance ; mais il était tombé bientôt dans une espèce de marasme dont rien ne pouvait le tirer. En perdant son vicomte, il avait perdu le mouvement, la joie, le bonheur de sa vie. Hélas ! Ce n' était plus le grand industriel que nous avons connu, toujours en belle humeur, le verbe haut, la face épanouie, remplissant le pays à deux lieues à la ronde du bruit de sa richesse. La foi et la confiance étaient mortes en lui. C' est à peine s' il croyait encore à son importance. Son sommeil, autrefois si paisible, et que visitaient seulement de riantes images, était agité par d' épouvantables cauchemars ; il lui arrivait fréquemment de rêver qu' il vendait du drap rue des bourdonnais. Si ses nuits étaient mauvaises, ses journées n' étaient pas meilleures. Le comte De Kerlandec et le chevalier De Barbanpré avaient partagé la disgrâce de Montflanquin. La Trélade était devenue silencieuse comme un tombeau. Les chevaux restaient dans les écuries, les voitures sous les remises. Les serviteurs, qui se réjouissaient tout bas des mésaventures de leur maître, avaient l' air tout à la fois goguenard et consterné. M Levrault ne sortait de sa chambre que pour se promener sous les ombrages de son parc. Le front p31 baissé, les mains derrière le dos, il pleurait le long des charmilles son titre de baron et son brevet de pair. Ce n' est pas tout. Le dernier entretien qu' il avait eu avec étienne Jolibois avait laissé dans son esprit des traces qui, loin de s' effacer, s' étaient creusées à la réflexion. Il avait commencé par rire des sinistres prophéties du notaire ; il avait fini par s' en alarmer sérieusement. C' était une âme facile à troubler que l' âme de M Levrault. Je n' affirmerai pas que ce fût l' âme d' un poltron, mais à coup sûr ce n' était pas l' âme d' un brave. Depuis sa dernière entrevue avec le tabellion, il interrogeait avec effroi l' horizon politique, ne déchirait qu' en tremblant la bande de son journal, et s' attendait à recevoir d' un jour à l' autre la nouvelle que le navire de l' état avait sombré sous les assauts d' un coup de vent révolutionnaire. Ainsi, rien ne manquait à ses tribulations ; tout contribuait à le plonger dans un abîme de tristesse. La république était sa bête noire ; il pensait vaguement à quitter la France, à chercher un coin de terre où sa tête et ses écus fussent à l' abri des vengeances et des appétits populaires. Pour tout dire, M Levrault ne savait que résoudre ni à quel dessein s' arrêter. Il flottait entre les partis les plus contraires, et, de quelque côté qu' il se tournât, n' apercevait que périls, guet-apens et catastrophes de tout genre. L' expérience qu' il venait de faire avait singulièrement amorti ses feux pour la noblesse. Il ne voyait partout que piéges à millions, traquenards tendus par l' aristocratie pour prendre les grands industriels. La Bretagne n' était plus à ses yeux qu' un vaste repaire de larrons. Il se défiait surtout du château de La Rochelandier, qu' il s' obstinait à regarder comme une tanière de chouans, comme un foyer de conspirations, comme un centre d' intrigues et de menées légitimistes. On se rappelle qu' au moment où Gaspard traversait la cour de la Trélade, il avait crié d' une voix de tonnerre qu' on attelât, qu' il allait au château de La Rochelandier ; ce n' avait été de sa part qu' une façon ingénieuse de donner le coup de grâce à Gaspard. à tort ou à raison, sans s' expliquer pourquoi, il détestait les La Rochelandier. Je ne saurais dire par quel raisonnement saugrenu ce spirituel bourgeois en était arrivé à les accuser sourdement de toutes ses infortunes. Toutes ses déceptions dataient de l' heure où sa fille avait mis le pied chez la marquise ; la paix et le bonheur étaient sortis de la Trélade en même temps que le jeune marquis y était entré. M Levrault ne semblait pas éloigné de croire que, sans les La Rochelandier, le vicomte eût été réellement tout ce qu' il avait voulu paraître, le modèle des preux, le miroir de la chevalerie. Si Gaspard n' était qu' un vaurien, c' était la faute des La Rochelandier. Enfin le grand fabricant se souvenait des bons avis de Jolibois ; il sortait d' un guêpier et n' était pas d' humeur à se fourrer dans un nid de vipères. Pendant qu' il s' affaissait sous le poids du chagrin et gémissait comme un hibou dans son trou solitaire, Mademoiselle Levrault, légère et gaie comme un bouvreuil, s' abandonnait tout entière à ses nouvelles espérances. Je l' ai dit et je le répète, afin qu' on ne puisse pas se faire d' illusions sur le caractère de notre héroïne, Gaspard eût été l' honneur même et la loyauté en personne, il eût été jeune et charmant, en un mot tout ce qu' il n' était pas, que les choses ne se fussent point passées autrement dans le coeur de Laure : le vicomte eût pâli nécessairement et se fût éclipsé devant le marquis, comme une perle auprès d' un diamant, comme une étoile au lever du soleil. Laure n' avait revu ni Gaston ni sa mère ; pendant tout le trajet du gothique manoir à la Trélade, Gaston n' avait pas dit un mot qui pût encourager les rêves de sa jeune compagne ; son attitude vis-à-vis d' elle avait été grave, sévère, compassée, même un peu hautaine ; il n' avait fait dans le salon du grand industriel qu' une apparition de quelques minutes ; il était sorti fièrement comme il était entré, et cependant Laure espérait. Elle avait déjà calculé toutes les chances de succès. L' étourderie n' était pas son défaut ; sa patrie n' était pas le pays des chimères ; elle avait pris racine de bonne heure dans le terrain de la réalité. Comme toutes les âmes froides, comme toutes les imaginations rassises, Mademoiselle Levrault ne manquait pas d' esprit d' observation ; il lui avait suffi d' une visite au château de La Rochelandier pour savoir à quoi s' en tenir sur la fortune de ses hôtes. Quelques paroles échappées à la marquise et à son fils avaient achevé de l' initier au secret de leur destinée. Plus elle réfléchissait à l' accueil qu' elle avait reçu, plus elle s' affermissait dans la conviction qu' elle avait tout lieu d' espérer. Elle ne cherchait pas à s' abuser sur le sens des prévenances dont l' avait comblée la marquise ; elle comprenait sans efforts et sans humiliation que les chatteries de la noble dame s' étaient adressées moins à sa beauté qu' à son opulence ; elle ne demandait rien de plus. Quant aux répugnances de son père, elle ne s' en préoccupait pas. Ce que fille veut, Dieu le veut, Laure se disait que le jour où elle le voudrait bien, M Levrault se laisserait conduire comme un enfant au château de La Rochelandier ; elle pressentait que ses dispositions hostiles ne tiendraient pas longtemps contre la grâce et les cajoleries de la châtelaine. En effet, six semaines au plus s' étaient écoulées depuis la disgrâce du vicomte, et déjà la marquise avait arboré sur la Trélade la bannière des La Rochelandier. On peut croire que M Levrault n' était pas allé chez la marquise sans regimber comme un mulet qui sent pour la première fois le mors ou le bât, l' éperon ou la houssine ; mais Laure savait, mieux que personne, la façon de le prendre, de le brider, de le mettre au pas. Que lui importaient, en fin de compte, les opinions politiques de la marquise et de son fils ? Ignorait-il, en quittant Paris, que la Bretagne fût le dernier boulevard de la légitimité ? Devait-il s' étonner qu' une des plus illustres maisons de cette terre chevaleresque eût gardé pieusement le culte du malheur et la religion de l' exil ? Dieu merci ! Tous les gentilshommes n' étaient pas taillés sur le même patron que Gaspard. D' ailleurs, il ne s' agissait plus, cette fois, de courir après un gendre qui lui ouvrît la porte des honneurs et des dignités ; il n' était point question de rechercher l' alliance des La Rochelandier. Il s' agissait tout simplement de n' être pas la fable du pays et de se relever au grand jour de l' échec qu' il avait essuyé. Que dirait-on dans la contrée s' il n' était venu s' installer avec fracas à la Trélade que pour servir de jouet à un chevalier d' industrie ? On en ferait des gorges chaudes. Tant de chevaux, tant de laquais, tant de voitures, pour aboutir à quoi ? Au vicomte De Montflanquin. Il fallait se réhabiliter par un coup d' éclat, montrer aux sots et aux envieux que les Levrault n' étaient pas au ban de la noblesse, qu' ils frayaient, quand ils le voulaient bien, avec les gros bonnets de l' aristocratie. Enfin, ils ne pouvaient se dispenser de faire tout au moins une visite aux La Rochelandier sous peine de passer, à leurs yeux, pour des gens mal-appris, pour de petits bourgeois. Le grand manufacturier s' était rendu à ce dernier argument. Il comptait qu' une fois la visite faite, les choses en resteraient là ; mais Laure et la marquise, chacune de son côté, en avaient décidé autrement. Comment le brave homme eût-il résisté aux manoeuvres combinées de ces deux volontés féminines qui se devinaient l' une l' autre, s' entendaient p32 en silence, marchaient vers le même but, et se prêtaient tacitement un mutuel appui ? J' en connais de plus fins qui auraient succombé. Des relations intimes s' étaient établies peu à peu entre les deux châteaux, et, bref, il eût été moins difficile à Laocoon de se débarrasser des étreintes de ses deux serpents qu' à M Levrault de se dégager, au bout de six semaines, des liens dont la marquise avait su l' enlacer. M Levrault s' était d' abord tenu sur le qui vive. Pour me servir, à mon tour, d' expressions empruntées au vocabulaire des petites gens, chat échaudé craint l' eau chaude : or, le grand industriel avait été échaudé jusqu' à la brûlure. Cependant, lorsqu' il avait vu pour la première fois la marquise De La Rochelandier monter majestueusement les degrés du perron de la Trélade, après s' être empressé d' ouvrir lui-même la porte à deux battants, lorsqu' il l' avait vue entrer au salon et s' avancer avec une grâce imposante, la tête haute, la poitrine en avant, la bouche épanouie en un demi-sourire, M Levrault avait failli étouffer d' orgueil : il avait cru voir une reine. Avec un peu de littérature, il se fût pris pour Leicester recevant élisabeth dans son château de Kenilworth. Vainement il s' était promis d' échapper au charme de l' enchanteresse : comme ce chevalier dont on avait dévissé l' armure, il avait senti, en moins de six semaines, toutes ses défiances, toutes ses préventions se détacher, tomber, s' évanouir une à une. était-ce là cette marquise dont avait parlé le vicomte, remplie de morgue et d' insolence, entichée de ses aïeux, ennemie née de toute idée nouvelle, regrettant le régime de la féodalité, et rêvant, dans son château branlant, le rétablissement de la dîme et de la corvée ? Elle portait fièrement son nom ; mais la fierté n' était chez elle qu' une séduction, une grâce de plus. Loin de se traîner dans l' ornière du passé, son esprit avait marché avec le temps. Son âme était un instrument qui vibrait à tous les bruits du siècle. Elle honorait la haute industrie, et ne parlait qu' avec déférence de ses travaux et de ses mérites. Sans s' humilier devant l' aristocratie nouvelle, elle était la première à reconnaître ses titres et à les proclamer. était-ce là cette marquise que maître Jolibois avait représentée comme la Jeanne D' Arc de la légitimité, comme un brandon de guerre et de discorde, comme une torche toujours prête à mettre le pays en feu ? Elle restait fidèle au malheur ; son coeur avait suivi la race de saint Louis sur la terre étrangère. Comme une hirondelle qui bâtit son nid dans les ruines, sa pensée habitait avec les exilés ; mais elle ne cherchait pas à dissimuler les fautes de la restauration et se faisait peu d' illusions sur les chances du prétendant. Ce qu' elle demandait par-dessus tout, c' était le développement des institutions libérales, qui seules pouvaient assurer la grandeur et la prospérité de la France. Elle répétait volontiers qu' une seconde restauration n' était possible qu' à la condition d' entrer franchement dans la voie du progrès et de s' étayer de la bourgeoisie. S' il lui arrivait parfois de rêver le retour de la branche aînée, elle ne s' exprimait jamais qu' avec une excessive réserve sur le compte de la branche cadette. Elle avait la reine en grande estime, n' aimait point le roi, mais respectait en lui l' élu de la nation. Il n' eût tenu qu' à elle d' agiter la Vendée, de ranimer les cendres d' un foyer mal éteint ; cependant elle s' était prononcée contre la dernière levée de boucliers, et n' avait pas cessé de travailler depuis à la pacification et à la fusion des partis. Telle était la marquise De La Rochelandier ; M Levrault ne revenait pas de son étonnement. Il s' émerveillait surtout de se sentir si parfaitement à l' aise auprès d' elle. Il s' était effarouché d' abord à la pensée que la marquise le tiendrait à distance et le forcerait à se souvenir de la boutique de ses pères. Loin de là, sans rien perdre de sa dignité, de ses belles manières, la marquise avait réussi à l' apprivoiser. M Levrault avait déjà des airs de cour ; il n' était pas la rose, mais il vivait près d' elle. La Trélade avait pris une face nouvelle. La vie renaissait, s' agitait, bourdonnait dans ces lieux où Gaspard avait laissé la désolation, le silence et la solitude. Laure triomphait en secret. Avec le sentiment de son importance, M Levrault avait retrouvé toute sa verve et tout son entrain. S' il pensait encore aux prédictions de Jolibois, c' était pour en rire. Comment aurait-il douté de la solidité du trône de juillet, quand la marquise elle-même se permettait à peine d' en douter ? Avec cette finesse d' intelligence qui lui faisait rarement défaut, il en était venu tout doucement à suspecter le désintéressement des bons avis du tabellion, à se demander si le drôle n' avait pas tenté, lui aussi, un coup de main sur les millions du grand industriel ; il se gaudissait tout seul en songeant au pied de nez avec lequel maître Jolibois avait dû, ce jour-là, rentrer dans son étude. Qu' on se rassure donc, notre Levrault nous est rendu. Engourdies un instant par la mélancolie, sa sottise et sa vanité s' étaient réveillées plus vivaces, plus florissantes que jamais. Pour tenir tête aux grands airs de la noble dame, il avait redoublé de faste, et, comme disent les marins, mis toutes voiles dehors. Jamais ses écus n' avaient fait autant de tapage, jamais il n' avait déployé tant de luxe et de magnificence. Il se fût agi d' héberger la cour et la ville qu' il n' aurait fait ni plus ni mieux. Quand il allait chez la marquise, il allongeait son chemin de deux lieues pour pouvoir arriver en calèche attelée de quatre chevaux ; il se vengeait ainsi de ses créneaux, de ses tours et de ses portraits de famille. Il faut bien le dire cependant, le grand manufacturier n' était pas heureux. Quelque chose manquait à son bonheur : c' était la perspective d' un gendre. Gaston ne remplaçait point Gaspard. M Levrault n' ignorait pas qu' une alliance dans le parti légitimiste ne pouvait le conduire à rien. Vainement Laure l' entretenait du prochain retour d' Henri V, de l' honneur d' être reçu, en attendant, chez les duchesses du faubourg saint-Germain : M Levrault n' entendait pas de cette oreille. Il ne se souciait guère des salons du noble faubourg, et sentait bien qu' il n' avait chance de percer, de fleurir, qu' aux rayons vivifiants du soleil de la bourgeoisie. D' ailleurs, l' attitude du jeune marquis n' avait rien d' encourageant. Si Gaston en voulait, lui aussi, aux millions du grand industriel, du moins il ne semblait pas disposé à se baisser pour les ramasser. Il laissait à sa mère le soin d' en diriger le siége, trop fier pour monter lui-même à l' assaut, mais bien résolu toutefois à entrer dans la place, aussitôt que les portes en seraient ouvertes. C' était un coeur loyal ; ce n' était pas une âme poétique et rêveuse, entièrement détachée des biens d' ici-bas. Quoique jeune encore, il avait déjà mordu aux réalités de la vie. Toute sa jeunesse ne s' était pas écoulée sous le toit de ses pères. Sans mener grand train, il avait vécu à Paris dans un monde élégant, frivole, dissipé, honorable pourtant, qui s' était empressé d' accueillir, de fêter son nom, son esprit et sa bonne mine. Au bout de quelques années, comprenant que les débris de son patrimoine ne lui permettaient plus de tenir son rang dans ces régions dorées, condamné à l' inaction par les traditions de sa famille, trop honnête pour accepter l' existence d' un Montflanquin, il avait p33 pris le parti héroïque de se retirer dans le château ruiné de ses ancêtres, où sa mère et lui se mouraient littéralement de tristesse et d' ennui, quand les Levrault étaient venus s' établir à la Trélade. Notre ami Gaspard avait fait de la marquise un portrait peu flatté, mais assez ressemblant. Il n' était bruit dans le pays que de la sottise et des millions du grand industriel. Depuis quelque temps Madame De La Rochelandier, dont l' orgueil, aux prises avec la pauvreté, s' était décidé à courber la tête, quitte à la relever plus tard, rêvait pour son fils une mésalliance lucrative qui l' aidât à restaurer la fortune de sa maison et leur permît d' attendre sans trop d' impatience le retour de la légitimité. Mademoiselle Levrault lui était apparue comme la colombe annonçant la fin du déluge. La marquise, qui connaissait tous les visages de la contrée, s' était dit sur-le-champ que cette jeune et gentille amazone, arrêtée dans la cour de son château, ne pouvait être que la fille du grand manufacturier. On devine le reste. à la proposition d' épouser Mademoiselle Levrault, Gaston s' était révolté d' abord ; puis il avait hésité ; bref, il avait fini par se soumettre. Ses visites à la Trélade avaient achevé d' irriter en lui les appétits de la richesse. Il n' était pas épris de Laure ; mais il n' est si bon gentilhomme qui n' en arrive aisément à se démontrer à lui-même qu' il peut épouser sans amour une jeune et jolie personne affligée d' un million de dot. Il ne s' abusait pas sur les sentiments de Mademoiselle Levrault, et se disait que, puisqu' elle ne recherchait en lui qu' un titre, il pouvait bien, de son côté, ne rechercher en elle que l' opulence. Le siége durait depuis deux mois ; les millions ne se rendaient pas. Lasse d' attendre, la marquise, pour en finir, se décida à donner l' assaut. Elle possédait son Levrault aussi bien que nous le possédons nous-mêmes. Elle avait étudié tous ses côtés faibles, tous ses points attaquables, et n' ignorait aucun de ses travers. Cette science, à vrai dire, ne lui avait pas coûté grand travail. L' âme de M Levrault était un abîme dont on avait bientôt touché le fond, un labyrinthe où, pour se diriger, il n' était pas besoin du fil d' Ariane. Pour y voir clair, on n' avait qu' à ouvrir les yeux ; pour en connaître tous les détours, il suffisait d' y faire un pas ou deux. Les confidences de Laure avaient complété les observations de la marquise. Dans l' espoir que la noble dame saurait en profiter, la jeune fille lui avait livré charitablement les clefs de la place. Un jour donc qu' elle avait été dîner à la Trélade, Madame De La Rochelandier s' empara du bras de l' amphitryon, et, sous prétexte de respirer l' air embaumé du soir, l' entraîna doucement au parc. Ce jour-là, Gaston n' avait pas accompagné sa mère ; Laure un peu souffrante, s' était retirée de bonne heure. La soirée était belle, la brise tiède et parfumée des premières senteurs de l' automne ; mais ce n' est point là ce qui préoccupait la marquise et M Levrault. Ils avaient gagné, tout en causant, une des allées les plus mystérieuses, et marchaient à pas lents sous un dôme de feuillage que formait une double rangée d' érables et de platanes. Jamais le bras de la grande dame ne s' était appuyé si tendrement sur celui du grand manufacturier ; jamais, dans aucun de leurs entretiens, sa voix n' avait trouvé d' accents si pénétrants, d' inflexions si câlines. Elle disait les ennuis de la solitude, les joies de l' intimité, combien sa vie avait changé d' aspect et s' était embellie depuis qu' une jeune et blanche créature était venue s' abattre, comme une colombe, à la porte du vieux manoir. Dans quelle atmosphère assez enchantée, dans quelles régions assez éclatantes achèverait de s' épanouir cette merveille de grâce et de beauté ? Puis, par un mélancolique retour sur elle-même, elle demandait avec tristesse ce qu' elle deviendrait, si M Levrault, en quittant la Trélade, ne se décidait pas à s' établir dans le pays. Rien que d' y songer, son coeur se serrait ; ils étaient, sa fille et lui, un second printemps dans son existence. à tous ces discours, comme maître corbeau tenant en son bec un fromage, M Levrault se croyait le phénix des hôtes de la Bretagne. Il se rengorgeait, faisait la roue, et répondait par-ci par-là quelques platitudes que la marquise avait l' art de relever en leur donnant un tour galant. Prêter de l' esprit aux sots est le plus sûr moyen de les flatter. De détour en détour, elle en arriva à l' interroger avec une affectueuse sollicitude. Elle s' étonnait que dans une époque où la bourgeoisie régnait et gouvernait, où l' intelligence pouvait prétendre à tout, un homme de sa valeur n' eût pas l' ambition de prendre au soleil la place qui lui était due ; elle ne comprenait pas qu' avec l' expérience des affaires et tant de facultés éminentes, il se résignât à l' inaction, à l' obscurité, et se contentât modestement des jouissances de la fortune, quand une foule de médiocrités qui ne lui allaient pas à la cheville, se carraient et se prélassaient sans vergogne dans les hautes sphères du pouvoir. Certes, il était beau de s' élever jusqu' à l' opulence sur les ailes de son propre génie : elle ne savait pas de conquête plus respectable, plus glorieuse, plus légitime ; mais, pour les âmes bien nées, la richesse n' était qu' un instrument, un point d' appui : il n' appartenait qu' au vulgaire de la considérer comme le but suprême de la destinée humaine. Ces paroles de la marquise ne tombaient pas dans l' oreille d' un sourd. Encouragé par l' intérêt que lui témoignait sa compagne, M Levrault ouvrit les digues de son coeur, et laissa couler à gros flots tous les secrets enfermés dans son sein. Entraîné par le courant, il se livra à des épanchements immodérés ; il raconta naïvement quel espoir charmant l' avait amené en Bretagne, quelles déceptions amères il avait essuyées. La marquise semblait suspendue à ses lèvres ; de temps en temps, par un mouvement d' irrésistible sympathie, sa belle main blanche potelée se posait sur la grosse patte de l' ancien marchand de drap, qui prenait alors des airs de vainqueur et se demandait alors avec une adorable fatuité ce que devait penser Madame Levrault, si la digne femme voyait, du haut du ciel, ce qui se passait en cet instant au fond du parc de la Trélade. Quand il eut achevé le récit de ses infortunes, la marquise resta silencieuse, et parut méditer profondément sur tout ce qu' elle venait d' entendre. -mon ami, dit-elle enfin avec gravité, je comprends, j' approuve la pensée qui vous a conduit en Bretagne. Votre ambition n' avait rien dont personne dût s' étonner ; pour ma part, je ne connais pas de maison qui ne s' empressât de s' ouvrir devant vous, qui ne s' estimât heureuse et fière de recevoir à son foyer l' ange que Dieu vous a donné pour fille. Ce que j' ai peine à m' expliquer, quand bien même je mets de côté la moralité de m. le vicomte De Montflanquin, c' est que vous vous soyez adressé à la noblesse fraîchement ralliée, au lieu de tendre votre main loyale à cette aristocratie chevaleresque dont rien n' a pu entamer la foi, et qui s' obstine à bouder le présent au fond de ses châteaux solitaires. à ces mots, M Levrault dressa les oreilles. Il n' avait pas oublié les avertissements de Jolibois. Où la marquise voulait-elle en venir ? Dévoué corps et âme au trône de juillet, à l' ombre duquel il espérait croître en puissance, qu' il regardait comme son trône à lui, comme son bien, comme sa propriété, le grand industriel n' était pas disposé le moins du monde à p34 mettre ses millions au service de la légitimité ; il se tint prudemment sur ses gardes. -madame la marquise, répliqua-t-il avec réserve, je ne saisis pas bien, je ne m' explique pas moi-même... -vous allez me comprendre, reprit la marquise d' un ton de douce autorité. Depuis deux mois, je vous observe, je vous étudie. Aucune des grandes questions qui agitent les sociétés modernes ne vous est étrangère ou indifférente ; c' est ma conviction, vous avez en vous l' étoffe d' un homme d' état. -quelle était votre pensée en recherchant l' alliance d' une famille aristocratique ? Votre coeur, votre esprit généreux, n' obéissaient-ils qu' à un sentiment d' égoïsme ? Non, mon aimable ami. Vous pensiez, avant toutes choses, à rapprocher deux classes trop longtemps divisées, à donner l' exemple de l' oubli, du pardon ; vous vouliez, en un mot, consommer l' union de la noblesse et de la bourgeoisie. -c' est la vérité, madame la marquise, je ne m' en défends pas, répondit M Levrault avec une modeste assurance. -eh bien ! Mon ami, pour atteindre le but élevé que vous vous proposiez, était-ce à la noblesse déjà ralliée, déjà réconciliée avec les institutions nouvelles, que vous deviez vous adresser ? Ne comprenez-vous pas qu' une alliance entre elle et vous eût été sans portée, sans signification, sans valeur aucune aux yeux de l' avenir ? Que ce n' eût été qu' une espèce de superfétation, un pléonasme, un stérile échange d' influences, d' intérêts, de passions identiques ? Comprenez-vous enfin qu' au lieu de chercher à planter votre drapeau sur une forteresse déjà réduite, au lieu d' entrer en conquérant dans un pays déjà soumis, vous deviez tourner vos regards vers cette noblesse ennemie dont je vous parlais tout à l' heure ? Il en est temps encore. Quel triomphe pour vous, quel honneur d' arracher quelque jeune Achille de sa tente, de restaurer l' éclat d' une maison qui menaçait de laisser un vide dans l' histoire, de rendre à la vie publique un des grands noms de l' ancienne monarchie, de rallumer au ciel de la France une de ses étoiles qu' elle croyait disparue pour toujours ! Au point de vue de vos ambitions personnelles... -oui, madame la marquise, au point de vue de mes ambitions personnelles ? Demanda M Levrault, médiocrement charmé jusqu' à présent des perspectives, très-confuses d' ailleurs, qui s' ouvraient devant lui. -eh quoi ! Monsieur, s' écria la marquise, vous n' entrevoyez pas les avantages d' une pareille alliance ? Vous ne sentez pas qu' en mariant votre adorable fille dans une des grandes familles demeurées fidèles au culte du passé, vous assurez votre fortune politique ? C' est bien simple pourtant. Vous ralliez votre gendre, vous attachez à la couronne de juillet un fleuron dérobé à celle de saint Louis. Cela fait, pensez-vous que la nouvelle cour ait quelque chose à vous refuser ? -mais, madame la marquise, s' écria M Levrault, qui avait tressailli comme un coursier généreux au son du clairon, l' aristocratie dont vous parlez est bien trop entêtée..., trop chevaleresque, ajouta-t-il se reprenant avec respect, pour adhérer jamais au gouvernement de 1830. Si elle s' est obstinée jusqu' ici à bouder au fond de ses châteaux solitaires, ce n' est pas moi qui réussirai à l' en tirer ; ce n' est pas entre mes mains qu' elle abjurera ses rancunes et ses croyances. -mon ami, dit en souriant la marquise, on se lasse de tout, même de l' ennui. L' ennui est un rude maître qui a déjà dompté bien des âmes, ébranlé bien des convictions. Voici bientôt vingt ans qu' il habite avec nous, qu' il s' assied chaque jour à notre table, à notre foyer, chaque jour plus maussade et plus renfrogné que la veille. Bouder peut être une douce chose ; mais, lorsqu' on a boudé pendant près de vingt ans, malgré soi on éprouve un vague besoin de s' égayer, de se distraire un peu, de vivre comme tout le monde et de faire bonne mine aux gens. Je vous le dis bien bas, je ne le dis qu' à vous, ne le répétez à personne ; nous enrageons tous en silence, notre fidélité commence à nous peser. -eh ! Vive dieu ! Madame, s' écria dans un mouvement d' enthousiasme M Levrault, qui frétillait déjà autour de l' hameçon, puisqu' il en est ainsi, pourquoi ne pas vous séparer ouvertement d' un parti sans avenir, et qui, je ne dois pas vous le dissimuler, n' a jamais eu mes sympathies ni mon approbation ? Madame la marquise, ce n' est pas à votre âge, belle encore comme vous l' êtes, qu' on s' enveloppe d' un suaire, qu' on se couche parmi les morts. Pourquoi n' iriez-vous pas aux tuileries ? Je suis sûr que le roi et la reine vous y verraient avec plaisir. -non, mon ami, non, répliqua Madame De La Rochelandier avec mélancolie. Je suis allée trop souvent aux tuileries pour pouvoir y retourner jamais, à moins qu' un jour... mais je n' y compte plus. Je me plais à le répéter, ma