TRACY Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Éléments d'idéologie. I, Idéologie / par A. L. C. Destutt-Tracy,... INTRODUCTION IDEOLOGIE T 1 p1 Jeunes gens, c' est à vous que je m' adresse ; c' est pour vous seuls que j' écris. Je ne prétends point donner des leçons à ceux qui savent déjà beaucoup de choses, et les savent bien : je leur demanderais des lumières au lieu de leur en offrir. Et quant à ceux qui savent mal, c' est-à-dire, qui ayant un très-grand nombre de connaissances, en ont tiré de faux résultats dont ils se croient très-sûrs, et auxquels ils p2 sont attachés par une longue habitude, je suis encore plus éloigné de leur présenter mes idées : car, comme l' a dit un des plus grands philosophes modernes, " quand les hommes ont une fois acquiescé à des opinions fausses, et qu' ils les ont authentiquement enregistrées dans leurs esprits, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement que d' écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d' écriture " . Rien n' est plus juste que cette observation de Hobbes. Peut-être verrons-nous bientôt ensemble la raison de ce fait ; mais, en attendant, vous pouvez le tenir pour très-certain. Je serais même fort surpris si votre petite expérience personnelle, quelque peu étendue qu' elle soit, ne vous en avait pas déjà offert la preuve. En tout cas, la première fois qu' il arrivera à un de vos camarades de s' attacher obstinément à une idée quelconque qui paraîtra évidemment absurde à tous les autres, observez-le avec soin, et vous verrez qu' il p3 est dans une disposition d' esprit telle qu' il lui est impossible de comprendre les raisons qui vous semblent les plus claires : c' est que les mêmes idées se sont arrangées d' avance dans sa tête dans un tout autre ordre que dans la vôtre, et qu' elles tiennent à une infinité d' autres idées qu' il faudrait déranger avant de rectifier celles-là. Dans une autre occasion vous lui donnerez peut-être sa revanche. Eh bien, mes amis, c' est de la même manière et par les mêmes causes que l' on s' attache à un faux systême de philosophie et à une fausse combinaison dans un jeu d' enfans. C' est pour vous préserver de l' un et de l' autre que je veux dans cet écrit, non pas vous enseigner, mais vous faire remarquer tout ce qui se passe en vous quand vous pensez, parlez, et raisonnez. Avoir des idées, les exprimer, les combiner, sont trois choses différentes, mais étroitement liées entre elles. Dans la moindre phrase ces trois opérations se trouvent : elles sont si mêlées, elles s' exécutent si rapidement, elles se renouvellent tant de fois dans un jour, dans une heure, dans un moment, qu' il paraît d' abord fort difficile de débrouiller p4 comment cela se passe en nous. Cependant vous verrez bientôt que ce mécanisme n' est point si compliqué que vous le croyez peut-être. Pour y voir clair, il suffit de l' examiner en détail ; et déjà vous sentez qu' il est nécessaire de le connaître pour être sûr de se faire des idées vraies, de les exprimer avec exactitude, et de les combiner avec justesse ; trois conditions sans lesquelles on ne raisonne pourtant qu' au hasard. étudions donc ensemble notre intelligence ; et que je sois seulement votre guide, non parceque j' ai déjà pensé plus que vous, car cela pourrait bien ne m' avoir servi de rien, mais parceque j' ai beaucoup observé comment l' on pense, et que c' est cela qu' il s' agit de vous faire voir. On donne différens noms à la science dont nous allons parler : mais quand nous serons un peu plus avancés et que vous aurez une idée nette du sujet, vous verrez bien clairement quel nom on doit lui donner. Jusque-là tous ceux que je vous suggérerais ne vous apprendraient rien ; ou peut-être même vous égareraient, en vous indiquant des choses dont il ne sera p5 point question ici. étudions donc, et nous trouverons ensuite comment s' appelle ce que nous aurons appris. Bien des gens croient qu' à votre âge on n' est pas capable de l' étude à laquelle je veux vous engager. C' est une erreur ; et, pour le prouver, je pourrais me contenter de vous citer mon expérience personnelle, et de vous dire que j' ai souvent exposé à des enfans aussi jeunes qu' aucun de vous et qui n' avaient rien de remarquable pour l' intelligence, toutes les idées dont je vais vous entretenir, et qu' ils les ont saisies avec facilité et avec plaisir ; mais je vous dois quelques explications de plus ; elles ne seront pas inutiles par la suite. Premièrement, il n' est pas douteux que nos forces intellectuelles, comme nos forces p6 physiques, s' accroissent et augmentent avec le développement de nos organes : ainsi dans quelques années vous serez certainement susceptibles d' une attention plus forte et plus longue qu' aujourd' hui, comme vous serez capables de remuer et de soutenir des fardeaux plus lourds. Secondement, il est tout aussi sûr que certaines facultés se développent avant d' autres, et que, comme la souplesse du corps précède sa plus grande vigueur, de même la faculté de recevoir des impressions et celle de se les rappeler se manifestent avant la force nécessaire pour bien juger et combiner ces sensations et ces souvenirs ; c' est-à-dire que la sensibilité et la mémoire précèdent l' action énergique du jugement. Une autre vérité d' observation constante, c' est que toutes ces facultés physiques ou intellectuelles languissent dans l' inaction, se fortifient par l' exercice, et s' énervent quand on en abuse. Voilà les faits : c' est toujours d' eux que nous devons partir ; car ce sont eux seuls qui nous instruisent de ce qui est ; les vérités les plus abstraites ne sont que des p7 conséquences de l' observation des faits. Mais que conclure de ceux-ci ? Rien autre chose, si ce n' est que dans tous les genres il faut exercer vos forces et ne pas les excéder ; qu' actuellement vos leçons doivent être courtes et répétées, et que dans quelque tems vous ferez en un mois ce que vous ne faites à cette heure qu' en deux. Mais cela s' applique-t-il plus particulièrement à l' étude qui nous occupe qu' à une autre ? Cela doit-il la faire écarter plus que toute autre ? Non assurément. En effet, tout jeunes que vous êtes, on vous a déjà donné des notions élémentaires de physique et d' histoire naturelle ; on vous a fait connaître les principales espèces de corps qui composent cet univers ; on vous a donné une idée de leurs combinaisons, de leur arrangement, des mouvemens des corps célestes, de la végétation, de l' organisation des animaux : et on a bien fait de vous mettre tant d' objets divers sous les yeux, quoique vous ne soyez pas en état de les approfondir ; cela vous a toujours fourni des idées préliminaires et des sujets de réflexion. Dans tout cela, il est vrai, beaucoup de choses ont frappé p8 vos sens et réveillé votre attention : votre mémoire surtout a été exercée ; cependant votre jugement n' est pas demeuré inactif, car, sans son secours, vous seriez restés dans un véritable état d' idiotisme ; vous n' auriez rien compris à tout ce qu' on vous a dit. Ce n' est pas tout ; on vous a aussi donné quelques leçons de calcul ; vous savez les principes fondamentaux de la numération : là cependant il n' y a presque rien à voir, très-peu à retenir de mémoire, presque tout est raisonnement ; vous l' avez compris pourtant : ce que nous avons à dire n' est pas plus difficile. Il y a plus ; vous avez déjà commencé l' étude du latin ; on vous a enseigné quelques élémens de grammaire ; on vous a expliqué la valeur des mots, leurs relations, le rôle qu' ils jouent dans le discours ; on vous a parlé de substantifs, d' adjectifs, du verbe simple et des verbes composés : vous n' avez pas pu apprendre l' emploi de ces signes sans connaître l' usage des idées qu' ils représentent ; ou vous n' avez rien compris du tout à tout cela, ou vous savez déjà au moins confusément p9 une grande partie de tout ce qui va nous occuper ; et, si je ne me trompe beaucoup, la manière dont nous allons reprendre toutes ces matières vous les fera paraître beaucoup plus claires, d' autant que ce que nous en dirons ne sera pas embrouillé par les mots d' une langue qui ne vous est pas encore familière. Enfin, quand vous n' auriez jamais entendu parler ni de physique, ni de calcul, ni de latin ; quand de votre vie vous n' auriez reçu aucune leçon expresse ; quand vous ne sauriez pas lire ; quand vous n' auriez appris qu' à parler, croyez-vous que vous y fussiez parvenu sans faire un grand usage de votre jugement ? Vous n' avez peut-être jamais pris garde à la multitude de choses qu' il faut qu' un enfant étudie pour apprendre à parler ; combien il faut qu' il fasse d' observations et de réflexions pour connaître et démêler tous les objets qui l' environnent ; pour remarquer et distinguer les sons et les articulations que prononcent ceux qui l' entourent ; pour s' appercevoir que de ces paroles les unes s' appliquent aux objets et les désignent, les autres expriment ce qu' on en pense et p10 ce qu' on en veut faire ; pour parvenir lui-même à répéter ces paroles et à en faire une application juste ; et enfin pour reconnaître la manière de les varier et de les lier entre elles de façon qu' elles deviennent le tableau fidèle de sa pensée. Pesez un peu toutes ces difficultés, et vous verrez que ce n' est pas sans beaucoup de méditations et de raisonnemens qu' on parvient à surmonter tant d' obstacles. Aussi observez un enfant quand il vient de réussir à distinguer les parties d' un objet qu' il ne connaissait pas, à entendre quelque chose qu' on lui dit et qu' il ne comprenait pas, à faire comprendre son idée qu' on ne saisissait pas, voyez comme il rit de bon coeur, quelle joie vive il manifeste : celle d' un savant qui vient de faire une découverte n' est ni plus grande ni mieux fondée ; elle est absolument du même genre, elle naît des mêmes motifs, son succès est dû à des efforts tout pareils. Je vous disais tout-à-l' heure que c' est par les mêmes causes que l' on se trompe dans les jeux et dans les sciences ; eh bien ! C' est par les mêmes procédés qu' on apprend à parler, et qu' on découvre ou les lois du p11 systême du monde, ou celles des opérations de l' esprit humain, c' est-à-dire tout ce qu' il y a de plus sublime dans nos connaissances. Mes amis, plus vous aurez d' expérience, plus vous aurez réfléchi, et plus vous serez convaincus qu' en aucun tems de votre vie vous n' avez acquis autant de connaissances réelles, vous n' avez fait des progrès aussi rapides que dans les trois ou quatre premières années de votre existence. Ce n' est pas que, comme je l' ai dit, vous ne soyez devenus dans la suite capables d' un jugement plus ferme, d' une attention plus soutenue ; mais c' est que jamais vous n' aurez été aussi constamment occupés d' apprendre. Le plaisir presque unique de la première enfance est de faire des découvertes ; et, dans le reste de la vie, p12 on ne se borne que trop souvent à jouir, tant bien que mal, des choses que l' on connaît à-peu-près. Ce qui met le plus de différence entre les degrés de lumières et de talens auxquels parviennent les hommes, c' est de conserver plus ou moins long-tems, plus ou moins vivement ce premier penchant à l' investigation, à la recherche des vérités quelles qu' elles soient. En voulez-vous un exemple ? Les exemples rendent les vérités plus sensibles. Vous aimez sûrement bien les chevaux : qu' on vous en donne un, et qu' on vous laisse libres ; vous courrez dessus des journées entières sans vous embarrasser de savoir ni comment il vit, ni comment il meurt, ni comment il broie ses alimens, ni ce qu' ils deviennent, ni quelle est sa structure interne ; sans peut-être seulement remarquer en quoi consiste la différence de ses mouvemens au pas, au trot, et au galop. Ce que vous ferez, emportés par l' attrait du plaisir, un homme plus âgé le fera dominé par ses affaires, ou par l' appât du gain. Combien de gens mènent des chevaux toute leur vie sans faire autant p13 de réflexions peut-être pour les conduire que le cheval pour leur obéir ! Au contraire, donnez un cheval de carton à un enfant : soyez assuré qu' à l' instant même il le tourne et retourne de tous les sens ; il l' examine autant qu' il est en lui ; bientôt il va l' éventrer pour voir ce qu' il y a dedans : s' il le traîne, il le regarde à chaque instant ; il veut deviner comment cela se fait : vous voyez souvent à son petit air pensif qu' il est bien moins occupé de l' effet, que de la manière dont il se produit ; son plaisir est de chercher ; sa vraie passion est la curiosité ; et cet utile sentiment serait encore bien plus permanent en lui si souvent on ne l' en distrayait pas très-mal-adroitement, et bien plus fructueux si de bonne heure on ne lui faisait pas abandonner sa logique naturelle pour de faux principes. Mais revenons. Vous voyez donc que vous êtes très-capables de réflexion et de jugement, pourvu que la recherche vous plaise, et ne dure pas trop long-tems. Si vous avez cru le contraire, c' est une erreur dont il faut vous désabuser. p14 Il est encore une chose qu' il faut que vous sachiez, et dont vous verrez bien des preuves par la suite : c' est que l' esprit humain marche toujours pas-à-pas ; ses progrès sont graduels, ensorte que nulle vérité n' est plus difficile à comprendre qu' une autre, quand on sait bien tout ce qui est avant. Il n' y a d' inintelligible pour nous que ce qui est trop loin de ce que nous savons déjà ; mais il n' y a pas plus de distance entre la vérité la plus sublime des sciences et celle qui la précède immédiatement, qu' entre l' idée la plus simple et celle qui la suit ; comme dans les nombres il n' y a pas plus loin de 99 à 100 que de 1 à 2. La série de nos jugemens est une longue chaîne dont tous les anneaux sont égaux. Il n' y a donc pas de science qui soit par elle-même plus obscure qu' aucune autre : tout dépend de l' ordre que l' on sait y mettre pour éviter les trop grandes enjambées, si je puis m' exprimer ainsi : trouver cet ordre, quand il n' est pas encore connu, c' est là le propre du talent ; et ce talent est le même qui fait trouver des vérités nouvelles. Nous verrons quelque jour en quoi il consiste ; car le p15 bien connaître est le moyen de l' acquérir, et de se préserver de croire que le génie qui invente marche au hasard. Pour ne pas outrer ce que je viens de dire sur l' enchaînement des vérités, il faut cependant observer qu' il y a tel raisonnement où la série de nos jugemens est si longue, qu' il faut une attention peu commune pour la suivre toute entière ; et qu' il y en a tel autre formé de vérités qui tiennent à tant d' autres, que même en les connaissant bien il faut une force de tête au-dessus de l' ordinaire pour ne perdre de vue aucun des élémens qui les composent ; ce qui est cependant nécessaire pour n' en pas tirer de fausses conséquences : mais vous ne trouverez rien de tel dans tout ce que nous avons à dire. Nous ne nous proposons que d' examiner avec soin ce que nous faisons quand nous pensons, et d' en conclure ce que nous devons faire pour penser avec justesse. Là, les faits sont en nous, les résultats tout près de nous ; et le tout est si clair, que nous aurons peine à comprendre comment tant de gens l' ont si fort embrouillé en y supposant ce qui n' y est p16 pas, et y cherchant ce que nous n' y pouvons trouver. Ne vous effrayez donc point de cette entreprise, aussi utile que facile, et qui, j' en suis sûr, vous causera plus de plaisir que de fatigue. Mais, en terminant ces réflexions préliminaires, je dois encore vous rappeler que celui d' entre vous qui a l' esprit le moins exercé, a pourtant déjà une foule immense d' idées, qu' il en a porté des millions de jugemens, et qu' il en est résulté une quantité prodigieuse de connaissances : tout cela est tellement innombrable dans toute la force du terme, qu' assurément il n' y a aucun de vous qui pût faire l' énumération complète de toutes les idées qu' il a conçues, de tous les jugemens qu' il a portés, et de toutes les combinaisons qu' il en a faites ; et dans tout cela vous sentez bien qu' il doit s' être glissé déjà un grand nombre d' erreurs : à la vérité elles ont du moins un avantage, c' est qu' elles n' ont pas encore ce caractère de fixité qu' elles acquièrent avec le temps. Néanmoins vous êtes bien loin, pour me servir de l' expression de Hobbes, d' être semblables à des feuilles de papier p17 blanc sur lesquelles on puisse écrire commodément et sans précaution. Il faut partir de l' état où vous êtes, il faut profiter du chemin que vous avez déjà parcouru ; il faut vous mettre en garde contre les fausses routes dans lesquelles vous pouvez être entrés : c' est ce que je crois avoir fait dans ce préambule. En le lisant, bien des gens penseront peut-être que moi, qui vous promettais tout-à-l' heure de vous enseigner par la suite l' art que l' on nomme méthode, c' est-à-dire, l' art de disposer ses idées dans l' ordre le plus propre à trouver la vérité et à l' enseigner, j' ai commencé par manquer moi-même aux règles de cet art, en vous parlant de beaucoup de choses dont je ne vous ai point encore donné de notions exactes, en me servant, pour vous en parler, de beaucoup de termes, dont la signification précise n' est pas encore convenue entre nous. Ils croiront que j' aurais dû débuter par vous expliquer magistralement ce que c' est que faculté, pensée, intelligence, sensation, souvenir, idée, attention, réflexion, jugement, raisonnement, combinaison, etc. ; et par p18 vous donner des définitions positives de tous les termes scientifiques que j' ai déjà employés et que j' emploierai à l' avenir ; et ils seront persuadés que de cette manière j' aurais été beaucoup plus clair. Effectivement, si je m' y étais pris ainsi, peut-être y auriez-vous été trompés vous-mêmes ; peut-être auriez-vous cru dès l' abord me comprendre parfaitement, quoique dans le vrai il n' en fût rien. Vous n' êtes pas encore assez avancés pour que je puisse vous faire bien voir d' où vous serait venue cette confiance trompeuse : mais une preuve qu' elle n' eût été qu' une illusion, c' est que quand vous saurez bien ce que c' est que toutes ces choses que nous venons de nommer, quand par conséquent vous aurez une idée bien nette et bien juste de la signification des mots qui les expriment, je n' aurai plus rien à vous dire, vous saurez la science qui nous occupe. Or il est bien évident que c' est ce que je ne pouvais pas opérer dans un petit nombre de paragraphes. Je n' aurais donc fait, avec toutes mes définitions, que prendre des mots qui n' ont encore pour vous qu' un sens p19 assez vague, et, sans vous donner aucune nouvelle lumière, les remplacer par d' autres mots nécessairement tout aussi vagues que les premiers. C' est ainsi que l' on s' éblouit, mais ce n' est point ainsi que l' on s' éclaire. Il n' y a peut-être pas un des termes que je viens de citer, dont vous ne vous soyez déjà servi mille et mille fois. Ils ont donc pour vous un sens quelconque ; j' ai donc pu m' en servir en vous parlant, tout comme j' ai fait de termes plus usuels, que vous employez encore plus souvent, quoique certainement vous n' en sentiez pas toujours toutes les nuances. J' ai dû seulement ne pas faire de ces mots un usage trop fin que vous n' auriez pas compris ; car ces termes scientifiques ne réveillent pas en vous à beaucoup près autant d' idées qu' en moi, et la signification que vous leur attachez est confuse et indéterminée. Mais à mesure que je vous expliquerai les choses qu' ils expriment, cette signification deviendra et plus claire, et plus précise, et plus complète ; et quand elle sera exactement la même que celle que je leur donne, nous serons au même point ; vous p20 saurez la science que nous étudions, autant que moi, et comme moi ; nous aurons fini. Commençons donc par dégrossir, si je puis m' exprimer ainsi ; ensuite nous perfectionnerons successivement et graduellement. En effet mon objet est de vous faire connaître en détail ce qui se passe en vous quand vous pensez, parlez, et raisonnez : il faut donc qu' auparavant vous ayez pensé, parlé, et raisonné, sans quoi il vous serait impossible de m' entendre. Je parlerais éternellement des couleurs à un aveugle-né, et des sons à un sourd et muet de naissance, qu' ils ne sauraient jamais comprendre de quoi il s' agit. Il faut avoir éprouvé une impression quelconque, il faut la connaître déjà un peu pour pouvoir en raisonner : c' est la marche constante de l' esprit humain. Il agit d' abord, puis il réfléchit sur ce qu' il a fait ; et il apprend par-là à le faire mieux encore. Il prend une première connaissance d' une chose, ensuite il la médite ; enfin il la rectifie et la perfectionne, et de là il va plus loin. Il m' a donc fallu commencer par vous p21 parler de ce que vous savez déjà, de ce que vous avez déjà fait ; vous inviter à y réfléchir, et vous faire entrevoir le parti que je prétends en tirer, et le but où je veux vous conduire, sans rechercher d' abord une précision et une clarté parfaites. Je n' ignore pas que la première fois que vous lirez ces premières pages, sur-tout si vous les lisez seuls et sans guides, vous y trouverez des choses que vous ne comprendrez pas parfaitement : mais ce que vous en aurez saisi suffira pour ce que nous allons dire, et aura excité votre réflexion. Quand nous aurons été plus loin, vous y reviendrez : ce que nous aurons vu aura jeté un nouveau jour sur ce commencement, qui à son tour éclaircira ce que nous verrons après ; et ainsi successivement, jusqu' à ce que vos idées soient parfaitement déterminées : alors nous pourrons faire des définitions rigoureuses, ou plutôt des descriptions complètes ; car ce sont-là les vraies définitions. Entrons donc en matière, et commençons par examiner ce que c' est que penser. CHAPITRE 1 IDEOLOGIE T 1 p22 qu' est-ce que penser ? vous pensez tous : vous le dites souvent ; aucun de vous n' en doute ; c' est pour vous une vérité d' expérience, de sentiment, de conviction intime, et je suis bien loin de la nier. Mais vous êtes-vous jamais rendu un compte un peu précis de ce que c' est que penser, de ce que vous éprouvez quand vous pensez, n' importe à quoi ? Je suis bien tenté de croire que non ; et bien des hommes meurent sans l' avoir fait, sans y avoir seulement songé. Cette insouciance si commune devrait bien nous surprendre, s' il n' était pas vrai qu' il n' y a que les choses rares qui aient le pouvoir de nous étonner. Essayons de faire ensemble cet examen que je vous soupçonne de n' avoir jamais fait. Vous dites tous ; je pense cela, quand vous avez une opinion, quand vous formez un jugement. Effectivement, porter un jugement vrai ou faux est un acte de p23 la pensée ; et cet acte consiste à sentir qu' il existe un rapport, une relation quelconque, entre deux choses que l' on compare. Quand je pense qu' un homme est bon, je sens que la qualité de bon convient à cet homme. Il ne s' agit pas ici de rechercher si j' ai raison ou tort, ni d' où peut venir mon erreur ; nous verrons cela ailleurs... : penser, dans ce cas, c' est donc appercevoir un rapport de convenance ou de disconvenance entre deux idées, c' est sentir un rapport. vous dites encore ; je pense à notre promenade d' hier, quand le souvenir de cette promenade vient nous frapper, vous affecter : penser, dans ce cas, c' est donc éprouver une impression d' une chose passée ; c' est sentir un souvenir. quand vous desirez, quand vous voulez quelque chose, vous ne dites pas aussi communément, je pense que j' éprouve un desir, une volonté. effectivement, ce serait un pléonasme, une expression inutile : mais il n' en est pas moins vrai que desirer et vouloir sont des actes de cette faculté intérieure que nous appelons en général la pensée ; et que quand nous desirons p24 ou voulons quelque chose, nous éprouvons une impression interne, que nous appelons un desir ou une volonté : ainsi penser, dans ce cas, c' est sentir un desir. vous vous servez encore moins de l' expression, je pense, quand vous ne faites qu' éprouver une impression actuelle et présente, qui n' est ni un souvenir d' une chose passée, ni un rapport existant entre deux idées, ni un desir de posséder ou d' éviter un objet quelconque. Quand un corps chaud vous brûle la main, vous ne dites point, je pense que je me brûle, mais je sens que je me brûle, ou mieux encore, tout simplement je me brûle. si vous êtes affecté par quelques douleurs internes, celles de la colique, par exemple, vous ne dites point, je pense que je souffre, mais je souffre. cependant le dérangement mécanique qui s' opère dans votre main ou dans vos entrailles est une chose distincte et différente de la douleur que vous en ressentez ; la preuve en est que si ces organes sont paralysés ou gangrenés, ils peuvent éprouver de bien plus fortes lésions sans que vous vous en apperceviez : p25 or cette faculté d' être affecté de plaisir ou de peine à l' occasion de ce qui arrive à nos organes, fait encore partie de ce que nous nommons la pensée ou la faculté de penser. penser, dans ce cas, c' est donc sentir une sensation, ou tout simplement sentir. penser, comme vous voyez, c' est toujours sentir, et ce n' est rien que sentir. Maintenant me demanderez-vous ce que c' est que sentir ? Je vous répondrai, c' est ce que vous savez, ce que vous éprouvez. Si vous ne l' éprouviez pas, ce serait bien inutilement que je m' efforcerais de vous l' expliquer : vous ne m' entendriez ni ne me comprendriez. Mais puisque vous avez la conscience de cette manière d' être, vous n' avez besoin d' aucune explication pour la connaître ; il vous suffit de votre expérience. Sentir est un phénomène de notre existence, c' est notre existence elle-même : car un être qui ne sent rien peut bien exister pour les autres êtres, s' ils le sentent ; mais il n' existe pas pour lui-même, puisqu' il ne s' en apperçoit pas. Vous pourriez avec plus de raison me demander pourquoi, penser étant la même p26 chose que sentir, on a fait deux mots au lieu d' un ? Je vous dirais que c' est parceque l' on a plus spécialement destiné le mot sentir à exprimer l' action de sentir les premières impressions qui nous frappent, celles que l' on nomme sensations ; et le mot penser à exprimer l' action de sentir les impressions secondaires que celles-là occasionnent, les souvenirs, les rapports, les desirs, dont elles sont l' origine. Ce partage entre ces deux mots est mal vu, sans doute ; il n' est fondé que sur les idées fausses qu' on s' était faites de la faculté de penser avant de l' avoir bien observée, et il a ensuite causé d' autres erreurs. Mais, malgré l' obscurité que ce mauvais emploi des mots répand sur notre sujet, il est clair, quand on y réfléchit, que penser c' est avoir des perceptions ou des idées ; que nos perceptions ou nos idées (je ferai toujours ces deux mots absolument synonymes) sont des choses que nous sentons, et que par conséquent penser c' est sentir. nous avons donc actuellement une connaissance générale de ce que c' est que penser. Il nous reste à entrer dans les détails. p27 Encore une fois, puisque penser c' est sentir, si les mots de notre langue étaient bien faits ou bien appliqués, nous devrions appeler cette faculté sensibilité, et ses produits sensations, ou sentimens ; l' expression rappellerait la chose même : mais ne pouvant changer l' usage, nous le suivrons, et nous nommerons cette faculté la pensée, et ses produits des perceptions, ou des idées. nous conserverons de même tous les autres termes reçus ; nous nous contenterons de bien déterminer leur signification. On vous dira, et peut-être on vous a déjà dit que le mot idée vient d' un mot grec qui signifie image, et qu' il a été adopté parceque nos idées sont les images des choses. Ce peut bien être effectivement là la raison qui a fait créer ce mot, et qui l' a fait recevoir dans beaucoup de langues : mais cette raison n' en est pas meilleure ; car nos idées sont ce que nous sentons ; et assurément le sentiment de douleur que je sens quand je me brûle, n' est pas du tout la représentation du changement de couleur ou de figure qui arrive à mon doigt. Nous verrons cela encore mieux p28 par la suite : mais dès ce moment gardons-nous de l' erreur commune de croire que nos idées soient la représentation des choses qui les causent. Quoi qu' il en soit, nous avons déjà remarqué que nous avions des idées ou perceptions de quatre espèces différentes. Je sens que je me brûle actuellement ; c' est une sensation que je sens. Je me rappelle que je me suis brûlé hier ; c' est un souvenir que je sens. Je juge que c' est un tel corps qui est cause de ma brûlure ; c' est un rapport que je sens entre ce corps et ma douleur. Je veux éloigner ce corps ; c' est un desir que je sens. Voilà quatre sentimens, ou, pour parler le langage ordinaire, quatre idées qui ont des caractères bien distincts. On appelle sensibilité la faculté de sentir des sensations ; mémoire, celle de sentir des souvenirs ; jugement, celle de sentir des rapports ; volonté, celle de sentir des desirs. Ces quatre facultés font certainement partie de celle de penser ; mais la composent-elles toute entière ? La faculté de penser n' en renferme-t-elle aucune autre ? Quoique j' en sois bien convaincu, je ne me p29 permettrai pas de vous l' affirmer encore ; c' est une question que nous traiterons par la suite. Commençons par considérer ces quatre facultés l' une après l' autre : si de cet examen il résulte qu' elles suffisent à former toutes nos idées, il sera constant qu' il n' y a rien autre chose dans la faculté de penser ; qu' elles la composent toute entière. CHAPITRE 2 IDEOLOGIE T 1 p30 de la sensibilité et des sensations. la sensibilité est cette faculté, ce pouvoir, cet effet de notre organisation, ou, si vous voulez, cette propriété de notre être en vertu de laquelle nous recevons des impressions de beaucoup d' espèces, et nous en avons la conscience. Chacun de nous ne la connaît par expérience qu' en lui-même. Il la reconnaît dans ses semblables à des signes non équivoques, mais sans pouvoir jamais s' assurer au juste du degré de son intensité dans chacun d' eux : il faudrait qu' il pût sentir par les organes d' un autre. Elle se montre à nous plus ou moins clairement dans les différentes espèces d' animaux, à proportion qu' ils ont plus ou moins de moyens de l' exprimer. Elle ne se manifeste pas de même dans les végétaux ; mais aucun de nous ne pourrait affirmer qu' elle n' y existe pas, ni même dans les minéraux : personne ne p31 peut être certain qu' une plante n' éprouve pas une vraie douleur quand la nourriture lui manque, ou quand on l' ébranche ; ni que les particules d' un acide que nous voyons toujours disposées à s' unir à celles d' un alkali, n' éprouvent pas un sentiment agréable dans cette combinaison. Je ne veux point par cette observation vous induire à supposer la sensibilité par-tout où elle ne paraît pas, car, en bonne philosophie, il ne faut jamais rien supposer : mais je sais que nous sommes dans une ignorance complète à cet égard. Quant aux motifs que nous aurions de former une conjecture plutôt qu' une autre sur ce point, ils ne sont pas de mon sujet ; je les passe sous silence. Si nous ignorons l' énergie et les limites de la sensibilité dans tout ce qui n' est pas nous, du moins nous savons un peu mieux par quels organes elle agit en nous. Je n' entrerai point ici dans des détails physiologiques ; on a dû déjà vous donner une idée générale de notre organisation, et vous en ferez quelque jour une étude plus approfondie : il me suffira de vous dire aujourd' hui que mille expériences directes p32 prouvent que c' est principalement par les nerfs que nous sentons. Ces nerfs, dans l' homme, sont des filets d' une substance molle, à-peu-près de même nature que la pulpe cérébrale : leurs principaux troncs partent du cerveau dans lequel ils se réunissent et se confondent ; de là, par une multitude de ramifications et de subdivisions qui s' étendent à l' infini, ils se répandent dans toutes les parties de notre corps, où ils vont porter la vie et le mouvement. Nous recevons par les extrémités de ces nerfs, qui se terminent à la surface de notre corps, des impressions de différens genres, suivant les différens organes auxquels ils aboutissent. Ceux qui tapissent les membranes de l' oeil, sont susceptibles de certains ébranlemens qui nous donnent les sensations de la clarté et de l' obscurité, et de leurs différens degrés, celles des couleurs et de toutes leurs nuances : ce qui constitue le sens de la vue. Ceux qui garnissent l' intérieur de la bouche, la langue, le palais, éprouvent aussi certains mouvemens particuliers qui p33 nous occasionnent les sensations des saveurs : ce qui constitue le sens du goût. Il en est de même de ceux des oreilles qui nous font sentir les sons, et de ceux du nez qui font sentir les odeurs : ce qui compose les sens de l' ouïe et de l' odorat. Remarquez que ce n' est pas sans raison que je dis que ces quatre genres de nerfs éprouvent des mouvemens quelconques qui leur sont propres ; car, de quelque manière que vous excitiez ceux de l' oreille, ils ne vous donneront jamais les sensations de la vue ; ni ceux de l' oeil, celles du goût ; et ainsi de suite. Il n' en est pas de même du cinquième sens, que nous appelons le tact. Il paraît être général et commun aux nerfs de toutes les parties de la surface de notre corps ; du moins il n' en est aucune qui dans l' occasion ne nous donne plus ou moins les sensations de piqûre, de brûlure, de chaud, de froid, celles qu' excite l' approche d' un corps raboteux, ou poli, ou gluant, ou mouillé, etc... les organes mêmes par lesquels nous recevons des sensations particulières, telles que les goûts, les sons, p34 les saveurs, et les couleurs, sont encore capables de nous donner ces sensations plus générales, qu' on peut appeler tactiles. Il est vrai que ces sensations générales varient non-seulement d' intensité, mais même de nature dans les différentes parties de notre corps. La même blessure ne nous fait pas par-tout le même genre de douleur ; un léger frottement ne nous donne pas par-tout la sensation du frissonnement ou du chatouillement ; un léger tiraillement, placé ailleurs que dans le nez, ne nous procurerait pas ce léger spasme qui précède et excite l' éternuement. On pourrait donc, si on les observait avec soin, établir des distinctions entre les sensations tactiles des diverses parties du corps, les localiser jusqu' à un certain point, et partager le sens du tact en plusieurs sens différens. Mais cela serait peu utile, et d' une exécution assez difficile, parceque ces nuances ne sont pas très-tranchées, et pas exactement les mêmes dans les divers individus. Cependant cela était bon à observer pour vous faire remarquer, ce dont vous verrez de fréquentes preuves dans toutes vos études, p35 que toutes ces classifications que font les hommes pour mettre de l' ordre dans leurs idées, sont très-imparfaites ; et qu' il faut s' en servir parcequ' elles sont commodes, mais ne jamais oublier que toujours elles confondent des choses très-distinctes, ou en séparent qui sont très-analogues entre elles. Quoi qu' il en soit, voilà le tableau assez complet de celles de nos sensations qu' on peut appeler externes, parceque nous les recevons des extrémités de nos nerfs qui sont à la surface de notre corps. Vous remarquerez que je n' y ai point compris les perceptions de grandeur, de distance, de figure, de forme, de résistance, de dureté, de mollesse, parceque ce ne sont pas des sensations simples, de purs effets de notre sensibilité ; ce sont des idées composées dans lesquelles il entre des jugemens : c' est ce que je vous ferai reconnaître quand je vous expliquerai la génération de nos idées composées. Continuons. Assez ordinairement, quand on rend compte des effets de la sensibilité, on se borne aux sensations externes que nous p36 venons d' examiner ; souvent même on leur donne exclusivement le nom de sensation. Cependant la colique, la nausée, la faim, la soif, le mal d' estomac, le mal de tête, les étourdissemens, les plaisirs que causent toutes les secrétions naturelles, les douleurs que produisent leurs dérangemens ou leur suppression, sont bien aussi des sensations, quoiqu' elles nous viennent de l' intérieur de notre corps ; et par cette raison on peut les appeler des sensations internes. Mais à quel sens les rapporterons-nous ? Osera-t-on bien dire qu' un éblouissement appartient au sens de la vue, le mal de coeur au sens du goût, ou le mal de reins au sens du toucher ? Non, sans doute. Nous en parlerons donc sans les rapporter à aucun sens, et il n' y aura pas grand mal. Que cela vous prouve seulement l' insuffisance de nos classifications. Toutefois vous voyez que tout ébranlement d' un de nos nerfs, soit qu' il soit l' effet du mouvement vital, soit qu' il soit produit par une cause étrangère, est l' occasion d' une sensation, et met en jeu notre sensibilité. C' est pour cela que toutes les fois que p37 nous faisons un mouvement quelconque d' un de nos membres, nous en sommes avertis, nous le sentons. C' est bien là encore une sensation. Elle n' a point de nom ; mais elle était bien essentielle à remarquer. Nous l' appellerons la sensation de mouvement. Enfin il y a encore d' autres effets de la sensibilité, auxquels on donne communément plutôt le nom de sentiment que celui de sensation, et qui pourtant sont bien des résultats de l' état de nos nerfs, fort analogues à tous ceux dont nous venons de faire mention ; telles sont les impressions que nous éprouvons quand nous nous sentons fatigués ou dispos, engourdis ou agités, tristes ou gais. Je sais que l' on sera surpris de me voir ranger de pareils états de l' homme parmi les sensations simples, sur-tout les trois dernières, que l' on sera tenté de regarder plutôt comme des effets très-compliqués des différentes idées qui nous occupent, et par conséquent comme des pensées, des sentimens très-composés. Cependant, de même que souvent l' on se sent dans un état d' accablement et de fatigue sans avoir auparavant p38 exécuté de grands travaux, ou que l' on éprouve un sentiment d' hilarité et de bien-être, sans un grand repos préalable ; on ne peut nier qu' il arrive aussi que très-souvent nous ressentons de l' agitation, de la gaîté, ou de la tristesse, sans motif. J' en appelle à l' expérience de tous les hommes, et sur-tout de ceux qui sont délicats et mobiles. L' état joyeux causé par une bonne nouvelle, ou par quelques verres de vin, n' est-il pas le même ? Y a-t-il de la différence entre l' agitation de la fièvre et celle de l' inquiétude ? Ne confond-on pas aisément la langueur du mal d' estomac et celle de l' affliction ? Pour moi, je sais qu' il m' est arrivé souvent de ne pouvoir discerner si le sentiment pénible que j' éprouvais était l' effet des circonstances tristes dans lesquelles j' étais, ou du dérangement actuel de ma digestion. D' ailleurs, lors même que ces sentimens sont l' effet de nos pensées, ils n' en sont pas moins des affections simples, qui ne sont ni des souvenirs, ni des jugemens, ni des desirs proprement dits. Ce sont donc des produits réels de la pure sensibilité, et j' ai dû en faire mention p39 ici : en un mot, ce sont de vraies sensations internes comme les précédentes. Il en est de même de toutes les passions, à la différence que les passions proprement dites renferment toujours un desir. Dans la haine, est le desir de faire de la peine ; dans l' amitié, le desir de faire plaisir : et ces desirs dépendent de la faculté que nous nommons volonté. Mais l' état doux ou pénible qu' éprouve l' homme qui aime ou hait un autre homme, est une véritable sensation interne. Je crois que tout ceci est entendu. Voilà donc que nous avons passé en revue tous les effets que l' on doit attribuer à la pure sensibilité. Je crois bien que vous n' en aviez jamais fait un examen si complet et si scrupuleux ; et peut-être n' en sentez-vous pas encore beaucoup l' utilité : cependant cela doit commencer à vous faire un peu mieux démêler ce qui se passe en vous. à mesure que nous avancerons, vous verrez tout se débrouiller successivement sous vos yeux, et l' ordre succéder au chaos ; et vous y trouverez toujours plus de plaisir. Mais c' est assez parler de la sensibilité ; passons à la mémoire. CHAPITRE 3 IDEOLOGIE T 1 p40 de la mémoire et des souvenirs. la mémoire est une seconde espèce de sensibilité. La première consiste à être affecté d' une sensation actuelle ; la seconde à être affecté du souvenir de cette sensation. Mais ce souvenir lui-même est une sensation ; car c' est une chose sentie, c' est une sensation interne, mais d' un autre genre que celles dont nous parlions tout-à-l' heure. En effet le souvenir d' une sensation n' est point la même chose que la sensation même ; quand je me rappelle que j' ai souffert, je n' éprouve pas la même affection que quand je souffre actuellement. Il paraît assez vraisemblable que, quand nous sentons une sensation, le mouvement quelconque qui s' opère dans nos nerfs va de la circonférence au centre ; et que, quand nous sentons un souvenir, il se porte du centre à la circonférence : ce qui aiderait à le croire, c' est que, quand p41 le souvenir est très-vif, il va quelquefois jusqu' à réveiller la sensation elle-même dans la partie où elle a été sentie : il semble qu' alors, en vertu de ce fort ébranlement tendant du centre à la circonférence, il y ait une nouvelle réaction de la circonférence au centre qui reproduise le premier mouvement. Mais ce ne sont là que des conjectures ; le jeu mécanique de nos nerfs a échappé jusqu' à présent à toutes les observations. J' ai dit que la mémoire consistait à sentir les souvenirs des sensations passées : entendez qu' elle consiste aussi à sentir les souvenirs de nos jugemens, de nos desirs, de toutes nos idées composées, et même de nos souvenirs eux-mêmes ; car continuellement il nous arrive de nous souvenir d' impressions qui ne sont elles-mêmes que des souvenirs. On a excessivement admiré cette faculté appelée la mémoire ; et certes ce n' est pas sans raison : mais, pour être juste, il aurait fallu commencer par s' émerveiller de celle nommée sensibilité ; car s' il est très-surprenant qu' un être quelconque ait la propriété d' être affecté du souvenir d' une p42 impression qu' il a reçue, il ne l' est pas moins que cet être soit capable d' être modifié de tant de manières par l' effet de tout ce qui l' approche. L' un et l' autre sont des résultats d' une organisation dont les ressorts secrets sont impénétrables pour nous. Tout est également admirable dans la nature, depuis la moindre végétation jusqu' à la plus sublime pensée. Mais se borner à l' admirer et à la célébrer, c' est employer son tems d' une manière très-stérile et qui n' apprend rien. Vouloir la deviner, lui supposer des causes et des origines, est très-dangereux ; c' est une source inépuisable d' égaremens et d' erreurs. La seule chose utile est d' étudier ce qui est ; cela conduit à le connaître et à en tirer tout le parti possible pour notre avantage. Suivons donc nos recherches. On demande s' il est de l' essence de la mémoire que, quand nous sentons un souvenir, nous sentions qu' il est la représentation d' une impression passée, c' est-à-dire, que nous sachions toujours que c' est un souvenir. Je réponds que non, car il m' arrive souvent d' avoir une idée que je crois nouvelle pour moi ; et le p43 moment d' après je trouve que depuis long-tems je l' ai écrite quelque part, preuve sans réplique que je puis avoir un souvenir, sans avoir en même tems la conscience que c' est un souvenir. C' est là une preuve de fait bien suffisante, car elle est péremptoire : cependant on peut encore y ajouter une preuve de raisonnement. En effet sentir une impression actuelle à l' occasion d' une impression passée, c' est là le propre de la mémoire. Mais ensuite reconnaître que cette impression actuelle est une représentation de l' impression passée, en est le souvenir ; c' est sentir un rapport d' identité ou de ressemblance entre ces deux impressions. Or sentir un rapport est un acte du jugement. Ce n' est donc pas un effet de la simple mémoire, telle que nous la considérons, séparée et distincte de toute autre faculté intellectuelle. On pourrait donc tout au plus demander si cet acte du jugement est toujours et nécessairement lié à tout acte de la mémoire ; or l' exemple que je viens de citer répond pleinement à cette dernière question. Ce qui a jeté quelques nuages sur ce p44 point d' idéologie, c' est que quand nous avons le souvenir d' une sensation proprement dite, nous ne manquons jamais de reconnaître que ce n' est pas la sensation elle-même. Quand je pense à une douleur que j' ai éprouvée, je sens très-bien, excepté dans des cas fort rares, que ce n' est pas cette douleur elle-même que je ressens. Mais quand il s' agit d' impressions moins différentes entre elles qu' une douleur et un souvenir, ce jugement nous échappe souvent ; et, quand il a lieu, il est un effet de la faculté de juger, et non pas une suite nécessaire de celle de se ressouvenir. Je ne crois pas que cela puisse souffrir de contradiction. J' aurais pu, à propos de la sensibilité, mettre en avant une question fort analogue à celle que je viens d' élever au sujet de la mémoire ; mais j' ai préféré de ne vous la proposer qu' après celle-ci, parceque la solution en sera plus facile. On demande s' il est de la nature de la sensibilité que quand nous éprouvons une sensation quelconque, nous reconnaissions d' où elle nous vient ; c' est-à-dire que nous la rapportions au corps qui en est la p45 cause, ou au moins à l' organe qui nous la transmet. Prenez garde à l' état de cette question ; au fond elle n' est pas plus difficile que celle que nous venons de résoudre ; mais elle demande cependant un peu plus d' attention, parceque nous ne pouvons pas y répondre directement par un exemple comme à l' autre. En effet, presque dès les premiers momens de notre existence, nous savons que nous sommes environnés de corps qui agissent sur nous de mille manières ; que nous avons nous-mêmes un corps et des organes qui reçoivent leurs impressions ; que nous n' avons aucune sensation externe qui ne vienne de l' action de ces corps sur ces organes ; et que toutes nos sensations internes sont l' effet des mouvemens qui s' opèrent dans l' intérieur de ces mêmes organes. Toutes ces connaissances précèdent en nous tous les tems dont nous nous souvenons : la preuve en est que nous ne nous rappelons pas de les avoir acquises. En conséquence, nous avons de tems immémorial l' habitude de rapporter nos sensations à tout ce qui les cause ; et nous sommes bien tentés de p46 croire qu' il est dans la nature même de toute sensation d' indiquer d' où elle nous vient, et que c' est là une propriété de la sensibilité. à la vérité les mouvemens très-vagues des enfans dans le premier âge nous indiquent qu' ils éprouvent des sensations pendant quelque tems, avant de savoir d' où elles leur viennent. Nous-mêmes, si nous reconnaissons presque toujours quel est l' organe par lequel nous vient une sensation, nous ne distinguons pas toujours le corps qui a agi sur lui, ni où il est précisément : enfin nous nous trompons même quelquefois sur l' organe qui est affecté, il nous arrive de prendre l' un pour l' autre. Ces observations indiquent bien qu' il n' est pas absolument de l' essence de la sensation de faire connaître d' où elle vient ni par où elle vient ; qu' on sent souvent sans savoir cela ; et que par conséquent ce ne sont pas deux choses inséparablement unies. Cependant tous ces faits ne sont pas aussi décisifs que celui que j' ai allégué à propos de la mémoire. On pourrait essayer d' expliquer ceux-ci par les circonstances de notre organisation. p47 à défaut de la preuve de fait, ayons donc recours à la preuve de raisonnement, qui nous a déjà réussi. Disons de la sensibilité ce que nous avons dit de la mémoire. Sentir une sensation est un acte de la sensibilité proprement dite ; et sentir que cette sensation nous vient d' un tel corps et par tel organe, c' est sentir un rapport entre cette sensation et ce corps ou cet organe ; c' est un acte du jugement. Ainsi il est évident qu' il n' appartient pas à la sensibilité proprement dite, et que par conséquent l' un n' est point essentiellement et nécessairement inséparable de l' autre. Concluons donc, quoique cela répugne à nos habitudes les plus invétérées, qu' il n' y a rien dans la simple sensation qui indique d' où elle vient ni par où elle vient ; et qu' il a pu y avoir un temps où nous sentions sans juger, sans savoir que nous avions un corps et des organes, et sans connaître enfin que nous voyions par l' oeil, que nous tâtions par la main, et que ce que nous voyions et touchions était des corps. Je dis qu' il a pu y avoir un tems, et non p48 pas qu' il y a eu un tems. car en convenant de la justesse du raisonnement que nous venons de faire, et auquel il me paraît impossible de se refuser, il est très-possible de demander si ces deux facultés de sentir et de juger ne naissent pas ensemble ; si elles ne résultent pas en même tems de notre organisation ; si leurs actes ne sont pas toujours simultanés et confondus, ce qui produirait le même effet que si elles n' étaient qu' une seule et même faculté : et ensuite on peut demander comment, en supposant que cela ne soit pas ainsi, il se fait que nous parvenons à connaître que notre corps existe, qu' il en existe d' autres, et que ce sont là les causes et les moyens de nos sensations. Sans vouloir encore traiter à fond ces deux questions secondaires, je dirai, à l' égard de la première, que les faits allégués ci-dessus commencent à prouver que la faculté de juger ne se développe qu' après celle de sentir ; et que nous le reconnaîtrons encore plus clairement dans le chapitre suivant, où nous allons parler du jugement. Quant à la seconde question, je vous p49 promets que, quand nous en serons là, je vous montrerai comment nous apprenons successivement et graduellement à connaître que les corps existent, et qu' ils sont les causes de nos sensations ; et je me persuade que l' explication que je vous donnerai de ce phénomène ne vous laissera rien à desirer. Mais, quand même je serais dans l' erreur, quand les explications que je vous donnerai ne seraient pas satisfaisantes, il s' ensuivrait seulement que je me suis trompé, que j' ai mal vu la manière dont le fait arrive, qu' il faut la chercher de nouveau. Mais il n' en faudrait pas conclure que la sensation toute seule nous donne la connaissance de ce qui la cause ; car il n' en serait pas moins vrai que quand on ne fait uniquement que sentir, on n' apprend pas par ce seul acte d' où vient la sensation : car sentir et juger sont deux choses différentes, qui sont quelquefois séparées. Voilà ce dont il ne faut pas se départir, puisque cela est indubitable. Il ne semble pas que ce soit avoir fait un grand pas que de s' être assuré d' une vérité si simple ; cependant vous verrez dans la suite que bien des philosophes s' égarent pour n' y pas faire p50 assez d' attention, et que nous, nous en tirerons des conséquences très-importantes. Vous n' avez vraisemblablement jamais observé avec tant de scrupules les divers élémens de votre intelligence, et sûrement vous êtes surpris que l' on découvre des parties distinctes dans des choses qui paraissent d' abord aussi indécomposables ; et que des choses qui semblent si simples donnent lieu à tant de questions délicates. Peut-être aussi trouvez-vous ma marche un peu lente, et mes recherches minutieuses ; mais soyez sûrs qu' on gagne bien du tems en n' allant pas trop vîte, et qu' on ne connaît bien que ce qu' on a examiné en grand détail. Bientôt vous verrez que nous serons récompensés de notre patience. Pour le moment je n' ajouterai rien au peu que je vous ai dit de la mémoire avant cette digression. Il me suffit de vous avoir fait connaître exactement ce que c' est, et en quoi elle consiste. Passons au jugement. Quand nous aurons ainsi examiné, pour ainsi dire, pièce à pièce toutes les parties de la faculté de penser, nous les rassemblerons pour les voir agir ; et c' est alors que nous ferons des progrès qui seront rapides sans cesser d' être sûrs. CHAPITRE 4 IDEOLOGIE T 1 p51 du jugement, et des sensations de rapports. la faculté de juger ou le jugement, est encore une espèce de sensibilité ; car c' est la faculté de sentir des rapports entre nos idées ; et sentir des rapports, c' est sentir. Commençons par éclaircir le sens de ce mot rapport : c' est une expression si générale, que, si on n' y prenait garde, elle pourrait devenir un peu vague. Toute circonstance, toute particularité de chacune de nos idées peut être le sujet d' un rapport entre cette idée et toutes les autres. Le rapport est cette vue de notre esprit, cet acte de notre faculté de penser par lequel nous rapprochons une idée d' une autre, par lequel nous les lions, les comparons ensemble d' une manière quelconque. Par exemple, quand je juge qu' un cheval court bien, je n' ai pas seulement présentes à l' esprit l' idée de ce p52 cheval et l' idée de bien courir ; je sens que la propriété de bien courir appartient à ce cheval. C' est là un rapport entre cette action et cet animal. De même, quand je juge que Pierre est gai, que Jacques se porte bien, je ne sens pas seulement l' idée de Pierre et celle d' être gai, l' idée de Jacques et celle de se bien porter ; je sens de plus que celle d' être gai convient à Pierre, que celle de se bien porter convient à Jacques : ce sont là des sensations de rapports, ce sont des jugemens. Vous trouverez la même chose dans tous les exemples que vous voudrez choisir, si vous les analysez bien. Par cette explication vous voyez nettement en quoi consiste la faculté de juger. Ne me demandez pas comment il se fait p53 que nous la possédons ; c' est vraisemblablement ce que nous ne saurons jamais. Il est incompréhensible sans doute que nous soyons faits de façon à être affectés du rapport de deux sensations ; mais il ne l' est pas moins que nous soyons affectés de ces sensations elles-mêmes et de leurs souvenirs. On pourrait même dire que le jugement est une conséquence nécessaire de la sensibilité ; car, dès qu' on sent distinctement deux sensations, il s' ensuit assez naturellement qu' on sent leurs ressemblances, leurs différences, et leurs liaisons. Quoi qu' il en soit, le jugement est une partie de la faculté de penser, comme la sensibilité et la mémoire ; ce sont trois résultats de notre organisation. Tenons-nous-en là : ne cherchons pas à deviner des mystères ; mais parcourons les différentes observations que nous avons à faire sur la faculté de sentir des rapports. Remarquons d' abord qu' elle nous est bien nécessaire cette faculté ; c' est d' elle seule que nous tenons tout ce que nous savons ; sans elle, la sensibilité et la mémoire ne nous seraient d' aucune utilité. Si nous n' avions pas la faculté de sentir p54 des rapports, nous jouirions et souffririons éternellement par nos sensations et nos souvenirs, sans être jamais plus avancés que le premier jour ; nous ne pourrions en tirer aucuns résultats ; nous ne saurions jamais ni d' où nous viennent ces sensations, ni comment elles nous viennent, ni quelles liaisons elles ont entre elles, ni en quoi elles se ressemblent, ou diffèrent, ou se tiennent les unes aux autres, ni par quels moyens nous pouvons nous les procurer, ou les éviter : nous serions incapables de réunir deux idées pour en former une troisième ; nous ne saurions pas même s' il y a des corps et si nous en avons un ; en un mot nous serions des êtres toujours sentans, mais absolument et complètement ignorans de tout ce qui nous entoure et de nous-mêmes ; car toutes nos connaissances ne sont que des sensations de rapports, des jugemens. Ceci sera encore plus clair pour vous quand nous aurons analysé la manière dont se forment nos idées composées, c' est-à-dire presque toutes nos idées ; mais dès ce moment vous devez le comprendre, et un exemple va vous le rendre plus sensible. p55 Je reçois la sensation de la couleur jaune : je suis affecté ; mais ela ne m' apprend rien. J' éprouve seulement une certaine modification accompagnée de plaisir ou de peine. Ce n' est ensuite que par les sensations de certains rapports que sent mon jugement, ou, comme on dit, par des jugemens que je porte, que je sais que cette sensation me vient par l' oeil ; qu' elle est causée par un corps ; qu' elle est un effet de la lumière ; que le même corps qui me la cause, m' en cause d' autres ; que je puis en faire tel usage, etc. Ainsi vous voyez que tout ce que nous savons ne consiste que dans des rapports entre les diverses choses que nous sentons. Voilà donc l' utilité et les fonctions du jugement bien établies. Observons actuellement que pour sentir un rapport il faut déjà avoir eu au moins deux idées : ainsi l' action de la sensibilité proprement dite, précède nécessairement au moins d' un moment celle du jugement : ces deux facultés ne peuvent pas commencer à s' exercer précisément dans le même instant. Cela répond clairement, ce me semble, comme je vous l' avais promis, p56 à la première des deux questions que nous nous étions faites dans le chapitre précédent. Ceci ne veut pas dire, au reste, que nous ne naissions pas doués de la faculté de juger comme de celle de sentir. L' une et l' autre sont également des résultats de notre organisation ; nous l' avons déjà dit. Ainsi je n' ai pas plus de peine à concevoir qu' un enfant qui vient de naître p57 a en lui la capacité de sentir un rapport, qu' à concevoir qu' il a celle de sentir une sensation : mais je dis qu' il ne peut commencer à user de l' une qu' après s' être servi de l' autre. L' expérience prouve de plus que celle de juger est la dernière qui se fortifie, et on pourrait même dire la dernière qui s' éteint. Nous verrons ailleurs quelles circonstances paraissent nécessaires pour qu' elle commence à agir. Remarquons encore que non-seulement il faut avoir deux idées pour sentir un rapport, mais qu' il n' en faut jamais que deux ; car dans tout rapport il ne peut y avoir que deux termes, savoir, l' idée de laquelle on en rapproche une autre, et celle que l' on en rapproche : c' est ce qu' on appelle le sujet et l' attribut. S' il y avait plusieurs sujets, ou plusieurs attributs, il y aurait plusieurs rapports, et par conséquent plusieurs jugemens, et non pas un seul. Le sujet et l' attribut peuvent bien, à la vérité, être chacun une idée extrêmement complexe, c' est-à-dire composée d' une foule de parties, mais elle est toujours considérée comme unique ; et, dans chacun de nos jugemens, il n' y p58 a que deux idées ou deux groupes d' idées qui soient opposés l' un à l' autre. Par exemple, quand je dis, l' homme qui découvre une vérité est utile à l' humanité tout entière, je prononce beaucoup de mots, mais je n' exprime qu' un jugement : l' homme qui découvre une vérité, est le sujet ; est utile à l' humanité tout entière, est l' attribut. Cependant l' homme, exprime l' idée d' un individu ; qui, une idée de relation ; découvre, l' idée d' une action ; une, une idée de nombre ; vérité, l' idée d' un produit de notre intelligence. Voilà cinq idées bien distinctes, et chacune d' elles est composée de bien d' autres : mais à elles toutes elles n' en font plus qu' une ; car je ne parle pas seulement de l' homme, ou de l' homme qui découvre, mais de l' homme qui découvre une vérité : c' est là l' idée complète et unique, quoique très-composée, dont je vais en rapprocher une autre. Il en est de même de l' attribut : est, exprime l' idée de l' existence ; utile, une idée de qualité ; à, une idée de relation ; l' humanité, l' idée d' une collection d' hommes ; tout, une idée de qualité ; entière, une p59 autre idée de qualité. Cela fait bien six idées, et toutes aussi composées que les premières. Mais, à elles toutes, elles ne font encore qu' une seule idée ; car je ne juge pas seulement du sujet qu' il est, qu' il existe, ou qu' il est utile, ou qu' il est utile simplement à l' humanité, mais qu' il est utile à l' humanité tout entière : ce n' est qu' alors seulement que mon sens est complet, et ce n' est qu' un seul fait que j' affirme en prononçant tant de mots. Ainsi, comme je l' ai annoncé, cette phrase si longue n' exprime qu' un seul jugement. Dans celle-ci, au contraire, Pierre et Paul existent : quoiqu' elle soit bien courte, il y a deux jugemens ; car il y a trois termes. Je rapproche l' idée d' exister de celle de Pierre et de celle de Paul, qui sont deux idées distinctes et séparées : ce n' est qu' une manière abrégée de dire que Pierre existe, et que Paul existe aussi ; ce qui fait deux jugemens tellement distincts, que l' un peut être juste, et l' autre faux. Il est si vrai que le nombre des jugemens tient au nombre des termes, c' est-à-dire au nombre des groupes p60 d' idées, et non au nombre des idées composant chaque groupe, que, quand je dis, le genre humain existe, je n' exprime qu' un seul jugement, quoiqu' il y ait bien plus d' idées renfermées sous ces mots, le genre humain, que sous ceux-ci, Pierre et Paul. Il ne faut pas cependant que la forme de l' expression fasse illusion. Par exemple, quand je dis, un et un font deux, je ne prononce pas deux jugemens ; car je ne dis pas que un fait deux, et que un fait encore deux ; mais je dis que un ajouté à un fait deux, phrase dans laquelle il n' y a qu' un jugement : aussi n' y voyez-vous que deux termes. Si l' usage était raisonnable, au lieu de dire un et un font deux, on dirait un et un fait deux, comme on dit un ajouté à un fait deux ; puisque dans un cas comme dans l' autre il n' y a réellement qu' un sujet unique : mais dans les langues l' usage est souvent absurde, parcequ' elles ont été faites avant la science. Concluons qu' il ne peut jamais y avoir plus de deux termes dans la sensation d' un rapport, dans un jugement. Maintenant je dois aller au-devant d' une p61 difficulté qui pourrait vous embarrasser. On vous a sûrement déjà dit, en vous parlant de grammaire latine, ou française, qu' une proposition était l' expression d' un jugement ; et cela est vrai : mais on vous a peut-être dit aussi, car c' est assez l' usage, que toute proposition est composée nécessairement de trois termes, le sujet, l' attribut, et la copule ou le lien. Si cela était vrai, cela impliquerait contradiction avec le principe que je viens de vous démontrer : car comment se pourrait-il qu' il n' y eût que deux termes dans un jugement, et qu' il y en eût nécessairement trois dans la proposition, qui n' est que son expression fidèle ? Aussi cela est-il faux, et voici comment on a été induit en erreur. On a remarqué que, dans toutes les propositions quelconques, le verbe être se trouve ou explicitement, comme dans celle-ci, Pierre est grand, ou implicitiment, comme dans cette autre, Pierre marche, que l' on peut traduire ainsi, Pierre est marchant. Cette observation est juste : mais les grammairiens, qui ne sont pas toujours idéologistes, sont partis de là p62 pour imaginer qu' il y avait je ne sais quelle propriété occulte dans ce verbe être, et qu' il était une espèce de liaison nécessaire entre le sujet et l' attribut ; ils l' ont appelé lien ou copule, et ils en ont fait un troisième terme de la proposition : mais le verbe être ne lie rien, et le nom de lien qu' on lui donne est vide de sens. Le verbe être se trouve dans toutes les propositions, parcequ' on ne peut pas dire qu' une chose est de telle manière, sans dire auparavant qu' elle est. je ne puis ni juger ni exprimer que Pierre existe grand, sans auparavant juger et exprimer que Pierre existe. Mais ce mot est, qui est dans toutes les propositions, y fait toujours partie de l' attribut ; il en est toujours le début et la base ; il est l' attribut général et commun de toutes les choses qui existent, ou dont on parle comme existantes. Il n' y a donc pas trois termes dans la proposition, non plus que dans le jugement dont elle est l' énoncé. D' autres grammairiens ont cru que le verbe être exprimait l' action de l' esprit qui juge, la persuasion de l' homme qui parle. Mais encore une fois, le verbe être p63 par lui-même n' exprime que l' existence. Si en outre il exprime l' affirmation, ce n' est qu' accidentellement, c' est par la forme qu' on lui fait prendre. La preuve en est que quand je dis, Pierre être bon, il n' y a pas plus d' affirmation, pas plus de prononcé de jugement que quand je dis, Pierre bon. le verbe n' exprime l' affirmation que quand il est à un mode défini. C' est donc dans le mode, et non dans le verbe même qu' est l' affirmation : aussi une phrase n' est jamais une proposition, un prononcé de jugement, que quand il s' y trouve un mode défini énoncé, ou sous-entendu : mais que le verbe exprime ou non l' affirmation, ce n' est là qu' un accessoire, qui ne l' empêche pas de faire toujours partie de l' attribut. J' ai donc eu raison, et de vous dire qu' il n' y avait jamais que deux termes dans un jugement, et d' analyser, comme je l' ai fait ci-dessus, les énoncés des jugemens que je vous ai cités pour exemples. Comme la discussion à laquelle je viens de me livrer porte sur un point encore contesté, j' ai été contraint de l' étendre un peu : elle a dû vous paraître longue ; p64 et cependant je crains que vous ne l' ayez trouvé pénible, parce qu' elle est prématurée à quelques égards. Nous y reviendrons quand nous traiterons spécialement de l' expression de la pensée ; vous l' entendrez plus complètement alors, parceque plusieurs préliminaires nécessaires auront été expliqués : mais j' ai dû anticiper un peu, sans quoi ce que l' on a pu déjà vous dire des principes de la grammaire aurait jeté quelques nuages sur la manière dont je vous ai expliqué les sensations de rapports. Cela doit commencer à vous montrer combien la science de la pensée, et celle de la parole, sont intimement liées, combien elles sont nécessaires l' une à l' autre, et combien il est dangereux de s' occuper de la manière d' exprimer les idées avant d' avoir étudié la manière dont elles se forment en nous : vous en verrez bien d' autres preuves. De ce qu' il faut avoir à-la-fois deux idées, et de ce qu' il n' en faut avoir que deux pour sentir une sensation de rapports, p65 nous devons conclure qu' il faut encore que ces deux idées soient présentes à la pensée en même tems d' une manière distincte, et qu' elles ne s' y confondent pas ; car, si elles se confondaient ensemble, elles ne feraient plus à elles deux qu' une seule idée complexe, comme celles que nous venons de voir, qui, réunies, ne forment qu' un sujet, ou un attribut. Il n' y aurait donc qu' un terme dans la pensée ; il ne pourrait pas y avoir sensation de rapport. Exemple : pour que je sente un rapport entre la sensation de noir et celle de blanc, il faut qu' elles demeurent séparées, et qu' elles ne se mêlent pas de manière à former la sensation de gris ; car alors il n' y a plus de terme de comparaison. Retenez cette remarque, elle nous sera fort utile lorsque nous examinerons quand et comment notre faculté de juger peut commencer à agir. Faisons encore, en finissant, une réflexion qui a échappé à beaucoup de grammairiens et de logiciens, et qui dissipera bien des nuages : c' est qu' il n' y a point de jugement négatif. Dans les propositions négatives, la négation se trouve dans la p66 forme de l' expression, mais elle n' est pas dans la pensée. Par exemple, quand je dis, Pierre n' est pas grand, on dit communément que je sens, que je porte un jugement négatif, que je juge que l' idée d' être grand ne convient pas à Pierre. Cela n' est pas exact ; je fais plus, je sens positivement que l' idée de n' être pas grand lui convient. La négation fait partie de l' attribut ; cela est si vrai, que c' est comme si je jugeais que l' idée d' être petit ou du moins d' être de la taille commune, convient à Pierre ; ce qui est incontestablement un jugement positif. Cette distinction pourra paraître minutieuse : cependant elle est très-importante ; car l' expression que je combats jette du louche sur l' opération de notre pensée dans le jugement. Je sais, pour moi, qu' elle m' a long-tems empêché de la comprendre nettement. En effet juger, c' est sentir un rapport, c' est une chose positive : or que serait-ce que sentir qu' un rapport n' existe pas ? Ce serait sentir une chose qui n' existe pas ; cela implique contradiction. De plus, en adoptant l' explication que je rejette, on est obligé de ne pas faire de la négation p67 une partie de l' attribut, on en fait une modification du verbe ; et il faut par conséquent faire du verbe un troisième terme, ce qui brouille tout : enfin cela conduit à méconnaître une vérité, la base de tout raisonnement, et que je vous prouverai dans la suite ; c' est que tout jugement consiste à reconnaître que l' idée totale de l' attribut est comprise toute entière dans l' idée du sujet, et en fait partie. Mais nous verrons cela quand nous en serons à la troisième partie de ce cours, à l' histoire de la déduction de nos idées. Pour le moment retenez que tout jugement est positif, que la négation n' existe que p68 dans la forme de l' expression, et qu' elle fait toujours partie de l' attribut. p71 Actuellement que vous connaissez suffisamment ce que c' est que la faculté de sentir des rapports, nous allons parler de celle de sentir des desirs. CHAPITRE 5 IDEOLOGIE T 1 de la volonté et des sensations de desirs. vous savez tous ce que c' est que desirer ; vous l' avez éprouvé : vous avez senti bien des desirs, et de très-vifs. On donne le nom de volonté à cette admirable faculté que nous avons de sentir ce qu' on appelle des desirs. Elle est une conséquence immédiate et nécessaire de la singulière propriété qu' ont certaines sensations de nous faire peine ou plaisir, et des jugemens que nous en portons ; car dès que nous avons jugé qu' une chose est pour nous ce que nous appelons bonne ou mauvaise, il nous est impossible de ne pas desirer d' en jouir, ou de l' éviter : d' où vous voyez que la seule façon d' empêcher la volonté de s' égarer, est de rectifier le jugement qui la détermine. La volonté n' est, comme nos autres facultés, qu' un résultat de notre organisation ; mais elle a cela de particulier p72 que nous sommes toujours heureux, ou malheureux par elle. Je puis bien avoir une sensation, ou un souvenir, qui ne me fasse ni peine ni plaisir. Lorsque je porte un jugement, ce qui m' importe, à cause des conséquences qui en résultent, c' est de porter un jugement juste ; du reste il m' est égal de sentir tel rapport ou tel autre ; ni l' un ni l' autre ne me sont par eux-mêmes agréables, ou désagréables à sentir. Le desir, au contraire, exclut l' indifférence ; il est de sa nature d' être une jouissance, s' il est satisfait, et une souffrance, s' il ne l' est pas ; ensorte que nécessairement notre bonheur, ou notre malheur, en dépendent : et même, si par erreur nous nous avisons de desirer des choses qui nous soient essentiellement nuisibles, c' est-à-dire, qui nous conduisent inévitablement à d' autres dont nous voudrions être préservés, il est indispensable que nous soyons malheureux ; car, de quelque côté que la chance tourne, il y a un de nos desirs qui n' est pas satisfait. C' est là une propriété bien remarquable dans la volonté. Elle en a encore une autre bien incompréhensible p73 et bien importante ; c' est qu' elle dirige les mouvemens de nos membres, et les opérations de notre intelligence. L' emploi de nos forces mécaniques et intellectuelles dépend de notre volonté ; ensorte que c' est par elle seule que nous produisons des effets, et que nous sommes une puissance dans le monde. Quand je sens des sensations, ou des souvenirs, ce sont des modifications que j' éprouve, elles n' affectent que moi : quand je porte des jugemens sur ces sensations, et ces souvenirs, que j' y sens des rapports, que j' y découvre des vérités, ce sont encore des choses qui se passent en moi, et n' influent que sur moi ; mais quand, par suite de ces jugemens, je ressens des desirs, et qu' en conséquence de ces desirs j' agis, alors j' opère sur tout ce qui m' environne. C' est donc ma volonté qui réduit en actes les résultats de toutes mes autres facultés intellectuelles. Je ne prétends pas dire néanmoins que toutes nos pensées, et tous nos mouvemens soient absolument volontaires : je sais que beaucoup ont lieu à notre insu, et même malgré nous ; et j' examinerai quelque p74 part jusqu' à quel point et suivant quel mode toutes nos facultés dépendent de notre volonté. Mais il n' en est pas moins vrai que nous faisons beaucoup d' actions quand nous le voulons, et que, par différens moyens, nous nous procurons aussi, à notre gré, beaucoup d' idées, et exécutons beaucoup d' opérations intellectuelles. C' est, sans doute, la considération de ces effets de notre volonté qui nous a conduits à croire que nous étions plus essentiellement actifs dans l' exercice de cette faculté que dans celui des autres : car si par être actif on entend seulement agir, sentir une sensation, un souvenir, un rapport, est une action tout comme sentir un desir ; ainsi nous ne sommes pas plus actifs dans un cas que dans l' autre. Si, au contraire, par être actif on n' entend pas seulement agir, mais agir librement, c' est-à-dire, d' après sa volonté ; et si par être passif on entend agir forcément ou contre sa volonté, il n' y a peut-être pas une action dont nous soyons moins les maîtres que de sentir, ou de ne pas sentir un desir : ainsi, à ce compte, p75 il n' y aurait pas en nous une faculté plus passive que celle de vouloir. Mais cela rentre dans la question que je viens de promettre d' examiner ailleurs : je ne veux pas la traiter ici, parcequ' elle exige des explications que je ne puis pas encore vous donner, et parcequ' à présent je n' ai pour objet que de vous faire connaître ce que c' est que la volonté. Une autre conséquence plus juste, que l' on tire généralement des effets de la volonté, c' est le desir que nous avons tous que la volonté des autres soit conforme à la nôtre, nous soit favorable, c' est-à-dire, qu' ils nous veuillent du bien, qu' ils nous aiment. Ce desir est la source du plaisir que nous goûtons dans l' amitié : il est très-raisonnable ; car la bienveillance de nos semblables est pour nous une grande source de bonheur, puisqu' ils agissent d' après leur volonté. Une suite encore très-juste de ce desir de la bienveillance est celui de l' estime ; car nous éprouvons tous que nous sommes très-disposés à vouloir du bien à ceux en qui nous connaissons de bons sentimens, et de grands talens. p76 Et enfin du desir de la bienveillance et de l' estime des autres naît, avec beaucoup de raison, le bien-être que nous éprouvons quand nous nous sentons animés de mouvemens de bienfaisance, et le malaise qui nous tourmente, quand nous nous reconnaissons travaillés de passions haineuses, bien que l' un et l' autre soit encore ignoré : car nous voyons très-bien en secret que, si nous venons à être connus, dans le premier cas tous les coeurs viennent à nous, et que, dans l' autre, nous sommes rebutés par tous nos semblables ; et nous entrevoyons confusément qu' il est impossible qu' un jour ou l' autre nos dispositions ne soient pas aperçues, ou du moins soupçonnées. Aussi tous les hommes bons ont l' habitude et les manières de la candeur et de la sérénité ; et les méchans celles de la dissimulation et de la défiance ; mais cela même les fait reconnaître. Ces observations, et un grand nombre d' autres qui y tiennent, demanderaient à être développées avec beaucoup de détails ; mais cela composerait un traité de morale, c' est-à-dire de l' art de régler nos p77 desirs et nos actions de la manière la plus propre à nous rendre heureux. Ce n' est point ici le lieu d' approfondir un pareil sujet ; je me propose de le traiter quand nous connaîtrons complètement notre faculté de penser et toutes ses opérations, l' art d' employer toutes nos facultés de la manière la plus propre à nous conduire au bonheur, étant la plus belle application de la connaissance de ces facultés, et ne pouvant être, sans cette connaissance, qu' une routine aveugle dénuée de principes. Déjà vous voyez que cet art consiste presque uniquement à éviter de former des desirs contradictoires, puisque ce sont des sujets certains de chagrins ; à nous préserver autant que possible des maux physiques, puisque ce sont de vraies souffrances ; enfin à obtenir la bienveillance de nos semblables, et à nous concilier notre propre approbation, puisque ce sont des biens réels. Pour le moment retenez seulement que de même que sans la faculté de juger nous ne saurions rien, sans celle de vouloir nous ne ferions rien ; que nos desirs dirigent nos actions, et sont la cause de presque p78 tous nos plaisirs et nos chagrins ; et que, puisqu' ils sont la suite nécessaire des jugemens que nous portons des choses, le seul moyen de les bien régler est de porter des jugemens justes et vrais. Maintenant passons à autre chose : voilà des préliminaires suffisans pour aller plus loin. Il semblerait que ce serait ici le moment d' examiner jusqu' à quel point nos autres facultés sont soumises à notre volonté, et comment notre volonté elle-même est susceptible d' être influencée ; mais il faut auparavant avoir vu les effets de ces différentes facultés. Je reviendrai ailleurs sur ce sujet. CHAPITRE 6 IDEOLOGIE T 1 p79 de la formation de nos idées composées. jeunes gens, nous voilà arrivés à une époque de nos recherches qui mérite que vous vous y arrêtiez un moment. Vous avez vu avec moi que nous sommes doués de sensibilité, de mémoire, de jugement et de volonté ; vous avez reconnu que sentir des sensations, sentir des souvenirs, sentir des rapports, et sentir des desirs, c' est toujours sentir. Quoique je ne vous l' aie pas encore démontré, je vous ai annoncé que ces quatre facultés composaient notre faculté de penser tout entière ; et je crois qu' en examinant les opérations de votre esprit, vous éprouvez l' impossibilité d' en découvrir une qui ne se rapporte pas à une de celles-là ; et que cela commence à vous persuader que je ne vous ai pas trompés sur ce point. Je vous ai fait connaître avec précision ce qui appartient à chacune de ces facultés, et ce p80 qu' il ne faut pas lui attribuer : j' ai, pour ainsi dire, mis sous vos yeux les traits qui les caractérisent et les distinguent les unes des autres ; ainsi, à proprement parler, vous connaissez déjà toute votre faculté de penser. Cependant, ou je me trompe fort, ou vous ne voyez pas encore la liaison de tout cela avec toutes les idées qui meublent vos têtes, avec toutes les pensées qui occupent vos esprits : votre raison et votre conscience intime vous disent bien qu' une intelligence humaine ne peut pas faire autre chose que sentir, se ressouvenir, juger, vouloir, et agir en conséquence ; et en même tems vous sentez que vous faites une quantité de choses qui ne vous paraissent précisément aucune de celles-là. Vous vous trouvez comme pressés entre deux expériences, toutes deux constantes, et qui pourtant semblent contradictoires ; vous éprouvez un embarras singulier, et vous ne savez pas encore comment vous avez formé l' idée d' embarras ; vous cherchez, vous réfléchissez, et vous ne savez pas précisément ce que c' est que réfléchir, ni comment on réfléchit. Expliquons-le en passant ; ce sera toujours p81 une idée éclaircie, et cela se retrouvera dans l' occasion. réfléchir, être réfléchissant, c' est l' état de l' homme qui desire appercevoir un ou plusieurs rapports, porter un ou plusieurs jugemens ; qui, en conséquence de ce desir, s' efforce de se rappeler d' abord des faits, entre lesquels il puisse voir une liaison, et ensuite d' autres faits, pour s' assurer si cette liaison est bien réelle, si elle est constante ; et qui examine jusqu' à quel point on peut la généraliser, et enfin ce que l' on en peut affirmer sans se tromper : voilà ce que c' est que réfléchir. l' embarras est le sentiment, la sensation interne qu' éprouve cet homme quand les faits lui manquent, ou quand ils ne lui reviennent pas, ou quand il ne voit pas de liaison entr' eux, ou quand il en apperçoit qui lui semblent contradictoires, quand enfin il manque de moyens pour asseoir le jugement qu' il desire porter. Vous, par exemple, si vous avez pris pour sujet de vos méditations une pêche dont vous avez goûté hier, vous voyez bien qu' elle vous a donné les sensations d' une belle couleur, d' une bonne odeur, d' un p82 goût agréable, que vous l' avez sentie molle au toucher, que vous vous ressouvenez de tout cela, que vous en concluez que cette pêche est mûre, qu' elle vous sera salutaire, et qu' en conséquence vous desirez la manger, et que vous allez la chercher ou une autre pareille. Vous reconnaissez que, comme nous l' avons dit, il ne s' agit là que de sentir des sensations, des souvenirs, des rapports, des desirs, et d' agir en conséquence : mais vous ne démêlez pas de même comment, avec ces sensations, ces souvenirs, et ces rapports, vous vous êtes fait l' idée complète de cette pêche ; comment ensuite vous l' avez étendue à tous les fruits semblables, et encore moins comment vous avez composé les idées, plus générales encore, de bonté, de beauté, de mollesse ou de dureté, de maturité, de salubrité, de similitude, de passé, de présent, et d' avenir. C' est qu' effectivement ces idées très-composées ne sont pas les résultats d' une seule expérience ; il faut en rassembler plusieurs ; et vous ne devinez pas l' usage qu' il en faut faire. Cela vous jette dans une grande perplexité : il est bon que vous l' ayez p83 éprouvée ; mais il est tems de vous en tirer. Pour y réussir, il n' y a que trois choses à vous expliquer ; savoir, comment nous apprenons que les sensations que nous éprouvons sont causées par un objet quelconque, comment elles nous servent à former l' idée complète de cet objet, et comment nous tirons de plusieurs de ces idées ce qu' elles ont de commun pour en faire d' autres idées plus générales. Il n' en faut pas davantage pour que vous voyez naître toutes les idées possibles du petit nombre d' élémens que nous avons examinés. L' ordre chronologique et généalogique de ces faits demanderait que je vous rendisse compte d' abord du premier. Cependant, quoique le premier, et précisément parcequ' il est le premier, il est le plus difficile à comprendre ; et comme il pourra nous engager dans quelques discussions, je le réserverai pour le chapitre suivant, et traiterai d' abord des deux autres, qui, pour ainsi dire, n' en font qu' un. Retenez que, pour être bien compris, il faut toujours partir du point où sont les gens à qui l' on parle, et des idées qui leur sont p84 les plus familières. Or il y a long-tems que vous n' en êtes plus à vos premières sensations, et qu' une longue habitude vous a fait perdre de vue les premiers jugemens que vous en avez portés. Je ne dois donc pas me borner à vous tracer historiquement la filiation des idées d' un homme qui part de l' impression la plus simple et la plus particulière pour arriver à l' idée la plus composée et la plus générale ; vous ne sauriez vous mettre à sa place ; vous ne pourriez reconnaître dans ce tableau le portrait de ce qui s' est passé en vous : au contraire vous avez déjà une multitude d' idées qui sont compliquées, généralisées, combinées plus même que vous ne le croyez. C' est donc dans cet état qu' il faut vous prendre ; ce sont ces idées qu' il faut examiner ; et lorsque, toujours en remontant, nous serons arrivés jusqu' à la première, tout sera débrouillé pour vous, l' ordre et l' enchaînement de leur formation ne vous échappera plus. J' ai déjà fait, dans mon introduction, des réflexions à-peu-près semblables, dont celles-ci ne vous paraîtront peut-être qu' une répétition inutile : mais j' aime à p85 y insister, parcequ' on en trouve l' application toutes les fois qu' on a une chose quelconque à expliquer, soit de vive voix, soit par écrit, et qu' elles sont la base de toute bonne méthode. D' après ces principes, j' ai commencé par vous faire distinguer, dans cette foule d' idées que vous avez, des sensations, des souvenirs, des jugemens, et des desirs. C' est déjà une manière de les classer et de s' y reconnaître : il ne s' agit plus que de trouver comment ces élémens se combinent. Supposons d' abord que vous savez comment vous êtes parvenus à regarder vos sensations comme des effets des différens êtres qui existent dans la nature : cela nous est permis ; car il n' est pas douteux que vous le faites : et quand un fait est certain, on peut sans inconvénient en différer l' explication, et pourtant s' en servir comme d' une chose non contestée. Il ne nous reste donc plus qu' à voir comment, par le moyen de ces sensations, vous formez les idées individuelles des êtres qui les causent, et ensuite des idées plus générales, de classes, de genres, et d' espèces, et toutes celles qui dérivent de celles-là. p86 Rappelez-vous que dans le chapitre du jugement, lorsque je voulais vous prouver que dans tout jugement quelconque vous ne comparez jamais ensemble que deux idées, je vous citai cette proposition, l' homme qui découvre une vérité est utile à l' humanité tout entière, et je vous montrai que le sujet et l' attribut, quoique composés tous deux de beaucoup d' idées différentes, n' en formaient pourtant chacun qu' une seule, qui était la résultante de toutes les autres. Si vous aviez donné un nom unique à chacune de ces deux idées, elles seraient restées fixées à jamais dans vos têtes, vous n' auriez plus besoin de les refaire ; et toutes les fois que l' occasion d' employer l' idée d' homme qui découvre une vérité, ou celle d' être utile à l' humanité tout entière, se représenterait à vous, vous vous serviriez de ces deux noms comme de tous les autres termes de la langue. Eh bien ! C' est ainsi que de toutes les sensations que vous cause un objet, et de toutes les propriétés que vous lui découvrez, vous faites un seul groupe, une idée unique, qui est l' idée de cet être, et que son nom vous rappelle. Reprenons p87 l' exemple de la pêche : supposons que vous la voyez pour la première fois, et que vous n' en ayez pas vu d' autres ; elle vous donne la sensation d' une certaine couleur, d' un certain goût ; vous reconnaissez qu' elle a une certaine forme, qu' elle présente une certaine résistance molle quand on la presse, qu' elle est portée sur un arbre fait d' une certaine manière, et situé dans tel endroit. De toutes ces idées, vous formez une idée unique, qui est l' idée de cette pêche, et qui n' est d' abord que l' idée de celle-là, et non de toute autre pêche que vous ne connaissez pas encore. Dans cet état cette idée est individuelle et particulière : si vous n' avez l' usage d' aucune langue, le signe de cette idée est l' individu lui-même. Si vous vous faites à vous-même un langage qui vous soit propre, vous donnez à votre idée le nom, ou le signe que vous voulez ; mais ce nom ne représente que l' individu observé. Si vous êtes avec des gens qui parlent français, et c' est le cas où vous vous êtes trouvés dans votre enfance, ils vous disent que cela s' appelle une pêche : mais ce mot pêche, qu' ils ont déjà généralisé, p88 et qui est pour eux le nom commun à toutes les pêches imaginables, n' est encore pour vous que le nom de celle que vous voyez ; il est purement individuel, comme le serait celui que vous auriez créé arbitrairement pour votre usage. Cette opération de l' esprit, qui consiste à rassembler plusieurs idées pour n' en former qu' une seule, à laquelle on donne un nom qui les réunit, bien que très-commune assurément, n' a point elle-même de nom dans la langue française : on peut l' appeler concraire, par opposition à abstraire, nom que l' on a donné à l' opération inverse dont nous allons parler. C' est ainsi que l' on appelle termes concrets les adjectifs, tels que pur, bon, etc. Qui expriment une qualité considérée comme unie à son sujet ; tandis que l' on appelle termes abstraits, les mots pureté, bonté, etc., qui expriment ces qualités séparées de tout sujet. De même on dit que trois mètres est un nombre concret, et que trois tout court est un nombre abstrait. Nous verrons bientôt ce que nous devons penser de ces dénominations. Continuons. p89 Voilà donc l' opération par laquelle de plusieurs idées différentes nous formons un groupe, qui est l' idée propre et individuelle de l' être qui en est la cause. Voyons actuellement celle par laquelle ces idées particulières, et propres à un individu seulement, deviennent générales et communes à plusieurs. Revenons à l' exemple de la pêche. Après vous être formé l' idée de cette première pêche, vous voyez d' autres êtres qui ont à-peu-près les mêmes qualités qu' elle, qui ont avec elle beaucoup de caractères communs, mais qui en diffèrent cependant à bien des égards, car il n' y a pas deux êtres absolument semblables dans la nature. Toutes les pêches n' ont pas exactement les mêmes couleurs, la même figure, la même grosseur, le même degré de maturité ; elles diffèrent au moins par le lieu, par le tems où vous les voyez. Vous négligez ces différences, vous les écartez, ou, comme on dit, vous en faites abstraction ; vous ne considérez ces dernières pêches que par ce qu' elles ont de commun avec la première que vous avez observée ; vous prononcez que ce sont encore p90 des pêches : et voilà que l' idée de pêche est devenue générale, et n' est plus composée que des caractères qui conviennent absolument à toutes les pêches. Cette opération s' appelle abstraire. Ce mot vient de l' ancien mot traire, qui n' est plus d' usage, et qui est synonyme de tirer : abstraire, c' est tirer de... effectivement vous tirez de deux ou plusieurs idées individuelles tout ce qui les confond, en rejetant tout ce qui les distingue, et vous en faites une idée commune. Il n' est pas inutile d' observer ici que puisque l' on a tiré, abstrait, certaines parties de l' idée particulière pour la généraliser, elle n' est plus exactement la même quand elle est devenue générale que quand elle était individuelle. C' est sur cette remarque qu' est fondé le grand principe de logique, qu' on ne peut pas conclure du particulier au général. En effet de ce qu' une pêche est gercée, de ce qu' un homme est malade, je ne peux pas conclure p91 que toutes les pêches sont gercées, que tous les hommes sont malades ; car ce sont là des circonstances particulières de l' idée individuelle qui n' ont pas été conservées dans l' idée généralisée ; au contraire, tout ce que je pourrai affirmer de l' idée générale, je pourrai l' affirmer des ndividus : car toutes les idées qui ont été conservées dans cette idée générale doivent se retrouver dans toutes les idées particulières dont elle est abstraite. Cette opération d' abstraire, ainsi que celle de concraire, est d' un très-fréquent usage : nous leur devons toutes nos idées composées ; mais remarquez bien la différence essentielle de leurs effets. L' opération de concraire nous sert à nous former l' idée des êtres qui existent, et celle d' abstraire à composer des groupes d' idées dont le modèle n' existe pas dans la nature, et qui néanmoins nous sont très-commodes pour faire de nouvelles comparaisons et appercevoir de nouveaux rapports entre les résultats des rapports que nous connaissons déjà. En effet une telle pêche existe réellement, telles et telles autres existent aussi ; c' est par l' opération de concraire les sensations p92 qu' elles nous ont données que nous avons formé l' idée de chacune d' elles. Mais une pêche en général, abstraction faite des circonstances particulières qui distinguent chacun de ces individus pêches, une telle pêche n' existe que dans notre esprit, et c' est par l' opération d' abstraire que nous en avons formé l' idée : néanmoins cette idée me sera très-utile si je veux, par exemple, établir la différence entre les pêches et les abricots ; car alors je n' ai pas besoin de faire attention à toutes les nuances qui différencient les pêches entre elles, et les abricots entre eux ; je n' ai à considérer que ce qui est commun à toutes les pêches, et ce qui est commun à tous les abricots. Je vois que ces deux groupes d' idées sont différens en certains points, et que par conséquent ces deux classes d' êtres diffèrent constamment à certains égards. Nous traitons ces classes comme des individus, quoique dans le fait il n' existe réellement que des individus isolés, c' est-à-dire qu' il n' y a que des êtres individuels qui nous causent des sensations, et qu' il n' existe nulle part en réalité une telle chose, qu' une classe qui p93 puisse agir directement et immédiatement sur nous. Cette opération d' abstraire ne nous sert pas seulement à grouper des individus réels pour les ranger par classes, à généraliser leur idée particulière pour en faire une idée commune à plusieurs ; elle nous sert à en faire de même de chacune de leurs qualités, c' est-à-dire de chacune des impressions qu' ils nous causent et de leurs circonstances. Ainsi nous sentons successivement que plusieurs choses nous font du bien, nous disons qu' elles sont bonnes. C' est déjà une classification, une généralisation que ces expressions bien et bonnes ; car toutes ces choses ne nous font pas le même bien, ne nous sont pas bonnes de la même manière. Ainsi ce sont des impressions différentes entre elles que nous réunissons sous un même point de vue par la ressemblance commune qu' elles ont de nous faire chacune un bien, de nous être chacune ce que nous appelons bonne. mais nous ne nous en tenons pas là : de toutes ces choses qui sont bonnes, nous extrayons l' idée de bonté, et nous employons cette idée comme si c' était une p94 chose qui existât indépendamment des êtres dans lesquels elle se trouve ; de tout ce qui est utile, nous extrayons de même l' idée d' utilité ; de ce qui est beau, l' idée de beauté. ce sont ces termes et ces idées qu' on appelle plus communément termes abstraits, idées abstraites. Effectivement il y a une abstraction de plus ; mais, à parler rigoureusement, tout nom généralisé, toute idée d' un individu étendue à plusieurs est déjà un mot abstrait, une idée abstraite ; car dans l' usage qu' on en fait, il y a déjà des particularités de ses élémens qu' on a négligées, et d' autres qu' on a séparées, tirées dehors pour ainsi dire, enfin qu' on a abstraites. remarquez même que ces deux opérations opposées, concraire et abstraire, se trouvent toujours réunies, et sont nécessaires toutes deux dans la formation de toute idée composée quelconque ; car toutes les fois que je forme une nouvelle idée avec divers élémens pris çà et là, si je sépare chacun de ces élémens de circonstances que je néglige, parcequ' elles ne sont pas nécessaires à mon objet, si je les en abstrais, en même tems je les réunis, p95 je les concrais pour en former l' idée nouvelle. Ainsi j' abstrais et je concrais en même tems, ou plutôt ce que j' abstrais d' un côté je le concrais de l' autre ; c' est pourquoi je n' aime pas beaucoup ces mots abstraire et concraire. Mais on fait tant d' abus des mots abstrait et abstraction, que j' ai voulu vous faire comprendre ce que l' on peut raisonnablement entendre par abstraire et par son opposé concraire. ne nous servons plus ni de l' un ni de l' autre : ne séparons plus deux opérations intellectuelles qui, dans la pratique, n' ont jamais lieu l' une sans l' autre ; et, sans nous embarrasser de vaines dénominations, rendons-nous compte tout simplement de ce que nous faisons quand nous formons nos idées composées. Je suppose que j' éprouve pour la première fois la sensation, que dans la suite j' appellerai le rouge. si je ne sais ni d' où elle me vient ni par où elle me vient, si je ne fais que la sentir, sans y mêler aucun jugement, c' est une pure sensation que j' éprouve ; c' est une idée simple que j' ai : nécessairement elle est individuelle et particulière. Si à cette sensation, à cette pure impression, p96 à cette idée simple, je joins la sensation d' un rapport entre un être dont l' existence consiste à me causer cette sensation, et moi, dont l' existence consiste à la sentir, cette idée de rouge n' est déjà plus une idée simple ; elle est composée d' une sensation et d' un jugement : mais elle est encore individuelle, c' est-à-dire particulière à ce seul fait. Je ne l' ai pas étendue à toutes les sensations à-peu-près pareilles que je puis recevoir de différens autres êtres que je ne connais pas encore. Il en est de même de la saveur et de l' odeur que peut me faire sentir ce même corps. Si je ne fais que les sentir, ce sont des idées simples ; si de plus je juge d' où elles me viennent, ce sont des idées composées, mais toujours particulières et pas encore généralisées. Maintenant, que je réunisse ces trois idées, d' une certaine couleur, d' une certaine saveur, d' une certaine odeur, j' en forme l' idée de l' être qui me les cause, idée déjà plus composée, mais toujours individuelle et particulière ; car d' autres êtres peuvent être capables de me faire les mêmes impressions, mais je ne les connais p97 pas encore : ainsi je n' ai pas étendu cette idée sur eux. Que je désigne cette idée ou l' être qui me la donne, ce qui est la même chose pour moi, par le mot fraise ; ce nom est celui de cette fraise et non des fraises en général, car je ne l' ai pas encore généralisé. Si je ne connais cette fraise que par ces trois effets, son existence à mon égard n' est composée que de ces trois idées ; elle est pour moi un être capable de me faire sentir ces trois sensations, et rien de plus ; car, remarquez-le bien, l' idée d' un être quelconque n' est jamais pour nous que l' assemblage des propriétés que nous lui connaissons : c' est ce qui fait que le même mot n' a presque jamais exactement la même signification pour aucun de ceux qui le prononcent ; il exprime pour chacun d' eux plus ou moins d' idées, suivant le degré de connaissance qu' ils ont du sujet. Quand j' aurai observé que cette fraise est de forme conique, qu' elle vient à la suite d' une petite fleur blanche, qu' elle est portée sur une petite plante verte, qu' elle est destinée à reproduire cette plante, etc., je joindrai toutes ces propriétés aux premières ; p98 le mot fraise les renfermera toutes, et mon idée de cette fraise sera plus composée : au reste elle ne cessera point encore d' être individuelle et particulière ; seulement elle sera plus complète. Quand cette fraise serait le premier être existant qui eût frappé mes sens, quand par conséquent son idée serait la première idée d' un pareil être que je compose, elle me fournirait, sans cesser d' être individuelle et particulière, l' occasion de créer plusieurs des idées que nous exprimons par les mots appelés adjectifs, et par les substantifs nommés abstraits. Par exemple, si j' ai appelé le rouge une des sensations qu' elle m' a causée, je dirai que cette fraise est rouge, c' est-à-dire, qu' elle est cause pour moi de l' impression appelée le rouge. Cet adjectif est l' expression abrégée d' un des jugemens que j' ai portés de cette fraise, d' un des rapports que j' ai remarqués entre elle et moi ; il me sert à exprimer que cette fraise a ce rapport avec moi. Si ensuite je fais attention que ce rapport a une cause dans la fraise, j' appelle cette cause rougeur de la p99 fraise ; c' est une de ses qualités, une des idées qui composent l' idée de cet être. Si nous avions donné des noms particuliers aux saveurs et aux odeurs comme aux couleurs, je ferais de même à l' occasion des rapports que cette fraise a avec moi de me causer une certaine odeur et une certaine saveur ; car tout rapport donne nécessairement lieu à trois idées, celle du rapport lui-même, celle de son effet, celle de sa cause : si le plus souvent nous ne formons pas ces idées, ou si nous ne les désignons pas distinctement par des noms particuliers, c' est que cela ne nous est pas utile, ou plutôt c' est que les noms particuliers que nous leur avons donnés d' abord, nous les avons étendus à d' autres idées à-peu-près semblables ; qu' ainsi ils sont devenus communs et généraux, et que nous ne nous sommes pas embarrassés de les remplacer par d' autres qui soient restés particuliers et spéciaux. Mais il n' y a pas un des innombrables rapports que chacun des êtres existans ont avec nous, qui ne pût être la source de trois idées particulières, de trois mots particuliers pour les exprimer. p100 Ainsi, par exemple, cette fraise a avec moi les rapports de me faire trois effets ; l' un, que j' appelle me faire plaisir ; l' autre, que j' appelle me faire du bien ; le troisième, que j' appelle me faire ou me rendre service : j' exprime ces trois rapports en disant qu' elle est belle, qu' elle est bonne, qu' elle est utile ; et les causes de ces trois rapports, par les mots beauté, bonté, utilité, qui représentent trois propriétés de la fraise, trois des idées qui composent l' idée de cet être. Mais quand j' aurai généralisé les mots plaisir, bien, service, qui sont encore l' expression spéciale des effets particuliers de cette fraise sur moi ; quand je les aurai étendus à d' autres effets produits par d' autres êtres, effets qui sont analogues à ceux-ci, mais qui ne sauraient être exactement les mêmes, il ne me reste plus de moyen d' exprimer privativement le plaisir que me fait cette fraise, le bien qu' elle me cause, le service qu' elle me rend ; de dire la manière particulière dont elle est belle, bonne et utile ; de peindre le genre spécial de la beauté, de la bonté, de l' utilité, qui lui sont propres. Voilà à quoi nous p101 sommes réduits actuellement que toutes nos idées sont si travaillées, que tous les mots qui les expriment sont si généralisés. Nous n' en avons plus pour exprimer particulièrement chaque chose ; il n' y a plus que les noms propres qui désignent un être à l' exclusion de tout autre. Cependant vous devez sentir que tant que cette fraise, que j' ai prise pour exemple, est supposée le seul être que j' aie examiné ; non seulement son nom est un nom propre dans la force du terme, mais toutes les idées qu' elle m' a donné occasion de former ont ce même caractère : elles sont uniques dans leur genre ; les mots qui les expriment ne s' appliquent qu' à un seul fait ; et en même tems vous voyez que sur ce seul être j' ai créé des idées de bien des espèces. Nous trouverons facilement la manière dont ces idées particulières se généralisent. J' ai beaucoup insisté sur ce premier pas de notre esprit, parceque si vous ne le compreniez pas bien, vous n' entendriez jamais l' artifice de la composition de nos idées, ni celui du langage qui en est l' expression, ni celui du raisonnement. La p102 plus grande difficulté que j' aie éprouvée pour vous l' expliquer, c' est que les mots manquent à tout moment : comme par un long usage, nous les avons tous généralisés, on ne sait comment s' y prendre pour obliger l' auditeur à les prendre dans un sens restreint et individuel qu' ils n' ont plus ; et, malgré tous mes soins, je ne serais pas étonné de n' y être pas complètement parvenu. Si à une première lecture il vous était resté quelque louche, je vous exhorterais à en faire une seconde, en tâchant de vous bien pénétrer de l' intention que j' ai eue, et en vous reportant sans cesse à la position où est un homme qui forme ces premières combinaisons ; car je ne puis pas faire que nous ayons, pour exprimer les idées de cet homme, d' autres mots que ceux dont nous avons fait depuis un tout autre usage que lui, et qui par conséquent ont une autre valeur pour nous que pour lui : et, encore une fois, la science des idées est bien intimement liée à celle des mots ; car nos idées composées n' ont pas d' autre soutien, d' autre lien qui unisse tous leurs élémens que les mots qui les expriment et qui les p103 fixent dans notre mémoire. Nous examinerons quelque jour les causes et les conséquences de ce fait ; mais en attendant, je puis parler d' une idée et du mot qui la représente comme d' une seule et même chose ; car tout ce qui arrive à l' un arrive à l' autre. Voilà donc qu' en conséquence de l' examen d' un seul être, j' ai formé et séparé les unes des autres l' idée de cet être, celles de ses rapports, celles de leurs effets, celles de leurs causes ; et toutes ces idées sont encore particulières. J' ai créé, pour les exprimer, des mots que nous appelons un nom de substance, des noms adjectifs, des noms substantifs abstraits ; et tous ces mots sont encore rigoureusement des noms propres d' un tel être, d' un tel rapport, et d' un tel effet ou d' une telle qualité. Voyons comment ces idées et ces noms vont se généraliser. Après avoir vu cettre fraise, j' en vois d' autres ; je les examine : elles lui ressemblent par des qualités constantes, communes à toutes ; elles en diffèrent par des circonstances variables. Je retranche ces circonstances variables et de l' idée de la p104 première fraise et de celles des fraises que je vois ensuite, je réunis les qualités constantes, et voilà que l' idée et le nom de fraise sont devenus communs à bien des êtres, et sont généralisés autant qu' ils peuvent l' être. Par la même raison les mots belle, bonne, utile, rouge ; plaisir, bien, service, le rouge ; beauté, bonté, utilité, rougeur, n' expriment plus les rapports de cette première fraise avec moi, leurs produits et leurs causes, mais les rapports, les effets et les qualités des fraises en général : ils sont déjà généralisés aussi, mais pas à beaucoup près autant qu' ils peuvent l' être ; car dans la suite je les étendrai à bien d' autres êtres, les uns plus, les autres moins, d' après mes observations. En effet, après avoir vu ces fraises, je vois une cerise ; je fais l' idée de cette cerise comme j' ai fait celle de la première fraise, et l' idée générale de cerise comme l' idée générale de fraise. Ces cerises sont aussi pour moi belles, bonnes, utiles, rouges d' une certaine manière ; mais cette manière n' est pas exactement la même que celle des fraises. Si, au lieu de donner aux p105 rapports que je sens entre ces cerises et moi, des noms particuliers et qui leur soient propres, je leur applique ces noms-ci que j' ai déjà donnés aux rapports des fraises avec moi, il est clair que je ne le puis qu' en écartant des uns et des autres les circonstances qui les différencient, et en ne conservant que celles qui leur sont communes. Par conséquent chaque fois que je généralise davantage un nom, que je l' étends à un plus grand nombre d' êtres, je retranche beaucoup des idées qu' il renfermait dans son sens plus restreint ; il en exprime réellement beaucoup moins. à proportion qu' une idée devient plus générale, elle fait partie d' un plus grand nombre d' êtres, mais elle est une plus faible partie de chacun d' eux. C' est ce qui se voit bien clairement dans la formation des idées d' espèces, de genres, de classes, qui se composent tout comme les précédentes : la seule différence est qu' un nom nouveau exprime chaque degré de généralisation, et les fait remarquer en les empêchant de se confondre. Je vois un individu, je reconnais toutes les qualités qui lui appartiennent, p106 toutes les propriétés qui le caractérisent, en un mot toutes les impressions qu' il me fait ; je l' appelle Jacques. il est clair que ce nom propre est l' expression de l' idée complète de cet individu, c' est-à-dire, de toutes les idées qui la composent ; je le réunis avec un certain nombre d' autres individus, différens de lui à beaucoup d' égards, mais qui ont aussi beaucoup de choses communes ; j' en forme une classe d' individus, que je désigne par le nom de parisiens ; je joins ces individus à d' autres qui ont moins de points de ressemblance, j' en forme une seconde classe plus étendue, que je désigne par le mot de français : je forme ainsi successivement les mots et les idées d' européen d' homme, d' animal, et enfin d' être, qui est le terme le plus général dont on puisse s' aviser, puisqu' il s' étend à tout ce qui existe. Il est clair que ces idées très-composées vont toujours renfermant un plus grand nombre d' individus, ce qui constitue leur extension, mais un moindre nombre de circonstances de chacun d' eux, ce qui constitue leur compréhension ; car quand je dis de Jacques qu' il est un être, p107 je n' en dis qu' une seule chose, c' est qu' il est capable de m' affecter, sans désigner du tout comment, je dis qu' il existe et rien de plus ; quand je dis qu' il est un animal, je dis de plus que je lui connais vie et mouvement, qu' il se nourrit, qu' il se reproduit, en un mot qu' il existe de toutes les manières qui caractérisent un animal ; quand je dis qu' il est homme, je dis de plus que je sais qu' il est fait de telle ou telle manière, qu' il a telle qualité qui m' a frappé ; quand je dis qu' il est européen, français, parisien, j' ajoute toujours quelque chose à l' idée ; et enfin quand je dis qu' il est Jacques, je dis implicitement tout ce que je sais de lui, et même tout ce qui lui appartient, quand même je ne le connaîtrais pas encore ; car je puis fort bien ignorer qu' il est fort, qu' il est aimable, qu' il est malade : mais quand je le saurai, ce sera seulement de nouvelles idées que je devrai ajouter aux nombreuses idées qui composent pour moi celle de Jacques. Cela rentre dans ce que j' ai dit plus haut, qu' un nom signifie toujours plus ou moins de choses pour ceux qui le prononcent, à proportion p108 qu' ils connaissent plus ou moins le sujet dont il s' agit ; mais cela ne change rien à la vérité que j' ai établie, que l' idée particulière d' un individu renferme toutes les idées qui lui appartiennent, et que l' idée d' un nom de classe ne renferme que celles qui sont communes à tous les individus de la classe, et par conséquent un nombre d' idées d' autant moindre que les individus sont plus nombreux et la classe plus étendue. C' est ainsi que des idées de cerise, de fraise, d' abricot, etc., on fait l' idée de fruit, qui ne renferme plus les idées particulières à chacun de ces êtres, mais seulement la propriété qui leur est commune d' être produits d' une certaine manière par des végétaux ; et si je généralise encore plus le mot fruit, comme on fait dans le sens métaphorique, en disant, par exemple, que la science est le fruit du travail, que les découvertes sont le fruit de la réflexion, ce mot fruit ne renferme plus que l' idée d' être produit par un être quelconque, sans aucune désignation de cause ni de manière. De même, des idées de verd, de jaune, p109 de rouge, en faisant abstraction de leurs différences, je fais l' idée de couleur qui n' exprime plus que la qualité commune à ces sensations d' être senties par l' oeil comme les sons par l' oreille. Des idées de couleur et de son je fais l' idée plus générale de sensation, qui n' est que celle d' être sentie, n' importe par quelle voie. De même encore, en revenant aux adjectifs cités ci-dessus, ce mot rouge, qui n' exprimait d' abord que la manière d' être rouge de la fraise, ensuite des fraises en général, puis des fraises et des cerises, devient petit à petit l' expression de ce que tous les corps rouges ont de commun entre eux : la même chose arrive au mot bon. à chaque degré de généralisation il y a des différences négligées ; le mot change réellement de signification : cela est si vrai, qu' il est manifeste que la bonté d' un homme, la bonté d' un fruit, la bonté d' un cheval, la bonté en général ne sont pas la même chose. Dans ces quatre cas, les mots bon et bonté sont appliqués à trois idées individuelles différentes, et à une idée générale. Les idées changeant, en rigueur les mots devraient changer p110 aussi, comme les mots verd, jaune, rouge et couleur ; mais aucune langue n' est assez riche pour cela, parceque les inconvéniens d' une telle abondance surpasseraient ses avantages. Cependant cela était bon à remarquer pour que vous ne soyez pas dupes des mots, et qu' ils ne vous masquent pas la génération des idées lorsqu' ils ne la peignent pas fidèlement. Quoi qu' il en soit, voilà que vous connaissez comment se forment toutes celles de nos idées que nous exprimons par des substantifs et des adjectifs. Je pourrais vous expliquer de même la formation de celles qui sont représentées par les autres élémens du discours, tels que les verbes, les prépositions, etc. ; mais ces détails seront mieux placés quand nous étudierons la grammaire, c' est-à-dire la science de l' expression de nos idées : qu' il vous suffise pour le moment de savoir qu' elles dérivent toutes de celles que nous avons examinées, et qu' elles se forment par les mêmes moyens. Vous voyez donc qu' il ne s' agit jamais que de recevoir des impressions, d' observer des rapports, de les ajouter, de les retrancher, de les réunir, de p111 les diviser, et d' en former de nouveaux groupes ; et vous ne devez plus être embarrassés de comprendre comment tant de combinaisons si différentes sont le produit du petit nombre de facultés que nous avons distingué dans notre faculté de penser : c' était le seul but que je me proposais dans ce chapitre. Nous pouvons actuellement passer à un autre objet. Observons seulement, en finissant, que la marche que nous venons de tracer à l' esprit humain dans la formation de nos idées composées est celle que suivrait nécessairement un homme isolé et sans secours, qui formerait ces idées et leurs signes pour son usage à lui tout seul. Elle est méthodique, mais elle est pénible et lente : aussi certainement cet homme ne composerait guères d' idées, et son dictionnaire serait fort court. Toute langue un peu riche n' a pu être le résultat des efforts que de beaucoup d' hommes et de bien des générations successives. Mais ce n' est pas par ce chemin que tant d' idées sont entrées dans nos têtes, à nous, jetés dès notre enfance au milieu d' hommes parlant une langue perfectionnée : nous p112 n' avons pas créé ces idées, nous les avons reçues ; leurs signes ont d' abord frappé notre oreille pêle-mêle et au hasard, suivant que l' occasion s' en est présentée ; nous n' avons eu qu' à en démêler les significations, et à les classer, en profitant bien ou mal d' expériences multipliées : c' est sur les mots et d' après les mots que nous avons appris les idées. Cette opération est souvent restée incomplète : de là bien des erreurs, bien des fausses liaisons, une grande ignorance de l' enchaînement de certains résultats. On n' en sera pas surpris si l' on songe que dans un petit nombre d' années de notre première enfance, nous mettons dans nos têtes la plus grande partie des idées qui ont été créées depuis l' origine du genre humain. Quand on fait des provisions si précipitées, il est difficile de les bien connaître et de les bien ranger. Mais en voilà assez sur ce chapitre : relisez-le quelquefois pour vous familiariser avec ces combinaisons ; et cependant occupons-nous de chercher comment nous apprenons que les sensations qui nous affectent sont causées par un objet quelconque. CHAPITRE 7 IDEOLOGIE T 1 p113 de l' existence. penser, c' est sentir ; et sentir, c' est s' appercevoir de son existence d' une manière ou d' une autre : nous n' avons pas d' autre moyen de connaître que nous existons. Aussi, si nous ne sentions rien, ce serait bien pour nous l' équivalent de ne pas exister. Une sensation est donc une manière d' exister, une manière d' être, et rien de plus ; et toutes nos sensations diverses sont purement et simplement différentes modifications de notre être : une sensation est donc une chose qui se passe uniquement en nous. Il en est de même à plus forte raison des souvenirs de ces sensations, des rapports que nous appercevons entre elles, et des desirs qu' elles font naître. Mais une pure sensation quelconque a-t-elle par elle-même la propriété de nous avertir qu' elle nous vient de quelque chose p114 qui n' est pas nous ? C' est une question que nous avons déjà traitée dans le chapitre de la mémoire, page 44 et suivantes ; et nous nous sommes décidés pour la négative, par cette considération sans réplique, que sentir une sensation, c' est sentir ; et que sentir d' où elle nous vient, c' est sentir un rapport, c' est juger. Ainsi toute sensation que nous rapportons à un être quelconque, n' est déjà plus une pure sensation, elle est accompagnée d' un jugement. Nous nous sommes demandé ensuite si ce jugement est inséparable de la sensation ; et nous avons vu dans le chapitre du jugement, pages 55 et 56, qu' il en est si peu inséparable, qu' il est même impossible que la faculté de juger commence à agir aussitôt que la faculté de sentir. Il nous reste donc à trouver comment nous avons été conduits à juger que nos sensations sont occasionnées par des êtres qui ne sont pas nous, et si nous avons raison de porter ce jugement. Nous appelons corps ces êtres auxquels nous attribuons d' être la cause de nos sensations : pour que ce jugement soit juste, il faut p115 premièrement que ces corps existent ; secondement, qu' ils soient en effet les causes des impressions que nous ressentons. La première chose à examiner est donc celle-ci, y a-t-il des corps ? Et la seconde, comment le savons-nous ? C' est ce dont nous allons nous occuper. Vous êtes certainement surpris d' une pareille question : il ne vous est jamais venu en tête qu' on imaginât de la proposer, et qu' il pût être incertain s' il y a des corps et si vous en avez un ; ce doute vous paraît impertinent cependant je suis bien assuré qu' il vous est impossible de le lever, et que, quelque inébranlable que soit votre opinion à cet égard, vous ne sauriez en démontrer la vérité. Cela seul doit vous prouver que le sujet mérite d' être approfondi ; de plus, vous sentez que c' est la base fondamentale de l' édifice entier des connaissances humaines. Car si nous nous trompons sur ce point capital, si l' existence des corps est une illusion, nous vivons entourés de fantômes, et toutes nos connaissances ne sont que des chimères. Or, en matière si importante, il n' est pas p116 permis de se contenter d' un sentiment confus et d' assertions sans preuves. Je sais qu' un très-grand préjugé en faveur de la réalité de l' existence des corps est la croyance générale de tous les hommes qui n' en doutent pas, et n' imaginent pas même qu' on puisse en douter. Mais, premièrement, cette croyance n' est pas sans exception ; car plusieurs hommes, et de grands hommes, ont pensé et ont soutenu qu' il n' existe réellement rien de semblable à ce que nous appelons des corps, et que quand les corps existeraient, nous n' avons en nous absolument aucuns moyens de les connaître : d' ailleurs, quand même une opinion serait parfaitement universelle, ce ne serait pas encore une preuve sans réplique de sa justesse, car le genre humain tout entier peut fort bien se tromper, et ce ne serait peut-être pas la première fois que cela lui fût arrivé. Il faut donc en revenir à examiner si l' existence des corps est réelle, et comment nous parvenons à la connaître. Avec un moment d' attention vous pouvez vous appercevoir que non-seulement la solution de cette question ne se présente p117 pas d' elle-même à l' esprit avec évidence, mais encore qu' elle est assez difficile à trouver quand on y pense. En effet vous venez de voir que toutes nos idées composées ne sont autre chose que des combinaisons de nos sensations, de nos souvenirs, de nos jugemens, et de nos desirs. Il est bien évident que ces combinaisons se font en nous sans aucune intervention étrangère ; il ne l' est pas moins que nos sensations de souvenirs, de jugemens, et de desirs, sont aussi des choses qui se passent uniquement dans notre intérieur. Or qu' est-ce qui empêcherait qu' il n' en fût de même de nos sensations proprement dites ? Et que, tandis que nous croyons voir, entendre, goûter, sentir, toucher des êtres réels et distincts de nous, ces impressions ne fussent que des modifications internes de notre faculté de sentir, des manières d' être, produites en elle par des raisons inconnues, mais sans aucune cause extérieure, comme celles que nous éprouvons dans certains rêves où nous nous croyons actuellement frappés par des corps qui bien certainement sont alors fort éloignés de nous, ou comme celles que p118 nous ressentons même éveillés dans certaines circonstances, ainsi que nous en avons fait la remarque aux chapitres de la sensibilité et de la mémoire. Cette supposition n' est point absurde. Cependant, si elle était conforme à la vérité, cette plume que je crois tenir, ce papier sur lequel je crois en ce moment tracer ces mots, mon corps lui-même que je crois sentir et par lequel je crois sentir, ne seraient que de vaines apparences, résultantes de diverses modifications arrivées et combinées dans l' intérieur de ma faculté pensante, quelle qu' elle soit et quelque part qu' elle existe ; et dans le fait, quand la chose serait ainsi, pourvu que ces modifications et leurs combinaisons suivent les mêmes lois, qu' elles soient internes ou externes, qu' elles viennent du dedans ou du dehors, tout va de même pour moi qui les éprouve. Que vous, à qui je parle, soyez des êtres existans ou idéals, si, dans les deux cas, il doit résulter des mots que je profère que vous me présentiez les mêmes aspects, si je dois suivre les mêmes règles pour produire sur vous les mêmes effets, rien n' est changé pour p119 moi ; et je n' ai par conséquent aucun moyen de démêler ce qui en est ; je n' ai certitude de rien que des effets que j' éprouve. à la vérité, actuellement que nous sommes parvenus (nous verrons quelque jour par quels moyens) à nous comprendre réciproquement, quand vous me dites que vous sentez comme moi, quand je vous vois agir spontanément comme moi, quand vous m' assurez que c' est en vertu d' impressions tout-à-fait semblables à celles que je vous dépeins comme existantes en moi, quand mille expériences continuellement répétées et toujours convaincantes me prouvent la vérité de ces assertions, il m' est bien difficile de vous refuser d' être des êtres sentans, et par conséquent existans comme moi. Mais si j' étais le seul être animé sur la terre, et qu' un génie d' une espèce supérieure, supposé doué du talent de se faire entendre à moi, vînt me dire que tout ce que je crois voir et entendre, et tout ce que je crois faire, n' est qu' une suite d' illusions ; que je suis purement et uniquement une vertu sentante, incapable de toute autre chose que p120 d' être affectée successivement de mille manières différentes ; que, quand je me meus, je crois me mouvoir ; que quand je touche, je crois toucher : il est bien vraisemblable que ce génie me persuaderait ; il l' est surtout que, quand j' oserais douter de sa révélation, je ne saurais pas lui en démontrer la fausseté. Cela est si vrai que, sans que ce génie ait jamais apparu à personne, et malgré toutes les lumières que fournit l' état de société, des sectes entières d' anciens philosophes, hommes doués de beaucoup de pénétration, après y avoir mûrement réfléchi, ont prononcé qu' il nous est absolument et complètement impossible d' être jamais parfaitement sûrs de rien ; et, à cet égard, la démonstration tant vantée de Diogène, qui, lorsque Zénon d' élêe niait le mouvement, pour toute réponse, se promenait devant lui, ne me paraît pas du tout digne de sa réputation ; car il ne niait pas que nous vissions une apparence que nous appelons mouvement, mais il niait que nous puissions être sûrs que cette apparence ait quelque réalité ailleurs que dans notre pensée. Cette p121 manière de résoudre la difficulté, ressemble beaucoup à celle d' Alexandre qui coupe le noeud gordien qu' on lui propose de dénouer. Elle est bonne dans le conquérant, car elle remplit son objet ; mais je suis persuadé que le philosophe cynique ne s' en fût pas contenté s' il eût pu s' aviser d' une meilleure. Aussi, parmi les modernes encore, Mallebranche, un de nos plus beaux génies, a dit que les corps existent réellement ; que nous n' en pouvons douter, puisque Moïse nous a raconté les circonstances de leur création ; mais que nous n' avons pas d' autre moyen de le savoir, et qu' il est absolument impossible qu' aucune de nos facultés intellectuelles nous en procure une connaissance directe : il a même ajouté que ces corps n' existent que dans la pensée de Dieu, ce qui est bien toujours n' exister que dans une pensée. Et Berkeley, autre excellent esprit, a soutenu que le récit de Moïse bien entendu ne prouve pas l' existence des corps, et qu' ils n' existent réellement pas. Sans exagérer le nombre des sectateurs de cette singulière opinion, je pourrais p122 peut-être ranger encore parmi ceux qui ont nié l' existence des corps, ou qui en ont douté, tous les partisans des idées innées, quand même ils n' auraient pas tiré expressément cette conséquence de leur système : car quand on pense (et c' était l' opinion générale avant Locke) que toutes nos idées existent en nous au moment de notre naissance, et que quand nous les recevons ou les composons nous ne faisons que nous en ressouvenir, il ne paraît ni nécessaire ni même naturel de supposer que ces impressions soient causées en nous par des êtres réellement existans. Quoi qu' il en soit, il est certain que beaucoup de philosophes, et nommément tous ceux qui ont reconnu que nos sensations sont la source de toutes nos idées, ont cru fermement, comme le vulgaire, que ces sensations sont excitées en nous par l' action des corps sur nos organes, et que ces corps et ces organes sont des êtres bien réels ; mais ils n' ont pas toujours été très-heureux à expliquer comment nous apprenons à reconnaître cette existence, et pourquoi nous en sommes certains ; on p123 peut même dire que cette question n' a encore jamais été parfaitement éclaircie. Le plus souvent on s' est contenté de dire en général que nos sensations ont la propriété de nous apprendre d' où elles nous viennent, et que dans la sensation la plus simple est renfermée cette connaissance ; ce qui est dire implicitement que l' action de sentir, qui bien sûrement nous fait connaître notre propre existence, nous révèle aussi celle d' un autre être et du rapport qu' il a avec nous, et que ce jugement ou le sentiment de ce rapport est inséparable de la sensation simple. C' est là une assertion et non pas une démonstration. Aussi, quand on a voulu entrer dans les détails, on a été fort embarrassé de déterminer à quelles sensations en particulier pouvait s' appliquer cette maxime, et à quelle espèce de sensations appartenait réellement cette propriété de nous apprendre l' existence des corps. D' abord personne n' a songé à dire que cela convînt à aucune des sensations que nous avons nommées internes : elles n' ont paru que de simples affections de plaisir p124 ou de peine, qui à elles seules ne pouvaient nous apprendre que notre propre existence. Ensuite, parmi nos sensations externes, on est encore généralement convenu que celles de l' odorat, de l' ouïe et du goût, ne pouvaient nous faire connaître par elles-mêmes l' existence des corps extérieurs : il est trop visible que nous éprouvons souvent des affections de ce genre sans l' intervention d' aucun corps étranger, et que même, lorsque ces corps en sont les causes, nous ne connaissons pas le plus souvent d' où elles nous viennent. L' article de la vue a souffert plus de difficulté ; la plupart des idéologistes ont cru, il est vrai, que quand des rayons de lumière frappent notre oeil, il nous est impossible de méconnaître que l' objet qui nous renvoie ces rayons est la cause de cette impression, et que, puisque ces faisceaux de lumière frappent différens points de notre oeil les uns à côté des autres, et occupent ainsi une certaine étendue dans notre organe, nous sommes forcés de les rapporter de même les uns à côté des autres dans une certaine portion de l' espace, p125 et par conséquent de reconnaître que l' objet qui nous les envoie est étendu, est un corps. Je ne peux pas ici discuter à fond cette opinion, parcequ' il faudrait que vous connussiez bien ce que c' est que la propriété des corps appelée l' étendue, dont ces philosophes ne se sont jamais fait une idée bien nette, et que vous ne pouvez le comprendre complètement qu' après les explications que je vais bientôt vous donner de la manière dont nous la connaissons. Mais je puis dès ce moment vous faire part des deux objections générales que l' on fait à ceux qui prétendent que les impressions de la vue nous apprennent nécessairement l' existence des corps et leur étendue. Elles sont déjà, suivant moi, une réfutation suffisante. On leur a dit, premièrement, les corps ne frappent pas l' oeil plus immédiatement que le nez et l' oreille ; les rayons lumineux nous arrivent au travers de l' air comme les ondulations sonores et les particules odorantes ; toute la différence, c' est que ceux-là ne nous arrivent qu' en ligne droite, tandis que celles-ci nous p126 parviennent par toutes sortes de chemins. Or ces particules odorantes, ces ondulations sonores partent comme les rayons lumineux de différens points des corps ; elles frappent différens points de l' oreille et du nez, comme ceux-ci différens points de l' oeil : or vous convenez que ces émanations odorantes et sonores ne sont pas capables de nous faire juger qu' il y a des corps, et des corps étendus. Il ne paraît pas vraisemblable que la particularité de venir à nous en ligne droite donne cette propriété aux rayons lumineux. Secondement, on a ajouté, et ceci est péremptoire, quand on vous passerait ce premier point, vous n' en seriez pas plus avancé ; car il est bien manifeste que le même corps apparaît à notre oeil de mille manières différentes, suivant qu' il est éclairé d' une manière ou d' une autre, vu de plus près ou de plus loin, ou de plus haut ou de plus bas, ou d' un côté ou d' un autre : or laquelle de toutes ces manières d' être vu est la vraie manière d' être de ce corps ? Il est clair que la sensation visuelle seule ne nous met pas à même de le décider : elle ne nous ferait donc jamais connaître p127 l' existence réelle de ce corps, quand même on vous accorderait qu' elle nous apprend à elle seule d' où elle nous vient. Il y a quelque chose de plus singulier encore dans le sens de la vue, c' est que nous avons l' expérience irrécusable que la sensation visuelle nous trompe quelquefois complètement ; elle nous fait voir des corps où il n' y en a pas ; les effets de la réfraction des différens milieux et ceux de la réflexion des miroirs nous font voir réellement les objets où ils ne sont pas ; ce bâton à demi plongé dans l' eau n' est pas où je le vois ; ce beau paysage n' est pas dans ma glace. Dans les cabinets de physique, par l' arrangement de quelques miroirs concaves, on me fait voir un objet au milieu de la chambre ; je passe la main à l' endroit où cet objet paraît être avec toutes ses formes et toutes ses couleurs, et je m' assure qu' il n' y a rien du tout dans cet endroit. Ce n' est pas ici le moment d' expliquer ces effets ; mais ils suffisent pour prouver qu' un sens qui sur le même être nous fait continuellement des rapports différens, et qui crée souvent pour nous des êtres absolument imaginaires, p128 n' est pas propre à nous assurer de la réalité de ceux qu' il nous montre. Restent donc les sensations tactiles. Tout le monde convient que ce sont celles-là qui nous donnent des connaissances vraies de l' existence réelle des corps, et que ce sont elles qui nous apprennent ensuite à rapporter à ces mêmes corps les impressions qu' ils font sur nos autres sens, et à nous faire des idées justes de ces rapports : je ne nie pas qu' il n' en soit ainsi ; mais comment cela se fait-il ? C' est ce qui mérite explication. En effet il ne paraît pas que les sensations tactiles aient par elles-mêmes aucune prérogative essentielle à leur nature qui les distingue de toutes les autres. Qu' un corps affecte les nerfs cachés sous la peau de ma main, ou qu' il produise certains ébranlemens sur ceux répandus dans les membranes de mon palais, de mon nez, de mon oeil, ou de mon oreille ; dans les deux cas c' est une pure impression que je reçois, c' est une simple affection que j' éprouve ; et l' on ne voit point de raison de croire que l' une soit plus instructive que l' autre, que l' une soit plus propre que l' autre p129 à me faire porter le jugement qu' elle me vient d' un être étranger à moi. Pourquoi le simple sentiment d' une piqûre, d' une brûlure, d' un chatouillement, d' une pression quelconque me donnerait-il plus de connaissance de sa cause que celui d' une couleur, ou d' un son, ou d' une douleur interne ? Il n' y a nul motif de le penser. Tant que nous sommes immobiles, que nous n' agissons pas nous-mêmes, que nous ne faisons que recevoir passivement les impressions qui surviennent, celles qui affectent notre tact, ne nous éclairent pas plus que les autres. Voilà donc encore le toucher passif reconnu aussi incapable que les autres sens de nous faire soupçonner l' existence des corps. Au premier apperçu, on sent confusément qu' il ne doit pas en être de même quand, au contraire, c' est nous qui agissons, qui nous mouvons, qui allons, pour ainsi dire, chercher les impressions ; mais on ne démêle pas toujours bien les raisons de la différence. En effet, cette condition toute seule ne suffit pas encore pour nous éclairer. p130 Car d' abord, supposons pour un moment que nous ayons la faculté de nous mouvoir comme nous l' avons, mais sans que les mouvemens de nos membres produisent en nous aucune sensation interne, sans que nous les sentions, sans par conséquent que nous en soyons avertis et que nous en ayons aucune conscience. Dans cet état je remue mon bras, ou plutôt mon bras remue, mais je l' ignore. Il va rencontrer un corps résistant, doué d' inertie, mais je n' en sais rien. J' éprouve bien, si l' on veut, de la part de ce corps, l' effet que nous nommons résistance ; mais cette résistance n' est point pour moi une opposition à ce que nous appelons mouvement, puisque je ne sais pas ce que c' est que le mouvement, ni que j' en fais. Bien loin de là : elle n' est pas même à mon égard dans cette supposition, la cessation du sentiment intérieur que nous cause le déplacement des parties de notre corps, puisque dans l' hypothèse, ce sentiment n' a pas lieu, et que nous nous mouvons sans rien éprouver, sans être avertis de rien, sans avoir la conscience de rien. étant ainsi organisé, l' impression que je p131 recevrais d' un corps résistant, ne pourrait donc consister que dans une sensation de chaud, ou de froid, ou de mouillé, ou dans toute autre sensation uniquement relative au tact pur et passif. Elle serait une impression aussi simple et aussi peu instructive que toutes les autres. Je n' en pourrais encore rien conclure. à la vérité, si vous ajoutez à cette faculté de nous mouvoir, la circonstance que chaque mouvement de nos membres produise en nous une sensation interne, vous verrez naître un nouvel ordre de choses : car dès que je sens quelque chose quand mes membres se meuvent, dès que j' éprouve une certaine manière d' être pendant qu' ils se meuvent, je suis nécessairement averti quand cette manière d' être commence et quand elle cesse. Rentrons donc dans l' hypothèse réelle, et examinons soigneusement les effets qui en résultent. Non-seulement nous nous mouvons, mais nous sentons quelque chose quand cela arrive. Quand un de nos membres s' agite, nos nerfs sont ébranlés, nous recevons p132 une sensation que nous avons nommée sensation de mouvement. quand le mouvement cesse, la sensation cesse. C' est déjà beaucoup, mais ce n' est pas encore tout pour l' objet qui nous occupe. En effet, mon bras se meut, je ne sais pas encore que c' est mon bras, ni même que j' ai un bras ; mais j' éprouve quelque chose qui est la sensation de ce mouvement. Mon bras rencontre un corps qui l' arrête, ma sensation de mouvement cesse, je n' éprouve plus cette manière d' être ; j' en suis averti, il est vrai ; mais ne sachant pas qu' il y a des corps, je ne sais encore rien du tout de la cause de cet effet ; ainsi me voilà avec la faculté de me mouvoir et la sensation que me cause le mouvement, tout aussi ignorant qu' avec les sensations tactiles passives, et toutes les autres, que nous avons déclarées insuffisantes pour nous apprendre l' existence des corps. Du moins il n' est pas prouvé que je sois nécessairement conduit par ces changemens de manière d' être, à reconnaître que ce qui cause la cessation de ma sensation de mouvement, est un être étranger à mon moi. j' ai pensé p133 jadis que cela était ainsi, mais je crois que je m' étais trop avancé. Il faut donc, pour rendre cette découverte inévitable, appeler encore à notre aide, une autre de nos facultés ; et c' est la faculté de vouloir. Avec celle-là, il ne nous manquera plus rien. Car lorsque je me meus, que je perçois une sensation en me mouvant, et que j' éprouve en même tems le desir de percevoir encore cette sensation : si mon mouvement s' arrête, si ma sensation cesse, mon desir subsistant toujours, je ne puis méconnaître que ce n' est pas là un effet de ma seule vertu sentante ; cela impliquerait contradiction, puisque ma vertu sentante veut de toute l' énergie de sa puissance la prolongation de la sensation qui cesse. à la vérité, si je m' apperçois tout de suite que la cessation de cette sensation que je desire continuer, n' est pas un effet de la puissance de ma vertu sentante, de ma volonté, de mon moi, je puis fort bien ne pas m' appercevoir si promptement qu' elle est l' effet de la puissance d' un autre être, et ne pas découvrir tout de suite l' existence de cet autre être. Mais quand p134 j' aurai fréquemment éprouvé que très-souvent cette sensation se prolonge autant que je le veux, et que dans d' autres cas, elle cesse subitement en tout ou en partie malgré moi, il est impossible que plutôt ou plus tard, je ne vienne pas à soupçonner que ce dernier effet a une cause, et à faire de cette cause un être qui n' est pas moi. je puis, et je dois sans doute me tromper fréquemment d' abord sur les circonstances adjacentes, et porter ce jugement sans beaucoup de discernement. Par exemple, ne connaissant ni mon corps ni les corps étrangers, ni leur configuration, n' ayant même aucune idée de forme ni d' étendue, je ne dois pas distinguer quand mon mouvement est arrêté uniquement par la limite de l' extension possible à mes muscles et par la disposition de mes articulations qui s' y refusent, ou quand il l' est par l' opposition d' un corps tout-à-fait séparé du mien. Mais dans les deux cas je porte un jugement également juste, en pensant, en sentant que la cessation de ma sensation de mouvement est l' effet d' un être différent de ma volonté. Ensuite dans tous les cas où cet effet est p135 produit, soit par un corps absolument distinct du mien, soit par un de mes membres qui s' oppose au mouvement d' un autre, je ne puis manquer à la longue de remarquer que le sentiment de cette cessation de mouvement est toujours accompagné de diverses sensations tactiles, ou visuelles, ou auriculaires, et quelquefois olfactives, et de faire de ces sensations les propriétés de l' être qui cause malgré ma volonté, la cessation du sentiment de mouvement que je voudrais continuer. Enfin, je ne puis manquer non plus de m' appercevoir que cette cessation de mouvement n' est pas toujours absolue, qu' elle n' éprouve souvent que cette modification que plus instruit, j' appellerai changer de direction, qu' il y a des limites à la puissance de cet être qui s' oppose à ma sensation de mouvement, que les confins de sa puissance sont ce que nous nommons sa surface, que ce sont eux qui constituent ce que nous appelons sa forme, et que si je ne puis pas franchir ces confins, et passer au travers de ce corps, je puis tourner autour et le circonscrire, et par conséquent déterminer le mode d' existence, ou ce que p136 nous appelons l' étendue de cet être, qui, ou est tout-à-fait étranger à mon moi sentant et