semaine est achevée ; pour moi-même, je n' espère plus rien ici-bas. Je n' irai pas à la nouvelle cour ; Gaston s' y présentera sans sa mère. -qu' entends-je ! M Gaston, votre fils... -à Dieu ne plaise que je veuille emprisonner sa vie dans le cercle de mes regrets et de mes affections. Gaston est jeune et n' a point d' engagements avec le passé. Il n' a jamais connu ses princes légitimes ; c' est tout au plus s' il se souvient de la tempête qui fracassa le vieux trône de France et rejeta dans l' exil les derniers descendants d' une race de rois. Gaston est un enfant du siècle. Il a grandi librement, sans contrainte, dans l' atmosphère des idées libérales. Au collége, il s' asseyait sur le même banc que les princes de la branche cadette ; il les aime et ne s' en cache pas. Puisqu' il peut se rallier sans honte, qu' il suive le courant qui l' entraîne, que ses destinées s' accomplissent ! -ainsi, madame la marquise, demanda M Levrault en appuyant sur chaque mot, c' est l' intention formelle de M Gaston, votre fils ; c' est sa volonté bien ferme, bien nette, bien arrêtée, de se rallier à la nouvelle dynastie, et vous n' y mettez point obstacle, vous ne cherchez pas à l' en détourner ? -que voulez-vous ? J' en souffre bien un peu ; je mentirais si j' affirmais le contraire, et vous ne me croiriez pas. J' en souffre, je m' en afflige en secret ; mais je me dis qu' en fin de compte, quel que soit le drapeau qui flotte sur les tuileries, c' est toujours le drapeau de la France. Vous, mon ami, dites-moi si vous m' approuvez ? -si je vous approuve, madame la marquise ! S' écria le grand industriel avalant l' hameçon tout entier avec la gloutonnerie d' un brochet ; non, madame, non, je ne vous approuve pas, je vous admire. Plût à Dieu que tous les légitimistes fussent comme vous ! La raison, la sagesse, s' expriment par votre bouche. C' est toujours le drapeau de la France ! Je n' ai jamais rien lu de mieux dans mon journal. -et cependant, vous le dirai-je ? Il y a des instants où j' hésite, où je sens mon coeur se révolter ou défaillir, en songeant que mon fils, un La Rochelandier, prêtera l' appui de son nom à un trône devant lequel aucun de ses aïeux n' eût p35 courbé le front ni fléchi le genou. Il me semble parfois que les portraits de ses ancêtres me regardent d' un air irrité ; je crois voir parfois leurs lèvres s' entr' ouvrir pour me reprocher mon indigne faiblesse. -autres temps, autres moeurs, madame la marquise. Quand ils vivaient, les ancêtres de M Gaston en faisaient à leur tête ; ils sont morts, qu' ils trouvent bon que M Gaston en fasse à la sienne. Je vous le demande, où en serait aujourd' hui le monde, si, depuis qu' il existe, chaque génération eût suivi servilement, pas à pas, les traces de la génération précédente ? Nous irions encore vêtus de peaux de bêtes. L' humanité n' est pas un écureuil en cage, un cheval borgne attaché à une manivelle. Tout change, tout se renouvelle, tout se perfectionne. Les chemins de fer ont remplacé les routes royales ; la monarchie constitutionnelle a détrôné le droit divin. Mes pères avaient sur la grande industrie des idées qui ne sont pas les miennes ; faut-il s' étonner que monsieur votre fils ait en politique des opinions qui ne sont pas celles de ses aïeux ? -allons, qu' il se rallie ! Dit la marquise avec un geste de résignation. Ce sera un grand jour pour la nouvelle dynastie, le jour où un La Rochelandier lui présentera sa foi et son hommage. Ce jour-là, monsieur, on se réjouira aux tuileries, on prendra le deuil à Frohsdorf. -eh bien ! Madame la marquise, on prendra le deuil à Frohsdorf. Parce qu' il plaît à M De Chambord de se poser en prétendant et de jouer au roi de France dans son petit castel allemand, est-ce une raison pour que notre jeune noblesse reste les bras croisés au fond de ses domaines et s' abstienne de prendre part au maniement des affaires du pays ! -allons, qu' il se rallie ! Répéta la marquise en soupirant. Je ne veux pas, je ne dois pas être un empêchement dans la destinée de mon fils. Cependant la royauté de 1830 vous paraît-elle bien solidement établie ? Pensez-vous qu' elle ait dans le sein de la nation des racines vives et profondes ? La jugez-vous inébranlable ? Mon ami, la fortune des rois a d' étranges revirements. Quand on a vu crouler en trois jours un trône de plusieurs siècles, il est permis de douter de la longévité d' une monarchie qui sort à peine du berceau. Je souhaiterais que Gaston ne se pressât point, je voudrais qu' il observât la marche des événements, qu' il attendît quelque temps encore. -eh ! Madame, est-il besoin d' attendre ? S' écria M Levrault impatient déjà de tenir et de rallier son gendre. Que représente la royauté de 1830 ? La bourgeoisie. Que représente la bourgeoisie ? La nation tout entière. à ce compte, comment le trône de juillet pourrait-il être renversé ? Il faudrait que la France consentît à se suicider. Je sais bien qu' on rencontre par-ci par-là de petites gens qui se permettent de blâmer les tendances du gouvernement, qui ne se gênent pas pour parler tout haut du prochain avénement de la république... -de la république ? Répliqua la marquise avec dédain ; quelle sottise ! Ces gens-là sont fous. Il n' y a plus de révolution possible en France. Si la nation, usant de son droit, se décidait à briser le trône qu' elle a élevé de ses propres mains, ce ne saurait, ce ne pourrait être que pour revenir au grand principe de la légitimité. Il n' est pas impossible qu' un jour elle y revienne. Quoi qu' il arrive, je suis tranquille, je n' ai point à m' inquiéter de l' avenir politique de mon fils. Le trône de juillet peut voler en pièces sans que Gaston coure le risque de rester enseveli sous ses débris. Rallié à la dynastie nouvelle, il ne cessera pas de tenir à l' ancienne, par son nom, par sa mère, par les traditions de sa famille ; quels qu' en soient les hôtes, les tuileries s' ouvriront toujours avec orgueil devant un La Rochelandier. La marquise se tut, pour laisser à ses dernières paroles le temps de s' infiltrer dans l' esprit de son compagnon et de produire tout l' effet désiré. Silencieux comme elle, M Levrault savourait avec délices le breuvage enivrant qui venait de tomber goutte à goutte des lèvres de sa compagne. Le monde des honneurs et des dignités se rouvrait devant lui. Le chemin du pouvoir s' aplanissait de nouveau sous ses pas. Tous ses rêves, toutes ses espérances se réveillaient et battaient des ailes. Il retrouvait au centuple ce qu' il avait perdu en perdant le vicomte. C' était lui-même qui rallierait son gendre ; c' était à lui qu' en reviendraient l' honneur et le profit. Rallier un marquis, un La Rochelandier, quelle aubaine ! La cour aurait à compter avec lui ; M Levrault était bien décidé à lui tenir la dragée haute. On n' aurait pas un La Rochelandier pour rien ; il faudrait qu' on y mît le prix. Pour surcroît d' avantages, point de changement de dynastie à redouter ; quoi qu' il arrivât, Gaston retombait sur ses pieds, et M Levrault sur son gendre. Ainsi, tout lui souriait, tout l' attirait ; il ne découvrait de toutes parts que joies, satisfactions, promesses, sécurité. Il ne s' agissait plus que d' amener la marquise à consentir à une alliance avec les Levrault. Le grand industriel avait en lui tant de ressources ingénieuses, ce diable d' homme se sentait si retors, si madré, qu' il ne désespérait pas d' en venir à ses fins et de prendre la marquise dans ses filets. -revenons à vous, mon ami ; c' est assez parler de Gaston, reprit enfin Madame De La Rochelandier. Où donc en étions-nous ? Que vous disais-je tout à l' heure ? -madame la marquise, répliqua le rusé Levrault, vous me disiez que vous ne connaissiez pas une grande maison qui ne s' ouvrît devant moi avec empressement, qui ne s' estimât heureuse et fière de recevoir à son foyer l' ange que Dieu m' a donné pour fille. -eh bien ! Mon ami ? ... -eh bien ! Si j' allais un jour vous rappeler ces belles paroles ? Si, prenant ma fille par la main, j' allais vous dire : madame la marquise, nos enfants s' aiment, ne formons qu' une seule et même famille ? ... -ah ! Répondrais-je, soyez les bienvenus ! S' écria la marquise avec effusion. Béni soit le jour qui me donne une fille... -et qui me rend un fils ! S' écria M Levrault couvrant de gros baisers la blanche main qu' il pressait dans les siennes. Puis, au plus fort de son ivresse, il porta son mouchoir à ses yeux. -quoi ! Mon ami, demanda la marquise avec intérêt, auriez-vous eu le malheur de perdre ? ... -ah ! Madame, un enfant si charmant, si blond, si blanc, si rose ! Perdu, hélas ! Oui, madame, perdu ! ... souvenir affreux. C' était à Paris, par un soir de fête... on tirait un feu d' artifice sur la place de la concorde... -mon ami, reprit la marquise peu curieuse d' en savoir davantage, ne soyons pas ingrats envers la destinée, ne mêlons point de funèbres images aux douces joies de l' heure présente. Vous l' avez dit vous-même, mon fils vous rendra celui que vous avez perdu. Une heure après cet entretien, la marquise reprenait le chemin de son manoir, et M Levrault entrait d' un air de triomphe dans l' appartement de sa fille. -madame la marquise, s' écria-t-il, embrassez votre père ! -mon fils, disait la marquise en rentrant, embrassez votre mère, vous avez des millions ! p36 Xi la Bretagne avait tenu toutes ses promesses ; Mademoiselle Levrault était marquise. Quelques mois encore, et le grand industriel se présentait à la cour, appuyé fièrement sur le marquis, son gendre. Le roi l' embrassait et le faisait comte. Le titre de baron ne suffisait plus à l' ambition de M Levrault. Le comte Levrault ! Cela sonnait bien à l' oreille. D' ailleurs, c' était le moins que le beau-père d' un marquis fût comte. Quant à la pairie, ce n' était plus une question, le comte Levrault entrait au Luxembourg comme un âne dans un moulin. Le brave homme se disait bien parfois, en se grattant l' oreille, que le marquis, son gendre, lui coûtait un peu cher ; il se consolait en songeant que c' était de l' argent bien placé, sans compter le bonheur de pouvoir s' écrier chaque jour, à toute heure : la marquise, ma fille ! Mon gendre, le marquis ! Si l' on veut avoir une idée du faste et de la magnificence que déploya M Levrault à l' occasion du mariage de sa fille, qu' on se rappelle les noces de Gamache. La marquise et son fils avaient insisté vainement pour que tout se passât sans éclat et sans bruit. Les fêtes durèrent toute une semaine : il n' y manqua rien que l' amour. Excepté le comte De Kerlandec et le chevalier De Barbanpré, à qui M Levrault ne pardonnait pas d' avoir servi de compères à Gaspard, toute la noblesse des environs avait été conviée et s' était empressée d' accourir pour observer l' attitude des La Rochelandier et en faire des gorges chaudes. L' humeur altière de la marquise était bien connue dans le pays ; on devinait sans peine tout ce qu' elle avait dû souffrir avant de se résigner à l' humiliation d' une pareille mésalliance. En flairant de près les millions de l' ancien marchand de drap, hobereaux et douairières comprirent qu' enveloppée dans un miel si doux, la pilule la plus amère vaut un bonbon du jour de l' an ; s' ils s' obstinèrent à rire, c' est qu' ils cherchaient à se consoler. Il n' en était pas un qui n' eût voulu se sentir dans la peau du jeune marquis, pas une qui n' enviât secrètement la mère de Gaston : tous auraient avalé le calice sans sourciller. La marquise, d' ailleurs, n' avait jamais porté si haut la tête. Jamais elle n' avait montré à ses amis et à ses ennemis un visage plus radieux ou plus fier ; il est permis de supposer que le diable n' y perdit rien. Ce ne fut pendant huit jours que bals, festins, parties de chasse. M Levrault courut un cerf avec le marquis, son gendre. Galaor, qui, par un rare privilége, joignait aux grâces de la cigale la prévoyance de la fourmi et s' occupait déjà de ses provisions d' hiver, ne cessa point, durant huit jours, de rôder autour de la Trélade et chippa plus d' un morceau, tandis que le chevalier De Barbanpré, assis tristement à une fenêtre de son petit castel, regardait d' un oeil mélancolique, à travers le feuillage éclairci, l' éden d' où il était exilé, où l' on faisait de si bons dîners. Donnons un souvenir à notre ami Gaspard. Victime d' une législation dont tous les débiteurs s' accordent à reconnaître les abus, Gaspard expiait dans les fers quelques étourderies de jeunesse et charmait les ennuis de sa captivité en combinant de nouveaux coups de bouillotte et de lansquenet. Quant à maître Jolibois, ses trahisons et ses perfidies venaient de recevoir leur juste récompense : non-seulement il n' avait pas rédigé le contrat, mais encore M Levrault, qui se défiait de lui depuis leur dernière entrevue et ne voulait plus d' un sans-culotte dans sa maison, ne l' avait pas invité à la noce et s' était contenté de lui adresser un billet de part. Le malheureux ne prévoyait pas la vengeance que maître Jolibois tirerait plus tard de ce procédé peu chevaleresque. Pour peu qu' on ait su lire dans le coeur de nos personnages, on ne se berce pas du fol espoir que Laure et Gaston vont savourer à la Trélade les douceurs de la lune de miel. La saison était belle pourtant. Septembre s' achevait à peine ; octobre n' avait encore dépouillé ni les haies ni les bois. Les oiseaux chantaient comme au printemps et se poursuivaient dans la lande. Les bruyères étaient en fleur ; la colchique étoilait les prés ; sur la marge des sentiers, l' or des ajoncs commençait à poindre. Comme une fiancée qui sent sa fin prochaine et veut mourir dans ses habits de fête, la nature, près de se voiler, se parait de ses plus riches couleurs et répondait par un dernier sourire aux derniers adieux du soleil. Pour de jeunes amants, il est doux alors d' aller à l' aventure, appuyés l' un sur l' autre, le long des coteaux jaunissants, dans le creux des vallées brumeuses, et de soulever en marchant les feuilles desséchées qui jonchent déjà le chemin. Dans l' ivresse même de la passion, il y a toujours quelque chose de triste, qui s' harmonise avec la mélancolie de l' automne ; mais tout cela n' importait guère à Laure, à Gaston. Que leur importaient en effet le silence des champs, le mystère des bois, la mousse au pied des chênes ? Quel attrait les eût retenus au fond de ces campagnes ? Qu' avaient-ils à se dire ? Quels secrets auraient-ils pu confier aux divinités de ces agrestes solitudes ? Ce n' étaient pas deux bergers d' Arcadie, deux ramiers roucoulants. Depuis près de trois ans qu' il se mourait d' ennui sous le toit de ses pères, Gaston avait eu tout le temps de se blaser sur la poésie de l' idylle ; sa pensée n' habitait pas les bocages ou le bord des ruisseaux. De son côté, Laure n' était pas venue en Bretagne pour respirer l' air embaumé des prairies, voir les feuilles jaunir, tremper ses cheveux dans les brouillards du soir ou du matin. Enfin, ils ne s' abusaient pas sur la valeur des sentiments qui les avaient poussés l' un vers l' autre. Gaston savait très-bien ce que Laure épousait en lui ; Laure n' ignorait pas ce que Gaston épousait en elle. On se rappelle l' attitude froide et réservée qu' avait prise le jeune La Rochelandier vis-à-vis de Mademoiselle Levrault, dès leur première entrevue. Admis à faire sa cour, Gaston ne s' était montré ni plus empressé ni plus tendre ; il avait veillé scrupuleusement sur tous les mouvements de son coeur. Il n' aimait pas sa fiancée ; l' eût-il aimée, l' orgueil lui aurait interdit d' en rien laisser paraître, la crainte de passer pour un courtisan de l' opulence aurait paralysé sa tendresse et mis un triple sceau sur ses lèvres. Quant à Laure, l' ami Gaspard l' avait guérie radicalement de ses velléités romanesques. Gaston était marquis ; elle se tenait pour satisfaite. Ainsi, pour ces deux enfants, le mariage n' était qu' une affaire, disons le mot, un échange, un troc ; les sacs et les parchemins avaient fait de part et d' autre toutes les avances, tous les frais de coquetterie et de séduction. Dieu juste ! Et ils avaient vingt ans ! Vingt ans, et la beauté, et la grâce en partage ! Jeunes, charmants tous deux, on pouvait espérer qu' une fois unis, ils arriveraient, par une pente irrésistible, à rencontrer l' amour qu' ils ne cherchaient pas. Peut-être l' auraient-ils rencontré sous les ombrages de la Trélade ; mais déjà Gaston était impatient de réaliser les bénéfices de sa mésalliance, et Laure, échappée de sa chrysalide, dépouillée de ce nom de Levrault, qui avait enveloppé sa jeunesse comme un linceul, n' aspirait qu' à promener dans le monde sa brillante métamorphose. p37 M Levrault n' avait pas caché à sa fille que l' intention du marquis, son gendre, était de se présenter aux tuileries, et, bien qu' elle se fût contentée d' être reçue chez les duchesses du faubourg saint-Germain, la jeune marquise sentait son coeur palpiter d' allégresse à la pensée qu' elle irait à la cour. M Levrault n' était pas moins impatient que sa fille et son gendre de quitter la Trélade. Il brûlait d' aborder les hautes régions pour lesquelles il se sentait né. Déjà un magnifique hôtel, situé rue de Varennes, entre cour et jardin, l' attendait à Paris. M Levrault avait hésité d' abord entre la chaussée-d' Antin, le faubourg saint-Honoré et le quartier de la Madeleine ; mais la marquise lui avait démontré victorieusement que c' était en plein faubourg saint-Germain qu' il devait, par un trait d' audace et de génie, dresser sa tente et planter son drapeau. En effet, que voulait, que cherchait le grand industriel ? Quel était son rêve, sa pensée politique, le but de son ambition ? N' était-ce pas de rapprocher deux classes trop longtemps divisées, de donner lui-même l' exemple de l' oubli, du pardon, en un mot, de consommer l' union de la noblesse et de la bourgeoisie ? Eh bien ! C' était au coeur même de l' aristocratie qu' il fallait s' établir, c' était dans son dernier asile, dans ses derniers retranchements, qu' il fallait aller la surprendre. Il fallait que l' hôtel Levrault fût comme un filet tendu sur la rive gauche de la Seine, comme une cage dorée où chanteraient tôt ou tard les oiseaux boudeurs de la légitimité, comme un centre de conciliation, de fusion et de ralliement, où la noblesse et la bourgeoisie se rencontreraient chaque jour, et finiraient par s' embrasser. Ces considérations d' un ordre si élevé avaient frappé vivement l' imagination de M Levrault. Si la marquise se plaisait à reconnaître en lui l' étoffe d' un homme d' état, il se plaisait à reconnaître en elle ce que les petites gens appellent une maîtresse femme. Il s' était laissé conter que tous les hommes politiques un peu éminents ont une égérie dans leur manche. Quelle égérie que la marquise ! Conseillé par cette rare intelligence, à quelle position ne pourrait-il prétendre et s' élever ? Quelque chose lui disait qu' il avait sous la main une de ces puissances occultes, une de ces influences mystérieuses qui font et défont les ministres : l' eau lui en venait à la bouche. Seulement la marquise consentirait-elle à briser violemment ses habitudes sédentaires ? Se résignerait-elle à ne plus habiter le gothique manoir ? Renoncerait-elle à la tranquillité des champs, à la simplicité de ses goûts, à la modestie de ses désirs, à toutes les douces joies qu' appréciait si bien son âme rêveuse et tendre ? M Levrault n' osait l' espérer. -le monde n' a plus rien qui m' attire, lui disait-elle avec mélancolie. Achever de vieillir en paix au fond de ma vallée solitaire, voilà toute mon ambition. Mes rêves ne vont pas au-delà des horizons qui bornent ces campagnes. Et pourtant je sens que ma présence à Paris ne vous serait pas tout à fait inutile, je sens qu' en plus d' une occasion je pourrais vous être de quelque secours. Il y a des instants où ma sollicitude s' effraie, où ma tendresse s' épouvante, des instants où je m' accuse d' égoïsme, où je me demande si ma place n' est pas auprès de vous. Notre adorable fille est bien jeune encore pour s' occuper d' administration domestique, gouverner une maison comme la vôtre et faire avec discernement les honneurs d' un salon où se presseront, où se coudoieront toutes les grandes figures, toutes les sommités de l' époque. Aux prises avec la vie publique, vous sentirez quel vide affreux la mort de Madame Levrault a laissé dans votre intérieur. Ne vous y trompez pas, mon aimable ami, c' est un rude sentier que celui qui s' ouvre devant vous, un sentier escarpé, bordé de précipices. Si je ne cherche pas à vous en détourner, c' est que ma raison respecte les desseins de la providence, c' est qu' il faut ici-bas que toute destinée s' accomplisse : l' alouette cache son nid dans les sillons, l' aigle bâtit son aire sur la montagne. Allez donc où vos instincts vous poussent, où la voix de Dieu vous appelle ; allez vous mêler aux luttes parlementaires pour lesquelles vous êtes taillé, et puissiez-vous n' avoir jamais besoin d' une main dévouée pour vous soutenir, pour essuyer la sueur de votre front ! Puis elle ajoutait d' une voix caressante : -au milieu de vos travaux, dans l' enivrement de vos triomphes, vous n' oublierez pas, vous n' oublierez jamais que vous avez une vieille amie sur le bord de la Sèvre. Tous les ans, après la clôture des chambres, vous viendrez près de moi vous reposer de vos nobles fatigues. Vous m' amènerez mes enfants ; nous passerons ensemble, à l' ombre de nos chênes, quelques mois enchantés. Vous aviez l' intention d' acheter un château en Bretagne ; vous en avez un qui ne vous coûte rien. Le château de La Rochelandier est à vous, à vous seul. C' est votre bien, votre propriété. J' entends, j' exige qu' il porte désormais le nom de château Levrault. Nous en restaurerons les créneaux et les tours ; nous y transporterons tout le luxe de la Trélade ; nous rachèterons les terres qui formaient autrefois le domaine des aïeux de Gaston ; enfin nous n' épargnerons rien pour relever, pour rajeunir l' éclat de l' antique manoir dont vous êtes le seigneur et maître. Touché jusqu' aux larmes, le grand industriel, quelques jours avant son départ pour Paris, avait dirigé sur le château de La Rochelandier, devenu le château Levrault, ses meubles, ses tentures, ses équipages, ses chevaux et ses chiens. Le bruit, le mouvement, la vie de la Trélade avaient passé dans le château Levrault. Le grand fabricant, qui avait toujours reproché à la Trélade son architecture un peu bourgeoise, ne se lassait pas d' admirer les allures militaires et la physionomie féodale de sa nouvelle habitation ; seulement, il aurait voulu voir dans la cour et sur les plates-formes des archers, des arbalétriers, et, dans le vallon, la marquise, sa fille, chevauchant sur un palefroi, le faucon au poing. Il appelait vassaux les paysans, regrettait, en se caressant le menton, certain droit du seigneur, parlait de rétablir au-dessus des portes les armoiries de sa famille, et se demandait parfois s' il n' y avait pas quelque ressemblance entre son visage et les portraits qui décoraient les murs du salon ; je ne crois pas qu' on l' eût beaucoup surpris en lui disant que c' étaient les portraits de ses ancêtres. Cependant, comment décider la marquise à le suivre à Paris ? Un esprit vulgaire se fût effrayé d' une pareille tâche ; pour M Levrault, une pareille tâche n' était qu' un jeu. On se rappelle par quels détours ingénieux, par quelles ruses délicates il avait amené la marquise à lui jeter son fils à la tête ; eh bien, lorsqu' il fut question d' emmener à Paris Madame De La Rochelandier, M Levrault ne fut ni moins rusé ni moins adroit. Vainement la marquise se retrancha derrière sa passion pour la solitude, vainement elle objecta son amour pour la vie des champs ; cette fois encore l' éloquence entraînante de M Levrault triompha de tous les obstacles, de toutes les résistances. Quinze jours après le mariage, une chaise de poste attelée de quatre chevaux emportait à Paris Gaston et sa femme, M Levrault et la marquise douairière de La Rochelandier. p38 Xii d' abord tout alla bien. En voyant la marquise à l' oeuvre, le grand industriel s' applaudissait de plus en plus de sa conquête et comprenait mieux que jamais tout le parti qu' il pourrait en tirer. La marquise était devenue, dès les premiers jours, l' âme et la vie de l' hôtel Levrault ; les bienfaits de sa présence se révélaient dans les moindres choses. Elle s' était emparée sur-le-champ des rênes de l' administration domestique ; Laure ne songeait guère à les lui disputer. Elle avait l' oeil à tout ; rien ne se faisait que par elle. Comme elle ne faisait rien sans consulter son aimable ami et qu' elle paraissait n' avoir d' autre ambition que la bonne tenue et la gloire de sa maison, l' aimable ami ne craignait pas de lui laisser prendre trop d' autorité et trouvait bien fait tout ce qu' il lui plaisait de faire. Grâce à la marquise, il n' y avait pas dans tout le faubourg saint-Germain un hôtel d' un plus grand air que l' hôtel Levrault. Elle avait déclaré, en entrant, qu' elle entendait que tout y respirât le faste et l' opulence, non pas ce faste de mauvais aloi que maître Jolibois avait introduit à la Trélade et qui sentait son parvenu d' une lieue, mais un luxe sévère, irréprochable, qui ne fût pas au-dessous du rang qu' occupait dans le monde le beau-père d' un La Rochelandier. S' il ne se fût agi que d' elle, ce n' eût pas été la peine de se mettre en frais. On connaissait la modestie et la simplicité de ses goûts. L' ostentation n' était pas son défaut. Elle avait de tout temps recherché l' ombre et le silence, comme d' autres l' éclat et le bruit. Elle était femme à vivre heureuse sous un toit de chaume ; mais, pour son aimable ami, elle ne pensait pas pouvoir trop exiger. Elle avait pour lui toutes les vanités, toutes les prétentions. Pour embellir la demeure d' un homme aussi éminent, réservé à de si hautes destinées, elle estimait qu' il n' y avait rien d' assez somptueux ni d' assez magnifique. Elle voulait que la cage fût digne de l' oiseau, le cadre du portrait, et regrettait parfois de n' avoir pas à sa disposition la baguette des fées, la lampe d' aladin. à chacun de ces beaux discours, le grand fabricant ouvrait un large bec et laissait tomber beaucoup plus qu' un fromage. La marquise avait présidé elle-même à la décoration du fameux salon où devait se consommer l' union de la noblesse et de la bourgeoisie. Les gens de la Trélade, à galons pistache et à culotte de peluche jaune, avaient été remplacés par des valets vêtus de noir ; M Levrault était toujours tenté de leur parler le chapeau à la main. Son cocher était poudré à blanc et coiffé d' un tricorne ; son chasseur avait six pieds de haut. Par une de ces attentions délicates que la marquise ne se lassait pas de prodiguer à son aimable ami, toute la vaisselle plate, toute l' argenterie de l' hôtel étaient marquées aux armes des La Rochelandier, qui se trouvaient jusque sur les couteaux et les porcelaines. Le coupé même de M Levrault était timbré d' une couronne de marquis. M Levrault n' était pas insensible à des procédés si galants. La marquise le recevait à toute heure de la journée, sortait avec lui en voiture pour aller au bois, plus souvent encore pour visiter les magasins. Elle avait renoué d' anciennes amitiés, adressé çà et là quelques invitations auxquelles on s' était empressé de répondre ; déjà les salons de l' hôtel Levrault commençaient à se peupler de figures aristocratiques. L' oeuvre de conciliation était en bonne voie ; l' hiver s' annonçait sous de favorables auspices. Quelques mois encore, et ce n' était plus seulement le marquis, son gendre, c' était le faubourg saint-Germain en masse que l' ancien marchand de drap ralliait du même coup à la dynastie de 1830 ; encore quelques mois, et la légitimité ne comptait plus un seul partisan sur la rive gauche de la Seine. Qui serait bien attrapé ? M De Chambord dans son castel allemand. Pendant que la marquise et son aimable ami s' abandonnaient au charme de leur intimité, les deux jeunes époux vivaient, de leur côté, en parfaite intelligence. Les exigences de la passion, les inquiétudes de l' amour, les bouderies, les réconciliations, aucun de ces adorables petits drames qui se jouent entre deux baisers aux douces clartés de la lune de miel ne troublait l' union de leurs âmes. Rien n' altérait la sérénité de leurs jours, brillants et froids comme les diamants dont Laure aimait à charger sa tête. N' étaient-ils pas heureux ? Que manquait-il à leur bonheur ? Laure avait un titre, et Gaston l' opulence ; elle était marquise, il était millionnaire : que pouvaient-ils souhaiter de plus ? à défaut d' amour, leurs vanités se caressaient, s' encourageaient mutuellement. En voyant son mari se parer de sa richesse, Laure pensait ne lui rien devoir ; en voyant sa femme se parer de son nom, Gaston se croyait quitte envers