voulant (ce sont les corps extérieurs), ou quelquefois lui obéit (c' est notre propre corps), mais toujours en est distinct et agit sur lui de beaucoup de manières. Nous verrons dans la suite par quelles expériences successives nous distinguons le corps par lequel nous sentons et qui obéit à notre volonté, de tous ceux qui nous sont entièrement étrangers, comment nous démêlons les propriétés de celui-là et de tous les autres, dans quel ordre nous découvrons ces propriétés, et quelles relations elles ont entre elles. Mais pour le moment il nous suffit d' avoir bien reconnu que la principale de ces propriétés, la première connue et avérée, est celle de s' opposer à la continuation du sentiment que nous causent nos mouvemens, malgré que nous voulions le prolonger. Celle-là est vraiment fondamentale ; car elle nous assure d' une manière certaine qu' il y a là un être qui n' est pas nous : et elle constitue l' existence réelle de cet être. Cette existence devient pour p137 nous une conséquence immédiate et nécessaire de notre sentiment de vouloir, et de la contrariété qu' il éprouve, deux choses dont nous sommes bien assurés. Il n' est pas du tout nécessaire, pour la vérité de cette conclusion, que nous puissions expliquer d' une part ce que c' est que ce sentiment de vouloir, et comment il se fait que nous en soyons capables ; et de l' autre, pourquoi tous les êtres qui tombent sous nos sens sont doués plus ou moins du pouvoir de résister au mouvement, et en quoi consiste cette puissance. Ce sont deux faits incompréhensibles pour nous, et dont les causes nous sont complètement inconnues, mais deux faits bien constans : et il ne l' est pas moins qu' être voulant et être résistant, c' est être réellement, c' est être ; et que l' être voulant, quoiqu' ignorant encore qu' il y a du mouvement et des êtres, quand il éprouve que souvent il peut à volonté se donner la sensation qui résulte du mouvement de ses membres, et que souvent il ne le peut pas quoiqu' il le veuille, doit dans ce dernier cas conclure qu' il y a des êtres résistans, que cette conclusion doit le conduire à p138 une connaissance plus détaillée de ces êtres, et que tout lui prouve postérieurement que cette première conclusion est légitime. Cet effet de la réunion de notre faculté de vouloir avec celle de nous mouvoir et de le sentir, étant une fois reconnu et avoué, on est tenté de croire d' abord que toutes les autres sensations de l' être doué de volonté, peuvent le conduire à la connaissance des êtres qui causent ces sensations, tout comme celle de mouvement dont nous venons de parler. Cependant je ne le pense pas, parce qu' il y a là une différence essentielle : sans doute je puis bien desirer de prolonger ou de renouveler une sensation visuelle, ou tactile, ou auriculaire, ou olfactive, tout comme la sensation d' un mouvement ; mais si je suis supposé ignorer tout, et le mouvement, et les êtres, et moi-même, je ne puis rien faire en conséquence de ce desir ; car je ne puis pas le satisfaire immédiatement. Je ne saurais me donner directement la sensation de telle odeur, de telle couleur, de tel son, ou de telle autre impression. Tout ce que je puis, est de faire un mouvement de ma p139 main, ou de mes yeux, ou de tout autre organe, pour me la procurer. Mais pour cela il faut que je sache que ces mouvemens sont propres à produire cet effet. Or qui me l' apprendra d' abord ? Au contraire, pour la sensation directe qui résulte en nous des mouvemens de nos membres, il n' y a pas lieu à ce ricochet. Toute douleur, toute souffrance, tout mal-aise seulement, fait naître en nous le desir, le besoin même de nous remuer, de nous agiter. Ce sentiment de mouvement est un soulagement, un vrai bien-être. Nous jouissons tant qu' il dure ; nous pouvons ordinairement le prolonger à volonté. Quand il est suspendu malgré nous, ce n' est pas par nous. C' est donc par quelque chose qui n' est pas nous, et qui tantôt agit sur nous, tantôt n' y agit pas ; et bientôt le mouvement lui-même nous fait connaître ce quelque chose, par une multitude d' expériences dont celle-ci est la base. Il n' y a là ni cascade ni embarras. Les mouvemens vagues des enfans nouveau-nés, bien observés, me paraissent une preuve que les choses se passent ainsi dans leurs têtes. On les voit souvent s' agiter p140 uniquement pour le plaisir de remuer. C' est une satisfaction pour eux, et ils sont très-fâchés quand on les en prive. On les voit aussi s' agiter quand ils éprouvent de la douleur ; et ils se dépitent violemment si quelque chose les en empêche. Enfin on les voit s' agiter encore lorsqu' ils desirent quelque chose, parce que tout desir non satisfait est aussi une souffrance. Mais leurs mouvemens n' ont pas d' abord une direction plus déterminée dans ce dernier cas que dans les deux autres. Ils ne commencent à prendre une tendance marquée vers l' objet de leur desir, que quand ils ont appris à démêler et à distinguer les différens corps, à les reconnaître pour les causes des impressions qu' ils reçoivent, et à sentir que ce n' est pas vaguement telle impression qu' ils desirent éprouver, mais tel objet, cause de cette impression, qu' ils veulent posséder, et dont ils veulent jouir. Or je crois qu' ils n' arrivent à ce degré de connaissance que par la route que nous avons indiquée. On pourrait dire, il est vrai, qu' indépendamment de la sensation interne que cause tout mouvement, ces mouvemens p141 fortuits peuvent leur faire rencontrer par hasard une sensation externe qui leur plaise, une sensation visuelle par exemple ; que ces mouvemens peuvent même se trouver dirigés de manière à prolonger cette sensation prête à échapper, à suivre par exemple une lumière qui passe devant leurs yeux ; et que cette expérience répétée peut les conduire à faire avec intention ces mêmes mouvemens exécutés d' abord au hasard. On pourrait même le soutenir avec plus d' avantage des sensations tactiles. Un enfant étend son bras uniquement pour l' étendre. Il rencontre une chaleur douce qui lui fait plaisir ; il retire ce bras, et l' étend de nouveau, il retrouve cette même chaleur : ou bien il le laisse étendu, et il ressent constamment cette sensation agréable. De cet effet répété plusieurs fois, il peut résulter, dira-t-on, qu' il apprenne à étendre son bras dans l' intention d' éprouver cette sensation, ou à le laisser dans la position où il l' éprouve, afin qu' elle continue. Je n' oserais pas affirmer qu' il soit absolument impossible que cela arrive ; mais je crois que c' est extrêmement p142 difficile, parce que je ne vois pas quelle liaison cet enfant ignorant tout, peut établir entre cette sensation qu' il éprouve et le mouvement de ses organes nécessaire pour se la procurer, à moins qu' il ne s' apperçoive du mouvement de ces mêmes organes ; et alors nous voilà revenus à la nécessité du mouvement senti. La sensation externe n' est plus que la cause occasionnelle de l' action de sa volonté ; la sensation interne du mouvement est seule cause de la connaissance du moyen de se procurer cette autre sensation desirée. D' ailleurs je vois bien notre nouveau-né arrivé à desirer une sensation et à savoir dans quelques cas, se la procurer en commençant par s' en donner une autre qu' il a reconnu conduire à celle-là. Mais je ne vois pas du tout comment il parviendrait à apprendre que la sensation qui est son but, et que celle qui est son moyen, sont causées par des êtres distincts de son moi, et à découvrir qu' il y a des corps et qu' il en a un. Il me semble qu' il ne peut y réussir pour son propre corps, que par l' observation de la souplesse ou de la rigidité p143 de ses organes ; et pour les corps étrangers à lui, que par l' application immédiate de ces mêmes organes sur eux ; et alors nous voilà encore revenus non-seulement à la nécessité d' un mouvement senti et voulu, mais encore à celle d' un sentiment de résistance éprouvé ; à quoi il faut ajouter qu' on ne saurait comprendre comment le mouvement d' un organe pourrait être senti si ses parties n' étaient pas douées d' une certaine force de résistance au mouvement. Il me paraît donc prouvé, 1) que nous sommes très-assurés de l' existence des corps, c' est-à-dire d' êtres qui ne sont pas notre moi sentant et voulant, et qui lui obéissent ou lui résistent plus ou moins : 2) que c' est à la faculté de vouloir, jointe à celle de nous mouvoir et de le sentir, que nous devons la connaissance de ces corps et la certitude de la réalité de leur existence : 3) que pour que ces facultés produisent cet effet, il faut que ces corps soient doués d' une certaine force de résistance au mouvement. action voulue et sentie d' une part, et résistance de l' autre, voilà, j' ose n' en pas douter, le lien entre p144 les êtres sentans et les êtres sentis : c' est là le point de contact qui assure très-certainement ceux-là de l' existence de ceux-ci ; et je ne leur en vois pas d' autre qui soit possible. De cette vérité, si c' en est une comme je le crois très-fermement, il résulte deux conséquences singulières ; l' une, qu' un être complètement immatériel et sans organes, s' il en existe, ce que nous ne pouvons savoir, ne peut absolument rien connaître que lui-même et ses affections, et ne saurait en aucune manière se douter de l' existence de la matière et des corps : l' autre, que pour nous à qui on a tant dit sans preuves que si nous étions tout matière, nous ne pourrions penser ; il est démontré au contraire que si nous étions totalement immatériels et sans corps, nous ne pourrions pas penser comme nous fesons, et nous ne saurions rien de tout ce que nous savons. Peut-être saurions-nous des choses toutes différentes. Mais qui nous le dira ? Et qui osera nous apprendre comment nous serions, si nous étions d' une manière que nul de nous n' a pu ni éprouver ni observer, et dont nul p145 de nous ne peut même concevoir la possibilité ; et d' ailleurs de quoi cela nous servirait-il ? Tels sont suivant moi les résultats incontestables de l' examen auquel nous venons de nous livrer. Maintenant il reste à voir s' il ne nous laisse pas encore quelque chose à desirer. J' avais un double but à atteindre. Je devais faire voir d' une part, que c' est à tort que l' on attribue à toutes nos sensations proprement dites, ou à certaines d' entre elles, la propriété de nous faire connaître les êtres qui les causent ; et de l' autre, que cependant nous avons un moyen certain de connaître ces êtres, et que leur existence n' est point une illusion. Il s' agissait de prouver aux hommes trop confians, que tant qu' on ne fait que sentir des sensations, on n' est assuré que de sa propre existence ; et aux hommes trop sceptiques, que quand on sent que l' on veut, que l' on agit en conséquence, et que l' on éprouve une résistance à cette action sentie et voulue, on est certain non-seulement de son existence, mais encore p146 de l' existence de quelque chose qui n' est pas soi. le premier point sans doute n' est pas sans intérêt ; car de nous former une idée fausse de la nature de nos sensations, nous ferait rencontrer beaucoup d' obstacles à bien connaître les propriétés des corps, et la génération de cette connaissance. Cependant, quand je serais dans l' erreur à cet égard, et quand nous aurions bien plus de moyens que je ne crois, d' être assurés de l' existence des êtres qui ne sont pas nous, l' existence de ces êtres n' en serait que plus certaine, et le fondement de nos connaissances ne serait pas ébranlé. Le second point au contraire est d' une toute autre importance ; car s' il n' était pas vrai que, quand je sens un desir, quand je fais en conséquence de ce desir une action que je sens aussi, et quand j' éprouve une résistance à cette action, je suis certain d' une existence autre que celle de ma faculté de sentir, j' aurais contre mon intention prouvé que nous ne sommes jamais sûrs de cette seconde existence, en p147 prouvant que tous autres moyens de la connaître sont insuffisans : mais j' avoue que je n' ai pas cette inquiétude ; et que je crois avoir établi ce second point d' une manière incontestable ; car il est bien constant que ma volonté c' est moi, et que ce qui résiste à ma volonté est autre chose que moi. toutefois l' on voit que pour que cette résistance me soit connue pour être une véritable résistance, il ne suffit pas que je sente un desir ; il faut que ce desir soit suivi d' une action, que je sente cette action aussi quand elle a lieu, et que tantôt elle ait lieu librement, tantôt elle éprouve une opposition. Voilà pourquoi, pour avoir connaissance d' autre chose que de ma vertu sentante, il fallait que j' eusse la faculté de faire des mouvemens, et pourquoi la première manière dont les êtres autres que moi m' apparaissent, c' est par la propriété qu' ils ont de résister aux mouvemens, que je fais faire à la portion de matière qui obéit à ma volonté et par laquelle je sens. Cette propriété fondamentale des corps p148 que nous nommons force d' inertie est donc nécessairement la première par laquelle nous les appercevons. Elle est la base de toutes celles que nous leur connaissons et que nous joignons ensuite à celle-là pour former l' idée complète de chacun de ces êtres. Sans elle nous n' aurions pas connu les corps étrangers à nous ni même le nôtre. Nous ne nous serions pas seulement apperçus de nos mouvemens ; car c' est la résistance de la matière de nos membres au mouvement, qui nous occasionne cette sensation de mouvement. Ainsi, si la matière avait pu être non résistante, nous n' aurions certainement jamais rien connu que nous, et nous n' aurions connu de nous que notre vertu sentante. Il n' est même pas aisé de concevoir comment nous aurions pu sentir quelque chose, quoi que ce soit. Autrefois j' ai été plus loin ; j' ai soutenu que si nous ne connaissions d' existence que celle de notre vertu sentante, si nous ne connaissions pas les autres êtres, nous ne ferions éternellement que sentir des impressions, et que nous ne parviendrions jamais à sentir des rapports et des p149 desirs ; qu' ainsi, dans cette supposition, nous n' aurions ni jugement ni volonté. Je suis très-convaincu que j' avais tort. Cependant cela mérite examen, non pas assurément que je pense que mes opinions aient assez d' autorité pour qu' une erreur de ma part vaille la peine d' une discussion solemnelle, mais parce que ceux qui auraient adopté mon ancienne opinion, me diraient : vous avez prouvé autrefois qu' on ne peut vouloir que quand on connaît les corps : vous montrez aujourd' hui qu' on ne peut connaître ces corps qu' en vertu de mouvemens sentis et voulus. il s' ensuit que nous ne pouvons jamais les connaître, et que tout ce que vous avez dit là-dessus porte à faux. Ce raisonnement serait irréplicable. Aussi quand j' ai dit que notre volonté ne peut naître tant que nous ne connaissons pas l' existence des corps, j' ai soutenu en même tems que des mouvemens involontaires suffisent pour nous apprendre cette existence. Aujourd' hui que je conviens que ce dernier point n' est pas prouvé, et que je pense que des mouvemens voulus sont nécessaires pour connaître l' existence des êtres p150 autres que nous, je dois faire voir que nous pouvons vouloir avant d' avoir cette connaissance. Ce sera l' objet du chapitre suivant ; ensuite nous reviendrons à l' examen des diverses propriétés des corps. CHAPITRE 8 IDEOLOGIE T 1 p151 comment nos facultés intellectuelles commencent-elles à agir ? après nous être fait une idée générale de la faculté de penser ou de sentir, et des facultés qui la composent, après avoir reconnu par quel emploi de ces facultés nous formons nos idées composées, et comment nous apprenons avec certitude qu' il existe autre chose que notre moi, il est tems d' examiner comment ces facultés commencent à agir. Je vais d' abord exposer comment je raisonnais quand je pensais que nous ne pouvions commencer à sentir des desirs qu' après avoir porté le jugement que nos sensations nous viennent des corps. Je disais, il n' est pas douteux qu' on ne peut avoir des souvenirs et porter des jugemens avant d' avoir reçu des impressions : ainsi la sensibilité proprement dite est nécessairement la première de nos facultés intellectuelles qui commence à agir. p152 D' un autre côté, il n' est pas moins vrai qu' une sensation pure et simple ne nous apprend rien que notre propre existence. Quand on ne fait uniquement que sentir, sans mélange d' aucune connaissance, on reçoit une impression quelconque, on éprouve une certaine manière d' être : la vertu sentante, l' existence personnelle est modifiée d' une telle façon ; et voilà tout. Enfin il est encore vrai que pour porter un jugement il faut avoir à-la-fois à comparer deux idées, et deux idées différentes l' une de l' autre : ainsi une première sensation ne peut donner lieu à aucun jugement. Maintenant qu' à cette première sensation il vienne s' en joindre une autre, quelque différente de la première qu' on la suppose pour nous, qui connaissons leurs circonstances, leurs propriétés, les corps qui les occasionnent, les organes qui les transmettent ; quand on ignore tout cela, il est bien vraisemblable qu' on n' est pas en état de séparer l' une de l' autre ces deux sensations qu' on éprouve en même tems : faute de moyens de les distinguer, elles doivent paraître à elles deux ne faire encore p153 qu' une sensation. Malgré tout ce que nous savons d' avance, quelque chose d' analogue à cela nous arrive tous les jours, lorsque les données nous manquent pour juger : ainsi, par exemple, quand j' éprouve le goût d' un sel, je ne distingue pas ceux de l' acide et de l' alkali qui le composent ; quand le noir et le blanc se mêlent, j' ai la sensation de gris, et je ne distingue pas les couleurs composantes ; quand je sens un pot-pourri bien fait, je sens l' odeur du pot-pourri, et ne discerne pas celle de chaque fleur ; quand j' entends un son, souvent je ne discerne pas chacun des sons harmoniques qui le composent ; quand je suis poussé par une force, j' ignore si c' est une force unique ou la résultante de plusieurs autres ; quand enfin je sens une douleur interne, il m' est impossible de dire si elle est seule ou formée de plusieurs, c' est-à-dire de la lésion de plusieurs points sentans ; et si elle change de nature, je ne saurais affirmer si ce n' est pas plusieurs de ces douleurs composantes qui disparaissent, ou d' autres qui s' y joignent. Fondé sur ces motifs, on peut et on p154 doit donc croire qu' une seconde sensation venant se joindre à la première, ne donnera pas plus de prise qu' elle à l' action du jugement, et que toutes celles qui surviendront se confondant de même ensemble, jamais, par l' effet des sensations simultanées, le jugement ne peut commencer à agir tant que ces sensations sont de simples impressions dénuées de toute connaissance de leurs causes. à la vérité ces sensations peuvent bien nous donner des souvenirs ; mais il est manifeste que ces souvenirs sont aussi de simples impressions, et que, s' ils viennent plusieurs ensemble, ils feront le même effet que les sensations dont ils sont les images, ils se confondront de même : ainsi point d' action encore de la part du jugement. à cette heure, supposons qu' à une sensation simple actuellement présente, vienne se joindre un souvenir d' une sensation passée, se confondra-t-il avec elle ou non ? Si l' on songe qu' il n' y a rien dans la nature de la mémoire qui nous avertisse qu' un souvenir est un souvenir, que nous-mêmes qui le savons bien, il nous arrive p155 pourtant d' avoir des souvenirs sans savoir que ce sont des souvenirs, on n' hésitera pas à prononcer qu' un souvenir fera le même effet qu' une sensation actuelle, qu' il se confondra de même avec la première sensation, et qu' il n' y a encore rien à attendre de cette combinaison pour la naissance de l' action du jugement. On doit donc conclure que tant qu' on ne connaît pas les circonstances, les causes, les moyens de ses sensations, tant qu' on ignore l' existence des corps et celle de ses propres organes, l' action du jugement ne saurait commencer. Or on ne peut desirer qu' en conséquence d' un jugement ; on ne peut donc former un desir que quand on a porté au moins un jugement : ainsi tant qu' on n' a pas eu la sensation de mouvement, on ne juge ni ne desire, on sent son existence, et voilà tout. Mais qu' un hasard, quel qu' il soit, me fasse faire un mouvement, je le sens ; qu' une douleur quelconque me fasse remuer le bras, j' ai le sentiment que je me meus, j' éprouve la sensation de mouvement ; mon bras rencontre un corps, il p156 est arrêté : je ne sais encore ni ce que c' est que ce corps, ni ce que c' est que mon bras ; mais ma manière d' être change : au lieu de la sensation de mouvement, j' éprouve celle de résistance : je ne puis les éprouver ensemble ; et elles sont trop opposées pour que, quand j' éprouve l' une et que je me rappelle l' autre, je puisse confondre cette sensation et ce souvenir. Je les distingue donc ; je sens entre eux un rapport de différence, je porte un jugement ; en conséquence de ce jugement, j' en porte d' autres, je forme des desirs, etc. Ainsi c' est à cette époque que commence le développement de toutes nos facultés, et c' est à la seule sensation de mouvement que je le dois. On ne saurait nier que ce raisonnement ne soit très-conséquent ; mais il part d' un principe qu' on ne peut établir par aucunes preuves directes, et qui n' est qu' un emploi abusif de deux idées généralisées. On dit : une sensation pure et simple ne nous apprend rien que notre propre existence. sans doute cela est vrai de p157 l' action de sentir en général, et de l' existence en général ; c' est-à-dire que quand on ne fait rien que sentir, on ne sent que sa propre existence : c' est certain. Mais une sensation réelle n' est pas l' action de sentir en général ; elle est un fait particulier ; elle ne nous fait pas sentir notre existence en général, mais une manière d' être déterminée ; elle est opérée par un certain mouvement de nos organes sentans, de nos nerfs. Or qui est-ce qui pourrait assurer que dans le mouvement de nos nerfs qui produit en nous l' effet appelé une telle sensation, il n' y a pas des circonstances qui font que nous ne pouvons confondre ce mouvement avec un p158 autre mouvement analogue, et qui produisent en nous la sensation d' un rapport de différence entre eux, c' est-à-dire ce que nous appelons un jugement ? Assurément personne n' oserait prononcer que cela n' est pas. Au contraire chacun sait que beaucoup de sensations ont par elles-mêmes la propriété de nous être agréables ou désagréables. Or qu' est-ce que trouver une sensation agréable ou désagréable si ce n' est pas en porter un jugement, sentir un rapport entre elle et notre faculté sentante ? Et sentir ce rapport entre une sensation et nous, n' est-ce pas sentir en même tems le desir d' éprouver cette sensation ou celui de l' éviter ? Toutes ces opérations peuvent donc se trouver et se trouvent réellement réunies dans un seul fait, dans la perception d' une seule sensation quelconque : j' ai donc eu tort de le nier, et d' avancer que nos facultés de juger et de vouloir ne peuvent commencer à agir que quand nous avons éprouvé la sensation de mouvement et celle de résistance. D' ailleurs, si on me l' accordait, je me trouverais avoir prouvé une chose absurde, p159 c' est que jamais nous ne pouvons commencer à juger ni à vouloir. Car aucun fait direct ne prouve que les deux sensations de mouvement et de résistance doivent faire une exception à la loi générale. Il n' y a même pas sentiment de résistance proprement dit, quand il n' y a pas auparavant sentiment de volonté. Dans cet état, il ne peut exister que la sensation du mouvement et celle de sa cessation ; or ces deux sensations, bien que très-opposées, ne le sont guère plus que celles de blanc et de noir, de chaud et de froid ; et on ne paraît pas suffisamment fondé à affirmer des unes ce que l' on nie des autres. Au contraire, un fait constant démontre que le sentiment de vouloir, que la sensation d' un desir, peut précéder en nous la sensation de mouvement ; car chacun de nous sait qu' un résultat constant de notre organisation, et probablement de celle de tous les êtres sentans, c' est qu' une douleur quelconque, sur-tout si elle est vive, nous fait éprouver le besoin de nous remuer, de nous agiter, très-indépendamment de toute connaissance de l' effet qui en arrivera, et même malgré la certitude p160 que l' effet sera nuisible. Or qu' est-ce que ce besoin si ce n' est un desir ? Il est irréfléchi sans doute, mais il n' en est pas moins un desir, et un desir très-vif. Il n' y a donc pas à craindre que nous ne puissions pas desirer de nous mouvoir avant de savoir ce que c' est que le mouvement ; et il est très-possible que le premier de tous les mouvemens faits par chacun de nous ait été accompagné de volonté. Mille faits viennent à l' appui de ceux-là. Cette manière d' envisager les objets nous met sur la voie de comprendre comment certaines circonstances de notre organisation, provenant de la différence des tempéramens, des âges, des maladies, ont tant d' influence sur nos jugemens et nos penchans, et de concevoir ce que c' est que les déterminations instinctives, qui autrement sembleraient renverser toutes les idées que nous nous faisons de la manière d' agir de notre faculté de penser. Mais nous en parlerons ailleurs. à cette heure concluons que ma nouvelle théorie est fondée sur des faits positifs, p161 et que la première ne portait que sur un rapport apperçu entre deux idées généralisées, dont je m' étais servi sans m' en douter, comme si elles étaient deux êtres réels. Cela doit vous montrer, jeunes gens, combien il est aisé et dangereux d' abuser de pareilles idées, quoiqu' il soit utile et nécessaire de s' en servir. Nous avons bien fait, sans doute, pour étudier notre faculté de sentir, de distinguer les différentes fonctions que nous avons pu reconnaître en elle, de considérer séparément la sensation, le souvenir, le jugement, le desir, en général ; mais il ne faut jamais oublier que ce que nous avons ainsi séparé par la pensée se trouve souvent confondu et réuni dans le même fait, et que c' est toujours des faits réels dont il faut partir. Au reste tout ce que nous venons de dire ne détruit rien de ce que nous avions établi précédemment au sujet de la sensibilité, de la mémoire, du jugement, et de la volonté : cela nous montre seulement leurs effets sous leur vrai jour. Il reste donc constant que nous ne p162 voyons pas que les sensations sans action nous prouvent certainement une autre existence que la nôtre ; que le mouvement sans volonté ne paraît pas suffisant non plus pour nous donner cette certitude ; que la volonté peut précéder le mouvement ; que le mouvement volontaire nous donne seul un vrai sentiment de résistance ; que le sentiment de quelque chose qui résiste à une action que nous voulons, nous prouve invinciblement la réalité d' une autre existence que celle de notre vertu sentante ; que nous savons donc avec certitude qu' il y a des corps, et que la première propriété que nous leur connaissons est la force d' inertie. voyons actuellement comment celle-là nous fait découvrir toutes les autres, et nous fait composer certaines idées dont on ne s' est jamais bien rendu compte, faute de connaître la manière dont nous les formons : ce sera la meilleure preuve que nous avons réellement trouvé la base p163 de toute existence réelle, et l' origine de toute connaissance certaine. Je dois convenir auparavant que j' aurais pu arriver plus promptement aux résultats que nous venons de trouver. Mais il s' agissait d' opinions fort contestées ; j' avais à me réfuter moi-même sur deux points ; j' ai cru devoir donner un peu d' étendue à leur examen, et je suis persuadé d' ailleurs que cette discussion n' est pas sans utilité à d' autres égards : au reste on peut la passer si l' on veut ; mais alors il ne faut pas lire l' un sans l' autre les chapitres vii et viii. Il faut s' en tenir à ce résultat, que quand un être organisé de manière à vouloir et à agir, sent en lui une volonté et une action, et en même tems une résistance à cette action voulue et sentie, il est assuré de son existence et de l' existence de quelque chose qui n' est pas lui. Voilà le lien entre notre moi et les autres êtres ; c' est la volonté et l' action sentie réunies. l' une sans l' autre ne suffirait pas. Un être sentant et même voulant qui n' agirait pas, ne pourrait connaître p165 que lui-même, que sa vertu sentante et voulante ; et un être qui agirait, mais sans le vouloir ou sans le sentir, ne s' appercevrait pas encore que quelque chose lui résiste, et par conséquent existe. CHAPITRE 9 IDEOLOGIE T 1 des propriétés des corps et de leur relation. il demeure donc convenu que tant que nous ne faisons que sentir, nous ressouvenir, juger, et vouloir, sans qu' aucune action s' ensuive, nous n' avons connaissance que de notre existence, et nous ne nous connaissons nous-mêmes que comme un être sentant, comme une simple vertu sentante, sans étendue, sans forme, sans parties, sans aucune des qualités qui constituent les corps. Il demeure encore constant que dès que notre volonté est réduite en acte, dès qu' elle nous fait mouvoir, la force d' inertie de la matière de nos membres nous en avertit, nous donne la sensation de mouvement, ce qui peut-être ne nous apprend encore rien de nouveau ; mais lorsque ce mouvement, que nous sentons, que nous voudrions continuer, est arrêté, nous découvrons certainement qu' il existe autre p166 chose que notre vertu sentante. Ce quelque chose c' est notre corps, ce sont les corps environnans, c' est l' univers et tout ce qui le compose. Sans doute nous ne savons pas d' abord ce que c' est : nous ne distinguons dans le principe ni les corps étrangers à nous, ni notre propre corps ; mais enfin nous sommes assurés que nous existons, et que quelque chose existe qui n' est pas nous. Cette certitude est comprise dans le sentiment même de résistance. La propriété de résister à notre volonté est donc la base de tout ce que nous apprenons à connaître ; et nous ne la découvrons que par les effets qui suivent notre volonté, par nos mouvemens. Cette propriété est la force d' inertie des corps, qui n' a lieu et ne se découvre que par leur mobilité. Si la matière avait pu exister parfaitement immobile, nous n' aurions rien senti ; et quand nous aurions senti, nous n' aurions pas agi, nous n' aurions connu que notre sentiment. Si la matière avait pu être parfaitement mobile, absolument p167 non résistante, nous n' aurions rien senti encore, puisque toutes nos sensations sont le produit de la résistance de nos organes à l' action des corps, et de la résistance de ces corps à leur action les uns sur les autres ; et quand nous aurions pu sentir et agir, nous aurions agi sans en être avertis ; nous n' aurions jamais découvert l' existence des corps ni celle de nos organes. Mais dès que nous pouvons agir et nous en appercevoir, le vouloir et éprouver résistance, l' univers va naître pour nous. Semblable à ce point animé qu' on observe dans l' oeuf les premiers jours de l' incubation, et qui, imperceptible d' abord, se développe, s' accroît, et devient un animal p168 parfait, nous allons voir notre sentiment s' étendre, se répandre dans tous nos membres, s' appercevoir de leurs formes, de leurs limites, de leurs fonctions, découvrir tout ce qui l' entoure, le juger, le connaître, le convertir à son usage, et le soumettre à sa volonté. La mobilité et l' inertie sont donc à notre égard les deux premières qualités des corps, celles sans lesquelles notre organisation ne saurait subsister, sans lesquelles nous ne pouvons rien sentir, nous ne pouvons rien connaître, sans lesquelles nous ne pouvons pas même concevoir ce que serait l' existence de l' univers. Observez cependant que ces deux propriétés des corps en nécessitent une troisième, c' est celle en vertu de laquelle ces corps en mouvement ont la puissance d' agir sur les autres corps, de les déplacer ; c' est, pour me servir des expressions de D' Alembert : cette force qu' ont tous les corps en mouvement de mettre aussi en mouvement les autres corps qu' ils rencontrent. p169 D' Alembert reconnaît bien cette force pour être une propriété des corps ; mais il ne lui donne point de nom : je l' appellerai la force d' impulsion ; et, contre l' avis de D' Alembert, je la reconnaîtrai pour une propriété du premier ordre, c' est-à-dire générale et invariable, et toujours existante, quoiqu' elle ne s' exerce pas toujours, parceque, comme l' inertie, elle se retrouve toujours la même dans tous les corps dans les mêmes circonstances. Je dirai donc que l' impulsion (prise ainsi comme puissance et non pas comme effet) est dans les corps cette propriété par laquelle, lorsqu' ils sont en mouvement, ils communiquent de leur mouvement aux autres corps qu' ils rencontrent ; de même que l' inertie est cette propriété qui fait qu' un corps ne reçoit jamais de mouvement d' un autre corps qu' en le dépouillant d' une quantité de mouvement égale à celle qu' il en reçoit : ce sont deux qualités correspondantes dont l' une ne peut exister sans l' autre ; et ni l' une ni l' autre n' aurait lieu sans le mouvement. La mobilité, l' inertie, et l' impulsion, p170 sont donc trois propriétés inséparables. Nous verrons bientôt comment nous apprenons à calculer leurs effets ; nous ne faisons d' abord que les sentir. L' idée de mouvement n' est pas d' abord pour nous cette idée composée dont nous nous rendons compte, en disant que le mouvement est l' état d' un corps qui passe d' un lieu dans un autre : un lieu est une portion de l' espace ; l' idée de lieu dérive de celle d' étendue que nous n' avons pas encore. Le mouvement n' est donc d' abord pour nous qu' une sensation simple, une manière d' être. Je me meus, je le sens, et voilà tout. Voyons ce qui en arrive. Je m' agite en divers sens, je n' éprouve aucune opposition ; tout ce que je rencontre, fût-ce un fluide éthéré, de la lumière, de l' air même, n' est rien pour moi, puisqu' il ne me donne pas le sentiment de résistance à ma volonté ; c' est le néant absolu ; je ne sais pas même que c' est là ce qu' à tort ou à raison j' appellerai le vide quand je connaîtrai le plein ; je ne sais pas que je traverse ce vide, puisque j' ignore qu' il est étendu, et qu' il y a au monde quelque chose qui soit étendu. p171 Bientôt le mouvement que je voudrais continuer, qui n' est qu' une manière d' être que je voudrais prolonger, cesse malgré moi ; ce qui l' arrête n' est pas moi, mais c' est quelque chose, c' est un être, et cet être est un corps. J' ignore sans doute que ce corps est étendu, qu' il a des parties, une forme, une figure ; il ne me semble qu' un point, qu' une vertu résistante, comme je ne me parais à moi-même qu' une vertu sentante : je sais seulement de lui qu' il existe. Je ne prétends pas même que ce soit dès la première expérience que je parvienne à ce faible résultat ; mais que ce soit après une ou après mille, peu importe : il suffit que j' aie trouvé la route. Parmi ces nombreuses expériences il y en aura sûrement une où pressant cet être et glissant sur sa surface, je sentirai que je me meus sans cesser de sentir cet être. Dès-lors cet être cesse de n' être qu' un point ; je lui reconnais des parties les unes à côté des autres, je juge qu' il est étendu ; car la propriété d' être étendu est bien en elle-même la propriété d' avoir des parties distinctes, des parties situées les unes hors p172 des autres ; mais c' est par notre mouvement que nous la connaissons ; elle est par rapport à nous, la propriété d' être touché continuement pendant que nous faisons une certaine quantité de mouvement. Voilà donc l' étendue connue ; c' est une nouvelle propriété des corps, dépendante de leur résistance au mouvement, de leur existence par rapport à nous. Elle en est une conséquence si immédiate, que, quand une fois nous la connaissons, nous ne pouvons plus concevoir rien qui en soit totalement privé. Nous pouvons bien supposer qu' un corps est excessivement petit, admettre que son étendue est réduite autant que possible, même jusqu' au point d' être imperceptible à nos sens ; mais nous ne pouvons l' imaginer absolument nulle sans anéantir le corps lui-même : jamais aucun être humain ne comprendra réellement comment existerait un être qui n' existerait nulle part et n' aurait point de parties ; c' est s' abuser soi-même que de se persuader qu' on comprend pareille chose ; j' en appelle à la conscience intime de tous ceux qui scruteront de bonne foi leur propre intelligence. p173 Aussi quand j' ai dit que tant que nous ne faisons que sentir sans agir, nous ne nous paraissons à nous-mêmes qu' un point, qu' une vertu sentante, et que, quand nous sentons résistance à notre volonté, l' être qui s' y oppose ne nous semble d' abord qu' un point, qu' une vertu résistante ; je me suis servi de deux mots abstraits, que nous sommes habitués à employer comme des êtres réels, afin de rendre ma pensée presque sensible. J' ai voulu rendre manifeste que nous sentions uniquement que nous avions une volonté, et que quelque chose lui résistait, et que nous ne savions rien de plus ; mais je n' ai pas prétendu établir que nous crussions être un point mathématique, ni que nous nous fissions une idée d' une vertu quelconque existante sans appartenir à aucun être : cela est impossible. C' est pourquoi, en même tems que nous découvrons la propriété d' être étendu dans ce qui résiste à notre volonté, nous la découvrons dans notre moi qui sent ; il s' étend et se répand pour ainsi dire dans toutes les parties par lesquelles il sent et qui se meuvent à son gré. Nous p174 apprenons l' étendue de notre corps comme celle des autres corps, et nous la circonscrivons par les mêmes moyens. Il est même vraisemblable que c' est la première dont nous nous appercevons ; car le corps qui nous appartient ne diffère des autres à notre égard qu' en ce que c' est par lui que nous sentons : du reste il fait comme eux résistance à nos mouvemens ; et il paraît bien que quand un de nos membres s' appuie et frotte contre un autre, la double sensation que nous recevons dans la partie qui se meut et dans celle qui résiste doit nous donner plus d' avantage pour reconnaître ce qui arrive dans cette occasion, que quand il s' agit d' un corps étranger qui ne nous rend rien. Cette conjecture tirerait une nouvelle force de l' examen physiologique de la manière dont s' opèrent nos sensations, et de la correspondance qui existe entre les divers organes de la sensibilité : mais ce n' est pas ce dont il est question actuellement ; nous y reviendrons quand il en sera tems. Pour le moment il suffit d' avoir expliqué ce que c' est que l' étendue de notre corps et des autres, et montré que nous ne la connaissons p175 que par l' effet combiné de la mobilité et de l' inertie des corps. L' étendue dans ce sens est une propriété des corps. Mais nous donnons souvent une autre signification au mot étendue. lorsque nous en faisons le synonyme du mot espace, il exprime une autre idée. Il semble alors que ces deux termes, étendue, espace, représentent un être réellement existant ; ce n' est cependant véritablement qu' une idée abstraite dont nous sommes dupes. Voyons comment nous la composons, c' est le seul moyen de la connaître, et de faire qu' elle ne nous égare plus ; car toute illusion disparaît quand on se comprend. Je fais une certaine quantité de mouvement pour arriver d' un point d' un corps à d' autres points du même corps, je dis que ce corps est étendu. Que l' on ôte ce corps, il me faudra toujours la même quantité de mouvement pour aller du lieu où était un de ces points matériels à ceux où étaient les autres ; je dirai qu' il y a la même étendue, le même espace entre eux : seulement, comme je puis me mouvoir en tout sens dans cet espace, ce que p176 je ne pouvais faire avant, j' ajouterai que cet espace est vide, au lieu d' être plein, comme je dis d' un coffre qu' il est plein ou vide, suivant qu' il y a dedans quelque chose ou rien. Mais un coffre consiste dans les parois qui le composent, indépendamment de ce qu' il renferme, et l' espace n' a point de parois ; or qu' on me dise ce que c' est qu' un coffre vide qui n' a point de parois, si ce n' est le néant absolu : aussi avons-nous vu que tant que nous nous mouvons sans résistance, ce que nous rencontrons n' est absolument rien. L' espace est donc la propriété d' être étendu, considérée séparément de tout corps à qui elle puisse appartenir ; c' est une idée abstraite ; c' est le néant personnifié par la faculté que nous avons de nous mouvoir quand aucune chose ne nous en empêche, quand le rien nous le permet : nouvelle preuve que c' est en nous mouvant que nous découvrons s' il existe quelque chose ou rien autour de nous, autour de notre faculté de sentir et de vouloir. En voilà assez sur l' étendue : passons à ses conséquences. Plusieurs propriétés p177 générales et communes à tous les corps ne sont que des dépendances nécessaires et immédiates de celle d' être étendu : il suffira de les indiquer. Telles sont celles d' être divisible, d' avoir une certaine forme, d' être impénétrable. Dès qu' un être est étendu, il est nécessairement divisible ; car, puisqu' être étendu c' est avoir des parties telles qu' il faille faire un mouvement pour aller de l' une à l' autre, on peut toujours s' arrêter au milieu de ce mouvement, et par-là se trouver entre une de ces parties et l' autre, et par conséquent la séparer, la diviser. La divisibilité, la possibilité d' être divisé, résulte donc inévitablement de la propriété d' être étendu. Il n' en résulte pas moins la nécessité d' avoir une certaine forme, ce qu' on appelle être figuré. Aucun corps ne peut être étendu à l' infini ; car il n' en existerait pas d' autres. D' ailleurs nous ne pouvons nous faire une idée réelle de l' infini dans aucun genre : c' est encore là une idée abstraite qui ne peut avoir aucune existence positive, c' est celle d' un bâton qui n' aurait qu' un bout, ou même qui n' aurait p178 pas de bouts. Tout corps a donc des limites. Nous appelons surface de ce corps l' assemblage des points qui le terminent, c' est-à-dire passé lesquels il ne nous empêche plus de nous mouvoir. La disposition de cette surface constitue ce qu' on appelle la forme ou la figure de ce corps. On emploie ces deux mots indifféremment, et on a tort ; on devrait appeler exclusivement forme d' un corps la manière d' être étendu que nous lui reconnaissons par le tact en nous mouvant autour de lui, et réserver le mot figure pour l' impression que cette forme fait sur notre oeil. La même forme présente plusieurs figures, suivant qu' elle est vue d' un côté ou d' un autre ; mais elle fait toujours la même impression sur le tact : ce qui prouve encore que c' est là sa vraie manière d' être, et que c' est la résistance à notre mouvement qui nous fait connaître la manière d' être réelle des corps. Puisqu' un corps est étendu ou n' est rien, il faut absolument qu' il soit impénétrable, c' est-à-dire qu' un autre corps ne puisse pas occuper la portion d' espace qu' il remplit, à moins qu' il ne la lui p179 cède ; car s' ils occupaient tous les deux en même tems le même lieu, ils ne seraient plus que comme un ; l' un des deux serait anéanti, il n' y aurait pas coexistence. Aussi lorsque nous voyons deux corps s' unir de manière qu' ils occupent moins d' espace que lorsqu' ils étaient séparés, nous en concluons que l' un des deux, ou tous deux sont poreux, c' est-à-dire qu' ils renferment entre leurs parties solides ou réelles des espaces vides dans lesquels se sont logées les parties solides ou réelles de l' autre corps : c' est aussi ce que nous prouve directement l' augmentation de poids à volume égal, qui résulte toujours de pareille union. Mille expériences prouvent que tous les corps connus sont poreux : ainsi la porosité est encore une propriété générale des corps ; elle est une conséquence de l' étendue, mais elle n' en est pas une conséquence nécessaire ; car on peut très-bien concevoir un corps dont les parties ne laisseraient aucun intervalle entre elles. Si cela n' arrive jamais, il faut sans doute qu' il y ait quelque raison ; mais elle nous est inconnue. p180 Les corps sont donc poreux ; mais ils pourraient ne pas l' être, au moins suivant nos moyens de les connaître ; au contraire il faut absolument qu' ils soient étendus pour que nous les connaissions, puisque nous ne les connaissons que par le mouvement. Dès qu' ils sont étendus, il est nécessaire qu' ils soient impénétrables ; et c' est cette impénétrabilité qui fait que l' un résiste au mouvement de l' autre, ce qui constitue l' inertie, et que l' autre communique de son mouvement à celui-là, ce qui constitue l' impulsion. Tel est l' enchaînement des propriétés principales que nous découvrons dans les corps, à partir du premier moment où nous sommes conduits nécessairement à juger qu' ils existent. Je vais maintenant expliquer comment nous apprécions et mesurons les uns par les autres les effets sensibles de ces propriétés ; et cette explication me fournira de nouvelles preuves que c' est bien ainsi que nous apprenons à les connaître, et que j' ai bien démêlé ce qu' elles sont pour nous. Auparavant, observons que ce que j' ai dit de l' inertie de la matière ne signifie p181 pas du tout qu' elle soit essentiellement passive, et qu' elle ait besoin pour être mue d' un principe d' action étranger à elle, ni même qu' elle ait plus de tendance au repos qu' au mouvement. Je trouve au contraire que les faits conduisent à une conclusion opposée ; car, quand même on ne regarderait pas la production des êtres animés comme une démonstration suffisante que l' activité est propre à la matière, et inhérente à sa nature, et qu' elle ne fait que se manifester par l' organisation, on ne peut au moins nier que l' attraction ne soit une tendance au mouvement existante à tous les instans dans toutes les particules de la matière. J' entends ici par le terme général d' attraction, non seulement la force de gravitation en vertu de laquelle tous les corps célestes pèsent les uns sur les autres, et tous les corps terrestres pèsent vers le centre du globe, mais encore toutes ces attractions particulières qui produisent les combinaisons chimiques, l' adhésion, la cohésion, etc. Or toutes ces forces toujours agissantes, et les phénomènes qu' elles produisent, me montrent qu' il n' y a nulle p182 part de repos absolu dans la nature, et qu' il n' y a même jamais de repos relatif que par l' effet de forces contraires qui se balancent. D' où je conclus que ce n' est pas le repos, mais le mouvement qui est l' état naturel de la matière ; et si je n' avais craint de trop choquer les idées reçues, j' aurais mis l' activité à la tête des propriétés des corps, et je n' aurais regardé la mobilité que comme une conséquence de l' activité. Au reste ce ne sont pas les classifications que nous faisons qui sont importantes ; ce qui est essentiel, est de bien voir les phénomènes, et dans le cas présent de ne pas se faire une idée fausse de l' inertie, laquelle ne consiste qu' en ceci ; c' est que quand un corps reçoit du mouvement, le corps qui lui en donne en perd une quantité égale à celle qu' il lui communique. Passons à une autre observation. La durée est encore une propriété commune à tout ce qui existe, c' est-à-dire à tout ce qui sent ou est senti. Différente en cela de toutes les autres propriétés des corps, elle pourrait même appartenir à des êtres sans étendue, s' il en existait de p183 tels, ou si nous pouvions en concevoir. Par cette raison nous n' avons pas besoin de connaître autre chose de nous-mêmes que notre propre sentiment pour nous faire l' idée de durée : notre seule existence suffit. Je sens une impression actuelle ; dès que je puis porter le jugement que je l' ai déjà sentie, je puis prononcer que j' existe actuellement, que j' existais alors, et que j' ai continué d' exister dans l' intervalle. Tout cela est compris dans l' acte de reconnaître cette impression. Dès ce moment j' ai donc l' idée de durée, qui n' est autre chose que celle d' une succession d' impressions. Lorsque je connais d' autres existences que la mienne, quand j' apperçois un objet et que je m' assure que c' est bien le même que j' ai déjà vu, je lui applique cette idée de durée ; je dis que cet objet a duré : cela ne souffre pas de difficulté. Mais si j' acquiers ainsi l' idée de durée, je n' acquiers pas de même la possibilité de mesurer cette durée ; car la succession de mes impressions n' est ni assez uniforme ni assez invariable pour me servir de mesure. D' ailleurs je n' ai aucun moyen pour constater les limites de la durée de chacune. p185 Je n' ai donc pas l' idée de tems, qui n' est que celle d' une durée mesurée. Nous allons voir comment elle nous vient, en examinant comment nous mesurons les effets sensibles des propriétés des corps. Nous commencerons par l' étendue. CHAPITRE 10 IDEOLOGIE T 1 continuation du précédent, de la mesure des propriétés des corps. nous l' avons déjà dit, la propriété d' être étendu consiste à pouvoir être touché continuement par notre main qui se meut : un corps n' est étendu que parcequ' il a des parties telles qu' il faut faire une certaine quantité de mouvement pour aller des unes aux autres. Mais comment évaluons-nous, mesurons-nous la quantité de son étendue ? La manière en est simple et directe : nous comparons cette étendue à une portion fixe et déterminée d' étendue que nous prenons pour terme de comparaison, c' est-à-dire pour unité ; tels sont les pieds et les mètres, et tous leurs analogues, ainsi que toutes les mesures de surface et de capacité ou solidité qui en dérivent. Car ce que nous appelons mesurer la longueur, la surface, ou la solidité d' un corps, n' est autre chose que reconnaître la quantité de mètres ou de p186 parties de mètres linéaires, quarrés ou cubes, que contient ce corps ; et le premier élément de toutes ces mesures est une quantité fixe d' étendue en longueur, telle qu' un pied ou un mètre. Or qu' est-ce pour nous qu' un pied ou un mètre ? C' est la représentation constante de la quantité de mouvement que notre main a dû faire, pour se porter depuis l' extrémité de ce mètre qui a commencé à lui faire éprouver le sentiment de résistance, jusqu' à l' autre extrémité où elle a cessé d' éprouver cette résistance. Concluons donc que nous mesurons l' étendue par l' étendue même ; mais n' oublions pas que l' unité fondamentale de toutes ces mesures nous est donnée par le mouvement, et n' est autre chose que la représentation permanente d' une certaine quantité de mouvement. Passons à la durée. La durée est, comme nous l' avons dit, une propriété commune à tout ce qui sent ou est senti, et qui appartient à tous les êtres, même indépendamment de l' étendue. Il s' agit maintenant de reconnaître comment nous la mesurons. Sans doute, nous ne la mesurons que par elle-même ; p187 car mesurer une chose quelconque, c' est la comparer à une quantité déterminée de cette même chose que l' on prend pour terme de comparaison, pour unité. Ainsi mesurer, évaluer une longueur, un poids, une valeur, c' est trouver combien elles contiennent de mètres, de grammes, de francs, en un mot d' unités de même genre ; et on ne peut pas évaluer une distance en grammes, ni un poids en francs, ni dire qu' une valeur est plus grande ou plus petite qu' un poids ou qu' une distance, et réciproquement : mesurer la durée, c' est donc l' évaluer en unités de durée. Mais nous avons déjà remarqué que la propriété des êtres appelée durée, bien différente en cela de celle appelée étendue, ne nous donne par elle-même aucun moyen de constater d' une manière exacte et durable les limites de chacune de ses parties. Ces parties sont fugitives et transitoires ; elles ne coexistent pas ensemble ; leurs divisions ne sont marquées par rien ; il n' y en a par conséquent aucune qui soit déterminée avec assez de précision pour servir d' unité. Que faisons-nous donc pour partager la durée en tems, c' est-à-dire p188 en quantités de durée mesurées avec justesse ? Nous avons recours au mouvement ; c' est lui et lui seul qui nous rend perceptibles les divisions de la durée : aussi, prenez-y garde, les tems sont toujours marqués par quelques mouvemens opérés ; leurs subdivisions seraient arbitraires et incertaines, si elles ne se rapportaient au mouvement de quelques astres ou de quelques machines. Nous mesurons donc la durée par elle-même comme toutes choses ; mais c' est le mouvement qui nous la rend commensurable. Maintenant il reste à voir comment le mouvement, qui est en lui-même aussi fugitif, aussi transitoire, aussi peu susceptible de divisions fixes et permanentes que la durée, peut devenir pour elle la base et le moyen d' une mesure exacte ; car le mouvement, sans doute, ainsi que toute autre chose, ne se mesure que par lui-même ; et s' il n' est pas susceptible de divisions déterminées et invariables, comment peut-il servir d' échelle et de terme de comparaison pour évaluer des quantités d' une autre espèce ? C' est que le mouvement s' opère dans l' étendue, qu' il parcourt p189 l' étendue, qu' elle le représente et le constate. En effet, comment voyons-nous qu' un jour, une heure, une minute, une seconde, sont écoulés ? C' est parceque le soleil, une aiguille de montre, la verge d' un pendule, ont parcouru un certain espace ; parceque l' eau d' un clepsydre, le sable d' une horloge, ont laissé vide une certaine portion d' étendue. Ainsi, par l' intermède du mouvement, les parties de la durée se trouvent manifestées par les parties de l' étendue ; et par-là elles participent à l' avantage inestimable qu' ont celles-ci de pouvoir être divisées et mesurées de la manière la plus rigoureuse et la plus invariable. Mais, me direz-vous, nous voyons bien que c' est toujours un mouvement opéré qui nous rend sensible la quantité de durée écoulée, et toujours une étendue parcourue qui constate le mouvement opéré. Mais cela ne suffit pas encore pour que l' étendue soit la mesure fixe de la durée. Il faudrait pour cela que la même quantité d' étendue parcourue répondît toujours exactement à la même quantité de durée écoulée ; et, pour que cela arrivât, p190 il faudrait que nous n' eussions égard dans la mesure du tems qu' à un seul mouvement d' une vîtesse connue et uniforme. Je réponds que c' est aussi ce que vous faites sans vous en appercevoir. En effet, prenez-y garde, dans la mesure de la durée, l' unité c' est le jour ; toutes les périodes plus longues sont des multiples de celle-là ; toutes celles qui sont plus courtes en sont des fractions : toutes sont plus ou moins arbitraires, aussi toutes varient à notre gré. L' année renferme plus ou moins de jours, suivant que nous préférons de la rapporter au soleil ou à la lune, le jour seul est un tems qu' on ne peut ni augmenter ni diminuer, parcequ' il est déterminé par la nature des choses, et ne dépend pas de nos conventions ; or, à parler rigoureusement, qu' est-ce qu' un jour ? Ce n' est pas le tems qui s' écoule entre deux levers du soleil, dans les climats où ce lever avance ou retarde ; c' est l' intervalle de deux levers du soleil dans les pays où cet intervalle est toujours le même ; c' est le tems que la terre met à tourner sur son axe ; c' est par conséquent le tems qu' un point de son équateur emploie p191 à parcourir la totalité de ce grand cercle de la sphère. Ainsi voilà une durée, un mouvement, et une étendue, qui sont toujours les mêmes, et qui se correspondent toujours exactement ; voilà la véritable unité qui peut servir et qui sert de terme commun de comparaison pour la mesure de ces trois espèces de quantité. Il ne reste plus qu' à voir comment nous l' employons pour évaluer chacune d' elles. Pour l' étendue, nulle difficulté, nous l' avons déjà vu. Cette propriété des corps a exclusivement à toute autre le précieux avantage d' être susceptible de la division la plus commode, la plus durable, la plus précise, la plus distincte, la plus constante, la plus inaltérable, en un mot, la plus inaccessible à toute cause d' erreur : aussi rien n' est-il plus aisé que de la mesurer ; on en prend une portion quelconque, et on y rapporte toutes les autres. Il est avantageux et satisfaisant que cette portion soit une fraction connue de la circonférence du globe terrestre ; cela sert à pouvoir la retrouver toujours, si l' étalon en était perdu : mais quand elle serait p192 de pure convention, elle pourrait toujours servir de mesure. Pour la durée, c' est, comme nous l' avons dit, par l' intermédiaire du mouvement qu' on rapporte ses parties aux parties de l' étendue ; et, dans tous les mouvemens possibles, c' est celui de la terre sur son axe qui sert de type : ainsi une heure, un siècle, une minute, ne sont autre chose que tant de milliers de lieues parcourues par un point de l' équateur de la terre dans sa révolution diurne. Que les mouvemens plus ou moins accélérés de toutes nos machines à mesurer le tems ne vous fassent donc pas illusion ; l' étendue qu' ils parcourent sert, comme nous l' avons dit, à constater qu' ils sont faits : mais qu' elle soit plus ou moins grande, cela est fort indifférent, parce qu' elle ne sert pas directement de mesure, mais seulement à rapporter le mouvement qu' elle constate à la mesure commune de toute durée, le mouvement de la terre sur son axe. C' est pour cela qu' une heure est également représentée et mesurée et par l' aiguille qui fait le tour du cadran pendant ce tems, et par celle qui n' en fait que la douzième p193 partie, et par celle qui le parcourt soixante fois tout entier : car qu' est-ce qu' une heure ? C' est la vingt-quatrième partie de la révolution de la terre, c' est la vingt-quatrième partie de sa circonférence parcourue par un des points de sa surface ; ainsi tout mouvement qui s' opère vingt-quatre fois pendant la durée d' un jour marque exactement une heure, quel que soit l' espace qu' il parcoure. Peu importe la grandeur du cadran de ma montre ; elle n' est destinée qu' à m' apprendre que chaque fois que telle aiguille en a fait le tour, la terre a effectué la vingt-quatrième partie de sa révolution, un point de l' équateur a parcouru tant de millions de mètres. Nous voyons donc comment la durée est mesurée par le mouvement, et comment il la rend appréciable avec exactitude, parcequ' il rapporte à une quantité invariable d' étendue, le tems qui sert de terme de comparaison à tous les autres. Cela nous fait déjà appercevoir aussi comment nous mesurons parfaitement le mouvement lui-même, malgré ses innombrables variétés. C' est ce qui nous reste à développer. La mobilité est une propriété des êtres p194 qui diffère essentiellement de la durée, en ce point que, parmi les êtres possibles, elle ne peut appartenir qu' à ceux que nous appelons corps, c' est-à-dire à ceux qui sont étendus ; car des êtres qui n' auraient aucune étendue, s' il nous était possible d' en concevoir de tels, n' occupant aucun lieu, ne pourraient en changer. Le mouvement est l' exercice de la propriété appelée mobilité ; c' est un effet des corps, comme la couleur ou la saveur : je ne dis pas comme l' attraction, l' inertie, ou l' impulsion ; car de ces trois choses, les deux premières ne consistent qu' en tendance ou en résistance au mouvement, et la troisième n' est que sa communication ; ainsi elles ne sont que des dépendances du mouvement, et leur intensité ne s' évalue que par le moyen du mouvement qu' elles produisent ou empêchent ; ce sont donc des sujets de considérations secondaires. Mais ici c' est le p195 mouvement lui-même qui nous occupe. Comment se mesure-t-il ? Voilà la question qu' il s' agit de résoudre. On voit d' abord que cet effet des corps appelé mouvement est parfaitement représenté par cet autre effet des corps appelé étendue ; car, puisque la propriété d' être étendu n' est pour nous que la propriété d' être parcouru par le mouvement, les parties de l' étendue répondent très-bien et très-exactement aux parties du mouvement fait pour les parcourir. Ainsi la quantité d' étendue parcourue constate rigoureusement la quantité de mouvement fait. Je dis que l' étendue constate et représente très-bien les mouvemens faits, mais non pas qu' elle mesure le mouvement ; car il ne faut jamais l' oublier, mesurer une chose quelconque, c' est la rapporter à une quantité de cette même chose qui est connue et déterminée, et qui sert de terme de comparaison, de mesure. Le mouvement ne saurait être excepté de cette règle générale ; on ne peut pas plus, quoi qu' on en dise, mesurer du mouvement avec de l' étendue ou de la durée, que celles-ci avec des valeurs ou des poids. p196 Mesurer le mouvement, évaluer son intensité, n' est et ne peut être que le rapporter à un mouvement dont l' énergie soit connue ; c' est ce qu' on appelle déterminer sa vîtesse. Les mathématiciens disent cependant que la vîtesse d' un mouvement est le rapport entre l' espace parcouru et le tems employé : mais on devrait leur demander d' expliquer quel rapport ils peuvent découvrir entre deux choses d' une nature aussi différente, et parconséquent aussi incommensurables que l' étendue et la durée, et comment il se fait que ce rapport soit l' expression exacte de la mesure d' une troisième chose totalement différente des deux premières : ils prétendent qu' ils trouvent l' expression de cette vîtesse en divisant l' espace par le tems ; mais je leur demanderai comment ils s' y prennent pour diviser l' une par l' autre deux quantités concrètes d' espèces différentes, et trouver au quotient une quantité d' une troisième espèce ; car ils savent bien qu' on ne peut diviser une quantité concrète quelconque que de deux manières, ou par une quantité de même espèce, ce qui donne p197 pour quotient un nombre abstrait qui exprime combien de fois le diviseur est contenu dans le dividende, ou par un nombre abstrait, auquel cas le quotient est un nombre concret de l' espèce du dividende, et qui y est renfermé autant de fois que le diviseur contient l' unité : or ils savent aussi que de l' étendue ne peut pas renfermer de la durée, et que le nombre qui exprimerait un rapport si extraordinaire ne peut pas être une quantité de mouvement. Je n' ai pas connaissance qu' aucun d' eux nous ait donné la solution de cette difficulté, qui cependant n' a pu manquer de les frapper. Nous allons facilement suppléer à leur silence au moyen des observations que nous avons déjà faites sur l' étendue et la durée. En effet nous avons vu, d' une part, que le tems qui sert de mesure commune à toute durée, et dont tous les tems possibles ne sont que des multiples ou sous-multiples, est celui de la révolution diurne de la terre sur son axe, et que les limites et les divisions de ce tems appelé jour, ne deviennent perceptibles que par le mouvement que fait un point de l' équateur p198 pendant ce tems ; d' une autre part, que tout mouvement est très-bien représenté par l' espace parcouru. Rapporter l' espace parcouru par un mouvement à la portion de durée qu' il a employée, c' est donc réellement comparer ce mouvement au mouvement connu d' un point de l' équateur pendant la révolution diurne de la terre : or c' est là véritablement le mesurer ; car mesurer une quantité quelle qu' elle soit, c' est toujours la comparer à une quantité connue de même espèce qui sert de mesure commune. Voilà pourquoi on peut dire sans erreur, quoique ce soit une très-mauvaise manière de s' énoncer, que l' on a la vîtesse d' un mouvement en divisant l' espace par le tems, locution vicieuse que l' on exprime par ces caractères (...), qui, en l' abrégeant, déguisent encore davantage le fond de la pensée. Voulez-vous la preuve que cette formule a réellement le sens que je lui donne, quoiqu' elle ne le fasse pas appercevoir d' abord ? Appliquons-la à un cas particulier : supposons qu' il s' agisse d' un mouvement qui parcourt dix mille mètres en six p199 heures, vous aurez pour expression de sa vîtesse cette fraction (...), laquelle ne signifie absolument rien ; ou si vous faites la division, vous aurez le nombre 1666, 66, qui n' est ni des mètres, ni des heures, ni du mouvement, et qui ne saurait exprimer que des heures soient comprises dans des mètres, car cela est impossible. Ainsi il n' a réellement aucun sens ; ainsi vous ne pouvez rien conclure du tout de ces deux expressions vagues, si ce n' est que ce mouvement est double d' un autre qui serait exprimé par cette fraction (...), ou par ce nombre 833, 33 qui en est le quotient. Vous aurez donc par cette manière d' opérer le rapport de ces deux mouvemens ; mais vous n' aurez jamais l' expression de la valeur ni de l' un ni de l' autre, quoique la formule vous annonce qu' on trouve la vîtesse d' un mouvement en divisant l' espace par le tems. Au contraire, au lieu d' évaluer le tems en heures, exprimez-le par l' espace que parcourt pendant ces heures un point de l' équateur terrestre, vous aurez ces deux p200 fractions (...) et (...) ; et en faisant les divisions, vous trouverez ces deux nombres abstraits 0, 001 et 0, 0005, qui non-seulement vous donnent le rapport de ces deux mouvemens entre eux, mais encore vous apprennent la valeur réelle de chacun d' eux, en vous montrant que l' un est le millième, et l' autre les cinq dix-millièmes du mouvement d' un point de l' équateur, qui est la mesure commune ou l' unité. p201 Je ne prétends pas dire au reste que pour les objets qu' on se propose dans la pratique cette manière fût aussi commode que celle dont on se sert : mais je l' ai exposée avec détail, afin de bien développer le sens de l' expression usitée, et pour achever de prouver ma thèse, savoir, qu' on p202 ne peut évaluer un mouvement, c' est-à-dire déterminer sa vîtesse qu' en le comparant à un mouvement connu, et que c' est véritablement ce qu' on fait en rapportant l' espace parcouru au tems employé ; car c' est réellement comparer ce mouvement au mouvement de rotation de la terre, qui, par cette opération, se trouve devenir la mesure commune de tous les autres, ou l' unité de mouvement, comme le tems qu' il emploie, le jour, est l' unité de durée. Concluons de tout ceci que c' est par sentiment que nous connaissons le mouvement ; que c' est lui qui nous fait connaître l' étendue ; que l' étendue se mesure par elle-même, sans intermédiaire, avec une commodité extrême, à cause de la netteté et de la permanence de ses divisions ; que l' étendue représente parfaitement le mouvement opéré, puisque cette propriété des corps ne consiste qu' en ce qu' ils peuvent être parcourus par le mouvement ; qu' en conséquence de cette circonstance le mouvement rend la durée mesurable p203 en rapportant ses divisions à celles de l' étendue ; que par la même raison le mouvement lui-même devient mesurable ; mais que quand on croit rapporter l' espace qu' il parcourt à la durée, on le rapporte réellement à l' espace parcouru par un mouvement pris pour unité ; que l' unité d' étendue peut être choisie arbitrairement, quoiqu' il soit très-avantageux qu' elle soit une portion connue de la circonférence de la terre ; mais que l' unité de tems est nécessairement le tems de la révolution diurne de la terre, et l' unité de mouvement, le mouvement d' un point de l' équateur pendant cette révolution. Concluons enfin que si nous sommes parvenus à bien démêler l' artifice de la mesure des effets sensibles de ces trois propriétés des corps, l' étendue, la durée et la mobilité, il faut que nous ayions bien reconnu ce qu' elles sont pour nous, et comment nous les découvrons. Jeunes gens, pour qui j' écris, vous trouverez peut-être que voilà un bien faible résultat pour une si longue discussion, p204 et qu' il n' était pas besoin d' un si grand appareil pour établir un petit nombre de vérités si simples, fondées sur des faits si constans et si connus : cependant si vous saviez combien on a divagué sur ces notions d' espace, de tems, de mouvement, d' existence, sur la matière et ses propriétés, et combien les meilleurs esprits et les plus grands philosophes ont accumulé de raisonnemens inintelligibles et d' hypothèses absurdes sur de pareils sujets, vous vous feriez une autre idée de la facilité avec laquelle nous nous y retrouvons, et vous sentiriez vivement quel jour jetterait sur les premiers principes de toutes les sciences une analyse complète de nos facultés intellectuelles, si elle pouvait être une fois parfaitement bien faite, puisque la simple ébauche que j' ai essayé d' en tracer dans cet ouvrage écarte déjà tant de difficultés et dissipe tant d' obscurités. Au reste on peut tirer beaucoup de conséquences précieuses du petit nombre de vérités que nous venons d' établir. La première qui se présente, et qui est principalement relative à la pratique, c' est p205 qu' il serait très-utile que toutes les mesures de l' étendue fussent des portions décimales de l' équateur terrestre, et qu' il serait aussi très-commode que l' unité de tems, le jour, fût de même divisée en parties décimales. Par-là ces trois espèces de quantités, si différentes entre elles, mais qui ont des relations si multipliées, l' étendue, le mouvement, et la durée, seraient toujours exprimées par des quantités décuples ou sous-décuples les unes des autres ; et toutes les comparaisons que l' on est perpétuellement obligé d' en faire se réduiraient presque à ajouter ou à retrancher quelques zéros ; cela aurait d' ailleurs le très-grand avantage de rappeler bien mieux les rapports que nous avons reconnus entre elles, et même la nature de chacune d' elles. Mais un autre sujet de réflexions bien plus importantes, c' est cette admirable propriété qu' a l' étendue de pouvoir être partagée en parties distinctes avec une précision, une netteté, et une permanence qui ne laissent rien à desirer. C' est à cette circonstance que doivent leur certitude, les sciences qui