elle. Je n' ai pas besoin d' ajouter que l' attitude du marquis De La Rochelandier vis-à-vis de sa jeune épouse était celle d' un vrai gentilhomme ; sa courtoisie, l' exquise élégance de son langage et de ses manières flattaient Laure plus délicieusement que n' aurait pu le faire l' expression de la tendresse la plus vive, la plus exaltée. ç' avait été de tout temps la conviction de Mademoiselle Levrault qu' entre gens de qualité les choses ne se passent pas autrement, et que l' amour dans le mariage ne convient qu' aux petits bourgeois. En attendant le retour de l' aristocratie qui s' attardait au fond des parcs effeuillés, Laure préparait ses toilettes et ses écrins ; Gaston achetait les plus beaux chevaux de Paris. La jeunesse de sa femme, sa grâce, sa jolie figure, le mettaient à l' abri de tout commentaire injurieux, et devaient lui servir d' excuse aux yeux du monde ; il se consolait de son beau-père en faisant sauter ses écus. Rendons-lui cette justice, que, sans être un héros, un poëte, il n' était pourtant pas indigne de l' aubaine que lui avait envoyé le sort. Il aimait le luxe comme les fleurs aiment le soleil la fortune l' attirait surtout par son côté lumineux et charmant. Il comprenait, il adorait les arts. C' était un coeur honnête, un esprit généreux. S' il s' était consumé dans l' inaction, c' est qu' il avait dû subir les exigences de son nom, moins impérieuses encore que la volonté de sa mère. Plus d' une fois il avait rougi de sa faiblesse et de son inutilité ; plus d' une fois il s' était emporté contre des préjugés de caste, contre des traditions de famille, qui, prenant l' honneur et la dignité à l' envers, lui imposaient l' oisiveté comme le premier, comme le plus saint des devoirs. S' il avait accepté les profits d' une mésalliance, il ignorait par quels détours la marquise en était venue à ses fins ; bien qu' en réalité, il eût sacrifié son orgueil à son ambition, il n' avait point failli à l' antique loyauté de sa race. Tout en convoitant les millions, il ne s' était pas abaissé à les courtiser ; s' il avait, lui aussi, sacrifié au veau d' or, il l' avait fait sans incliner le front ni ployer le genou. Ainsi tout allait bien ; rien ne semblait devoir interrompre le cours de tant de joies et de prospérités. Cependant, au bout de six semaines, de deux mois tout au plus, un oeil exercé aurait pu découvrir dans l' intimité de la marquise et de son doux p39 ami quelques-uns de ces nuages que les marins appellent fleurs de tempête. Trois mois à peine s' étaient écoulés, et déjà la tempête grondait sous le toit de l' hôtel Levrault. Que s' était-il passé ? Que se passait-il ? Rien que n' eût prévu trois mois auparavant un esprit doué d' un peu de clairvoyance. Une fois maîtresse de la place, la marquise, qui pour y pénétrer, s' était faite humble, petite et caressante, avait relevé peu à peu la tête. Son orgueil s' était mis à l' aise ; tous ses instincts avaient repris insensiblement le dessus. M Levrault cherchait la grande dame qu' il avait connue, souriante, bienveillante, sans morgue ni hauteur, d' un abord si facile, d' un commerce si doux, d' une humeur si affable ; il la cherchait et ne la trouvait plus. Tout en le ménageant, non par affection, mais parce qu' elle avait intérêt à ne pas le heurter de front, la marquise en était arrivée sans déchirement, sans secousse, à changer vis-à-vis de lui d' attitude, de ton et de manières. Le remettre délicatement à sa place, le reléguer sur le second plan, le pousser peu à peu de la scène dans les coulisses, tel était le but vers lequel tendaient désormais tous ses efforts. Peut-être lui eût-elle pardonné sa sottise et son origine ; mais les humiliations qu' elle avait dévorées en silence, les semblants d' amitié qu' elle avait eus pour lui, les manoeuvres auxquelles elle était descendue pour capter sa confiance, voilà ce qu' elle ne lui pardonnait pas. Sa voix avait perdu ces inflexions câlines qui le remuaient jusqu' au fond de l' âme. L' aimable ami n' était plus que M Levrault, tout sec et tout court. Elle avait de temps en temps une façon de prononcer ce nom de Levrault qui frappait de terreur l' ancien marchand de drap et le replongeait dans sa boutique. C' en était fait des tendres épanchements et des entretiens familiers. Cette marquise, qui ne parlait autrefois que de la modestie de ses désirs, de la simplicité de ses goûts, et qu' il avait fallu arracher presque de force aux habitudes du paisible manoir, cette marquise, amoureuse naguère de l' ombre et du silence, ne vivait, ne respirait que pour les vanités du monde. Elle était rentrée en triomphe dans la société monarchique, où elle avait brillé d' un vif éclat sous la restauration, et qui se montrait de moins en moins sévère sur l' article des mésalliances. Son grand nom, son attachement au parti de la légitimité, son zèle éprouvé pour la sainte cause lui avaient ouvert toutes les portes du noble faubourg. M Levrault, bien entendu, ne l' accompagnait nulle part ; la marquise ne pensait pas pouvoir l' envelopper de trop de mystère. Elle allait, venait, sans plus soucier de lui que s' il n' eût jamais existé. à vrai dire, ce n' était point là l' égérie qu' il avait rêvée. Ce n' est pas tout. M Levrault rappelait dans son hôtel les rois fainéants de notre histoire. Comme les anciens maires du palais, la marquise avait absorbé tous les pouvoirs et ne prenait plus conseil que d' elle-même. Elle gouvernait despotiquement, et, de régente, était passée reine. Elle se fût accommodée d' une cellule, eût vécu heureuse sous un toit de chaume : en attendant, elle occupait le plus riche appartement du logis. Serviteurs, chevaux et voitures étaient à ses ordres ; elle disposait de tout comme de son bien, usait de tout selon sa fantaisie. C' était elle qui réglait chaque matin le programme de la journée, recevait, rendait les visites, dressait la liste des invitations. Sans être lettré, M Levrault connaissait la fable de la lice et de sa compagne. Il s' était réjoui d' abord d' avoir tous les jours quinze ou vingt personnes à sa table : il n' avait pas tardé à reconnaître que le véritable amphitryon n' est pas toujours celui chez qui l' on dîne. Il n' était lui-même qu' un convive de plus ; l' amphitryon, c' était la marquise. Le soir, la marquise trônait au salon, tandis que M Levrault, à qui nul ne songeait, errait tristement à travers la foule. En rôdant inaperçu autour des groupes, il avait parfois la satisfaction d' entendre vanter le luxe et l' élégance de l' hôtel La Rochelandier. Il n' était pas rare pourtant qu' un gentilhomme l' abordât en souriant, lui tendît la main, et l' entraînât dans l' embrasure d' une fenêtre pour lui parler avec enthousiasme de son génie et de ses travaux ; cela se terminait toujours par la proposition de quelque entreprise, de quelque association industrielle dans laquelle le grand fabricant serait entré pour son argent et le grand seigneur pour son nom. En observant de près la plupart des gentilshommes que la marquise attirait chez lui, en étudiant leurs moeurs, qui étaient celles de l' aristocratie du jour, M Levrault aurait pu croire qu' il n' avait pas quitté les affaires. Il avait accepté sans dépit, sans murmure, l' étrange rôle auquel le condamnait la marquise ; le moment n' était pas éloigné où il prendrait sa revanche, une revanche éclatante et dont on parlerait. Une fois assis sur les bancs du Luxembourg, une fois revêtu du manteau d' hermine qu' on ne pouvait manquer de rétablir, il se relèverait, tout changerait de face, et la marquise, qui maintenant commandait chez lui sans contrôle, s' estimerait trop heureuse d' accepter dans son hôtel la splendide hospitalité qu' elle semblait lui accorder. Jusque-là il devait se taire et il se taisait. Elle était l' âme de sa maison, elle peuplait ses salons, qui, sans elle, fussent demeurés déserts ; elle attirait par sa grâce, elle enchaînait par sa parole les hommes dont les familles avaient figuré glorieusement dans notre histoire, et qui, sans le charme de la sirène, n' auraient jamais franchi le seuil de l' hôtel Levrault. S' il eût connu la langue des poëtes aussi bien que le prix courant des draps d' Elbeuf et de Louviers, M Levrault eût volontiers comparé la marquise à l' alouette captive dont se sert l' oiseleur pour prendre ses crédules compagnes. Sans chercher pour sa pensée une forme si délicate, comme il s' applaudissait de sa finesse et de sa patience ! Comme il admirait avec complaisance sa résignation et son humilité ! Comme il riait dans sa barbe de voir la marquise lancer le gibier et l' amener au bout de son fusil ! Cependant les jours, les semaines s' écoulaient ; Gaston ne parlait pas d' aller aux tuileries. En homme bien élevé, en bourgeois qui sait vivre et connaît toute la valeur des ménagements dans les transactions humaines, M Levrault n' avait jamais posé la question à son gendre en termes formels ; rassuré pleinement par le langage modéré de Gaston, par ses idées libérales, par la sympathie qu' il montrait en toute occasion pour les jeunes princes de la famille régnante, M Levrault n' avait pas douté un seul instant que le jeune marquis ne se prêtât docilement à tous ses projets. Gaston n' avait rien promis, mais la marquise avait engagé sa parole, et le fils, en accomplissant la promesse de sa mère, ne réaliserait que le voeu secret de sa conscience ; son intention avait toujours été de se rallier : à cet égard, le grand manufacturier n' avait aucune inquiétude. Chaque fois que, devant son gendre, il avait fait allusion à ses rêves, à ses espérances, Gaston, qui n' était pas dans le secret de l' ambition de son beau-père, avait répondu en souriant, et M Levrault avait pris son sourire pour un acquiescement. Le digne homme était plein de sécurité ; il aurait eu dans sa poche son double brevet de comte et de pair, qu' il n' eût pas été plus tranquille. Un jour vint pourtant où cette sécurité fut ébranlée. p40 Enhardie par l' humilité du maître de la maison, la marquise, qui jusque-là n' avait jamais parlé de la nouvelle dynastie qu' avec déférence, prenait maintenant un ton moqueur, un accent dédaigneux, qui plongeait M Levrault dans une stupeur profonde. Cette femme, naguère si bienveillante, d' un caractère si affable et si conciliant, qui acceptait le présent sans colère, qui regrettait le passé sans amertume, raillait maintenant sans pitié la cour et les institutions nouvelles. Le salon où devait se consommer l' union de la noblesse et de la bourgeoisie, n' entendait que des conversations boudeuses, mêlées de cruelles épigrammes. Après l' épigramme venait l' espérance hautement avouée. On ne s' entretenait plus du passé comme d' un édifice lézardé depuis longtemps, emporté sans retour par le flot de la révolution, mais comme d' un palais dont les pierres, un moment dispersées, allaient se réunir et reprendre leur place. Le présent allait s' effacer comme un songe, le trône de saint Louis allait se relever. à ces hardis propos, M Levrault tressaillait, dressait l' oreille comme un mulet qui flaire l' orage, et se demandait avec effroi s' il avait bien entendu, s' il était bien chez lui, s' il n' était pas dupe de quelque hallucination. Plus d' une fois, il avait été tenté d' imposer silence à ces hôtes malencontreux, à ces parleurs impertinents ; la prudence avait toujours enchaîné l' indignation sur ses lèvres. Les contredire, leur fermer sa porte, n' était-ce pas compromettre, ruiner en un jour le fruit de sa longanimité ? Il se contenait donc ; mais tout en se contenant, il se sentait dévoré de défiance. La marquise, qui, au château de La Rochelandier, dans les allées de la Trélade, caressait si complaisamment ses rêves ambitieux, ne les encourageait plus même par une allusion détournée. Agité par de sourds pressentiments, M Levrault interrogeait d' un regard inquiet tout ce qui se passait autour de lui. Bien qu' en apparence l' union de Laure et Gaston fût toujours la même, leur intimité recélait déjà des germes de trouble et de discorde. Le faubourg saint-Germain, où Laure avait espéré recueillir tant de joies et de triomphes, ne tenait pas toutes ses promesses. Cette société, dont les traditions et les grandes manières l' avaient d' abord éblouie, lui semblait maintenant un peu froide, un peu compassée. Plus d' une fois, à tort ou à raison, elle avait cru s' apercevoir qu' elle n' était pas complétement acceptée ; elle comprenait que ces grandes dames, tout en l' accueillant, n' oubliaient jamais la distance qui la séparait d' elles. Un imperceptible sourire, je ne sais quoi de hautain ou de distrait dans le regard disait clairement que la boutique de son père n' était un mystère pour personne. Chose étrange ! On pardonnait à Gaston d' avoir bien voulu descendre jusqu' à elle ; on ne pardonnait pas à Laure d' avoir voulu monter jusqu' à lui. Au milieu des fêtes les plus brillantes, elle se sentait isolée ; l' atmosphère qu' elle respirait était glacée. Un vague malaise pesait sur son coeur. Rentrée chez elle, seule avec elle-même, elle repassait dans sa mémoire toutes les paroles qu' elle avait entendues, tous les regards, tous les sourires qu' elle avait épiés, et les interprétait avec une cruauté ingénieuse. Gaston, tout entier à ses plaisirs, ne devinait pas les larmes de sa femme, et n' était pas là pour les essuyer. Laure se disait que la cour serait plus indulgente que la vieille aristocratie ; là, comme sur un terrain neutre, la noblesse et la bourgeoisie se coudoyaient, se donnaient la main ; jeune, belle, tout le monde à la cour lui tiendrait compte de son titre, et personne ne songerait à lui reprocher son origine. Bientôt Laure n' eut plus qu' une seule pensée, aller à la cour. Convaincue, comme son père, que Gaston avait l' intention de se rallier à la dynastie de 1830, elle se consolait des dédains qu' elle avait dévorés, en songeant à l' éclatante réparation qui l' attendait ; mais les semaines s' écoulaient, et toutes les fois que Laure parlait à Gaston d' aller aux tuileries, Gaston, qui ne voyait dans ce désir qu' un pur enfantillage, un caprice sans importance, répondait en riant ou ne répondait pas. Plus clairvoyante que son père, elle ne s' était pas longtemps abusée sur l' attitude prise par la marquise, sur l' autorité souveraine qu' elle s' était attribuée et dont elle jouissait comme d' un droit légitime. Sa belle-mère se jouait de la crédulité de M Levrault ; Gaston serait-il son complice ? Ce soupçon, une fois entré dans son esprit, grandit de jour en jour. Trop fière pour réclamer ce qu' elle regardait comme l' accomplissement d' un marché, Laure s' éloigna de plus en plus de son mari et se mit à douter de sa loyauté. Elle n' insista pas davantage, mais elle ne put se défendre d' un secret dépit, qui, s' aigrissant dans le silence, devint bientôt presque de la haine. Dans son impatience, M Levrault s' était adressé à sa fille pour savoir à quoi s' en tenir sur les projets de son gendre : la réponse de Laure, en redoublant son anxiété, avait achevé de l' exaspérer. Il résolut donc de s' adresser à son gendre en personne. Plus d' une fois déjà il avait été tenté de lui poser nettement la question ; mais, pour deux raisons, cette velléité de hardiesse était toujours demeurée sans résultat. Gaston avait arrangé sa vie de façon à ne rencontrer M Levrault qu' aux heures des repas, souvent même il passait plusieurs jours sans le voir ; puis, par sa politesse constante, à toute heure, en tout lieu, il avait toujours su le tenir à distance. Vainement M Levrault avait essayé de prendre un ton familier ; Gaston avait répondu à toutes ses avances de manière à le décourager. Un matin pourtant, M Levrault se présenta chez le jeune marquis. Gaston achevait de s' habiller, et n' attendait plus qu' un de ses amis pour aller au bois. Bien qu' on fût en février, il faisait une de ces tièdes journées qui semblent dérobées au printemps. à peine entré, M Levrault s' établit dans un fauteuil, et, promenant autour de la chambre un regard curieux et satisfait : -eh bien ! Monsieur le marquis, je vois avec plaisir que vous faites chaque jour de nouvelles et charmantes emplettes. Voilà des bronzes que je ne connaissais pas. Vive dieu ! Votre appartement est un véritable musée. On ne saurait mieux choisir. Votre bon goût se retrouve en toutes choses. Il n' est bruit partout que de l' élégance de vos équipages. Je viens d' admirer dans la cour le cheval arabe que vous avez acheté hier et qui va vous mener au bois. C' est à merveille, monsieur le marquis, vous dépensez gaiement votre jeunesse ; mais votre vie tout entière ne peut se passer ainsi. Vos écuries sont au complet, vous avez dans votre serre les plantes les plus rares de l' ancien et du nouveau monde, votre galerie de tableaux est fort belle, à ce qu' on dit ; mais enfin toute la vie n' est pas là. Maintenant que comptez-vous faire ? à cette question, Gaston regarda son beau-père d' un air surpris. -ce que je compte faire, monsieur ? Ce que j' ai fait hier, ce que je fais aujourd' hui. Partager mon temps entre les exigences du monde et celles de l' amitié ; la matinée au bois, le soir à l' opéra, au théâtre-italien ; chercher pour ma femme d' aimables distractions ; visiter les peintres, les sculpteurs en p41 renom ; assister aux courses de Chantilly, parier, quelquefois courir, n' y a-t-il pas là de quoi remplir la vie ? -tout cela, monsieur le marquis, suffirait sans doute à remplir la vie d' un homme sans valeur, qui ne songerait qu' à manger ses revenus. Dieu merci, vous n' êtes pas un de ces hommes-là. Votre nom, votre éducation, votre alliance avec les Levrault, vous imposent des devoirs sérieux, et je sais que vous ne les ignorez pas ; vous êtes animé d' une noble ambition. -de quelle ambition voulez-vous parler ? Demanda Gaston de plus en plus surpris. -vous êtes un enfant du siècle, reprit M Levrault, qui se rappelait les paroles de la marquise ; vous n' avez point d' engagement avec le passé. Vous avez grandi librement, sans contrainte, dans l' atmosphère des idées libérales ; c' est à peine si vous vous souvenez de la tempête qui fracassa le trône de saint Louis. Je ne vous ai jamais entendu parler qu' avec déférence de la nouvelle dynastie ; vous aimez les jeunes princes. -je ne m' en défends pas, répondit Gaston, qui cherchait vainement à deviner où son beau-père voulait en venir. Je me suis assis avec les jeunes princes sur les bancs du collége. Plus tard, le hasard m' a placé sur leur route. Je les ai rencontrés à Fontainebleau, dans une partie de chasse, et je n' oublierai jamais la journée charmante que j' ai passée au milieu d' eux. Ce sont de braves jeunes gens qui servent loyalement leur pays. -eh bien ! Qu' attendez-vous ? Demanda M Levrault d' un air victorieux. -j' attends, monsieur, que vous vous expliquiez, répliqua le jeune marquis. -parbleu ! Mon gendre, vos intentions ne sont un mystère pour personne. Vous avez compris les obligations que vous imposent votre nom ; vous brûlez de prendre part au maniement des affaires publiques. Un La Rochelandier ne doit pas rester à l' écart et se croiser les bras. Le présent, l' avenir, vous réclament. Vous voulez vous rallier, et vous avez raison. -me rallier ! S' écria Gaston comme un homme réveillé en sursaut ; me rallier ! Qui donc m' a prêté de telles intentions ? Chacun comprend à sa manière les obligations que lui impose sa naissance. Je n' ai pas de haine contre les institutions nouvelles, j' aime les jeunes princes, mes regrets pour le passé sont sans amertume ; mais pense-t-on que j' oublie à quelle famille j' appartiens ? Mon père m' a laissé un noble exemple que je ne déserterai pas. Si je ne fais pas de grandes choses, du moins je ne renierai pas, je ne foulerai pas aux pieds les traditions de ma famille. -ainsi, monsieur le marquis, s' écria M Levrault se dressant brusquement sur ses jambes, votre intention n' a jamais été de vous rallier ? -je n' y ai jamais songé, repartit tranquillement Gaston ; mais, encore un coup, qui donc, je vous prie, a pu vous conter une pareille fable ? -qui me l' a dit ? Votre mère, monsieur le marquis. -ma mère ! Reprit Gaston avec hauteur ; ma mère ! Vous n' y songez pas, monsieur ; si je pensais à me rallier, si ma mère le savait, elle me donnerait sa malédiction. En ce moment la porte s' ouvrit, et un jeune homme élégant, en habit de cheval, la cravache à la main, frappa familièrement sur l' épaule de Gaston. Gaston, qui ne comprenait rien à l' insistance de son beau-père et ne devinait pas quelle importance M Levrault pouvait attacher à de pareilles questions, s' excusa en deux mots et sortit. M Levrault, pâle, muet, stupide, était retombé dans son fauteuil. En entendant crier sur ses gonds la porte de la cour, il se leva machinalement et se mit à la fenêtre : son gendre, fièrement campé sur un cheval pur-sang, partit au pas, et salua du bout de sa cravache. M Levrault ne fit qu' un bond de l' appartement de Gaston à l' appartement de la marquise ; la marquise venait de sortir. Il demanda son coupé : la marquise l' avait pris. Pour la première fois, il comprit pourquoi elle avait fait peindre une couronne de marquise sur le panneau de sa voiture ; il comprit tout. Ce qui se passait en lui, on le devine, il n' est pas besoin de le dire. Mystifié, joué comme un petit bourgeois ! Il ne pouvait tenir en place ; il sortit à pied et se dirigea vers les tuileries. Il avait compté sur le bruit et le mouvement pour calmer sa colère ; son attente fut déçue. à mesure qu' il marchait, son agitation redoublait. Il lui semblait que tous les visages avaient une expression moqueuse : tous les passants qu' il coudoyait le regardaient avec un sourire goguenard, comme s' ils eussent été dans le secret de sa mésaventure. Arrivé aux tuileries, l' aspect du château l' irrita encore davantage. Le soleil resplendissait ; les vitres étincelaient ; l' architecture gracieuse de Philibert Delorme, baignée dans une lumière abondante, étalait aux yeux toute sa richesse. Adossé au groupe d' Arius et Peta, les bras croisés sur sa poitrine, M Levrault demeura longtemps absorbé dans la contemplation du château, qui, par cette belle journée, avait un air de fête. Abîmé dans ses réflexions, il se demandait avec désespoir si les portes de ce palais ne s' ouvriraient jamais devant lui, s' il était condamné à ne jamais en franchir le seuil. Malgré les avertissements de maître Jolibois, il était tombé de Charybde en Scylla, des griffes de Montflanquin entre celles de la marquise. La confusion, la rage, se disputaient son coeur. Après une heure d' immobilité, il fit à grands pas le tour du jardin, et, comme le soleil commençait à baisser, pensant que la marquise devait être rentrée, il franchit rapidement le pont-royal pour regagner la rue de Varennes. Comme il approchait de son hôtel, il aperçut au-dessus de la porte une inscription en lettres étincelantes. Quel ne fut pas son étonnement en lisant sur un fond de marbre noir : hôtel La Rochelandier ! Ce fut la goutte d' eau qui fait déborder le vase déjà plein. La marquise venait de rentrer ; M Levrault monta chez elle. à la même heure, Gaston quittait le bois de Boulogne et brûlait la route de Paris. En partant de la rue de Varennes, il traitait de billevesées toutes les paroles de son beau-père qu' il n' avait jamais prises au sérieux. Comment croire, en effet, que sa mère eût fait une pareille promesse ? Peu à peu cependant, en parcourant les avenues du bois, il se rappela l' attitude de la marquise à la Trélade, son empressement auprès de M Levrault, les cajoleries adressées à sa fille. Plus d' une fois il avait souffert en voyant sa mère caresser la sottise et la vanité de son hôte ; ces souffrances, inexpliquées jusqu' alors, prenaient maintenant un sens injurieux pour lui, pour sa famille. Il se rappelait aussi avec quelle insistance Laure l' avait pressé d' aller à la cour ; les bouderies de sa femme, qu' il avait à peine remarquées, lui revenaient en mémoire, et, rapprochées des entretiens de la Trélade, les éclairaient d' une lueur inattendue. En rassemblant tous ses souvenirs, Gaston sentait la rougeur lui monter au visage. En proie à des doutes cruels, ne pouvant plus contenir son impatience, il enfonça ses éperons p42 dans les flancs de son cheval et courut à Paris pour arracher à la marquise la vérité tout entière. Xiii en voyant entrer M Levrault, Madame De La Rochelandier comprit sur-le-champ qu' une explication décisive allait s' engager ; elle y était préparée. -madame la marquise, dit M Levrault sans autre préambule, je désire savoir si vous êtes chez moi ou si je suis chez vous, si l' hôtel où nous sommes est l' hôtel Levrault ou l' hôtel La Rochelandier ? -vous m' adressez une étrange question, répliqua Madame De La Rochelandier sans s' émouvoir. Je ne vous comprends pas ; que voulez-vous dire ? -vous allez me comprendre, madame la marquise. Je viens de lire sur la porte de l' hôtel l' inscription que vous y avez fait placer. -eh bien ! Monsieur ? ... -eh bien ! Madame, j' ai lu de mes yeux : hôtel La Rochelandier. -est-ce là ce qui vous fâche, mon ami ? Reprit la marquise de la voix douce et caressante qu' elle avait sous les ombrages de la Trélade, et qu' elle venait de retrouver comme par enchantement. Quoi de plus simple et de plus naturel ? Le château de La Rochelandier ne s' appelle-t-il pas maintenant le château Levrault ? En mettant sur la porte de votre hôtel le nom de notre famille, j' ai cru vous être agréable. Je n' ai vu là qu' un moyen délicat de resserrer plus étroitement encore notre intimité. -ainsi, madame la marquise, je vous dois de la reconnaissance ? C' est à moi de vous remercier ? -entre nous, mon ami, vous le savez bien, il ne peut être question de reconnaissance ni de remercîment. Ce que j' ai fait pour vous, je l' ai fait avec bonheur. Bientôt, je l' espère, vous lirez en rentrant chez vous : hôtel Levrault De La Rochelandier. J' en ai touché deux mots au garde des sceaux, et je crois pouvoir vous promettre qu' il vous sera permis d' ajouter à votre nom celui de votre gendre. -mon nom, madame la marquise, mon nom, tel qu' il est, me suffit, répliqua M Levrault en relevant a tête avec orgueil. Je n' ai pas de blason, mes aïeux n' étaient pas aux croisades ; mais, par mes travaux, par mon génie, j' ai enrichi mon pays, cette gloire en vaut bien une autre. Au reste, ajouta-t-il d' une voix plus calme, comme un homme satisfait de la réparation qu' il vient de s' accorder lui-même, l' inscription que j' ai lue tout à l' heure ne m' a rien appris ; madame la marquise, vous régnez ici en maîtresse absolue. -est-ce un reproche, monsieur ? -c' est la vérité. Je ne m' abuse pas sur le rôle que vous m' avez fait, et je suis bien aise de vous le dire. Les convives qui s' asseoient à ma table, qui les choisit ? Qui les invite ? N' est-ce pas vous ? Qui peuple mes salons ? N' est-ce pas votre seul caprice ? -mon ami, vous êtes ingrat, répliqua la marquise avec une angélique douceur. Qu' attendiez-vous donc de moi en m' appelant auprès de vous ? Je vivais en paix dans mon château, au fond de ma vallée. Pour vous, je me suis décidée à rentrer dans le monde. Pour vous, pour vous seul, j' ai sacrifié mes goûts de retraite et de solitude. Depuis trois mois, pour vous plaire, je vis au milieu du bruit et des fêtes. Votre bonheur est mon seul souci, l' éclat de votre maison ma seule préoccupation. De quoi vous plaignez-vous ? N' ai-je pas réuni dans vos salons l' élite de la noblesse ? -oui, sans doute, madame la marquise. Votre parti, j' en conviens, est parfaitement représenté dans mon salon ; mais le mien ? Mais la bourgeoisie ? Ne suis-je pas, chez moi, seul de mon opinion ? Vraiment, j' en entends de belles ! S' entretient-on de la nouvelle dynastie, c' est à qui donnera son coup de langue. Vos amis ne se gênent guère pour dire ce qu' ils pensent ; bien sot ou bien fou serait celui qui se méprendrait sur leurs voeux et leurs espérances. Vous me parliez, à la Trélade, de rapprocher, de réconcilier la noblesse et la bourgeoisie. On s' y prend, parbleu ! D' une étrange manière. Est-ce en glorifiant le passé, en insultant le présent, que vous comptez accomplir notre projet de fusion et de ralliement ? -dans l' accomplissement de notre projet, ne l' oubliez pas, mon ami, chacun de nous avait sa tâche. La mienne est remplie, la vôtre commence. Je m' étais engagée à réunir chez vous l' aristocratie ; n' ai-je pas tenu parole ? C' est à vous maintenant d' appeler la classe bourgeoise. Qui vous arrête ? Allons, mettons en présence bourgeoisie et noblesse ; qu' elles s' écoutent, qu' elles se comprennent mutuellement, et nous verrons se réaliser notre rêve. -eh bien ! Madame la marquise, dit M Levrault allant droit au but, si vous souhaitez sincèrement que notre rêve se réalise, pourquoi votre fils ne donne-t-il pas lui-même l' exemple