traitent de l' étendue p206 et de ses effets ; car d' abord il en résulte qu' on peut la mesurer avec la plus grande sûreté et la plus extrême justesse : et de cette perfection de mesure il arrive qu' on peut la représenter sans altération et sans confusion, en en diminuant prodigieusement toutes les proportions. C' est là l' effet de l' art de lever des plans et de tous les genres de dessin. L' étendue est la seule propriété des corps que l' on puisse exprimer ainsi sur une échelle de convention plus petite que la réalité. De la perfection de ces mesures il arrive encore que l' on peut en évaluer rigoureusement et commodément toutes les circonstances ; c' est-à-dire les rapports et les propriétés des angles, des figures, et des lignes qui les coupent ou les terminent : c' est l' objet de la géométrie pure. Aussi voyons-nous que seule entre toutes les sciences, elle est d' une certitude absolue ; et que toutes les autres participent plus ou moins à ce précieux avantage, à proportion qu' elles peuvent ramener une plus ou moins grande partie des sujets qu' elles traitent à être appréciables en parties de l' étendue. p207 Ainsi le mouvement étant, comme nous l' avons vu, très-bien représenté par l' étendue, tout ce qui concerne sa force, sa direction, les lois de sa communication, est parfaitement démontré, et la science qui en traite est encore d' une certitude géométrique. Par la même raison nous connaissons et mesurons la durée avec exactitude et sans crainte d' erreur, et tout ce qui dans les corps et leurs propriétés peut s' évaluer en durée, en mouvement, en étendue, est parfaitement mesuré et démontré, tandis que tout ce qui n' en est pas susceptible reste toujours dans une sorte de vague et d' incertitude faute de mesures précises. Dans un être quelconque nous pouvons déterminer avec justesse et sûreté son âge, qui est la quantité de sa durée, sa figure et sa position, qui sont des circonstances de son étendue, son volume, qui est la quantité de cette étendue, son poids, qui est une tendance au mouvement, sa densité relative, qui est le rapport entre son poids et son volume, et tous les effets analogues à ceux-là ; nous avons pour tout p208 cela des mesures précises qui toutes en dernière analyse se rapportent à l' étendue, et tous les raisonnemens que nous ferons sur l' accroissement, la diminution, ou les combinaisons de ces propriétés, auront facilement le caractère de la certitude, parcequ' ils porteront sur des bases fixes : mais il n' en est pas de même de certaines autres propriétés, comme la couleur, la saveur, la beauté, la bonté, et mille autres pareilles ; comment en fixer la quantité avec précision ? Cela est impossible ; il y aura donc toujours un certain vague dans la détermination de leurs élémens et de leurs rapports, et tous les raisonnemens que nous ferons sur les conséquences à en tirer demanderont de grands ménagemens, et ne seront susceptibles de certitude qu' en les restreignant dans certaines limites, et en ayant égard à une foule de considérations. Prenons pour exemple la lumière. Sa vîtesse, sa direction, ses réfractions, ses réflexions, la divergence et la coïncidence de ses rayons, tout cela peut se mesurer rigoureusement ; et l' on en peut conclure avec certitude les points où ces rayons p209 doivent se rencontrer, les effets qu' ils doivent produire, la grandeur et la position des images qu' ils doivent former, etc. : mais on ne peut pas de même apprécier les rapports des couleurs entre elles. On peut bien dire que l' une est plus vive que l' autre ; que le bleu et le jaune réunis font du verd ; mais comment apprécier leurs nuances ? Comment évaluer la quantité qu' il faut de deux d' entre elles pour en faire une troisième ? Les mesures manquent, il y a du vague. Il en est de même des sons ; la vîtesse de leur propagation, leur direction, leur réflexion, la dispersion ou la concentration de leur force qui en résulte, se déterminent avec facilité et sûreté ; cela se rapporte aux propriétés de l' étendue : mais les rapports harmoniques de ces sons entre eux, nous ne pourrions pas plus les préciser que ceux des couleurs, si nous n' avions pas découvert qu' ils sont proportionnels à la longueur des cordes qui les produisent, à la durée de leurs vibrations. Par-là les voilà ramenés à des mesures d' étendue, et ils se calculent rigoureusement. p210 La même chose se remarque dans toutes les parties de la physique. Toutes les fois que nous pouvons peser ou mesurer, estimer en poids ou en volume un être ou un effet quelconque, nous avons l' expression précise de leur quantité, parcequ' elle est rapportée à l' étendue : quand nous ne le pouvons pas directement, nous y arrivons encore si, par un artifice quelconque, nous faisons que leur existence se manifeste par quelques mouvemens opérés dans l' étendue. C' est ainsi que nous évaluons l' électricité d' un corps par les degrés de l' électromètre ; sa chaleur, par ceux du thermomètre ou du pyromètre ; son humidité, par ceux de l' hygromètre. En effet les parties des mouvemens de ces machines sont bien comparables entre elles, il n' y a pas là d' ambiguité : la seule incertitude qui nous reste est de savoir si ces portions de mouvemens sont bien proportionnelles à la quantité des matières mesurées (l' électricité, le calorique, et l' eau), et à leurs autres effets. Prenons un autre exemple, qui rendra ceci encore plus clair. L' activité d' un médicament ne se manifeste que par des mouvemens opérés dans p211 l' individu vivant qui l' a pris ; mais personne n' a de mesure juste pour apprécier la vertu purgative de ce médicament, ni son rapport avec celle d' un autre médicament ; cependant nous avons une échelle approximative pour y parvenir, c' est la quantité de volume ou de poids de chacun d' eux nécessaire pour produire les mêmes effets ; et cette mesure serait complètement satisfaisante, si les effets purgatifs, bienfaisans, malfaisans, etc. étaient constamment proportionnels aux quantités relatives à l' étendue, auxquelles on les compare ; alors il en arriverait comme des valeurs des différentes marchandises, qui par elles-mêmes ne sont pas susceptibles de mesure précise, mais qui, étant toutes réduites en poids d' un même métal, sont appréciées avec la plus grande justesse. Il en est de même dans les objets dont traitent les sciences morales et politiques. Nous n' avons point de mesures précises pour évaluer directement les degrés de l' énergie des sentimens et des inclinations des hommes, de leur bonté ou de leur dépravation, ceux de l' utilité ou du danger p212 de leurs actions, de l' enchaînement ou de l' inconséquence de leurs opinions : c' est ce qui fait que les recherches dans ces sciences sont plus difficiles, et leurs résultats moins rigoureux. Cependant les opinions, les actions, les sentimens des hommes sont suivis d' effets dont un grand nombre, tels que les valeurs que nous venons de prendre pour exemple, sont appréciables d' après des mesures parfaitement exactes ; et la juste mesure des effets sert à estimer les causes. D' ailleurs, dans tous les cas où on n' arrive pas à une évaluation qui ne laisse rien à desirer, et où par conséquent il existe une latitude plus ou moins grande où règne l' incertitude, il y a aussi de certaines limites en-deçà desquelles on est sûr qu' est la vérité, et au-delà desquelles on est certain de tomber dans l' erreur. Ainsi, par exemple, il peut être impossible de déterminer de combien tel sentiment individuel ou telle organisation sociale est préférable à tel ou telle autre ; mais il est impossible de méconnaître que l' une conduit à des résultats absolument mauvais, et l' autre à des résultats absolument p213 bons : or cela suffit pour qu' on ne puisse pas dire que ces sciences sont complètement incertaines, sans déclarer que l' on en est soi-même complètement ignorant. Au demeurant, sans entamer la question du degré de certitude des différentes sciences, question qui est du nombre de celles pour la solution desquelles nous manquons de mesures précises, l' on voit que toutes ces sciences sont plus ou moins certaines, à proportion que les objets dont elles s' occupent sont plus ou moins réductibles à des quantités appréciables par des mesures parfaitement exactes, et que, de toutes les espèces de quantités, l' étendue est celle qui possède le plus éminemment ce précieux caractère. p216 J' ai lu, il n' y a pas long-tems, dans un ouvrage de métaphysique, estimable à beaucoup d' égards, cette phrase singulière : le toucher, ce sens vraiment géométrique, etc. on voit que l' auteur a voulu dire que le toucher est le sens qui nous procure les mesures les plus exactes, et les rapports les plus précis : mais il aurait dû ajouter que cela n' est vrai que lorsqu' il est employé à la connaissance de l' étendue ; car les sensations des piqûres, des brûlures, du froid, du p217 chaud, des frottemens, des chatouillemens, et bien d' autres, sont aussi des perceptions que nous devons au sens du toucher, et il n' est pas plus aisé d' évaluer l' intensité de ces sensations, et d' établir des rapports exacts entre elles, que lorsqu' il est question des sensations de couleurs, de saveurs, ou d' odeurs, que nous devons à d' autres sens. Ce métaphysicien aurait donc bien fait de remarquer, si toutefois il s' en est apperçu, que ce n' est pas le toucher qui est un sens vraiment géométrique, mais bien l' étendue qui est une propriété éminemment métrique, c' est-à-dire mesurable : cela aurait eu un sens plus clair et plus instructif. J' observerai à cette occasion que si les mots étaient bien faits, la science de l' étendue ne s' appellerait pas géométrie, qui veut dire mesure de la terre, ce qui ne convient qu' à l' arpentage, mais bien cosmométrie, puisqu' elle sert à mesurer le monde entier, ou mieux encore métrie tout simplement, puisque de toutes les sciences, c' est celle qui jouit le plus complètement de l' avantage de posséder des mesures parfaites, et d' en fournir aux autres. p218 J' ai beaucoup insisté sur cette propriété de l' étendue, parcequ' elle n' a pas été assez remarquée jusqu' à présent ; qu' on n' a pas encore fait voir nettement en quoi elle consiste ; qu' on n' a pas imaginé d' en déduire la cause du degré de certitude des diverses sciences ; et qu' en général on a été porté à attribuer ce plus ou moins de certitude, à la manière de procéder de ces sciences que l' on croyait fort différente, tandis que nous verrons à l' article de la logique que la marche de l' esprit humain est toujours la même dans toutes les branches de ses connaissances, et que la certitude de ses jugemens est toujours de la même nature et a toujours des causes semblables. Après cette longue digression sur la mesure des propriétés des corps, je reviens à ce que j' ai dit de l' enchaînement de ces propriétés. Je pense que, pour les ranger dans un ordre réellement méthodique, il faudrait mettre au premier rang la mobilité, non-seulement parcequ' elle est la source de tous les effets que les corps produisent les uns sur les autres, et que, nommément dans les êtres animés, elle p219 est la cause de la faculté de sentir et de se mouvoir, mais encore parceque toutes les autres propriétés des corps sont nécessairement dépendantes de celle-là, puisqu' elles n' auraient pas lieu sans elle, ou y sont essentiellement relatives, puisqu' elles ne nous sont connues que par le mouvement. On doit placer ensuite l' inertie et l' impulsion, qui n' auraient pas lieu sans la mobilité, et ne sont que des circonstances de son existence. Après, vient l' attraction qui n' aurait pas lieu non plus sans la mobilité, mais n' en est pas une conséquence nécessaire. Je comprends sous ce nom général d' attraction la gravitation céleste, la pesanteur terrestre, et les affinités chimiques avec leurs dépendances, l' adhésion, la cohésion, etc. : ces forces internes existantes dans chaque particule des corps me prouvent que la matière est essentiellement active ; et si elle ne l' était pas, je ne comprends pas comment elle serait mobile, car je ne puis concevoir d' où viendrait le commencement d' un mouvement quelconque. p220 Vient ensuite l' étendue, qui n' est ni une circonstance ni un effet de la mobilité, mais qui ne nous est connue que par elle, et n' existe pour nous que par sa relation avec le mouvement. De l' étendue dérivent nécessairement la divisibilité, la forme ou figure, et l' impénétrabilité, comme aussi la porosité, qui en est une conséquence générale, mais non pas nécessaire. Enfin vient la durée, propriété qui est indépendante de la mobilité, dont la seule succession de nos sensations nous donne l' idée, mais que nous ne pouvons mesurer que par le mouvement, lequel n' est lui-même constaté que par l' étendue qu' il nous a fait connaître ; ensorte que l' étendue, la durée et le mouvement, se servent réciproquement de mesure, ou plutôt que la mesure de tous trois s' exprime en parties d' étendue. Tel est l' enchaînement que j' apperçois entre les propriétés que nous reconnaissons dans les corps. Je suis persuadé que si les physiciens, au lieu de les ranger à-peu-près indifféremment, comme ils ont toujours fait, s' étaient occupés de les classer p221 ainsi dans un ordre bien systématisé, ils nous auraient donné des idées plus nettes de ce que les corps sont pour nous ; mais pour cela il aurait fallu remonter, comme nous venons de le faire, à l' origine de nos connaissances. Aussi l' enseignement de toute science devrait-il réellement commencer par nous expliquer comment nous connaissons les objets dont elle traite, ce qui prouve que l' examen de nos opérations intellectuelles est l' introduction naturelle à tous les genres d' études. On me dira peut-être qu' il n' est pas nécessaire de remonter si haut pour donner des notions exactes des phénomènes particuliers ; cela se peut. Cependant, si je voulais citer de nombreuses erreurs en physique provenant de fausses idées métaphysiques, les exemples ne me manqueraient pas ; et, même en géométrie, je pourrais dire que si les géomètres sont mécontens avec raison de la plupart des définitions de la ligne droite, et des démonstrations des propriétés des parallèles, et du peu de liaison qu' ont entre elles plusieurs des premières vérités de la géométrie, la cause en est qu' ils ne se sont p222 pas fait une idée nette de la nature de l' étendue, et de la manière dont nous la connaissons. S' ils étaient remontés jusque-là, ils auraient vu tout dériver de l' idée première de la ligne physique tracée sur un corps par un autre corps qui se meut d' un des points de ce corps à un autre, en conservant toujours la même direction ou en en changeant ; et toutes leurs propositions élémentaires sur les lignes droites, les lignes brisées, les lignes courbes, les angles et leur mesure, les parallèles et leurs sécantes, les intersections des cercles et des sphères, etc., se seraient enchaînées d' elles-mêmes et liées très-étroitement. à la vérité je ne puis qu' indiquer ce que j' avance ici : pour le démontrer, il me faudrait faire un petit traité de géométrie élémentaire, et cela m' éloignerait du sujet que je traite ; mais je suis persuadé que les personnes éclairées qui ont réfléchi sur ces matières ne me dédiront pas. D' ailleurs il n' est pas nécessaire de démonstrations bien détaillées pour prouver que quant à l' origine d' une recherche quelconque on laisse un point obscur quel qu' il soit, il n' est pas p223 possible qu' il n' en résulte quelqu' inconvénient dans un moment ou dans un autre : or c' est à cette assertion que je me borne, et elle me suffit pour établir la nécessité d' étudier nos facultés intellectuelles. Revenons donc à cette étude, qui est notre objet principal, et dont les autres ne sont que des applications ; et commençons par nous assurer que nous ne nous sommes pas égarés jusqu' à présent dans l' analyse que nous avons faite de ces facultés. Pour cela comparons-là avec celle qui est la plus généralement approuvée. CHAPITRE 11 IDEOLOGIE T 1 p224 réflexions sur ce qui précède, et sur la manière dont Condillac a analysé la pensée. mes jeunes amis, pour avancer avec sûreté dans une recherche quelconque, rien n' est plus utile que de jeter de tems en tems un coup-d' oeil en arrière sur le chemin que l' on a parcouru ; cela est d' autant plus à propos en ce moment, que nous sommes déjà plus avancés dans notre carrière que peut-être vous ne le croyez vous-mêmes. En effet, après vous avoir donné une idée générale de la faculté de penser ou sentir, et du but que je me propose en l' examinant, je vous ai fait remarquer qu' elle consiste à sentir des sensations, des souvenirs, des rapports, et des desirs. Vous avez vu que ces impressions premières suffisent à former toutes nos idées les plus compliquées et les plus abstraites, p225 et à nous assurer de la réalité de notre existence et de celle de tout ce qui nous entoure. Je vous ai même expliqué comment ces facultés élémentaires naissent les unes des autres, ou plutôt qu' elles ne sont que des modifications d' une faculté unique, celle de sentir. C' est ainsi, je crois, qu' il faut entendre le principe de Condillac, que toutes les opérations, ou, comme il dit souvent, toutes les facultés de l' ame ne sont toujours que la sensation transformée ; principe profond et fécond, qui jusqu' à présent donnait lieu à beaucoup de discussions, parceque cette manière de l' énoncer laisse peut-être quelque chose à desirer. Je vous ai montré de plus en quoi consiste tout ce que nous savons des propriétés des corps, et que la manière dont je les considère explique très-facilement la génération et la nature de plusieurs idées qui ont toujours beaucoup embarrassé les métaphysiciens, et qui n' embarrassent si peu les autres hommes que parcequ' ils ne se mettent pas en peine de savoir ce qu' ils font quand ils pensent et qu' ils raisonnent ; p226 chose cependant assez nécessaire pour bien penser et bien raisonner, quelque sujet que l' on traite. Quoi qu' il en soit, il résulte de ce petit nombre d' observations que, si nous ne nous sommes pas égarés, nous avons déjà une idée nette de l' instrument universel de toutes nos découvertes, de ses procédés, de ses effets, de ses résultats, et du principe de toutes nos connaissances ; ce qui n' était peut-être pas encore arrivé, et ce qui ne peut être inutile aux progrès ultérieurs de l' esprit humain. Sans doute nous sommes loin d' avoir fait une histoire complète de l' intelligence humaine ; il faudrait des milliers de volumes pour épuiser un sujet si vaste, mais du moins nous en avons fait une analyse exacte ; et le peu de vérités que nous avons recueillies est, si je ne me trompe, dégagé de toute obscurité, de toute incertitude, et de toute supposition hasardée, ensorte que nous pouvons y prendre une entière assurance : d' où il arrive qu' étant certains de la formation et de la filiation de nos idées, tout ce que nous dirons par la suite de la manière d' exprimer ces idées, de les p227 combiner, de les enseigner, de régler nos sentimens et nos actions, et de diriger celles des autres, ne sera que des conséquences de ces préliminaires, et reposera sur une base constante et invariable, étant prise dans la nature même de notre être. Or ces préliminaires constituent ce que l' on appelle spécialement l' idéologie ; et toutes les conséquences qui en dérivent sont l' objet de la grammaire, de la logique, de l' enseignement, de la morale privée, de la morale publique (ou l' art social), de l' éducation, et de la législation qui n' est autre chose que l' éducation des hommes faits. Nous ne pourrons donc nous égarer dans toutes ces sciences qu' autant que nous perdrions de vue les observations fondamentales sur lesquelles elles reposent. Il paraîtrait par ce résumé que nous n' avons plus rien à dire sur l' idéologie proprement dite : et effectivement, si je n' avais égard qu' à ma façon de voir, j' aurais bien peu de choses à ajouter à ce qui précède. Je me contenterais de vous rappeler que ma manière de décomposer la pensée satisfaisant à l' explication de tous p228 les phénomènes qui sont explicables, vous ne pouvez plus vous refuser à convenir qu' il n' y a dans toutes nos idées que des sensations, des souvenirs, des jugemens et des desirs ; et après quelques observations générales sur les rapports de l' idéologie et de la physiologie, je vous proposerais de passer à l' étude de l' expression de nos idées. Mais vous avez pu remarquer que dans l' établissement de ma théorie idéologique je ne me suis occupé que des faits sur lesquels elle est fondée, sans m' embarrasser des systèmes des auteurs qui ont écrit sur ces matières, et sans me mettre en peine d' en discuter presque aucuns. Or, avant d' aller plus loin, il est bon que vous ayez une idée des opinions les plus accréditées : pour cela il suffira que nous examinions celle de Condillac, parcequ' elle est le fond commun de toutes les autres, qui n' en sont guère que des variantes. Vous saurez donc que ce philosophe justement célèbre, que l' on peut regarder comme le fondateur de la science que nous étudions, et qui jusqu' à présent en p229 tient le sceptre, a jugé à propos, d' après Locke, de partager l' intelligence de l' homme ou sa faculté de sentir, en entendement et en volonté ; puis il reconnaît comme parties intégrantes de l' entendement l' attention, la comparaison, le jugement, la réflexion, l' imagination, et le raisonnement, auquel il joint ensuite la mémoire, qu' il partage même quelquefois en réminiscence, mémoire proprement dite, et imagination (dans ce cas le mot imagination n' a pas le même sens que ci-dessus) ; enfin il distingue dans la volonté p230 le besoin, le mal-aise, l' inquiétude, le desir, les passions, l' espérance, et la volonté proprement dite. On peut voir cette division dans sa logique, part. Première, chap. 7 ; dans les leçons préliminaires de son cours d' études, art. 2 ; dans son essai sur l' origine des connaissances humaines, part. Première, section 2 ; dans son traité des sensations, part. Première, chap. 2 et 3, et dans plusieurs autres endroits de ses ouvrages : elle n' est pas partout exactement la même. Voilà bien des parties distinctes dans cette seule chose que nous appelons la pensée. Les disciples de Condillac et Condillac lui-même y en ont quelquefois ajouté d' autres, et souvent en ont retranché : ces variations indiquent déjà qu' il y a de l' arbitraire dans ces divisions, et qu' elles ne sont pas manifestement commandées par les faits ; mais pour en être tout-à-fait certains, il nous suffit de nous rendre un compte exact de la signification de tous ces termes. Je vois d' abord comme en parallèle et presque en opposition l' entendement et la volonté. Je comprends bien que l' on exprime p231 par le mot volonté cette faculté, ce pouvoir que nous avons de ressentir des desirs, des penchans pour certaines manières d' être, et de l' éloignement pour d' autres : c' est aussi l' usage que nous avons fait de ce terme, et je le crois fondé ; mais je ne vois pas de même pourquoi on groupperait sous le seul mot entendement des choses aussi distinctes que sentir, se ressouvenir, et juger. En effet on peut dire que nos connaissances ne consistent proprement que dans les jugemens que nous portons des impressions que nous recevons ; qu' ainsi, rigoureusement parlant, il n' y a de tout cela que le jugement qui appartienne à l' entendement ; et qu' il faudrait ne placer que lui sous ce titre, tandis que la sensibilité, et même la mémoire, iraient très-bien se ranger avec le desir, qui est un effet immédiat et nécessaire de l' impression reçue. D' un autre côté, si on considère que sentir et vouloir sont des modifications soudaines, et pour ainsi dire forcées, et que se ressouvenir et juger portent un caractère de plus de réflexion, on pourrait p232 ranger la volonté avec la sensibilité comme en étant une dépendance, et laisser ensemble sous un autre nom la mémoire et le jugement, et tout ce qui y tient ; ce qui produirait encore une autre distribution. Peut-être pourrait-on encore avec plus de raison observer que la sensibilité et la mémoire sont les facultés qui fournissent au jugement et à la volonté les sujets sur lesquels ils s' exercent ; qu' elles sont intimement liées ; et que sous ce point de vue il convient de les réunir comme étant le principe de tout, et de laisser ensemble le jugement et la volonté, les regardant comme des conséquences. Enfin, si l' on fait attention que tout desir quelconque est le produit d' une sorte de discernement des qualités d' une chose, on trouvera que la volonté elle-même appartient à l' entendement plus que la sensibilité et la mémoire ; et cela produira un nouvel arrangement, ou détruira toute division. Il y a donc, je le répète, bien de l' arbitraire dans celle adoptée. Le vrai est qu' il vaut mieux ne pas réunir forcément sous des titres fantastiques des choses aussi différentes entre elles que p233 la sensibilité, la mémoire, le jugement, et la volonté, et que nous devons les laisser aussi distinctes et séparées dans nos nomenclatures qu' elles le sont dans le fait. Si de cette division générale nous passons aux détails, je vois d' abord l' attention à la tête des facultés qui composent l' entendement : mais l' attention est-elle donc une faculté particulière ? Consiste-t-elle dans une opération de l' esprit distincte de toutes les autres ? Je ne le crois pas. être attentif à quoi que ce soit, c' est apporter à une chose quelconque le soin nécessaire au succès. L' attention est l' état de l' homme qui veut surmonter une difficulté ; c' est une manière d' être, produite par l' énergie de la volonté ; c' est un effet, et non pas une cause ; et je ne vois là aucune action spéciale : j' aimerais autant faire une faculté de la tristesse ou de la fatigue. Mais, dit-on, quand je fais attention à une sensation, j' en ai la conscience, et toutes les autres disparaissent. Hé bien ! Les autres sont nulles ; et vous avez une sensation : voilà tout. Vous auriez de même la perception d' un souvenir, p234 d' un rapport, ou d' un desir. Aussi, dit-on, l' attention devient successivement tout cela. Dans ce cas-là elle n' est rien par elle-même, et il est inutile d' en parler ; c' est aussi à quoi je conclus. Vient ensuite la comparaison : c' est, nous dit-on, une double attention, une attention qui se porte sur deux objets-àla-fois. Soit ; j' ai déjà dit ce que je pense de l' attention. Mais comment comprendre la comparaison séparée du jugement ? Juger n' est-ce pas sentir un rapport entre deux objets ? Et sentir un rapport entre eux n' est-ce pas les comparer ? Aussi ajoute-t-on que nous ne pouvons comparer deux objets sans les juger. Pourquoi donc séparer deux choses inséparables ? Je ne vois toujours là que deux actions, sentir et juger. La comparaison est jugement, ou n' est que sensation ; elle n' est donc rien en elle-même. Passons à la réflexion. Nous avons déjà vu, chapitre vi, p. 81, ce que c' est que réfléchir ; il est inutile de le répéter ici : il suffit de remarquer que la réflexion n' étant qu' un certain usage que nous faisons de nos facultés intellectuelles, p235 elle n' est point elle-même une faculté particulière. J' en dirai autant de l' imagination, qu' on fait consister à rassembler dans un seul objet fantastique les qualités de plusieurs objets réels. Cela n' a pas besoin de preuves. Quant à cette autre imagination qui consiste à avoir des souvenirs si vifs que les objets semblent actuellement présens, nous avons déjà observé, au chapitre iii, qu' elle n' est que la mémoire, ou l' effet de la mémoire, qui va jusqu' à réveiller la sensation même. Elle n' a donc pas besoin d' un nom particulier, non plus que la réminiscence, que l' on fait consister à avoir des souvenirs et à sentir que ce sont des souvenirs. Celle-là est la mémoire unie à un jugement. Reste donc le raisonnement, qui est, dit-on, une suite de jugemens implicitement renfermés les uns dans les autres. J' en conviens ; et j' en conclus que ce n' est là qu' une répétition de l' action de juger, et non une faculté particulière. Voilà pourtant à quoi se réduisent toutes ces subdivisions si multipliées de ce qu' on appelle entendement. Je n' y retrouve jamais, p236 mais, en les analysant, que des sensations, des souvenirs, et des jugemens ; et je suis toujours plus convaincu qu' elles ne sont propres qu' à embrouiller la matière, en créant des êtres imaginaires, et en en confondant de très-réels. Voyons s' il en sera de même de la volonté. On place à la tête des opérations intellectuelles, que l' on rapporte à la volonté, une affection nommée le besoin, que l' on nous dit être une souffrance. Quand cette souffrance est faible, on l' appelle mal-aise ; et quand elle nous prive du repos, on lui donne le nom d' inquiétude. on nous présente cela comme trois opérations distinctes ; et l' on fait intervenir la réflexion et l' imagination pour transformer ces opérations en une quatrième, que l' on appelle le desir. j' avoue que je ne comprends rien à cette explication ; je ne vois encore là que deux choses, souffrir, et desirer ; et ces deux choses je les connais bien par expérience. Souffrir, est une manière d' être, un produit de la sensibilité ; c' est l' effet d' une impression reçue : et cette impression est telle qu' elle me fait porter le jugement distinct ou implicite p237 que je dois l' éviter, d' où il suit que j' en conçois le desir. Dans la puissance de concevoir des desirs consiste uniquement ce que j' appelle volonté. notre auteur, au contraire, comprend encore parmi les opérations dépendantes de la volonté les passions, l' espérance, la volonté proprement dite, et jusqu' à la crainte, la confiance, la présomption. Il est vrai qu' il nous explique que les passions sont des desirs devenus habituels, que l' espérance est le desir joint à un jugement, et que la volonté, dans le sens restreint, est encore le desir joint à un autre jugement. Ainsi ce ne sont pas là des impressions élémentaires, mais des affections composées, dans lesquelles il n' y a que le desir qui appartienne réellement à la faculté appelée volonté. pour la crainte, la confiance, la présomption, etc. Ce n' est pas la peine de nous y arrêter : il est trop manifeste que ce sont des manières d' être des états de l' homme, résultans de l' emploi bon ou mauvais de toutes ses facultés ; et que des résultats si compliqués ne peuvent jamais être regardés comme des élémens. p238 Je persiste donc à penser que la manière dont Condillac a décomposé notre intelligence est vicieuse ; et que plus on y réfléchira, plus on se convaincra que la pensée de l' homme ne consiste jamais qu' à sentir des sensations, des souvenirs, des jugemens, et des desirs. Au reste l' examen auquel nous venons de nous livrer peut nous fournir des réflexions importantes. La première qui se présente, c' est que le grand idéologiste, dont j' ose ici combattre quelques idées, a le mérite éminent d' avoir le premier bien reconnu ce que c' est que penser. Il dit dans vingt endroits, et nommément dans ceux que je viens de citer : les facultés de l' ame naissent successivement de la sensation. Elles ne sont que la sensation qui se transforme pour devenir chacune p239 d' elles. Toutes les opérations de l' ame ne sont que la sensation même qui se transforme différemment, etc... et, ce qui est plus précis encore, il dit, dans sa logique, chapitre 7 : toutes les facultés que nous venons d' observer sont renfermées dans la faculté de sentir. assurément c' est bien dire, non-seulement comme Locke, que toutes nos idées viennent des sens, mais encore qu' elles ne sont que des sensations de différentes espèces. Cependant cela n' est pas complètement net, et souvent les explications subséquentes obscurcissent encore ces traits de lumière. J' aurais donc mieux aimé qu' il dît : sentir est un phénomène de notre organisation, quelle qu' en soit la cause ; et penser n' est rien que sentir. Ce que nous appelons la faculté de penser, la pensée, n' est autre chose que la faculté de sentir, la sensibilité prise dans le sens le plus étendu. Toutes nos idées, toutes nos perceptions sont des choses que nous sentons, c' est-à-dire des sensations, auxquelles nous donnons différens noms, suivant leurs différens effets et leurs différens caractères. Alors, au lieu d' expliquer péniblement p240 comment la sensation devient mémoire, jugement, volonté, et mille autres choses, il aurait dit tout simplement, comme nous, que notre faculté de sentir ou penser consiste à sentir des sensations proprement dites, des souvenirs, des rapports, des desirs, et tout ce qu' il aurait jugé à propos d' y distinguer. Je crois ces deux manières de s' exprimer bien identiques. Cependant telle est la conséquence de présenter la même idée sous un aspect ou sous un autre, que quand, par la suite de mes observations et de mes réflexions, j' ai été conduit à conclure que toutes nos idées ne sont que des sensations diverses, et que penser, sentir, et exister, ne sont pour nous qu' une seule et même chose, j' ai cru fermement ne l' avoir pas appris de Condillac ; et peut-être beaucoup de ses sectateurs ne conviendront pas que je dise la même chose que lui, ni parconséquent que j' aie raison. Il y a plus, je suis persuadé que s' il avait rédigé son propre principe sous la forme que je lui donne, cet excellent esprit, qui lui a fait éliminer tant d' idées fausses et p241 vagues, l' aurait amené nécessairement à ne plus reconnaître dans la pensée toutes ces opérations parasites qu' il y admet encore, et qui ne font qu' embrouiller l' analyse qu' il en a faite, ce qui a été un vrai malheur pour la science : au reste peut-être a-t-il cru s' être fait entendre suffisamment ; peut-être n' a-t-il pas voulu s' expliquer davantage. Quoi qu' il en soit, je persiste à soutenir qu' à lui seul appartient l' honneur d' avoir découvert que penser n' est rien que sentir, et que toutes nos idées ne sont que des sensations diverses dont il ne s' agit que de démêler les différences et les combinaisons. j' ai débarrassé cette grande vérité de quelques nuages qui l' obscurcissaient encore un peu ; j' en ai tiré quelques conséquences de plus, et voilà tout. La réflexion que nous venons de faire sur Condillac en amène naturellement une autre plus directement relative à la science ; c' est qu' il est bien extraordinaire que depuis le tems que les hommes pensent et cherchent à se rendre compte de leurs idées, ce soit une découverte nouvelle de savoir que penser est la même p242 chose que sentir ; et qu' il est encore plus surprenant que le même homme qui a été capable d' apercevoir cette vérité, ait pu ensuite se tromper sur le nombre et l' espèce des opérations distinctes qui composent cette faculté de sentir, et des sortes de sensations réellement différentes entre elles que nous lui devons. Il semble en effet, au premier coup-d' oeil, que rien au monde ne devrait être plus aisé, sinon de connaître les causes de la pensée, du moins d' en observer les effets ; il paraît que là il n' y a pas même possibilité à l' erreur : car de quoi s' agit-il pour chacun de nous ? De se rendre compte de ce qu' il fait tous les jours, à tous les momens ; d' en examiner les détails ; de s' en tracer un tableau fidèle. Il n' est question de rien combiner, de rien inventer, encore moins de rien supposer. Il n' y a que des faits à recueillir, et ces faits se passent en nous ; chacun est pour lui-même le champ le plus riche en observations, et le sujet de ses expériences les plus instructives : enfin tout consiste à savoir ce que l' on sent. Qui pourrait jamais croire, s' il n' y était forcé par l' expérience p243 de tous les siècles et par la sienne propre, que ce soit là une entreprise dans laquelle aient échoué les meilleurs esprits ? Cependant non-seulement la difficulté d' y réussir n' est que trop certaine, mais même elle est telle qu' il faut déjà être fort avancé pour voir nettement en quoi elle consiste. Tout ce que nous avons dit jusqu' à présent a pu nous mettre sur la voie, mais ne suffit pas pour bien éclaircir l' état de la question : il faut donc que nous considérions encore notre pensée sous d' autres aspects, et que nous examinions quelques-uns des principaux phénomènes qu' elle présente. C' est ce que nous allons faire dans le chapitre suivant. CHAPITRE 12 IDEOLOGIE T 1 p244 de la faculté de nous mouvoir, et de ses rapports avec la faculté de sentir. mes jeunes amis, je vous ai montré quels sont les élémens de nos idées ; je vous ai expliqué comment ces élémens forment toutes nos idées composées ; et je vous ai fait voir en quoi consiste la réalité de l' existence des êtres que ces perceptions nous font connaître ; j' ai ajouté à ces explications quelques applications et quelques discussions qui me paraissent satisfaisantes : ainsi je crois avoir rempli la tâche que je m' étais imposée, de vous apprendre ce que vous faites quand vous pensez. Cependant, avant de quitter ce sujet, je crois devoir encore examiner avec vous quatre objets importans ; savoir, 1) jusqu' à quel point notre faculté de penser est dépendante de notre volonté ; 2) quelles modifications apporte dans p245 notre pensée la fréquente répétition de ses actes ; 3) ce que dans l' état actuel de la raison humaine, la faculté de penser des hommes en société doit au perfectionnement graduel de l' individu et à celui de l' espèce ; 4) l' influence de l' usage des signes sur ces deux espèces de perfectionnement. Ces quatre nouvelles manières de considérer nos facultés intellectuelles nous apprendront à les mieux connaître, et nous donneront la solution de plusieurs questions, et entre autres de celle que nous nous sommes proposé dans le chapitre précédent, savoir en quoi consiste la difficulté que tout homme éprouve à se rendre compte de ce qui se passe en lui quand il pense. Pour réussir dans ces recherches, il faut agrandir le champ de nos observations. Nous ne devons plus nous borner à examiner notre faculté de penser, isolée et abstraite des autres circonstances de notre existence, il faut considérer notre individu tout entier et dans son ensemble. Deux phénomènes principaux s' y font remarquer ; l' un est cette capacité, ce pouvoir que nous avons de recevoir des impressions, p246 d' avoir des perceptions, en un mot, d' éprouver des modifications dont nous avons la conscience : c' est ce que nous appelons la faculté de penser ou de sentir, en prenant ce mot dans le sens le plus étendu. L' autre est cette capacité ou ce pouvoir que nous avons de remuer et de déplacer les différentes parties de notre corps, et d' exécuter une infinité de mouvemens tant internes qu' externes, le tout en vertu de forces existantes au-dedans de nous, et sans y être contraints par l' action immédiate d' aucun corps étranger à nous : c' est ce que nous appelons la faculté de nous mouvoir. ces deux phénomènes sont également le résultat de notre organisation : nous pouvons bien les diviser par la pensée pour examiner séparément et successivement les effets de l' un et de l' autre, mais dans la réalité ils sont inséparables, le premier au moins ne peut exister sans le second : car, quoiqu' il soit vrai qu' il s' opère beaucoup de mouvemens en nous sans que nous en ayons la conscience, sans qu' ils nous causent la moindre perception, p247 il est certain que nous ne pouvons concevoir aucune perception produite en nous, même la plus purement intellectuelle, sans un mouvement quelconque opéré dans quelqu' un de nos organes. Ainsi, à prendre les choses telles qu' elles sont, nous ne devons regarder l' action de penser ou sentir que comme un effet particulier de l' action de nous mouvoir, et la faculté de penser que comme une dépendance de la faculté de nous mouvoir. Celle-ci mérite donc bien de fixer notre attention. J' ai dit que nous avons le pouvoir de faire des mouvemens en vertu de forces existantes au-dedans de nous et sans y être contraints par l' action immédiate d' aucun corps étranger. Je ne prétends pas pour cela qu' il existe en nous un principe essentiellement actif et vraiment créateur d' une force absolument nouvelle, indépendante de toutes celles qui existent dans le monde ; ensorte qu' en vertu de notre énergie propre la quantité du mouvement se trouve augmentée d' un moment à l' autre dans l' univers par notre action. Au contraire, et cela est essentiel à remarquer, p248 des expériences rigoureuses prouvent que quand un homme se suspend à la corde d' une poulie, il n' agit sur elle qu' en vertu de son poids, et ne peut rien au-delà ; que quand il pousse contre un mur ou contre un fardeau, il réagit contre le terrein sur lequel il s' appuie avec une force égale à celle qu' il applique à la résistance ; qu' il en est de même quand il soulève un poids ; qu' enfin il n' agit jamais que comme poids, ou comme ressort, ou comme levier, à la manière des êtres inanimés, et qu' il ne crée proprement aucune force nouvelle. Cependant il n' est pas moins certain qu' un corps vivant n' a pas besoin de l' application immédiate d' un corps étranger pour être mu, et que bien qu' il lui faille un point d' appui pour opérer un effet quelconque, et qu' ainsi son action ne soit qu' une réaction, il a au-dedans de lui le principe de cette action. Il y a plus, l' expérience prouve aussi que nos muscles dans l' état de vie soulèvent des poids de beaucoup supérieurs à ceux qui seraient capables de les déchirer dans l' état de mort. C' est donc quelque p249 chose que la vie ; c' est elle qui fait aussi que tant qu' un corps en est doué, il a la force d' assimiler à sa substance les corps avec lesquels il est en contact d' une manière convenable, tandis que dès qu' il est mort, ce sont tous les élémens qui le composent qui se dissolvent, se séparent, et vont former de nouveaux mixtes avec les êtres environnans, suivant de nouvelles lois d' affinités. Cette force vitale, nous ne savons pas en quoi elle consiste ; nous ne pouvons nous la représenter que comme le résultat d' attractions et de combinaisons chimiques qui pendant un tems donnent naissance à un ordre de faits particuliers, et bientôt, par des circonstances inconnues, rentrent sous l' empire de lois plus générales, qui sont celles de la matière inorganisée. Tant qu' elle subsiste, nous vivons, c' est-à-dire que nous nous mouvons et que nous sentons. cette force vitale produit donc la faculté de faire des mouvemens ; mais comment s' exécutent ces mouvemens ? C' est ce que nous ignorons. Nous savons bien que les muscles sont ceux de nos organes qui en sont les instrumens immédiats, et que p250 quand une partie quelconque de notre corps se meut, c' est par l' effet de la contraction du muscle qui l' attire de ce côté. Nous savons encore que si ce muscle se raccourcit, c' est par l' affluence des liqueurs dans les nombreux vaisseaux qui l' arrosent, lesquels se dilatent, et obligent la fibre à se raccourcir. Mais qu' est-ce qui imprime cette direction à ces fluides ? Nous l' ignorons, comme nous ignorons leur nature, leur origine, et le principe de la circulation par laquelle ils entretiennent notre vie. Toutefois il reste certain que, tant que nous sommes vivans, notre organisation, au moyen de combinaisons la plupart inconnues, produit beaucoup de mouvemens apparens, et un bien plus grand nombre de mouvemens internes, qui n' ont pour cause immédiate aucun corps étranger au nôtre ; et que plusieurs de ces mouvemens produisent en nous le phénomène que nous appelons sentir, tandis que d' autres ont lieu sans que nous en ayons la moindre conscience. Si de ces premières observations sur la faculté de nous mouvoir nous passons à p251 l' examen de ses rapports avec celle de penser ou sentir, nous voyons bien que c' est principalement par nos nerfs que nous sentons ; et que toutes les fois que nous avons une perception quelle qu' elle soit, ce n' est guère qu' en vertu d' un mouvement quelconque opéré dans l' intérieur de ces nerfs, ou de quelqu' un des principaux points dans lesquels ils se réunissent. Mais qui nous dira quelle est la nature de ce mouvement, et en quoi précisément il consiste ? C' est assurément une connaissance à laquelle nul homme n' est encore parvenu. Tout ce que nous avons pu faire jusqu' à présent a été de remarquer quelques circonstances et quelques effets de ces mouvemens. à plus forte raison ne pouvons-nous pas déterminer la différence du mouvement qui s' opère dans les nerfs de notre oeil, lorsque nous voyons du bleu ou du rouge ; ni dans ceux de notre oreille, quand nous entendons un son grave ou aigu ; ni dans ceux de notre nez, quand nous sentons une odeur ou une autre ; ni dans ceux de la peau de notre main ou d' une autre partie de notre corps, quand nous sentons une p252 piqûre ou une brûlure, une douce chaleur ou un chatouillement agréable. Mais nous devons croire que toutes les fois que le même nerf nous procure une sensation différente, il faut qu' il ait éprouvé un ébranlement différent, et qu' il se passe en lui et dans l' organe cérébral un mouvement particulier ; et aussi que chacun de ces nerfs a une manière d' être mu et d' agir sur le cerveau qui lui est propre, puisque toutes ou presque toutes les impressions produites par chacun d' eux, diffèrent entre elles plus ou moins : ensorte qu' aucune ou presque aucune des perceptions qui nous viennent par un nerf n' est exactement la même que celle que nous devons à un autre nerf. La preuve en est qu' aucunes de nos différentes sensations, même de celles qui ont le plus d' analogie entre elles, ne sont complètement semblables. Malgré ces différences vraisemblables entre les divers mouvemens nerveux qui produisent chacune de nos sensations proprement dites, ils ont ensemble un point de ressemblance ; c' est de partir tous de l' extrémité de nos nerfs la plus p253 éloignée du centre commun, et de se diriger vers ce centre ; tandis que ceux qui nous occasionnent les perceptions que nous nommons souvenirs, jugemens, desirs, sont purement internes, et peut-être même se portent du centre vers la circonférence. Raisonnant sur ceux-ci comme j' ai fait sur les premiers, je suis conduit à croire que le mouvement quelconque en vertu duquel j' ai le sentiment d' un souvenir, ne saurait être le même que celui par lequel je perçois un jugement ; ni celui-ci, le même que celui qui me donne le sentiment d' un desir. Et en outre chaque perception de chacune de ces classes doit être produite par un mouvement particulier. Elles sont trop différentes entre elles pour être les effets de causes identiques. Je conçois donc que toutes ces affections sont les résultats d' autant de mouvemens divers qui se passent en moi, et qui sont si fugitifs et si fins, que je ne puis les appercevoir que par leurs produits, mes perceptions. On voit par ces réflexions quelle prodigieuse quantité de mouvemens différens s' opèrent en nous, sans p254 compter même tous ceux, peut-être très-nombreux aussi, qui ne sont la source d' aucune perception. Je ne pousserai pas plus loin ces observations sur la faculté de nous mouvoir ; elles sont suffisantes pour l' objet que je me propose. Il s' agit maintenant de voir quelle est l' influence de notre volonté sur tous ces mouvemens, et sur les effets qu' ils produisent. CHAPITRE 13 IDEOLOGIE T 1 p255 de l' influence de notre faculté de vouloir sur celle de nous mouvoir, et sur chacune de celles qui composent la faculté de penser. vous avez vu, chapitre v, combien elle est importante pour nous cette faculté de former des desirs, puisqu' elle est la cause de tous nos plaisirs, et de toutes nos peines, suivant que ces desirs sont ou ne sont pas accomplis. Elle n' est pas moins remarquable par cette heureuse circonstance, que nos desirs exercent souvent un grand pouvoir sur nos actions et sur nos pensées. Il est donc intéressant d' examiner la nature et les limites de ce pouvoir, et jusqu' à quel point il s' étend sur nos différentes facultés. Les réflexions contenues dans le chapitre précédent nous permettant de ne regarder dorénavant l' action de penser que comme une circonstance qui accompagne souvent celle p256 de nous mouvoir, nous allons d' abord parler du pouvoir de notre volonté sur celle-ci ; et ensuite nous dirons en peu de mots quelle est son influence sur chacune de nos facultés intellectuelles. On peut distribuer tous nos mouvemens en plusieurs classes, en égard aux degrés de dépendance où ils sont de notre volonté. Ces espèces de tableaux détaillés des phénomènes de notre existence sont d' une grande utilité pour nous en faire prendre des idées justes, en nous accoutumant à y remarquer des circonstances auxquelles le plus souvent on ne fait aucune attention. Beaucoup de nos mouvemens s' exécutent en nous sans que nous en ayons jamais la moindre connaissance. De ce nombre sont presque tous les mouvemens qui entretiennent et renouvellent à chaque instant notre vie ; et ce sont par conséquent les plus nécessaires à notre existence. Nous étant complètement inconnus, il n' y a pas de doute que notre volonté n' a sur eux aucun empire. Il en existe d' autres dont quelquefois p257 nous avons la conscience, et qui quelquefois aussi s' exécutent à notre insu. Dans ce dernier cas ils rentrent dans la première classe : mais lors même qu' ils nous sont connus, tantôt ils sont absolument volontaires, tantôt ils s' exécutent sans que nous nous en mêlions ; souvent même ils ont lieu malgré notre volonté expresse de les empêcher. Il en est encore que nous faisons toujours volontairement, et d' autres toujours malgré nous. Enfin il en est que notre organisation nous rend constamment impossibles, même lorsque nous desirons le plus de les faire. L' empire de notre volonté sur notre faculté de nous mouvoir est donc très-différent dans les différens cas, et souvent resserré dans des bornes très-étroites. Remarquons encore, en terminant cette énumération de nos mouvemens, que ceux qui sont le plus soumis à notre volonté, tels que ceux qui consistent dans l' usage ordinaire de nos membres, sont eux-mêmes le produit d' une foule d' autres mouvemens internes, qui ont lieu sans notre p258 volonté expresse, ou même sans que nous le sachions ; ensorte que ce n' est proprement que les résultats qui s' opèrent parceque nous le voulons, mais que les mouvemens qui y préparent s' exécutent d' eux-mêmes, à quelques nuances près, suivant les cas. Si de la faculté de nous mouvoir nous passons à nos facultés intellectuelles, la réflexion précédente y trouve encore bien plus d' applications. Sans doute, comme nous l' avons déjà dit, toutes nos perceptions sont des produits de mouvemens opérés au-dedans de nous ; mais aucuns d' eux ne se laissent appercevoir : et quand nous desirons réveiller en nous telle ou telle perception, nous sommes assurément bien incapables de faire avec intention aucuns des mouvemens internes nécessaires pour la produire. Ils nous sont même si complètement inconnus que nous n' en ferons aucune mention ici. Nous allons seulement indiquer en peu de mots jusqu' à quel point et dans quel sens on peut dire qu' il dépend de nous d' éprouver telle ou telle impression, d' exercer telle ou p259 telle de nos facultés intellectuelles. Commençons par la sensibilité proprement dite. Il ne dépend pas de nous de ne pas percevoir les sensations, c' est-à-dire de ne pas sentir les ébranlemens que les corps extérieurs causent dans les organes de nos sens, ou ceux que les parties mêmes de notre corps excitent les unes dans les autres par leur action mutuelle ; il ne dépend pas de nous davantage de modifier les impressions qu' elles nous font, c' est-à-dire de trouver agréables ou désagréables celles qui ne le sont pas ; mais il dépend de nous jusqu' à un certain point d' appliquer tellement notre attention à quelques-unes de nos perceptions, que les autres deviennent comme nulles pour nous. Cela arrive souvent à tous les hommes ; il y en a même chez qui ce pouvoir est porté à un grand degré ; ce sont ceux qui sont occupés de passions violentes, ou de méditations profondes. C' est à quoi se réduit l' influence de la volonté sur la sensibilité proprement dite. Quant à la mémoire, nous éprouvons p260 que le souvenir de certaines perceptions nous vient souvent, non-seulement sans que nous le voulions, mais même quoique nous desirions l' écarter, mais nous éprouvons aussi qu' il nous revient lorsque nous cherchons à nous le procurer : ainsi la mémoire est tantôt indépendante, tantôt dépendante de la volonté. Nous verrons dans la suite quels sont les moyens d' augmenter le pouvoir de la volonté sur cette faculté : pour le moment nous nous bornons à l' énoncé des faits. Usons-en de même à l' égard du jugement. Le jugement est indépendant de la volonté en ce sens qu' il ne nous est pas libre, quand nous percevons un rapport réel entre deux de nos perceptions, de ne pas le sentir tel qu' il est, c' est-à-dire tel qu' il doit nous paraître en vertu de notre organisation, et tel qu' il paraîtrait à tous les êtres organisés comme nous, s' ils étaient exactement dans la même position. C' est cette nécessité qui constitue la certitude et la réalité de tout ce que nous connaissons. Car s' il ne dépendait que de notre fantaisie d' être affectés d' une chose grande p261 comme si elle était petite, d' une chose bonne comme si elle était mauvaise, d' une chose vraie comme si elle était fausse, il n' existerait plus rien de réel dans le monde, du moins pour nous. Il n' y aurait ni grandeur ni petitesse, ni bien ni mal, ni faux ni vrai ; notre seule fantaisie serait tout. Un tel ordre de choses ne peut pas même se concevoir, il implique contradiction. Notre jugement est donc bien indépendant de notre volonté en ce sens. Mais il en dépend en ce que, comme nous l' avons vu, nous sommes maîtres jusqu' à un certain point de considérer telle perception et de rappeler tel souvenir plutôt que d' autres, et de donner notre attention plutôt à un de leurs rapports qu' à un autre. Ainsi c' est à proportion que nous soumettons notre sensibilité et notre mémoire à l' action de notre volonté, que celle-ci devient maîtresse des opérations de notre jugement. Enfin on peut demander, et on demande souvent, si notre volonté elle-même est libre, si elle dépend de nous, c' est-à-dire, à parler exactement, si elle dépend uniquement d' elle-même. Il est bon de commencer p262 par éclaircir cette expression, et par voir pourquoi nous mettons ainsi notre moi à la place de notre volonté, et pourquoi nous nous identifions davantage avec cette faculté qu' avec toute autre, comme si celles de percevoir des sensations, des souvenirs, des rapports, celle de faire des mouvemens, n' étaient pas nous, ne nous appartenaient pas, ne faisaient pas partie de notre moi, comme celle de former des desirs. La raison en est simple. Jouir et souffrir est tout pour nous ; c' est notre existence tout entière ; et nous ne jouissons et souffrons jamais qu' autant que nous avons des desirs, et qu' ils sont accomplis ou non. Nous n' existons donc que par eux et par la faculté d' en former. Quand quelque chose se fait contre notre desir, nous voyons bien que ce n' est pas nous qui l' opérons. Nos desirs et toutes les actions qui en sont les conséquences sont donc toujours la même chose que nous ; et tout ce qui n' est pas eux ou n' en dérive pas, est étranger à nous, ne fait pas partie de notre moi. la question proposée se réduit donc à celle-ci : notre volonté dépend-elle uniquement d' elle-même ? p263 Ce qui est la même chose que de demander, pouvons-nous vouloir sans cause, et uniquement parceque nous voulons vouloir ? Ainsi présentée, cette question n' est pas difficile à résoudre ; comme il arrive toujours quand les questions sont bien posées, c' est-à-dire que leurs vrais élémens sont bien énoncés. Car, pour résoudre une question, il ne s' agit jamais que de porter un jugement ; et quand les deux idées à comparer sont connues et présentes, le jugement est tout de suite porté. Dans le cas actuel il ne s' agit que de voir s' il est dans la nature de notre volonté d' entrer en action sans être mue par rien, si un desir peut naître en nous sans cause : il est bien clair que non. En effet, si nous considérons le desir abstraitement, si nous n' y voyons qu' une perception, nous ne pouvons le concevoir, que comme une conséquence nécessaire du jugement qu' une perception précédente est pour nous bonne ou mauvaise à éprouver, desirable ou non ; et ce jugement, que comme la suite inévitable de la manière dont nous a affecté cette perception quand nous l' avons éprouvée. Si au contraire p264 nous regardons nos desirs, ainsi qu' ils sont en effet, comme les résultats de certains mouvemens inconnus qui se passent dans les organes de l' être animé, et qui lui font éprouver une manière d' être qu' il appelle desirer, il est certain que tout desir suit nécessairement du mouvement des organes qui a la propriété de le produire ; et que ce mouvement des organes n' est pas un acte de la volonté, mais est lui-même occasionné par d' autres mouvemens antérieurs. Ainsi, ni sous le rapport idéologique, ni sous le rapport physiologique, il n' est possible de concevoir le desir autrement que comme une suite nécessaire de faits antérieurs ; et en général il ne nous est pas possible de comprendre un acte quelconque qui soit son principe et sa cause à lui-même. Ainsi ceux de notre volonté sont forcés et nécessaires comme ceux de toutes nos autres facultés, et comme ceux de tous les autres êtres animés ou inanimés qui existent dans la nature. Cette vérité, au reste, ne fait pas que nous ayons tort d' attribuer à la faculté de p265 vouloir l' extrême importance que nous y attachons dans nous et dans les autres, d' en porter les jugemens que nous en portons, et de nous conduire comme nous le faisons à son égard. Nous n' avons pas tort de nous identifier à notre propre volonté, et de dire indifféremment, il dépend de moi, ou il dépend de ma volonté de faire telle ou telle chose, je ne suis pas le maître de cela, ou cela ne dépend pas de ma volonté : car comme souffrir et jouir est tout pour nous, et que nous ne souffrons et jouissons jamais qu' autant que notre volonté est accomplie ou contrariée, elle est bien un être identique avec notre moi. nous n' avons pas tort d' attacher une extrême importance à la volonté dans les autres êtres sentans et voulans, et de l' identifier avec leur moi ; et eux, à leur tour, n' ont pas tort d' y attacher une extrême importance en nous, et de l' identifier avec notre moi ; car notre volonté a la puissance de diriger presque toutes nos actions, et surtout toutes celles par lesquelles nous influons sur eux. Ainsi p266 pour eux notre volonté ou nous c' est bien exactement la même chose, excepté dans certains cas qui forment des exceptions assez rares. Ils n' ont pas tort non plus d' attacher une idée de mérite ou de démérite, un sentiment d' amour ou de haine à notre volonté éclairée ou stupide, bienveillante ou malveillante à leur égard : car si nous n' avons pas le pouvoir de vouloir uniquement parceque nous voulons vouloir, nous avons jusqu' à un certain point, comme nous l' avons dit, celui d' attacher notre attention à telle ou telle perception, de multiplier et de rectifier les jugemens que nous en portons, et en vertu desquels nous avons des volontés. Or, que nous soyons portés à ces recherches par le ridicule pouvoir de les desirer sans motifs, ou par des circonstances inconnues, peu importe à ceux qui ne sont affectés que des résultats, et qui ne peuvent accorder leur estime qu' à la justesse qui y brille, et leur amour qu' au bien qui en résulte pour eux. En effet une chose quelconque n' est ni estimable ni aimable par la cause qui la produit, mais par l' effet qui en p267 résulte ; et si nous disons communément que c' est l' intention seule (c' est-à-dire la volonté) qui fait tout le mérite d' une action, et que c' est l' intention seule dont on peut savoir bon ou mauvais gré, c' est uniquement parceque, comme nous l' avons déjà remarqué, nous identifions avec raison les autres avec leur volonté, comme nous nous identifions nous-mêmes avec la nôtre : et cette expression ne signifie autre chose si ce n' est qu' un individu n' est estimable et aimable qu' à proportion que sa volonté est éclairée et bienveillante. Or cela est tout aussi vrai dans l' hypothèse que sa volonté est l' effet nécessaire de causes inapperçues, que dans la supposition absurde qu' elle est un effet sans cause. Par la même raison notre principe ne détruit point la justice des punitions et des récompenses ; au contraire il l' établit plus solidement : car si notre volonté est déterminée nécessairement par des jugemens antécédens, il est juste et raisonnable de lui fournir des motifs de se porter au bien ; au lieu que si elle naissait sans cause, les punitions et les récompenses p268 n' auraient aucune influence sur ses déterminations futures, et les unes ne seraient qu' une vengeance puérile, et les autres que l' expression d' une reconnaissance inutile. Ce sont sans doute les motifs que je viens de développer qui, apperçus confusément par tous les hommes, les ont conduits à porter tous, sur leur volonté et celle de leurs semblables, des jugemens qui sont très-justes au fond ; quoiqu' ensuite l' ignorance des causes qui déterminent invinciblement cette volonté, et l' envie de ne pas se croire les instrumens passifs des circonstances environnantes, les ait portés à imaginer que leur volonté est une création qui se produit spontanément en eux, et à ne jamais remonter à une cause antérieure de leurs actions que quand celle-là n' a pas lieu. Concluons donc que notre volonté n' a pas le pouvoir de former tel ou tel desir, sans motif et par un acte purement émané d' elle ; mais qu' ayant jusqu' à un certain point (quelle que soit la cause qui la mette en action) le pouvoir d' appliquer notre attention à une perception plutôt qu' à une autre, de nous p269 faire retrouver un souvenir plutôt qu' un autre, de nous faire examiner tel rapport d' une chose plutôt que tel autre, tous actes qui sont les élémens de ses déterminations, elle influe, non immédiatement, mais médiatement sur sa direction ultérieure. Je ne traiterai point ici, à la manière des scholastiques la question tant débattue de la nécessité et de la liberté : je pense, avec Locke, qu' être libre, c' est avoir le pouvoir d' exécuter sa volonté, et que, toutes les fois qu' on donne un autre sens à ce mot, on ne s' entend plus. Il ne peut donc pas y avoir de liberté avant la naissance de la volonté ; et il ne pouvait être question que d' examiner ce qui fait naître notre volonté : je pense que c' est ce que nous avons fait suffisamment. Je terminerai là ce chapitre dans lequel, comme dans le précédent, je me suis borné à recueillir des faits, sans me permettre de remonter à leurs causes qui me sont inconnues, ni d' en tirer des conséquences qui auraient été prématurées. Je sens qu' à la suite de ces observations p270 je devrais indiquer les moyens de perfectionner notre faculté de nous mouvoir, et ceux de bien diriger notre faculté de vouloir et d' augmenter son influence sur toutes les autres : mais il faut auparavant nous être munis des observations dont nous allons nous occuper dans le chapitre suivant. CHAPITRE 14 IDEOLOGIE T 1 p271 des effets que produit en nous la fréquente répétition des mêmes actes. nous venons de passer en revue plusieurs circonstances importantes de nos différentes opérations physiques et intellectuelles ; mais il en est encore une qui mérite de fixer toute notre attention, c' est l' effet que produit sur chacune de ces opérations sa fréquente répétition. On appelle habitude la disposition, la manière d' être permanente qui naît de cette fréquente répétition ; c' est là le vrai sens du mot habitude. Il est vrai que dans l' usage ordinaire on confond souvent la cause et l' effet ; et quand on dit, j' ai une telle habitude, j' ai l' habitude de telle chose, je suis habitué à telle chose, cela veut dire également ou que l' on fait souvent cette chose quelconque, ou que l' on éprouve la disposition qui résulte de la fréquente répétition de cette action. Ce p272 manque de précision dans le langage vient sans doute de ce que peu de gens ont réfléchi avec attention sur les habitudes et sur leurs causes ; car l' inexactitude des expressions naît toujours de la confusion des idées : voilà pourquoi les langues se perfectionnent à mesure que les connaissances se débrouillent. Conformons-nous cependant à l' usage ; mais occupons-nous de nous faire des idées nettes de nos habitudes, et de démêler les effets qu' elles produisent sur nos différentes facultés ; et commençons par la faculté de nous mouvoir, qui, prise dans son sens le plus étendu, renferme toutes les autres. Personne n' ignore que plus nous répétons souvent le même mouvement, quel qu' il soit, plus nous l' exécutons avec facilité et rapidité. C' est d' après cette observation constante et générale que, lorsque nous voulons réussir à faire une action quelconque, nous nous y exerçons le plus possible ; et que quand on veut qu' un ouvrage se fasse très-vîte, on a soin de partager le travail de manière que chaque ouvrier n' ait qu' un petit nombre de mouvemens et toujours les mêmes à exécuter ; p273 c' est là le grand avantage de la division du travail dans les manufactures. Ce principe est donc connu de tout le monde. Mais tout le monde ne remarque pas de même que plus un mouvement est facile et rapide, moins il est senti, ensorte que souvent il finit par ne plus donner lieu à aucune sensation, par être tout-à-fait inapperçu : cela est pourtant très-vrai. Une observation non moins juste, à laquelle on fait encore plus rarement attention, c' est que lorsqu' il s' agit d' un mouvement volontaire, pour parvenir à le faire avec rapidité, il ne suffit pas que l' organe moteur immédiat contracte la souplesse nécessaire pour l' exécuter sans peine, il faut encore que nous apprenions à former promptement et sans désordre les différens desirs successifs en vertu desquels le mouvement doit s' effectuer. C' est une chose qui s' observe d' une manière très-marquée les premières fois que l' on s' étudie à produire quelque mouvement un peu compliqué. Lorsque je commence à prendre des leçons de danse ou de clavecin, p274 par exemple, il faut que mon maître me fasse connaître en détail les différens mouvemens partiels que mes jambes ou mes doigts doivent exécuter, et dans quel ordre je dois les vouloir ; il faut qu' il me les décompose, c' est-à-dire qu' il m' enseigne chaque jugement et chaque desir particulier que je dois former, et dans quel ordre ils doivent se succéder ; il faut que l' opération intellectuelle devienne aussi facile que l' opération mécanique : la preuve en est que ce n' est que quand la première s' exécute avec régularité et sans peine, que j' ai ce qu' on appelle mon pas de danse dans la jambe, ou ma pièce de clavecin dans la main ; et que si elle éprouve dérangement, confusion, ou hésitation, l' opération mécanique se fera irrégulièrement et mal. C' est pour cela que presque toutes nos actions, même celles où nous paraissons le plus purement machines, portent jusqu' à un certain point l' empreinte de l' état où sont nos facultés intellectuelles. Ajoutons encore une réflexion à celle-ci ; c' est qu' il arrive à ces jugemens et à ces desirs que nous sommes obligés de p275 former pour faire certains mouvemens, précisément la même chose qu' à ces mouvemens eux-mêmes ; c' est-à-dire que tant qu' ils sont pénibles et lents, nous les distinguons tous et nous en avons une conscience détaillée ; et dès qu' ils ont été répétés assez souvent pour naître avec facilité et rapidité, ils ont lieu presque sans que nous nous en appercevions, ou même totalement à notre insu. C' est ce que nous allons voir plus en détail en parlant des effets de la fréquente répétition de nos opérations intellectuelles. Puisque toutes nos opérations intellectuelles, nos perceptions, sont des effets de mouvemens qui s' opèrent dans nos organes, il est nécessaire qu' elles participent aux modifications qu' apporte dans tout mouvement la circonstance d' être fréquemment répété ; mais comme les conséquences n' en sont pas exactement les mêmes pour nos différentes espèces de perceptions, il faut les considérer séparement : commençons par les sensations proprement dites. Le mouvement qui a lieu lorsque nous percevons une sensation devient plus rapide p276 et plus facile quand il a été fréquemment répété ; il doit donc se faire qu' une sensation souvent éprouvée soit moins vive pour nous : c' est aussi ce qui s' observe. Elle ne produit plus en nous ce sentiment de surprise qui nous excite si vivement les premières fois ; plus elle se renouvelle souvent, moins elle attire notre attention ; et si enfin elle est trop fréquente ou trop prolongée, elle finit par n' être plus apperçue, comme lorsque nous sentons trop long-tems la même odeur ou le même goût, ou le même degré de lumière ou de température. p277 Quand l' effet contraire arrive, comme lorsqu' une douleur nous devient plus insupportable à mesure qu' elle se renouvelle ou se prolonge, c' est toujours parcequ' elle finit par déranger ou détruire l' organe qu' elle affecte, ou parce que le mouvement organique qui la produit, en se répétant et se prolongeant, met en jeu d' autres organes sensitifs, et y excite des mouvemens qui n' avaient pas eu lieu d' abord ; p278 ce qui dans les deux cas rend le mal réellement plus grave, ou plutôt multiplie réellement les causes de douleur. Il est même à remarquer que si nos douleurs deviennent plus poignantes à la longue, il n' en est jamais de même de nos plaisirs ; ce qui pourrait tenir non-seulement à ce que tout plaisir disparaît dès que le sentiment de fatigue survient, mais encore à ce que, dans l' accroissement de la douleur par la fréquence ou la durée, il y entre de l' action de notre jugement qui nous irrite contre cet