de la réconciliation ? Qu' attend-il pour se rallier ? -mon fils est libre et ne prendra conseil que de sa conscience. Qu' il se décide à se rallier, je ne l' en détournerai pas ; mais vous comprenez bien, mon ami, que ce n' est pas moi qui dois l' y pousser. -ne m' avez-vous pas dit que c' était là son intention ? -oui, mon ami, je le croyais, et je vous l' ai dit. -vous le croyiez, madame la marquise ! S' écria M Levrault qui se contenait à peine ; mais, à vous entendre, vous en étiez sûre, et j' y comptais. -je n' ai pas engagé ma parole pour mon fils, je n' ai pu vous répondre de ses intentions ; mais pourquoi tant insister sur ce point ? Quel intérêt si puissant attachez-vous à cette démarche ? -pourquoi ? Quel intérêt ? Vous le savez, madame ; vous connaissez mon ambition. -eh ! Mon ami, pouvez-vous souhaiter une vie plus heureuse que la vôtre ? Que manque-t-il à votre félicité ? Entouré d' une famille qui vous aime, vous passez l' hiver au milieu des fêtes. Vienne le printemps, vous avez en Bretagne le château Levrault qui vous appelle, qui vous tend les bras. Ah ! Mon ami, vous êtes bien injuste envers la providence. Riche comme vous l' êtes, vous n' avez qu' un mot à dire pour rassembler les débris du patrimoine des La Rochelandier. Initié à toutes les découvertes de la science moderne, dans ce domaine reconstitué par vous, qui vous empêche de faire pour l' agriculture ce que vous avez fait pour la grande industrie ? -vous ne parliez pas ainsi à la Trélade, madame la marquise. Vous trouviez en moi l' étoffe d' un homme d' état, vous me rendiez justice. Ma place, disiez-vous, était à la tribune, dans le conseil. Loin de condamner mes espérances, vous les encouragiez. Vous vous étonniez qu' un homme de ma valeur p43 se résignât dans l' inaction, à l' obscurité, quand une foule de médiocrités se prélassaient dans les hautes sphères du pouvoir ; vous approuviez la pensée qui m' avait conduit en Bretagne. -eh bien, dit la marquise avec un geste de résignation, si vous ne sentez pas tout le prix de votre bonheur, si vous fuyez la paix, si la vie seigneuriale ne vous sourit pas, si l' ambition est votre marotte, si vous avez compté sur mon fils, adressez-vous à lui ; lui seul peut vous répondre. Ici, M Levrault se leva blême de colère. -madame la marquise, vous vous êtes jouée de moi. Aujourd' hui, ce matin même, j' ai vu votre fils, je lui ai posé nettement la question. L' intention que vous lui prêtiez, il ne l' a jamais eue. Il n' a rien fait, rien dit pour vous abuser. Vous périssiez d' ennui dans votre château en ruine. Pour relever votre maison, pour rentrer dans le monde, vous vous êtes abaissée jusqu' à courtiser, jusqu' à encenser le roturier que vous dédaignez à cette heure. Je hais votre parti, je n' en ai jamais fait mystère. J' ai toujours détesté votre caste ; entre les Levrault et M De Chambord, rien de commun ne saurait exister. Si vous ne m' aviez pas dit, si je n' avais pas cru que votre fils se rallierait un jour, je ne lui aurais pas donné ma fille et le tiers de ma fortune. Je me fiais à votre loyauté, et vous m' avez indignement trompé. Tandis que M Levrault prononçait ces derniers mots, Gaston, qui venait d' entrer, se tenait debout à la porte du salon, pâle, immobile et muet. La marquise allait répliquer ; en apercevant son fils, elle demeura interdite. -ma mère, dit froidement Gaston après s' être avancé vers elle, je comprends tout ; vous avez trafiqué de mon nom. Mieux eût valu cent fois accepter notre pauvreté, ou me permettre, m' enseigner le travail pour relever notre fortune. Vous avez passé un marché que je n' ai pas signé, mais que je tiendrai pourtant. Puis, se retournant vers M Levrault : -soyez satisfait, monsieur ; nous irons à la cour. Et Gaston se retira sans ajouter une parole, laissant la marquise atterrée, M Levrault ivre de bonheur. Xiv huit jours après la scène que nous venons de raconter, Laure préparait sa toilette de cour. M Levrault, qui ne doutait pas que sa présentation ne suivit de près celle de son gendre, avait commandé un magnifique habit à la française. Il était bien décidé à ne se montrer au roi qu' en culotte courte, avec l' épée à poignée d' acier. La famille royale venait d' être cruellement éprouvée, et Gaston n' attendait, pour se présenter aux tuileries, que la fin du grand deuil. Vainement la marquise l' avait menacé de sa malédiction, il était demeuré sourd à toutes les remontrances, inébranlable dans sa résolution. Furieuse, humiliée, prise dans ses propres filets, elle s' était retirée dans son appartement et ne paraissait plus même aux heures des repas. L' hôtel Levrault, naguère si bruyant, si animé, était devenu morne et presque désert. Plus de fêtes, plus de visites. Cependant le grand industriel nageait dans la joie, il étendait déjà la main pour saisir la pairie et son brevet de comte. Chaque jour, il travaillait avec délices à la composition de ses armoiries. Il assistait assidûment aux séances de la noble chambre, non plus en simple curieux, mais comme un acteur qui, avant ses débuts, va entendre ses camarades pour prendre l' air et le ton de la maison. Il avait déjà choisi sa place. Il se substituait par la pensée à chacun des orateurs qu' il entendait, jugeait sévèrement leur débit, leur action, et, quand les applaudissements éclataient, il se troublait, et parfois même saluait comme pour remercier. Plus heureux encore pendant son sommeil, il était à la tribune, il récitait d' une voix sonore un discours écouté dans un religieux silence. Le banc des ministres lui souriait. Il retournait à sa place en distribuant des poignées de main. Une nuit, son valet de chambre, réveillé en sursaut, entra tout effaré dans son appartement et le trouva sur son séant, s' agitant, gesticulant, et criant d' une voix glapissante : je demande la parole pour un fait personnel ! Homme digne d' envie, il avait tous les enivrements de l' ambition sans aucun de ses déboires. Son oisiveté ne connaissait pas l' ennui ; il n' avait pas une heure libre dans la journée. Chaque matin, pour délier sa langue, il déclamait dans son jardin quelques pages de Mirabeau ; puis, avant d' aller au Luxembourg, il se promenait devant le château des tuileries, et l' étudiait sous toutes ses faces, comme un héritier avide rôde autour du domaine qui va lui échoir. Sa voiture, qui l' amenait à la grille du jardin, le reprenait à la grille du carrousel, car il aimait à passer sous le vestibule, et s' arrêtait pour contempler le grand escalier qui mène à la salle des maréchaux. Quelques jours encore, se disait-il, et je franchirai à mon tour cet escalier qui a vu passer tant d' hommes illustres. L' heure de la justice s' est bien fait attendre ; que de soucis ! Que de traverses ! Mais mon génie a surmonté tous les obstacles. Je vais donc enfin prendre le rang qui m' appartient. Puis il se représentait la rage de la marquise ; ce n' était pas la moindre de ses joies. Pourtant son bonheur n' était pas complet. Il pensait à Timoléon, à ce fils perdu depuis tant d' années, et il se disait parfois avec amertume que le nom de Levrault et son titre de comte périraient avec lui ; mais ce regret altérait à peine la sérénité de son âme et se dissipait bientôt comme un nuage. Laure n' était pas moins joyeuse que son père. La cour avait été le rêve de toute sa jeunesse. C' était à la cour qu' elle voulait retrouver ses anciennes compagnes, qui l' avaient humiliée de leurs dédains et de leurs railleries ; c' était dans les salons des tuileries qu' elle devait prendre sa revanche. Dans son ivresse, elle remarquait à peine l' air sombre de Gaston, et, s' il lui arrivait de le remarquer, elle ne prenait pas la peine d' en chercher la cause. Dans le monde où elle était née, où elle avait vécu, qui donc lui eût appris les devoirs qu' imposent une grande naissance et une longue tradition de fidélité ? Le jour où Gaston lui avait annoncé sa résolution, elle avait battu des mains et bondi comme un enfant, tandis que son mari l' observait avec une sourde colère, lui reprochait de comprendre si mal toute l' étendue du sacrifice auquel il se résignait, et l' accusait secrètement d' avoir, comme son père, spéculé sur le nom des La Rochelandier. Ainsi, les rôles étaient changés. Le ressentiment avait passé du coeur de Laure dans le coeur de Gaston. Plus le jour de la présentation approchait, plus le jeune marquis devenait irritable. La vue de son beau-père lui était odieuse ; la présence même de sa femme lui était insupportable ; la joie de Laure l' exaspérait. Il maudissait la sottise de M Levrault, la vanité de sa fille, et ne songeait pas à maudire sa propre faiblesse, qui l' avait livré pieds et poings liés à la cupidité de sa mère. p44 Les brodeurs venaient de mettre la dernière main à l' habit de cour de M Levrault. Un matin, en s' éveillant, M Levrault l' aperçut étalé sur un fauteuil, avec la culotte courte de casimir blanc, le tout surmonté d' une épée à poignée d' acier, à fourreau de chagrin, et d' un chapeau à cornes, aux ailes tapissées de duvet de cygne. Il ne résista pas au désir de répéter son rôle en grand costume, et sauta à bas de son lit. Le futur législateur, debout devant une psyché, se contemplait depuis une heure et ne pouvait se rassasier de lui-même. Son valet de chambre entra et lui remit sur un plat d' argent le journal où le grand industriel puisait depuis trente ans ses convictions. M Levrault s' assit en face de la psyché et parcourut d' un oeil négligent les nouvelles du jour. Il avait entendu parler la veille de quelque agitation dans Paris, sans y attacher la moindre importance. Il comprit que l' agitation se propageait ; mais, plein de confiance, il haussa les épaules et n' acheva pas même sa lecture. Il était si content de se voir ainsi vêtu, qu' il garda son costume et passa la journée chez lui. Il arpentait à pas mesurés toutes les pièces de son appartement, et se caressait le menton chaque fois qu' il apercevait son image réfléchie par plusieurs glaces à la fois. Le soir venu, il s' habilla plus simplement et sortit à pied, pour juger par lui-même de la physionomie de Paris. Arrivé sur les boulevards, il vit défiler les troupes qui regagnaient leurs casernes, les maisons illuminées comme un soir de fête, les promeneurs qui se pressaient dans les allées ; en comparant le spectacle qu' il avait sous les yeux aux nouvelles qu' il avait lues le matin, pour la première fois de sa vie il se prit à douter de la sagacité de son journal. Ainsi cette émeute, qu' on disait si menaçante, n' était qu' un feu de paille. M Levrault rentra chez lui joyeux et triomphant. Il se mit au lit, et s' endormit bercé par les songes les plus séduisants. La vue de son habit brodé avait subitement changé le cours de ses idées. Dans sa mobile imagination, aux triomphes de la tribune avaient succédé les triomphes de la salle de bal. Il se voyait l' épée au côté, figurant dans un quadrille en face des jeunes princesses. Les femmes chuchotaient en le regardant et demandaient son nom. Un aide de camp du roi répondait à voix basse : c' est le comte Levrault ! Le lendemain, il s' éveilla frais et dispos, le visage épanoui. En apercevant son journal, il le repoussa d' une main dédaigneuse, comme pour se venger d' avoir été abusé par un récit mensonger. Son valet de chambre s' étant permis de lui dire qu' on avait entendu pendant la nuit des bruits sinistres, M Levrault le tança vertement et raconta ce qu' il avait vu la veille, en appuyant sur chaque mot d' un air d' importance, comme un homme qui n' a eu qu' à se montrer pour réduire l' émeute, comme un nouveau Neptune devant qui s' apaisent les flots irrités. Après avoir déjeuné seul, lentement, en vrai gourmet exempt de soucis, il descendit au jardin, et s' occupa d' improviser le discours qu' il se proposait d' adresser au roi le jour de sa réception. Comme M Jourdain tournant un compliment à la belle marquise, il aurait eu besoin d' un maître de philosophie pour l' assister dans cette tâche laborieuse. Cependant, au bout de deux heures, il avait réussi à mettre debout, ferme sur ses jarrets, une phrase, une seule, mais qui en valait bien deux : " sire, c' est mon gendre qui me présente à votre majesté, mais c' est à moi que votre majesté doit mon gendre. " heureux et fier d' avoir mis au monde cette phrase éloquente, il courut à son bureau, se hâta de l' écrire, afin de n' avoir plus rien à redouter des caprices de sa mémoire, et la serra soigneusement dans son portefeuille, comme une perle dans son écrin. Dans l' après-midi, il voulait revoir ses chères tuileries, théâtre prédestiné de ses prochains triomphes. Il suivait la rue du bac d' un air préoccupé, récitant à voix basse son improvisation de la matinée, consultant son portefeuille chaque fois que sa mémoire bronchait. Au moment même où pour la trentième fois peut-être, il redisait, avec une satisfaction toujours croissante : " sire, c' est mon gendre qui me présente à votre majesté, mais c' est à moi que votre majesté doit mon gendre, " comme il débouchait sur le quai, il aperçut au pavillon de flore d' étranges personnages qui ne portaient pas d' habits brodés, et qui s' occupaient à jeter les meubles par les fenêtres. En ce moment, les abords des tuileries présentaient une scène de tumulte et de confusion impossible à décrire. Des bandes armées parcouraient le pont et le quai. Les coups de feu tirés en l' air ajoutaient à l' ivresse des vainqueurs. Des fenêtres du château envahi s' échappait le mugissement de la multitude, pareil au fracas de la mer. Des chevaux de cuirassiers, montés par des enfants, galopaient à travers la foule. Tout le peuple était en armes ; il n' y avait de désarmés que les soldats. çà et là des groupes curieux, inquiets, effarés, colportaient les nouvelles : la famille royale venait de s' enfuir, et, parmi tous les courtisans, tous les hommes de guerre qui l' entouraient, pas un n' avait brûlé une amorce. M Levrault regardait tout, écoutait tout d' un air hébété, quand il sentit une main qui s' appuyait sur son épaule : il se retourna brusquement, et se trouva en face de Jolibois. Maître Jolibois était armé jusqu' aux dents. Il avait à sa ceinture deux paires de pistolets d' arçon, un sabre de dragon qui traînait sur le pavé, sur l' épaule un fusil de chasse à deux coups. à voir sa figure barbouillée de poudre, on eût dit un soldat qui depuis une heure déchire la cartouche. Ses armes innocentes n' avaient pas un meurtre à se reprocher ; en guerrier prudent, il avait attendu que tout fût fini pour descendre dans la rue. Il marchait sur la chambre, à la tête d' une vingtaine d' hommes, accoutrés comme lui. En le reconnaissant, M Levrault demeura frappé d' épouvante. -eh bien ! S' écria maître Jolibois, que vous disais-je ? N' avais-je pas raison ? Vous refusiez de me croire ; me croyez-vous maintenant ? J' ai le nez fin ; je flairais depuis longtemps ce qui arrive aujourd' hui. Le peuple triomphe, la monarchie est à bas, l' infâme bourgeoisie est morte. Moi et mes hommes, nous allons à la chambre proclamer la république. -la république ! Balbutia M Levrault d' une voix étouffée. -oui, mon cher, la république ! Vous l' aurez dans une heure. Et le prenant à part, comme s' il eût craint que sa voix ne fût entendue par sa troupe : -vous voilà dans de beaux draps, mon bon ami, continua-t-il ; je ne voudrais pas être dans votre peau. Vous n' avez pas voulu d' un notaire pour gendre ; il vous fallait un marquis. Ce n' était pas assez de vos millions pour vous désigner à la colère, à la justice du peuple. Votre hôtel est un foyer de chouannerie ; ce soir peut-être il ne sera qu' un monceau de cendres. Tenez-vous pour averti, et tirez-vous de là comme vous pourrez. Là-dessus, Jolibois s' arracha des mains de M Levrault, qui se cramponnait à ses vêtements, et courut vers la chambre. Il faut renoncer à peindre la consternation, la terreur de M Levrault. Le seul mot de république aurait suffi pour p45 égarer sa raison, pour glacer son sang dans ses veines. La république n' avait jamais représenté pour lui que l' incendie, le meurtre et le pillage. Qu' on ajoute à ce sujet d' effroi ses richesses, son gendre, ses relations avec le parti légitimiste. éperdu, désespéré comme un homme qui se noie, il croyait entendre murmurer son nom, et lisait sur tous les visages la menace et la vengeance. Il lui semblait que le chiffre de sa fortune et le titre de son gendre étaient écrits sur son chapeau. Le malheureux n' osait pas rentrer chez lui, de peur d' être suivi. Il errait çà et là, pâle, tremblant, les yeux hagards, cherchant par quel moyen il pourrait mettre son hôtel à l' abri de la fureur populaire, lorsqu' il aperçut un ouvrier porté sur un brancard ; une pensée lumineuse traversa son cerveau. D' un geste, il arrêta le brancard, et d' une voix retentissante : -où portez-vous ce brave ? -à l' hôpital. -à l' hôpital ? Un enfant du peuple, un héros qui a versé son sang pour la liberté, pour la république ! à l' hôpital ! Ce serait une honte pour nous, mes amis. Qu' il vienne chez moi, ma maison est à lui. Moi aussi, je suis un ouvrier. Qu' il vienne chez Guillaume Levrault. Suivez-moi, camarades ; soyez tranquilles, il ne manquera de rien. -vive Guillaume Levrault ! S' écria la foule en battant des mains. -mes enfants, criez : vive la république ! Et, se mettant à la tête du cortége, au milieu des cris mille fois répétés de : vive Guillaume Levrault ! Vive la république ! Il reprit bravement le chemin de son hôtel. Les bruits du dehors avaient enfin pénétré jusqu' à l' hôtel Levrault. La marquise et Laure étaient réunies dans le salon. Laure, inquiète, agitée, se levait à chaque instant pour guetter à la fenêtre l' arrivée de son père ou de son mari. La marquise triomphait. à ses yeux, les événements de la journée ne pouvaient avoir qu' un sens : le retour du comte De Chambord. La bourgeoisie était remise à sa place ; la noblesse rentrait en possession de ses priviléges. Il y avait dans la catastrophe qui venait de s' accomplir quelque chose de providentiel : Dieu n' avait pas voulu qu' un La Rochelandier se parjurât. Dans son ivresse, la marquise pardonnait à Laure, à M Levrault ; elle oubliait son ressentiment pour ne songer qu' à sa prochaine fortune. Elle allait reprendre aux tuileries le tabouret qu' elle avait sous la restauration. -calmez-vous, ma chère fille, disait-elle d' une voix affectueuse. Que craignez-vous ? Que perdez-vous ? Vous vouliez aller aux tuileries, nous irons ensemble ; c' est moi qui vous présenterai. Quelle différence entre la cour où je vous mènerai et la cour où vous vouliez aller ! Dans le palais de notre jeune roi, vous ne serez pas exposée à rencontrer des intrus, des gens venus on ne sait d' où. Ce qui s' en va mérite-t-il un regret ? Qu' était-ce que cette cour ? Une cohue. Hier encore les tuileries n' étaient qu' une hôtellerie. Bel honneur, vraiment, que d' entrer dans les salons où passait toute la rue ! Demain, Henri V fera maison nette et choisira ses hôtes. Consolez-vous donc, ma chère enfant, le jeune roi n' a rien à refuser aux La Rochelandier. Gaston entra dans le salon. -eh bien ! Mon fils, nous triomphons ! S' écria la marquise avec fierté. -qu' espérez-vous donc, ma mère ? Demanda gravement Gaston. -nous allons revoir l' enfant du miracle ; notre cher Henri va remonter sur le trône du béarnais. -mais, ma mère, vous ignorez donc ce qui se passe ? -la France pousse un cri de délivrance et tend les bras vers son roi légitime, poursuivit la marquise avec exaltation. Qu' attendez-vous, mon fils ? Votre devoir n' est-il pas d' aller au-devant de lui ? Partez ; que ne puis-je vous donner des ailes ! -ma mère, vous vous abusez étrangement, répondit Gaston en secouant la tête ; nous n' assistons pas à la résurrection de la monarchie de saint Louis, mais à l' avénement de la république. -la république ! S' écria la marquise. Quel rêve insensé ! C' est impossible ! -la république ! S' écria Laure ; il n' y aura donc plus de cour ? -c' est impossible ! Répéta la marquise. Rassurez-vous, ma fille. Vous êtes fou, Gaston. La république ! Y pensez-vous, mon fils ? La France en a tâté et sait trop ce qu' elle vaut. Comme elle achevait ces mots, la porte du salon s' ouvrit, et M Levrault parut, soutenant de son bras la marche chancelante de l' ouvrier blessé qu' il avait recueilli, et suivi d' une douzaine d' hommes armés qui l' avaient escorté jusqu' à son hôtel. Gaston, Laure et la marquise contemplaient d' un oeil étonné cette scène étrange. Le blessé était un homme de trente ans tout au plus. Atteint d' un coup de feu à l' épaule, malgré la souffrance, son visage, encadré entre des cheveux bruns et une barbe rousse, respirait encore toute l' ardeur du combat. C' était une de ces figures empreintes d' une énergie sauvage, qu' on voit paraître à point nommé dans tous les mouvements populaires. -inclinez-vous, dit M Levrault en entrant, saluez avec respect ce héros qui a donné son sang pour nous délivrer de la tyrannie. Et s' adressant au blessé : -mon ami, vous êtes ici chez vous, et les braves qui vous ont accompagné ne vous quitteront pas. Mes enfants, cette maison est la vôtre. Tout ce qui est ici, tout ce que vous voyez, je l' ai gagné à la sueur de mon front. Je suis trop heureux de partager avec vous ma petite fortune, le fruit modeste de mon humble travail. Voici mon gendre, un ouvrier de la pensée, un républicain comme moi, comme vous. -dites le marquis De La Rochelandier, interrompit brusquement Gaston. Hier, je faisais bon marché de mon titre ; aujourd' hui que ce titre est proscrit, je le revendique hautement. M Levrault faisait en vain signe à Gaston de se taire ; Gaston acheva d' une voix ferme la phrase qu' il avait commencée, et sortit fièrement en jetant sur son beau-père un regard de pitié. La marquise, indignée, suivit son fils. Laure, à son tour, voulait se retirer ; un geste suppliant de son père la retint. -un marquis ! Dit le blessé promenant autour du salon un regard défiant ; camarades, ne restons pas ici, portez-moi à l' hôpital. -mes amis, vous êtes chez Guillaume Levrault, ancien tisseur de laine à Elbeuf. Connaissez-vous Jolibois ? C' est mon meilleur ami. Je marchais avec lui sur la chambre, lorsque je vous ai rencontrés. Voici ma fille, une fille du peuple, un coeur d' or. Tout ici vous appartient. Vous vous êtes battus comme des lions ; nous allons trinquer ensemble. p46 En cet instant, le blessé fut saisi d' une soudaine défaillance, et répéta d' une voix éteinte : - portez-moi à l' hôpital. M Levrault tira le cordon de la sonnette, un valet parut, et rentra bientôt avec un panier de vin. M Levrault versa une rasade à ses nouveaux amis, offrit lui-même un verre plein au blessé, et d' une voix émue : -buvons, mes enfants, à la grandeur, à l' affermissement de notre jeune république. Plus de rois, plus de noblesse, plus de bourgeoisie ! Buvons au nivellement de toutes les classes, ne formons plus qu' une seule famille, une famille d' ouvriers. Chacun pour tous, et tous pour chacun ! Tous les verres s' entre-choquèrent aux cris de : vive Guillaume Levrault ! -vive le peuple de Paris ! S' écria Guillaume Levrault en levant son verre. -mes amis, dit le blessé d' une voix sourde après avoir léché ses moustaches, méfiez-vous, c' est du vin de bourgeois. Malgré ce sinistre avertissement, les camarades remplirent de nouveau leurs verres, les vidèrent d' un trait, et se regardèrent entre eux d' un air d' incrédulité. Le blessé s' évanouit. M Levrault le fit porter dans une chambre bien chaude, le coucha lui-même dans un lit bassiné, envoya chercher un médecin pour panser sa blessure, et mit un corps de bâtiment à la disposition de ses nouveaux frères, qui ne se firent pas prier pour s' y installer. Il rentra au salon, et trouva sa fille pâle, consternée. -malheureuse, lui dit-il, tu vois où m' a conduit ta folle vanité. Je voulais te marier à Jolibois. Tu as voulu être marquise. Dieu seul sait maintenant ce que nous allons devenir ! Cela dit, il descendit à pas de loup, courut aux remises, badigeonna de sa main les armoiries des voitures, remonta du même pas, prit dans son buffet les boîtes d' argenterie, courut à la cave, enfouit son trésor dans une futaille, et sortit pour acheter quelques douzaines de couverts de la fabrique de Ruolz et Elkington. Xv la prophétie de Jolibois s' était accomplie ; la république était proclamée. Les decrets du gouvernement provisoire tombaient dru comme grêle : deux grêlons de cette giboulée atteignirent l' hôtel Levrault, l' abolition des titres et l' abolition de la pairie. Ce fut pour Gaston un rude coup. Le jeune marquis avait cru s' acquitter envers sa femme en la faisant marquise ; il était maintenant vis-à-vis d' elle dans la position d' un débiteur insolvable envers son créancier toujours présent. Sans doute le décret qui abolissait les titres n' avait à ses yeux aucune valeur, il savait qu' un trait de plume ne suffit pas à rayer le passé, il avait bien la conscience d' être aujourd' hui ce qu' il était hier ; mais il connaissait la périle vanité de Laure, il regrettait ce hochet donné en échange de la richesse et sitôt brisé. Laure, en effet, n' avait pas pris gaiement la chose. Elle n' avait épousé Gaston que pour avoir un titre ; elle avait troqué ses écus contre une couronne de marquise ; sa couronne brisée, son titre déchiré, elle avait fait un marché de dupe. Elle eût rougi de se plaindre ; quel reproche lui adresser ? Pouvait-elle lui faire un tort des événements accomplis ? Cependant Gaston devinait trop bien ce qui se passait en elle. En lisant le décret qui abolissait la pairie M Levrault se crut dépouillé. Il s' enferma tout un jour pour mesurer à loisir la profondeur de l' abîme où venaient s' engloutir ses espérances. Il contemplait avec tristesse ces armoiries, fruit de tant de laborieuses méditations, que devait surmonter une couronne de comte, ce Mirabeau qui devait lui enseigner l' éloquence, et surtout, ô douleur ! Ce magnifique habit brodé, qui devait figurer dans les quadrilles des tuileries. Plus de titre, plus de cour, plus de chambre haute : son gendre lui avait fait banqueroute. La marquise se réveillait chaque matin encore plus exaspérée que la veille ; elle pestait contre le monde entier et parlait de partir pour Frohsdorf ou d' aller soulever la Vendée. Son premier mouvement avait été de s' enfuir à La Rochelandier ; mais Gaston l' avait retenue. Il ne partageait pas les folles terreurs de sa mère, et pensait que la place d' un homme de coeur était à Paris, sur la brêche, au milieu du danger. On peut se faire aisément une idée de l' intimité de ces quatre personnages réunis sous le même toit. C' était chaque jour, une nouvelle discussion, c' est-à-dire une nouvelle querelle. M Levrault avait fermé sa porte à tous les visiteurs dont le nom aurait pu le compromettre, il avait repris possession de son hôtel, et se vengeait de sa déconvenue sur la marquise et sur Gaston. Il vantait, il exaltait devant eux, il célébrait comme des chefs-d' oeuvres de bon sens et de justice les décrets qui l' avaient frappé lui-même si cruellement. Il traitait les titres d' oripaux, de vieux galons bons à mettre au creuset. Le soir, il se promenait dans son salon en fredonnant la marseillaise. lui qui naguère avait la bouche toujours pleine de princes, de ducs et de marquis, ne connaissait plus qu' un seul titre, celui de citoyen. Chaque soir, ils se quittaient après un échange de paroles amères, et pourtant un sentiment de commune inquiétude les réunissait le lendemain. Le blessé recueilli par M Levrault, loin de le rassurer par sa présence, n' était pour lui qu' un nouveau sujet d' effroi, gardait une attitude hostile, et n' attendait que le moment de sa guérison pour quitter l' hôtel. Vainement M Levrault, qui voulait faire de lui son sauveur, avait essayé de l' apprivoiser ; Solon marche-toujours (c' était le nom et le sobriquet du héros) avait repoussé toutes ses avances. La marquise et son fils avaient toujours refusé de rendre visite à Solon. Madame De La Rochelandier, malgré sa frayeur, n' avait pu se résigner à cet acte de condescendance, et Gaston, qui, dans toute autre circonstance, n' eût pas dédaigné de lui serrer la main, aurait rougi de s' associer, par une telle démarche, à la couardise de son beau-père. Les amis du blessé, que M Levrault avait reçus comme un surcroît de garantie, n' étaient eux-mêmes qu' une cause de trouble et de désordre. Ils mangeaient bien, buvaient mieux encore, entraient, sortaient à toute heure, et remplissaient la maison de leurs cris. Gaston, indigné, avait parlé de les chasser ; mais M Levrault avait déclaré énergiquement qu' il n' y consentirait jamais. Un jour, au lever du soleil, tout l' hôtel fut réveillé en sursaut par des coups de fusil : les amis de Solon venaient de planter dans la cour un arbre de la