état pénible, et nous le fait trouver plus insupportable. Il est donc vrai en général que nos sensations trop répétées deviennent moins senties, comme le mouvement sensitif qui les produit devient plus facile : mais puisque ce mouvement de l' organe lui devient plus facile, la sensation doit donc devenir plus facile aussi, c' est-à-dire n' avoir pas besoin d' un stimulant aussi fort pour être excitée : c' est aussi ce qui arrive. Il est d' observation constante que la délicatesse de nos sens s' accroît par l' exercice, même indépendamment de la part qui doit être attribuée à l' action du jugement p279 dans ce progrès ; et quand le contraire a lieu, c' est qu' il y a eu lésion dans l' organe par le trop grand usage qu' on en a fait. Maintenant, de même que l' observation attentive de ce qui arrive à nos mouvemens en vertu de leur fréquente répétition nous a conduits à trouver quel devait être l' effet de la même cause sur nos sensations, et à reconnaître que les phénomènes sont tels que nous avions jugé d' avance qu' ils devaient être ; de même aussi l' examen que nous venons de faire de la sensation nous fait déjà prévoir ce qui arrive à la mémoire. En effet, quand nous percevons une sensation, le mouvement quelconque opéré dans l' organe affecté en produit un autre dans le centre nerveux, que nous concevons comme le siége de la perception, et qui en est l' organe propre. Quand nous percevons un souvenir, ce n' est pas ce premier mouvement qui recommence ; aussi le souvenir d' une sensation n' est pas la sensation elle-même. C' est le mouvement de l' organe propre de la perception qui se renouvelle. Or ce mouvement p280 est comme tous les autres ; plus il a eu lieu souvent, plus il se renouvelle avec facilité et promptitude ; et moins est vive la perception qu' il nous cause ; tel est aussi ce que nous éprouvons. Plus nous avons eu souvent une perception quelconque, plus nous en avons aisément le souvenir ; mais aussi moins ce souvenir nous frappe et nous émeut. S' il est plus vif quand la sensation a été longue et profonde, c' est uniquement parceque son impression sur les organes a été plus forte ; mais cela ne tient pas à ce sentiment d' étrangeté (qu' on me passe ce terme presque synonyme de celui de nouveauté) qui naît de la difficulté qu' éprouve l' organe à se plier à un mouvement qu' il n' a pas encore exécuté. Mais nul de nos mouvemens internes n' est isolé ; ils se tiennent et s' enchaînent, comme tous les mouvemens de la nature, par une multitude de rapports et de combinaisons ; et plus ils se répètent, plus ils mettent en jeu tous les mouvemens adjacens, et les rendent faciles, quoique moins sensibles. Ainsi plus un souvenir se renouvelle, plus il réveille aisément p281 tous les souvenirs collatéraux, quoiqu' ils deviennent moins frappans. C' est ainsi que s' établit cette liaison des idées, phénomène idéologique si important, dont l' observation a été si justement vantée, puisqu' elle jette le plus grand jour sur nos opérations intellectuelles, et qui n' est lui-même que la liaison mécanique ou chimique des mouvemens organiques qui produisent nos idées. Ce que nous avons dit des sensations et des souvenirs s' applique complètement et parfaitement à nos jugemens, non-seulement parceque l' on ne peut juger que ce que l' on sent, et que tout ce qui arrive aux matériaux, aux sujets de nos jugemens, influe nécessairement sur eux, mais encore parceque nos perceptions de rapports elles-mêmes ne sont, comme nos autres perceptions, que des effets de certains mouvemens dans nos organes ; aussi participent-elles à toutes les modifications qu' éprouve tout mouvement par l' effet de sa fréquente répétition. Il est manifeste que plus nous avons porté souvent le même jugement ; plus nous le portons facilement, rapidement, moins il p282 nous frappe, et plus il réveille aisément et sans que nous nous en appercevions, tous ceux qui y tiennent de près. Cela va même jusqu' à faire toutes ou presque toutes ces opérations à notre insu, ou du moins sans que nous en ayons une conscience distincte. Il doit en être, et il en est de nos desirs absolument comme de nos jugemens, puisqu' ils ne sont comme ceux-ci que des effets de mouvemens organiques. Plus nous avons formé un desir, plus nous sommes disposés à le former, plus la moindre chose l' excite, plus il réveille de sentimens environnans. Mais en général il s' alanguit après la première explosion. Si cela n' arrive pas toujours, c' est parceque les opérations qui l' occasionnent, étant devenues plus faciles par leur fréquence, ou ayant laissé des traces plus profondes par leur durée, sont répétées plus souvent et à l' occasion de plus de circonstances diverses. Si enfin au lieu de diminuer, il augmente, on peut et on doit en dire ce que nous avons dit des sensations, dont tout desir émane, et dans lesquelles il est implicitement renfermé : p283 c' est que par sa fréquence et sa durée, il met en jeu d' autres organes sensitifs qui n' agissaient pas d' abord, ce qui augmente le besoin primitif ; ou il rend plus fréquent le jugement que son accomplissement nous est nécessaire, ce qui rend plus énergique la souffrance de n' y pas parvenir. Telle est, je crois, l' histoire exacte et scrupuleuse des effets qu' une fréquente répétition ou une durée prolongée produit sur nos mouvemens, tant ceux qui ne consistent que dans le déplacement de quelque partie de notre corps, que ceux qui produisent nos diverses espèces de perceptions ou opérations intellectuelles. Elle est fondée sur des observations faites avec soin ; et parceque du développement délicat de leurs circonstances les moins apperçues on tire des raisons diverses, dont les unes sont propres à expliquer un résultat, et les autres un résultat fort différent, ne vous persuadez pas, jeunes gens, que cette analyse soit fantastique et inventée seulement pour s' accommoder aux faits : avec cette prévention on trouverait très-mauvaise l' explication du physicien qui dit : si la fumée tombe dans le p284 vide et s' élève dans l' air, c' est toujours la pesanteur qui en est cause ; et pourtant il a parfaitement raison. Sans doute il vaudrait mieux qu' il pût vous dire à priori pourquoi la pesanteur fait tomber un corps grave, et que je pusse vous montrer les raisons mécaniques et chimiques qui font que nos mouvemens tant sensibles qu' insensibles s' opèrent de telle ou telle façon, et produisent telle ou telle nuance de perception ; mais c' est ce que ni lui ni moi ne saurions faire : tout ce que nous pouvons, c' est d' examiner les différentes façons dont les choses se passent, et d' y découvrir quelques lois générales, c' est-à-dire quelques manières constantes d' agir. Si après cela les faits se trouvent toujours tels qu' ils devraient être, en supposant ces lois réelles, cela prouve qu' on ne s' est pas trompé en les remarquant, et non pas qu' on les a imaginées à plaisir, pour ensuite forcer les faits à s' y accommoder ; et moins ces lois sont multipliées, et plus les faits qu' elles expliquent, c' est-à-dire qui ne les contredisent pas, sont nombreux, plus on est près du but ; car la perfection de la science serait de p285 voir tous les faits possibles naître d' une seule cause. Je crois donc que c' est une loi générale de tous nos mouvemens, que plus ils sont répétés, plus ils deviennent faciles et rapides, et que plus ils sont faciles et rapides, moins ils sont perceptibles, c' est-à-dire plus la perception qu' ils nous causent diminue, jusqu' au point même de s' anéantir, quoique le mouvement ait toujours lieu. je crois en outre que cette seule observation, en ayant égard à la manière particulière dont elle s' applique à chacune de nos facultés, suffit pour nous rendre raison de tous les effets de la fréquente répétition de nos perceptions. Nous venons déjà de l' appliquer avec succès à nos perceptions élémentaires ; essayons actuellement de la rapprocher de perceptions qui soient plus composées, et par conséquent d' habitudes qui seront plus compliquées : ce vous sera une nouvelle occasion de remarquer combien il nous est utile et commode d' avoir su ranger la foule immense de nos idées sous un petit nombre de classes, ou plutôt d' avoir pu les décomposer en un petit nombre p286 d' élémens toujours les mêmes ; car nous allons reconnaître dans les modifications apportées à ces idées par leur fréquente répétition, le produit des changemens particuliers qu' elle apporte à ce petit nombre de perceptions élémentaires. Ne craignons pas de prodiguer les exemples. Un homme vous paraît dans une situation fâcheuse, et il a l' air content ; il vous dit qu' on s' habitue à la peine : le guerrier vous dira de même qu' on se fait au danger. Demandez à cet autre, qui montre tant de répugnance à avaler un breuvage désagréable, s' il a eu autant de peine à s' y résoudre les jours précédens ; il vous dira que non, mais que chaque jour il lui devient plus insupportable : cependant s' il est peu sensible à un spectacle agréable, c' est qu' il l' a beaucoup vu. S' il ne se rappelle pas qu' on s' est servi d' une expression singulière, c' est qu' il l' a déjà beaucoup entendue, il n' en est plus frappé ; pourtant il vous récitera un long passage d' une langue qu' il ne comprend pas, et ne s' y trompera pas, uniquement parcequ' il l' a entendu et répété mille fois. p287 Si dans la conversation il place à tout moment le même mot, quoiqu' il ne soit pas toujours à propos, c' est encore par la même raison. Si vous êtes surpris de la vîtesse et de la justesse avec laquelle vous calculez des chiffres sans presque y penser, vous vous dites, c' est l' habitude : si vous êtes frappé de la facilité avec laquelle vous combinez des notes de musique, ou des caractères, et en trouvez l' expression, sans songer à la valeur de chacun d' eux en particulier, sans réfléchir sur leurs différens rapports, en pensant même à autre chose, vous dites encore, c' est l' habitude. Si un homme voit tout de suite dans un parti qu' on lui propose de prendre, un grand nombre de conséquences qui ne vous frappent pas, et qu' il sent déjà, quoiqu' il ne puisse encore ni les démêler ni en rendre compte, il vous dira que c' est l' effet de l' habitude qu' il a de pareilles affaires : s' il est à l' instant saisi d' une multitude de beautés ou de défauts d' un morceau de poésie, ou de musique, ou d' un tableau, il vous en donnera la même raison. p288 Si vous le voyez vivement touché d' une marque d' attachement, soyez sûr qu' il a l' habitude des affections tendres ; tandis que s' il est peu sensible à une prévenance à laquelle il n' a pas droit de s' attendre, c' est qu' il est trop habitué à en recevoir qui ne l' ont pas ému. Au contraire s' il se montre profondément révolté d' une légère injustice, ou presque insensible à une noire trahison, c' est peut-être dans les deux cas qu' il a déjà beaucoup souffert des vices des hommes ; l' habitude qu' il en a, l' a cabré ou blasé. Prenons encore des exemples d' un autre genre : regardez ce claveciniste, ce danseur, cet écuyer, ce maître d' escrime ; ils exécutent des mouvemens très-difficiles, ils les font non-seulement avec facilité, mais très-précisément selon leur volonté, et sans s' appercevoir de toutes les volontés partielles qu' ils sont cependant obligés d' avoir pour arriver aux résultats : les deux derniers de plus jugent avec une promptitude et une sagacité extrêmes des mouvemens imperceptibles de leur cheval ou de leur adversaire, ils les prévoient p289 même, et en tirent d' avance des conséquences très-éloignées et très-fines, dont ils n' ont pas même la conscience, et contre lesquelles ils se défendent avec une justesse admirable ; autant d' effets de l' habitude. Cependant si un homme répète continuellement un geste sans expression et sans effet, s' il a un mouvement en apparence absolument involontaire, uniquement convulsif, en un mot ce que l' on appelle un tic ; c' est encore le plus souvent un effet de l' habitude. Enfin si un homme se dégoûte d' une liaison qui faisait son bonheur, c' est l' habitude qui en a flétri les charmes ; et en même tems si un attachement, un goût l' a entièrement subjugué, si pour le satisfaire, il agit contre les lumières mêmes de sa raison, voyant clairement qu' il a tort, c' est que l' habitude lui a fait un besoin de ce sentiment ou de ce plaisir. Voilà un bien grand nombre d' exemples d' habitudes : j' en pourrais citer mille autres ; mais je n' ai pas réuni ceux-ci sans choix et au hasard : il y en a à-peu-près de toutes les espèces, ils sont tous différens, p290 et plusieurs même paraissent diamétralement opposés. Vous y voyez tous les genres de la sensibilité attiédis ou exaltés ; la mémoire engourdie ou rendue très-vive ; les mouvemens devenus toujours très-faciles, mais tantôt dépendans de la volonté à un point extrême, tantôt absolument involontaires ; des jugemens d' une finesse singulière, mais si peu distincts qu' on n' en a pas même la conscience ; la volonté prendre tantôt une direction, tantôt une autre tout opposée, et sa détermination paraître même quelquefois sans motifs, ou, ce qui est plus fort, contraire à des motifs évidens. Cependant on a raison de dire que ce sont autant d' habitudes diverses, c' est-à-dire autant de manières d' être, produites par la répétition fréquente de certains actes : mais il faut convenir que quand on n' entre point dans plus de détails et quand on se borne à cette explication sommaire, elle n' est pas très-satisfaisante, et elle n' apprend pas du tout comment cette fréquente répétition a pu produire des résultats si opposés. Si au contraire vous rapprochez de ces effets compliqués nos p291 observations sur les propriétés de nos mouvemens tant internes qu' externes, tant moteurs que sensitifs, et sur les conséquences de ces propriétés dans l' exercice de chacune de nos facultés intellectuelles élémentaires, vous démêlerez facilement les causes prochaines de tous ces effets ; et vous reconnaîtrez qu' il suffit de faire attention que nos mouvemens fréquemment répétés deviennent faciles, rapides, et peu sentis, pour trouver la raison très-plausible de la production de tous ces phénomènes. Citons-en pour preuve un de ceux qui paraissent les plus incompréhensibles. Un homme, emporté par une passion violente qui le domine, agit pour la satisfaire contre les lumières les plus évidentes de sa raison : nous contenterons-nous, comme le vulgaire, de dire vaguement que c' est l' effet de la force de l' habitude ? Cela est vrai, mais cela n' apprend rien : irons-nous supposer, avec tant de philosophes, que l' homme est sous le joug de deux principes qui se font une éternelle guerre, d' Oromaze et d' Arimane ? Ou qu' il a une ame livrée à la concupiscence, et p292 une autre plus intellectuelle et plus pure ? Ou, comme on dit, qu' il obéit tantôt aux appétits de la chair, tantôt aux lumières de l' esprit ? Vous sentez le vide et le néant de toutes ces prétendues explications qui ne consistent qu' à redire d' une manière inintelligible la chose observée. Nous irons donc plus droit au fait ; nous remarquerons que pendant que cet homme porte avec réflexion quelques jugemens sensés qu' il perçoit nettement, précisément parcequ' il les porte avec peine, il en porte en même tems un grand nombre d' autres dont il s' apperçoit à peine, justement parcequ' ils lui sont extrêmement familiers, et qui, par cette raison-là même, réveillant une foule d' autres impressions, l' entraînent en sens contraire. C' est ce qui faisait dire à une femme de beaucoup d' esprit : la raison éclaire et ne conduit pas : ajoutez, quand les décisions contraires aux siennes sont devenues habituelles. avec cette addition, cette maxime qui n' est que trop souvent vraie, mais qui paraît épigrammatique et paradoxale, se trouve expliquée ; et elle nous apprend combien il est important p293 de rendre habituels les jugemens justes. C' est là l' éducation morale tout entière, tant celle des hommes que celle des enfans. Voici encore un phénomène qui vient bien à l' appui de cette explication, car il en développe toutes les circonstances et les justifie. La lune nous paraît plus grande à l' horizon qu' au zénith, quoique par la réfraction et la distance elle fasse réellement dans notre oeil un angle un peu plus petit : la cause de cela est que les objets terrestres, interposés entre elle et nous, nous la font juger plus loin, et que nous pensons, sans nous en appercevoir, que le corps, qui de si loin nous envoie des rayons qui forment un si grand angle, doit être bien grand. Lorsque nous nous sommes bien démontré que la lune n' est pas plus grande dans un cas que dans l' autre, l' apparence fausse subsiste toujours : c' est que le jugement de la grandeur par la distance présumée, et de la distance par le nombre des objets interposés, est profondément habituel ; et il l' emporte sur le jugement produt par la démonstration. La preuve que c' est bien là ce qui se passe, c' est que regardez tout de suite cette lune p294 à l' horizon, au travers d' un tube qui supprime les objets interposés, vous la voyez sur-le-champ plus petite ; tandis que le moment d' avant, si vous l' avez prise pour la flamme d' un incendie, comme il arrive quelquefois à son lever, elle vous a paru plus grande encore qu' à l' ordinaire. Au contraire je vois de loin sur un toit un objet immobile ; d' après la distance présumée je le juge de deux pieds de haut, et c' est en effet ce qu' il devrait avoir : bientôt cet objet se meut, je reconnais que c' est un homme ; à l' instant l' apparence change pour moi, et je vois réellement cet homme haut d' environ cinq pieds, tout comme, en dépit de la diminution des angles, je lui vois toujours environ ses cinq pieds de hauteur, qu' il soit à dix pieds de distance de moi ou à vingt. C' est que le jugement qu' un homme a environ cinq pieds de haut est plus habituel encore et plus frappant que celui qui déduit telle grandeur de telle distance dans un cas particulier. Si nous avions touché et toisé maintes fois la lune comme un homme, si sa grandeur réelle nous était aussi manifestement p295 connue, je ne doute pas que nous nous conduirions de même à son égard, et qu' au lieu de lui voir, comme nous le faisons, des grandeurs différentes sous le même angle (ou même plus de grandeur sous un angle plus petit), nous tomberions dans l' excès contraire, et, comme à l' homme, nous lui verrions souvent la même grandeur malgré des angles visuels considérablement différens. Dans tous ces cas il est manifeste qu' il y a simultanéité et conflict de jugemens, les uns apperçus, les autres inapperçus, et que ce sont toujours les plus habituels qui l' emportent souvent à tort. C' est bien là, je crois, l' image des combats de nos passions contre notre raison, et la preuve que nous avons saisi tous ces phénomènes sous leur vrai point de vue. Il est vrai que, pour goûter cette manière de voir, il faut consentir à admettre qu' il se passe en nous continuellement un nombre prodigieux de mouvemens, et qu' à chaque instant il s' y exécute presque simultanément une quantité incroyable d' opérations intellectuelles dont nous n' avons pas même la conscience. Cette supposition p296 effraie l' imagination : cependant, jeunes gens, il faut y accoutumer votre raison, puisque les faits prouvent que c' est la vérité. En effet, vous ne pouvez pas douter de la célérité et de la complication vraiment merveilleuse de tous les mouvemens qui servent à l' entretien de votre vie, et de tous ceux que vous faites lorsque vous vous livrez à certains exercices. Réfléchissez à ce qui se passe en vous quand vous lisez un livre ; il n' est pas douteux que quand vous avez appris à lire, il a fallu que vous ayez une connaissance distincte et sentie de la figure de chaque lettre, du son qui la représente isolément, de la manière de la lier et de la fondre avec les autres pour former les syllabes et les mots ; quand vous avez appris la langue dans laquelle est écrit ce livre, il a fallu de même que vous sentiez fortement et péniblement la valeur de chaque mot et de tous les signes grammaticaux et orthographiques qui expriment leurs rapports : et quand ensuite vous lisez ce livre avec rapidité et facilité, en croyant ne vous occuper que du sens, il est pourtant p297 impossible que tous ces innombrables jugemens ne se fassent pas dans votre tête à votre insu ; il est impossible encore que chaque mot exprime pour vous une idée, sans réveiller en vous une foule d' idées composantes de chacune de ces idées composées. Enfin, vous ne sauriez avoir aucune opinion ni sur la manière dont le sujet est traité, ni sur la difficulté de la composition, ni sur le mérite du style, sans qu' un nombre vraiment prodigieux d' autres systèmes d' idées ne soit ressuscité en vous successivement et presque simultanément : sans doute vous ne vous en appercevez pas ; mais puisque la chose est indispensable, elle existe quoiqu' à votre insu. Tous ces mouvemens, toutes ces opérations dépendant nécessairement les unes des autres, si une seule avait manqué, la chaîne eût été rompue ; il faut donc absolument qu' elles se soient effectuées toutes : seulement elles se sont opérées d' une manière imperceptible dans la stricte signification du mot. Il en est de même de l' homme qui écrit ses idées à course de plume ; et il faut en outre que toutes les opérations intellectuelles p298 nécessaires pour conduire ses doigts aient lieu aussi ; sans ces deux conditions il n' exprimerait aucun sens suivi, et ne tracerait aucuns caractères distincts. Nous ne saurions trop nous familiariser avec ces merveilles de la nature : ce n' est point du tout le merveilleux qui doit nous révolter, c' est l' absurde. Qui de nous pourra jamais comprendre la prodigieuse petitesse des globules du fluide qui circule dans les nerfs d' un insecte, ou l' excessive ténuité des particules odorantes d' un corps qui en remplit continuellement un grand espace pendant des années sans perdre une quantité appréciable de son poids ? Qui se fera jamais une idée de l' effrayante multitude des rayons lumineux qui partent d' un corps éclairé dont chaque point en renvoie un faisceau tout entier à chacun des points de l' espace ? Et qui pourra jamais concevoir l' inappréciable subtilité des molécules de cette matière qui se croise et se pénètre, pour ainsi dire, dans tant de milliards de sens différens, sans se causer le moindre obstacle ni le plus petit dérangement ? Personne cependant n' est tenté de nier ces faits, parcequ' ils p299 sont avérés, et parcequ' encore une fois, qu' une chose soit incompréhensible, ce n' est point du tout une raison de lui refuser notre assentiment quand son existence est prouvée. Nous ne sommes fondés à nier constamment que ce qui est démontré impossible, et il n' y a de démontré impossible que ce qui implique contradiction ; du reste tout est miracle dans ce monde pour nos faibles moyens de connaître. p300 N' ayons donc aucune peine à convenir avec nous-mêmes que l' homme est encore mille fois plus admirable que nous ne nous en étions doutés après un examen superficiel ; qu' il s' opère en lui mille et mille fois plus de choses que nous n' en avions découvert à un premier apperçu ; qu' il n' est affecté et averti que des effets les plus rares et les plus grossiers de son organisation, tandis qu' une infinité d' autres échappe à sa perception ; et qu' enfin la propriété qu' il remarque dans tous ses mouvemens et dans toutes ses opérations intellectuelles de devenir plus rapides, plus faciles, et moins sentis à mesure qu' ils sont répétés, que cette propriété, dis-je, bien avérée, bien constatée, bien incontestable, est portée jusqu' à un point incalculable, et qu' elle est la cause de tous les phénomènes qui nous apparaissent sous le nom d' habitudes. p301 Cette manière de considérer les choses, que je crois la vraie, nous conduit, non pas à expliquer, mais à voir avec moins d' étonnement et un peu plus d' intelligence ce que nous appelons en général les déterminations instinctives, et nommément celles de certains animaux qui, dès le moment de leur naissance, font des actions qui paraissent exiger un grand nombre de combinaisons, et même quelques connaissances acquises ; car, soit que nous regardions ces déterminations comme des effets mécaniques et chimiques de combinaisons qui nous sont inconnues, soit que nous y voyions les résultats d' opérations intellectuelles, qui dans ces animaux s' exécuteraient dès le premier moment avec la même incroyable promptitude que la plupart d' entre elles n' acquièrent chez nous que par leur fréquente répétition ; il n' y aurait là rien de plus étonnant que tout ce que nous venons d' observer en nous ; cela ne ferait guère, dans les deux cas, que nous porter à admettre que la célérité des mouvemens du fluide nerveux égale la prodigieuse vîtesse de la lumière : c' est peut-être à quoi p302 l' analogie toute seule aurait dû nous conduire. Là, comme partout, ce ne sont pas les phénomènes les plus rares, mais bien les plus communs, qui sont les plus surprenans. Observez cependant, jeunes gens, que quoique ces réflexions tendent à diminuer votre admiration pour ces faits extraordinaires qui suivent immédiatement la naissance de certains animaux, cela ne doit pas vous porter à croire légérement leur existence : il en est certainement de très-singuliers, qui sont bien constatés ; mais la plupart de ceux que l' on raconte, même depuis la plus haute antiquité, mériteraient d' être observés de nouveau, et soumis à un examen rigoureux, qui peut-être en ôterait bien du merveilleux ; ce serait même rendre un grand service à la science qui nous occupe. Au reste, je ne veux point traiter ici de l' idéologie comparée, je croirai avoir assez fait si j' ai établi sur des bases solides l' idéologie de l' homme ; le surplus m' éloignerait également et du cercle de mes connaissances et de l' objet de mon ouvrage : je fais des voeux pour qu' un savant professeur, p303 qui a fait preuve de la capacité nécessaire et de l' étendue d' esprit suffisante, remplisse à cet égard les espérances qu' il nous a données. Pour revenir à notre sujet, il reste donc convenu que nos mouvemens et nos opérations intellectuelles deviennent plus rapides, plus faciles et moins sensibles, à proportion qu' ils ont été plus fréquemment répétés : c' est là la source de nos progrès et de nos erreurs. Il faut actuellement examiner les uns et les autres. CHAPITRE 15 IDEOLOGIE T 1 p304 du perfectionnement graduel de nos facultés intellectuelles. il est difficile, peut-être même impossible de concevoir une sensation, une impression sensible quelconque existante en nous, sans qu' elle donne lieu à quelque jugement et à quelque desir, au moins au jugement qu' elle est agréable ou désagréable, et au desir de l' éprouver ou de l' éviter : ces perceptions paraissent faire pour ainsi dire partie de la sensation elle-même, et en naître nécessairement et presque simultanément. Mais on peut fort bien imaginer un ordre de choses tel, que ces sensations, jugemens, ou desirs, n' imprimeraient aucune trace durable en nous, et nous laisseraient, lors de leur disparition, absolument comme nous étions avant de les avoir éprouvés. Dans ce cas, nous n' aurions aucune espèce de mémoire ; car le p305 souvenir est l' effet d' une disposition demeurée dans nos organes après une perception, disposition en vertu de laquelle le mouvement éprouvé se renouvelle au moins en partie, lorsque quelque circonstance l' excite. La preuve en est qu' il n' y a qu' une impression déjà éprouvée qui puisse être excitée ainsi. Même lorsque nous faisons ce que nous appelons imaginer, nous ne créons rien d' absolument neuf, nous ne faisons que nous rappeler ce que nous avons déjà éprouvé, et en former de nouveaux composés. La mémoire est donc le premier résultat de cette capacité qu' ont nos organes, de recevoir une disposition permanente à l' occasion d' une impression passagère. Elle nous est bien nécessaire cette faculté de nous ressouvenir ; sans elle le passé ne serait rien pour nous, nous serions toujours comme au moment de notre première sensation, et tout progrès ultérieur serait impossible. Mais ces progrès seraient encore bien faibles, si nous ne retirions d' autre fruit de l' exercice de nos facultés intellectuelles que la possibilité de nous rappeler les impressions reçues, et s' il n' en p306 résultait pas une beaucoup plus grande facilité dans les différentes opérations de ces facultés. Heureusement il n' en est pas ainsi ; et nous avons vu que tous nos mouvemens deviennent et plus faciles et plus rapides quand ils ont été souvent répétés, et qu' il en est de même de nos opérations intellectuelles. Nous avons vu que cette rapidité et cette facilité sont susceptibles d' un accroissement incalculable, et nous avons eu bien des occasions de remarquer que toute action que nous faisons pour la première fois nous paraît d' une difficulté qui nous surprend nous-mêmes dans la suite, quand nous en avons pris l' habitude, ou, comme on devrait dire, quand nos organes ont contracté l' habitude qui résulte de la fréquente répétition de cette action. Nous en devons conclure, qu' au moins dans l' espèce humaine, quand même l' individu naîtrait avec l' entier développement de tous ses organes, il n' en serait pas moins réduit d' abord à un degré bien borné d' intelligence et de capacité ; tous ses mouvemens, tous les actes de sa pensée seraient lents et pénibles : c' est dans tous p307 les genres que nos commencemens sont faibles. Mes jeunes amis, méfiez-vous des poëtes, et des philosophes qui, comme eux, raisonnent d' après leur imagination, et non d' après les faits ; ce sont d' aimables enchanteurs, mais de très-dangereux séducteurs. L' âge d' or, tant vanté, est le tems de la souffrance et du dénuement ; et l' état de nature est celui de la stupidité et de l' incapacité absolue. Nous p308 ne tenons de cette nature si admirable, c' est-à-dire de notre organisation, que la possibilité de nous perfectionner, et cela nous suffit ; mais en sortant de ses mains, non-seulement nous sommes dans une ignorance complète, mais encore nos moyens de connaître sont dans un engourdissement total ; nous n' en possédons, pour ainsi dire, que le germe, il faut que l' exercice les élabore, les perfectionne, les développe. Ainsi nous sommes entièrement les ouvrages de l' art, c' est-à-dire, de notre propre travail ; et nous ressemblons aussi peu aujourd' hui à l' homme de la nature, à notre manière d' être originelle, p309 qu' un chêne ressemble à un gland, et un poulet à un oeuf. Nous devons donc bien nous garder de croire que nos facultés intellectuelles aient toujours été ce qu' elles sont, et que, dans toutes les circonstances, elles eussent fait les mêmes progrès ; et il serait très-curieux de démêler, dans l' état où nous les voyons, ce qu' elles doivent au perfectionnement de notre individu et à celui de l' espèce humaine en général : tâchons d' y parvenir. Nous ne saurions jamais nous considérer sous trop d' aspects différens ; c' est le moyen de nous mieux connaître. La seule manière de savoir parfaitement à quoi s' en tenir sur ce point, serait de pouvoir observer des hommes qui n' auraient jamais eu de communication avec aucun de leurs semblables : car les questions de fait ne sont pleinement résolues que par l' expérience ; mais celle-ci n' est pas en notre pouvoir. L' homme ne naît ni ne vit isolé ; il ne peut subsister de cette manière, et ne saurait passer son premier âge sans secours étrangers : ainsi toujours il a été influencé par l' état de p310 société ; toujours il a participé plus ou moins au degré de perfection où était l' espèce humaine au moment de sa naissance. Nous avons, à la vérité, quelques exemples d' enfans et de jeunes gens des deux sexes qui ont été rencontrés dans des forêts, où ils paraissent avoir existé plus ou moins de tems seuls. Un savant naturaliste, dans un petit ouvrage qu' il a publié à l' occasion du dernier de ces enfans trouvés, en cite jusqu' à onze, sur lesquels il nous donne des renseignemens précieux. Mais, d' une part, ces individus, quelque étrangers qu' ils nous paraissent à toute société et à tout langage, ont nécessairement vécu avec des hommes, au moins dans leur premier âge ; et sous ce rapport, si nous les prenions pour terme de comparaison, ils nous donneraient une trop haute idée du degré de perfectionnement p311 auquel peut atteindre un homme absolument et totalement livré à lui-même. D' une autre part, on a remarqué avec beaucoup de sagacité que presque tous ces enfans ainsi séquestrés de la société devaient ou s' être perdus par stupidité, ou avoir été l' objet de violences qui avaient pu altérer leur raison, ou avoir été abandonnés et égarés exprès par leurs familles, parceque les vices de leur organisation physique et morale faisaient desirer d' en être débarrassé ; il a même été prouvé positivement que plusieurs d' entre eux étaient dans l' un de ces cas : ainsi, sous cet aspect, ils pourraient nous faire tomber dans une erreur contraire à la première en nous portant à trop restreindre ce développement de l' homme isolé. D' ailleurs aucun d' eux jusqu' à présent n' a été observé avec les précautions nécessaires et les détails suffisans, l' idéologie étant de toutes les parties de la physique animale, celle qui exige les observations les plus scrupuleuses et les p312 plus circonstanciées. Nous ne pouvons donc tirer aucune conclusion bien certaine de ces expériences. Mais si nous n' avons aucun moyen direct de savoir jusqu' à quel point de développement arriverait notre intelligence, par ses propres forces, nous en avons un bien facile de reconnaître le terme qu' il lui serait certainement impossible de dépasser, et même d' atteindre ; nous n' avons qu' à jeter les yeux sur les hommes qui composent les sociétés les moins avancées en civilisation. Car enfin les plus brutes d' entre les sauvages doivent beaucoup à leurs semblables ; ils en ont reçu beaucoup d' idées, de connaissances, de traditions, un langage surtout : et nous verrons bientôt combien un langage, quelque imparfait qu' il soit, est utile et même nécessaire pour combiner ses idées. Or quiconque réfléchira un moment sur l' énorme différence qu' il y a entre apprendre et inventer, surtout pour un être qui ne sait encore rien, pas même se servir de son esprit, sentira tout de suite qu' à dispositions égales, l' homme qui n' aurait de ressources qu' en lui-même resterait p313 encore bien loin en arrière du faible degré de perfectionnement du sauvage le plus stupide. Cette simple réflexion suffit pour nous faire sentir de quel triste état le genre humain est parti, et nous pouvons juger combien il a fallu de tems et de peines pour l' amener à celui où nous le voyons, puisque nous avons continuellement sous les yeux des exemples de l' extrême difficulté avec laquelle on découvre la vérité qui paraît la plus simple, et de celle avec laquelle la masse des hommes reçoit des améliorations, qui semblent non-seulement très-aisées, mais même pour ainsi dire inévitables. p314 Observez encore que cette incapacité de l' homme dans son état primitif, ou, si l' on veut, dans l' état de nature, ne consiste pas seulement dans le peu d' étendue de ses connaissances, mais principalement dans la lenteur et la difficulté de ses opérations intellectuelles, au moins de toutes celles qui ne lui sont pas habituelles. Il n' en fait qu' un petit nombre, toujours les mêmes, celles qui sont nécessitées par ses besoins indispensables. Ces besoins renaissant sans cesse, les combinaisons d' idées qui s' y rapportent sont continuellement répétées ; elles deviennent bientôt très-faciles et très-rapides : n' étant mêlées à aucune autre, elles s' opèrent sans perturbation : elles sont de plus très-motivées et très-justes, parcequ' elles ne sont point fondées sur des ouï-dire ni sur des idées incomplètes, mais sur l' expérience même de l' individu ; elles sont inventées et non apprises : mais toutes les autres restent dans un engourdissement total, et par conséquent d' une difficulté extrême. Tel est l' état de l' homme primitif ; tel est aussi le spectacle que nous offrent les p315 animaux. Privés presqu' absolument de moyens commodes de communication intellectuelle avec leurs semblables, réduits à leurs propres combinaisons, que des inventions ingénieuses ne facilitent pas comme les nôtres, ils atteignent plus ou moins vîte, mais toujours assez promptement le degré de développement de leur intelligence, sans lequel ils ne pourraient subsister ; mais ils ne le passent presque plus. Leur instinct est également remarquable par sa promptitude à se former, sa rectitude, sa sûreté, et par son peu d' étendue et son immutabilité. Ils nous surprennent continuellement et presque en même tems par leur finesse et par leur stupidité. L' esprit des sauvages, proportion gardée, nous cause les mêmes impressions, et a à-peu-près les mêmes qualités. Ils nous donnent souvent lieu d' admirer que des hommes si peu éclairés fassent des combinaisons si fines, et que, les faisant, ils soient tout-à-fait incapables d' en faire d' autres qui nous paraissent moins difficiles. Dans les sociétés civilisées, la classe qui a les communications les moins étendues et les moins variées p316 offre des phénomènes analogues. Les paysans des campagnes écartées, ceux des montagnes, sont remarquables par la rectitude d' un petit nombre de combinaisons, l' ignorance absolue d' une foule d' autres, et leur incapacité à en faire de nouvelles. Enfin, dans tous les degrés d' instruction et de perfectionnement, il est d' observation que plus un homme est isolé et ne doit ses connaissances qu' à lui-même, plus ses idées sont profondes et justes, mais moins elles embrassent avec succès des objets divers, et plus il est incapable de les modifier et de les étendre. Partout les mêmes causes produisent les mêmes effets ; et la cause générale du perfectionnement de l' homme et de l' accroissement de sa capacité est cette propriété qu' ont ses organes de recevoir une disposition permanente à l' occasion d' une impression passagère, et de devenir capables de faire très-promptement et très-facilement ce qu' ils avaient d' abord exécuté avec beaucoup de peine. Nous ne pouvons comprendre le commencement de rien, pas plus celui du genre humain que celui du monde ou de p317 toute autre chose. Peut-être l' homme est-il une combinaison des élémens qui le composent qui a passé par des transformations lentes et nombreuses avant d' arriver à l' organisation que nous lui voyons : c' est ce que nous ne pouvons savoir. Mais ce dont nous sommes sûrs, c' est que le premier homme, quand il serait né adulte et aussi bien organisé que nous, n' en aurait pas moins été d' abord dans une ignorance absolue, puisque nous ne connaissons rien que par nos sensations ; et ayant toutes ses facultés dans un état de rigidité que l' exercice seul aura fait disparaître plus ou moins promptement, puisque nous éprouvons que tout ce que nous faisons pour la première fois nous ne l' exécutons qu' avec peine. Nous somme sûrs encore que s' il eût vécu isolé il serait resté bien au-dessous du degré de capacité du sauvage le plus brute, puisqu' il n' aurait eu l' usage d' aucune langue, et qu' il n' aurait pu profiter de l' expérience, de l' exemple, des connaissances, ni des secours d' aucun être semblable à lui. Nous voyons avec une égale certitude p318 que, même en supposant les premiers hommes vivant ensemble, comme ils n' ont pu manquer de le faire, leurs premiers progrès ont dû nécessairement être très-lents, non-seulement parceque, dominés par leurs premiers besoins, ils n' ont pu avoir le tems de réfléchir, non-seulement parceque tous leurs moyens de recherches étaient informes et défectueux, mais encore parceque toutes nos opérations intellectuelles se tenant et s' enchaînant les unes les autres, il est d' expérience constante que moins on en a fait, et moins on est apte à en faire de nouvelles, et qu' au contraire, arrivé à un certain degré davancement, on est à portée d' une multitude indéfinie de combinaisons ; ensorte que notre disposition à nous perfectionner croît dans une proportion bien plus rapide que notre perfectionnement. Enfin il est vrai que si les premiers pas de l' intelligence humaine sont lents et pénibles, du moins ils sont sûrs, tandis que bientôt après elle est continuellement en danger de s' égarer ; 1) parceque quand ses opérations sont devenues faciles et rapides, un grand nombre d' entre elles p319 demeurent inapperçues, et nous avons vu ce qui en résulte ; 2) parceque les signes par lesquels nous représentons nos idées, et par le moyen desquels nous les combinons, malgré leur prodigieuse utilité sont souvent une cause d' erreur, comme nous le verrons bientôt ; 3) parceque, quand la multitude des combinaisons qui s' opèrent en nous et des mouvemens internes qu' elles nécessitent, est devenue vraiment innombrable, il est bien difficile que ces combinaisons ne se nuisent pas tout en s' entr' aidant, et qu' il ne s' établisse pas entre elles des liaisons vicieuses. Je suis convaincu même que cette dernière circonstance est une des causes qui fait qu' en général c' est chez les nations les plus éclairées, dans l' âge où l' on combine le plus d' idées, et dans la classe des hommes qui ont le plus exercé leur esprit, que l' on trouve les exemples les plus fréquens de démence ; et que l' on observe que les hommes les plus sujets à ce malheur sont ceux qui se livrent le plus avidement aux impressions qu' ils reçoivent, tandis que ceux dont l' occupation habituelle est de se rendre un compte p321 soigneux de leurs pensées en sont presque entièrement exempts. Je n' irai pas plus loin en ce moment. Après avoir montré quel est l' état primitif de l' intelligence humaine, et en quoi consiste son perfectionnement actuel, je n' examinerai point jusqu' où il peut s' étendre à l' avenir. Je renverrai cette discussion à la fin de la partie logique de cet ouvrage, parceque, pour faire voir que notre faculté de penser est perfectible indéfiniment, il faut avoir montré comment elle parvient à découvrir sûrement la vérité ; et que sa marche est la même dans tous les genres de recherches. Je m' apperçois même, jeunes gens, que vous n' avez pas pu bien comprendre ce que je viens de vous dire des signes par lesquels nous représentons nos idées, et sentir parfaitement les motifs de l' importance que j' ai attachée à leurs avantages et à leurs inconvéniens, parceque je ne vous en ai pas encore entretenu. Mais les réflexions que nous venons de faire sur les progrès de nos facultés suivaient si naturellement de ce que nous avions dit de la fréquente répétition de leurs opérations, que je n' ai pas dû les en séparer. Actuellement je reviens aux signes de nos idées ; et quand p322 je vous aurai expliqué leur origine, leur usage, et leurs propriétés, je crois que nous aurons envisagé sous toutes ses faces la manière dont se forment nos idées, et que la première partie de notre cours sera terminée. CHAPITRE 16 IDEOLOGIE T 1 p323 des signes de nos idées, et de leur effet principal. jeunes gens, vous savez tous que les mots que nous prononçons sont les signes de nos idées, et n' ont de valeur que par le rapport qu' ils ont avec elles ; sans cela ils ne seraient qu' un vain bruit. L' assemblage des mots dont se sert une nation constitue ce qu' on appelle une langue : on ne connaît aucune société d' hommes, quelque peu avancée qu' elle soit en civilisation, qui n' ait un langage de cette espèce plus ou moins grossier. C' est sans doute cette observation, jointe à l' impossibilité de se rendre raison de la manière dont les hommes avaient pu commencer à se faire un langage, et étaient parvenus à en avoir de si perfectionnés, qui avait porté Rousseau à croire que ce ne pouvait être là une invention humaine, et que la création des langues exigeait nécessairement l' intervention de la divinité, p324 c' est-à-dire d' un être supérieur à l' homme. Une telle idée dans un homme d' un mérite aussi éminent que le philosophe de Genève, montre que malgré ce qu' avaient déjà écrit Locke et Condillac, la théorie de nos langues et celle de nos opérations intellectuelles étaient encore des connaissances bien peu répandues ; et l' on est tout étonné qu' il y ait à peine quarante ans de cette époque. L' étonnement redouble quand on songe que la langue la plus belle au jugement des connaisseurs, la langue grecque, existait dans toute sa splendeur depuis deux mille ans ; qu' une foule de rhéteurs, métaphysiciens, grammairiens, avaient écrit des ouvrages pleins de sagacité ; que l' art de s' exprimer en prose et en vers avait été porté maintes fois, dans différens tems et dans différens pays, à un degré de perfection qu' il sera peut-être éternellement impossible de surpasser ; et que Rousseau lui-même est souvent le modèle d' une éloquence admirable. Assurément rien ne prouve mieux que la pratique d' un art peut être portée à un très-haut degré de perfection, quoique sa théorie soit encore p325 complètement ignorée : aussi est-ce un phénomène que l' esprit humain nous montre constamment dans toutes les branches de ses connaissances ; et tout surprenant qu' il nous paraît, il est facile de s' en rendre compte. En effet l' homme commence toujours par observer des faits ; mu par ses besoins, il en tire d' abord des conséquences pratiques ; il les varie, il les modifie, il les combine, il en fait mille applications ingénieuses, c' est là ce qui constitue l' art ; et il jouit long-tems de ses succès avant de songer à rapprocher les uns des autres ces faits principaux, à les comparer, à examiner leurs rapports, à y découvrir des lois constantes, et à remonter par elles à des faits antérieurs moins nombreux, dont tous les autres ne soient que des conséquences. Or c' est là en quoi consiste la théorie : il faut avoir du tems de reste pour s' en occuper ; car, si elle donne de grands avantages pour l' avenir, elle ne pourvoit pas aux besoins du moment. Souvent les fruits utiles qu' elle peut produire sont impossibles à prévoir ; et on ne s' en apperçoit que quand elle est découverte, p326 quelquefois même long-tems après. Ainsi, par exemple, l' homme observe que le bois flotte sur l' eau, il en profite pour faire successivement un radeau, un canot, nager, naviguer, pêcher : il aura déjà des vaisseaux assez bien construits, il aura déjà tiré de cette observation mille inventions utiles avant d' avoir rattaché ce premier fait à d' autres, avant d' avoir reconnu que c' est la même cause qui fait que la pluie tombe et que la fumée monte dans l' air, avant enfin d' en avoir déduit les lois générales de l' hydrostatique. De même il a des fardeaux à remuer : il s' apperçoit promptement qu' à l' aide d' un bâton employé d' une certaine manière il déplace des masses que toutes ses forces appliquées directement ne pourraient ébranler. Il se sert donc du levier, il en varie l' usage de cent façons fort adroites, avant de découvrir l' analogie et la liaison de ce fait avec la force du choc des corps en mouvement, et de s' élever aux principes généraux de la mécanique. Il ne le peut même pas sans avoir perfectionné les moyens d' observation, ceux de p327 calcul, et les méthodes de raisonnement, c' est-à-dire sans avoir fait beaucoup d' autres découvertes dans des genres très différens. De même encore, dans le cas qui nous occupe, un homme fait d' abord un cri, peut-être sans projet ; il s' apperçoit qu' il frappe l' oreille de son semblable, qu' il attire son attention, qu' il lui donne une notion de ce qui se passe en lui ; il répète ce cri avec l' intention de se faire entendre ; bientôt il en fait d' autres qui ont une autre expression ; il s' applique à varier ces expressions, à les rendre plus distinctes, plus circonstanciées, plus déterminantes ; il modifie ces cris par des articulations ; ils deviennent des mots auxquels il fait subir diverses altérations pour indiquer leurs rapports, il en forme des phrases dont la tournure varie suivant les circonstances, les besoins, l' objet qu' on se propose, le sentiment dont on est animé : voilà une langue. D' observations en observations sur les effets de cette langue on parvient au talent le plus exquis pour exprimer les idées les plus fines, exciter les sentimens les plus véhémens, et procurer p328 les plaisirs les plus délicats ; on en prescrit même les règles : cependant on n' a pas encore démêlé jusque dans leur principe les causes de l' analogie des formes différentes que cette langue sait prendre, les lois générales qui les régissent, les effets qu' elle produit dans l' esprit de celui même qui s' en sert, ni la théorie de la formation des idées de celui qui parle et de celui qui entend. Il en est de même de l' art du raisonnement, presque identique avec celui de la parole. Combien de tems on a raisonné, et souvent parfaitement, sans être remonté jusqu' aux causes de la certitude et à la saine théorie de l' art d' y parvenir : elle ne fait que de naître de nos jours ; elle n' est même encore ni complète ni exempte d' erreurs. Il est donc fort naturel que la pratique souvent très-perfectionnée précède toute bonne théorie : cela ne peut pas même être autrement ; car on ne saurait comparer des faits qu' après les avoir connus, et on ne peut découvrir les lois générales qui régissent ces faits qu' après les avoir comparés entre eux. Cela nous explique p329 aussi pourquoi la science qui nous occupe, celle de la formation des idées, est si nouvelle et si peu avancée ; puisqu' elle est la théorie des théories, elle devait naître la dernière. Ceci au reste ne doit pas faire conclure que les théories en général, et notamment l' idéologie, soient inutiles ; elles servent à rectifier et épurer les diverses connaissances, à les rapprocher les unes des autres, à les rattacher à des principes plus généraux, et enfin à les réunir par tout ce qu' elles ont de commun. Mais revenons aux signes de nos idées, sans lesquels nous n' aurions jamais fait de pareils progrès. Nous l' avons déjà dit, les mots dont nous nous servons sont les signes de nos idées ; leur réunion forme une langue : et toutes les nations connues ont un langage de ce genre, c' est-à-dire une langue parlée. Cela prouve que les hommes ont senti unanimement que de tous leurs moyens de communication avec leurs semblables, l' organe de la voix est celui qui leur fournit le plus de ressources pour exprimer ce qui se passe en eux, et que dans les autres l' organe de l' ouïe est celui qui leur p330 offre le plus d' avantages pour leur faire éprouver des impressions variées et distinctes. C' est notre organisation elle-même qui détermine cette juste préférence : mais cela ne veut pas dire que nous ne puissions pas avoir des signes d' une autre espèce ; au contraire il est manifeste que par nos gestes, par des figures tracées quelconques, par des mouvemens produits, quels qu' ils soient, nous pouvons affecter le sens de la vue de nos semblables ; par des attouchemens nous pouvons nous adresser à leur tact. Il n' y a que les sens du goût et de l' odorat sur lesquels nous ne puissions guère produire des impressions utiles pour cet objet ; encore si nous étions convenus d' attacher certaines idées à telle odeur ou telle saveur bien distinctes, elles pourraient en devenir les signes jusqu' à un certain point. Tout ce qui représente nos idées est donc un signe ; et tout système de signes est une langue ou un langage, et peut être nommé ainsi en prenant ces mots dans le sens générique et non dans le sens spécifique, et en faisant abstraction de la particularité qu' ils ont de dériver du nom des organes de la p331 parole : c' est ainsi qu' il est reçu de dire la langue hiéroglyphique, le langage d' action ou celui des gestes, et même le langage des sourds et muets. Nous devons donc regarder comme de vraies langues les assemblages de gestes par lesquels les pantomimes, les muets parviennent à exprimer non-seulement des sentimens très-fins, mais même des idées très-abstraites. Les gestes du comédien et de l' orateur, et même ceux des hommes qui causent le plus simplement, sont aussi une langue, car ils contribuent à expliquer leurs pensées, mais une langue qui est surajoutée à leur langue parlée, qui toujours la modifie, qui souvent exprime toute autre chose que ce qu' elle dit, qui quelquefois même la contredit formellement. Les divers systèmes de mouvemens télégraphiques, ceux des signaux dont on fait usage sur les flottes ou dans les armées, et dans diverses autres occasions, sont encore autant de langues plus ou moins riches, plus ou moins étendues, puisque ce sont des assemblages de signes qui représentent les idées qu' on est convenu p332 d' y attacher, et qui les transmettent comme feraient les mots eux-mêmes. La peinture et tous les genres de dessin sont une autre classe de langues, surtout quand on s' en sert comme les mexicains, dont les annales étaient une suite de tableaux représentant les événemens, ou comme nos architectes, nos naturalistes, et nos géomètres. Car qu' est-ce qu' un plan, un dessin, ou une figure de géométrie, si ce n' est une description abrégée d' un monument, d' une plante, d' un animal, ou d' une certaine combinaison de lignes et de surfaces, description qui tient lieu d' une longue suite de mots, et remplit absolument le même objet ? Les hiéroglyphes, symboles, emblêmes, attributs, etc. Etc. Sont encore des langues ou parties de langues du même genre ; car ce sont des peintures plus ou moins altérées, ou dont la signification a été transportée du sens naturel au sens figuré. Quand je dessine un épi pour exprimer l' abondance, ou un coq pour rappeler l' idée de vigilance, n' est-ce pas comme si je prononçais ces mots abondance, vigilance ? p333 et l' usage détourné que je fais dans ce cas de la figure du coq et de celle de cet épi pour rendre une autre idée que celles qu' elles réveillent naturellement, n' est-il pas exactement le même que celui que nous faisons souvent des mots, comme lorsque nous disons qu' un homme est le coq de son village, ou le lien qui unit sa société ? Jeunes gens, remarquez en passant que cet attrait que nous avons pour employer les symboles et les emblêmes est un vestige des tems grossiers où nous ne savions pas peindre les mots eux-mêmes, ou un effet du goût qui nous entraîne vers la métaphore et l' allégorie, goût dépravé qui nuit beaucoup à la justesse du raisonnement, comme je vous le démontrerai lorsque nous traiterons de la logique. Il vaut toujours mieux dire tout simplement sa pensée quand on le peut ; nécessairement elle est rendue avec plus d' exactitude. Mais revenons. p334 Nous devons encore ranger parmi les langues de ce genre, les écritures soi-disant savantes des chinois, des japonais, et de quelques autres peuples des extrémités de l' Asie ; car ce sont de vrais hiéroglyphes dégénérés : leurs caractères peignent directement les idées qu' on y a attachées comme toutes les peintures et tous les dessins ; ce sont donc des signes dont l' ensemble forme une langue. Observez qu' on n' en peut pas dire autant de l' alphabet et des caractères alphabétiques ; ils ne peignent point les idées, ou du moins ils ne les peignent pas directement : ce sont les sons qu' ils peignent directement ; c' est aux sons, et non pas aux lettres qui les représentent, que les idées sont attachées. La preuve en est que la même réunion de lettres peut exprimer une idée dans une langue et une autre idée dans une autre langue : par conséquent p335 elles ne sont pas des signes proprement dits, et l' alphabet n' est point une langue, mais seulement l' écriture commune de toutes les langues parlées. Voilà pourquoi les caractères alphabétiques sont si peu nombreux : il suffit qu' il y en ait assez pour rendre toutes les intonations et les articulations de la voix humaine, au lieu qu' il y a autant de caractères chinois que nous avons de mots, parcequ' il en faut autant que d' idées différentes. Au reste ceci sera plus développé quand nous parlerons de l' écriture et de l' orthographe. Continuons l' énumération des diverses espèces de langues. Les chiffres et les caractères algébriques forment encore une langue ou portion de langue de la même nature que celles dont nous venons de parler. En effet les chiffres ne peignent pas les sons du nom qu' ils portent dans les langues parlées ; ils représentent directement l' idée de quantité qu' exprime ce nom, ils l' expriment comme ce mot lui-même. De même, quoique l' algèbre emploie des caractères alphabétiques, ils ne sont pas là comme lettres, mais comme signes. a ne représente pas p336 le son a, mais l' idée d' une quantité connue dont on ne spécifie pas la valeur ; x ne représente pas le son x, mais l' idée d' une quantité inconnue ; et ax ne représente pas le son ax, mais l' idée de ces deux quantités multipliées l' une par l' autre, etc. Les chiffres et les caractères algébriques sont donc de vrais signes directs des idées ; et l' arithmétique et l' algèbre forment une vraie langue ou portion de langue qui s' adresse à la vue. Quand on la prononce, il est vrai qu' elle s' adresse à l' ouïe ; mais cet effet ne s' opère que par une véritable traduction et non par une simple lecture. Aussi ne suffit-il pas de savoir épeler pour lire une équation algébrique, car les sons des mots dont on est obligé de se servir ne sont point indiqués par la plupart des caractères, et ce n' est que par hasard qu' ils le sont par quelques-uns. L' algèbre ne serait pas moins de l' algèbre si au lieu des lettres alphabétiques on employait des figures de convention auxquelles on serait obligé de donner un nom quelconque pour les traduire dans une langue parlée. p337 Enfin on peut regarder comme des langues ou portions de langues s' adressant au sens du tact la collection de certains attouchemens convenus, au moyen desquels on se communique au besoin différentes idées, comme on fait en franc-maçonnerie et dans d' autres associations mystérieuses, et comme les enfans font souvent dans leurs jeux. Vous trouverez peut-être, jeunes gens, que j' ai un peu fait violence à l' usage, en étendant ces mots langue et langage à tant de systèmes de signes si différens ; j' en conviens, et je ne vous exhorte pas à m' imiter : il me suffit que vous sentiez que j' y suis autorisé par la similitude de leurs effets, et que par conséquent j' ai raison en théorie, c' est là l' essentiel ; ensuite, dans la pratique, il faut suivre la routine reçue jusqu' à ce que la rectification des idées la fasse changer. Quoi qu' il en soit, si vous ajoutez à cette longue liste, les langues parlées, vous aurez, non pas une énumération complète de tous les systèmes de signes dont les hommes se servent ou peuvent se servir pour représenter leurs idées, car cela n' a point p338 de bornes, mais des exemples de tous les différens genres auxquels on peut rapporter ces divers systèmes. Maintenant remarquez, je vous prie, que tous ces langages sont au moins dans leurs détails absolument de convention ; car la peinture même, quand vous la supposeriez assez parfaite, ce qui est impossible dans l' enfance de l' art, pour imiter la nature de manière à ne laisser rien à desirer, elle parviendrait seulement à donner une idée exacte et complète de la chose représentée : mais il est hors de son pouvoir de peindre les impressions que fait sur vous cette chose ou les motifs qui vous portent à en tracer l' image ; en un mot elle ne saurait, pas plus que les autres langages, exprimer ce qui se passe en vous qu' à l' aide de quelques signes convenus. Mais deux personnes ne peuvent faire une convention quelconque qu' auparavant elles ne soient déjà parvenues à se comprendre : il faut donc qu' antérieurement à tout langage il y ait en nous un moyen de nous entendre réciproquement, pour ainsi dire malgré nous ; et ce moyen ne peut être qu' un résultat p339 de la nature même de notre être, qu' un effet nécessaire de notre organisation. C' est aussi ce qui est, comme nous allons le voir. En effet nous ne pouvons atteindre une chose que nous desirons qu' en y portant la main, si nous en sommes près, et en marchant ou courant vers elle, si nous en sommes éloignés. Quand nous éprouvons le besoin du repos, nous sommes forcés de nous asseoir ou de nous coucher ; la douleur nous arrache certains cris ; la joie ou la surprise nous en inspirent de très-différens ; nous frappons rudement ce qui nous irrite ; nous caressons avec douceur ce qui nous plaît, ou du moins nous saisissons avec précaution ce que nous voulons ménager : tout homme éprouve ces effets en lui, et quand il les observe dans ses semblables il ne peut manquer de deviner ce qui se passe en eux. Voilà donc un commencement de langage inévitable ; et nos actions sont les signes naturels et nécessaires de nos sentimens et de nos pensées ; si elles n' en restent pas les signes uniques, elles en seront p340 toujours les plus irrécusables et les plus sûrs. C' est donc avec beaucoup de raison que les idéologistes, qui ont entrepris d' expliquer l' origine et les conséquences de ce premier langage, lui ont donné le nom de langage d' action : il comprend les gestes, les cris, les attouchemens ; il parle à l' oeil, à l' oreille, et au tact : par conséquent il renferme le germe de tous les langages possibles ; et s' il est de toutes les langues la moins fine, la moins riche et la moins développée, il demeure toujours la plus énergique et la plus véhémente, et la seule dont nous conservions l' usage dans l' excès de la passion, et lorsque la violence de nos sentimens nous prive de la réflexion nécessaire pour les exprimer par des moyens de pure convention. Ce langage naturel et nécessaire on l' a rendu artificiel et volontaire, c' est-à-dire qu' on a refait avec l' intention de peindre une pensée ou un sentiment, les mêmes actions que ce sentiment ou cette pensée font faire nécessairement ; ensuite, par l' usage, ce langage d' action est devenu chaque jour plus fin, plus varié, et p341 plus circonstancié. Cependant tous les signes qui le composent ne sont pas également susceptibles de se perfectionner et d' être modifiés par des conventions expresses ; les attouchemens restent toujours à-peu-près les mêmes, excepté dans certains cas particuliers dont nous avons fait mention ci-dessus. Mais les gestes sont déjà propres à recevoir de grands développemens et à former une vraie langue savante ; et les sons deviennent à tel point des signes artificiels, que dans l' usage que nous en faisons il n' y a plus guère que les interjections qui soient des restes du langage primitif, encore ne nous sont-elles pas toutes données par la nature, ou ne conservent-elles souvent leur signification originaire qu' extrêmement altérée et modifiée : mais pour les autres mots, tout ce que peut faire l' étymologiste le plus sagace, au risque même de se tromper souvent, est de retrouver dans leurs syllabes radicales quelques vestiges de l' impression première, produite par l' objet ou le sentiment qu' ils représentent, et de légères traces de leur forme originelle. Néanmoins on peut dire avec vérité p342 que tous les langages artificiels dont nous nous servons ne sont jamais que le langage naturel prodigieusement étendu et perfectionné, et même que l' on retrouve toujours dans ceux-ci, quelque polis qu' ils soient, toutes les espèces de signes qui composent le premier. Les attouchemens ne peuvent en être totalement bannis, toujours et éternellement ce sera un moyen très-sûr de faire comprendre à un homme que l' on veut qu' il se porte quelque part, que de le pousser ou de le tirer de ce côté. Quoique les sons soient devenus sans comparaison notre manière de nous exprimer la plus riche et la plus féconde, cependant nous n' avons point renoncé aux gestes, et ils resteront à jamais plus ou moins unis aux mots et aux discours comme un auxiliaire indispensable et un accessoire nécessaire. Ainsi, malgré que cela puisse paraître bizarre à un observateur superficiel, il est constant que, même dans les sociétés les plus civilisées, tout homme emploie concurremment, et souvent simultanément, trois langues ou systèmes de signes, savoir, les attouchemens, les gestes, et les mots, p343 lesquels ne sont que les trois branches plus ou moins perfectionnées du langage naturel et primitif, que les idéologistes ont appelé le langage d' action ; car il n' est pas douteux que quand d' une main j' entraîne un homme vers un but, que de l' autre je lui montre ce but, et qu' en même tems je lui dis d' y aller, je lui exprime de trois manières différentes la même idée ou la même volonté, et je m' adresse à trois de ses sens à-la-fois, je lui parle réellement trois langages divers. On pourrait même dire que chacun de ces langages se partage encore en plusieurs dialectes qui se confondent sans que nous nous en appercevions ; car il est constant que le même mot ou le même geste a souvent une valeur bien différente, suivant les circonstances dans lesquelles nous l' employons et les impressions dont nous sommes affectés : il exprime donc réellement des idées qui ne sont pas les mêmes. Or, à parler rigoureusement, c' est bien changer de langage que de rendre des idées différentes par le même signe. Mais ces réflexions nous mèneraient trop loin ; elles seront mieux placées lorsque p344 nous traiterons des finesses de l' art de la parole. Quoi qu' il en soit, telle est l' origine et l' état actuel des différens systèmes de signes qui représentent les idées auxquelles on les a attachés. Nous avons appelé langues ou langages tous ces systèmes de signes en donnant à ces deux mots leur signification la plus étendue ; et c' est au moyen de ces langues que nous communiquons avec nos semblables. Telle a été, sans doute, l' intention qu' on a eue en les composant : un homme isolé n' aurait jamais conçu l' idée de se faire une langue ; il n' en aurait pas éprouvé le besoin ; il n' aurait pas deviné que cela pût lui être d' aucun avantage. Cependant la transmission des idées est bien loin d' être la seule utilité des langues ; elle n' en est pas même la principale. Elles ont une propriété bien plus précieuse, quoique bien moins remarquée, et dont nous avons retiré les plus grands avantages pendant bien des siècles, sans nous en appercevoir. C' est ainsi qu' il arrive souvent à l' homme en tendant vers un but d' en atteindre un autre beaucoup plus important p345 sans s' en douter ; un homme de génie arrive qui lui montre ce qu' il a déjà fait et ce qu' il peut faire encore. Condillac est, je crois, le premier qui ait observé et prouvé que sans signes nous ne pourrions presque pas comparer nos idées simples, ni analyser nos idées composées ; qu' ainsi les langues sont aussi nécessaires pour penser que pour parler, pour avoir des idées que pour les exprimer, et que sans elles nous n' aurions que des notions très-peu nombreuses, très-confuses et très-incomplètes : c' est ce qui lui a fait dire que les langues étaient des méthodes analytiques qui guidaient notre intelligence dans ses calculs. C' est là vraiment un trait de génie qui ne pouvait naître que de l' étude très-approfondie de l' intelligence humaine, et qui jette le plus grand jour sur le mécanisme de nos opérations intellectuelles. Mais, suivant moi, Condillac aurait dû énoncer différemment sa découverte, et dire que tout signe est l' expression du résultat d' un calcul exécuté ou, si l' on veut, d' une analyse faite, et qu' il fixe et p346 constate ce résultat ; ensorte qu' une langue est réellement une collection de formules trouvées, qui ensuite facilitent et simplifient merveilleusement les calculs ou analyses qu' on veut faire ultérieurement. C' est bien là ce qu' est l' algèbre : aussi l' algèbre est-elle une langue, et les langues ne sont elles-mêmes que des espèces d' algèbres, des méthodes analytiques. En effet, nous avons vu dans tout le cours de cet ouvrage, et nommément dans les chapitres ii, iv et vi, que notre faculté de penser tout entière consiste à recevoir des impressions, à observer leurs qualités, c' est-à-dire leurs rapports à nous, et leurs rapports entre elles ; à les classer ou les réunir de mille manières différentes d' après ces rapports ; à en former divers groupes qui constituent les idées que nous avons, soit des êtres individuels et réels, soit des propriétés et des affections de ces individus, soit des êtres généralisés et abstraits ; et enfin à examiner sous tous leurs aspects ces idées déjà composées, et à en tirer de nouvelles vues et de nouveaux sentimens. On ne p347 peut pas nier cette vérité qui est constante. Mais nous avons observé de plus que nos idées composées, c' est-à-dire toutes nos idées, excepté la simple sensation, n' ont pas d' autre soutien, d' autre lien qui unisse leurs élémens que le signe qui les exprime et qui les fixe dans notre mémoire, et que par conséquent, sans l' usage de ces signes, toutes ces réunions seraient aussitôt dissoutes que formées, aussitôt perdues que trouvées, que nos premières conceptions seraient toujours à refaire, et que notre esprit resterait dans une éternelle enfance : c' est là encore un fait certain ; néanmoins il faut le prouver par des exemples, et en indiquer les causes par quelques réflexions sur nous-mêmes. La preuve générale que sans les signes nous ne pouvons presque pas nous rappeler nos idées ni les combiner, c' est que chacun de nous éprouve que, lorsqu' il réfléchit sur un sujet quelconque, ce n' est pas directement sur les idées qu' il médite, mais sur les mots ; nous répétons ces mots, nous les retournons, nous en faisons divers p348 arrangemens, nous sentons les nuances de leur signification, nous les prononçons tout bas, comme pour nous frapper nous-mêmes par une impression qui ne soit pas purement intellectuelle. à la vérité quand l' objet est présent, il tient à un certain point lieu de son nom, il devient lui-même signe de l' idée qu' il fait naître ; mais