liberté, orné de rubans et surmonté d' un drapeau tricolore dont la hampe était coiffée d' un bonnet rouge. M Levrault, tout en frissonnant, descendit pour trinquer avec eux. De plus en plus épouvanté, il employait ses journées à rôder sur les places publiques, dans les rues, dans les carrefours, se mêlant aux groupes, écoutant d' une oreille avide les orateurs en plein vent. Il avait oublié les tuileries pour l' hôtel-de-ville ; p47 un invincible aimant le ramenait vers le quartier général de la révolution. Chaque fois qu' un membre nouveau du gouvernement se montrait au balcon pour haranguer la foule, c' était M Levrault qui donnait le signal des applaudissements. Au bout de quelques jours, son enthousiasme bruyant, infatigable, les poignées de mains qu' il prodiguait aux ouvriers, lui avaient acquis une sorte de popularité. Dès qu' il paraissait, il entendait murmurer le nom de Guillaume Levrault. Ses gros souliers ferrés, ses bas chinés, son pantalon de velours à côtes, son gilet de drap rouge, son habit bleu à boutons de métal, lui donnaient l' aspect d' un contre-maître endimanché et le désignaient à l' attention. Il ne passait jamais devant un tronc destiné aux blessés sans y jeter une poignée de gros sous. Son langage exalté, tout en lui conciliant les sympathies de son auditoire, lui causait à lui-même une sourde frayeur. Ses paroles, répétées à l' envi comme par un écho complaisant, lui semblaient autant de menaces. Après avoir déclamé contre les nobles, contre les mauvais riches, contre l' égoïsme des grands et l' exploitation de l' homme par l' homme, il rentrait chez lui le coeur plein d' effroi. Et pourtant il retournait le lendemain se mêler aux scènes, aux délibérations de la rue. Peu à peu son ambition, qu' on devait croire ensevelie sous les ruines de la monarchie, releva la tête et changea de but. Plus de royauté, plus de pairie : malheur aux vaincus ! Pourquoi Guillaume Levrault ne prendrait-il pas sa part des fruits de la victoire ? Agité par des rêves confus, il se promenait un jour sur le boulevard. En passant au coin de la rue des capucines, il se trouva nez à nez avec le vicomte Gaspard De Montflanquin, que l' abolition de la contrainte par corps avait rendu à la liberté. Le vicomte, radieux, aborda M Levrault comme un protecteur aborderait son client. Son visage respirait l' orgueil et le contentement. -eh bien ! Mon cher Monsieur Levrault, que devenez-vous ? Que faites-vous ? Ce qui arrive n' est pas précisément ce que vous attendiez. Si le comte De Chambord revient en France, vous pouvez prétendre à tout, grâce à votre gendre ; il est vrai que les dés ne sont pas aujourd' hui pour le comte De Chambord. Est-ce que vous boudez la république ? Pour moi, je n' ai pas à m' en plaindre ; elle m' a rendu justice. Je suis heureux de vous rencontrer pour vous faire mes adieux. Je pars demain ; je suis nommé consul-général dans l' Océanie. -consul-général ! S' écria M Levrault ; quel titre avez-vous fait valoir pour obtenir ce poste important ? -le premier de tous les titres : détenu politique. Je gémissais dans les cachots de la monarchie, quand l' heure de la délivrance a sonné. La république me devait une éclatante réparation, et je l' ai obtenue : ma nomination a été signée hier au soir. Vous pensez bien que je ne compte pas m' en tenir là. L' Océanie n' est pour moi qu' un marchepied... mais je vous quitte, mon cher Monsieur Levrault ; je pars demain, et j' ai tant d' affaires à régler ! Si votre alliance avec les La Rochelandier vous attirait quelque méchante affaire, comme il est permis de le prévoir, n' oubliez pas que vous trouverez toujours en Océanie, au consulat-général, un asile assuré. Cela dit, le vicomte Gaspard De Montflanquin fit une pirouette et s' éloigna d' un pas rapide. M Levrault demeura cloué à sa place par l' étonnement. Consterné, humilié, il reprit à pas lents le chemin de son hôtel. Comme il passait devant la rue de grenelle, il fut salué par maître Jolibois. -parbleu ! S' écria Jolibois en lui frappant sur l' épaule, je suis enchanté de vous rencontrer, j' ai un avis à vous donner. Dites aux La Rochelandier, s' ils retournent dans leur pigeonnier de Bretagne, de bien se tenir, de veiller sur leur conduite, car je suis décidé à ne rien leur pardonner, moi, étienne Jolibois, commissaire-général de la république dans les départements de l' ouest. Tous les petits hobereaux qui voudront réveiller la chouannerie trouveront à qui parler, j' en réponds. -commissaire-général de la république ! S' écria M Levrault avec stupeur ; c' est-à-dire, mon cher Jolibois, que vous voilà d' emblée quelque chose comme préfet ? -moi, préfet ? Allons donc ! Dictateur, mon cher, ni plus ni moins. Mes pouvoirs sont illimités ; je ne relève que de ma conscience. à mon arrivée, toutes les autorités sont suspendues. Les provinces que la république me confie n' ont d' autres lois que ma seule volonté. L' armée, la magistrature, sont à ma disposition. Si votre attitude, si votre langage me paraissent dangereux, s' il vous échappe une parole injurieuse pour la démocratie, d' un trait de plume, d' un signe de tête, je puis vous envoyer en prison, vous et votre gendre. Je suis la loi vivante, les tribunaux n' ont rien à voir dans ce que j' ai une fois résolu. Ainsi, je vous le répète, mon cher Monsieur Levrault, vous et les vôtres, tenez-vous bien. Vous connaissez depuis longtemps mes principes inflexibles ; malgré l' amitié qui nous unit, je ne trahirai pas mon devoir. -vos principes sont les miens, Jolibois. Les dernières fautes de la monarchie ont achevé de dessiller mes yeux. Que vous êtes heureux de servir la république ! Quelle gloire pour vous ! Combien je vous porte envie ! -il vous fallait pour gendre un marquis ; vous n' avez pas voulu d' un patriote éprouvé. Vous recueillez ce que vous avez semé. Ne vous plaignez pas ; réjouissez-vous plutôt d' avoir encore la tête sur les épaules. Le peuple est généreux, mais il a ses mauvais quarts d' heure ; n' abusez pas de sa patience. Au reste, mon cher Monsieur Levrault, vous avez en moi un ami dévoué. Je pars dans deux jours ; si je puis vous être bon à quelque chose, venez me voir, voici mon adresse. Là-dessus, Jolibois prit congé, et M Levrault regagna son hôtel, le coeur navré, l' esprit en proie à d' amères réflexions. Les deux gendres qu' il avait refusés étaient nantis ; le gendre qu' il avait choisi, loin de pouvoir servir son ambition, n' était pour lui qu' un obstacle. Le soir venu, en présence de la marquise, de Gaston et de Laure, il exhala librement sa mauvaise humeur. -eh bien ! Disait-il en se promenant dans son salon comme un ours mal léché, ce Gaspard De Montflanquin, que vous traitiez comme un homme de rien, je l' ai rencontré aujourd' hui ; le voilà en passe d' arriver à tout. Dans un an peut-être nous le verrons ambassadeur à Londres ou à Vienne. Pour son début, il est nommé consul-général de France en Océanie. Et Jolibois, que vous traitiez de sans-culotte, Jolibois à qui j' ai fermé ma porte par une lâche condescendance, Jolibois est commissaire-général de la république dans l' ouest. C' est un franc patriote ; je le savais bien, et je l' aimais. Vous m' avez brouillé avec lui, et maintenant si nous retournons en Bretagne, notre liberté, notre vie, sont à sa merci. Ses pouvoirs sont illimités, son autorité absolue. Il dispose en dictateur de l' armée, de la magistrature : il est la loi vivante. -vraiment, répliqua la marquise, si le vicomte De Montflanquin est nommé consul-général, le gouvernement nouveau p48 a fait là un beau choix : qu' il reçoive mes sincères compliments. -que le choix soit bon ou mauvais, le citoyen Montflanquin n' en est pas moins consul-général ; cela vaut encore mieux que de se croiser les bras. -vous vous trompez, monsieur, reprit Gaston. Il vaut mieux se croiser les bras que de se ruer à la curée des places ; mieux vaut garder sa loyauté en se condamnant à l' inaction que d' acheter, au prix d' une lâcheté, le droit de jouer un rôle. D' ailleurs, chacun de nous, dans le temps où nous vivons, n' a-t-il pas son devoir tracé ? Pour servir la France, il n' est pas besoin de se donner à la république. -mon gendre, répliqua vertement M Levrault, la république et la France ne sont qu' une seule et même chose. -sachez, monsieur, dit la marquise avec hauteur, que la France de saint Louis n' est pas celle de Robespierre. -je respecte vos préjugés, madame, répondit M Levrault d' un ton de pitié généreuse ; mais, grâce à Dieu, je ne les partage pas. Voyant la querelle engagée, Gaston, comme à l' ordinaire, prit le parti de se retirer. Débarrassés de sa présence, la marquise et M Levrault donnèrent un libre cours à leurs récriminations. Laure essaya vainement de les apaiser. La querelle s' envenimait de plus en plus. Après avoir épuisé l' épigramme, ils allaient en venir aux invectives, quand une bande armée passa devant l' hôtel. La lueur des torches éclairait la cour. Trente voix entonnaient la marseillaise. la marquise et M Levrault pâlirent, se regardèrent avec effroi et se turent : la peur les avait mis d' accord. Avant de rentrer dans son appartement, M Levrault voulut rendre visite à Solon, qu' il n' avait pas vu de la journée. Il trouva le blessé au coin du feu, les pieds sur les chenets, fumant sa pipe. -eh bien ! Mon ami, demanda-t-il d' une voix affectueuse, comment vous trouvez-vous ce soir ? Avez-vous bien tout ce qu' il vous faut ? Commencez-vous à vous acclimater sous le toit de Guillaume Levrault ? -dans quelques jours, je l' espère, je serai tout à fait guéri, répondit Solon d' un ton bourru, et je quitterai votre maison, qui n' est pas faite pour moi. Les soins ne m' ont pas manqué ; mais Solon ne doit pas dormir sous le même toit qu' un marquis. -il n' y a plus de marquis, vous le savez bien, mon ami. Les grands patriotes réunis à l' hôtel-de-ville ont jeté au feu tous les parchemins. Et d' ailleurs, à quoi bon vous inquiéter de mon gendre ? N' êtes-vous pas chez moi, chez Guillaume Levrault, tisseur de laine, ouvrier comme vous ? -pour un ouvrier, vous n' êtes pas mal logé. Il paraît que vous faisiez de fameuses journées, et que votre patron vous donnait une fière part dans ses bénéfices. Est-ce avec votre livret de la caisse d' épargne que vous avez acheté cet hôtel ? Allez, ce n' est pas Solon qu' on endort avec de pareils contes. Je sais bien chez qui je suis. Vous êtes un bourgeois et votre gendre un aristocrate. Dès que ma blessure sera fermée, j' irai retrouver mes frères. Ma place n' est pas ici. Je hais la richesse, mais je ne suis pas ingrat ; pour vous prouver ma reconnaissance, j' oublierai le chemin de votre hôtel. Mes camarades ne restent chez vous que pour me tenir compagnie ; nous partirons tous ensemble. -partir, mon ami ! Et pourquoi ? Que vous manque-t-il ? N' êtes-vous pas chez vous ? N' êtes-vous pas ici chez un frère ? -croyez-vous donc que je sois sourd et aveugle ? Croyez-vous que je ne voie pas ce qui se passe autour de moi, et que je n' entende pas ce qui se dit ? Est-ce que votre fille, votre gendre et sa mère me prennent pour un frère ? Ils attendent mon départ avec impatience, j' en suis sûr. Ils n' auront pas autant de plaisir à me voir partir que moi à les quitter. M Levrault redoublait en pure perte ses protestations de dévouement, Solon ne répondait que par un sourd grognement, et lui envoyait en plein visage des bouffées de fumée. Dans la crainte de passer pour un aristocrate, M Levrault avait d' abord fait bonne contenance ; mais bientôt, enveloppé d' un nuage, saisi d' une toux convulsive, il fut obligé de battre en retraite. Une fois seul, il repassa dans sa mémoire toutes les impressions de la journée. Solon, qui devait le protéger, le sauver, l' effrayait de plus en plus par l' amertume de son langage. Un rêve affreux vint mettre le comble aux angoisses de M Levrault. Une bande furieuse envahissait l' hôtel, la torche à la main, et Solon, au lieu de repousser les assaillants, les guidait lui-même à travers les appartements, les animait au pillage, prenait sa part du butin, et mettait le feu aux quatre coins de la maison. Laure et la marquise, échevelées, franchissaient les escaliers en flamme ; Gaston les précédait, armé jusqu' aux dents. Tout à coup l' arbre de la liberté planté au milieu de la cour se transformait en un gibet de proportions gigantesques ; le drapeau qui le couronnait se détachait et laissait voir Solon armé d' une corde. Déjà la marquise, Laure et Gaston étaient lancés dans l' éternité, et les pillards dansaient autour de la potence comme une ronde de cannibales. Le tour de M Levrault était venu. Solon lui passait au cou le noeud coulant. à ce moment suprême, M Levrault se réveilla en sursaut, baigné d' une sueur glacée. Il porta la main à son cou, et rendit grâce à Dieu de se trouver sain et sauf dans son lit. Pourtant sa frayeur n' était pas encore calmée. Il se leva, prit une bougie, parcourut l' hôtel, ouvrit une fenêtre sur la cour, prêta l' oreille, et ne regagna sa chambre qu' après s' être assuré que tout était tranquille. Que voulait dire ce rêve ? N' était-ce pas un avertissement céleste ? M Levrault n' essaya pas de se rendormir ; il se mit à réfléchir sur sa destinée. Que faire pour sauver sa fortune, pour sauver sa vie ? La rencontre de Montflanquin et de Jolibois avait déjà surexcité son ambition ; la peur lui montra dans l' ambition son unique moyen de salut. Il n' y avait pas deux partis à prendre : il fallait absolument servir la république à la face du soleil. Il se rappela les offres de service que lui avait faites Jolibois, et résolut d' aller le trouver au point du jour. Le jour se levait à peine que déjà M Levrault était sur pied. En entrant chez Jolibois, il trouva l' antichambre et le salon peuplés de solliciteurs. Un valet vint lui demander son nom ; après une heure d' attente, il fut enfin admis dans le cabinet de maître Jolibois. -mon cher Monsieur Levrault, lui dit le commissaire-général, mes moments sont comptés. Allons au fait ; dites-moi en deux mots ce que vous désirez. -j' ai songé toute la nuit à notre conversation d' hier. Je suis décidé à servir la république, et je viens vous prier de parler pour moi. Je n' ai rien demandé sous le gouvernement déchu ; j' étais loin d' approuver sans réserve sa politique. Si p49 vous n' êtes pas mon gendre, c' est que ma fille ne l' a pas voulu. J' aurais été heureux et fier de vous nommer mon fils. Je retrouvais en vous mon cher Timoléon. Votre foi politique est la mienne ; la république a toutes mes sympathies, elle répond à toutes mes espérances. Mon bonheur sera de lui dévouer ma fortune et ma vie. -vous avez là, mon cher Monsieur Levrault, d' excellents sentiments ; mais quels sont vos titres pour entrer au service de la république ? Voyons : avez-vous été en prison ? Avez-vous conspiré ? étiez-vous lié d' amitié avec les sergents de La Rochelle ? Avez-vous combattu au cloître saint-Merry ? Avez-vous juré sur un poignard la mort de tous les rois ? M Levrault demeura abasourdi sous cette avalanche de questions. -vous comprenez, poursuivit maître Jolibois, qui jouissait de son embarras, que la république, avant de vous confier le soin de ses intérêts, doit exiger de vous des garanties. Avez-vous souffert pour notre sainte cause ? -hélas ! Répondit M Levrault d' un ton consterné, je n' ai jamais souffert ni combattu pour la république, mais je suis résolu à la servir. -je sais quelle a été votre conduite depuis la chute du tyran. Vous avez recueilli chez vous un blessé, vous l' avez soigné ; c' est bien, mais ce n' est pas assez. Je n' ai pas vu votre nom sur la liste des dons patriotiques. Est-ce que par hasard vous n' auriez pas souscrit pour les blessés de février ? -pas encore, balbutia M Levrault avec confusion. -si vous voulez, mon cher Monsieur Levrault, que je parle pour vous, il faut absolument que votre nom figure demain dans le moniteur, qu' il figure au premier rang sur la liste des dons patriotiques et dans la souscription pour les blessés de février. Vous avez beaucoup à vous faire pardonner, ne l' oubliez pas. Vous habitez le faubourg saint-Germain, vous êtes allié aux La Rochelandier, vous vous êtes enrichi de la sueur de vos commis. Vous sentez qu' il est temps de rendre au peuple une part de ce que vous lui avez pris. -je n' ai rien pris au peuple, répondit M Levrault ; mais, pour le soulager, je ne reculerai devant aucun sacrifice. -écoutez, continua maître Jolibois avec un accent paternel ; M De Rothschild a souscrit pour dix mille francs : c' est un étranger, et il n' était que baron. -mais, moi, je ne suis rien, reprit M Levrault avec orgueil ; j' ai toujours méprisé les titres. -et votre gendre, n' était-il pas marquis ? Je vous le répète, mon cher Monsieur Levrault, vous avez beaucoup à vous faire pardonner. Portez à l' élysée votre vaisselle plate, souscrivez généreusement pour les martyrs de la liberté, et venez me voir demain ; vous pouvez compter sur moi. Le gouvernement provisoire n' a rien à me refuser. J' obtiendrai pour vous, votre choix, un poste administratif ou diplomatique. Le visage de M Levrault s' épanouit. -mon choix est fait d' avance, mon cher Jolibois. De tout temps je me suis senti né pour la diplomatie. -eh bien ! Répondit Jolibois, vous serez servi à souhait. Le même jour, M Levrault portait à l' élysée sa vaisselle plate et donnait vingt mille francs à la caisse des blessés de février ; le lendemain, cette double offrande était inscrite au moniteur. xvi M Levrault allait donc enfin jouer un rôle ; la carrière politique s' ouvrait enfin devant lui. Ce n' était pas sans raison qu' il avait préféré la diplomatie à l' administration. Sans avoir une idée bien nette du droit des gens, il savait cependant que partout la personne d' un agent diplomatique est sacrée ; et puis il espérait retrouver dans les cours étrangères l' occasion de porter son habit brodé. à l' heure indiquée, il se présentait chez maître Jolibois. -recevez mes compliments, dit maître Jolibois en lui tendant la main. J' ai lu ce matin votre nom dans le moniteur ; vous vous êtes conduit en grand citoyen, en vrai patriote. La république ne sera pas ingrate, et saura vous récompenser dignement. J' ai vu hier soir le chef du cabinet des affaires étrangères ; il nous attend. Venez, ne perdons pas un instant. Le poste qu' il vous destine vous fera bien des envieux. Battons le fer tandis qu' il est chaud. M Levrault ne se possédait pas de joie et se confondait en remercîments. Une heure après, maître Jolibois introduisait son client à l' hôtel des capucines. Le coeur de M Levrault battait à coups redoublés. à la vue de Jolibois, l' huissier de service ouvrit la porte d' un cabinet. Un homme de trente ans au plus, à l' oeil fin, à la bouche railleuse, était assis devant un bureau chargé de papiers et de cartons. -mon cher ami, dit Jolibois, je vous amène le candidat dont je vous ai parlé hier soir. -soyez le bienvenu, monsieur, reprit l' interlocuteur de Jolibois en se tournant vers M Levrault ; soyez le bienvenu, et causons. M Levrault, dont la vue se troublait, dont les jambes flageolaient, tomba plutôt qu' il ne s' assit dans un fauteuil. -étienne m' a fait part de vos intentions. Depuis longtemps déjà votre nom m' est connu ; vous n' êtes pas pour moi un homme nouveau. L' oubli où vous avez langui jusqu' ici n' est pas une des moindres fautes du gouvernement déchu. Si la famille d' Orléans eût placé sa confiance en des hommes tels que vous, elle ne serait pas aujourd' hui à Claremont. M Levrault s' inclina et ne trouva pas un mot à répondre. -il est vraiment incroyable que la monarchie n' ait jamais fait un appel à vos talents. Le ministre m' a parlé de vous hier dans les termes les plus flatteurs. -je ne me plains pas de la monarchie, dit M Levrault, dont la langue se déliait enfin. Elle ne m' a rien offert ; mais je n' aurais rien accepté d' elle. Inébranlable dans mes principes, fidèle à mes convictions, j' ai attendu patiemment l' heure de la réparation. -je vous l' avais bien dit, s' écria Jolibois, le citoyen Guillaume Levrault est un républicain éprouvé. Ce qu' il pense, ce qu' il veut aujourd' hui, il l' a toujours pensé, toujours voulu. Ce n' est pas une girouette qui tourne à tous les vents. -grâce à Dieu, la république n' est pas aveugle comme la monarchie, reprit le prétendu chef du cabinet. Citoyen Levrault, elle sait ce que vous valez et va vous donner aujourd' hui une preuve éclatante de confiance. Le corps diplomatique a besoin d' être renouvelé avec discernement. Chaque mission veut un homme spécial, et celle que la république vous destine semble faite exprès pour vous. J' avais d' abord p50 songé à vous accréditer comme représentant du commerce français auprès des villes anséatiques ; mais le ministre, au premier mot que je lui en ai dit, a repoussé bien loin cette proposition. Une mission commerciale au citoyen Levrault ! S' est-il écrié, y pensez-vous ? Ce qu' il lui faut, c' est une ambassade. -vraiment, dit M Levrault, le ministre a daigné vous parler de moi en de pareils termes ? -je vous rapporte fidèlement ses propres paroles. Oui, a-t-il continué, c' est une ambassade qu' il lui faut ; mais quelle ambassade lui donnerons-nous ? J' ai disposé hier de Londres et de Vienne. Saint-Pétersbourg et Berlin sont à moitié promis. Madrid a trop peu d' importance ; croyez-vous qu' il accepte l' ambassade de Constantinople ? J' hésitais à répondre, n' osant m' engager pour vous, quand le ministre a tranché la difficulté. J' ai son affaire, m' a-t-il dit en se frappant le front. Pour un esprit hors ligne comme le sien, je crée une mission exceptionnelle, une mission sans précédents. La France a reconquis les dépouilles de Napoléon ; elle doit à son honneur et à sa dignité de reconquérir les dépouilles de Charlemagne. -les dépouilles de Charlemagne ! Interrompit M Levrault ébahi. -la France de février, m' a dit le ministre dont l' oeil s' enflammait, ne renie pas le passé, ne s' effraie pas du souvenir des rois, et tient Charlemagne pour un galant homme. La Prusse, que nous avons tant de fois vaincue, garde encore à Aix-La-Chapelle la tête de Charlemagne, enchâssée dans l' or, comme une sainte relique, par Frédéric Barberousse. La France ne peut voir à ses portes un pareil trésor sans étendre la main pour le ressaisir. Un patriote éprouvé peut seul parler en son nom, revendiquer ses droits, et j' ai jeté les yeux sur le citoyen Guillaume Levrault. -ainsi, demanda M Levrault, je rapporterai en France la tête de Charlemagne ? -oui, citoyen, j' ai cru pouvoir répondre de votre acceptation ; me suis-je trompé ? -j' accepte avec reconnaissance, reprit M Levrault en balbutiant. -je dois maintenant vous expliquer toute la gravité des fonctions qui vous sont confiées. Le ministre vous charge d' une tâche difficile, mais, si vous l' accomplissez dignement, et, pour ma part, je n' en doute pas, votre nom est assuré de passer à la postérité la plus reculée. Les ambassades de Londres, de Vienne et de Saint-Pétersbourg ne peuvent, sous aucun rapport, se comparer à la mission que vous acceptez. Ce n' est pas ici une affaire ordinaire, ne vous y trompez pas. Réussissez, et la France reprend en Europe le rang qui lui appartient. Parlez fièrement le langage du droit, de la vérité, forcez la Prusse à nous rendre la tête de Charlemagne, dans trois mois nous aurons reconquis nos frontières du Rhin, et la France reconnaissante vous saluera comme un libérateur, car vous aurez déchiré les traités de 1815. Ressaisir la tête de Charlemagne et la déposer sous le dôme des invalides à côté de Napoléon, c' est dire à l' Europe que nous n' acceptons pas le partage qui s' est fait au congrès de Vienne, et, si nous consentons à ne pas réclamer toutes nos conquêtes, l' Europe devra nous savoir gré de notre modération. -ainsi, reprit M Levrault en ouvrant de grands yeux, je déchirerai les traités de 1815 ! Mais si la Prusse me refuse la tête de Charlemagne ? -elle ne l' osera pas ; vous parlerez au nom de la France. Le cabinet de Berlin verra derrière vous cent mille baïonnettes, et votre voix sera écoutée. Votre mission est d' autant plus glorieuse, qu' elle n' est pas sans danger ; peut-être aurez-vous le sort des envoyés français à Rastadt. -quel sort ? Demanda M Levrault. -si l' on osait porter la main sur vous, attenter à votre vie, soyez tranquille, la France vous vengerait. -quel a donc été le sort des envoyés français à Rastadt ? -ils ont été lâchement assassinés. -assassinés ! S' écria M Levrault. -reculeriez-vous devant le danger ? -jamais ! S' écria M Levrault tremblant de tous ses membres. -je réponds de lui, ajouta Jolibois. S' il a pâli en vous écoutant, c' est d' indignation, non de crainte. Ce tragique souvenir ne saurait l' ébranler. -quand partirai-je ? Reprit M Levrault d' une voix où se trahissait toute sa terreur. -quand vous lirez votre nomination dans le moniteur, venez chercher vos lettres de créance, et vous partirez sur-le-champ. Je vous recommande la discrétion la plus absolue. Ne parlez à personne de votre mission. Il faut que votre départ pour Berlin prenne au dépourvu toutes les chancelleries d' Europe. -eh bien ! Dit Jolibois à M Levrault en arrivant sur le boulevard, vous avez maintenant le pied dans l' étrier ; c' est à vous d' aller en avant. Quelle magnifique carrière s' ouvre devant vous ! Si vous échappez au sort des envoyés français à Rastadt, peut-être à votre retour vous confiera-t-on le portefeuille des affaires étrangères. M Levrault ne répondait pas. Jolibois continua : -vous pouvez facilement mettre votre vie en sûreté. Munissez-vous d' une bonne cotte de mailles à l' épreuve de la balle et du poignard, cachez-la sous votre costume diplomatique, et vous défierez hardiment tous les complots. -j' avoue, dit enfin M Levrault avec mélancolie, que j' aurais mieux aimé représenter le commerce français auprès des villes anséatiques. -parlez-vous sérieusement ? Demanda Jolibois d' un ton sévère. La république, en mère généreuse, vous offre l' occasion de la servir au péril de vos jours, et vous hésitez ! Me serais-je trompé sur votre compte ? N' êtes-vous pas un coeur intrépide, une âme républicaine ? Me suis-je trop avancé en parlant de vous ? J' ai répondu de Guillaume Levrault comme de moi-même. Aurai-je donc à rougir de mon amitié pour vous ? Regrettez-vous la parole que vous avez donnée ? Il est temps encore de la retirer ; mais, songez-y bien, si vous ne partez pas, je ne réponds plus ni de votre fortune ni de votre vie. -je partirai, répliqua M Levrault, vous n' aurez pas à rougir de moi. Seulement, je croyais, je m' étais laissé dire que partout la personne d' un agent diplomatique est sacrée ; j' ignorais le sort des envoyés français à Rastadt. -mon bon ami, reprit Jolibois, la diplomatie républicaine n' est pas, comme la diplomatie monarchique, une vie de plaisirs, de causeries, d' oisiveté ; c' est une lutte aussi active, aussi périlleuse que la vie militaire ; ne le saviez-vous pas ? -je partirai, répondit M Levrault avec la résignation d' une victime qui marche au supplice. -à propos, reprit Jolibois, avez-vous songé à votre costume ? Le temps presse ; demain peut-être votre nomination p51 paraîtra au moniteur. vous connaissez le costume des agents diplomatiques de la France régénérée ? -mon dieu ! Non. -pantalon collant, bottes à revers, gilet blanc à la Robespierre, habit bleu à basques flottantes, et, sur la poitrine, le triple symbole de la république, le bonnet phrygien, le niveau, deux mains qui s' étreignent : liberté, égalité, fraternité. Quant à la cotte de mailles, venez avec moi ; vous aurez pour cent écus celle que portait François Ier à la bataille de Pavie. Une demi-heure après, ils entraient dans un magasin du quai malaquais. M Levrault donnait cent écus sans marchander, et emportait sous son bras une cotte de mailles milanaise. -avec cette chemise, dit Jolibois quand ils eurent fait quelques pas sur le quai, vous pouvez dormir sur les deux oreilles ; à moins que les sicaires de la tyrannie ne vous frappent à la tête, vous n' avez rien à redouter. En achevant ces mots, il serra la main de son compagnon et le laissa plus mort que vif, avec sa cotte de mailles sous le bras. Est-il besoin d' ajouter que la mission donnée à M Levrault n' était qu' un joyeux tour de basoche ? Plût à Dieu que cette mystification eût été la seule bouffonnerie de ce temps-là ! Xvii l' ambition de M Levrault était satisfaite, il allait représenter la France dans une occasion solennelle ; mais sa terreur était au comble. Avant d' avoir goûté à la coupe des grandeurs, il regrettait déjà son obscurité, son arrière-boutique de la rue des bourdonnais. Sans avoir lu les vers de Lucrèce sur le nautonier qui, assis au rivage, contemple d' un oeil tranquille le navire battu par la tempête, il comprenait déjà tout le prix