nous fixons toujours notre attention sur les mots qui expriment la qualité qu' il s' agit d' examiner en lui, l' effet qu' elle a produit, la circonstance à laquelle il faut avoir égard, le but où tend notre recherche, etc... on pourrait croire que cette manière d' opérer tient au long usage que nous avons des mots, et que notre esprit, accoutumé dès long-tems à se servir de ce moyen, s' en est fait une nécessité qui n' est pas réelle : mais un exemple frappant va nous montrer que ce n' est point là uniquement un effet de l' habitude, qu' il y a autre chose dans ce phénomène, et qu' il est fondé sur la nature même de l' opération intellectuelle qui s' exécute. Nous avons tous l' idée de l' unité, peu importe pour le moment comment nous p349 l' avons acquise : nous savons que l' adjectif un exprime la qualité d' un être isolé, considéré séparément de tout autre comme n' étant ni répété ni divisé. C' est déjà un signe précieux que ce mot un ; il fixe dans nos têtes une idée qui, sans son secours, demeurerait très-vague. Si à lui tout seul il ne nous donne point encore les idées des différens nombres, à coup sûr sans lui nous ne les aurions jamais ; car tous les nombres possibles ne sont que l' unité répétée plus ou moins. Le mot un est donc le germe de toutes les idées de nombre, et c' est un grand pas que de l' avoir créé. Cependant supposons que nous n' avons point d' autre nom de nombre, et essayons avec le seul mot un de faire le plus simple de tous les calculs, une addition très-bornée. Pour y réussir, je ne puis faire autre chose que de dire un plus un, plus un, plus un, plus un, plus un, plus un ; et ni moi qui parle, ni vous qui m' écoutez, n' avons aucune idée nette dans la tête. Pourquoi cela ? C' est que rien ne nous indique combien de fois nous avons répété ce mot un, ni quel rapport il y a entre ce nombre primitif et le nombre total. p350 Maintenant que quelqu' un me compte un plus un, plus un, plus un, plus un, plus un, et me propose de retrancher ce nombre du premier ou de l' y ajouter, que voulez-vous que je fasse ? Quel rapport puis-je saisir entre ces deux nombres ? Quelle proportion puis-je sentir entre l' un d' eux et le reste ou le total demandé ? Quand je n' ai aucun moyen de déterminer aucun des termes de la comparaison, évidemment je ne puis asseoir un jugement ; j' aurai beau dire un, un, un, un, un, un, un, moins un, un, un, un, un, un, ou plus un, un, un, un, un, un, je ne saurai où je dois arrêter cette fastidieuse répétition ; et quand, par impossible, je ne l' étendrais ni trop ni trop peu, le reste ni le total, je le répète, ne me présenteraient aucune idée déterminée. Mais, me dira-t-on, vous compterez par vos doigts ou avec des cailloux, comme l' indique l' étymologie du mot calcul ; d' accord : mais mes doigts ou mes cailloux sont des signes, chacun d' eux représente le mot un ; l' action de le joindre à la masse, ou de l' en ôter, constate l' opération que je fais, et sauve du moins une p351 cause d' erreur. Néanmoins, quoiqu' alors cette masse soit ce qu' elle doit être, si je n' ai point de nom collectif pour la sommer, je ne pourrai pas encore venir à bout de m' en faire une idée nette, et de juger son rapport avec l' unité ou avec une autre masse quelconque. Au contraire, que, profitant de la commodité du signe un, pour réfléchir sur l' idée un, et étant venu à l' imaginer ajoutée à elle-même, je m' avise d' appeler deux cette nouvelle idée, ce second signe fixe dans mon esprit le résultat de l' opération que j' ai faite, il me rend présente et sensible l' idée d' un plus un ; bientôt il fait naître celle de deux plus un, je l' appelle trois ; continuant de même, je conçois trois plus un, je l' appelle quatre ; quatre plus un, je l' appelle cinq ; cinq plus un, je l' appelle six ; six plus un, je l' appelle sept ; sept plus un, je l' appelle huit, et ainsi de suite ; et tout cela pour avoir eu le signe un et m' en être servi à créer le signe deux. Alors je vois clairement que tous ces nombres sont à la même distance les uns des autres, et que cette distance est égale à l' unité ; chacun de ces p352 noms est un point de repos pour ma pensée, il fixe le rapport observé entre l' idée qu' il représente, et les idées antérieures et postérieures ; il constate des comparaisons faites que je ne suis plus obligé de recommencer, et desquelles je pars pour en faire d' autres : je n' ai plus besoin d' avoir actuellement le souvenir vif de l' impression que faisaient sur mon oeil six corps rangés à côté les uns des autres, je vois distinctement que six est entre cinq et sept, qu' il est cinq plus un, et sept moins un : qu' on me propose de le retrancher de sept, je reconnais nettement qu' il me restera un ; si je veux l' ajouter à sept, je puis le faire partiellement, il m' est aisé de sentir qu' en disant huit j' ai ajouté un à sept ; qu' en disant neuf j' y ai ajouté deux, qu' en disant dix j' y ai ajouté trois, qu' en disant dix-un, ou onze, j' y ai ajouté quatre, qu' en disant dix-deux, ou douze, j' y ai ajouté cinq, et enfin qu' en disant dix-trois, ou treize, j' y ai ajouté six. Voilà donc que je puis calculer, dès que chacun de ces nombres porte un nom qui le différencie, et que chacune de ses parties composantes se trouve exprimée avec p353 précision par les noms des nombres inférieurs : car le grand avantage des signes est qu' ils distinguent les idées qu' ils représentent, et qu' ils les décomposent réciproquement de mille manières différentes ; trois et deux, quatre et un décomposent cinq, etc. Il est bien vrai, et cela provient de la même cause, que si tous ces nombres se suivaient long-tems, comme font les seize premiers dans la langue française, toujours désignés par des noms qui n' eussent entre eux ni analogie ni relation, je perdrais bientôt de vue les rapports mutuels des plus éloignés, c' est-à-dire la quantité d' unités qui les sépare. Pourquoi cela ? Précisément parceque cette quantité ne me serait plus rappelée par les noms qui chacun expriment seulement qu' ils sont séparés de leurs deux voisins par la quantité un. c' est à ce rapport exprimé que je serais continuellement obligé d' avoir recours pour retrouver la valeur des distances plus grandes, et à chaque opération je serais toujours forcé de compter un à un, comme je viens de le faire, pour ajouter six à sept, et découvrir que p354 cela m' amène au nom de nombre treize. Il n' est pas douteux que je réussirais par cette voie ; car dès que l' on part d' un point connu, et que tous les intermédiaires sont connus aussi, on sait avec certitude où l' on arrive, et en quoi consiste le nouveau composé. Mais ce moyen, fort utile déjà, et qui est uniquement dû à l' institution de ces premiers signes, serait cependant encore long et pénible, et par conséquent insuffisant pour des opérations compliquées et étendues ; c' est pourquoi l' esprit de l' homme, qui a besoin de points de repos, et qui est fatigué de conserver présente à-la-fois une chaîne d' idées trop longue, a imaginé de partager la série des nombres en différens groupes. Il a fait ces groupes égaux entre eux, afin que ce qui est vrai de l' un soit vrai de l' autre ; il a donné aux nombres qui les terminent, des noms vingt, trente, qui, comparés à ceux qui les précèdent et à ceux qui les suivent, avertissent que la période finit et va recommencer ; d' un nombre de ces périodes égal à celui des unités de chacune, il forme une période plus grande, et au commencement de chacune p355 il place un nom qui en avertit ; pour plus de commodité encore, les noms de ces dixaines et de ces centaines, vingt, trente, quarante, deux cents, trois cents, quatre cents, sont tels qu' ils établissent entre elles les mêmes rapports qui existent entre les unités simples. C' est ainsi qu' une idée conduit à une autre, quand elle a été fixée par un signe. Sans tous ces mots, ces rapports seraient demeurés inapperçus, ou bientôt perdus de vue ; mais une fois déterminés et constatés par des noms, je m' en sers comme de choses convenues, et je puis combiner tous ces nombres, sans les décomposer, jusque dans leurs élémens primitifs, à chaque opération ; car ils ont été suffisamment analysés d' avance. J' opère sur trente et quarante, sur trois cents et quatre cents, comme sur trois et quatre : de là de nouvelles facilités et une possibilité bien plus étendue de calculer ; facilités, possibilité qui sont dues uniquement à ce nouvel état des noms de nombre qui constate des analyses postérieures. C' est sans doute un grand perfectionnement ; mais observez toutefois qu' indépendamment de cette amélioration, p356 et par le seul fait de leur institution, je puis aisément retenir les différences caractéristiques de la valeur des seize premiers noms de nombre, tandis que je serais bien loin de pouvoir distinguer de même les idées qu' ils expriment ; si elles n' étaient représentées que par la répétition continuelle du mot un : et ce serait bien pis encore si je n' avais pas même le mot un ; car ce mot est déjà un signe et un signe très-utile, comme nous l' avons observé en commençant. Au surplus je n' ai exposé que les propriétés des noms de nombre, et n' ai point du tout parlé de celles des chiffres, qui sont d' une utilité incomparablement plus grande. La prodigieuse supériorité de ceux-ci sur les premiers, tient premièrement à ce que ce sont des signes permanens, de sorte que l' impression qu' ils font peut se renouveler ou se prolonger à volonté ; secondement, à ce qu' ils indiquent une multitude de rapports entre eux par leur seule position respective. Nous examinerons la valeur de la première de ces circonstances quand nous parlerons des écritures, et celle de la seconde quand p357 nous traiterons de la syntaxe et des constructions. Mais ici il ne s' agissait que de bien faire sentir l' effet des signes en général sur l' action de la pensée ; et si entre tous les signes j' ai choisi les mots, et parmi les mots les noms de nombre, c' est que c' est le cas où l' effet en question est le plus frappant. La raison en est d' abord que de tous les signes qui ne sont pas permanens (circonstance particulière qu' il fallait écarter dans des considérations générales), les mots sont ceux qui analysent le mieux nos idées ; ensuite que de tous les rapports existans entre nos idées, les rapports de quantité sont les plus exactement appréciables, étant toujours composés de la même valeur, celle de l' unité répétée plus ou moins de fois ; ce qui fait que l' on voit nettement jusqu' où l' on peut aller avec tel signe ou avec tel autre. Il n' est donc pas aussi aisé de faire voir l' effet des mots sur la combinaison des rapports de nos idées, qui ne sont pas des rapports de quantité, c' est-à-dire qu' il n' est pas possible de marquer avec autant de précision le point où l' esprit p358 s' arrêterait faute d' un mot, et celui jusqu' où il va au moyen de tel mot ou de tel autre. Cependant nous savons que toutes nos connaissances sont le produit de nos jugemens, et que tous nos jugemens sont l' effet de la comparaison de deux idées : or il est bien manifeste que deux idées un peu composées ne seraient jamais assez présentes à-la-fois à notre esprit avec leurs circonstances pour être comparées ensemble, si le résultat des jugemens antérieurs qui ont servi à les former n' était fixé et rendu sensible par les signes qui les expriment ; sans ces signes ces jugemens subséquens et toutes les connaissances qui en dérivent n' auraient donc jamais lieu. Reprenons pour exemple la proposition que nous avons déjà citée plusieurs fois : l' homme qui découvre une vérité est utile à l' humanité tout entière. il n' y a là que deux idées comparées ; il serait très-commode, et nous l' avons déjà observé, que chacune de ces idées fût exprimée par un seul mot ; si cela était, et que l' une fût représentée par a, l' autre par b, et l' idée d' affirmation par c, la phrase se réduirait p359 à a c b, ou, en conservant le génie de la langue, qui est de joindre le signe d' affirmation à l' attribut commun, elle serait a est b, et nous nous servirions de a comme de tous les autres substantifs, et de b comme de tous les autres adjectifs. Ces deux mots n' existent pas dans la langue ; elle est pauvre à cet égard : cependant elle fournit des ressources ; ne pouvant peindre chacune des deux idées dont il s' agit par un seul signe, on exprime l' une à l' aide de six mots, et l' autre à l' aide de sept ; ces deux groupes forment chacun un ensemble, et nous avons dans la tête deux idées nettes et complètes que nous pouvons comparer ; mais nous ne les aurions pas sans ces signes subsidiaires qui, dans le cas présent, sont des signes du second ordre par rapport aux deux qui nous manquent et qu' ils suppléent. Maintenant examinons ces signes eux-mêmes qui représentent les idées composantes, nous découvrirons aisément qu' ils sont de différens genres, qu' ils n' ont pu être inventés que successivement. On voit bien qu' il a fallu désigner les choses avant de donner des noms aux p360 qualités qu' on y remarquait ou aux actions qu' on voulait leur faire éprouver, et exprimer ces actions ou ces qualités, relativement aux choses, avant de les considérer abstraitement : ainsi les noms des objets existans ont été inventés les premiers, les verbes et les adjectifs ensuite, et les substantifs abstraits postérieurement ; à plus forte raison on sent que les mots qui expriment des relations très-générales, comme le relatif qui, et la préposition à, ou des circonstances très-fines, comme l' article le, sont des créations plus récentes encore et des productions d' esprits plus exercés. Il y a plus, nous avons déjà observé, et ne l' oublions pas, que ces substantifs, ces adjectifs, ces verbes sont d' abord des noms particuliers et propres à la chose qu' ils expriment, et qu' ensuite ils ont été généralisés par des réflexions subséquentes. En outre chacun de ces mots principaux, par les différentes désinences qui constituent sa déclinaison ou sa conjugaison, exprime diverses circonstances de nombre, de genre, de temps, de personne, qui font de chacune de ses formes une p361 idée distincte : tout cela c' est autant de résultats d' analyses successives qui graduellement rendent possibles celles qui les suivent ; vous y observez la même progression et des degrés plus nombreux encore que dans la formation du mot un, et dans celle des premiers noms de nombre, puis des noms de dixaines, de centaines, etc. ; et vous reconnaissez que, dans un cas comme dans l' autre, il n' a d' abord été possible de faire qu' un petit nombre d' opérations, et que la capacité de combiner et celle de calculer se sont également accrues en proportion de la perfection de leurs instrumens. Pour rendre cette vérité plus frappante encore, faites un essai bien simple ; représentez-vous où vous en seriez si, pour exprimer la proposition que nous avons prise pour exemple, au lieu d' employer les treize mots qui la composent, vous substituiez à chacun d' eux la description complète de toutes les idées partielles qu' ils renferment, des points de vue sous lesquels on les a envisagées pour les réunir, et de leurs relations avec celles comprises sous les autres mots ; il est bien p362 clair qu' il en résulterait un verbiage épouvantable, au milieu duquel il vous serait impossible de saisir le sens général de la proposition. Cependant toutes ces analyses préliminaires sont faites, il ne s' agit plus de les découvrir ; vous n' auriez qu' à les retracer, et vous ne le pourriez même qu' à l' aide de beaucoup de mots que vous leur devez déjà. Que font donc ces treize mots ? Rien autre chose que présenter à votre pensée d' une manière plus commode les résultats d' opérations antérieures. C' est aussi ce que font les caractères algébriques, quand à la place d' une expression très-compliquée on met une simple lettre, à l' aide de laquelle on fait des combinaisons nouvelles, qui, sans cette abréviation, seraient devenues inextricables, sauf ensuite à aller rechercher l' expression plus détaillée lorsqu' il en est besoin, comme nous faisons nous-mêmes en parlant, quand l' état de la discussion fait sentir la nécessité d' une définition ou d' une description plus ou moins circonstanciée de notre idée. Nous sommes donc fondés à conclure que ce que nous avons remarqué des noms p363 de nombre et des idées de quantité est vrai des autres mots et des autres idées, et que ce que nous avons dit des mots s' applique plus ou moins à toutes les espèces de signes : et nous pouvons regarder comme prouvé que l' effet général des signes est, en constatant des analyses antérieures, de rendre plus faciles les analyses subséquentes ; que cet effet est exactement celui des caractères et des formules algébriques ; et que par conséquent les langues sont de vraies méthodes analytiques, et l' algèbre n' est qu' une langue qui dirige l' esprit avec plus de sûreté que les autres, parcequ' elle n' exprime que des rapports plus précis et qu' un seul genre de rapports. Les règles grammaticales font juste le même effet que les règles du calcul ; dans les deux cas ce ne sont que des signes que nous combinons, et, sans nous en appercevoir, nous sommes conduits par les mots comme par les caractères algébriques. tout ceci était p365 bon à éclaircir, et je crois qu' il n' y reste plus d' obscurité. Tel est donc l' effet général et principal des signes comme instrumens de la pensée : actuellement il faudrait tâcher de trouver les causes de cet effet. Malheureusement p368 cela n' est pas très-facile ; il semble même au premier coup-d' oeil que cet effet n' a point de cause, ou, en d' autres termes, qu' il ne devrait pas exister ; il semble que la difficulté de comparer nos idées consistant uniquement dans celle de les bien connaître, et celle de les bien connaître dans celle de se bien rappeler les idées qui les composent, et p370 leurs rapports avec celles qui les avoisinent, toutes ces opérations intellectuelles doivent être les mêmes, soit que ces idées soient revêtues d' un signe, soit qu' elles en soient dénuées. Il paraît que le son du mot pain, et du mot bon, ne p373 saurait m' exempter d' avoir présentes à l' esprit toutes les idées composant l' idée de pain et l' idée de bon pour pouvoir juger si le pain est bon, et qu' ainsi ces mots ne devraient m' être d' aucune utilité : cependant l' expérience est constamment contraire ; elle montre que ces signes font en moi une impression qui n' est pas exactement celle de toutes les idées qu' ils représentent, p374 mais qui en est comme la résultante, c' est-à-dire qu' il y a quelque chose de plus dans l' effet que nous fait un signe que dans celui que produit en nous l' idée composée que ce signe exprime : la preuve en est que nous faisons par le moyen de ce signe beaucoup de combinaisons ultérieures que nous ne pouvions pas faire avec l' idée elle-même. Mais, je le répète, il n' est pas aisé d' assigner avec précision la cause de cette différence entre le signe et l' idée, et on ne l' a jamais déterminée nettement, au moins que je sache : je crois pourtant que nous allons la trouver tout naturellement dans une observation que nous avons déjà faite sur les caractères et les propriétés de nos opérations intellectuelles, et des mouvemens internes qui les produisent. Nous avons remarqué qu' en général ceux de ces mouvemens dont résultent nos souvenirs et nos jugemens, ou perceptions de rapports, ébranlent moins fortement notre machine, sont moins nécessairement accompagnés de peine ou de plaisir, et par suite laissent des traces p375 moins vives, moins distinctes, moins durables que les mouvemens purement sensitifs ; qu' en conséquence les souvenirs et les jugemens sont des perceptions plus légères, plus fugitives, et qui produisent des impressions moins profondes sur notre organisation que la sensation proprement dite : c' est ce qui fait que les idées abstraites et éloignées des sens sont celles que nous avons le plus de peine à fixer et à ne pas perdre de vue, et que les sujets où elles se trouvent en plus grand nombre sont ceux où il nous est le plus difficile d' éviter l' obscurité et la confusion ; c' est ce qui fait encore que le moindre bruit, la moindre douleur, ou le moindre plaisir actuel, nous distraient souvent de la méditation la plus profonde, et nous font perdre de vue le souvenir qui nous occupe le plus. En général tout prouve que la sensation a une tout autre énergie que le souvenir et le jugement, lesquels sont par leur nature des perceptions légères et transitoires. Maintenant si nous nous rappelons que toutes nos idées sont extrêmement composées, que par conséquent toutes sont p376 des assemblages d' une foule de souvenirs et de jugemens, que même, si l' on en excepte les sensations simples, dont il n' est pas question en ce moment, elles ne sont toutes, à proprement parler, que des souvenirs d' impressions reçues, et de combinaisons opérées, nous en conclurons qu' elles sont toutes essentiellement fugitives ; que par leur nature même elles doivent ne faire que paraître et disparaître ; et que le véritable changement qu' y apporte le geste ou le mot, en un mot le signe quelconque qui nous les représente en frappant nos sens, est de les associer à une sensation, de les rapprocher du caractère de ce genre de perceptions, et de leur en donner toute l' énergie. De là seul naît, je pense, la différence qui existe entre les propriétés du signe et celles de l' idée qu' il représente : j' en suis d' autant plus persuadé que, si l' on y fait bien attention, on verra que cette seule circonstance suffit pour expliquer tous les effets des signes. En effet quand une idée est une fois intimement liée à une sensation, elle nous frappe aussi souvent, aussi facilement, p377 aussi vivement que cette sensation elle-même ; elle est aussi distincte de toutes les autres idées qui sont liées à d' autres sensations, que ces sensations le sont entre elles. Pour ne la pas confondre avec elles, nous n' avons plus besoin d' en examiner tous les élémens, d' en rechercher la génération ; ce n' est plus, pour ainsi dire, les rapports très-déliés de ces idées que nous avons à considérer, mais les rapports bien plus frappans de ces sensations. Voilà pourquoi les signes secourent la mémoire, rendent les habitudes plus fortes, servent de point de repère à l' esprit ; pourquoi ils constatent réellement les opérations intellectuelles qui ont eu lieu ; pourquoi les idées de classes, de genres, d' espèces, et toutes les idées généralisées que nous conservons par leur moyen, une fois qu' elles sont faites, nous sont si commodes ; voilà aussi pourquoi il est si utile et si agréable que les signes aient de l' analogie avec la chose qu' ils expriment, et qu' il existe entre eux des relations correspondantes à celles des idées qu' ils représentent : d' un autre côté l' on voit que la sensation du p378 signe étant une sorte d' étiquette de l' idée à-peu-près comme les titres de certains chapitres et de certains paragraphes qui en expriment le sens en abrégé, et se mettant pour ainsi dire en nous à la place de cette idée, elle doit nous en faire perdre de vue les détails. De là vient sans doute que nous avons souvent la conscience du sens d' un mot sans pouvoir l' expliquer, et que nous sommes exposés à bien des erreurs en nous en servant ; de là vient apparemment encore qu' il nous arrive souvent d' être frappés de la vérité d' une proposition long-tems avant de pouvoir nous en rendre compte, ou révoltés de la fausseté d' un sophisme quoique nous ne puissions pas la démontrer. Il serait facile de multiplier et de développer ces faits, qui tous se présentant comme des conséquences de notre principe, le rendraient toujours plus plausible ; mais ceux-ci suffisent, je crois, pour conclure qu' il est très-probable que la réunion de la sensation à l' idée est la vraie cause de l' effet des signes : quoi qu' il en soit, ce qui est certain c' est que cet effet est le même dans tous les signes que dans les p379 signes algébriques, et qu' il consiste à constater les opérations intellectuelles que nous avons faites, et à nous donner la facilité d' en faire des combinaisons qui seraient impossibles sans ce secours. C' est là ce qu' il était important de bien éclaircir. Actuellement que nous avons vu quels sont nos différens langages ou systèmes de signes représentatifs de nos idées, et en quoi consiste la propriété fondamentale de ces signes considérés comme moyen de penser, nous pouvons examiner avec sûreté les diverses circonstances de l' influence de ces signes sur la pensée : c' est ce que nous allons faire dans le chapitre suivant. CHAPITRE 17 IDEOLOGIE T 1 p380 continuation du précédent. des autres effets des signes. vous voyez donc, mes jeunes amis, que nos actions sont les signes naturels et nécessaires de nos idées, puisqu' elles les représentent, en masse à la vérité, mais très-fidèlement, sans que nous en ayons l' intention, et même quand nous ne le voudrions pas : c' est ce qu' on appelle le langage d' action, parceque tout système de signe est un langage. Ces signes naturels et nécessaires deviennent artificiels et volontaires, c' est-à-dire que nous les refaisons avec l' intention de faire connaître nos idées à nos semblables ; et le langage d' action devient la source de tous les autres qui, comme lui, s' adressent au tact, à l' oeil, ou à l' oreille, et que nous pouvons varier à l' infini. Nous en avons indiqué plusieurs. p381 à la longue ces signes artificiels et volontaires, surtout ceux qui s' adressent à l' oreille, deviennent très-détaillés et très-circonstanciés, et nous les rendons capables d' exprimer d' une manière distincte des idées très-peu différentes les unes des autres, et qui ne sont séparées que par des nuances très-fines. Cet effet est dû, sans doute, à la souplesse des organes d' où émanent les signes, et à la délicatesse de ceux auxquels ils s' adressent, et il est proportionné à ces qualités ; mais il ne se produit que graduellement, et il ne peut avoir lieu qu' autant que nous combinons nos premières perceptions, que nous en formons des idées composées, que nous percevons entre elles des rapports qui sont eux-mêmes de nouvelles idées, que nous les analysons, les comparons, les modifions, les envisageons sous toutes leurs faces, enfin que nous les soumettons à tous les calculs dont elles sont susceptibles. Or c' est à cela même que les signes nous aident très-puissamment en constatant les résultats de chacun de ces calculs ; et nous avons prouvé par des exemples que sans p382 leurs secours nous serions arrêtés dès les premiers pas : ainsi à mesure que les signes se perfectionnent, et même à chaque nouveau degré de perfection qu' ils acquièrent, ils sont cause du perfectionnement des idées qu' ils représentent, et par conséquent ils ne nous servent pas moins à former nos idées qu' à les communiquer. Enfin il paraît qu' ils doivent cette précieuse propriété à ce que l' effet du signe est d' associer l' idée qu' il représente à la sensation qu' il produit, et de faire ainsi participer des perceptions très-fugitives, telles que nos souvenirs et nos jugemens, aux propriétés de la sensation qui par sa nature est une perception très-vive, très-forte, et très-distincte. Voilà en peu de mots le résumé de ce que nous avons dit jusqu' à présent des signes, de leur origine, de leurs différentes espèces, de leurs progrès, de leur effet principal et fondamental, et de la cause vraisemblable de cet effet. Munis de ces préliminaires, nous pouvons actuellement entrer dans quelques détails : ils nous feront encore mieux sentir l' influence p383 des signes sur l' état actuel de la raison humaine ; et, nous fournissant l' occasion de faire usage de nos observations sur nos opérations intellectuelles et sur la formation de nos idées, ils nous procureront de nouvelles preuves que nous avons bien trouvé le fil de ce labyrinthe. On demande souvent si nous pouvons penser sans signes. Cette question me paraît plus curieuse qu' utile ; mais puisqu' elle a été agitée, il ne faut pas négliger de la résoudre, d' ailleurs, elle nous mènera à d' autres. Je crois que nous devons d' abord distinguer entre les signes naturels et les signes artificiels. Nous avons vu que nos actions sont les signes naturels et nécessaires de nos idées, c' est-à-dire que, même malgré nous, elles manifestent avec plus ou moins de détails nos pensées et nos sentimens. Je ne connais pas d' autres signes naturels ; car les objets matériels sont bien les causes de nos perceptions, mais ils ne les manifestent pas, ils n' en deviennent le signe et la représentation qu' autant que nous les désignons à cet effet par p384 un cri, par un geste, en un mot qu' en vertu d' une institution expresse. Quand je montre un fruit et ma bouche pour exprimer cette idée, je veux manger, le fruit et ma bouche font partie de mon geste ; à eux seuls ils n' eussent jamais exprimé mon idée. Les objets matériels peuvent donc devenir signes artificiels et volontaires plus ou moins imparfaits, mais ils ne sont pas signes naturels et nécessaires ; il n' y a de signes naturels de nos idées, que nos actions. Demander si nous pouvons penser sans signes naturels, c' est donc demander si nous pourrions posséder la faculté de sentir, d' avoir des perceptions, sans celle d' agir et de manifester ces perceptions par des actions. à cela il est impossible de répondre par une expérience directe ; seulement l' on peut dire que la faculté de sentir et celle d' agir étant distinctes, l' on peut concevoir un ordre de choses tel que les mouvemens internes qui produisent nos perceptions auraient lieu, quoique nous fussions incapables de tout mouvement apparent qui les manifestât, et que dans ce cas nous penserions p385 effectivement, mais que nos connaissances seraient bien bornées. Au reste cette solution ne jette aucun jour sur l' exercice de notre faculté de penser telle qu' elle est, et ne fournit aucun moyen de déterminer jusqu' où elle irait sans l' usage des signes, dans un homme constitué comme nous le sommes. Demande-t-on, au contraire, si nous pouvons penser sans signes artificiels et volontaires ? La réponse dépend du sens que l' on attache au mot penser. Pour nous, qui avons donné le nom d' idée ou de perception généralement à tout ce que nous sentons, depuis la plus simple sensation jusqu' à l' idée la plus composée, et qui avons appelé penser avoir des perceptions quelconques, et par-là en avons fait le synonyme de sentir, la question n' en est pas une ; car il est bien manifeste que nous sentons avant d' avoir des signes artificiels, et que si, premièrement, nous ne sentions rien, nous n' aurions ni besoin ni moyen d' instituer aucun signe. Aussi quand quelques idéologistes ont prononcé que les signes sont absolument nécessaires pour penser, pour avoir des p386 idées, c' est qu' ils ne comprenaient pas sous le nom d' idées la simple sensation, ni sous celui de penser l' action de percevoir cette sensation ; ils n' appelaient proprement idées que ce que nous avons appelé idées composées, et ils ne donnaient le nom de penser qu' à l' action de combiner nos perceptions premières. Dans ce sens je ne m' éloignerais pas beaucoup de leur avis ; mais j' avoue que je n' aime pas cette façon de s' exprimer, car je ne vois pas ce que peut être l' action de percevoir une sensation si elle n' est pas une des opérations particulières de la faculté de penser, ni ce que peut être l' action de penser si elle n' est pas toujours celle de sentir, modifiée de mille manières. Dans notre langage nous devons donc dire sans hésiter que nous commençons à penser avant d' avoir des signes artificiels. Il n' est pas aussi aisé de déterminer précisément jusqu' où irait notre faculté de penser si elle n' avait le secours d' aucun de ces signes, je ne vois même point de moyen de le savoir avec certitude ; mais d' après tout ce que nous avons dit précédemment, il n' y a nul doute que sans p387 les signes toutes les réunions que nous faisons de nos idées seraient aussitôt dissoutes que formées ; que les rapports que nous remarquons entre elles seraient aussitôt évanouis que perçus, et que par conséquent toutes combinaisons ultérieures nous deviendraient impossibles, et nous serions toujours arrêtés dès les premiers pas : nous en avons même la preuve directe dans l' impossibilité où nous sommes de faire les moindres calculs sans noms de nombre. Ainsi nous pouvons prononcer avec les idéologistes que je citais tout-à-l' heure que sans signes nous ne penserions presque pas. La question qui suit celle-là dans l' ordre naturel des idées est encore plus délicate ; c' est de savoir jusqu' à quelle classe d' idées et à quel degré de combinaison peut nous conduire chaque espèce de signe. Plusieurs auteurs ont décidé qu' il n' y a que les signes articulés, les mots, qui puissent nous élever jusqu' aux idées abstraites : mais je crois que cet arrêt mérite examen. D' abord nous avons vu que ces opérations qu' on appelle abstraire et concraire sont toujours réunies dans p388 la formation de toute idée composée, et que l' une n' est pas plus difficile que l' autre ; ensuite nous avons observé que toute idée qui n' est pas individuelle est une idée abstraite, car il n' existe dans la nature que des individus ; enfin nous savons que toute perception de rapport est aussi une idée abstraite, car un rapport n' est qu' une vue de l' esprit et non pas une chose existante par elle-même. Il faudrait donc, dans ce système, soutenir que sans les mots nous ne pourrions avoir que des idées individuelles, ou même que nous ne pourrions porter aucun jugement : or j' avoue que cette opinion me semble impossible à défendre, et qu' au contraire il me paraît prouvé en rigueur qu' il a fallu avoir porté beaucoup de jugemens avant d' avoir créé un seul signe articulé. D' ailleurs je ne vois pas pourquoi un geste ou un cri n' exprimeraient pas une idée abstraite tout comme un mot : nous en voyons même tous les jours des exemples ; et quoique ces exemples se trouvent dans les gestes des gens qui ont déjà l' usage des signes articulés, ils n' en prouvent pas moins par le fait que la chose est possible. Je p389 pense donc sur la question proposée que les signes artificiels, de quelque genre qu' ils soient, peuvent représenter et constater des idées de toutes espèces, et que le degré de complication des idées qu' ils nous mettent à même de former, et des combinaisons qu' ils nous donnent la possibilité d' en faire, ne dépend pas de la nature même des signes, mais de leur degré de perfection, qui les rend capables d' exprimer des nuances plus ou moins fines, et de constater des analyses plus ou moins délicates. Cette dernière observation commence à nous faire entrer plus avant dans notre sujet. Il s' agirait actuellement de rechercher dans tout langage quelconque jusqu' à quel degré de connaissance nous conduirait chaque degré de perfection des signes qui le composent : mais cette entreprise est évidemment impossible à exécuter, il ne faudrait rien moins que refaire depuis leur origine tous les systèmes de signes imaginables ; et, quand cela se pourrait, il serait encore impossible de juger les effets des différens états de ces systèmes de signes que nous ne sommes p390 pas habitués à employer. Les divers degrés de perfection des langues parlées sont moins difficiles à reconnaître et à apprécier : nous pouvons jusqu' à un certain point nous représenter ce que serait une de ces langues, d' abord si on lui ôtait toute conjugaison et toute déclinaison ; puis si on la privait successivement d' articles, de pronoms, de prépositions, de conjonctions, etc. ; et enfin si, réduite à des substantifs et des verbes invariables, on retranchait encore de ces mots tous les dérivés et les composés, et qu' on ne conservât que les primitifs. Nous ne saurions, il est vrai, même dans ce cas, répondre encore pleinement à la question proposée, et assigner avec justesse le degré précis de connaissance auquel nous conduirait cette langue dans ces différens états ; mais nous voyons clairement qu' après chacun de ces retranchemens successifs elle deviendrait toujours plus difficile à manier, moins capable de nous guider dans l' acte du raisonnement, moins propre à rapprocher nos idées les unes des autres, à les combiner, à les réunir sous tous les aspects dont p391 nous avons besoin, à constater des différences légères entre elles ; et qu' enfin, dans le dernier état où nous la mettons, elle ne pourrait plus représenter que quelques groupes principaux d' idées fortement distincts entre eux, et donner lieu qu' à quelques jugemens très-grossiers et presque palpables que nous en porterions. Elle est alors, malgré les avantages des signes articulés, réellement inférieure à un système de gestes qui serait perfectionné. Cependant ce dernier état auquel nous l' avons réduite est l' état primitif de cette langue parlée et de toute autre. Un langage quelconque ne peut jamais avoir plus de signes que ceux qui l' instituent n' ont d' idées : il en a d' abord très-peu. Ce petit nombre de signes aide à travailler ce petit nombre d' idées ; il y fait découvrir de nouvelles circonstances, de nouvelles vues qui font sentir le besoin de nouveaux signes pour les exprimer ; et ces nouveaux signes servent à appercevoir de nouvelles combinaisons qu' il faut encore représenter. C' est ainsi que le langage satisfait d' abord les besoins de la pensée, puis lui en fait contracter de p392 nouveaux en favorisant son action, et qu' alternativement l' idée fait naître le signe, et le signe fait naître l' idée. Ce sont ces innombrables actions et réactions successives qu' il faudrait pouvoir saisir pour être en état de répondre pleinement à la question que nous nous sommes proposée au commencement de ce paragraphe : elle est donc absolument insoluble dans ses détails. Mais nous voyons bien en masse que les connaissances et les langages marchent toujours de front, que le niveau se rétablit à chaque instant entre l' idée et le signe, et que par conséquent la langue la plus perfectionnée est toujours celle employée par les hommes les plus éclairés ; et si elle n' est pas plus parfaite, c' est parceque leurs idées ne sont pas plus avancées. Je dis que les connaissances et les langues marchent toujours de front, et que dans cette marche progressive le niveau se rétablit à chaque instant entre l' idée et le signe. Cela n' est vrai toutefois qu' autant que le signe est de nature à se bien prêter à ces accroissemens et à ces modifications successives : or je crois que p393 c' est une propriété qui n' appartient complètement qu' aux signes articulés ; et je suis persuadé que tous les autres systèmes de signes qui sont étendus, perfectionnés, raffinés à un certain point, si je puis m' exprimer ainsi, ne l' ont point été par leur vertu propre, par l' action directe des idées sur eux, mais ont été composés par des hommes qui avaient l' usage des signes articulés, dont l' esprit avait été développé par ces signes, et qui ont composé d' autres langages sur celui-là et d' après celui-là ; en un mot que ces systèmes de signes ne sont que des traductions d' un système de signes articulés, et non pas des ouvrages originaux composés directement d' après les idées elles-mêmes. Cette réflexion nous amène naturellement à l' examen des qualités particulièrement propres aux signes articulés ; p394 examen important, puisque ces signes prédominent universellement dans l' usage ordinaire, qu' évidemment ce sont eux qui ont provoqué, dirigé, et fixé la marche générale de l' esprit humain dans ses combinaisons et dans ses recherches, et que leur histoire est en même tems celle de nos idées et de nos raisonnemens. Encore une fois la grammaire, l' idéologie, et la logique, ne sont qu' une seule et même chose : je ne connais point de moyen de séparer ces trois sciences dès qu' une fois on sait ce qu' elles sont. Le premier avantage des signes articulés est de marquer, de constater facilement des nuances très-nombreuses et très-fines, et par conséquent d' exprimer distinctement des idées très-multipliées et très-voisines les unes des autres. Mais cet avantage ne leur est pas exclusivement propre ; je crois qu' il serait téméraire de prononcer que des gestes ne p395 sont pas susceptibles de combinaisons aussi variées et aussi distinctes que les sons articulés : ainsi à cet égard je ne vois pas à ces derniers une supériorité assez marquée pour être la cause de la préférence universelle qu' ils ont obtenue. Je pense qu' elle est due, premièrement, à ce qu' il est dans la nature de l' homme de produire des sons quelconques dès qu' il est affecté : c' est un effet si nécessaire de notre organisation qu' il a lieu même malgré nous ; et ces sons sont tels qu' ils peignent très-bien nos diverses affections, ce qui les en rend les signes naturels les plus certains et les plus distincts. Secondement, à ce que de tous les signes artificiels dérivant directement des signes naturels, les sons sont les plus commodes à employer ; ils n' exigent ni espace ni liberté de ses membres comme les gestes et les attouchemens : dans quelque position que l' on soit, estropié, malade, p396 agissant, on peut produire ces signes ; on les entend de même de jour comme de nuit, de loin comme de près, sans se déranger, sans se tourner vers eux, sans s' en occuper, sans même le vouloir. Ces deux propriétés qu' ont les sons d' être les plus naturels et les plus commodes de tous les signes, font que de tous ils sont ceux qui nous deviennent les plus profondément habituels par l' usage, et qui se lient et s' unissent le plus intimement en nous aux idées qu' ils représentent. Or, si nous nous rappelons ce que nous avons dit et des effets de l' habitude et de l' effet principal des signes, nous sentirons que cet avantage est immense, et suffit seul pour les faire préférer universellement, et pour que ce soit eux qui secourent le plus efficacement les opérations de l' intelligence humaine. p397 Les sons cependant ont encore une propriété très-précieuse, c' est de pouvoir devenir des signes permanens. Au moyen de l' écriture, ils demeurent fixés sous nos yeux comme les hiéroglyphes, les dessins, et tous les autres signes durables ; et peuvent comme eux réveiller en nous à tout instant les idées dont ils nous ont affectés passagèrement, et nous rappeler celles que nous pourrions avoir oubliées et qui servent de liaison nécessaire aux autres. Voulons-nous apprécier l' importance de cet effet ? Pensons à la différence de l' impression que fait sur nous un ouvrage en l' entendant lire, ou en le lisant nous-mêmes, surtout si le raisonnement est un peu serré, ou si le sujet ne nous est pas familier. Je pourrais bien citer un exemple encore plus frappant, c' est la différence qu' il y a entre calculer de tête et calculer par écrit ; mais dans ce cas il faut attribuer la plus grande partie de cette différence à celle qui existe entre la langue des noms de nombre et la langue des chiffres ; ces derniers représentant par leurs places seules une multitude de rapports, c' est-à-dire de jugemens que n' expriment p398 pas les noms même écrits. Je m' en tiens donc au premier fait ; il suffit pour prouver l' utilité des signes permanens, à ne considérer même que leur effet actuel, et sans parler de la propriété qu' ils ont encore de conserver pour d' autres temps et d' autres lieux des suites d' idées qui sans eux seraient impossibles à perpétuer et à transporter. Les sons, au moyen de l' écriture, acquièrent donc tous ces avantages, et seuls, entre tous les signes passagers, ils ont cette prérogative ; car tous les signes quelconques peuvent bien être traduits, mais nuls, excepté les sons, ne peuvent être écrits. Pour que vous entendiez bien ceci, jeunes gens, il faut que je vous fasse voir nettement en quoi consiste l' opération de traduire et celle d' écrire. J' ai commencé à vous en donner une idée lorsque je me suis refusé à regarder les alphabets comme des langues, et les caractères alphabétiques comme des signes ; mais cela ne suffit pas, et c' est ici le lieu de compléter cette explication. Traduire est une opération par laquelle on unit aux signes d' un langage les idées qui étaient jointes à ceux d' un autre langage ; p399 à une première association elle en substitue une seconde, et par conséquent elle nécessite de les avoir toutes deux présentes à-la-fois à l' esprit. Cette opération a lieu toutes les fois que nous transportons nos idées d' une de nos langues parlées dans une autre ; mais elle n' a pas moins lieu quand nous exprimons des signaux par des gestes, des gestes par des hiéroglyphes ou autres figures, ces figures par des mots, ou seulement quand nous substituons un système de signes de chacune de ces espèces à un autre système de la même espèce : en général il y a traduction dès que nous mettons un langage à la place d' un autre. Cette opération de traduire se fait également dans nos têtes, soit que nous émettions des idées, soit que nous les recevions, dès que la langue dans laquelle nous les recevons ou les émettons n' est pas celle avec laquelle nous les formons, celle à laquelle elles sont intimement liées en nous. La peine qu' elle nous coûte est exactement proportionnée au plus ou moins d' habitude que nous avons d' associer nos idées aux signes de la langue dans laquelle ou de p400 laquelle nous traduisons : si cette seconde langue pouvoit nous être aussi familière que celle dans laquelle nous pensons, si nos idées pouvaient être également liées aux signes de l' une et de l' autre, si enfin nous pensions indifféremment dans toutes deux, la peine de la traduction serait nulle, ou plutôt il n' y aurait pas traduction. Mais je ne crois pas que cette parfaite égalité puisse exister dans une tête humaine, et si elle a lieu, ce ne peut être qu' entre deux langues parlées, entre deux systèmes de signes vocaux : car nous avons vu qu' aucune autre espèce de signes ne peut devenir aussi profondément habituelle que les sons. L' opération de traduire dérange donc toujours la liaison de nos idées à certaines sensations. Il n' en est pas de même de l' action de lire et d' écrire. L' effet de l' écriture est de nous rappeler un son fugitif par le moyen d' un signe durable. Si les hommes étaient raisonnables, il n' y aurait qu' un alphabet pour toutes les langues parlées et dans cet alphabet qu' un caractère pour chaque son et chaque articulation : tout le reste n' est qu' un amas de variantes inutiles. p401 Il n' y a nulle relation directe entre le caractère et l' idée ; aussi, pour écrire ou lire des mots, abstraction faite des irrégularités de l' orthographe, il n' est pas nécessaire d' en comprendre le sens ; il suffit de savoir que tel caractère répond à tel son : dès que cela est connu, la sensation visuelle réveille le souvenir de la sensation orale, et voilà tout. C' est, si l' on veut, une traduction ou plutôt une translation du signe, mais non pas une traduction de l' idée ; ce qui est bien différent, puisque cela ne dérange pas la liaison habituelle entre telle idée et telle sensation, le mot écrit ne faisant encore une fois que rappeler le mot prononcé et rien de plus. Vous voyez donc que les caractères alphabétiques ou syllabiques ne sont que des signes de signes, et non des signes d' idées, et qu' à parler exactement, eux seuls méritent le nom d' écriture. Tous les autres caractères étant des signes d' idées forment de vraies langues qu' on peut traduire dans une langue parlée comme dans toute autre, mais qu' on ne saurait lire, dans le sens rigoureux du p402 mot ; la preuve en est qu' on ne peut les prononcer sans les comprendre, tout comme en sens contraire on ne peut écrire des gestes sans savoir ce qu' ils signifient. J' ai donc eu raison d' avancer qu' il n' y a que les signes vocaux qui puissent être écrits et lus, et que par conséquent seuls entre tous les signes passagers ils ont la propriété de devenir permanens sans cesser d' être eux-mêmes ; ainsi, outre qu' ils sont très-variés et très-distincts, ils sont de beaucoup les plus naturels et les plus commodes à employer ; ces deux circonstances les rendent habituels à un point dont nulle autre espèce de signes ne peut approcher : de plus ils deviennent permanens quand on le veut, ce qui accroît beaucoup leur utilité ; et alors ils frappent deux sens au lieu d' un, ce qui augmente encore extrêmement la force de leur liaison avec les idées. En voilà plus qu' il n' en faut, je pense, pour rendre raison de la préférence universelle que l' on a donnée aux signes vocaux, pour montrer qu' il n' y a aucune comparaison à faire entre cette espèce p403 de signes et toute autre, et pour prouver qu' eux seuls ont efficacement secouru l' intelligence humaine, et que, dans l' intention de connaître l' influence des signes sur la formation de nos idées, ce sont ceux-là, exclusivement à tous les autres, qu' il nous faut étudier. Nous aurons donc tout ce qu' il peut être intéressant de savoir de l' histoire des signes, en traitant celle des sons articulés : c' est aussi à quoi je me bornerai dans la seconde partie de cet ouvrage, et ma grammaire ne sera guère que l' analyse des langues parlées, quoiqu' elle soit la grammaire de tous les langages. En examinant les différentes espèces de mots dont ces langues sont composées, et les lois de leur formation et de leur réunion, nous verrons plus en détail comment elles dirigent notre intelligence. En attendant je crois que nous pouvons nous en tenir aux réflexions précédentes, et terminer ici ce que nous avions à dire des effets généraux des signes et des effets particuliers de certains signes sur la formation de nos idées : il nous reste à les considérer p404 comme moyen de transmettre ces mêmes idées à d' autres. Quelque importance que soit cette seconde propriété, nous ne nous y arrêterons pas long-temps ; les conséquences qui en résultent sont si frappantes qu' il suffira de les indiquer, ou plutôt nous n' aurons presque qu' à recueillir ce que nous en avons déjà dit en différens endroits. Il est aisé de voir que cette propriété qu' ont les signes d' être un moyen de communication avec nos semblables, est l' origine de toutes nos relations sociales, et par conséquent a donné naissance à tous nos sentimens et à toutes nos jouissances morales ; il n' est pas moins évident que sans elle chaque homme serait réduit à ses forces individuelles pour agir et pour connaître : et nous avons déjà observé que dans cet isolement forcé il resterait fort au-dessous des sauvages les plus stupides, car les plus brutes d' entre eux doivent encore beaucoup d' idées à l' état de société ; même les animaux sont jusqu' à un certain point instruits par leurs semblables, et ne sont pas tout-à-fait p405 livrés à leur seule expérience personnelle. Enfin, quand on voudrait beaucoup étendre la possibilité du développement intellectuel de chaque individu, au moins serait-on toujours obligé de convenir que ses progrès seraient perdus pour l' espèce, et que le genre humain serait condamné à une éternelle enfance. Il n' est donc pas douteux que nous devons tout ce que nous sommes à la possibilité de communiquer avec nos semblables : la seule chose qui mérite examen, c' est de savoir comment cette communication d' idées agit sur nous ; mais il n' est peut-être pas si aisé de s' en rendre raison qu' il le paraît d' abord. En effet on voit bien au premier coup-d' oeil qu' il est plus facile d' apprendre une chose que de l' inventer, et que dès que les hommes peuvent se transmettre leurs idées les uns aux autres, ils profitent tous des observations et des réflexions de chacun d' eux, et il semble que dès-lors tout est expliqué. Cependant on sait qu' une idée toute faite est une chose absolument intransmissible, que pour en avoir réellement la conscience, lorsqu' on entend ou que l' on p406 voit le signe qui la représente, il faut nécessairement, si c' est une simple sensation, l' avoir éprouvée ; la preuve en est qu' on parlerait éternellement de couleur à un aveugle-né qu' il ne saurait jamais ce dont il s' agit. Si c' est une idée composée, il faut avoir connu et rapproché tous les élémens qui la composent ; il est évident que sans cela nous ne connaissons pas la signification d' un mot, et que c' est ce qu' on nous fait faire plus ou moins bien quand on nous le définit. Enfin si cette idée est un jugement, la proposition qui l' exprime est vide de sens pour nous, n' est qu' un vain bruit, comme celui d' une langue étrangère, si nous ne connaissons pas ses deux termes, si nous n' avons pas fait sur chacun d' eux les opérations que nous venons de décrire, et si ensuite nous ne faisons pas nous-mêmes l' acte de la pensée qui consiste à percevoir le rapport énoncé entre eux. Tout cela est incontestable ; et pourtant, quand on y songe, on est tenté d' en tirer une conséquence toute contraire à celle qui paraissait évidente tout-à-l' heure, et de croire que les signes émis par un autre ne nous p407 épargnent aucune difficulté, puisqu' il faut que, pour les comprendre, notre intelligence fasse les mêmes opérations que pour former les idées qu' ils expriment. C' est ainsi que presque tous les phénomènes idéologiques renferment des circonstances si multipliées et si diverses, que l' on en porte des jugemens tout différens, suivant l' aspect sous lequel on les a envisagés ; et que pour les connaître réellement il faut les avoir considérés sous toutes leurs faces. Dans le cas présent il y a un milieu à prendre entre les deux extrêmes ; d' une part il n' est pas douteux que chacun n' a que les idées qu' il s' est faites, et que personne ne peut penser pour un autre ; mais de l' autre il n' est pas moins certain que chacun agit et réfléchit de son côté, et qu' il fait part aux autres des impressions que ses actions lui ont procurées, et des combinaisons qu' il en a faites. Les premiers élémens de ces résultats et ces combinaisons sont bien connus des hommes à qui il s' adresse, puisque ce sont les sensations communes à tous ; c' est même à cause de cela qu' il est compris par eux, et à cet égard il ne leur apprend rien ; mais les p408 combinaisons de ces premiers élémens, les conséquences qu' on en peut tirer, les analyses qu' on en peut faire sont infiniment variées ; la plupart ne pourraient avoir lieu sans certaines circonstances. Il s' en faut donc prodigieusement que toutes puissent se présenter à tous ; au lieu que par le bienfait de la communication des idées chacun se trouve agir, réfléchir, et choisir pour tous ; tout ce qui est découvert devient un bien commun, source de nouveaux progrès, et le tout est exprimé et consigné par les signes qu' on invente à mesure, et par les associations durables qu' on en fait. C' est ainsi, comme nous l' avons déjà dit, que, dans les premières années de notre existence, en recevant les impressions de tout ce qui nous frappe et étudiant les signes de tous ceux qui nous entourent, nous apprenons les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de toutes les idées qui sont jamais entrées dans la tête des hommes, et nous sommes tout de suite à même d' en faire des combinaisons innombrables et nouvelles. Ces dernières réflexions nous rappellent p409 celles de ce genre que nous avons faites dans les chapitres vi, xiv et xv, en parlant de la formation de nos idées composées, des effets de l' habitude, et du perfectionnement de nos facultés ; car tous ces objets se tiennent, et toutes les parties de ce traité se correspondent et s' expliquent l' une l' autre : il est même nécessaire d' avoir présent à l' esprit ce que nous avons dit sur ces sujets, pour comprendre réellement ce que nous venons de dire sur les propriétés et les effets des signes et ce qui nous reste à dire sur leurs inconvéniens. C' est par-là que nous allons terminer leur histoire. Quelque grands que soient les avantages des signes, il faut convenir qu' ils ont des inconvéniens ; et si nous leur devons presque tous les progrès de notre intelligence, je les crois aussi la cause de presque tous ses écarts. D' abord nous avons déjà remarqué que quand une fois l' usage des signes est introduit entre les hommes, nous n' en inventons presque plus, nous n' en faisons plus d' après nos idées propres, nous les p410 recevons tout faits de ceux qui s' en servent avant nous, et nous avons presque toujours la perception du signe avant celle de l' idée qu' il est destiné à représenter. à la vérité ce signe n' a aucune signification pour nous avant que nous ayons acquis la connaissance personnelle de cette idée ; mais lorsque l' idée est fort composée, et c' est le plus grand nombre, cette connaissance est souvent difficile à se procurer ; elle exige un travail long, qui ordinairement reste imparfait. Nous pouvons rarement y parvenir par des expériences directes ; nous sommes réduits le plus souvent à des conjectures, à des inductions, à des approximations ; enfin nous n' avons presque jamais la certitude parfaite que cette idée, que nous nous sommes faite sous ce signe par ces moyens, soit exactement et en tout la même que celle à laquelle attachent ce même signe celui qui nous l' a appris et les autres hommes qui s' en servent. De là vient souvent que des mots prennent insensiblement des significations différentes, suivant les temps et les lieux, sans que personne se soit apperçu du p411 changement : ainsi il est vrai de dire que tout signe est parfait pour celui qui l' invente, mais qu' il a toujours quelque chose de vague et d' incertain pour celui qui le reçoit ; or c' est le cas où nous sommes presque toujours. C' est donc avec cette imperfection que nous y attachons nos idées, et qu' ensuite nous les manifestons. Il y a plus, je viens d' accorder que tout signe est parfait pour celui qui l' invente ; mais cela n' est rigoureusement vrai que dans le moment où il l' invente, car quand il se sert de ce même signe dans un autre temps de sa vie, ou dans une autre disposition de son esprit, il n' est point du tout sûr que lui-même réunisse exactement sous ce signe la même collection d' idées que la première fois ; il est même certain que souvent, sans s' en appercevoir, il y en a ajouté de nouvelles, et a perdu de vue quelques-unes des anciennes. Ainsi lorsque j' apprends le mot amour et celui de mer, sans avoir ressenti l' un ni vu l' autre, je leur adapte à chacun un groupe d' idées formé par conjectures, qui ne peut manquer de différer de la réalité ; lorsqu' ensuite p412 j' ai ressenti l' amour et vu la mer, j' assemble sous ces mots une foule de perceptions réellement éprouvées, mais je ne suis pas du tout sûr qu' elles soient exactement les mêmes que celles éprouvées par celui qui m' a appris ces mots ; et enfin ni moi ni celui-là même qui m' a enseigné l' usage de ces mots ne sommes sûrs qu' au bout d' un certain tems ils réveillent en nous les mêmes perceptions, dans le même nombre, et avec les mêmes accessoires, ou plutôt nous sommes certains que l' âge, les circonstances, les événemens, les dispositions morales et physiques, les effets des habitudes les ont nécessairement altérées ; ensorte que réellement et inévitablement le même signe nous donne d' abord une idée très-imparfaite ou même tout-à-fait chimérique, ensuite une idée différente de celle des autres hommes qui emploient aussi ce signe, et enfin une idée souvent fort éloignée de celle que nous y avons attachée nous-mêmes dans un autre moment. L' observation de ces trois inconvéniens des signes nous montre, 1) en quoi consiste p413 la rectification successive des premières idées, ou ce qu' on appelle le progrès de la raison dans les jeunes gens ; 2) l' origine de la diversité et de l' opposition des opinions des hommes sur les idées exprimées par certains mots ; 3) la cause de la variation de ces opinions aux différentes époques de la vie. Ces phénomènes paraissent inexplicables quand on songe que l' organisation des hommes est telle que tous, à tous les âges, et dans tous les tems, perçoivent toujours le même rapport de la même manière dès qu' il est réellement le même et à leur portée ; mais quand on pense que réellement, et rigoureusement parlant, sans nous en appercevoir nous avons chacun un langage différent, que tous nous en changeons à chaque instant, et que c' est avec ces langages si mobiles que nous pensons, doit-on être surpris que nous ne nous entendions pas nous-mêmes, et que par conséquent nous ne soyons souvent ni de l' avis des autres ni de celui qui a été le nôtre ? Ces inconvéniens des signes sont inhérens à leur nature, ou plutôt à celle p414 de nos facultés intellectuelles ; ils rentrent dans tout ce que nous avons dit des opérations de ces facultés et des effets de leur fréquente répétition. Ils sont donc impossibles à détruire totalement ; seulement ils s' atténuent à mesure que, les idées s' élaborant et se débrouillant, les signes expriment et constatent des analyses plus parfaites et plus fines, et sur lesquelles on varie moins. Mais il existe beaucoup d' autres défauts dans les signes tels que nous les employons, qu' ils ne doivent qu' à l' ignorance des tems dans lesquels ils ont été institués, et dont il serait possible de les purger : telles sont les anomalies de leur dérivation, la manière mal-adroite dont ils s' enchaînent, leurs liaisons souvent contraires à celles des idées qu' ils expriment, les embarras inutiles qu' ils apportent dans l' expression de la pensée. Je n' entrerai point ici dans ces considérations ; elles seront mieux placées quand nous aurons examiné en détail les élémens des langues parlées, et que nous aurons vu l' usage que nous faisons de nos idées et de leurs signes dans nos déductions : alors nous pourrons dire p415 quelles seraient les conditions qui rendraient une langue parfaite, et comment nous pourrions en rapprocher celles dont nous nous servons. Actuellement il me suffit de vous avoir montré les effets généraux des signes, ceux particuliers à certaines espèces, et surtout aux langues parlées ; de vous avoir fait sentir leurs avantages, leurs inconvéniens, et qu' ils sont également cause des progrès de notre intelligence et de ses écarts : à quoi il faut ajouter cette réflexion, que c' est par leur influence et par la communication des idées, dont ils sont l' unique moyen, qu' il arrive que, quoique toutes nos idées nous viennent par les sens et soient élaborées par nos facultés intellectuelles, la perfection des sens, et même celle de ces facultés est cependant bien loin d' être la mesure de la capacité des esprits, comme elle le serait dans des individus isolés, et qu' au contraire nous sommes presque entièrement les ouvrages des circonstances qui nous environnent. Je vous laisse à juger, jeunes gens, de l' importance de l' éducation, à prendre ce mot dans toute son étendue. Je m' en tiendrai là ; et ce p416 sera aussi la fin de la première partie de mon ouvrage. Je vais vous en présenter un extrait raisonné qui en rapprochant les idées, en fera mieux sentir la liaison, et qui pourra servir de table analytique. Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Éléments d'idéologie. II, Grammaire / Destutt de Tracy INTRODUCTION GRAMMAIRE T 2 p1 La grammaire est, dit-on, la science des signes. J' en conviens. Mais j' aimerais mieux que l' on dit, et sur-tout que l' on eût dit, de tout tems, qu' elle est la continuation de la science des idées. Si de bonne heure, on était arrivé à cette manière de la considérer, qui est la vraie, on n' aurait pas imaginé de faire des théories des signes avant d' avoir créé, perfectionné et fixé la théorie des idées, avant d' avoir approfondi la connaissance de leur formation, et celle des opérations intellectuelles qui les composent, ou plutôt dont elles se composent. p2 Les longues annales du genre humain ne nous présentent que deux intervalles de lumière que nous connaissions assez en détail pour en bien juger : l' un est celui où brillèrent les grecs et les romains ; et l' autre comprend les trois ou quatre derniers siècles qui viennent de s' écouler, et qu' ont illustrés les recherches des différentes nations européennes. Ce qui les précède et ce qui les sépare se perd dans la nuit des tems, ou dans les ténèbres de l' ignorance. Pendant la première de ces deux belles époques, les anciens ont commencé par les chefs-d' oeuvre et les jouissances des arts et des lettres. Puis ils ont fait plus ou moins de progrès dans les sciences physiques et mathématiques ; ensuite dans la philosophie morale : enfin est arrivé pour eux, l' âge des sophistes, des grammairiens et des critiques. Chez les modernes, la marche a été et devait être à-peu-près la même : aussi, est-ce sur-tout dans ces derniers tems, que l' on s' est beaucoup occupé de grammaire raisonnée et d' analyse métaphysique. On croit assez communément que c' est p3 la lassitude et l' épuisement du génie qui produisent ce penchant à la réflexion et à la discussion ; et l' on regarde comme un signe de décadence, l' apparition de cet esprit subtil et sévère, qui se portant à-la-fois sur les choses et sur les mots, veut tout analyser, tout connaître, tout apprécier, et cherche à se rendre compte de toutes ses impressions, jusques dans les moindres détails. Mais il est aisé de voir que cela même est encore un progrès de notre intelligence, progrès qui doit nécessairement suivre les autres et ne peut les précéder. Car ce n' est qu' après avoir eu des succès dans tous les genres, que l' homme peut se replier sur lui-même et chercher dans l' examen de ses ouvrages, les causes générales de leur perfection, et les moyens de procéder encore avec plus de justesse et de sûreté : et certes de tous ses travaux ce ne sont pas là ceux qui exigent le moins de force de tête, ni ceux qui doivent produire les moins grands résultats. Cependant quelqu' utile que soit cette étude, il serait assez difficile d' assurer que les anciens en eussent tiré beaucoup p4 de fruit, quand même les évènemens politiques, en les faisant tomber sous le joug des nations barbares, ne seraient pas venus interrompre la marche progressive des lumières. La raison en est qu' ils s' étaient égarés dès leurs premiers pas, dans la carrière des sciences. Privés d' observations antérieures qui leur fussent connues, d' instrumens, de contradicteurs, de moyens de communication faciles avec les autres parties du globe, les grecs, vifs autant que spirituels, avaient cédé à leur impatience naturelle ; et pour abréger, avaient cherché plutôt à deviner la nature, qu' à la connaître. Je ne prétends point qu' il n' y ait pas eu parmi eux de grands observateurs ; et si j' avançais un pareil paradoxe, Hippocrate et Aristote seraient éternellement là, pour me démentir. Mais malgré les travaux de ces grands hommes, il est vrai de dire que leurs compatriotes ont toujours ignoré l' art des expériences, et n' ont jamais attendu des observations suffisantes pour établir les théories les plus vastes et les plus téméraires, non-seulement sur l' ordre de l' univers et les lois qui le régissent, p5 mais même sur sa composition, sa formation et son origine. Ce même esprit de précipitation, ils l' ont transporté ensuite des sciences physiques, dans les sciences morales et dans la philosophie rationnelle. Ils avaient bâti mille systêmes sur la nature de leur intelligence, avant d' avoir seulement examiné ses opérations ; et chacun d' eux avait pris parti si décidément pour l' une ou l' autre de ces opinions hasardées, qu' aucun de leurs grammairiens et de leurs dialecticiens n' a imaginé de commencer ses recherches par une étude approfondie de ses facultés intellectuelles. Ils se sont attachés aux détails, aux circonstances, aux formes, sans remonter jamais jusqu' aux vrais principes. Engagés dans cette mauvaise route, ils n' ont pu que tourner perpétuellement p6 dans le même cercle, sans faire aucun progrès réel. Aussi les grecs des tems postérieurs, quoiqu' ils aient été dans un état, sinon florissant, du moins tel qu' il laissait un libre cours à leurs recherches, sont-ils devenus plus subtils, plus disputeurs, mais non plus véritablement éclairés : ils n' ont plus du tout examiné les faits ; ils n' ont discuté que leurs hypothèses : et c' est vraisemblablement la principale raison pour laquelle, chez eux, l' art social ne s' est jamais assez perfectionné pour donner à leur empire, cet état de civilisation supérieure et cette organisation solide qui assure l' existence des nations réellement policées, et les met au-dessus des atteintes de tous les peuples barbares. Ce que l' impatience et la précipitation avaient fait chez les grecs, le despotisme des opinions religieuses a pensé le faire chez nous. Graces à la bonne direction que quelques hommes supérieurs avaient donnée aux esprits, et que l' on suivait dans tous les genres de recherches, on s' était bientôt apperçu que pour trouver les lois du discours et du raisonnement, p7 il fallait connaître notre intelligence, et qu' avant de parler de grammaire et de logique, on devait étudier nos facultés intellectuelles. Mais c' était le droit exclusif des théologiens de toutes les sectes de nous prescrire ce que nous devions penser sur ce point ; et nul ne pouvait ni n' osait pénétrer dans leur empire. Ainsi, messieurs de port-royal, dont on ne peut assez admirer les rares talens, et dont la mémoire sera toujours chère aux amis de la raison et de la vérité, ont bien, au commencement de leur grammaire raisonnée, proclamé, il y a près de 150 ans, que la connaissance de ce qui se passe dans notre esprit est nécessaire pour comprendre les fondemens de la grammaire : mais pourtant dans cette même grammaire, ils se sont bornés à nous dire en quatre mots que p8 tous les philosophes enseignent qu' il y a trois opérations de notre esprit, concevoir, juger, et raisonner, sans se mettre du tout en peine d' examiner, ni de développer cette doctrine. Quoique dans plusieurs endroits de leur logique, ils soient entrés dans plus de détails sur la formation de nos idées, et sur quelques-unes de nos opérations intellectuelles, cependant ce n' est, pour ainsi dire, qu' incidemment et par morceaux détachés, qu' ils ont traité ces sujets, et toujours comme partant d' une doctrine convenue. Aussi, l' on peut voir combien presque tout ce qu' ils en ont dit est vague, ou faux, ou incomplet, et quelle obscurité cela répand sur tout le reste de leur ouvrage. Par là, il se trouve réduit à n' être qu' un recueil d' observations plus ou moins bonnes, mais sans ensemble ; et il ne peut pas être regardé comme une théorie complette des caractères de la vérité et de la certitude, ce que devrait être une bonne logique. La lecture des ouvrages de Dumarsais fait naître continuellement la même réflexion. Je ne sais si tout le monde sera p9 de mon sentiment ; je le regarde comme le premier des grammairiens : du moins je n' en connais pas, qui sous le voile de l' expression, démêle aussi habilement la véritable opération de la pensée. Mais il n' a point employé cette sagacité exquise à faire un tableau complet de notre intelligence ; et D' Alembert est réduit à nous dire de sa logique : ce traité contient sur la métaphysique, tout ce qu' il est permis de savoir, c' est-à-dire que l' ouvrage est très-court. il est vrai qu' il ajoute : peut-être pourrait-on l' abréger encore ; ce qui pourrait porter à croire que D' Alembert lui-même ne sentait pas combien il est à regretter qu' il n' ait pas commencé par traiter ce sujet ex-professo. cependant s' il l' avait fait, s' il avait osé réunir et co-ordonner toutes ses observations idéologiques, la partie grammaticale et la partie logique s' en seraient suivies d' elles-mêmes : et il est p10 vraisemblable que cet homme célèbre n' aurait pas terminé sa longue carrière, sans achever l' ouvrage précieux, dont il ne nous a donné que le plan et des fragmens. Enfin Condillac, que l' on peut regarder comme le fondateur de l' idéologie, et qui malgré les gênes dont il était environné, a entrepris de porter une lumière directe dans les opérations de notre intelligence, Condillac lui-même n' a pas mis la dernière main à ce grand ouvrage. Ses idées à cet égard, sont disséminées dans ses nombreux écrits, et elles se ressentent de cette dispersion. Plus réunies, elles se lieraient mieux. Mais entraîné par les circonstances, ou rebuté par les obstacles, il a fait sa grammaire et sa logique avant d' avoir invariablement fixé son idéologie : et si malgré leur mérite éminent, elles laissent encore, comme je le crois, beaucoup de choses à desirer, il n' en faut pas chercher d' autre raison. p11 Pour faire faire de grands progrès à la philosophie rationnelle, et pour porter à sa perfection la connaissance de l' homme, il fallait donc à l' indépendance des anciens, joindre plus de science et plus de réserve, et en observant comme les modernes, pouvoir tout examiner et tout dire ; or, c' est ce qui n' est point encore arrivé. Le moment où les hommes réunissent enfin un grand fond de connaissances acquises, une excellente méthode, et une liberté entière, est donc le commencement d' une ère absolument nouvelle dans leur histoire. Cette ère est vraiment l' ère française ; et elle doit nous faire prévoir un développement de raison, et un accroissement de bonheur, dont on chercherait en vain à juger par l' exemple des siècles passés : car aucun ne ressemble à celui qui commence. Mais pour ne point sortir de notre sujet, l' on voit que le défaut de toutes les grammaires, même les plus philosophiques, est de vouloir rendre raison de la composition des signes, avant d' avoir expliqué la composition des idées qu' ils représentent, et d' avoir exposé avec clarté le jeu des facultés intellectuelles qui concourent p12 d' abord à la formation de ces idées, et ensuite à leur expression. C' est ce que l' on a toujours fait ; mais c' est, je pense, ce que l' on ne doit plus se permettre. Au point où est arrivé à présent l' esprit humain, il est capable de se rendre raison de tout ce qui est de son ressort ; et il veut dans tous les genres, remonter jusqu' aux premiers principes qu' il peut saisir. Voilà pourquoi j' ai cru devoir commencer cet ouvrage par un traité d' idéologie. Je sais que c' est une entreprise hardie, et j' ignore si elle sera heureuse : mais quelqu' imparfaite que puisse être cette grammaire, je suis certain qu' elle aura un avantage précieux, celui de commencer par le commencement, et que cet exemple sera suivi et aura des conséquences importantes, en empêchant la science de tourner perpétuellement dans le même cercle, comme elle a toujours fait, et en lui faisant faire des progrès réels et sûrs. Puisque la science des signes ne doit être que la continuation de la science des idées, et que le principal mérite de ma grammaire est d' être la suite d' un p13 traité d' idéologie, je ne dois rien négliger pour que ces deux parties de mon ouvrage soient intimement liées. Pour cela il faut que je commence par réformer une phrase qui m' est échappée à la fin de mes élémens d' idéologie. C' est celle-ci, qui se trouve page 354 : après ces préliminaires, il me sera aisé de tracer les règles de l' art de parler et de raisonner : mais, etc. j' ai fait deux fautes dans ce peu de mots. D' abord, l' expression est inexacte : car ce n' est ni de l' art de parler, ni de l' art de raisonner qu' il sera question dans la suite de cet ouvrage ; mais seulement de la partie de la science des idées qui se rapporte à leur expression et à leur déduction. Un art est la collection des maximes, ou préceptes pratiques, dont l' observation conduit à faire avec succès, une chose quelle qu' elle soit ; et une science consiste dans les vérités qui résultent de l' examen d' un sujet quelconque. D' où il suit que nul art ne peut avoir des principes certains, que quand les vérités de la science, ou des sciences dont il émane sont découvertes et bien prouvées. Ainsi, une grammaire particulière p14 est un art ; c' est l' art de bien exprimer ses idées dans un langage quelconque. Voilà pourquoi aucune ne peut être réellement bonne que la science générale de l' expression des idées, la grammaire générale, ne soit perfectionnée ; et c' est de celle-ci seulement que nous nous occuperons. Il en est de même de la logique ; elle a sa partie scientifique et sa partie technique : l' une qui consiste dans l' examen des causes de la vérité et de la certitude de nos idées ; l' autre dans les moyens de conduire son esprit dans la recherche de la vérité. On les a trop confondues, ou plutôt l' on n' a que trop mis la dernière avant la première : car je crois celle-ci encore très-incomplette, quoique l' autre ait été traitée et enseignée avec excès ; aussi je ne m' occuperai que de la partie scientifique. Si l' on rencontre dans cet écrit, quelques conseils utiles pour la pratique, ce ne sera que par occasion. Mon unique but sera, en partant de la formation de nos idées, de faire bien connaître en quoi consiste leur expression et leur justesse ; et je croirai avoir bien servi, si j' y réussis. p15 J' ai donc eu tort d' annoncer un art de parler et un art de raisonner : mais j' ai eu encore bien plus tort de dire qu' il me serait aisé de les faire. Je ne sens que trop qu' il n' en est rien. Sans doute, c' est un grand point de s' être rendu compte de ses facultés intellectuelles et de leurs résultats ; et la conviction intime de n' y plus rien voir d' obscur ni d' embarassant, donne une ferme confiance que l' on réussira à démêler le fil du discours et du raisonnement. On ne conçoit même pas que d' autres aient osé l' entreprendre sans ce préalable. Mais quelque grand que soit cet avantage, quand on met la main à l' oeuvre, on s' apperçoit bien vîte de tous les obstacles qui restent à vaincre. On voit clairement combien il y a de distance entre les premières vérités et leurs dernières conséquences ; combien il est difficile de parcourir tout l' intervalle qui les sépare ; combien il est aisé de s' égarer dans le trajet ; et le découragement est prêt à remplacer l' excès de confiance. Cependant, où ne peut-on pas arriver, quand on part d' un point bien connu, et que l' on suit une bonne route ? p16 La grammaire, il est vrai, est une science immense. Si l' on vouloit ne laisser échapper aucune des vérités grammaticales, il faudrait se livrer à des recherches vraiment effrayantes : mais c' est le sort de toutes les branches de nos connaissances. Il n' y en a pas une, même la plus futile, qui ne soit réellement inépuisable, et qui n' offre toujours un plus grand nombre de combinaisons nouvelles à examiner, à mesure qu' on l' approfondit davantage. C' est cette fécondité indéfinie, qui attache si puissamment chacun de nous, à l' objet favori de ses recherches, et qui lui fait voir tant de choses intéressantes dans une matière qui paraît aride et bornée à l' homme indifférent, ou peu instruit. Il n' y a donc point de sujet qui ne soit sans bornes, quand on ne sait pas y en mettre. Le seul moyen de se renfermer dans les limites convenables est, ce me semble, de ne jamais perdre de vue le but qu' on se propose. Ainsi, par exemple, j' aurais pu certainement faire un ouvrage bien volumineux sur l' idéologie proprement dite. Mais je ne me proposais pas d' écrire une histoire p17 complette de l' esprit humain ; je ne voulais qu' éclaircir la formation de nos idées suffisamment, pour établir d' une manière certaine la théorie de leur expression. J' ai dû me borner à cinq ou six points principaux, savoir le nombre de nos facultés intellectuelles réellement distinctes, et les effets de chacune d' elles, la formation de nos idées composées, la connaissance de l' existence et des propriétés des corps, l' influence des habitudes, l' origine et les effets des signes. Si quelques-uns de ces sujets sont inutiles pour ce qui nous reste à voir, j' en ai encore trop dit ; et si j' en ai négligé qui nous soient nécessaires dans la suite, nous nous en appercevrons d' une manière fâcheuse. Mais j' espère que l' on n' éprouvera pas cet inconvénient ; et que c' est précisément, ce qui distinguera cette grammaire de toutes celles qui l' ont précédée, dont plusieurs lui sont peut-être extrêmement supérieures à d' autres égards. Par les mêmes raisons, dans cette seconde partie, je ne ferai point de vains efforts pour épuiser mon sujet. Je ne veux expliquer l' expression de nos idées, qu' en p18 conséquence de ce que nous avons dit de leur formation, et pour reconnaître les véritables lois de leur déduction. Ma marche est donc toute tracée, mon plan circonscrit ; et nous arriverons sans beaucoup de travail, de ce que nous savons déjà, à ce que nous nous proposons de découvrir. C' est à moi d' applanir la route. Pour y réussir, il faut procéder comme nous avons fait dans la première partie. Il faut faire pour les signes, ce que nous avons fait pour les idées. Nous ne nous sommes pas reportés tout de suite à l' état d' un homme qui recevrait la première impression, et poserait la première base du vaste systême de ses pensées ; et nous n' avons pas entrepris de construire à priori, un semblable édifice. Nous sommes partis du point où nous sommes tous, à quelques différences près. Depuis que nous existons, nous avons fait une multitude innombrable d' expériences et d' observations sans projet : nous en avons formé une foule vraiment prodigieuse d' idées, sans savoir comment. C' est dans ce cahos apparent, que nous avons commencé par porter la lumière. Nous avons p19 cherché à en découvrir la composition, et à en reconnaître les premiers élémens. Une fois arrivés jusqu' à eux, nous avons réformé avec facilité ce que nous avions décomposé avec exactitude ; et nous sommes revenus sans embarras, depuis la plus simple perception, depuis la pure sensation dénuée de tout jugement, jusqu' aux idées les plus abstraites, aux jugemens les plus étendus, et aux desirs les plus compliqués. De même, pour les signes, il ne s' agit pas de parler d' abord de substantifs et d' adjectifs ; de les faire accorder en genres, en nombres et en cas ; d' y joindre un verbe, d' établir des règles pour que ses diverses terminaisons indiquent les personnes, les nombres, les temps, les modes ; et de prendre des mesures pour que ces mots réunis forment des propositions, lesquelles ensuite nous rattacherions les unes aux autres, par différens moyens : c' est encore là, commencer par la fin, ou du moins par le milieu de la carrière. C' est partir d' une situation où nous ne sommes pas, et à laquelle il ne faut arriver que pas à pas, afin de la bien p20 connaître, avant de la quitter pour aller plus loin. Dès que nous sommes nés, dès que nous sentons, nous exprimons ce que nous sentons ; nous parlons ; nous avons un langage, à prendre ces mots dans leur sens le plus étendu ; et nous pouvons dire avec vérité, que nous sommes souvent très-éloquens, même avant de savoir et de pouvoir prononcer un seul mot articulé. Nous n' abandonnons jamais ce langage primitif, le seul que nous puissions parler : nous le cultivons sans cesse ; nous en perfectionnons graduellement les diverses parties, à proportion qu' elles en sont plus ou moins susceptibles, et en suivant les conventions qui sont établies, ou qui s' établissent parmi les personnes qui nous entourent. Ainsi, nous arrivons tous sans savoir pourquoi ni comment, jusqu' à un langage très-perfectionné, ou du moins très-compliqué, avant de nous être seulement doutés qu' il y ait des règles immuables qui régissent ces opérations, et qu' elles soient des conséquences immédiates et nécessaires de notre organisation ; tout comme nous avons acquis p21 toutes nos idées, sans nous être apperçus de l' artifice de leur formation. Beaucoup d' hommes restent toute leur vie dans cette double ignorance. Nous l' avons déjà dissipée pour ce qui concerne les idées ; usons-en de même à l' égard des signes. Commençons par examiner le discours en général ; cherchons-y ses vrais élémens : et lorsque nous serons arrivés jusqu' à eux, nous le recomposerons successivement avec ces élémens que nous aurons découverts. Alors seulement notre tâche sera remplie ; et nous aurons analysé complètement notre sujet : car on peut bien, si l' on veut, appeler exclusivement analyse, l' action de décomposer, et synthèse celle de recomposer. Mais une analyse n' est complette, que quand on a fait avec succès ces deux opérations, dont l' une sert de base et l' autre de preuve. Voilà ce qui doit terminer ces longues et anciennes disputes entre ce qu' on appelle la méthode synthétique, et la méthode analytique. Quand on se borne à la première, ou bien on construit avec des élémens dont on ne s' est pas suffisamment rendu compte, et alors on s' expose aux p23 plus grandes erreurs ; ou bien on s' est assuré de leur réalité, de leur justesse, et de la masse d' idées premières qu' ils renferment, et alors, sans s' en douter, on a suivi réellement la méthode analytique, qui effectivement est la seule compatible avec la nature de l' esprit humain. Appliquons-la donc à l' examen du discours. CHAPITRE 1 GRAMMAIRE T 2 décomposition du discours, dans quelque langage que ce soit. nous avons déjà une connaissance générale des signes de nos idées. Nous avons vu leur origine, leurs progrès, leurs variétés, leur influence et leurs principales propriétés. Nous savons que tout systême de signes est un langage : ajoutons maintenant que tout emploi d' un langage, toute émission de signes, est un discours ; et faisons que notre grammaire soit l' analyse de toutes les espèces de discours. Puisque tout discours est la manifestation de nos idées, c' est la connaissance parfaite de ces idées qui peut seule nous faire découvrir la véritable organisation du discours, et nous dévoiler complètement le mécanisme secret de sa composition. Reportons donc encore notre attention sur nos opérations intellectuelles. Sentir et juger, voilà toute notre intelligence : je puis dire voilà tout notre être, p24 tout ce que nous sommes. C' est notre existence toute entière. Or, juger c' est encore sentir. Nous avons dit avec vérité, que c' était sentir des rapports, mais cela demande quelques explications et quelques développemens ; et il faut avant tout, éclaircir et complèter absolument l' histoire de cette faculté de juger : car c' est à elle sur-tout, que se rapporte l' artifice du discours ; et c' est à manifester ses résultats qu' il est principalement, sinon uniquement destiné. J' ose affirmer ici, qu' aucun grammairien jusqu' à présent, n' a connu en quoi consiste précisément l' opération de juger, et que c' est-là la principale cause pour laquelle les meilleurs esprits et les têtes les plus fortes ne nous ont encore donné que de mauvaises théories du langage. Du moins, j' avoue franchement que je trouve toutes celles que je connais, non-seulement incomplètes, mais fausses. C' est ce qui a fait mon désespoir lorsque j' ai entrepris d' écrire ce traité ; et je n' ai repris courage, que quand je me suis senti moi-même pleinement satisfait à cet égard. Si, comme je le crois, j' ai rencontré la vérité sur ce p25 point capital, quand même je me serais trompé sur tous les autres, j' en prends mon parti ; et j' ai la conscience que j' ai réellement fondé la science que d' autres ensuite perfectionneront. Juger c' est sentir des rapports entre nos idées ; cela est vrai. Mais cette expression dont je me suis servi après tant d' autres, ne dit pas d' une manière assez précise et assez exacte, ce que c' est réellement que l' opération de juger, que l' acte intellectuel appelé jugement. Juger n' est point sentir une idée nouvelle, c' est sentir qu' un être quel qu' il soit, ou plutôt l' idée que l' on en a, (car nous ne sentons que nos idées,) renferme une qualité, une propriété, une circonstance quelconque. Or cette qualité, cette propriété, cette circonstance quelconque, est elle-même une perception, une idée, puisque c' est une chose sentie. Juger, c' est donc sentir qu' une idée en renferme une autre. Quand je pense à Pierre, et que je juge que Pierre est bon, je sens que l' idée de Pierre renferme l' idée d' être bon, qu' elle la compte au nombre des élémens qui la composent actuellement. Il en est de même quand je juge qu' il p26 n' est pas grand, qu' il est petit, qu' il n' a pas soif, qu' il est vieux, etc. Juger, porter un jugement, n' est jamais que cela, et ne peut jamais être autre chose. Juger n' est donc pas exactement la faculté de sentir des rapports en général : mais si l' on veut absolument se servir de ce mot, rapport, c' est uniquement la faculté spéciale de sentir entre une idée et une autre, le rapport du contenant au contenu ; ou pour mieux dire, c' est la faculté de s' appercevoir, de percevoir, de sentir que l' idée que l' on a actuellement présente, en contient une autre. Cette faculté n' est rien autre chose que celle de distinguer une circonstance quelconque dans l' idée qu' on perçoit. Ainsi, quand j' ai une perception, une idée, je sens : et toutes les fois que je démêle une circonstance dans cette perception, je juge. c' est-là un point capital qu' il ne faut jamais perdre de vue. On dit ordinairement, quand je juge que deux idées sont différentes, je sens ces deux idées et un rapport de différence entr' elles. Ce n' est point précisément cela. Dans ce cas, je sens une idée, et en elle, la p27 circonstance d' être différente d' une autre. On reconnaîtra dans la suite, combien cette nouvelle manière de dire la même chose, aura de conséquences utiles. Premièrement, nos sensations, nos souvenirs, nos desirs, en un mot toutes nos idées ou grouppes d' idées, sont tous différens entre eux : ainsi, il faut pour chacun d' eux, un signe différent ; ou s' ils n' en ont pas un qui leur soit exclusivement affecté, il faut que nous en réunissions plusieurs pour les exprimer, jusqu' à ce qu' ils soient complètement représentés. Nos jugemens au contraire, étant tous la même chose, le même signe les représente tous également ; il n' en faut qu' un pour tous les jugemens possibles. Nous verrons bientôt quel il est dans le langage oral, et s' il est distinct et séparé, ou confondu avec d' autres. Secondement, pour exprimer une sensation, un sentiment, un desir, simples ou complexes, actuels ou passés, il suffit de les nommer, soit avec un seul signe, soit par le moyen de plusieurs réunis, comme nous venons de l' indiquer. Pour nos jugemens au contraire, cela ne suffit pas. Quand nous aurions un signe particulier uniquement p28 destiné à représenter l' acte intellectuel qui consiste à juger, nous répéterions éternellement ce signe qu' il ne signifierait rien. Il marquerait que nous jugeons, mais il ne dirait pas ce que nous jugeons ; il n' indiquerait jamais de quelles idées il est question. Il faut donc, pour exprimer un jugement, énoncer les deux idées dont l' une contient l' autre, plus l' acte de l' esprit qui apperçoit ce rapport. C' est ce que l' on appelle le sujet, l' attribut, et le signe de l' affirmation qui les unit. Or, c' est ce qui constitue une proposition. Ces réflexions s' appliquent également à toute espèce de discours ; puisqu' elles sont fondées sur la nature des idées, et non sur celle des signes. Que ces signes soient des attouchemens, des gestes, des figures tracées, des sons articulés, peu importe. Nous pouvons donc établir comme principe général et même universel, que tout discours est composé d' énoncés de jugemens, de propositions, ou de noms d' idées, composés d' un ou plusieurs signes, mais détachés les uns des autres et sans liaisons entr' eux. Citons des exemples des deux espèces, p29 tirés du langage articulé et particulièrement de la langue française. Pierre n' est pas grand. La pêche que je tiens est bonne. voilà des propositions, des énoncés de jugemens. Dans le premier, l' idée Pierre et celle n' être pas grand, dans le second, l' idée la pêche que je tiens et celle être bonne, sont réunies par le signe d' affirmation, c' est-à-dire, par le signe qui marque que l' une est sentie comprise dans l' autre. Au contraire, Pierre, n' être pas grand ; la pêche que je tiens, être bonne : voilà des expressions d' idées isolées, de purs noms d' idées, sans liaison et sans suite, et absolument détachés les uns des autres. Le rapprochement de ces deux genres d' exemples nous montre déjà clairement, à quoi tient l' expression du jugement dans le discours, nous fait voir bien distinctement ce qui constitue celui-ci en propositions. Ce n' est assurément pas le verbe lui-même, puisqu' il se trouve également dans les deux cas : c' est uniquement la forme du verbe. C' est ce que nous reconnaîtrons encore mieux, quand nous examinerons en détail les élémens du discours dans les p30 langues parlées : mais il était bon de l' avoir remarqué ici, parce que sans cette observation, il est impossible de bien comprendre les vraies fonctions du verbe dans ces langues, et par suite, celles des autres mots qu' elles emploient. Peut-être sera-t-on étonné de me voir regarder comme de purs noms d' idées, ces phrases déjà si composées n' être pas grand, la pêche que je tiens, être bonne, etc. Cependant qu' on se rappelle ce que nous avons dit dans notre première partie au sujet de cette longue phrase, l' homme qui découvre une vérité, est utile à l' humanité toute entière, on verra que dans celle-ci n' être pas grand, ce n' est pas seulement de l' idée être qu' il s' agit ; c' est de l' idée être modifiée d' une certaine manière qui consiste à être grand et prise négativement. être grand négativement, ou n' être pas grand, est donc une seule idée composée, qui n' ayant pas de nom propre, est exprimée par trois ou quatre mots combinés ; mais qui n' en est pas moins une idée unique. Peut-être que dans certaines langues de gestes plus pauvres que notre langue parlée, elle serait exprimée par un seul p31 signe ; mais cela n' y changerait rien. De même l' idée, la pêche que je tiens, n' est pas seulement l' idée pêche, individuelle d' abord, devenue générale par abstraction, comme nous l' avons vu ailleurs ; c' est cette idée modifiée par l' article la, et déterminée par lui, à être prise dans toute son étendue, puis restreinte par ces mots que je tiens, à l' individu pêche, qui est dans ma main. C' est une idée nouvelle, composée de toutes celles-là qui n' a point de nom propre, et qui ne peut être représentée que par la réunion de ces signes, la pêche que je tiens. on ne doit pas avoir plus de peine à la regarder comme une seule idée, que celle exprimée par le seul mot Pierre. car Pierre ne veut-il pas dire un être de la classe de ceux appelés hommes, qui a une telle figure, une telle manière d' être, telles et telles qualités ? Or c' est assurément là, une idée aussi composée que l' autre : toute la différence, c' est que l' une a un nom qui lui est propre, et que l' autre n' en a pas ; mais cela n' empêche pas qu' elles ne soient de même nature. Tout discours est donc, comme nous l' avons dit, formé de propositions ; et p32 alors, ce sont toujours des jugemens qu' il exprime : ou il est composé de signes ou de groupes de signes, sans liaison entr' eux ; et alors, ce sont des idées de toute espèce, autre que des jugemens, qu' il représente. Dans ce dernier cas, nous disons qu' il ne signifie rien, qu' il n' a point de sens. Cette expression n' est pas très-correcte, puisqu' elle fait le mot sens synonime du mot jugement : mais on peut dire qu' elle a beaucoup de sens, en ce qu' elle montre combien nous fesons de cas de la faculté de juger ; et que quand le discours n' exprime point de jugemens, nous ne tenons aucun compte de tout ce qu' il peut représenter. Effectivement, nous l' avons déjà vu, toutes nos connaissances ne consistent que dans nos jugemens. Nous jouirions, ou souffririons éternellement, que si nous ne portions aucun jugement de ces affections, si nous n' y appercevions aucune circonstance, pas même celle de nous venir par tel organe ou de tel objet, nous n' en tirerions aucun parti, nous serions toujours dans une entière ignorance de tout, dans une complette impuissance de rien faire à dessein. C' est donc uniquement les jugemens p33 de nos semblables qui peuvent être de quelqu' intérêt pour nous. Ils nous exprimeraient les noms de toutes les idées imaginables, qu' ils ne nous apprendraient rien, pas même si ces idées existent réellement, ou si elles ont quelque rapport à eux ou à nous, car ce sont là des circonstances de ces idées. Il y a plus, on doit se ressouvenir que toutes nos perceptions, excepté les pures sensations, sont des idées composées, c' est-à-dire, des idées à la formation desquelles ont concourru plusieurs de nos facultés intellectuelles élémentaires ; et on peut se rappeller comment nous formons ces idées composées. Je reçois la sensation de résistance ; je juge qu' elle me vient d' un être quelconque : je forme l' idée d' un être résistant, d' un corps : je juge que cet être est rond, est rouge, est le fruit d' un arbre, est acide, est bon à manger, etc. Je forme l' idée d' une cerise. Mais sans tous ces jugemens, je n' aurais point formé ces deux idées corps et cerise. ainsi, sans la faculté de juger, nous n' aurions pas même d' idées à communiquer, excepté nos simples sensations ; à plus forte p34 raison nous n' en aurions ni le projet ni les moyens. Ajoutons à tout ceci encore une remarque, qui va nous conduire à bien d' autres observations. Nous avons dit que le discours pouvait être composé de propositions, ou de noms d' idées sans liaison : mais cette dernière partie n' est vraie, que quand le discours est dans un langage qui possède des signes capables d' exprimer des idées isolées et détachées de toute autre. Or, c' est une propriété que les langages articulés possèdent seuls à un degré éminent. Je ne dis pas que le langage des gestes, et même celui des attouchemens, n' en soient pas susceptibles à un certain point : mais ce n' est que quand ils sont très-perfectionnés. Dans l' origine du langage d' action, un seul geste dit ; je veux cela, ou je vous montre cela, ou je vous demande secours : un seul cri dit ; je vous appelle, ou je souffre, ou je suis content, etc. ; mais sans distinguer aucune des idées qui composent ces propositions. Ce n' est point par le détail, mais par les masses que commencent toutes nos expressions, ainsi que toutes nos connaissances. Si quelques p35 langages possèdent des signes propres à exprimer des idées isolées, ce n' est donc que par l' effet de la décomposition qui s' est opérée dans ces langages ; et ces signes, ou noms propres d' idées ne sont, pour ainsi dire, que des débris, des fragmens, ou du moins des émanations de ceux qui d' abord exprimaient, bien ou mal, les propositions toutes entières. L' essence du discours est donc d' être composé de propositions, d' énoncés de jugemens. Ce sont là ses vrais élémens p38 immédiats ; et ce que l' on appelle improprement les élémens, les parties du discours, ce sont réellement les élémens, les parties de la proposition. Ceci nous avertit que, pour continuer nos recherches, c' est actuellement de la proposition que nous devons nous occuper : et c' est sur-tout dans le langage articulé que nous devons l' étudier, puisque c' est dans celui-là qu' elle a été le plus décomposée, et que ses élémens sont plus distincts et plus variés. Passons donc à la décomposition de la proposition. CHAPITRE 2 GRAMMAIRE T 2 p39 décomposition de la proposition dans tous les langages, principalement dans le langage articulé, et spécialement dans la langue française. il est donc certain que toute proposition est l' énoncé d' un jugement : il est manifeste que le discours n' a aucune signification, quand il n' exprime pas un jugement quelconque. On ne peut pas même douter de ces vérités, quand on réfléchit sur la nature de notre intelligence, qui consiste toute entière à sentir et à juger, c' est-à-dire, à avoir des perceptions, et à y démêler des circonstances. Cependant, quand on reporte son attention sur nos langues parlées, on a de la peine à leur faire l' application de ce principe si évident : on est tenté de penser que l' on a eu tort de le regarder comme tel ; et l' on est porté à croire que ces langues expriment beaucoup de choses qui ne sont pas des jugemens. Cela p40 vient de ce que nos langages articulés ont été si travaillés, si tourmentés, si sophistiqués ; ils ont revêtus des formes si variées, si syncopées, si détournées, que l' on a peine à reconnaître, à travers tant de déguisemens, en quoi consiste la véritable expression de la pensée. Souvent un seul de nos mots représente une proposition toute entière, exprime un jugement complet, et ce qui est plus fort, n' exprime pas toujours le même. non, par exemple, veut dire je ne sens pas cela, ou je ne crois pas cela, ou je ne veux pas cela, suivant la manière dont il est placé. oui, veut de même, dire, ou je le crois, ou je le ferai, ou cela est convenu, ou cela est certain, suivant l' occasion. car, signifie également, suivant les cas, la cause, ou la preuve, ou la conséquence de cela est que, etc. Nos simples cris haye ! Ah ! Ouf ! Veulent dire quelquefois plaignez-moi, ou secourez-moi ; et d' autres fois simplement je souffre, ou même je perds courage. Il en est de même de toutes nos interjections, d' un grand nombre de conjonctions, de plusieurs de ces mots que p41 quelques grammairiens appellent des particules. Ce sont autant d' énoncés de jugemens tout entiers. On en peut dire autant, dans beaucoup de circonstances, de nos pronoms. Ils ne tiennent pas toujours la place d' un nom : ils représentent souvent toute une proposition. Quand après avoir dit, la paix est faite, j' ajoute, soyez-en sûr, croyez-le : c' est comme si je disais, croyez ce jugement, soyez sûr de ce jugement ; la paix est faite. en et le signifient exactement cette proposition ; dans une autre occasion, ils en signifieront une autre. D' un autre côté, pendant que nous avons des mots qui représentent ainsi une proposition complette, c' est-à-dire, qui expriment à eux tous seuls deux idées séparées, et l' acte de juger qui les unit ; nous en avons d' autres, en grand nombre, qui n' expriment pas même une idée toute entière, qui ne représentent, pour ainsi dire, qu' un fragment d' idée. Tels sont nos prépositions, nos adverbes, nos adjectifs, y compris les participes et les articles. On en peut dire autant de nos verbes : mais ils revêtissent tant de formes, p42 réunissent tant d' usages divers qu' ils méritent un article à part. Aussi ne saurait-on faire aucun usage d' aucun de ces mots, isolés et séparés de tout autre. le, de, courageux, vivement ne signifient absolument rien tout seuls. Réunis à d' autres signes, le exprimera dans quelle étendue doit être prise une idée. de, placé entre deux idées, indiquera que l' une est dans un certain rapport avec l' autre. courageux dénotera une qualité d' un être. vivement, la manière dont s' exécute une action. Mais le n' est pas le nom de l' étendue ; de n' est pas celui du rapport ; courageux, celui de la qualité, ni vivement, celui de la manière. Ce ne sont donc pas là de vrais signes, mais réellement des fragmens de signes. Comme nous ne pouvons pas avoir un signe pour chacune de nos idées, ni pour chacune des manières d' être de cette idée, qui en fait une idée différente, nous avons un certain nombre de ces signes incomplets qui, pouvant s' unir à chacune, les varient, ou qui les liant plusieurs ensemble, en font de nouveaux grouppes. C' est une espèce de ciment, qu' on p43 me passe cette comparaison, qui s' appliquant à un caillou, en change la forme et les dimensions, ou l' unissant à d' autres, en fait différens blocs dont il est partie nécessaire : mais ce ciment n' est pas lui-même un assemblage de cailloux. Il y a peu de ces fragmens de signes dans les langues naissantes. Elles n' ont pas encore éprouvé d' assez longs frottemens. Il n' est même pas facile de les démêler parmi les signes des langages composés de gestes ou de figures tracées ; ou si on les y retrouve bien distincts, je crois que c' est assurément parce que ces langages sont employés par des hommes qui ont aussi l' usage du langage oral, et qu' ils ont transporté ces signes incomplets de celui-ci dans ceux-là. Il n' y a p44 que ce dernier qui se prête commodément à cet excès de décomposition. Il sera curieux de rechercher comment on est venu à cette subtilité d' expression dont la filiation même nous échappe. Pour le moment il suffit de l' avoir remarquée. Voilà donc dans nos langues parlées, des mots dont les uns signifient à eux seuls, deux idées et un jugement, et les autres ne signifient pas même une idée toute entière : et on peut dire qu' il n' y a dans aucune langue, que ceux que nous appellons des noms, qui représentent à eux seuls, une idée complette et unique. Mais pour que rien ne manque à la bizarrerie, souvent ces noms sont employés comme signes incomplets, comme quand un substantif est pris adjectivement ; et en outre tous les mots qui expriment, ou une proposition toute entière, ou seulement un fragment d' idées, peuvent être assez détournés de leur destination ordinaire, pour être employés comme noms : alors ils expriment une idée unique et entière. Quand je dis, non est une particule, et courageux est un adjectif, l' un et l' autre p45 sont réellement substantifs. non n' exprime plus telle ou telle réponse négative à une proposition antérieure, mais représente l' idée pleine et complette d' un certain mot qui en français a telles fonctions ; et il en est de même de courageux. de même encore toute une proposition, même très-complexe, devient un seul substantif, le vrai nom d' une idée, quand elle est représentée par un pronom. Ajoutons à cela que le même mot sert tantôt à en modifier, tantôt à en remplacer un autre, c' est-à-dire, qu' il joue alternativement deux rôles différens, comme le quand il est article, ou quand il est pronom : enfin, rappellons-nous que d' autres mots tels que mon, ton, son, etc., sont ordinairement appellés pronoms qui pourtant modifient toujours, et ne remplacent jamais rien. Ainsi en résumé, il est constant que certains mots signifient toujours une proposition toute entière, et tantôt une proposition, tantôt une autre ; que d' autres sont capables de représenter à volonté toutes les propositions, ou seulement toutes les idées isolées, mais complettes p46 que l' on veut ; que ceux-ci n' expriment que des portions d' idées, et ceux-là tantôt des idées complettes, tantôt de purs accessoires ; que, sous tous ces rapports, des mots placés, et même avec raison dans les mêmes cathégories, ont des fonctions tout-à-fait différentes, tandis que d' autres rangés dans différentes classes, en remplissent souvent de semblables ; que quelques-uns appartiennent à deux classes, et que quelques autres ne jouent jamais le rôle affecté à ceux de la classe où on les a rangés ; et qu' enfin tous peuvent être employés de façon à représenter une idée complette et isolée, et beaucoup de ceux, dont c' est la destination propre, servent souvent à un autre usage. Si l' on songe en outre que très-souvent dans nos langues parlées, la plus grande partie de l' expression de la pensée demeure sous-entendue, et que le reste est présenté sous des formes qui en changent tout-à-fait l' aspect, il sera aisé de conclure que pour bien démêler l' artifice du discours et sa vraie valeur dans ces langues, il ne faut s' arrêter ni au matériel des mots, ni aux classifications p47 qu' on en a faites, ni à la forme de la locution, mais pénétrer jusqu' au fond de l' expression et à la nature de l' acte intellectuel qu' elle représente : on sentira facilement que, bien que toutes les propositions ne soient que des énoncés de jugement, et ne puissent pas être autre chose, il n' est cependant pas surprenant que toutes ne semblent pas telles au premier coup-d' oeil, et qu' il soit même souvent assez difficile de le reconnaître. Il suit de-là que la première chose que nous devons faire, est de le faire voir ; nous en avons un moyen très-simple. Il n' y a point de proposition sans verbe exprimé ou sous-entendu. Quelle que soit la nature de ce mot, ce qu' il n' est pas encore tems de rechercher, il est certain que c' est lui seul qui constitue la proposition, et détermine le sens de celle dans laquelle il entre. Examinons donc ses effets sous toutes les différentes formes qu' il est capable de revêtir ; et nous aurons la véritable valeur de toutes les propositions possibles : or, cela n' est ni long, ni difficile, mais très-nécessaire. Nos verbes ont différentes manières p48 d' être qu' on appelle modes, parce qu' ils déterminent de diverses manières leur signification principale. Les grammairiens varient beaucoup sur le nombre de ces modes dans les différentes langues ; admettons-en le plus possible, puisque nous traitons de la grammaire générale de toutes les langues, et que nous voulons prévoir tous les cas. Distinguons les modes indicatif, conditionnel ou suppositif, subjonctif, optatif, impératif, interrogatif, dubitatif, participe et infinitif, et examinons-les l' un après l' autre. mode indicatif. pour celui-là, il n' y a point de doute. Tout le monde convient que toutes les fois que ce mode se trouve dans le discours exprimé ou sous-entendu, il y a un jugement énoncé. Aussi l' a-t-on souvent nommé mode énonciatif, mode judicatif. Ces propositions, je suis grand, vous êtes aimable, il danse bien, etc., sont évidemment des énoncés de jugement. Seulement on pourrait être tenté de mettre en question, s' il en est de même de celles-ci, je veux, vous souffrez, il desire et autres semblables, qui paraissent d' abord exprimer plutôt un sentiment p49 qu' un jugement. Mais, avec un moment de réflexion, on sent que ces propositions n' expriment pas seulement ce sentiment, cette passion, comme si l' on prononçait les mots volonté, souffrance, desir ; mais qu' elles signifient que ce sentiment, cette passion sont jugés être dans un tel sujet. Ainsi elles sont des énoncés de jugemens, comme toutes les autres où entre ce mode. Observons encore que cela est également vrai, soit que ce mode se trouve dans une proposition principale ou dans une proposition incidente. Toute la différence est que le sujet est un nom dans le premier cas ; et que dans le second, il est un pronom relatif, lequel se rapporte à un nom, qui est dans ce moment l' objet principal de l' attention. Quand je dis l' homme qui est bon, qui est bon est un jugement dont qui est le sujet : tout comme, cet homme est utile, cette pêche est bonne, sont des jugemens, dont cet homme et cette pêche sont les sujets. Il n' y a donc là aucune difficulté. mode conditionnel ou suppositif. il n' y en a pas davantage pour ce second p50 mode. Dans ces phrases, je voudrais, cela serait bien, il est évident qu' il y a un jugement énoncé : à la vérité, il l' est dans une forme qui fait attendre quelque condition, supposition, ou restriction, qui modifiera l' attribut et en fera partie ; mais cela n' empêche pas qu' il ne soit senti, renfermé dans le sujet. Quand je dis : cette opération serait bonne, si elle était sûre, je prononce que dans l' idée de cette opération est renfermée l' idée d' être bonne, s' il y a sûreté. mode subjonctif. il en est de même de ce mode. Dans cette phrase, il faut que je sois entendu, je sois entendu est un jugement, tout comme cela est vrai en est un dans celle-ci, je pense que cela est vrai. dans les deux cas, le que qui précède, marque que ces phrases dépendent d' une autre. Seulement dans la première, on a jugé à-propos de l' indiquer encore par une nuance dans la forme du verbe, parce que dans certaines occasions, c' est l' usage en français. Les propositions subjonctives sont donc aussi des énoncés de jugemens. mode optatif. on en peut dire autant p51 de celles-ci : que n' ai-je fait ce que vous m' avez dit ! Que ne puis-je vous suivre ! Fasse le ciel que vous réussissiez ! quelles que soient les diverses manières dont ces idées sont rendues dans les différentes langues, que leurs verbes aient réellement, ou n' aient pas un véritable mode optatif ; suivons notre principe, ne nous arrêtons pas à la forme, et ne considérons que le fond de la pensée. Que signifient réellement ces locutions ? Ne veulent-elles pas dire, je regrette vivement de n' avoir pas fait ce que vous m' aviez dit, je suis affligé de ne pouvoir vous suivre, je souhaite ardemment que vous réussissiez ? or, ce sont bien là encore des énoncés de jugemens. Les propositions optatives ne sont donc pas autre chose. La forme seule varie et masque le véritable sens. mode impératif. même remarque à faire sur ce mode. Quand je dis, faites ceci, allez là, j' exprime en effet, je veux, je desire que vous fassiez ceci, que vous alliez là. j' énonce que dans les idées qui composent actuellement l' idée de moi, je sens, je remarque celle de vouloir, celle de desirer, etc., etc. C' est encore un jugement. p52 mode interrogatif. la même chose est visible dans le mode interrogatif. avez-vous fini ? êtes-vous prêt ? veulent dire je vous demande, je desire savoir si, etc., etc. Ce sont autant de jugemens portés sur moi-même que je vous exprime. mode dubitatif. je ne crois pas que l' on doive faire un mode particulier de ces tournures de phrases, oserais-je observer ? Ne pourrait-on pas essayer ? mais si on le veut, peu importe. Par leur forme, elles sont interrogatives, et rentrent dans ce que nous venons de dire. Pour le fond de l' expression, elles signifient, je doute, je ne sais, je crois pouvoir, etc., etc. ; et par conséquent elles sont des énoncés de jugemens comme toutes les précédentes. C' est cela seul que nous avions à remarquer. mode participe. quand le verbe est employé à ce mode, il n' y a pas d' énoncé de jugement ; mais il n' y a pas de proposition. Quand je dis, un homme aimant, une femme aimée, une affaire commencée, j' énonce simplement des idées isolées, et uniques, comme si je disais une jolie femme, un homme sensible, une bonne p53 affaire. Le verbe à ce mode, est un véritable adjectif ; et c' est sa forme essentielle et fondamentale, comme nous le verrons bientôt. On doit comprendre dans ce mode, outre les différens participes proprement dits, tout ce que l' on appelle supins et gérondifs ; car nous ferons voir que ce ne sont que des manières particulières de se servir des participes. mode infinitif. l' infinitif n' est, pour ainsi dire, pas un mode du verbe ; c' est un vrai substantif. C' est le nom par lequel on désigne et le verbe lui-même et l' état qu' il exprime. Car soit dit par avance, tout verbe exprime toujours un état, puisque tout verbe signifie toujours être quelque chose. Faire, c' est être faisant ; aimer, c' est être aimant ; avoir, c' est être ayant. Mais ce n' est pas encore le moment d' exposer la théorie du verbe. Il suffit à présent, de remarquer que le verbe à l' infinitif, ne forme point de proposition, ni par conséquent d' énoncé de jugement. Pour revenir à notre objet, il est donc prouvé par le fait comme il l' a été par la théorie, que toutes les fois que dans le discours il y a une proposition quelconque, p54 il y a aussi un énoncé de jugement, et rien autre chose. Ainsi toute émission de signes, tout discours est donc toujours un énoncé de jugement, ou la simple expression d' idées complettes ou incomplettes, mais isolées ; c' est-à-dire, de choses purement senties, mais non jugées ; ou autrement senties sans perception de circonstances. C' est ce dont il fallait commencer par s' assurer. On pourrait aller plus loin encore, et dire que, même lorsque le discours n' est composé que de purs noms d' idées isolées, il exprime encore au moins implicitement des jugemens. Car quand je prononce le mot homme, je dis par le fait, j' ai présente l' idée homme, ou l' idée que j' ai présente s' appelle homme. ainsi je fais réellement une proposition elliptique. Cela est même encore vrai quand je prononce le nom d' une idée incomplette, comme de, ou courageux, ou vivement. ainsi, l' on peut dire avec vérité, que toute idée, par le seul fait qu' elle est représentée par un signe, devient un jugement ; et que toute émission de signe est un énoncé de jugement. Mais cette dernière p55 considération nous est inutile actuellement. Il nous suffit qu' il soit prouvé, que tout discours n' exprime jamais que l' une de ces deux choses sentir ou juger ; et qu' il n' est d' aucun intérêt qu' autant qu' il exprime un jugement. C' est ce que je voulais avant tout, mettre hors de doute. Maintenant revenons à la décomposition de la proposition. Son état primitif est comme nous l' avons dit, d' être composée d' un seul geste ou d' un seul cri. Mais quels élémens nécessaires devons-nous trouver renfermés dans ce signe unique en le décomposant ? C' est là ce qu' il s' agit de découvrir. Puisque toute proposition es l' énoncé d' un jugement, et que tout jugement consiste à sentir qu' une idée existe dans notre esprit et qu' une autre idée existe dans celle-là, il faut nécessairement que le signe unique qui exprime une proposition, renferme au moins deux autres signes ; l' un représentant une idée existante par elle-même, et l' autre représentant une autre idée comme n' existant que dans la première. C' est là sûrement deux élémens nécessaires du discours. Voyons quels ils p56 sont : nous verrons ensuite s' il y en a d' autres qui soient également indispensables. Le nom, qu' on appelle assez mal-à-propos substantif, est le premier de ces deux signes. En effet, ce sont les noms qui représentent toutes les idées qui ont dans notre esprit une existence absolue et indépendante de toute autre idée. Que cette existence soit positive et réelle comme celle des êtres sensibles, ou fictive et imaginaire comme celle des êtres purement intellectuels, peu importe. Ces idées existent par elles-même, et ne sont subordonnées à aucune autre. Ce sont les noms, qui les expriment ; et tous les autres élémens du discours ne représentent que des idées relatives à celles-là, et ne les représentent que comme existantes dans les sujets auxquels elles se rapportent. Aussi n' y a-t-il que les noms, et les pronoms qui les remplacent, qui puissent être les sujets de nos jugemens et de nos propositions. Cependant les autres mots, et même des phrases entières, deviennent aussi fort souvent sujets de propositions ; mais c' est lorsqu' ils sont employés comme noms, ou p57 comme on dit, pris substantivement, c' est-à-dire, regardés comme exprimant des idées ayant une existence propre et absolue. J' ai dit que c' est assez mal-à-propos, que l' on appelle les noms, des substantifs. en effet, l' on voit bien que ces deux mots substantifs et substantivement, dérivent l' un et l' autre du mot et de l' idée substance. ce sont des conséquences de cette mauvaise philosophie, qui faisait supposer que sous les impressions que nous recevons des êtres réels, et qui sont les seules choses que nous en connaissions, il y a un soutien, un substratum, une substance inconnue, en bon français un je ne sais quoi, qui constitue l' existence réelle et nécessaire de ces êtres, et dont les phénomènes sensibles ne sont que les accidens. Aujourd' hui nous savons que ce qui nous assure l' existence d' êtres autres que nous, c' est leur résistance à notre volonté réduite en acte ; que c' est cette propriété fondamentale qui constitue non pas la substance, (rien ne nous apprend qu' il y en ait une), mais la nature et la réalité de ces êtres ; que c' est elle qui fait que nous p58 ne pouvons pas prendre pour des manières d' êtres spontanées de nôtre moi, les impressions que ces êtres nous causent ; et qu' enfin c' est elle qui nous révèle qu' ils sont des êtres, qu' ils existent. Or, sachant tout cela, si nous avions à nommer les mots qui représentent ces êtres, nous ne les appellerions pas des substantifs. Nous leur donnerions plutôt un nom tiré de leur fonction. Nous dirions que ces mots sont des noms absolus ou subjectifs, ou tout simplement des noms, puisque ce sont eux et eux seuls qui nomment les choses existantes par elles-même. Mais puisque le mot substantif est consacré par un long usage, ne le rejettons pas : préservons-nous seulement de l' erreur qui lui a donné naissance et qu' il reproduit sans cesse. Quoi qu' il en soit, il reste bien constant que ce sont les noms simples ou complexes qui composent la première classe des signes nécessaires à l' expression explicite de nos jugemens ; puisque ce sont eux qui représentent toutes les idées qui ont dans notre esprit une existence qui leur est propre, tant celles des êtres réels que celles des êtres purement intellectuels, et p59 que ces idées sont les seules qui puissent être les sujets de nos jugemens et de nos propositions. Actuellement cherchons quels sont les mots qui composent la seconde espèce des signes, que nous avons dit être indispensablement nécessaires pour former des propositions ; quels sont ceux qui nous peignent une idée comme existant dans une autre, comme en étant une circonstance, comme étant l' attribut de ce sujet, et pouvant par conséquent être celui d' une proposition. Il paraît d' abord que cette fonction est complettement remplie par tous les mots que nous appellons les adjectifs proprement dits, et par suite par tous les mots et toutes les phrases employés adjectivement. En effet courageux, aimable, facile, nous présentent les idées courage, amabilité, facilité, non point comme isolées et indépendantes de toute autre, mais comme fesant partie d' un sujet, lui appartenant, en un mot sous la forme attributive ; et il semble que ce sont là des attributs complets. Cependant cela n' est pas. p60 Nous l' avons déjà dit, nos langages sont étonnamment rafinés. Nous avons opéré sur nos signes comme sur nos idées. Nous avons multiplié les subdivisions, accumulé les abstractions ; et enfin il se trouve que dans nos langues parlées, les adjectifs expriment bien une idée uniquement comme fesant partie d' une autre, mais c' est abstraction faite de l' idée d' exister : ils ne renferment plus cette notion d' existence. courageux représente bien l' idée courage, comme appartenant ou plutôt comme devant appartenir à un sujet, mais non pas comme existante effectivement ; et en cela il est un attribut incomplet. Car pour signifier complettement, qu' une idée est renfermée dans une autre, il faut auparavant signifier qu' elle est, qu' elle existe. or, c' est là une propriété dont par une abstraction singulière, tous nos adjectifs se trouvent dépouillés, et qu' il faut qu' ils recouvrent pour redevenir des attributs complets. étant, existant est le seul adjectif qui renferme l' idée d' existence, non que ce soit plus qu' aux autres sa signification spécifique, mais parce que c' est sa signification p61 propre, et que par conséquent il ne peut en être séparé sans être anéanti. Aussi est-ce par son moyen qu' on la rend aux autres ; et il n' y a d' adjectifs qui la renferment, qui par conséquent expriment complettement une idée existante dans une autre, qui par suite soient des attributs entiers, que ceux dans lesquels l' adjectif étant, est implicitement compris. Ces adjectifs sont ce que nous appellons des verbes. les verbes prennent une multitude de formes, dont nous verrons bientôt et facilement la génération, la cause, et l' effet ; mais en attendant, il ne faut pas qu' elles nous fassent illusion, ni qu' elles nous persuadent que ce sont des mots d' un ordre supérieur et ineffable. Ce sont tout simplement des adjectifs renfermant en eux-mêmes l' adjectif étant, des adjectifs dont on n' a point séparé par un excès d' abstraction, l' idée d' existence. leur forme essentielle, fondamentale, est ce que nous appellons leur participe ; ce qui ne veut pas dire au reste que ce soit leur forme primitive. Au contraire ; car c' est toujours du composé que l' on arrive au p62 simple : mais il n' en est pas moins vrai, que le verbe nommé aimer, c' est-à-dire, qui a pour nom le substantif aimer, est dans la réalité l' adjectif aimant. en un mot, les adjectifs proprement dits sont des verbes mutilés ; et les verbes sont des adjectifs entiers. Voilà pourquoi les premiers unis à un substantif, ne produisent jamais une proposition ; et pourquoi il ne faut qu' un verbe et son sujet, pour en faire une. Cependant, il faut remarquer que tant que le verbe demeure au mode participe, la proposition n' est formée qu' imparfaitement : mais tout ce qui manque pour la caractériser entièrement, nous allons le trouver dans les propriétés particulières à l' idée d' existence, et qui n' appartiennent qu' à elle ; et nous trouverons en même tems, que ce sont toutes les circonstances exclusivement propres aux verbes. En effet, il n' y a que les choses existantes, qui puissent avoir des modes ; car pour être d' une certaine manière, il faut premièrement être. pour exister d' une manière positive, ou conditionnelle, ou subordonnée, il faut avant tout exister. p63 aussi n' y a-t-il que les verbes qui aient des modes. L' idée de durée est aussi un mode de l' idée d' existence. Il n' y a encore que les choses existantes qui puissent avoir de la durée, et par conséquent certaines époques dans leur durée. Aussi n' y a-t-il que les aches qui aient des tems. Les autres adjectifs n' en sont pas susceptibles. Un adjectif ordinaire, à qui vous donneriez des tems et des modes, deviendrait à l' instant un verbe ; c' est-à-dire, renfermerait aussitôt implicitement l' idée d' existence. Car, dès que vous auriez indiqué par une marque quelconque, que l' idée particulière qu' il exprime, existe de telle manière et dans tel tems, vous auriez dit par là même qu' elle est existante. Il n' y a pas une autre raison pourquoi nous admettons cette idée d' existence, comme renfermée dans tous nos verbes ; c' est qu' il n' y a pas moyen de ne pas l' y concevoir, quand on y trouve exprimée une ou plusieurs des circonstances de l' existence. Cette réflexion nous conduit à voir pourquoi il y a proposition, c' est-à-dire, énoncé de jugement, dès que toutes ces p64 circonstances sont spécifiées dans le verbe. Car du moment qu' une idée signalée par la forme de son signe, comme ne pouvant avoir d' existence que dans un sujet, est dite exister de telle manière et dans tel tems, elle est dite exister dans ce sujet ; le jugement est porté. C' est cette délimitation là même qui l' énonce. Aussi voyez-vous qu' il y a jugement exprimé toutes les fois que le verbe est à un mode défini, et qu' il n' y en a pas encore tant qu' il est à un mode indéfini. Dans les mots aimant et aime, l' idée fondamentale est la même. Dans tous deux on voit l' idée amour unie à l' idée d' existence, c' est-à-dire considérée comme existante, et de plus exprimée sous une forme adjective, qui la désigne comme ne pouvant exister que dans un sujet. Mais dans l' une il n' y a aucun accessoire, et dans l' autre il y en a de très-marqués qui constituent le jugement. Quand vous dites, Pierre aimant ou étant aimant, vous ne faites que mettre à côté l' une de l' autre une idée existante par elle-même, et une idée qui ne peut exister que dans une autre : vous n' y ajoutez rien. Tout ce qu' on peut conclure, c' est que p65 vous prétendez les unir pour ne former ensemble qu' une seule et même idée composée. Mais quand vous dites Pierre aime, ou est aimant, vous faites bien plus ; vous prononcez que cette idée qui ne peut exister que dans une autre, existe d' une manière positive et actuelle. Par là vous manifestez que vous la voyez ainsi dans son sujet ; vous exprimez un jugement formel. Nous bornerons là ces observations. Elles ont pu paraître longues et un peu pénibles ; mais si on y réfléchit avec quelque attention, je me persuade qu' on les jugera riches en faits, et fécondes en résultats. En effet, non-seulement vous y trouvez expliqué la nature et l' usage de l' interjection, du nom, du verbe et de l' adjectif : mais encore vous y voyez quel est l' état primitif de la proposition, quelle est la marche toujours progressive de sa décomposition dans nos langues, en quoi consiste précisément l' énoncé du jugement, comment il se trouve effectué sans qu' il y ait de signe destiné spécialement à cet usage, pourquoi l' adjectif est insuffisant pour produire cet effet, et pourquoi p66 il est produit dès que le verbe est à un mode défini. En un mot, ce peu de pages renferme toutes les bases de la théorie du discours, et la solution positive ou implicite d' une foule de questions, qui ont partagé les grammairiens, et qui ne les ont tous embarrassé, que parce qu' ils n' avaient pas parfaitement démêlé, ce que c' est que l' acte intellectuel appellé jugement. dans notre manière de le considérer, tout s' explique de soi-même et sans embarras ; et cela prouve, je crois, que nous avons atteint la vérité sur ce point capital. Résumons-nous donc, et rassemblons les principales conséquences que nous avons tirées de ce premier fait. L' acte intellectuel, appellé jugement, consiste à sentir une idée, et à sentir une autre idée dans celle-là. L' énoncé du jugement, la proposition, doit donc renfermer l' expression d' une p67 idée représentée comme existante par elle-même, c' est-à-dire, sous forme substantive ou nominale, et l' expression d' une autre idée représentée comme existante dans celle-là, c' est-à-dire, sous forme adjective ou attributive. c' est le sujet et l' attribut. Ce seul exposé nous montre, que l' expression de chacune de ces deux idées, pour être complette, doit renfermer l' idée d' existence, puisque l' une doit être représentée comme existante d' une manière, et l' autre comme existante d' une autre. Pour le sujet, point de difficulté. La forme substantive ou nominale renferme toujours l' idée d' existence ; car, dire qu' une idée a tel nom, est nommée de telle manière, c' est dire implicitement qu' elle est, qu' elle existe. d' ailleurs dans nos langues scrupuleusement exactes, jamais un substantif n' est employé comme sujet d' une proposition, que l' étendue de l' idée qu' il représente, si elle est susceptible d' augmentation ou de diminution, ne soit déterminée par un article. Or dire avec précision comment existe une idée, c' est dire encore plus positivement qu' elle est existante, p68 que si on ne fesait que la nommer. Si donc nos substantifs, ou noms, n' ont pas différens modes et différens tems comme nos verbes, c' est qu' ils sont toujours au mode énonciatif et au tems présent. Le signe d' une idée existante par elle-même, n' est susceptible que de ce mode et de ce tems. Pour l' attribut, il y a une remarque à faire. Nos mots appellés adjectifs représentent une idée, comme privée de l' existence propre et absolue qu' elle a dans le substantif dont ils émanent ; mais ils ne disent pas positivement qu' elle ait une existence relative. Par là ils se trouvent ne plus renfermer l' idée d' existence. Ils nous montrent l' idée particulière qu' ils signifient comme destinée à exister dans un sujet, comme devant y exister, mais non comme y existant positivement. Ils ne sont donc pas l' expression complette d' un attribut ; ils ne peuvent pas à eux seuls exprimer un attribut. On a raison de les appeller des adjectifs ; on pourrait les appeller des modificatifs ; on aurait tort de les nommer des attributifs. ils ne sont susceptibles ni de modes ni de tems. p69 Pour qu' ils forment un attribut complet, il faut ajouter à chacun d' eux l' adjectif étant, dont la signification propre est d' exprimer une existence positive. Mais quand l' adjectif étant, est uni à un adjectif et ne fait qu' un avec lui, soit qu' il n' y soit que juxta-posé, soit qu' il soit fondu avec lui dans un même mot, cet adjectif n' est plus un simple adjectif : il est ce que nous appellons un participe, c' est-à-dire, un verbe à un mode indéfini. Pourquoi cela ? C' est qu' il n' y a que ce qui existe, qui soit susceptible d' exister d' une manière ou d' une autre, dans un tems ou dans un autre ; et par conséquent l' adjectif étant, étant le seul qui exprime l' existence, il est aussi le seul qui puisse avoir des modes et des tems. il communique cette faculté à ceux auxquels il se joint ; et il en fait des verbes. Un verbe n' est autre chose qu' un adjectif uni à l' adjectif étant, qu' un adjectif renfermant l' idée d' existence, et par cela même pouvant avoir des modes et des tems. Les verbes sont donc aussi les seuls attributs complets, c' est-à-dire, les seuls mots qui représentent complettement une p70 idée, comme existante dans une autre. Voilà pourquoi il n' y a pas de proposition sans verbe. Ou plutôt l' on peut dire que l' adjectif étant, est le seul verbe et le seul attribut. Tous les autres verbes ne sont que lui mêlé, ou juxta-posé à un modificatif. Tous les attributs ne sont encore que lui, modifié d' une manière ou d' une autre. Voilà pourquoi, il n' y a pas de proposition sans l' adjectif étant. cependant il n' y a pas encore une proposition parfaite dans le discours, un énoncé de jugement formel, tant que l' adjectif étant demeure au mode indéfini. En voici la raison. C' est que pour être un véritable attribut, pour être réellement attribuée à un sujet, la première condition nécessaire à une idée présentée sous forme attributive, c' est-à-dire, comme devant exister dans une autre, est bien de renfermer l' idée d' existence, l' expression positive qu' elle existe ; mais tant que cette existence n' est annoncée que d' une manière vague et indéfinie, il n' y a encore rien de fait. Au contraire, dès que cette existence est précisée, p71 et déterminée à avoir lieu suivant un tel mode et dans un tel tems, elle est par cela même affirmée être réelle : car une chose ne peut être dite exister de telle manière, et dans tel moment, sans être dite exister. voilà pourquoi il y a proposition dès que le verbe est à un mode défini. On voit aussi par là, pourquoi, encore que le discours ait uniquement pour objet de représenter nos jugemens, il n' y a pourtant dans le langage aucun signe expressément destiné à représenter l' acte de juger ; et pourquoi on y a toujours cherché vainement ce signe. C' est que, dès qu' on a dit comment existe une idée, et comment une autre idée existe dans celle-là, un jugement est exprimé : comme dès qu' on a senti une idée, et une autre dans celle-là, un jugement est porté. Il faut donc absolument, pour former une proposition, un sujet et un attribut, un nom et un verbe ; et il ne faut que cela : et même à la rigueur il ne faut avec un sujet que le verbe être, que l' adjectif étant, qui est le seul véritable attributif, et qui seul communique cette propriété aux p72 autres. Tout le reste du discours n' est que des accessoires de sujets ou d' attributs. Nous sommes donc, je crois, parvenus à la décomposition complette de la proposition, dans quelque langage que ce soit. Disons maintenant un mot de ses différens élémens dans nos langues parlées, et montrons l' origine et l' usage de chacun d' eux. CHAPITRE 3 GRAMMAIRE T 2 p73 des élémens de la proposition dans les langues parlées, et spécialement dans la langue française. après nous être bien rendu compte de la nature même de la proposition, et avoir reconnu les vrais élémens dont elle est nécessairement composée, il est à propos, je pense, d' examiner les différentes sortes de mots dont on se sert dans nos langues perfectionnées, pour rendre l' expression de la pensée plus complette, et plus facile. Je ne regarde pas comme bien utile de discuter scrupuleusement les diverses classifications qu' on a faites de ces mots. Mais je crois très-nécessaire de se faire une idée juste de leur usage et de leurs fonctions. On en reconnaît, ce me semble, assez généralement, jusqu' à onze espèces, savoir : des noms, des pronoms, des adjectifs, des articles, des verbes, des participes, des prépositions, des adverbes, des conjonctions, des interjections p74 et des particules. Je ne m' arrêterai ni au nombre, ni à l' ordre de ces dénominations ; cela me paraît, je le répète, assez peu important : mais je prendrai les élémens du discours, comme ils s' offrent à mon esprit, en partant de l' état primitif de la proposition, dans une langue naissante. Or, comme à l' origine du langage, une proposition n' est composée que d' un seul geste, d' un seul cri ; les premiers mots qui se présentent, sont ceux qui, encore actuellement, expriment à eux seuls, une proposition toute entière. Ces mots sont, en général, ce que les grammairiens appellent des interjections. Commençons donc par elles. Paragraphe premier. des interjections. sans entreprendre de critiquer, ni de changer cette dénomination, je range dans cette première classe, tous les mots qui, comme je l' ai dit, forment à eux seuls une proposition toute entière. Ainsi, on doit y comprendre, non-seulement toutes les interjections proprement p75 dites, mais encore plusieurs mots, que l' on nomme particules et adverbes, tels que oui, non, et plusieurs autres. Pour reconnaître si un mot est de ce genre, il suffit de voir s' il fait à lui tout seul, un sens fini et complet. Ainsi non est un mot de ce genre, parce qu' il signifie, je ne veux pas cela, je ne crois pas cela : et ne n' en est pas, parce qu' il n' a point de sens, s' il n' est joint à un verbe qu' il modifie. Par cela même que ces mots forment une proposition toute entière, ils sont nécessairement isolés dans le discours ; ils n' ont de relation directe avec aucun autre mot ; et ne peuvent donner lieu à presqu' aucune règle de syntaxe ou de construction. Par la même raison, ils renferment implicitement un sujet et un verbe qui s' y trouvent confondus ; et par conséquent, ils ne peuvent avoir ni conjugaisons, ni déclinaisons. Car à quoi serviraient-elles ? C' est sans doute pour cela, qu' en général cette espèce de mots occupe fort peu de place dans les grammaires. Cependant, p76 c' est là vraiment le type originel du langage. Toutes les autres parties du discours ne sont que des fragmens de celles-là, et ne sont destinées qu' à la décomposer, et à la résoudre dans ses élémens. Si l' on recherchait bien l' étimologie de ces expressions, je suis persuadé qu' on trouverait que toutes sont, ou les signes naturels et involontaires, qui résultent nécessairement de notre organisation, ou des dérivés très-prochains de ces signes, ou des expressions abrégées et syncopées, c' est-à-dire de véritables phrases ellyptiques. Aussi, est-ce dans les momens où la force de la passion nous presse de manifester nos sentimens, et nous laisse peu de liberté d' esprit pour les analyser, que nous nous servons plus volontiers et plus fréquemment des locutions de ce genre. à la vérité, nous nous instruirions peu nous-mêmes, et nous communiquerions très-imparfaitement avec nos semblables, si nous n' avions pas d' autres manières de nous exprimer ; mais celles-là n' en sont pas moins très-utiles à observer. Elles conduisent à reconnaître tout le p77 mécanisme du discours, dont elles sont en même-tems l' abrégé et la forme première. Paragraphe ii. des noms et des pronoms. dès que nous cessons d' exprimer toute une proposition par un seul mot, le premier besoin qui se fait sentir, est celui d' un signe qui représente le sujet de cette proposition, qui désigne la chose dont on veut parler, l' idée à laquelle on va en attribuer une autre. Ce sont les noms qui remplissent cette fonction ; ce sont donc eux, dont nous devons nous occuper actuellement. Les noms seuls peuvent être les sujets des propositions. Il est assez inutile de distinguer entre eux, des noms propres et individuels, ou généraux et communs, des noms d' êtres réels, ou des noms de genres, de classes, d' espèces, de modes, de qualités, et autres êtres intellectuels, qui n' ont d' existence que dans notre entendement. Ce qui était essentiel, était de démêler, comme nous l' avons fait, la formation de ces p78 idées, afin de bien connaître l' usage que nous en devons faire dans nos raisonnemens ; mais leurs noms jouent tous le même rôle dans le discours. Ce sont les étiquettes de ces idées. Par cela seul qu' une idée est