du repos, toute la perfidie des espérances humaines. Abonné au moniteur, il l' ouvrait tous les matins d' une main tremblante, et ne respirait à l' aise qu' après avoir interrogé d' un oeil éperdu la partie officielle. Toutes les nuits, dans ses rêves, il voyait la tête de Charlemagne, et, chaque fois qu' il voulait la saisir, elle se dérobait en ricanant. Une seule chose le consolait au milieu de ses angoisses ; la cotte de mailles de François Ier lui allait comme un gant. Il se trouvait si à l' aise, il se plaisait tellement dans cette armure royale, qu' il la portait en guise de vareuse dans son cabinet. Consolation impuissante. La politique étrangère absorbait toute son attention. L' Europe était en feu, Berlin s' agitait. Quel moment pour aller redemander la tête de Charlemagne ! Il ne pouvait penser à sa mission sans se comparer modestement à Daniel dans la fosse aux lions. Et pourtant sa terreur devait s' accroître encore. Un jour qu' il avait parcouru en tous sens le faubourg saint-Antoine et le faubourg saint-Martin, il rentra chez lui dans un état que je renonce à décrire. Il avait vu et compté quelques centaines de drapeaux noirs placés sur les maisons des propriétaires récalcitrants qui s' obstinaient à toucher leurs loyers. Il avait entendu des cris sinistres : mort aux riches ! Mort aux aristocrates ! Mort aux bourgeois ! Les groupes auxquels il s' était mêlé l' avaient épié d' un oeil défiant. Enfin, en regagnant son hôtel, il avait recueilli sur sa route des bruits encore plus formidables : on annonçait pour la nuit même le pillage du faubourg saint-Germain. Comme il rentrait à l' hôtel, il apprit que tous les amis de Solon venaient de sortir. Gaston était absent. M Levrault trouva la marquise et Laure seules au salon ; il raconta ce qu' il avait vu, ce qu' il avait entendu. -un seul mot peut nous sauver, dit-il en terminant : Solon, que vous n' avez jamais consenti à recevoir, Solon, qui ne s' est jamais assis à notre table. Tous ses amis sont partis ; Dieu seul sait s' ils reviendront, et avec qui ! Solon seul peut nous protéger, nous défendre, nous sauver. Si les pillards viennent ici, il faut qu' ils le trouvent assis au milieu de nous, comme notre ami, comme notre frère. Je vais le chercher, je vous l' amène, et j' espère que vous lui ferez bon visage. -qu' il vienne donc ! Dit la marquise en joignant les mains. Quelques instants après, M Levrault rentrait donnant le bras au vainqueur de février. Solon, qui jusque-là n' avait reçu que les visites de M Levrault, s' était laissé entraîner sans trop de résistance ; son orgueil était flatté d' une invitation en règle à laquelle il ne s' attendait pas. La marquise, en voyant sa blouse et sa barbe, ne put retenir un mouvement de dégoût ; d' un regard M Levrault la contint. Solon s' établit dans une bergère, et la conversation s' engagea. Malgré la singularité de son allure et de ses principes, c' était un assez bon diable. La verve originale qu' il mettait dans la défense de ses opinions faisait de lui plutôt un sujet de curiosité que de colère. Laure et la marquise l' écoutaient avec résignation ; M Levrault applaudissait à toutes ses saillies, à toutes ses boutades. Pour entrer plus avant dans les bonnes grâces de son hôte, il témoigna le désir de connaître son histoire. -racontez-nous, je vous en prie, mon cher camarade, comment vous êtes arrivé à découvrir les principes sublimes que vous professez aujourd' hui. Jusqu' ici, je l' avoue, je n' avais jamais rien entendu de pareil. Vous m' avez révélé un monde nouveau ; qui donc vous l' a révélé à vous-même ? -ma science est l' histoire de ma vie, répliqua Solon en caressant sa barbe avec orgueil. -eh bien ! Contez-nous votre histoire. La marquise étouffa un soupir en songeant au récit dont elle était menacée. -vous voyez en moi, dit Solon, une victime de notre civilisation dépravée. Je n' ai pas connu mes parents. à l' âge de trois ans, je fus recueilli par un petit bourgeois, marié depuis vingt ans et désespéré de n' avoir pas d' enfants. Sa joie fut si grande en me voyant installé chez lui, qu' il ne fit aucune démarche pour découvrir le nom et la demeure de ma famille. Rien ne me manquait : bien nourri, bien vêtu, bien couché, logé chaudement, je n' avais rien à désirer. Mon âme, naturellement généreuse, s' abandonnait à la reconnaissance ; mais je ne tardai pas à comprendre le but égoïste de mes prétendus bienfaiteurs. Je venais d' avoir neuf ans. Mon père adoptif me fit un long sermon pour me démontrer les avantages du travail, et m' envoya le jour même à l' école. C' est à l' école que je compris pour la première fois les deux grands vices de notre société, l' injustice et l' inégalité. à l' heure du déjeuner, je tirai de mon panier une tartine de beurre ; l' enfant assis près de moi mordait dans une tartine de confitures. Je n' avais que neuf ans, pourtant cette tartine de confitures m' illumina d' une clarté subite, et fut pour moi la première révélation de la vérité sociale. -à neuf ans ! S' écria M Levrault. p52 -le lendemain, poursuivit Solon, à l' heure de la récréation, trois enfants étaient agenouillés au milieu de la cour, avec des oreilles d' âne ; j' étais un des trois. Savez-vous pourquoi on nous punissait ? Parce que nous n' avions voulu rien faire. Ainsi, la tartine de confitures m' avait révélé l' inégalité ; les oreilles d' âne me révélèrent l' injustice. L' école est l' image fidèle de la société. Dans ma vie si féconde en épreuves, j' ai retrouvé à chaque pas ce que l' école m' avait appris. Alléché par le fol espoir d' une prochaine indépendance, je m' étais résigné à écouter les leçons qu' on me donnait ; j' expiai cruellement mon imprudence. à peine savais-je lire, écrire et compter, que mon père adoptif me fit un second sermon et me parla de la nécessité de prendre un état. Placé en apprentissage chez un bijoutier, je découvris, dès les premiers jours, une des plaies les plus hideuses de notre misérable société, l' exploitation de l' homme par l' homme. Là, comme à l' école, le travail, c' est-à-dire la stupide servitude de l' homme réduit à la condition de machine, était récompensé par un salaire corrupteur ; l' oisiveté, c' est-à-dire l' exercice constant du libre arbitre, était flétrie du nom de paresse, et condamnait à la pauvreté l' ouvrier passionné pour la réflexion. Chaque matin, un maître, sans respect pour la dignité humaine, nous distribuait notre tâche, nous attelait au travail comme les boeufs à la charrue. Je compris bientôt que l' atelier dégrade en nous les plus hautes facultés. Comme je méditais sur le problème du travail et du loisir, ou, pour parler en termes plus vrais, de la servitude et de la liberté, un grand événement me montra ma véritable mission. En faisant le coup de feu sur les barricades de juillet, je me sentis appelé à guider, à régénérer l' humanité. J' avais quinze ans à peine, mais on vieillit vite à l' école de l' oppression. Nous venions de mettre en fuite les satellites étrangers soldés par la tyrannie ; j' entrai le premier au louvre. La marquise indignée voulait se lever et quitter la place ; le chant des girondins qui retentissait au dehors la cloua sur son fauteuil. Solon continua : -en parcourant les salles dorées de ce palais qui a vu tant d' ignobles intrigues, je sentis redoubler en moi ma haine contre la richesse, mon amour pour l' égalité ; je sentis que j' étais choisi par la providence pour ruiner sans retour, pour renverser à jamais l' aristocratie et la bourgeoisie, aussi bien que la royauté. Fidèle à cette conviction, depuis dix-huit ans j' ai pris part à tous les coups de main, à toutes les insurrections. Mon père adoptif, qui ne comprenait pas la sublimité de ma mission, s' oublia jusqu' à m' adresser quelques remontrances ; je lui tournai le dos. Au lieu de flétrir mon intelligence dans un travail servile et mercenaire, comme tant d' autres de mes frères dont les yeux ne sont pas encore éclairés par la vérité sociale, j' ai grandi dans cette vie indépendante, que les bourgeois idiots appellent fainéantise, et que j' appelle apostolat. Tandis que mes frères, plongés dans les ténèbres de l' ignorance, gagnaient, à la sueur de leur front, le pain de chaque jour, nourrissaient leurs femmes, leurs enfants, et follement préoccupés de l' avenir qui n' appartient qu' à Dieu, se condamnaient à l' épargne, moi, je m' asseyais à leur table, et je payais largement mon écot en leur distribuant le pain de la vérité. Affilié aux sociétés secrètes, aux ventes de la charbonnerie, j' ai miné la monarchie et préparé le grand jour de février. -enfin, dit M Levrault en se frottant les mains, vous voilà content, vous avez conquis la république ; l' heure du repos a sonné pour vous. -que parlez-vous de repos ? Il n' y a pas de repos pour moi. Ce n' est pas sans raison que mes frères m' ont surnommé Marche-Toujours. la révolution de février n' est qu' une étape dans la marche de l' humanité. Les peureux et les aveugles veulent déjà faire halte ; je vais me remettre en marche comme un pionnier infatigable et tailler sans pitié les broussailles qui nous arrêtent. -la république n' est donc pas votre dernier mot ? Interrompit M Levrault. -le dernier mot ne sera trouvé que par le dernier homme. La république est fondée, il faut la renverser. Je suis, je me proclame hautement l' ennemi de tout ce qui est, car je pressens ce qui sera. -et que pressentez-vous ? Demanda M Levrault pâlissant. -je pressens un avenir magnifique ! S' écria Solon se levant avec enthousiasme. -quel avenir ? -vous me demandez la vérité sociale ; êtes-vous préparé, je ne dis pas à la comprendre, mais à l' entendre seulement ? La pleine intelligence de la vérité sociale, poursuivit Solon avec gravité, n' appartient qu' aux hommes nourris de la moelle des lions et des ours ; mais je manquerais à mon apostolat en refusant de vous éclairer. Vous voulez la lumière, ouvrez donc les yeux, dût la lumière vous éblouir. Oui, je pressens un avenir magnifique ; mais combien sera laborieuse la conquête du monde nouveau ! Que de sang, que de ruines, avant de toucher la terre promise ! Toute l' histoire du passé n' est qu' un jeu d' enfants, comparée aux batailles que l' humanité devra livrer pour se saisir de cette nouvelle toison d' or, défendue par deux dragons jaloux, l' aristocratie et la bourgeoisie. -du sang et des ruines ! S' écria M Levrault éperdu. Que reste-t-il debout ? Tout n' est-il pas renversé, aristocratie et bourgeoisie ? Ne sommes-nous pas tous frères ? -je vois encore debout bien des sottises déifiées, adorées par la foule ignorante. Tant qu' elles ne seront pas détrônées, livrées aux flammes, jetées au vent comme une poussière inutile, on ne doit pas songer au règne de la vérité sociale. Il faut en finir avec les préjugés qui emmaillottent l' humanité : la propriété, l' héritage, la famille, ont fait leur temps. -la propriété, l' héritage, la famille ! Vous voulez donc la ruine universelle ? -vous l' avez dit, citoyen, répliqua Solon avec autorité, je veux la ruine universelle. Qu' est-ce que la propriété ? Une insulte à l' indigence. Qu' est-ce que l' héritage ? Une insulte à la justice. Qu' est-ce que la famille ? Une insulte aux enfants trouvés. -j' aurais cru pourtant, dit M Levrault d' une voix timide, que la famille avait du bon ? -la famille, reprit Solon, c' est l' égoïsme organisé, c' est une ligue contre la vérité. Moi qui vous parle, que saurais-je à cette heure, si la providence, qui avait ses vues sur moi, ne m' eût séparé de mes parents ? Je croupirais dans l' ignorance, je serais parmi les oppresseurs. Je posséderais la richesse peut-être, mais je ne posséderais pas la vérité sociale, car, je n' en puis douter, je suis né dans la bourgeoisie. -intéressant jeune homme, ajouta M Levrault, par quel accident, par quelle catastrophe avez-vous été séparé de votre famille ? -rien de plus simple. Le soir d' un jour de fête, mon père, bourgeois stupide, m' avait mené sur la place de la concorde, p53 et m' avait pris dans ses bras pour me montrer le feu d' artifice... -grand dieu ! S' écria M Levrault, que dites-vous ? Un feu d' artifice... quel trait de lumière ! Achevez, mon ami. C' était sur la place de la concorde... votre père vous avait pris dans ses bras... -on venait de tirer le bouquet ; toute la place était rentrée dans l' obscurité. La foule, en s' écoulant comme un flot furieux, m' enleva des bras de mon père, et je fus recueilli au coin de la rue saint-Florentin par l' homme qui plus tard a voulu m' exploiter. -sainte providence, que tes voies sont impénétrables ! S' écria M Levrault en levant les bras au ciel. Parlez, mon ami ; n' aviez-vous rien sur vous qui pût mettre sur la trace de vos parents ? -hélas ! J' étais vêtu comme le fils d' un privilégié ; ma chemise était garnie de dentelles. -marquée d' un t et d' un l ? Demanda M Levrault d' une voix ardente. -précisément, répondit Solon d' un air étonné. -et n' avez-vous pas un signe sur la poitrine ? -une tache écarlate, emblème du sang que je devais répandre pour l' affranchissement de l' humanité, repartit Solon entr' ouvrant sa blouse. -Timoléon ! ... s' écria M Levrault ; Timoléon, viens dans mes bras ! Viens, mon fils, tu as retrouvé ton père ! Et il pressait Timoléon contre son coeur, il mouillait de ses larmes la barbe de son fils, qui se débattait vainement sous les étreintes paternelles. La marquise contemplait avec stupeur cette scène imprévue ; Laure elle-même, qui n' avait jamais connu son frère et ne s' était jamais préoccupée de lui, paraissait médiocrement flattée de le retrouver sous les traits de Solon Marche-Toujours. -mais, s' écria la marquise étouffant de colère, vous me disiez que vous aviez perdu votre fils ? -et je vous disais la vérité. Je l' avais perdu, je le retrouve. -vous m' avez trompée, reprit la marquise. -rappelez-vous mes paroles : je ne vous ai jamais dit qu' il fût mort. J' ignorais depuis vingt-sept ans ce qu' il était devenu. La providence me le rend ; vous étonnez-vous que je m' en réjouisse ? -vous m' avez indignement jouée ! Ajouta la marquise ne se possédant plus. -de quoi vous plaignez-vous, madame ? Craignez-vous que Timoléon ne fasse tort à votre fils ? Craignez-vous qu' il réclame sa part d' héritage ? Oubliez-vous ses principes généreux, ses doctrines fraternelles ? Il ne veut rien, il ne demande rien, que le règne de la justice et de la vérité. -halte-là ! S' écria Timoléon, revenu de son étonnement ; n' embrouillons pas les affaires. Oui, je veux le règne de la justice et de la vérité ; mais ce n' est pas nous qui le verrons, ni les enfants de nos enfants. Le monde nouveau dont je vous ai parlé est encore loin de nous. En attendant que l' humanité mette le pied sur cette nouvelle terre de Chanaan, soumettons-nous aux vieilles routines de la civilisation. La marquise sortit comme un tourbillon, en jetant sur M Levrault un regard indigné ; Laure la suivit en silence. Resté seul avec son père, Timoléon se sentit plus à l' aise, car, malgré tout son aplomb, l' attitude de la marquise l' embarrassait. Il coupa court aux épanchements de M Levrault, et, après l' avoir interrogé sur l' état de sa fortune avec une insistance, avec une âpreté digne d' un procureur, il reprit d' une voix solennelle : -qui m' eût dit que je retrouverais un jour ma soeur mariée à un marquis ? Quand mes amis sauront que je suis votre fils, quand ils m' interrogeront sur cet étrange mariage, que leur répondrai-je ? -ah ! Mon fils, répliqua M Levrault d' un air contrit, ta soeur m' a donné bien du chagrin. Je lui avais choisi pour mari un franc républicain, Jolibois, que tu connais sans doute, qui a marché sur la chambre, et que j' allais suivre quand je t' ai rencontré. Laure a trompé mes espérances. Dieu m' est témoin que je n' ai rien négligé pour lui enseigner la foi républicaine. Ses amies de pension lui ont tourné la tête : Laure a voulu être marquise. Te dire ce que j' ai souffert en voyant s' accomplir cette union si contraire à toutes mes croyances, je ne l' essaierai pas. Moi, Guillaume Levrault, m' allier volontairement à l' aristocratie ! Moi, donner ma fille à un marquis élevé dans l' oisiveté ! Peux-tu le croire un seul instant ! -allons, répliqua Timoléon, je vous pardonne le mariage de ma soeur ; mais je n' ose espérer que mes amis vous le pardonnent aussi facilement. Pour racheter une faute si énorme, à défaut d' expiation, il faut donner des gages à notre sainte cause. -des gages ! Reprit M Levrault effrayé ; explique-toi, Timoléon, que faut-il faire ? -il faut leur prouver, par un généreux sacrifice, que vous êtes vraiment dévoué à la justice, à l' égalité. Jusqu' ici, notre sainte cause n' a pas eu d' organe ; donnez-moi cent mille écus pour fonder un journal qui s' appellera la vérité sociale. -cent mille écus ! S' écria M Levrault ; cent mille écus pour la vérité sociale, pour une vérité dont nous ne verrons pas l' avénement, c' est toi-même qui l' as dit ! Cent mille écus pour une vérité dont je ne sais pas encore le premier mot ! -croyez-vous donc qu' un jour, une semaine, un mois tout entier, suffisent à vous expliquer ce qui a été la pensée, le travail de toute ma vie ? Donnez-moi de quoi fonder la vérité sociale ; vos yeux s' ouvriront à la lumière, et nos frères vous béniront. Vainement M Levrault insista pour savoir le mot de l' énigme : Timoléon s' enveloppa d' un voile impénétrable et demeura sourd à toutes ses questions. Deux heures du matin venaient de sonner. M Levrault, éclairé trop tard sur les vrais principes de Timoléon touchant l' héritage, tout en regrettant d' avoir, avec tant d' imprudence, ouvert ses bras à son fils, sentait bien qu' il ne pouvait lui refuser cent mille écus, après avoir donné un million de dot à sa soeur. Il promit donc de subvenir à la fondation de la vérité sociale. le père et le fils se séparèrent pour aller chercher le repos, M Levrault songeant au moyen de sauver sa bourse, et Timoléon bien résolu, depuis qu' il se savait héritier, à congédier le plus tôt possible les camarades qui grugeaient son père. Xviii l' hôtel Levrault était devenu un véritable enfer. Timoléon voulait jouir sans retard de tous les avantages attachés à sa nouvelle condition. En attendant la somme qui devait lui être comptée pour la fondation de la vérité sociale, il avait accepté quelques menues poignées d' or et jeté sa blouse aux orties. p54 Transformé en un clin d' oeil des pieds à la tête, il commandait en maître, parlait aux valets d' une voix dure et hautaine, contre-carrait à tout propos la marquise et Gaston, raillait les travers de M Levrault, et reprochait sans pitié à sa soeur ce qu' il appelait sa mésalliance. Il avait congédié ses frères et ne parlait plus de son apostolat. Froissée dans son orgueil, vingt fois la marquise avait formé le projet de retourner à La Rochelandier, mais elle avait toujours ajourné son projet, car elle ne sentait pas en elle-même la force de renoncer à cette vie opulente qui lui avait déjà coûté tant de sacrifices : elle se défiait de Timoléon et restait pour veiller au grain ; puis, quand elle vit la république, dont le nom seul l' avait d' abord épouvantée, si clémente pour les partis vaincus, elle releva la tête et prit part à toutes les petites intrigues qui déjà s' agitaient dans l' ombre. Gaston s' interrogeait avec anxiété, cherchait un rôle et attendait. Laure, qui avait réduit toute sa vie à une seule pensée, pleurait amèrement la ruine irréparable de toutes ses espérances ; comme si la cour, en quittant les tuileries, eût emporté avec elle sa grâce, sa beauté, sa jeunesse, elle croyait sa vie close, sa destinée manquée. Cependant Timoléon réclamait avec instance les cent mille écus que lui avait promis son père. M Levrault, avant d' ouvrir sa bourse, voulait connaître la pensée tout entière de Timoléon. Un jour donc que son fils revenait à la charge : -je tiendrai ma promesse ; mais, avant de te compter mes écus, je serais bien aise d' apprendre ce que c' est que la vérité sociale. -je vous le répète, mon père, vous ne pourrez pas entendre ce que j' ai à vous dire sans être foudroyé. Il y a si loin des préjugés grossiers au milieu desquels vous avez vieilli à la pensée sublime que je dois vous révéler, que je tremble pour votre raison. -eh bien ! Répliqua M Levrault, dussé-je être foudroyé, dût ma raison s' égarer, la curiosité l' emporte. Je veux connaître à tout prix la vérité sociale. -ainsi, dit Timoléon, vous voulez, comme l' aigle, regarder le soleil face à face. -oui, répondit M Levrault, j' y suis résolu. -rappelez-vous ce que je vous ait dit de la propriété, de l' héritage, de la famille. L' abolition de ces trois monstruosités nous mène directement à la découverte d' une vérité encore plus élevée. Mon système politique se résume en deux mots. Dans les longs loisirs que je dois au travail servile de mes frères, j' ai feuilleté les philosophes. Hobbes, vous le savez, conclut pour la tyrannie. Son opinion ne vaut pas la peine d' être réfutée. Montesquieu, infatué des idées anglaises, se prononce pour le gouvernement représentatif, c' est-à-dire pour une vieille machine usée qui vient de se détraquer sous nos yeux. Avez-vous lu le traité de Cicéron sur la république ? -jamais, dit M Levrault. -tant pis, reprit Timoléon. Si vous l' aviez lu, vous sauriez comme moi tout ce que la république cache au fond de ses entrailles d' impuissance et d' absurdité. La formule de Hobbes, c' est-à-dire la tyrannie, est tout simplement un crime de lèse-humanité ; c' est un défi porté au droit, et je ne m' abaisserai pas jusqu' à discuter une pareille ineptie. La république, malgré tous les arguments entassés par Cicéron, est stérile pour la fraternité. Quant au gouvernement représentatif, si pompeusement vanté par Montesquieu, c' est un système bâtard, digne tout au plus d' amuser les beaux-esprits d' une académie : ni chair ni poisson. Je ne vous parle pas d' Aristote sans doute, vous avez lu sa politique ? -il ne s' agit pas d' Aristote, mais de ton système. -Aristote, qui a prévu tant de choses, n' a pas pressenti la vérité sociale. Cuvier, dont on vante la sagacité, s' est vu obligé de rendre hommage au génie d' Aristote en histoire naturelle ; pour moi, qui suis aujourd' hui en pleine possession de la vérité sociale, en politique, Aristote ne m' inspire qu' une profonde pitié. -passons sur Aristote, reprit M Levrault, de plus en plus impatient. -la république de Platon, plus généreuse, plus grande, plus éclairée que la république de Cicéron, est cependant pleine de misères. Nous ne devons parler de Platon qu' avec respect, puisqu' il avait supprimé la famille. C' était un grand pas dans la voie de la vérité ; mais Platon s' est arrêté court après ce premier pas. C' est à moi que Dieu réservait la découverte de la vérité sociale. -arrivons à ton système. -Moïse, dans le deutéronome et le lévitique, a émis quelques idées justes sur des points de détail ; mais ce législateur si vanté n' a jamais conçu une idée générale, applicable à l' humanité tout entière. Nous devons quelque reconnaissance à Salomon pour l' élasticité qu' il a donnée au lien du mariage... -pour dieu, s' écria M Levrault, explique-moi la vérité sociale. -vous parlerai-je de Saint-Simon et de Fourier, race de charlatans dont la postérité trop nombreuse encombre le chemin de la vérité, comme les grenouilles après une pluie d' orage ? à quoi bon vous en parler ? Je les confondrais d' un mot. -je les tiens pour confondus, dit M Levrault. Je ne te demande que la vérité sociale. -savez-vous pourquoi tous les gouvernements sont condamnés à tomber, lors même que Marc-Aurèle reviendrait sur la terre ? -j' avoue à ma honte que je ne le sais pas. -eh bien ! Reprit Timoléon d' une voix grave, tous les gouvernements ont péri parce qu' ils étaient gouvernements. Pour éviter les malheurs sans nombre qu' entraîne la chute d' un gouvernement, tel qu' il soit, j' ai trouvé une méthode souveraine : je supprime le gouvernement. Quand ma formule sera maîtresse du monde, il ne sera plus permis, il ne sera plus possible de violer les lois, car je supprime les lois. Sur les ruines de toutes les législations, je fonde le règne de l' égalité absolue. Désormais on ne dira plus les hommes, on dira l' homme, car tous les hommes sont égaux en force, en beauté, en intelligence, en bonheur. Ni grands ni petits, ni riches ni pauvres, car tous les hommes auront la même taille, et tous les biens seront également répartis, puisqu' ils appartiendront à tout le monde. Je supprime d' un trait de plume toutes les passions, depuis la jalousie jusqu' à la cupidité. Quel tableau enchanteur ! Quel monde de délices et de ravissements ! Tous les hommes absolument pareils ! C' est à peine si on pourra dire toi et moi, car chacun se reconnaîtra dans le premier passant venu. -je suis curieux de savoir comment tu accompliras ce beau rêve. -je le crois bien, reprit Timoléon. p55 -ainsi, demanda M Levrault, le but de la vérité sociale est de rendre tous les hommes pareils ? -vous l' avez dit, mon père. Rappelez-vous cette belle phrase de Rousseau : " tout est bien, sortant des mains de Dieu ; tout dégénère entre les mains de l' homme. " les ennemis de l' égalité s' appuient sur l' inégalité prétendue des forces et des intelligences : cette inégalité n' est qu' un blasphème. Dieu a donné à tous les hommes la même force, la même intelligence. L' éducation seule a créé cette inégalité monstrueuse où les philosophes puisent le plus perfide, le plus dangereux de leurs arguments. Je change l' éducation, et je rétablis l' égalité. Désormais plus de classes, plus de distinction injurieuse entre les professions libérales et les professions mécaniques. Tous les hommes sont propres à tout ; chacun doit exercer tour à tour toutes les professions, et ne saurait dédaigner la profession d' autrui sans se dédaigner lui-même. Et voyant son père ébahi l' écouter bouche béante : -vous ne comprenez pas, je l' avais pressenti. -j' avoue, répondit humblement M Levrault, que je ne devine pas comment tu mettras en oeuvre ton système. -jusqu' ici, je me suis borné à vous exposer sommairement le but, la fin de mon système. Il me reste à vous révéler les moyens que j' emploie pour atteindre ce but providentiel ; mais avant de déchirer le voile du sanctuaire, je dois exiger de vous un serment solennel. -quel serment ? Interrompit M Levrault, qui déjà se voyait affilié à une société maçonnique. -jurez-moi, reprit Timoléon, de garder pour vous seul le secret que je vais vous dévoiler. Il y va de ma gloire. Songez-y bien, si quelqu' un pouvait connaître ce que je vais vous apprendre, il exploiterait à son profit la vérité sociale. Moi, nouveau Colomb, je serais dépouillé du monde que j' ai découvert. Jurez-moi donc la discrétion la plus sévère, la plus impénétrable. -sois tranquille, je garderai pour moi seul le secret que tu vas me révéler : je le jure. -maintenant, mon père, redoublez d' attention. Le théorème que je vais démontrer est d' une rigueur mathématique ; mais, si votre intelligence bronche un seul instant, si, pendant la déduction de mes idées, vous laissez échapper un seul mot, toute la démonstration est à recommencer. -je t' écoute de toutes mes oreilles. -ici, toutes les paroles portent coup. Suivez-moi bien. Tous les cinq ans, toutes les professions sont tirées au sort. L' obligation de prendre part au tirage commence à l' âge de vingt ans, car tout homme de vingt ans est propre à tout. Personne n' aura le droit de se plaindre de son lot, puisque le sort tracera les devoirs de chacun, et que le tirage suivant offrira à tous les citoyens une légitime compensation. Comme il faut absolument que tous les hommes aient la même taille, le même embonpoint, tous les cinq ans, avant de procéder à un nouveau tirage, tous les citoyens seront exactement pesés ; tous ceux qui seront au-dessous du poids déterminé comme idéal de force et de santé seront admis à ne tirer au sort que les professions qui n' imposent qu' une fatigue légère ; tous ceux qui seront au-dessus du poids légal seront obligés de tirer au sort les professions fatigantes. On arrivera ainsi à corriger peu à peu l' inégalité de force et d' embonpoint. Une nourriture pareille, une éducation uniforme, l' exercice varié de toutes les professions, établiront entre tous l' identité de caractère, l' égalité absolue d' intelligence. Qu' on poursuive courageusement l' application de mon système, et, avant deux siècles révolus, il n' y aura plus au monde qu' un homme et une femme. M Levrault croyait rêver. Malgré les doutes qu' il conservait encore à l' égard de la vérité sociale, il eût été trop heureux de se débarrasser de Timoléon en lui comptant cent mille écus ; mais où prendre cent mille écus ? C' était la valeur de son hôtel, dont les deux tiers restaient à payer. Ses frais d' installation à la Trélade et rue de Varennes avaient écorné son capital. La meilleure partie de son avoir avait été engagée dans une maison de banque et le reste dans les fonds publics. Dévoré d' inquiétude, il allait chaque jour à la bourse et revenait chaque jour plus consterné. Il gardait pour lui seul les soucis qui le rongeaient. La maison de banque où il avait engagé un million comme commanditaire était déjà compromise par de nombreux sinistres. La rente était descendue à cinquante et menaçait de fléchir encore. Dans son effroi, M Levrault perdit la tête et vendit à ce taux désastreux vingt-cinq mille livres de rente. Le lendemain la rente remontait. Il racheta dans l' espérance que la hausse continuerait ; le lendemain la rente fléchit de nouveau. M Levrault s' acharna dans ses spéculations et se trouva bientôt sur le bord de l' abîme. Enfin, il recevait des nouvelles alarmantes sur la maison d' Elbeuf où il avait placé la dot de sa fille. Que de tribulations, sans parler de la tête de Charlemagne ! Un jour, avant l' heure du dîner, la marquise, enfoncée dans une bergère, contemplait d' un oeil rêveur l' ameublement du salon et passait en revue toutes les richesses qui l' entouraient. Après tout, se disait-elle, la république aura bientôt fait son temps, le comte De Chambord mettra sur sa tête la couronne de Saint Louis ; un accident heureux nous débarrassera, je l' espère, de ce drôle de Timoléon, et la fortune de mon fils nous permettra de faire assez bonne figure à la cour. Assis au coin du feu, Gaston tisonnait en silence. Laure et Timoléon se querellaient. Timoléon, le matin même, avait été reçu pour la première fois par sa soeur. L' opulence seigneuriale de cette demeure avait excité sa jalousie. Il avait visité les écuries, les remises de Gaston, et s' était demandé, en rentrant chez lui, pourquoi il ne mènerait pas à son tour la vie que menait son beau-frère. Déjà cent mille écus ne lui suffisaient plus. -mon père, disait-il, se fait vraiment bien prier pour me donner trois cent mille francs. Pourtant il ne faut pas croire que je le tienne quitte à si bon marché. J' ai réfléchi sur ma position. Depuis vingt sept ans, je n' ai rien coûté à mon père. Je ne réclame rien pour les arrérages ; je ne suis pas exigeant. Qu' il me donne seulement ce qu' il m' aurait donné à ma majorité, si la providence, qui avait ses vues sur moi, ne m' eût pas séparé de ma famille. -n' êtes-vous pas trop heureux, disait Laure, hébergé comme vous êtes ici, après la vie errante que vous avez menée ? Ne devez-vous pas rendre grâce à Dieu d' avoir enfin trouvé un asile calme et sûr ? Je vous conseille de vous plaindre. Que vous manque-t-il ? Quel souhait pouvez-vous former qui ne soit aussitôt accompli ? -mon dieu ! Reprit Timoléon, mes voeux sont bien modestes. Vous avez eu en dot un million ; que mon père me donne cinq cent mille francs, et à sa mort nous compterons ensemble. à ces mots, la marquise dressa l' oreille. p56 -cinq cent mille francs, sauf à compter plus tard ! Cinq cent mille francs pour un apôtre ! M Levrault, que vous appelez votre père, ne sera pas assez fou pour vous les compter. Qui nous prouve, après tout, que vous êtes son fils ? Vous avez sur la poitrine une tache écarlate ; est-ce là une preuve sans réplique ? Le premier aventurier venu ne peut-il pas en montrer autant ? -que parlez-vous d' aventurier ? S' écria Timoléon rouge de colère. Oui, ma vie a été une vie de périls et d' aventures ; mais je n' ai rien à cacher dans le passé, je peux raconter ce que j' ai fait jour par jour. Je suis ici chez moi, et quand je réclame la moitié de ce que ma soeur a reçu en dot, qui donc osera m' accuser de cupidité ? Puisqu' on le prend avec moi sur ce ton-là, je ne céderai pas un pouce de mes prétentions. Je veux cinq cent mille francs, je les aurai, et plus tard je compterai avec ma soeur. -allons donc ! Interrompit la marquise avec dédain. -ma mère, brisons là, dit Gaston. Et se tournant vers Timoléon : -faites valoir vos droits, monsieur ; ce n' est pas à nous de les juger. Permettez-moi cependant d' éprouver quelque surprise en vous écoutant. Les principes que vous professez, votre apostolat, annonçaient un peu plus de désintéressement. -nous ne sommes plus au temps, reprit Timoléon, où les apôtres marchaient pieds nus à la conquête du monde. Aujourd' hui, l' or est un levier, et je manquerais à mon apostolat en ne réclamant pas la richesse qui m' appartient. En ce moment, la porte du salon s' ouvrit, et M Levrault entra, pâle, bouleversé, une lettre à la main. -je suis ruiné ! S' écria-t-il. -ruiné ! S' écrièrent à la fois Timoléon, Laure et la marquise. -ruiné, ruiné sans ressources ! Reprit M Levrault en se laissant tomber dans un fauteuil. -eh bien ! Monsieur, lui dit Gaston sans s' émouvoir, reprenez la dot de votre fille. -la dot de ma fille ? Répondit M Levrault. Lisez vous-même la nouvelle qui m' arrive à l' instant. La dot de Laure venait d' être engloutie dans une faillite. -il ne me reste plus, continua-t-il, qu' à vous offrir l' hospitalité dans le château Levrault. -et mes cent mille écus ! S' écria Timoléon d' une voix de stentor. Mort et damnation ! Le destin s' acharne donc contre moi. Couler en vue du port ! Ruiné avant d' avoir joui de rien ! ... mais vous ne parlez pas sérieusement, vous n' êtes pas ruiné de fond en comble : il vous reste bien quelque chose. -il me reste, en Bretagne, un château lézardé, où je vous offre à tous un asile. -moi, vous suivre en Bretagne ! Moi, vivre dans un repaire d' aristocrates ! Jamais ! S' écria Timoléon. Solon Marche-Toujours va se remettre en route. Puisque vous n' avez pas cent mille écus à me donner pour enseigner pacifiquement la vérité sociale, à la grâce de dieu ! Je reprends mon fusil ; j' aurai toujours une place à la table et sous le toit de mes frères. Huit jours après, Laure et Gaston, M Levrault et la marquise partaient tous quatre dans la diligence Laffitte et Gaillard. Laure n' avait plus le titre qu' elle avait payé de sa dot ; Gaston n' avait plus la richesse qu' il avait payée de son nom. Xix le retour de nos personnages au château de La Rochelandier fut gai comme un convoi funèbre. N' était-ce pas en effet le convoi funèbre de leur orgueil, de leur vanité et de leur ambition ? Plus de cour ni de pairie, plus de titres ni de millions, sacs vides, parchemins sans valeur ; ils s' étaient joués mutuellement, tous quatre avaient fait un marché de dupe. Quel voyage, grand dieu ! Sur cette même route qui les avait vus, quelques mois auparavant, triomphants, ivres de joie et se prélassant sur les coussins moelleux d' une chaise de poste ! Blottis chacun dans un coin de l' intérieur de la diligence, ils se taisaient, et n' avaient pas même pour se consoler ou se distraire la ressource des récriminations : la révolution de février les renvoyait ; comme on dit, dos à dos. Gaston et Laure n' osaient lever les yeux l' un sur l' autre. Roulée dans son manteau, enveloppée de fourrures, les mains dans son manchon, la marquise douairière, honteuse comme une fouine qu' un mulot aurait pris, s' abîmait dans ses réflexions, qui n' étaient pas couleur de rose. Il y avait des instants où elle se croyait le jouet d' un abominable cauchemar ; mais la présence de M Levrault, assis vis-à-vis d' elle, la rappelait bientôt au sentiment de la réalité. Pauvre comme devant, elle retournait vivre dans son petit castel, avec M Levrault sur les bras : voilà où l' avait conduite l' habileté de ses manoeuvres. Le moins triste et le moins consterné des quatre, le croira-t-on ? C' était M Levrault. Il avait, en ces derniers temps, avalé tant de couleuvres, traversé tant de mauvais jours, des jours si tourmentés, qu' il n' aspirait plus qu' au repos. Il n' était pas ingrat envers la destinée, et s' estimait heureux de n' avoir laissé que ses écus dans la bagarre. La perte de sa fortune l' avait débarrassé de Timoléon, et le dispensait d' aller à Berlin déchirer les traités de 1815. La veille de son départ, il avait écrit au ministre des affaires étrangères pour lui annoncer qu' il renonçait à cette mission glorieuse. L' obscurité, la pauvreté, lui apparaissaient désormais comme un port. Il ne redoutait plus l' incendie, le meurtre ni le pillage ; le sort des envoyés français à Rastadt ne le glaçait plus d' épouvante ; il ne voyait plus, il n' entendait plus dans ses rêves le hideux ricanement de la tête de Charlemagne. Enfin, sa pensée se reportait avec complaisance sur la déconvenue de la marquise ; c' était là le côté plaisant de sa ruine. En observant son air grognon, sa mine renfrognée, il riait dans sa barbe et se frottait les mains, comme s' il se fût ruiné volontairement, tout exprès pour lui faire pièce et se venger sur elle des déceptions qu' il avait essuyées. La satisfaction d' avoir sauvé sa peau, le mouvement de la voiture qui l' emportait loin de la fournaise des révolutions, la perspective d' une vie tranquille, la figure de Madame De La Rochelandier, qui s' allongeait de plus en plus, avait donné à l' esprit déjà si varié de M Levrault un tour imprévu, tout à fait piquant. Jamais ce diable d' homme ne s' était senti en si belle humeur. Aux approches de Nantes, il avait dans toute sa personne quelque chose d' émoustillé, de guilleret et de goguenard qui acheva d' exaspérer la mère de Gaston. -eh bien ! Mon aimable amie, disait-il en imitant les inflexions câlines que prenait autrefois la voix de la marquise sous les ombrages de la Trélade, nous touchons au terme de p57 nos épreuves. Encore quelques heures, et nous découvrirons les tours du château Levrault ; c' est là que le bonheur nous attend. Je connais la simplicité de vos goûts : vous n' aimez pas le monde, vous ne l' avez jamais aimé. Vous avez toujours recherché l' ombre et le silence, comme d' autres l' éclat et le bruit. Je sais tout ce qu' il vous a fallu d' abnégation et de dévouement pour renoncer à vos habitudes sédentaires ; soyez sûre que je n' oublierai de ma vie un si généreux sacrifice. Je m' applaudis de mon désastre, je bénis presque le coup qui m' a frappé, en songeant qu' il vous rend à votre vallée solitaire, à toutes les douces joies pour lesquelles vous êtes née. Ah ! Mon amie, quelle existence enchantée nous allons mener tous ensemble dans le joli manoir que je dois à votre gracieuseté ! Vous ne trouverez pas au château Levrault l' hospitalité splendide que vous m' avez offerte à l' hôtel de La Rochelandier ; mais que sont les jouissances de la fortune, comparées à celles du coeur ? On l' a dit avec raison, ni l' or ni les grandeurs ne nous rendent heureux. C' est dans l' union des âmes que réside la vraie félicité ; c' est dans la modestie des désirs que consiste la vraie richesse. à ce compte, qui donc peut se dire ici-bas plus riche et plus heureux que nous ? La marquise rongeait son frein et ne répondait à tous ces beaux discours que par des regards de panthère prête à s' élancer sur sa proie. à la tombée de la nuit, une patache qu' ils avaient prise à Nantes pour achever leur voyage les déposait modestement dans la cour du château Levrault. à peine descendue de voiture, Madame De La Rochelandier franchit d' un pas rapide les degrés du perron et se retira dans son appartement sans plus se soucier de ses hôtes. Elle éprouvait le besoin d' exhaler librement sa colère. La vue de M Levrault lui était odieuse ; c' est à peine si la jeunesse et la beauté de Laure trouvaient grâce devant ses yeux. Gaston comprenait autrement les devoirs que lui imposait la ruine de son beau-père ; il n' avait pas attendu jusque-là pour les accepter. Il s' occupa de l' installation de sa femme avec la courtoisie que nous lui connaissons. Quant à M Levrault, il était chez lui ; déjà il commandait en maître. Il allait, venait, grondait les gens, donnait des ordres pour le souper, et remplissait la maison du bruit de sa voix, dont les éclats arrivaient jusqu' aux oreilles de Madame De La Rochelandier. -vous l' entendez ! S' écria la marquise, s' adressant à Gaston, qui venait d' entrer dans sa chambre ; le malheureux prend ce château pour une auberge, le château de vos pères, le château de La Rochelandier ! Est-ce assez de honte et d' humiliation ? Ce bourgeois décrassé va chaque jour s' asseoir à notre table. Nous sommes rivés à lui comme le forçat à sa chaîne. Chaque jour, il nous étourdira de ses criailleries. Le souffrirez-vous, mon fils ? Ne trouverez-vous pas le moyen de nous en délivrer ? Il ne manque plus ici, pour nous achever, que ce drôle de Timoléon. Ce Levrault, je le hais. Maudite soit l' heure où sa fille a franchi le seuil de notre porte ! S' il reste ici, je vous en avertis, je pars pour Frohsdorf. -ma mère, répondit Gaston, c' est vous qui l' avez voulu. M Levrault ne fait qu' user du droit que vous lui avez accordé vous-même. Vous avez caressé, vous avez encouragé sa sottise quand il était riche ; le voilà ruiné, il est juste que vous la subissiez. Il s' asseoit aujourd' hui à notre table ; ne vous êtes-vous pas assise à la sienne ? Il prend notre château pour sa maison ; n' avez-vous pas pris son hôtel pour votre château ? Si quelqu' un oubliait les égards qui vous sont dus, je saurais le rappeler au respect ; mais j' entends à mon tour que la femme qui porte mon nom soit traitée ici sur le même pied que vous. La marquise baissa les yeux et ne trouva rien à répondre. Les rôles étaient changés ; M Levrault trônait maintenant à La Rochelandier comme la marquise rue de Varennes. La mère de Gaston essayait vainement de se révolter et d' imposer silence à l' homme qu' elle avait si longtemps gouverné, qu' elle avait tenu en laisse. Au bout de quelques jours, elle sentit qu' il fallait revenir à ses vieilles habitudes de ruse et de fourberie. Elle reprit son accent patelin, son sourire affectueux, ses manières caressantes. Elle conçut l' espérance d' éloigner, par ses conseils, l' hôte malencontreux qu' elle ne pouvait chasser par son impertinence. -un soir, ils étaient assis tous deux au coin du feu. M Levrault, mollement établi dans la meilleure bergère du salon, se taisait et jetait de temps en temps un regard narquois sur Madame De La Rochelandier. La marquise, sans faire attention à cette raillerie muette, cherchait par quels détours elle pourrait amener M Levrault jusqu' au seuil de la porte, se promettant bien de la fermer derrière lui. Il s' agissait de l' éconduire poliment, d' éveiller en lui le désir de partir, de renoncer à la retraite, de rentrer dans la vie active : c' était là sa constante préoccupation, son unique pensée. -je crains bien, mon ami, dit-elle enfin de sa voix la plus douce, que notre vie solitaire ne vous ennuie. Depuis quelques jours, je vous observe, je vous étudie avec inquiétude. Vous êtes pâle, vous maigrissez, vos facultés s' étiolent dans l' inaction. -votre amitié, madame, s' alarme sans sujet, répondit M Levrault de sa plus douce voix ; je ne me suis jamais mieux porté, je n' ai jamais mangé d' un si vif appétit. Je dors d' un sommeil paisible ; le matin, à mon réveil, j' écoute avec bonheur le chant du coq, je salue avec joie les premiers rayons qui se glissent à mon chevet. L' air pur que je respire, le silence et la paix qui nous environnent, tout me ragaillardit : j' ai vingt ans. -je vous assure, mon ami, que je m' alarme avec raison ; vous êtes pâle, vous maigrissez. La vie des champs ne convient pas à votre caractère. Une intelligence telle que la vôtre, habituée au mouvement des grandes affaires, n' est pas faite pour la solitude. Vous avez beau dire, vous avez beau vanter votre bonheur, vous n' êtes pas heureux, je le sens bien. Vous êtes né pour le mouvement, pour la lutte ; l' inquiétude même est un besoin pour vous. -détrompez-vous, mon aimable amie. Cherche qui voudra le mouvement et la lutte ; pour moi, je m' accommode très-bien de l' existence que nous menons ici. Pourvu que l' avenir ressemble au présent, je me tiens pour satisfait. -est-il possible, mon ami, que vous ignoriez à ce point ce que vous valez, que vous méconnaissiez si étrangement les vrais besoins de votre nature ? Vous dépérissez, je ne le vois que trop ; l' ennui vous dévore à votre insu. Prenez-y garde, mon ami ; quelques mois d' inaction suffiront pour miner votre santé. -rassurez-vous, je vous en prie ; je suis bâti solidement. Mon père et le père de mon père ont vécu jusqu' à cent ans, et je compte bien faire comme eux. Quelque chose me dit, ma charmante amie, que nous vieillirons ensemble comme Philémon et Baucis. p58 -vraiment, je vous admire, et j' ai peine à vous comprendre. Quelle singulière illusion ! J' ai dans ma famille un exemple effrayant qui ne sortira jamais de ma mémoire, et qui doit être pour vous un salutaire avertissement. Un de mes frères, officier de marine, a voulu, comme vous, à la fleur de l' âge, renoncer à la vie active ; il s' est obstiné, comme vous, à s' ensevelir dans ce château ; comme vous, il vantait le calme de sa retraite ; au bout d' un an, pâle, amaigri, méconnaissable, il s' éteignait dans nos bras ; comme vous, il avait manqué à sa mission, et la nature s' était vengée. Croyez-moi, ne vous endormez pas dans une folle sécurité. Il faut à votre esprit un but, une ambition ; pourquoi ne rentreriez-vous pas dans les affaires ? Pourquoi ne songeriez-vous pas à relever votre fortune ? Cette espérance ne vous sourit-elle pas ? Ne serait-il pas glorieux pour vous de reparaître dans la lice, de défier l' injustice du sort, et de reconquérir par votre génie la richesse dont vous saviez faire un si noble usage ? -je n' ai pas attendu vos conseils pour y songer, dit M Levrault en hochant la tête. -eh bien ! Reprit d' un air triomphant la marquise, qui le voyait déjà sur le perron lui faisant ses adieux et partant pour la grande ville, qui vous arrête, si vous y avez déjà songé ? Est-ce la dureté des temps, l' affaiblissement du crédit ? De pareils obstacles doivent-ils vous effrayer ? S' enrichir dans un temps prospère, c' est l' oeuvre d' un esprit vulgaire ; lutter contre la défiance, narguer la peur, attirer à soi l' or effrayé qui s' enfuit, c' est une entreprise difficile sans doute, mais une entreprise digne de vous. -oui, sans doute, cette tâche difficile a de quoi tenter un homme tel que moi ; malheureusement je dois y renoncer. -et pourquoi ? -je ne suis qu' un petit bourgeois, c' est la vérité : je me suis enrichi à vendre du drap, comme mon père, près du marché des innocents, je ne m' en défends pas ; mais je sais vivre, je connais les devoirs que m' impose votre alliance. La république a pu abolir les titres ; pour moi, vous êtes toujours marquise de La Rochelandier. Votre nom, le nom de mon gendre me défend de rentrer dans les affaires. Je sais ce que je vous dois, et je ne l' oublierai jamais. Quand on a l' honneur de tenir à une race de preux, il ne faut pas déroger. Que diraient les aïeux de votre fils, que diraient toutes ces figures vénérables qui nous regardent, qui nous écoutent, si le beau-père d' un La Rochelandier se mêlait de commerce ou d' industrie ? Je n' ai pas de blason, mais je dois prendre soin du vôtre. -noble ami, vos scrupules vous honorent ; cependant vous allez trop loin. Malgré son profond respect pour le nom de ses ancêtres, Gaston, j' en suis sûre, vous verrait sans chagrin, sans dépit, recommencer de vos mains l' édifice de votre fortune, et, pour ma part, je ne vous blâmerais pas. -je comprends, noble amie, tout ce qu' il y a de magnanime dans votre indulgence ; mais je ne veux pas, je ne dois pas en abuser. J' ai toujours professé, je professerai toujours le respect des vaincus ; votre titre est d' autant plus sacré à mes yeux, que la révolution vous en a dépouillée. -eh bien ! Dit la marquise, qui ne renonçait pas encore à son espérance ; si vous ne voulez pas refaire votre fortune sous nos yeux, si vous craignez que notre nom ne se trouve mêlé à vos spéculations, ne pouvez-vous passer les mers, aller en Amérique ? Habile, hardi comme vous l' êtes, quelques années vous suffiront pour retrouver ce que vous avez perdu, et vous reviendriez jouir parmi nous des fruits de votre génie. -l' Amérique ! J' y ai pensé plus d' une fois. C' est là, en effet, que les grands désastres se réparent en quelques années. J' ai dans ma famille un exemple bien encourageant et qui ne sortira jamais de ma mémoire. Un de mes oncles, droguiste, rue des lombards, était parti ruiné pour l' Amérique ; il revint, au bout de cinq ans, avec une fortune colossale. -et vous hésitez ! S' écria la marquise. Ah ! Mon ami, qu' attendez-vous ? Si modeste que soit notre patrimoine, s' il fallait, pour vous faire une cargaison, vendre quelques pièces de terre, nous ne reculerions devant aucun sacrifice. -généreuse amie, je reconnais bien là votre grand coeur ; je saurai me montrer digne d' une amitié si belle. -ainsi votre projet est bien arrêté ? -arrêté d' une façon irrévocable. -et quand comptez-vous partir ? -oui, je me montrerai vraiment digne de votre amitié ; je ne vous quitterai jamais. Avez-vous pu croire un seul instant que je consentirais à me séparer d' une amie si tendre, si dévouée, si fidèle ; que je renoncerais aux délices de votre intimité, pour aller au delà de l' océan chercher quelques misérables sacs d' écus ? Vous m' avez cru passionné pour la richesse ; apprenez à mieux me connaître : je resterai près de vous. Rien à mes yeux ne vaut le bonheur de vous voir et de vous entendre. La marquise étouffa, en frémissant, un cri de rage ; elle sentait que cet homme, dont elle s' était si longtemps moquée, prenait maintenant sa revanche. Rendons justice à M Levrault : s' il se raillait avec joie de la marquise, s' il savourait sa vengeance avec délices, il y avait pourtant dans ses paroles une part de sincérité. Il se trouvait bien au château Levrault ; après tant d' orages et de traverses, le repos était pour lui un véritable bonheur qu' il pouvait vanter sans mentir. Pareil au naufragé qui vient de toucher la plage, il bénissait la providence qui l' avait sauvé, et ne songeait pas à regretter ses trésors engloutis dans les flots. Sa mission à Berlin, si imprudemment acceptée, l' avait guéri à jamais de toute ambition, et surtout de l' ambition diplomatique. Si parfois il lui arrivait de jeter un regard mélancolique sur son habit brodé, il lui suffisait, pour dissiper sa tristesse, de porter les yeux sur la cotte de mailles de François Ier, suspendue au pied de son lit. L' opulence lui avait suscité tant d' ennuis, tant de tracas, tant de déboires, qu' il se résignait sans effort à la médiocrité. Les débris de la dot de Laure, réunis aux débris du domaine de La Rochelandier, permettaient à la petite colonie de vivre assez doucement ; M Levrault n' en demandait pas davantage. Le malheur avait développé en lui un bon sens, une sagesse inattendue. Lui qui avait mordu à tant d' hameçons, qui s' était laissé prendre dans tant de nasses, instruit à ses dépens, prudent comme un vieux brochet qui a dix fois rongé les mailles du filet, il passait fièrement devant le piége et riait au nez du pêcheur. Loin du bruit de l' émeute, débarrassé de Timoléon qu' il espérait bien ne jamais retrouver, il se félicitait chaque jour de la sécurité profonde où s' écoulait sa vie. Cette paisible vallée lui semblait un asile impénétrable que le vent furieux des révolutions ne viendrait jamais troubler. Autour de lui, tout était tranquille. Les folles espérances de la marquise avaient été bien vite déçues ; Gaston, loin de partager p59 l' aveuglement de sa mère, s' était appliqué sans relâche à pacifier les esprits. Il comprenait que le rôle de la Vendée était fini, en présence de la France entière appelée à se prononcer sur sa propre destinée. Cependant M Levrault n' avait pas encore épuisé la coupe des tribulations. Après une trêve de quelques jours, la marquise, désappointée, avait repris le ton agressif, l' attitude provocante. M Levrault, qui, loin du danger, n' avait plus aucune raison pour garder ses principes républicains, les proclamait pourtant, les défendait avec acharnement, pour taquiner, pour exaspérer la marquise. Entre ces deux amis, tout était sujet de querelle. Chacun des portraits qui décoraient le salon suggérait à M Levrault une foule d' épigrammes qui, sans être bien acérées, harcelaient son adversaire comme autant de coups d' épingle. Ils passaient presque toutes leurs soirées en tête-à-tête. Chose étrange ! Ils se détestaient mutuellement et ne pouvaient vivre l' un sans l' autre. Ils s' aidaient l' un l' autre à tuer le temps, ce mortel ennemi des gens qui ne font rien ; chacun des deux trouvait dans le dépit de son interlocuteur une source intarissable de contentement. La marquise maudissait la république ; M Levrault parlait d' effacer les écussons de la famille, accablait de son ironie ces derniers vestiges de la féodalité, et demandait s' il n' était pas temps de convertir en pigeonnier une tour crénelée dont la défense héroïque était consignée dans les archives de La Rochelandier. Ces querelles sans fin, auxquelles Gaston et Laure demeuraient étrangers, se prolongeaient souvent bien avant dans la nuit. Un soir, ils étaient aux prises et ressassaient pour la centième fois l' éternelle question des écussons et des créneaux : au bruit d' une voiture qui entrait dans la cour, ils se turent tout à coup et se regardèrent d' un air étonné. Presque au même instant, la porte s' ouvrit brusquement, et maître Jolibois, ceint d' une écharpe tricolore, suivi d' un brigadier de gendarmerie, entra dans le salon. La marquise et M Levrault demeurèrent cloués sur leur fauteuil. -ah çà ! Dit maître Jolibois en croisant lentement ses bras sur sa poitrine, j' en apprends de belles. Mes prévisions ne m' avaient pas trompé ; le château de La Rochelandier est décidément un repaire d' aristocrates, un nid de chouans, un foyer de réaction. Voilà donc comment on reconnaît la clémence et la mansuétude du peuple ! La république est patiente, mais il ne faut pourtant pas la pousser à bout. Vous conspirez, je le sais, j' en suis sûr ; vous n' êtes occupés qu' à rabaisser, qu' à dénigrer le triomphe de la démocratie. N' essayez pas de vous défendre, ce serait peine perdue ; mes agents m' ont tout appris. M Levrault, dont la conscience était en repos, jeta sur la marquise un regard qui semblait dire : ce sont vos affaires, non les miennes. Il ouvrait la bouche pour se justifier ; mais la marquise le prévint, et se tournant vers lui : -eh bien ! Que vous disais-je ? Ne vous ai-je pas annoncé cent fois ce qui arrive aujourd' hui ? Vous avez dans votre langage une intempérance, une étourderie, une témérité qui va jusqu' à la folie. Vous ne ménagez personne, vous raillez toute chose. Une fois parti, vous allez, vous allez... rien ne vous arrête. Vos attaques redoublées contre la république ne pouvaient demeurer impunies. Votre langue de vipère devait tôt ou tard nous attirer quelque mésaventure. Je vous l' ai prédit cent fois, et ma prophétie ne s' est que trop bien accomplie. Vous n' avez, sur ma foi, que ce vous méritez. Pour moi, je m' en lave les mains ; tirez-vous de là comme vous pourrez. M Levrault, abasourdi, ne trouvait pas un mot à dire ; l' étonnement, l' indignation, la colère, l' effroi, se disputaient son coeur et serraient sa gorge comme dans un étau. -c' est donc vous, s' écria Jolibois, qui dénigrez la république ! C' est vous qui conspirez contre elle ! C' est vous, pygmée, vous, mirmidon, qui voulez la renverser ! -moi ! Dit enfin M Levrault, plus rouge que la crête d' un coq ; si quelqu' un ici dénigre la république, ce n' est pas moi, c' est madame. -c' est vous, s' écria la marquise, vous qui, après avoir rampé, après vous être mis à plat ventre devant le régime nouveau, vous vengez maintenant, par de misérables quolibets, de la peur qui vous avait converti. -osez-vous bien m' accuser ? Repartit M Levrault hors de lui ; osez-vous bien me prêter vos rancunes et votre haine ? Heureusement, mes opinions sont connues, et les vôtres, madame, ne sont un mystère pour personne. J' ai toujours aimé la république, et vous l' avez toujours détestée. -je ne l' ai jamais aimée j' en conviens, reprit la marquise, mais je l' ai acceptée avec résignation ; je me suis inclinée devant la volonté de la France. La haute intelligence de m. le commissaire-général, aidée de son noble coeur, comprendra sans peine tout ce que je dois de ménagements et d' égards aux traditions de ma famille. Je n' ai jamais aimé la république, mais je la respecte, je n' ai contre elle ni haine ni amertume, je ne clabaude pas comme vous. -vous l' entendez, citoyen Levrault, dit Jolibois d' un ton sévère, il ne s' agit pas ici du rapport d' un agent plus ou moins fidèle ; c' est un membre de votre famille qui vous accuse, c' est la mère de votre gendre. Malgré la tendre amitié qui nous unit, il ne m' est pas permis de différer plus longtemps l' accomplissement de mon devoir : suivez-moi. -vous suivre ! Où me conduisez-vous ? Demanda M Levrault se soutenant à peine. -en prison, répondit Jolibois. -en prison ! S' écria M Levrault pâle d' épouvante. Il fit un mouvement pour s' enfuir, mais déjà le brigadier de gendarmerie lui appliquait sur l' épaule sa large main gantée de peau de daim. Un imperceptible sourire plissa la lèvre de l' enragée marquise. Maître Jolibois donna le signal du départ et emmena l' infortuné Levrault, qui prit place à côté de lui dans le fond de sa voiture. Le brigadier sauta en selle, et la voiture partit. Après avoir joui quelques instants de la terreur de son prisonnier, Jolibois rompit enfin le silence. -pourquoi tremblez-vous, mon cher ? Que diable ! Un homme ne doit pas ainsi se laisser abattre. Que craignez-vous ? Votre faute est grave sans doute, vous serez jugé, mais la république est clémente, et la peine de mort est abolie pour les délits politiques. Le pire qui puisse vous arriver, c' est d' être condamné à la déportation. -la déportation ! Balbutia M Levrault ; mais je suis innocent, il n' y a pas un mot de vrai dans les inculpations de cette abominable marquise. Vous me connaissez, mon bon Jolibois. -hélas ! Mon ami, je ne vous connais que trop, et votre conduite même donne une terrible autorité à l' accusation portée contre vous. Comment ! Je me fais votre patron, votre avocat, je vous présente au chef du cabinet des affaires étrangères, je sollicite avec instance, j' obtiens pour vous une mission glorieuse, une mission sans précédents, et, après l' avoir acceptée, vous la répudiez lâchement ! Vous dont je vantais le courage, p60 vous que je prenais pour un lion, vous fuyez comme un lièvre. Après une pareille escapade, quelle foi puis-je ajouter à vos paroles ? Vous dites que la marquise vous accuse injustement, vous parlez de votre amour pour la république ; mais, si vous l' aimez sincèrement, pourquoi donc ne l' avez-vous pas servie ? -ah ! Mon cher Jolibois, Dieu m' est témoin que je serais allé avec joie, avec orgueil, redemander à Berlin la tête de Charlemagne ; mais, au moment où j' allais partir, j' ai appris ma ruine. Je ne pouvais plus représenter dignement la France, et j' ai dû renoncer à la mission que j' avais acceptée. -qu' importe à un vrai patriote la richesse ou la pauvreté, quand il s' agit de servir le pays ? La république n' a pas besoin de serviteurs brodés d' or sur toutes les coutures ; à l' extérieur comme à l' intérieur, elle ne demande à ses agents que dévouement et intrépidité. Regardez-moi ; je suis maître de la Bretagne tout entière, je commande ici en dictateur, et sans mon écharpe tricolore, on me confondrait avec le premier passant. -malgré ma pauvreté, je serais parti, si j' eusse été seul ; mais je devais veiller sur l' avenir de ma fille et recueillir les débris de sa dot. -misérable subterfuge ! S' écria Jolibois ; la famille n' est rien devant la patrie. Savez-vous ce que coûte à la France votre pusillanimité ? L' occasion que vous avez laissé échapper est perdue à jamais et ne renaîtra plus. Malgré toutes mes recommandations, vous n' avez pas su retenir votre langue : le secret de votre mission est allé jusqu' à Berlin, jusqu' à Vienne, jusqu' à Saint-Pétersbourg. La Russie, l' Autriche et la Prusse sont sur le qui-vive. Peut-être nous faudra-t-il renoncer à notre frontière du Rhin, peut-être serons-nous obligés de subir longtemps encore les traités de 1815, et à qui devrons-nous cette humiliation ? à vous citoyen Levrault, à vous seul ! -si le secret de ma mission a été connu, ce n' est pas moi qu' il faut accuser d' indiscrétion ; je ne l' ai révélé à personne. à toutes les questions de mon gendre et de ma fille sur ma cotte de mailles, je suis demeuré muet, impénétrable ; je n' ai rien à me reprocher. -rien à vous reprocher ! Comptez-vous donc pour rien vos propos téméraires, vos propos injurieux contre la démocratie, vos conciliabules liberticides, vos sourdes menées dans le pays ? -hélas ! Mon cher Jolibois, la damnée marquise me calomnie indignement, et, pour une faute qui n' est pas la mienne, vous me parlez de la déportation ! -mon dieu, oui, peut-être la déportation. Le tribunal jugera, il entendra votre défenseur. Ah ! Je ne vous le cache pas, vous aurez besoin d' un habile avocat ! Voilà ce que c' est, mon bon ami, que de se trouver en mauvaise compagnie. Vous avez voulu vous emmarquiser, vous encanailler de noblesse ; vous payez aujourd' hui votre entêtement. En ce moment, un éclair sillonna la nue. Le tonnerre gronda ; une grêle furieuse mêlée d' une pluie abondante fondit sur la plaine, et vint fouetter la vitre de la portière. La conversation s' arrêta. Maître Jolibois parut tout d' un coup se plonger dans une profonde méditation. M Levrault l' épiait d' un regard inquiet, comme s' il eût espéré lire sa destinée sur le front du dictateur. L' orage redoublait ; les chevaux avançaient péniblement dans les ornières détrempées. Une lueur de clémence passa sur le front d' étienne Jolibois. -écoutez, dit-il enfin comme saisi d' une subite inspiration, malgré toutes vos fautes, malgré votre lâcheté, je sens que je vous aime encore ; mon amitié pour vous a résisté à toutes ces cruelles épreuves. Une fois que vous comparaîtrez devant la justice, je ne pourrai plus rien pour vous ; les magistrats seront obligés d' appliquer la loi. Je n' ai qu' un moyen de vous sauver... -quel moyen ? Demanda M Levrault d' une voix haletante. -c' est de vous rendre la liberté, et je vous la rends ; allez, mon cher, et ne péchez plus. En achevant ces mots, Jolibois ouvrit la portière. Sans demander son reste, M Levrault sauta au beau milieu d' une flaque d' eau, et regagna, par une pluie battante, le château de La Rochelandier. Au bout d' une heure, trempé jusqu' aux os, crotté jusqu' à l' échine, il sonnait à la porte ; je laisse à deviner la figure de la marquise, en revoyant si tôt l' hôte maudit dont elle se croyait délivrée pour longtemps. Xx cependant un travail mystérieux s' accomplissait dans le coeur de Laure et dans le coeur de Gaston. Ces deux jeunes gens n' étaient pas sortis mauvais des mains de Dieu ; l' éducation avait faussé leur nature, sans la dépraver pourtant d' une façon inguérissable. Gaston, affligé d' abord de la ruine de son beau-père et de sa femme, éprouvait maintenant un sentiment de délivrance ; la créance qu' il ne pouvait acquitter n' était-elle pas déchirée ? Laure éprouvait un sentiment pareil ; chacun des deux se trouvait dégagé. Libres désormais, rendus à leur nature première, ils s' observaient avec curiosité et s' étonnaient de découvrir mutuellement des trésors auxquels ils n' avaient jamais songé. Laure, qui, en se mariant, n' avait rêvé que les fêtes de la cour, qui, en perdant sa chimère, s' était crue menacée d' un ennui sans remède et sans fin, s' apercevait avec surprise que les joies de la vanité ne sont pas les seules joies de ce monde. Sa vanité, ne sachant plus où se prendre, était morte, faute d' aliment. On se rappelle que Mademoiselle Levrault avait étudié avec succès la peinture et la musique. établie dans une chambre que Gaston avait décorée avec une élégante simplicité, elle reprit ses études ; les talents qu' elle avait négligés au milieu des distractions de sa vie opulente consolaient, égayaient sa solitude et sa pauvreté. Le printemps renaissait ; Laure l' accueillit avec un bonheur inespéré. Un jour, on s' en souvient peut-être, quelques semaines après son arrivée à la Trélade, le jour même où elle avait rencontré Gaston pour la première fois, les champs et les bois s' étaient révélés vaguement à sa jeune imagination, mais ce poétique sentiment n' avait pas résisté aux préoccupations toutes mondaines qui l' agitaient alors ; en présence du même spectacle, son émotion fut, cette fois, plus profonde, et la révélation s' acheva. Gaston, qui aimait les poëtes, avait réuni dans la chambre de sa femme un petit nombre de livres choisis avec goût, et Laure retrouvait avec un secret orgueil, dans ces livres enivrants, l' expression pure et précise de ses rêveries et de ses pensées. De jour en jour, son intelligence s' élevait, son coeur s' ouvrait à des sentiments p61 plus tendres. Les poëtes lui expliquaient la nature, et la nature, à son tour, lui enseignait à mieux comprendre les poëtes. Un soir, elle était assise au piano, Gaston se promenait dans le parc, les derniers rayons du soleil filtraient à travers la ramée. Après avoir préludé pendant quelques instants, elle se mit à jouer une des plus charmantes compositions de Louis Lacombe, le soir, idylle gracieuse qui raconte avec une merveilleuse précision, avec une exquise délicatesse, toutes les rumeurs, tous les bourdonnements, tous les murmures de la plaine à la fin de la journée, poëme champêtre où l' on entend le bêlement des troupeaux ramenés à la bergerie, le chant des pâtres, le tintement de l' angelus, tous ces bruits confus qui s' élèvent à la nuit tombante, comme une prière de la terre au ciel. Gaston était venu s' accouder sur la fenêtre. Les doigts de Laure semblaient à peine effleurer le clavier ; la brise soulevait les boucles de ses cheveux ; son cou s' inclinait mollement comme le cou d' un cygne. Gaston la contemplait avec surprise, comme s' il l' eût aperçue pour la première fois. En ce moment, en effet, Laure était pour lui une femme toute nouvelle. émue, attendrie, pénétrée à son insu d' un sentiment religieux, elle commença d' une voix claire et vibrante un psaume de Marcello. Sa voix, autrefois gâtée par la mignardise et l' afféterie, s' échappait pure et limpide, et rendait avec une simplicité puissante la divine mélodie de ce maître inspiré. Quand elle eut fini de chanter, Gaston s' éloigna d' un pas rêveur. Il comprenait confusément tout le prix du trésor qu' il possédait, et se sentait honteux de l' avoir si longtemps ignoré, si longtemps négligé. Que fallait-il pour cultiver ce champ dont il avait méconnu la richesse ? En arracher quelques brins d' ivraie, déraciner les travers puérils, les désirs frivoles, les idées étroites qu' il avait laissé grandir, qu' il avait encouragés par son indifférence : le malheur avait fait ce que Gaston n' avait pas su faire. Laure, qui n' avait vu dans Gaston qu' un marquis et rien de plus, voyait maintenant en lui un homme nouveau. Gaston, en effet, l' avait traitée jusque-là avec froideur ; l' orgueil, la crainte de passer pour un courtisan de l' opulence, arrêtaient sur ses lèvres tout ce qui pouvait ressembler à un témoignage d' affection ; cette crainte, en s' évanouissant, avait réveillé tous ses bons instincts. Il n' avait plus cette impassible courtoisie qui soumet tous les mouvements aux lois de l' étiquette et enveloppe la vie d' une atmosphère glacée. Ce jeune homme naguère si frivole, occupé de voitures, de chiens et de chevaux, devenu grave et pensif, avait avec sa femme des entretiens sérieux. Elle l' écoutait avec déférence, et s' accusait à son tour de l' avoir méconnu. Ainsi, par une pente insensible, ils arrivaient à l' amour, qu' ils n' avaient pas cherché ; mais le souvenir de leur mariage, conclu sous les auspices d' une double promesse et suivi d' une double déception, enchaînait sur leurs lèvres toutes ces confidences familières dont se nourrissent les affections naissantes. La honte arrêtait le mutuel aveu de leur tendresse ; chacun des deux aimait sans se croire aimé, et s' avouait avec douleur qu' il n' avait rien fait pour mériter de l' être. Gaston comprit enfin que le moment était venu de renoncer à l' inaction, de se conduire en homme, et que le seul moyen de gagner le coeur de sa femme était de reconquérir sa propre dignité. Ses revenus, quoique modestes, lui permettaient d' aller vivre à Paris sans entamer le bien-être de sa famille ; il résolut de partir seul, de s' ouvrir une carrière, de travailler pour tirer sa femme de la vie chétive de La Rochelandier. Que ferait-il ? Il ne le savait pas encore ; mais il avait vingt-cinq ans, de l' intelligence, du courage, et comptait sur Dieu, qui vient en aide aux gens de bonne volonté. Les choses en étaient là, Gaston n' avait encore confié sa résolution à personne, quand un incident inattendu vint ajourner l' accomplissement de son projet. On était au mois de mai. Laure et Gaston, M Levrault et la marquise achevaient de souper, quand tout à coup ils entendirent un bruit confus de voix sous le vestibule. Un garçon de ferme entra dans la salle à manger, annonçant qu' un homme en blouse, à longue barbe, voulait à toute force pénétrer dans la maison. Au même instant, Timoléon parut, renversant sur son passage un valet qui essayait de l' arrêter. -mon fils ! Murmura M Levrault, en cachant sa tête entre ses mains. -malheureux, s' écria la marquise indignée, que venez-vous faire ici ? -croiriez-vous, dit Timoléon, s' adressant à son père sans s' inquiéter de cette apostrophe inhospitalière, croiriez-vous que ces drôles veulent m' empêcher d' entrer dans le château Levrault ? J' ai beau leur crier que je suis votre fils ; ils s' obstinent à n' en rien croire. Je suis proscrit, traqué par les sicaires de la réaction ; me refuserez-vous un asile ? Et, sans plus de façon, il prit place à table. -puisque vous êtes proscrit, dit le jeune La Rochelandier d' un ton qui n' admettait pas la réplique, nous vous cacherons ; mais vous n' êtes pas ici chez vous, sachez-le bien, vous êtes chez moi. Dans huit jours, au plus tard, il faut quitter la France. Vous choisirez vous-même le lieu de votre retraite, et nous ferons les frais de votre voyage. Demeuré seul avec son père, Timoléon lui raconta à sa manière l' étourderie populaire du 15 mai. Il était lui-même un des étourdis qui avaient envahi la chambre et balayé la représentation nationale. Quand il eut terminé son récit : je suis proscrit, ajouta-t-il, mais ne croyez pas pourtant qu' en venant ici, je n' aie songé qu' à mon salut. Puisque Paris refuse de nous suivre, nous allons endoctriner les campagnes. Vous n' êtes pas de ces républicains timorés qui reculent devant le remaniement complet de la société ; les théories les plus avancées n' ont rien qui vous surprenne. Je viens vous proposer une oeuvre admirable, et je compte sur vous. -quel est ton projet ? Demanda M Levrault, frissonnant des pieds à la tête. -je veux démocratiser la Bretagne, réhabiliter la Vendée, moraliser, donner à la république ces deux provinces si longtemps abruties par la superstition et l' aristocratie ; je veux prêcher en Bretagne, en Vendée, la vérité sociale. à nous deux, mon père ! Nous convertirons les paysans à la foi nouvelle ; je serai Jésus, et vous serez saint Jean. Nous porterons la lumière sous le chaume, et nous brûlerons les châteaux. -tu parles de Jésus et de saint Jean ; mais Jésus et saint Jean ne brûlaient pas les châteaux. -ils devaient les brûler ; c' est à nous d' achever leur tâche. à nous deux, nous en viendrons à bout. -ah ! Mon cher Timoléon, dit M Levrault, toujours prêt à hurler avec les loups, je ne t' ai pas attendu pour prêcher ici la foi nouvelle ; mais tu ne connais pas les paysans de nos p62 campagnes. Les malheureux croient encore à toutes ces vieilleries dont nous connaissons, nous autres, le néant et l' impiété, à la famille, à l' héritage. Ils se feraient tuer jusqu' au dernier pour défendre, pour sauver le champ de leur seigneur, le champ qu' ils labourent, qu' ils arrosent de leurs sueurs et qui ne leur appartient pas. Tu ne sais pas jusqu' où va leur stupidité ; s' il me prenait fantaisie de mettre moi-même le feu à mon château, ils accouraient par milliers pour l' éteindre. Ce n' est pas sur cette terre ingrate que pourra germer la vérité sociale. -l' entreprise est difficile, mon père, je le savais déjà ; elle n' en sera que plus glorieuse. Ma parole fécondera cette terre ingrate. Couvrir de moissons les plaines de la Beauce, est-ce là de quoi tenter le génie et le dévouement d' un apôtre ? -va donc, que ta destinée s' accomplisse ! Poursuis ta mission. Pour moi, j' ai renoncé à la vie politique. Je sens que je ne suis pas fait pour l' apostolat ; mais je suis fier de mon fils, et mes voeux t' accompagneront. -eh bien ! Reprit Timoléon, puisque vous êtes fier de votre fils, vous ne lui refuserez pas une poignée de ce vil métal qui disparaîtra de la terre régénérée quand le règne de la vérité sociale sera venu, mais qui aujourd' hui, dans le vieux monde corrompu où nous vivons, peut servir à tout, même au bien. -mais je suis ruiné, tu ne l' ignores pas. -bah ! Laissez donc ! Vous avez bien encore un petit magot. Pour avoir la paix et se donner en même temps un air de grandeur et de générosité, M Levrault tira sa bourse et la jeta à Timoléon avec la grâce et le laisser-aller d' un marquis de l' ancienne comédie. Le lendemain était un dimanche ; Timoléon rôdait dans le village voisin. Comme les paysans sortaient de l' église, il trouva moyen de lier conversation avec deux garçons de ferme, les entraîna au cabaret et demanda un broc du meilleur vin. à peine attablé, il commença son rôle d' apôtre. La singularité de ses discours, la longueur de sa barbe, eurent bientôt attiré autour de lui un nombreux auditoire. Il leur expliquait la sublime théorie de la vraie et de la fausse propriété, le partage des fruits de la terre entre tous les membres de la communauté, la nécessité d' abolir l' héritage. Déjà il touchait aux cimes les plus hautes de la vérité sociale, lorsqu' il fut interrompu dans son improvisation. -ainsi, à votre compte, demanda Jean-Thomas, le champ que mon père m' a laissé et que j' ai arrondi de quelques bons lopins, je n' ai pas le droit de le laisser à mon fils ? -non, car l' héritage est un sacrilége, et votre fils ne posséderait qu' une propriété mensongère. -ainsi, demanda le père Michel, au lieu de porter mon blé au marché et de rapporter à notre ménagère quelques bons sacs d' écus, à votre compte, il faut le partager entre tous les fainéants de la commune qui se croisent les bras et passent leur vie au cabaret ? -vous devez le partager au nom de la fraternité. -ainsi, demanda Claude L' éveillé, si nous avons besoin, pour faire ripailles, d' un quartier de boeuf ou de mouton, nous n' avons plus qu' à choisir dans l' étable ou la bergerie de notre maître ? -il n' y a plus de maîtres ; ses moutons et ses boeufs sont à vous. -c' est donc pour nous apprendre toutes ces belles choses que vous êtes venu exprès de Paris ? Demanda François-L' Ahuri. -oui, mes enfants, je suis venu pour vous éclairer sur vos droits, pour vous affranchir. Vos prêtres, ligués avec vos seigneurs, vous ont assez longtemps prêché la servitude et la misère ; moi, au nom de la vérité sociale, je vous apporte la richesse et la liberté. -c' est un partageux ! S' écria l' auditoire tout entier. Au même instant, Timoléon fut couvert d' une grêle de coups de poing. Hué, conspué, meurtri, il s' échappa du cabaret, et courut à toutes jambes. Les paysans le serraient de près. Comme il passait François-L' Ahuri le prirent dans leurs bras vigoureux et le lancèrent au milieu de la fange. Quand les paysans, satisfaits de la double leçon qu' ils venaient de lui donner, se furent éloignés, Timoléon, dont la barbe limoneuse ne ressemblait pas mal à celle d' une divinité aquatique, s' essuya de son mieux en se roulant sur l' herbe d' un pré voisin et regagna piteusement le château Levrault. La leçon avait été si bonne, qu' il fallut le mettre au lit. Après avoir maugréé pendant une semaine entière au milieu des tisanes et des compresses, il appela M Levrault à son chevet. -vous aviez raison, lui dit-il d' un air contrit ; la vérité sociale ne germera jamais dans cette terre maudite. Je ne le sens que trop, la Bretagne est condamnée à croupir éternellement dans l' ignorance et la stupidité ; je renonce à la moraliser, à la guérir. Que votre gendre se réjouisse, votre gendre qui m' a si bien reçu : je quitte la France. -où iras-tu ? Demanda M Levrault, secrètement charmé. -en Icarie ! C' est le seul coin de terre où la vérité sociale compte aujourd' hui quelques disciples fervents ; en Icarie, où je trouverai des frères. La petite colonie se cotisa pour payer la traversée de l' apôtre exilé ; trois jours après, Timoléon s' embarquait au Havre pour la Californie. Xxi le château avait repris sa vie accoutumée. Rien ne retenait plus Gaston ; il pouvait partir sans inquiétude : le bien-être de Laure était assuré. Il lui abandonnait la meilleure partie de ses revenus, et ne se réservait que le strict nécessaire. C' était pour lui, pour lui seul, qu' allait commencer une vie d' abnégation et de sacrifices. Tout le monde ignorait encore sa résolution au château de La Rochelandier ; il voulait échapper aux remontrances de sa mère, et ne devait confier son projet à Laure qu' au dernier moment. La veille du jour fixé pour son départ, le fils de l' un de ses fermiers se mariait ; Laure avait promis d' assister à la fête. Gaston monta en carriole avec sa femme et s' achemina vers la ferme. Laure, avec sa robe de mousseline et son chapeau de paille, était cent fois plus charmante qu' autrefois à la Trélade et rue de Varennes avec ses toilettes éblouissantes. Le trajet se fit en silence ; leur pensée se reportait involontairement au jour de leur mariage. à leur arrivée, ils se virent entourés avec empressement, accueillis avec cordialité. Laure fut touchée de l' émotion joyeuse qui se peignait sur tous les visages. Son mari p63 était aimé, et elle prenait sa part de l' amour qu' il inspirait. Une joie franche, un bonheur vrai, éclataient dans les yeux des jeunes mariés. Laure et Gaston les observaient avec tristesse, et, quand leurs regards se rencontraient, chacun d' eux détournait la tête, comme s' il eût craint d' être deviné. Les deux époux de la journée n' avaient ni titres ni richesse, mais ils s' adoraient, ils étaient heureux. Laure ouvrit le bal avec le fils du fermier, et Gaston avec l' épousée. Le jeune marié exprimait naïvement son ivresse, et Laure l' écoutait avec une curiosité mêlée de douleur ; la jeune femme ouvrait ingénument son coeur, et Gaston l' écoutait avec mélancolie. Rêveurs préoccupés pendant le reste de la soirée, Laure et Gaston promenaient autour d' eux un regard distrait ; ils se disaient au fond de leur conscience qu' il faut bien peu de chose pour être heureux, quand on s' aime, et que la pauvreté a ses fêtes tout aussi bien que l' opulence. La soirée était belle ; ils partirent à pied. émus, agités par ce qu' ils avaient vu, ce qu' ils avaient pensé, ils marchaient silencieux le long des haies. C' était la première fois qu' ils se trouvaient ainsi, seuls, la nuit au milieu des champs. Les étoiles resplendissaient au-dessus de leurs têtes ; l' atmosphère embaumée des senteurs de la lande, ajoutait encore au trouble de leurs âmes. Parfois le sentier qu' ils avaient choisi pour abréger la route se rétrécissait ; Laure, suspendue au bras de son mari, se serrait contre lui, ses cheveux effleuraient le visage de Gaston, leurs haleines se confondaient. Tantôt ils s' arrêtaient pour prêter l' oreille au bruit de la Sèvre ; tantôt ils ralentissaient le pas, se regardant à la dérobée, écoutant le battement de leur coeur, surpris et confus comme deux fiancés de la veille. Ils ne se parlaient pas, et pourtant ils n' avaient jamais été si près de se comprendre. Vingt fois ils sentirent leur amour prêt à s' échapper de leurs lèvres ; vingt fois la honte du passé, la crainte de n' être pas aimé arrêta l' élan de leur tendresse. Ils arrivèrent au château sans avoir échangé une parole. Sur le seuil de la chambre de Laure, Gaston prit sa femme dans ses bras et l' embrassa comme il ne l' avait jamais embrassée, la pressa contre sa poitrine, et demeura quelques instants à la contempler. Au moment de la quitter pour longtemps peut-être, on eût dit qu' il voulait graver plus avant son image dans son souvenir, puiser dans ce baiser d' adieu l' énergie et le courage dont il avait besoin. Laure croyait toucher au bonheur ; Gaston s' enfuit sans trouver la force de lui annoncer son départ. Restée seule, Laure savoura d' abord avec délices l' émotion enivrante de cette première étreinte amoureuse. Assise à sa fenêtre ouverte, elle s' abîma dans la contemplation du ciel étoilé ; jamais l' air ne lui avait semblé si pur, la brise si parfumée ; la splendeur de la nuit doublait toutes ses facultés. Bientôt le sentiment du bonheur fit place à l' inquiétude. Que voulait dire le trouble de Gaston ? Que signifiait cette étreinte convulsive ? Pourquoi Gaston s' était-il enfui après l' avoir serrée dans ses bras ? L' amour est prompt à s' alarmer ; cette jeune femme, qui, naguère indifférente, voyait partir son mari sans demander où il allait, qui n' attendait jamais son retour pour l' interroger sur l' emploi de sa journée, se rappelait maintenant avec une effrayante précision toutes les paroles qu' il avait prononcées depuis son arrivée à La Rochelandier. L' attitude de Gaston, son air distrait, ses réponses évasives toutes les fois qu' il s' agissait de l' avenir, tout lui disait qu' il avait formé en secret quelque projet auquel il ne voulait pas l' associer. Son imagination s' exaltait dans le silence et la solitude. Elle était là depuis deux heures, et ne songeait pas encore à fermer sa fenêtre ; en promenant son regard sur le parc, elle aperçut la lumière de la chambre de Gaston, qui se projetait sur la pelouse. Gaston veillait donc aussi. Cette veille prolongée qui, en toute autre circonstance, ne l' eût pas un seul instant préoccupée, mit le comble à son anxiété. Emportée par une inspiration irrésistible, elle courut à la chambre de son mari. Gaston venait d' achever ses préparatifs de départ et se disposait à écrire à sa mère et à sa femme, quand Laure entra, pâle, tremblante, les cheveux dénoués. D' un regard elle devina tout. -vous partez, dit-elle d' une voix ardente. Et, comme Gaston hésitait à répondre : -vous partez seul, vous partez sans moi ; vous ne daignez pas me confier vos projets. Je comprends trop bien que rien ne vous retient ici. Pourquoi resteriez-vous près de moi ? Vous ne m' aimez pas, je le sais bien. Je ne viens pas vous reprocher votre indifférence ; mais je suis votre femme, ne puis-je vous demander ce que vous comptez faire ? Ne me direz-vous pas où vous allez ? Gaston prit les mains de sa femme, et l' attirant sur ses genoux : -écoute, mon enfant : j' ai mal vécu, j' ai dépensé dans l' oisiveté les plus belles années de ma jeunesse. Je sens maintenant toute l' étendue de ma faute ; le temps est venu de la réparer. L' éducation que j' ai reçue, le fol orgueil de ma famille, m' ont fait de l' inaction un misérable point d' honneur. Je ne suis rien, et je rougis de moi-même. Je veux me relever, changer ma destinée. Tout homme doit trouver en lui-même une richesse à l' abri des atteintes du sort. Je pars, je vais à Paris chercher l' emploi de ma force et de mon intelligence. Le travail est la loi commune : j' obéis à cette loi, que j' ai trop longtemps méconnue. -et vous partez sans moi ! -crois bien, mon enfant, que si je pouvais quelque chose pour ton bonheur, je ne te quitterais pas ; mais que puis-je ? Ce que tu cherchais en moi, je ne l' ai plus. -et moi, n' ai-je rien perdu ? Reprit Laure en baissant les yeux. -non, mon enfant, tu n' as rien perdu, dit Gaston la pressant doucement sur son coeur. Le sort n' a pu t' enlever ta grâce, ta beauté, ta jeunesse. Si tu m' aimais, je te dirais : -partons ensemble. Viens partager ma vie austère. Tu seras ma joie, mon bonheur. Ta présence doublera mon courage. En te sentant près de moi, en travaillant pour toi, j' oublierai la pauvreté. -mais tu ne m' aimes pas, mon enfant. Pourquoi m' aimerais-tu ? Qu' ai-je fait pour mériter ta tendresse ? -nous partirons ensemble ! S' écria Laure en lui jetant ses bras autour du cou. Nous étions deux insensés, Dieu nous a punis ; mais il nous pardonne, il nous envoie l' amour. Laure et Gaston passèrent quelques jours encore à La Rochelandier ; ils voulaient se montrer régénérés, purs de tout vain désir, aux ombrages de la Trélade, à tous les coins de cette paisible vallée, témoins de leur folie, et maintenant témoins de leur bonheur. Ce pèlerinage accompli, ils partirent un matin, au soleil levant, tandis que tout le monde reposait encore au château. p64 La marquise et M Levrault, qui n' avaient pas l' amour pour se consoler, après avoir accusé leurs enfants d' ingratitude, reprirent leurs vieilles querelles comme une partie de piquet interrompue ; à l' heure où nous achevons ce récit, la partie dure encore. Maître Jolibois, après avoir siégé dans l' assemblée constituante, est rentré dans la vie privée ; abandonné de tous ses clients, il se console en disant que la république a fait fausse route. Gaspard De Montflanquin, pour charmer les nombreux loisirs de son consulat, enseigne la bouillotte et le lansquenet aux sauvages de l' Océanie.