nommée, elle est prononcée existante, au moins dans l' esprit de celui qui parle ; et comme telle, elle peut en renfermer une autre, et être le sujet d' une proposition. Au reste, ce n' est pas là le seul emploi des noms. Ils peuvent encore servir de complément, ou à un autre nom, ou à l' idée qui lui est attribuée, comme sont les mots Pierre et homme, dans cette phrase : le fils de Pierre est un homme. mais le plus souvent, ils ne remplissent cette fonction, qu' au moyen de certains ménagemens, qui sont l' objet des règles de la syntaxe et de la construction. Les interjections, dont nous venons de parler, ne sont susceptibles d' aucun changement. Exprimant une proposition toute entière, étant isolées, indépendantes, sans relation avec aucun autre mot, elles sont par-là même invariables. Dès qu' une interjection varie, c' est un autre p79 sens qu' elle exprime : elle devient une autre interjection, et non pas une modification de la première. Une interjection est une proposition : ce n' est pas proprement un élément de la proposition. Les noms ne sont pas de même. Quand on prononce un nom, on peut l' appliquer à un seul être, ou à plusieurs êtres semblables. Ils sont par conséquent susceptibles d' être tantôt au singulier, tantôt au pluriel. De plus, ils sont en relation avec d' autres mots, comme nous venons de le voir : ils sont tantôt sujet d' un attribut, tantôt complément d' un sujet, ou complément d' un attribut. Enfin, quand on dit le nom d' un animal, il convient également au mâle et à la femelle ; de-là est venue l' habitude de distinguer le genre masculin et le genre féminin, dans le même nom, habitude de laquelle il est arrivé qu' on a reconnu abusivement des genres, aux noms qui en sont le moins susceptibles, et qu' on en a donné un à chacun, souvent même contre toute raison. Quoiqu' il en soit, voilà plusieurs accessoires qui n' altèrent en rien l' idée principale, représentée par le nom ; et ces accessoires p80 sot indiqués, dans beaucoup de langues, par des changemens de désinence dans les noms. C' est-là ce qui en fait des mots variables ; et ce qui constitue ce qu' on appelle leurs déclinaisons. Nous en parlerons ailleurs, et nous discuterons même s' il ne vaut pas mieux produire le même effet par d' autres moyens. Pour le moment, il nous suffit d' avoir remarqué cette propriété des noms. Ajoutons encore que les noms sont les seuls mots qui soient variables, par des causes qui leur soient propres. Comme tout le reste du discours se rapporte uniquement aux noms, il est uniquement destiné à peindre ce qui leur arrive, ce que nous pensons de l' idée qu' ils représentent. Les variations des autres mots qui en sont susceptibles, sont uniquement relatives à celles des noms ; elles n' ont pour but, que d' indiquer la liaison, la connexion de e mot avec le nom. Voilà pourquoi elles doivent toujours y être conformes. Cette observation marque bien le rôle principal que joue le nom dans le discours. Le nom est donc le premier élément du p81 langage, dont nous sentons le besoin, quand nous voulons cesser d' exprimer la proposition par un seul signe ; et quand, entreprenant de décomposer l' interjection, nous commençons par lui donner un sujet séparé d' elle, et la réduisons à ne plus signifier que l' attribut de ce sujet. Nous avons suffisamment expliqué les caractères et les fonctions des noms en général. Mais, parmi les noms ou sujets de propositions, on en remarque trois dans toutes les langues, qui sont analogues à ceux-ci, je, tu, et il. ils méritent une attention particulière. Plusieurs grammairiens les appellent les noms des personnes ; d' autres disent que ce sont des pronoms personnels. Examinons ces dénominations. Premièrement, il me paaît bien clair que je, tu, et il, ne sont pas précisément de vrais noms. Car le propre d' un nom est de ne convenir qu' à une seule idée dont il est le signe et l' étiquette, et dont il rappelle la formation et la composition : et il ne peut jamais en représenter une autre, sans induire à erreur. je, au contraire, est successivement le nom de p82 toutes les personnes qui parlent ; tu, celui de toutes les personnes à qui on parle ; et il, celui de toutes les personnes et de toutes les choses dont on parle. De plus, ces mots ne représentent point proprement, ne peignent point toutes ces personnes et ces choses ; ils ne nous apprennent rien d' elles, que leur rapport avec l' acte de la parole ; et c' est même pour cela, qu' ils conviennent successivement à toutes celles pour qui ce rapport est le même. Ce ne sont donc pas là de vrais noms. Je pense que ce sont des pronoms, et même les seuls pronoms qui existent dans aucune langue : car je trouve que Beausée a parfaitement prouvé, dans son excellent article, pronom, que tous les autres mots à qui l' on a donné ce nom, ont des fonctions absolument différentes et très-diverses, qui les rangent tous dans d' autres classes, les uns dans l' une, les autres dans l' autre. Nous aurons occasion de nous en assurer dans la suite. je, tu, et il, et tous leurs analogues, sont donc des pronoms, et les seuls pronoms p83 qui existent. Mais cela veut-il dire qu' ils ne soient que des remplaçants, des vice-gérans des noms ? Et le mot pronom, ne doit-il signifier autre chose que pour un nom ? je ne le crois pas : car, je remarque, avec Beauzée, et d' après lui, 1) qu' aucun nom proprement dit, ne désigne le rapport de l' idée qu' il représente, avec l' acte de la parole ; 2) que le pronom marque toujours ce rapport. Il a donc une fonction, un caractère qui lui est propre ; il n' est donc pas un simple remplaçant ; il est nom de l' idée en cette partie ; il est une espèce de nom : et pronom veut réellement dire, (suivant une autre acception de la proposition pro, ) un mot qui est comme un nom. aussi, remarquez-vous que quand nous unissons ensemble un nom et un pronom, le pronom se conforme au nom, en tout ce qui appartient à celui-ci, comme le genre et le nombre ; mais le nom, à son tour, subit la loi du pronom, en ce qui lui est propre, la personne. Dans ces phrases, moi (Antoine) je dis, lui (Pierre) il répond, c' est Pierre et Antoine qui déterminent les pronoms à être au singulier et au masculin ; mais ce sont les pronoms p84 qui font qu' Antoine est de la première personne, et Pierre, de la troisième. Je conclus donc, avec Beauzée, que ces mots sont des espèces de noms, qui ont la propriété exclusive et unique de désigner les idées, sous le seul aspect de leur relation avec l' acte de la parole. Je comprends néanmoins, qu' en convenant de tout ce que je viens de dire de ces pronoms, et qui me semble incontestable, on pourrait soutenir avec avantage, que de tels mots ne sont, ni des noms, ni quasi des noms ; que leur fonction étant d' ajouter aux vrais noms des idées, une détermination qui leur manque, celle de leur relation avec l' acte de la parole, ils jouent le rôle de modificatifs ; que ce sont des adjectifs de personne, comme d' autres sont des adjectifs de qualité ou de quantité ; qu' à la vérité, l' usage autorise à sous-entendre, le plus souvent, le substantif, quand on emploie les adjectifs de la première et de la deuxième personne, et au contraire, à sous-entendre l' adjectif personnel, quand il s' agit de la troisième personne ; mais que, dans tous les cas, l' un et p85 l' autre sont suppléés par la pensée, et tous deux nécessaires à son expression complète : qu' ainsi les noms ou pronoms personnels, sont de vrais adjectifs. J' avoue que je ne m' éloigne pas de cette conclusion, et je répète que peu m' importent les classifications, pourvu que les fonctions soient bien connues ; mais, ce qui m' a fait parler de ces mots dans cet article, et ce qui me fait préférer de les classer parmi les noms, c' est que dans l' usage ordinaire, ils en ont le caractère réellement essentiel ; celui de représenter des idées isolées, et désignées comme ayant dans notre esprit, une existence propre et absolue, et de pouvoir par conséquent être les sujets de nos propositions. Il y a plus, c' est que si l' on recherche la filiation des idées, il me paraît extrêmement vraisemblable que ces noms de personne ont été des premiers, et peut être absolument les premiers, qui aient été inventés. En effet, dès qu' on a eu exprimé par un cri, par une exclamation, un sentiment, une passion, un mouvement de l' ame quelconque, il me semble que le premier besoin qui s' est fait sentir, p86 a dû être de spécifier qui l' éprouvait, et à qui il s' adressait ; et je suis très-porté à croire qu' on a dû inventer un cri, un geste, un signe quelconque, en un mot, quelque chose d' analogue à je et à tu, avant d' avoir songé à donner des noms, à la plupart des objets environnans, peut-être même avant d' en avoir nommé aucuns. Quoiqu' il en soit, voilà que nous avons examiné le second élément de la proposition, ou plutôt le premier qu' on découvre, quand on la décompose. C' est le signe qui en représente le sujet ; c' est le nom : et sous cette classe, nous avons renfermé, outre les noms ordinaires, les noms des personnes, ou pronoms personnels, et nous avons reconnu ce qui leur est particulier. Passons actuellement au second élément de la proposition qui est nécessaire à sa décomposition. Nous avons déjà vu que c' est le verbe, et que lui seul, avec le nom, est élément réellement nécessaire. Cela va devenir encore plus clair. Paragraphe iii. des verbes et des participes. continuons la décomposition de la p87 proposition. Elle renferme un sujet et un attribut, c' est-à-dire, une idée sentie exister dans notre esprit, et une idée sentie exister dans celle-là ; son premier état est d' être exprimée toute entière, par un seul signe ; l' interjection comprend le sujet et l' attribut. Mais, lorsque commençant à la décomposer, nous avons imaginé des mots, pour exprimer les sujets des propositions, c' est-à-dire, des noms et des pronoms, et que nous joignons ces mots à l' interjection, il est clair que celle-ci n' exprime plus le sujet. Elle n' exprime donc plus que l' attribut. Or nous avons vu que des élémens de la proposition, les verbes sont les seuls qui expriment un attribut. L' interjection qui était une proposition entière, est donc réduite à n' être plus qu' un verbe. Quand je dis ouf, l' interjection, l' exclamation, le cri ouf, signifie la proposition entière, j' étouffe. dès que je dis je ouf, ouf, ne signifie plus que l' attribut étouffe. voilà donc le second élément du discours, le verbe, ce mot si merveilleux, si ineffable, trouvé tout naturellement, découvert nécessairement. Il n' a pas été besoin p88 de l' inventer à force de tête. Il résulte inévitablement de la seule séparation du sujet d' avec l' attribut. Ce n' est point avec les autres élémens du discours, en en combinant habilement plusieurs ensemble, qu' on a formé le verbe. Nous allons, au contraire, les voir tous sortir successivement de sa décomposition, comme il naît lui-même de la restriction apportée à la signification de l' interjection. Le verbe est donc une interjection, n' exprimant plus que l' attribut. Aussi, n' a-t-il aucun sens, n' exprime-t-il aucun jugement sans un sujet : comme aussi, le sujet n' exprime aucun jugement sans un verbe. Il suit delà, 1) que le verbe, différent en cela du nom et du pronom, n' exprime point, comme eux, une idée existante par elle-même dans notre esprit, indépendamment de toute autre, c' est-à-dire, sous la forme d' un sujet ; 2) qu' il n' exprime pas seulement cette idée comme pouvant exister dans une autre, comme destinée à y exister et à la modifier, ainsi que le font nos simples adjectifs, qui ne sont que des modificatifs ; 3) qu' il exprime p89 l' idée qu' il représente, comme existante réellement et positivement dans une autre, comme en étant l' attribut, et que par conséquent, il renferme l' idée d' existence. Tirons de ces données plusieurs conséquences importantes. Puisque le verbe exprime l' idée qu' il représente comme existante, il est susceptible de tems et de modes. p90 Puisqu' il l' exprime sous forme attributive, il doit se conformer à son sujet, pour le nombre et pour la personne. Aussi, dans les langues perfectionnées, lui donne-t-on différentes désinences, qui expriment ces circonstances, et qui complètent sa signification, en la déterminant, et en marquant sa relation à son sujet. Quand il est dépourvu de ce complément d' expression, il est dit au mode indéfini, et nous l' appellons participe. Je crois avoir dit quelque part, que c' est-là sa forme primitive. Cela ne veut pas dire que ce soit la première qu' il ait revêtu dans le langage ; au contraire. Mais c' est celle qu' il a, lorsqu' il n' exprime que son idée principale, celle à laquelle il arrive, quand on l' a dépouillé successivement de tous les accessoires de personne, de nombre, et de mode. C' est p91 par conséquent la dernière qu' il doit avoir pris : car on commence toujours par les composés. Tout verbe à un mode défini, est donc un attribut, c' est-à-dire, exprime qu' une manière d' être est attribuée à un sujet ; et tout attribut est un verbe, ou du moins renferme un verbe. Toujours il consiste à dire qu' un sujet existe en général, ou existe de telle manière particulière. Cela nous conduit à reconnaître que c' est bien à tort, qu' on a établi mille distinctions entre les verbes, qu' on a admis des verbes d' action, de passion, d' état, etc. Il est manifeste que tous les verbes sont des verbes d' état, puisque tous ne font autre chose, que dire qu' un sujet est d' une manière, ou d' une autre. Que cette manière d' être, soit transitoire ou permanente, passagère ou durable, qu' elle consiste à faire ou à souffrir, à recevoir ou à produire, peu importe : ce n' est toujours qu' une manière d' être, qu' un état. Tous les verbes sont semblables à cet égard. Que l' on dise, je dors, j' aime, je suis vaincu, je frappe, ou je suis las, on dit toujours, je suis d' une p92 manière ou d' une autre. Cela est si vrai, que le même verbe, suivant la manière de l' employer, peut paraître successivement appartenir à chacune de ces divisions arbitraires. Car si je dis, je souffre, je ne peins réellement qu' un état ; si je dis, je souffre une grande douleur, je parais exprimer une espèce d' action qui consiste à éprouver, à ressentir une grande douleur ; et si je dis, je souffre de ma blessure, je semble représenter une affection, une passion, une impression que je reçois de ma blessure. Mais tout cela est fort inutile à distinguer. La seule différence utile à remarquer dans les verbes, est celle-ci. C' est celle qui consiste à être composé d' un ou de plusieurs mots. En effet, à l' origine du verbe, lorsqu' il naît, pour ainsi dire, de l' interjection, par la seule cause que l' on sépare de celle-ci le sujet de la proposition, et qu' on la restreint à ne plus exprimer que l' attribut ; à cette époque, dis-je, les verbes sont tous composés d' un seul signe ; mais d' un signe qui renferme deux idées, savoir, l' idée générale d' existence, et l' idée particulière d' une certaine p93 espèce d' existence, et qui représente ces deux idées sous forme attributive. Ensuite, le besoin d' exprimer en général qu' un sujet est, existe, sans dire comment, a fait imaginer le verbe étant, existant ; et d' une autre part, on s' est avisé de créer des adjectifs, c' est-à-dire, de former des signes qui représentent toutes les idées, sous forme attributive, comme pouvant exister dans d' autres, mais comme n' étant pas dites y exister. Alors, en réunissant ces adjectifs avec le verbe étant, on a fait tous les verbes qu' on a voulu, tous les attributs possibles, et tous différens entre eux, comme le sont les divers adjectifs qui les composent. je suis faible, je suis malheureux, sont donc des verbes, comme je cours, ou je marche. seulement, ils sont formés de deux signes au lieu d' un : les parties composantes, sont séparées au lieu d' être confondues. Voilà toute la différence. p94 Ceci nous montre combien il est ridicule de dire que je suis aimé, est le même verbe que j' aime, en est la voix passive. j' aime, n' est autre chose que je suis aimant. Je suis aimé, est le verbe étant, l' attribut commun, uni à un autre adjectif. C' est une chose toute différente ; c' est un autre verbe. je suis lassé, est aussi différent de je lasse, que je suis las. au reste, cette erreur, comme toutes les erreurs généralement répandues, a une raison spécieuse, au moins dans notre langue ; et il est bon de la développer, parce qu' elle jettera un grand jour sur l' artifice des conjugaisons des verbes, et sur l' usage des verbes auxiliaires dans ces conjugaisons. Nous avons vu que parmi nos adjectifs, l' adjectif étant est le seul qui renferme l' idée d' existence, puisque c' est sa signification propre ; et que cette propriété de renfermer l' idée d' existence, est ce qui fait qu' il n' est pas un simple adjectif, mais un vrai participe, c' est-à-dire, un verbe au mode adjectif. Nous avons vu de plus, que comme exprimant l' idée d' existence, lui seul pouvait avoir des tems : car il n' y a que p95 l' existence qui soit susceptible de durée, et par conséquent d' époques dans la durée. En conséquence de cela, ce participe, ce verbe au mode adjectif, a deux formes différentes ; étant, pour le présent, et été, pour le passé. Il ne cesse pas, pour cela, d' être le même signe. Il est toujours l' expression de la qualité du sujet qui est, soit dans le présent, soit dans le passé. Il n' y a là ni action, ni passion ; c' est toujours un état, et le même état, dans des époques différentes. Il n' y a point changement de mode ; c' est toujours le mode indéfini, sous forme adjective. Enfin, on ne peut nier que étant et été, sont la même chose, à la seule différence près du tems. Ainsi, ce sont deux formes du même signe. Cette propriété, d' avoir une forme pour le présent, et une autre pour le passé, dérivant de celle de renfermer l' idée d' existence, le verbe étant la communique à tous les adjectifs, dans lesquels il est inclus, et que, par cette raison, nous appellons participes, ou verbes au mode participe. Ainsi le participe aimant est aimant, quand il signifie étant aimant ; p96 et il devient aimé, quand il signifie été aimant. de même, desirant devient desiré, quand il signifie été desirant ; frappant devient frappé, quand il signifie été frappant, etc. Mais ce serait très-à-tort que l' on confondrait cette forme passée d' un participe, avec ce que l' on appelle improprement le participe passif, qui y correspond. Ce prétendu participe passif est une chose absolument différente. Il n' indique pas le passé, comme la forme du participe actif à laquelle il ressemble ; et il n' a rien de commun avec lui, que de représenter la même action, sous un point de vue opposé, c' est-à-dire, d' exprimer une idée correlative, mais différente. Il ne faut donc pas que la ressemblance de son qui existe dans notre langue, et dans quelques autres, en impose, et fasse confondre deux choses, absolument et essentiellement étrangères l' une à l' autre. Exemples tirés des verbes aimant et aimé, lesquels sont des verbes absolument différens l' un de l' autre. p97 Verbe aimant. quand je dis, j' aime, je dis, je suis aimant,... ou étant aimant. quand je dis, j' ai... aimé, je dis, je suis ayant... été aimant. verbe aimé. quand je dis, je suis... aimé, je dis, je suis... aimé. quand je dis, j' ai... été... aimé, je dis, je suis ayant été... aimé. on voit bien, dans ces exemples, la différence d' aimé participe passif, comme on l' appelle, et d' aimé participe actif passé. Celui-ci, quand on le décompose, signifie toujours été aimant, et l' autre, étant aimé ; ou plutôt, ce dernier ne signifie jamais que aimé. il ne renferme jamais, ni l' adjectif étant, ni l' adjectif été, lesquels sont compris dans les différentes formes du verbe auxiliaire auxquels il est joint. Il n' est donc pas un vrai participe. Il est, au moins dans notre langue, un simple adjectif qui a besoin du verbe auxiliaire étant, pour former un véritable verbe. Il forme avec ce verbe, un verbe composé de deux mots, comme p98 ferait amoureux, las, faible, ou tout autre adjectif. Cette remarque nous fait voir en passant, pourquoi dans notre langue et autres semblables, le soi-disant participe passif se conforme au nombre et au genre du sujet, comme doit faire un adjectif, tandis que le véritable participe passé, demeure invariable, parce que sa terminaison est uniquement destinée, à toujours et immuablement indiquer, qu' il renferme le participe passé été. je pense aussi, que cela nous conduit à reconnaître que les gérondifs et les supins, dans les langues où on en admet, ne sont que des manières particulières d' employer substantivement ou adverbialement, les participes et les infinitifs passés, présents, et futurs ; et que ce sont des locutions qui ne méritaient pas un nom à part. C' est aussi, suivant moi, ce qui résulte de l' examen approfondi que l' on en fait dans la grammaire générale, et sur-tout dans la méthode latine de P R, et dans la grammaire générale de Beauzée ; quoique ce ne soit pas la conclusion qu' en tirent ces grammairiens. Nous y reviendrons, quand nous parlerons des déclinaisons des verbes. p99 Mais, ce que cette observation nous découvre de plus important, c' est que, comme je l' ai annoncé, dans tout verbe, qu' il soit composé d' un signe ou de deux, nous trouvons toujours deux élémens, savoir le verbe étant, et un adjectif simple. Quand ces deux élémens sont réunis dans un seul signe, ce signe est un verbe : quand ils sont séparés, il n' y a souvent que le premier signe qui soit verbe, l' autre est un pur adjectif. Au demeurant, soit que l' on ne veuille donner le nom de verbe qu' au verbe étant, soit que l' on accorde ce nom à tous les mots qui renferment ce verbe et un adjectif, et que par cette raison on appelle communément verbes adjectifs, soit qu' on l' étende à tous les signes composés de deux mots, dont l' un est le verbe simple étant, et l' autre est un adjectif, (et dans ce troisième cas, il faut comprendre sous ce nom non-seulement nos verbes appelés passifs, mais encore la réunion du verbe étant, avec tous les adjectifs possibles), quelque parti, dis-je, que l' on prenne à cet égard, il reste toujours constant que ces signes n' ont la qualité de verbe qu' autant p100 qu' ils renferment le verbe étant ; que c' est lui qui la leur communique ; que cette qualité consiste à renfermer l' expression de l' existence sous forme adjective, et à pouvoir par conséquent être l' attribut d' un sujet ; que par suite les verbes sont les seuls mots qui ne soient pas seulement des parties d' attribut, mais qui puissent être à eux seuls des attributs complets, comme les noms sont les seuls mots qui puissent être à eux seuls des sujets complets : et qu' enfin les verbes se forment tout naturellement des interjections, dès que les noms sont inventés ; ou plutôt que les interjections deviennent nécessairement des verbes, dès que par l' adjonction d' un nom, elles cessent d' exprimer le sujet de la proposition, et se trouvent réduites à n' en plus exprimer que l' attribut. Voilà donc la nature et l' origine des verbes bien expliquées, et les premiers pas de la formation du langage bien reconnus. Je crois qu' il ne doit plus rester de doute sur ces points. Ajoutons encore un mot en finissant. C' est que le verbe, comme verbe, forme toujours un attribut complet. Il dit qu' un p101 sujet est : et c' est-là un sens, un jugement achevé. Souvent même, il dit d' une manière absolue et complète, que ce sujet est de telle manière, comme dans ces propositions, je souffre, je marche, je suis las, etc. ; et c' est encore là un sens fini. Lorsqu' il indique le besoin d' un complément, comme dans ces phrases, je desire, je tâche, et autres semblables, ce n' est pas comme verbe qu' il a besoin de ce complément : c' est en vertu de la signification particulière de l' adjectif qui entre dans sa composition. Ce que l' on appelle communément le régime des verbes, (et à mon sens cette expression est très-mauvaise), n' est donc réellement que le complément de la signification de l' adjectif, dont ils sont composés. Ce régime est donc bien loin d' être le véritable attribut de la proposition, comme on le dit souvent très-à tort. Il en est si loin, qu' il n' est que le complément de l' accessoire de l' attribut. Cela était bien bon à remarquer ; car il arrive fréquemment, dans les analyses grammaticales, que le nombre des signes fait illusion, et qu' on regarde comme important le plus p102 mince accessoire, parce qu' il est composé de beaucoup de mots : tandis qu' on méconnaît une partie principale de la proposition, parce qu' elle n' est représentée que par un petit signe qui souvent même n' est pas uniquement consacré à elle seule. C' est dans tous les genres, que l' on juge trop souvent des êtres par l' espace qu' ils occupent, plus que par leur valeur intrinsèque. Cela n' arrive plus quand on démêle bien les idées qu' ils renferment. Passons aux autres élémens de la proposition. Paragraphe iv. des adjectifs et des articles. nous avons trouvé dans les mots qui composent les langues parlées, les interjections qui expriment des propositions tout entières, les noms et pronoms qui expriment les sujets des propositions, et les verbes qui expriment les attributs de ces mêmes propositions. Ainsi nous avons déjà reconnu tous les élémens nécessaires du discours. Il nous reste à voir ceux qui sans être absolument indispensables, sont néanmoins fort utiles. Parmi ceux-là, p103 ceux qui tiennent le premier rang, et qui vraisemblablement ont été inventés les premiers, ce sont les adjectifs. Ils ont deux fonctions, celle de modifier les noms et pronoms, et par conséquent de multiplier le nombre des sujets de proposition réellement distincts ; et celle de se joindre au verbe étant, et en le modifiant aussi, de former avec lui toutes sortes de verbes composés, toutes sortes d' attributs différens. Ils seraient donc mieux nommés des modificatifs, que des adjectifs ; car ils n' ajoutent pas toujours à l' idée première, souvent ils retranchent ou restreignent, mais toujours ils modifient. Au reste, joindre à une idée, même une restriction, c' est encore ajouter un élément de plus dans sa composition ; ainsi la dénomination d' adjectif peut-être approuvée. Il est sans doute impossible de déterminer précisément, la génération de chacun de ces adjectifs, et d' affirmer positivement s' ils ont été formés d' un nom, en substituant seulement la forme adjective à la forme subjective, ou d' un verbe, en en retranchant l' idée d' existence. p104 Mais on peut assurer, en général, qu' on n' a imaginé les adjectifs, qu' après avoir fait usage de noms et de verbes ; quoi qu' ensuite de nouveaux noms et de nouveaux verbes puissent être nés de certains adjectifs. C' est ainsi que les langages vont toujours se perfectionnant et se raffinant par une multitude d' additions successives, dont les dernières réagissent sur les premières, en se combinant avec elles pour former de nouveaux composés ; et cela en proportion des nouvelles idées qui s' engendrent dans nos têtes, lesquelles s' y forment par les mêmes moyens et de la même manière, comme nous l' avons vu dans la première partie. Les adjectifs ou modificatifs, se partagent en deux classes très-distinctes ; et cette division est fondée sur ce qu' il y a deux manières de modifier une idée, savoir dans sa compréhension ou dans son extension. La compréhension d' une idée, consiste dans le nombre des élémens qui la composent, dans celui des idées dont elle est formée ou extraite. Son extension consiste dans le nombre des objets auxquels elle p105 est appliquée actuellement, parmi tous ceux auxquels elle convient, et dans la manière dont ils sont considérés. Ainsi, les adjectifs, pauvre, faible, maigre, modifient une idée dans sa compréhension ; car, si je les joins à l' idée homme, j' ajoute à toutes les idées qui composent cette idée homme, les idées de pauvreté, de faiblesse, de maigreur, qui n' entrent pas nécessairement dans sa formation. Au contraire, les adjectifs, le, ce, tout, un, plusieurs, chaque, quelque, certain, (quidam), et autres semblables, modifient une idée dans son extension ; car, si je les joins à cette même idée homme, ils la déterminent à être appliquée aux individus à qui elle peut convenir, ou d' une manière indéfinie, ou avec précision, ou collectivement, ou distributivement, ou en totalité, ou partiellement. Il est même à remarquer que dans nos langues exactes, on ne modifie point une idée dans sa compréhension, qu' auparavant on ne l' ait modifiée dans son extension ; c' est-à-dire, que l' on n' ait scrupuleusement déterminé l' étendue et le mode de cette extension, dans le cas particulier dont on veut parler. Ainsi, vous ne joindrez p106 pas l' adjectif pauvre, à l' idée homme, avant d' avoir exprimé à quels individus ce mot s' applique : vous ne direz pas homme pauvre, mais l' homme pauvre, ou tout homme pauvre, ou certain homme pauvre, etc. Etc. Car avant de rien ajouter à une idée, il faut l' avoir rigoureusement circonscrite, sans quoi ni l' idée première ni celle qu' on y ajoute, ne peuvent faire un tout bien déterminé. De même et par la même raison, il faut également prendre cette précaution, avant de faire d' une idée le sujet d' une proposition, avant de lui donner un attribut. Car cet attribut pourrait fort bien lui convenir dans un certain mode de son extension, et ne lui pas convenir dans un autre. Ainsi, on peut dire, cet homme est malade, et on ne pourrait pas dire, tout homme est malade ; aussi, voyez vous qu' aucun nom n' est le sujet d' une proposition sans être accompagné d' un de ces adjectifs de la seconde classe, à moins toutes fois que l' extension de ce nom ne soit susceptible d' aucune variation, comme celle des noms propres ou p107 des noms de personne, qu' on appelle pronoms personnels. Par une conséquence des mêmes causes, un nom peut être quelquefois employé dans un attribut sans qu' il soit besoin de déterminer son extension, parce qu' alors l' extension du sujet décide de l' extension de l' attribut. Ainsi, l' on peut dire, l' homme est animal ; cet homme est plante ; certains hommes sont machines ; p108 car l' extension vague de ces mots animal, plante, machines, est déterminée par le sujet. Ces noms sont alors dans le même cas que les adjectifs de la première classe, que l' on ne circonscript jamais par des adjectifs de la seconde, parce qu' ils n' ont point d' extension qui leur soit propre ; ils n' en ont pas d' autre que celle du nom auquel ils se rapportent. Par une suite des mêmes considérations, il y a encore une circonstance ou un nom peut être employé comme partie d' un sujet ou d' un attribut sans aucune détermination de son extension : c' est lorsque cette extension ne fait rien au sens et que sa compréhension seule y contribue. Ainsi on dit, un homme élevé avec soin, j' ai été reçu avec politesse, parce que dans ce cas l' extension des noms soin et politesse est indifférente. On veut dire seulement, un homme élevé d' une manière soignée, j' ai été reçu d' une façon polie. aussi, comme nous le verrons bientôt, a-t-on inventé des mots pour exprimer ces circonstances par un seul signe invariable dont l' extension n' est susceptible ni d' augmentation ni de diminution. Toutes fois, si ces noms p109 employés comme parties d' un sujet ou d' un attribut, doivent être eux-même modifiés dans leur compréhension, ils rentrent dans la règle générale ; et il faut auparavant que leur extension soit déterminée. Ainsi on ne peut pas dire, un homme élevé avec soin recherché, j' ai été reçu avec politesse qui m' a charmé : il faut avec un soin, avec une politesse. Voilà ce que nous avions à remarquer sur l' extension et la compréhension des idées. Il y a donc des adjectifs de deux genres très-différens : ceux qui modifient les idées dans leur compréhension, et ceux qui les modifient dans leur extension. Les premiers, outre qu' ils modifient les noms, peuvent aussi modifier le verbe être, et former avec lui tous les verbes composés ; mais les derniers ne peuvent modifier que les noms, parce que les noms sont les seuls signes qui aient une extension qui leur soit propre. Je sais que parmi ces adjectifs, que j' appelle déterminatifs, il y a beaucoup de mots que l' on range ordinairement dans différentes classes ; les uns sont p110 nommés des pronoms, d' autres des noms de nombre, d' autres des adjectifs tout simplement, d' autres enfin des articles, et ce sont ceux-là seuls à qui l' on attribue les propriétés que je reconnais dans tous. Mais encore une fois, peu m' importe les dénominations. Puisque tous remplissent des fonctions du même genre et n' en remplissent pas d' autres, ils sont de même nature, et je me sens obligé de les réunir. Cette manière d' envisager les adjectifs déterminatifs, décide tout d' un coup cette grande question, de savoir si les latins avaient ou n' avaient pas d' articles. Car, comme il est évident que souvent leur pronom ille, sert à déterminer l' extension d' un nom et non pas à le remplacer, et que beaucoup d' autres de leurs adjectifs ou pronoms, font le même effet ainsi que les nôtres, il est manifeste qu' ils avaient des articles, si l' on appelle cela des articles ; et tout se réduit à dire que dans l' usage, souvent ils négligeaient de déterminer l' extension de noms, qui peut-être en avaient besoin, tandis que nous, nous prenons souvent cette précaution dans des cas où nous pourrions nous en p111 passer. Quelquefois les uns manquent d' une exactitude rigoureuse, et quelquefois les autres disent des mots inutiles ; mais les uns et les autres employent les mêmes procédés principaux, pour exprimer leurs pensées, et ont les mêmes élémens du discours pour y parvenir. Quoi qu' il en soit, voilà, je crois, la naissance, l' usage et la distinction des deux espèces d' adjectifs qui existent dans toutes les langues ; il reste seulement à remarquer que la plupart de ceux de la seconde espèce, ont dû être les derniers inventés, car la grande justesse de l' expression, ne peut être que l' effet de perfectionnemens successifs ; et il nous suffira d' ajouter que tous ces adjectifs doivent également suivre toutes les variations de genre, de nombre et de cas, des noms auxquels ils se rapportent. Car, les idées qu' ils expriment, sont représentées comme ne pouvant exister que dans celles dont les noms sont les signes. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet. p112 Paragraphe v. des prépositions. en suivant méthodiquement et graduellement, la génération des signes de nos idées, nous voici arrivés à un élément du discours qui est extrêmement remarquable ; non-seulement, il joue un rôle très-important qui lui est propre, mais il entre comme élément dans la formation et la signification de presque tous les autres avec lesquels il s' incorpore et dont il devient partie intégrante. Il est donc sinon absolument nécessaire, du moins bien essentiel. En effet, avec des noms, le verbe être, et des adjectifs, il semble qu' à la rigueur, on peut rendre toutes ses idées, puisque le discours n' est jamais composé que de propositions, les propositions, que de sujets et d' attributs ; et qu' avec ces seuls moyens, on peut former tous les sujets, et tous les attributs que l' on veut. p113 Cependant, il faut prendre garde que si le verbe être a toujours un sens absolu, et n' a jamais besoin d' aucun complément, et si tous les autres verbes qui tiennent de lui toutes leurs propriétés, sont dans le même cas, en tant que verbes, et par conséquent, n' ont point de ce que l' on appelle régime, comme nous l' avons déjà observé, il n' en est pas de même des noms et des adjectifs. Beaucoup des uns et des autres expriment des idées, qui ont tantôt un sens absolu, tantôt un sens relatif, c' est-à-dire, un sens qui indique le besoin de leur adjoindre le nom d' une autre idée, pour former ensemble une idée complète. Par exemple, on peut bien dire, un bon p114 fruit est une bonne chose, et le sens est complet ; mais on peut vouloir dire, le fruit de tel arbre est bon à telle chose, et n' avoir pas un nom pour dire d' un seul mot le fruit de tel arbre, ni un adjectif pour dire d' un seul mot bon à telle chose en particulier. pour rendre ces deux idées, il faut donc avoir un moyen de lier le nom de cet arbre au mot fruit, et le nom de cette chose au mot bon. ce besoin a dû se faire sentir de très-bonne heure, lors de l' origine du langage, et suivre immédiatement l' invention des premiers noms et des premiers adjectifs. Il y a des langues qui remplissent jusqu' à un certain point cet objet, comme elles marquent les genres et les nombres, par le moyen de ce qu' on appelle les déclinaisons ; c' est-à-dire, que par certains changemens de désinence appellés cas, elles indiquent quelques-uns des rapports des noms et des adjectifs, avec d' autres noms ; mais beaucoup de langues n' ont point de cas ; et celles qui en ont, n' en ont qu' un petit nombre, tandis que les divers rapports qu' une idée peut avoir avec une autre, sont extrêmement multipliés ; p115 ainsi, les cas ne peuvent exprimer qu' en général, les principaux de ces rapports. Par exemple, le génitif indiquera généralement le rapport de génération et d' appartenance ; le datif, celui d' attribution et de donation ; l' accusatif, celui de tendance et de dépendance, etc. Etc. : mais cela ne suffit pas. Aussi, dans toutes les langues, même dans celles qui ont des cas, on a senti le besoin de mots distincts, séparés des autres, et expressément destinés à cet usage. Ces mots sont un élément particulier du discours ; ils sont ce qu' on appelle des prépositions. Elles sont en grand nombre, ces prépositions : et encore, dans aucune langue, il n' y en a autant que de rapports divers entre les noms : mais chacune d' elles, par dérivations et par métaphore, a reçu une p116 multitude de sens différens, quoiqu' analogues : et elles suffisent ainsi à l' expression. Il y a donc dans toutes les langues, une ou deux exceptées, des prépositions telles que nous les connaissons en français, dont la fonction est d' unir un nom ou un adjectif, à un autre nom qui lui sert de complément. D' ailleurs, dans les langues même qui opèrent cet effet par des déclinaisons, comment devons-nous considérer ces syllabes désinentielles, qui forment ce qu' on appelle des cas ? pour moi, il m' est très-évident que ce sont de véritables prépositions. Elles en ont le caractère et la fonction, puisqu' elles marquent le rapport du nom auquel on les ajoute, avec un autre nom ou un adjectif. On me dira que ces syllabes n' ont point de complément, ou de régime, comme les prépositions ordinaires ; d' accord : du moins, elles n' en ont point d' apparens ; mais elles en ont un réel. Leur véritable régime est le nom auquel elles sont jointes. Assurément, dans cupido dignitatum, dignitas p117 est vraiment le mot que la finale tum joint avec cupido. il y a plus, si l' on remonte à l' état primitif de toutes les langues, que trouvera-t-on à leur origine ? Quelques cris plus ou moins articulés, que nous avons appellé interjections, quelques mots la plupart monosyllabes, formés le plus souvent par onomatopée et servant de noms, voilà ce que nous y voyons. Comment considérerons-nous toutes ces syllabes, p118 qui ont été successivement sur-ajoutées aux signes originaires, qui forment tous les dérivés de ces radicaux primitifs, et au moyen desquelles les uns et les autres sont devenus suivant le besoin, des verbes, des adjectifs, des adverbes, etc. Etc. ? Pour moi, je déclare que je les regarde comme de vraies prépositions ; et je crois que tout le monde en conviendra, quand j' aurai montré que, dans tous les cas, les prépositions ne sont autre chose, que des adjectifs devenus indéclinables ; et que j' aurai expliqué pourquoi les adjectifs employés comme prépositions, sont nécessairement indéclinables. Voilà donc trois effets des prépositions, qui sont bien distincts, mais qui ont beaucoup d' analogie entr' eux. Le premier, qu' elles produisent en demeurant des mots séparés de tout autre, c' est de marquer certains rapports entre un nom et un autre nom, ou un adjectif soit simple, soit combiné avec le verbe être. le second, qu' elles ne produisent qu' en s' unissant intimement à un autre mot, dont elles deviennent la syllabe désinentielle, est de remplir à-peu-près le même objet, p119 en formant ce qu' on appelle les cas des déclinaisons. On peut ajouter à ces cas, les syllabes qui constituent les conjugaisons, lesquelles sont absolument du même genre. Le troisième, qu' elles ne produisent, de même, à très-peu d' exception près, qu' en s' incorporant avec le mot qu' elles modifient, est de former tous les composés et dérivés, des radicaux primitifs de toute langue. Cette dernière propriété, si capitale, devrait plutôt les faire nommer compositions, que prépositions, désignation toujours insignifiante, et souvent fausse. Maintenant que j' ai exposé les usages et les caractères des prépositions, telles que je les conçois, je dois expliquer pourquoi, encore que je regarde comme des prépositions, ces syllabes qui composent tous les dérivés des noms radicaux, même celles qui sont nécessaires, pour p120 que ces noms primitifs deviennent des verbes, des adjectifs, etc., pourquoi, dis-je, je n' ai pas fait de la préposition, le premier élément de la proposition après le nom ; comme il semble que je l' aurais dû, puisque je prétends qu' elle est nécessaire à la formation de tous les autres. Voici mes raisons. D' abord, quand les hommes ont imaginé de joindre à un radical, une syllabe ou un autre mot, pour que ce mot primitif, de nom qu' il était, devint adjectif ou verbe, je pense bien qu' en effet, cette syllabe ou ce mot ajoutés, étaient par cela même, employés comme prépositions, étaient dès-lors de vraies prépositions : cependant, comme cette syllabe ou ce mot, cessaient dès ce même moment de faire un mot à part, n' étaient plus qu' une portion du nouveau composé, on ne peut pas dire qu' ils fussent un véritable élément du discours, distinct des autres. Il n' y a donc eu réellement dans le discours, un nouvel élément qu' on pût appeller préposition, que quand des mots séparés et distincts de tout autre mot, ont été employés à exprimer un p121 rapport entre un nom, et un autre nom ou un adjectif ou un verbe. D' ailleurs, je ne crois pas que ces mots, employés, soit à composer des mots nouveaux, soit à modifier les anciens, soit à unir un mot à un autre, par une idée de rapport, en un mot, à faire les fonctions de prépositions, je ne crois pas, dis-je, que ces mots aient été, dans l' origine, de vains sons pris arbitrairement. Je pense, au contraire, comme je l' ai annoncé, que ce sont des adjectifs déjà existans, ou des noms pris adjectivement, auxquels on a, par une nouvelle altération, fait jouer un nouveau rôle dans le discours. Ainsi, la préposition n' est proprement qu' un élément secondaire, qui n' a pu être introduit dans le langage, qu' après l' invention du nom, du verbe et de l' adjectif. Pour rendre cette raison plus plausible, c' est ici le moment d' exposer comment je conçois qu' un adjectif ou un nom, est devenu une préposition. Les premiers adjectifs, ce me semble, ont dû être de simples noms, que l' on aura mis à côté d' un autre, pour le modifier. p122 Ainsi, on aura dit, un homme-amour, pour dire un homme amoureux. ensuite, ou ces deux mots seront restés unis ; et voilà un dérivé créé, et le mot amour devenu tout de suite préposition composante : ou ils seront demeurés séparés ; et, pour mieux indiquer le nouveau rôle que joue là ce nom amour, on lui aura ajouté une syllabe. Cette syllabe aura vraisemblablement été un autre nom, dont la signification particulière était propre à indiquer la fonction adjective du mot amour. telle est, par exemple, la syllabe ant de nos participes présens, qui est évidemment l' ens des latins, qui exprime l' existence. Telle est peut-être aussi la syllabe eux elle-même. Du moins, le citoyen Butet, dans sa lexicologie, remarque-t-il qu' elle exprime toujours abondance, plénitude. Les adjectifs ainsi composés, ou de telle autre manière à-peu-près semblable, il est aisé d' entendre, comment ceux d' entr' eux, ou des noms pris adjectivement, qui exprimaient une idée de relation, ont pu devenir de vraies prépositions séparées, et distinctes de tout autre élément du discours. p123 Notre mot près m' en fournira un exemple d' autant meilleur, qu' il est dans un état d' indécision qui montre toutes les nuances de cette transmutation. Dans cette phrase, je suis là tout près, on peut dire que près est adverbe, puisqu' il tient lieu d' une préposition, et d' un nom, et qu' il remplace ces mots, dans le voisinage, à proximité. mais, sans anticiper sur ce que nous avons à dire des adverbes, on pourrait fort bien soutenir aussi, qu' il est un adjectif, ou du moins un nom pris adjectivement ; et qu' il veut dire, je suis là tout voisin, tout proche. dans cette autre phrase, je suis près de vous, cette manière de le considérer devient encore plus plausible. Sans doute, on peut le regarder comme une préposition qui en exige une autre, mais on a encore plus de raison de penser qu' il est un véritable adjectif, synonime de voisin, de proche. je suis près de vous, signifie bien exactement, je suis voisin de vous, je suis proche de vous. enfin, dans cette troisième phrase, que l' usage autorise aussi, et qu' il pourrait approuver encore plus formellement, je demeure près la porte de la ville ; près p124 est bien évidemment une préposition, comme sur, dans celle-ci je demeure sur la rue. voilà, suivant moi, par quelle gradation certains noms et certains adjectifs, ont pû et dû devenir des prépositions. Notre préposition vers viendra encore à l' appui de cette idée. Elle dérive bien évidemment de versus (tourné), participe de vertere, et de versus, que les dictionnaires qualifient d' adverbe gouvernant l' accusatif, et qui me paraît, à moi, être une vraie préposition ; mais je suppose qu' au lieu d' elle, nous eussions pris des latins l' adjectif versé pour tourné, nous aurions dit d' abord, je marche (versé) la maison, et ensuite, je marche vers la maison. p125 Dans les langues anciennes qui ont presque tout tiré de leur propre fonds, cette transmutation des adjectifs en prépositions est manifeste. Souvent c' est le même mot, comme versus et versùs, qui n' a fait que changer de manière d' être employé. à la vérité, nos langues modernes qui p126 sont, pour ainsi dire, formées de toutes pièces, laissent appercevoir moins facilement les étymologies et les dérivations ; cependant, M Horne-Toocke, grammairien vraiment philosophe, est parvenu à retrouver l' origine de presque toutes les prépositions de la langue anglaise, et à prouver qu' elles venaient toujours de noms ou d' adjectifs anciens. De semblables recherches, complétées et étendues à toutes les langues, seraient sans doute très-utiles à beaucoup d' égards ; et prouveraient par les faits, ce que nous venons d' établir par la théorie et en suivant la génération des idées ; mais elles sortiraient également de la sphère de mes connaissances, et du plan de cet ouvrage. Je me bornerai donc à ce que j' ai dit ci-dessus. p127 J' observerai seulement, qu' il est dans la nature de l' homme impatient d' exprimer ses idées, d' abréger le discours le plus possible, et sur-tout les mots dont il fait un usage très-fréquent. Or les prépositions étant dans ce cas-là plus que tout autre mot, c' est presque toujours par retranchement ou par contraction, qu' elles doivent avoir été formées ; aussi, sont-elles presque toutes des monosyllabes. J' ajouterai que la nature du service que font les prépositions dans le langage, a dû encore favoriser ces abréviations ; car elles ont dû nécessairement devenir indéclinables, en devenant prépositions, et par conséquent perdre le plus souvent leurs syllabes désinentielles. En effet, un nom a différentes désinences pour exprimer les variations qui lui sont propres : un adjectif en a pour marquer sa relation avec le nom auquel il est uni. Mais une préposition qui n' est pas plus unie au nom qui lui sert d' antécédent, qu' à celui qui lui sert de conséquent, qui n' est exclusivement liée à aucun des deux, qui ne sert qu' à exprimer leur rapport, qu' à être une des idées composantes, de l' idée p128 totale résultante de leur ensemble, une préposition, dis-je, n' est point susceptible de déclinaison. Aussi sont-elles indéclinables dans toutes les langues : et c' est ici que commence la classe des mots invariables. Les mots qui composent cette classe, ont tous les mêmes raisons d' en être, comme nous le verrons ; c' est pourquoi ils sont les mêmes dans tous les langages. Je ne dirai plus qu' un mot à ceux qui croiraient encore que j' ai eu tort de classer parmi les prépositions, toutes les syllabes ajoutées à un radical, qui constituent ses conjugaisons ou ses déclinaisons, et ses dérivés. Je les prierai de remarquer que cela est hors de doute pour un grand nombre. Assurément les mots permettre, p129 soumettre, démettre, admettre, entremettre, et tant d' autres, ne laissent aucune équivoque sur leur formation ; et quant à ceux dont la composition n' est pas aussi évidente, j' invoquerai le grand et beau travail qu' a fait, sur les mots de la langue française, le citoyen Butet. En suivant et en perfectionnant les vues des savans étymologistes qui l' ont précédé, non-seulement il démêle toutes les parties composantes, qui dans un même mot sont accumulées autour de son radical : mais il reconnaît la modification constante qu' apporte la même syllabe, dans tous les mots auxquels elle se joint ; et il découvre des lois invariables dans cette composition. Or, puisqu' une même syllabe produit toujours la même modification, ou une modification analogue, elle a donc une signification qui lui est propre. Elle est donc un nom ou un adjectif originaire, employé prépositivement, si l' on peut parler ainsi : elle est donc une vraie préposition, qui reste enclavée dans le mot composé, au lieu de lui demeurer juxta-posée. Cela même est rigoureusement prouvé de plusieurs. Ces savantes p130 recherches sont donc une grande preuve de mon assertion. Continuées et complétées, elles donneraient la clef de tous les langages. Telles qu' elles sont, elles sont un grand pas de plus dans la route suivie par Horne-Toocke. Car elles font pour les prépositions inséparables, ce qu' il n' a fait que pour les prépositions séparables. Mais, je le répète, je ne m' engage point sur les traces des étymologistes. Je me borne à invoquer leur témoignage à l' appui des vérités que me dévoile l' observation de la génération des idées. Je crois en avoir dit assez sur la nature, l' origine, et l' usage de l' important élément du discours, appellé bien ou mal préposition ; et je passe aux adverbes, autre dénomination qui a grand besoin, sinon d' être changée, du moins d' être expliquée et détérminée. Paragraphe vi. des adverbes. mettant toujours à part les interjections, les adverbes forment la seconde espèce de la classe des mots invariables, p131 et la première de celle des mots elliptiques, à moins toutefois que l' on ne veuille déjà regarder comme mots elliptiques, tous les verbes adjectifs ; et effectivement ils le sont, puisqu' ils renferment tous le verbe être et un adjectif. Les adverbes servent à rendre d' une manière abrégée, les idées qu' on ne pourrait exprimer qu' à l' aide d' une préposition et de son régime. C' est-là leur véritable destination. C' est celle qui les caractérise ; et je pense que si l' on ne veut pas confondre tous les genres, il faut comprendre sous le nom d' adverbe, tous les mots qui remplissent cette fonction, et rejetter dans d' autres classes, tous ceux qui en remplissent une autre. Cela seul nous montre que si l' adverbe est commode dans le discours, il n' est pas un élément nécessaire, et que c' est le moins important de tous les élémens de la proposition ; p132 aussi voit-on souvent que certaines langues manquent des adverbes qui existent dans d' autres, et réciproquement. Nous ne nous étendrons donc pas beaucoup sur ce sujet. Il nous suffira d' observer, 1) que la dénomination d' adverbe ne doit pas faire croire que ces mots ne modifient que les verbes ; car ils modifient souvent des adjectifs, et même d' autres adverbes, comme dans ces phrases : un homme bien fait, très-bien fait, extrêmement bien fait, et autres pareilles. 2) les adverbes comme les prépositions dérivent toujours d' un nom ou d' un adjectif, qui est leur type primitif. Souvent ils en viennent très-directement et sans aucun changement, comme les adverbes bien et fort, qui sont évidemment le nom bien et l' adjectif fort, employés adverbialement. Quelquefois ils sont formés de la seule réunion d' un nom et d' un adjectif, comme beau-coup, long-tems. quelquefois ils naissent d' un adjectif, par l' addition d' une de ces syllabes désinentielles, que j' ai appellé des prépositions inséparables ; comme adverbialement, p133 extrêmement, excessivement, où l' on reconnaît les adjectifs et la préposition ment, qui n' est autre chose que le nom mens des latins, employé comme partie intégrante d' un nouveau composé. Enfin, il est des cas où leur génération n' est point aussi facile à reconnaître, parce qu' ils ont été formés par contraction ou corruption. Tels sont nos adverbes très, là, et autres. J' invoque sur leur généalogie, les lumières des étymologistes. Mais, soit qu' ils parviennent à l' établir d' une manière incontestable, soit qu' elle demeure ensevelie dans la nuit des tems, je me permettrai d' apprécier ces êtres d' après leur valeur réelle ; de ne les regarder, ainsi que les autres dont je connais l' origine, que comme des élémens secondaires du discours, et presque superflus ; et de prononcer que les élémens nécessaires ont dû exister auparavant, et donner naissance à ceux-ci. Il est presque inutile d' observer que les adverbes n' étant ni des noms, ni des mots qui se rapportent directement à un nom en particulier, mais ne servant qu' à exprimer une circonstance fixe et déterminée p134 de la signification d' un adjectif ou d' un verbe, ils sont nécessairement indéclinables. Aussi le sont-ils dans toutes les langues. Un adverbe qui éprouverait une variation, deviendrait un autre adverbe, un autre mot. Passons aux conjonctions qui, comme les adverbes, sont des mots elliptiques et dérivés, mais d' une toute autre importance. Paragraphe vii. des conjonctions ou interjections conjonctives. je ne puis mieux commencer cet article, qu' en copiant l' excellente réflexion que Beauzée a placée à la tête du chapitre des conjonctions dans sa grammaire générale. Voici comme il s' exprime : " les différentes espèces de mots que l' on a considérées jusqu' ici, (observez qu' il n' a pas encore parlé des interjections,) sont en effet les élémens ou parties intégrantes des propositions ; ... etc. " p135 tel est en effet le caractère distinctif des conjonctions : elles servent à lier une proposition à une autre ; et Beauzée assure avec raison que, même lorsqu' elles paraissent ne lier ensemble que deux mots, comme il arrive souvent aux conjonctions et et ou, ce sont toujours réellement deux propositions qu' elles réunissent. Par exemple, quand je dis, Cicéron et César étaient éloquens, je dis réellement, Cicéron était éloquent, et César était éloquent : ou en d' autres termes, Cicéron était éloquent, à cela j' ajoute que César était éloquent. p136 de même, quand je dis, ce principe est vrai ou faux, c' est comme si je disais, ce principe est vrai ou ce principe est faux : et en traduisant la conjonction ou, cela fait, ce principe est vrai à une condition qui est, qu' on ne puisse pas dire que ce principe est faux. La conjonction ou exprime réellement tout ce que l' on voit en lettres italiques, entre ces deux propositions, ce principe est vrai, ce principe est faux ; et c' est ainsi qu' elle les lie ensemble : car, les opposer l' un à l' autre, c' est encore les unir sous un certain rapport. On en peut dire autant des conjonctions dont on se sert pour interroger ; quoiqu' elles ne paraissent pas d' abord lier deux propositions, parce que la première est supprimée. En effet, quand je dis, comment êtes-vous rentré ? Pourquoi êtes-vous sorti ? J' exprime réellement ces idées, je demande comment vous êtes rentré ; je demande pourquoi vous êtes sorti. Et en développant le sens des conjonctions, cela revient à ceci : je demande une chose qui est la manière dont vous êtes rentré. Je demande une chose qui est la raison pour laquelle vous êtes sorti. p137 Les conjonctions comment et pourquoi lient donc réellement les propositions sous-entendues, je demande, avec les propositions exprimées, vous êtes rentré, vous êtes sorti. c' est-là effectivement la fonction qui leur est propre, le signe distinctif qui les caractérise, et qui fait qu' elles sont bien un élément du discours, mais non pas précisément un élément d' une proposition en particulier. C' est avec beaucoup de raison que Beauzée en a fait la remarque. Les conjonctions sont donc des mots elliptiques, mais différens de tous les autres. Remarquons ces nuances. Les verbes adjectifs sont du nombre des mots elliptiques ; ils renferment sous un seul signe, le verbe et un adjectif ; ils cumulent les fonctions de ces deux mots ; ils en réunissent les propriétés, mais sans les confondre, sans y rien ajouter, sans les dénaturer. Ils font juste et précisément le même effet que feraient les deux mots composans, s' ils demeuraient séparés. j' aime, c' est je suis aimant, ni plus ni moins. Ces verbes adjectifs sont verbes et adjectifs à-la-fois : voilà tout. Aussi, ont-ils avec le sujet auquel ils se rapportent, p138 les relations de nombres qui conviennent au verbe et à l' adjectif également, celles de modes et de tems qui ne conviennent qu' au verbe ; et ils pourraient avoir celles de genres, qui ne conviennent qu' à l' adjectif. Ils les ont même dans quelques langues. Les adverbes sont aussi des mots elliptiques, mais d' une manière différente. Ils tiennent la place d' une préposition et d' un nom ; et quelquefois d' une préposition, d' un nom, et d' un ou plusieurs adjectifs. promptement, c' est avec promptitude : admirablement, c' est d' une manière admirable. mais l' adverbe n' a plus les propriétés du nom, ni de l' adjectif. Ce sont celles de la préposition qui prédominent. Un adverbe est une préposition, renfermant un complément déterminé ; et voilà tout. Les interjections sont une autre espèce de mots elliptiques ; elles remplacent, non-seulement quelques-uns des élémens d' une proposition, comme les verbes et les adverbes, mais une proposition toute entière. Dans le nombre des mots dont elles tiennent lieu, il y a toujours au p139 moins un verbe au mode indicatif. C' est ce qui fait qu' elles sont un élément du discours, mais non un élément de la proposition. Les conjonctions sont de même. Ce sont d' autres mots elliptiques qui remplacent aussi toute une proposition, avec cette différence, que la proposition dont tient lieu l' interjection, a toujours un sens isolé et absolu ; au lieu que celle dont tient lieu la conjonction, n' a jamais qu' un sens relatif et imparfait, qui d' une part, s' attache à la proposition qui précède, et de l' autre, se termine et se fond dans la proposition qui suit. Aussi, voyez-vous que toutes les propositions explicites que l' on peut substituer aux conjonctions pour en développer le sens, finissent par la conjonction que ; et commencent par un conjonctif qui la renferme, ou par un adjectif démonstratif, qui renferme un conjonctif. p140 La conjonction n' est donc pas un élément de la proposition. Elle est un élément du discours qui remplace toujours une proposition toute entière, mais une proposition qui a un sens doublement relatif, et jamais absolu. C' est pourquoi, elle renferme toujours deux fois la conjonction que, l' une qui se rapporte à la proposition précédente, et l' autre qui se rapporte à la suivante. Veut-on de nouvelles preuves de cette assertion ? Expliquons encore le sens de quelques conjonctions. ainsi, (conjonction) signifie, les choses étant de la manière que je viens de dire, il suit que, etc. Observez qu' ainsi est tantôt adverbe, tantôt conjonction. Il est adverbe dans cette phrase, il faut en agir ainsi. là, il signifie seulement de la manière susdite ; il remplace une préposition et son complément, et rien de plus. Il est encore adverbe dans celle-ci, ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ; il signifie de la même manière. c' est que, qui est la conjonction qui lie ensemble la phrase exprimée, le crime a ses degrés, avec la phrase sous-entendue, p141 la vertu a ses degrés. mais, ainsi est conjonction dans celle-ci ; ainsi, je puis compter sur vous. il signifie de ce qui vient d' être dit, il suit que, etc. or signifie, à ce qui vient d' être dit, joignez encore que, etc. Comme dans cet exemple. tout mot qui remplace une proposition, laquelle lie une proposition avec une autre, est une conjonction ; or, or remplace une proposition de ce genre. donc signifie, de ce qui vient d' être dit, on doit conclure que. car signifie, une des raisons, une des causes de ce qui vient d' être dit, est que, etc. pourtant, cependant, nonobstant, employés comme conjonctions, signifient, pour ou malgré, (ancienne signification du mot pour, ) tant de choses qui viennent d' être dites ou faites, en même tems que ces choses ont été dites ou faites, malgré que ce qui vient d' être dit ou fait s' y oppose, il arrive, on voit, on peut dire que, etc. Il est vrai que souvent, lorsqu' on emploie ces mots, la seconde partie de la phrase conjonctive est exprimée dans p142 le discours ; et alors ces mots, pourtant, cependant, nonobstant, ne font plus que la fonction d' adverbe, c' est-à-dire, la fonction de représenter une préposition et son complément. Le plus souvent même, le complément de nonobstant est exprimé ; on dit, nonobstant ceci, nonobstant cela ; et alors, nonobstant n' est qu' une simple préposition. mais, il n' en est pas moins vrai aussi que, quand ces mots jouent pleinement le rôle de conjonction, ils expriment réellement les phrases que je leur fais représenter. mais, (dérivé de magis, ) veut dire, à ce qui vient d' être dit, il faut ajouter comme correctif, que, etc. si signifie, dans la supposition que... il faut conclure que, etc. Il est inutile de multiplier ces exemples. Ceux que je viens de citer, sont plus que suffisans, pour prouver ma thèse : savoir, que les conjonctions remplacent toujours une phrase toute entière ; que cette phrase n' a nécessairement qu' un sens relatif, et jamais un sens absolu ; et qu' elle doit toujours sa vertu conjonctive, si je puis p143 m' exprimer ainsi, à la conjonction que, qu' elle renferme. Cette conjonction que est proprement la conjonction unique, comme le verbe être est le verbe unique. C' est elle qui donne la qualité de conjonction à tous les mots dans la signification desquels elle entre, comme c' est le verbe être qui donne la qualité de verbe à tous les adjectifs auxquels il s' unit ; et la raison en est la même. que est un mot dont la signification propre est d' exprimer la liaison d' un verbe avec un autre verbe, d' une proposition avec une autre proposition, comme le verbe être est un adjectif dont la signification propre est d' exprimer l' existence. La preuve que la signification propre du mot que, est d' exprimer la liaison d' une proposition avec une autre, c' est que son interposition entre deux idées qui faisaient partie de l' attribut d' une même proposition, nous oblige à former de ces deux idées, deux propositions distinctes dont l' une dépend de l' autre. Lorsque je veux dire, je desire votre bonheur, je suis charmé de vos succès, p144 si après ces deux verbes je place un que, je suis obligé de dire, je desire que vous ayez du bonheur, je suis charmé que vous ayez des succès. La conjonction que, ou son équivalent dans les différentes langues, est à la vérité employée d' une manière assez déguisée dans beaucoup de circonstances ; par exemple, dans ces locutions françaises, je ne dis que cela, je n' affirme pas autre chose que ce fait. Mais en réfléchissant sur ces expressions abrégées, on trouve qu' elles reviennent à celles-ci, je ne dis rien excepté que je dis cela, je n' affirme pas autre chose mais j' affirme ce fait : et l' on voit que ce que, fait partie ou tient lieu d' une phrase sous entendue, qui renferme une conjonction dans la signification de laquelle, que entre toujours, comme nous l' avons expliqué : et par conséquent, dans ce cas comme dans tout autre, que est réellement le lien d' une proposition avec une autre. Au reste on ne saurait, dans une grammaire générale, entreprendre de rendre compte de tous les idiotismes. Je n' ai cité ceux-ci que pour faire voir la manière p145 dont on doit les analyser ; et je suis convaincu qu' aucun ne contredit cette maxime générale, que la valeur propre du mot que est de marquer la dépendance où une proposition est d' une autre ; et que c' est ce mot, qui donne la qualité de conjonction à tous ceux dans la signification desquels il est implicitement compris. Ce point établi, il serait très-intéressant de savoir comment les hommes sont arrivés à inventer ce signe de liaison, et à l' introduire dans leurs langages ; quelle est sa dérivation, et par quelle analogie on a été conduit à en faire cet usage : mais j' avoue que je ne trouve rien dans les auteurs p146 qui me satisfasse sur ce fait important. Court-De-Gebelin nous dit bien dans son histoire naturelle de la parole, chapitre des conjonctions : " cette conjonction (que) fut empruntée du primitif qhe ou quhé, qui signifioit lien, cordon, puissance unitive " , et il ajoute : " on ne pouvait mieux en désigner la valeur. " cette réflexion est très-juste, et elle prouve que Gebelin regardait comme nous la conjonction que, comme la conjonction par excellence. Mais quand même l' origine qu' il lui suppose serait incontestable, nous n' en serions pas plus avancés. Ce n' est pas l' étymologie du mot qu' il s' agit de trouver, mais l' invention de cette espèce d' élément du discours ; et c' est ce dont les grammairiens paraissent ne s' être jamais occupés. Condillac seul l' a cherché dans le dernier chapitre de la première partie de sa grammaire ; et il croit l' avoir trouvé, parce qu' il dit que cette conjonction que vient de l' adjectif conjonctif qui, et que pour l' avoir telle qu' elle est, il n' a fallu que prendre l' habitude d' omettre quelques p147 mots. Mais ce n' est là que reculer la difficulté et non pas la résoudre, car il resterait à expliquer comment on a imaginé un adjectif conjonctif ou un mot conjonctif quelconque. C' est même renverser l' ordre des idées, puisque nous avons fait voir qu' un mot, quel qu' il soit, n' est jamais conjonctif que parce qu' il renferme cette conjonction fondamentale, base de toutes les autres. C' est donc la création de celle-là, qu' il faut expliquer avant tout. On devrait trouver des lumières à cet égard dans les rudimens, où l' on donne des règles sur ce que l' on appelle le que retranché. il semble que l' on ne devrait pas enseigner par quelles formes grammaticales, p148 dans telle langue ou dans telle circonstance, on supplée à l' usage de la conjonction que, sans expliquer auparavant la nature et l' effet de cette conjonction. Mais aucuns ne remontent jusques-là ; moins encore se mettent-ils en peine de rendre raison de la manière dont elle a pu être inventée. Pour moi je présume que c' est l' invention des prépositions qui a conduit à celle de la conjonction que. il me paraît que ce mot conjonctif est une véritable préposition, à la seule différence près que son antécédent et son conséquent sont toujours une proposition toute entière, au lieu d' être simplement des parties de proposition. Des hommes accoutumés à dire, le livre de Pierre, où je vais à Paris, ayant à dire, je vois, vous êtes-là, ont dû facilement imaginer de dire, je vois que vous êtes-là, pour marquer la liaison de vous êtes-là avec je vois. peu importe de quel nom ou de quel adjectif primitif ils aient tiré ce signe de liaison. Ce premier signe de liaison entre deux propositions une fois trouvé, il a été aisé d' en imaginer d' autres qui ajoutent à sa p149 signification principale et fondamentale, celle d' une phrase accessoire sous entendue qui y est jointe ; or ce sont là toutes nos différentes conjonctions. Ensuite on en aura fait mille usages divers. Au demeurant, quelle que soit la génération des conjonctions, je crois que nous avons bien vu quelle est la nature, le caractère, et les fonctions de cet élément du discours ; quelles sont ses ressemblances et ses différences avec tous les autres ; et qu' il doit être de la classe des mots invariables, puisque comme eux il n' est ni un nom, ni un mot qui s' unisse directement à un nom en particulier dont il puisse suivre les variations. Je n' ai donc plus rien à remarquer sur ce sujet. Il ne me reste qu' à parler des conjonctifs. Paragraphe viii. des conjonctifs ou adjectifs-conjonctifs. de tous les hommes qui ont écrit jusqu' à présent sur la grammaire, je crois être le premier qui se soit avisé, de faire des conjonctifs un élément particulier du p150 discours. Cependant, s' il est vrai que l' objet de toutes les classifications est de réunir les choses semblables et de séparer celles qui diffèrent essentiellement, il me semble qu' on ne devrait grouper avec aucun autre, un signe qui a des qualités, et des fonctions aussi remarquables, et qui lui sont aussi exclusivement propres. Premièrement les conjonctifs ne sont point des élémens simples et primitifs du discours. Ils sont composés de deux élémens très-distincts et même extrêmement différens entre eux ; et ils cumulent les fonctions de l' un et de l' autre, mais avec des modifications très-considérables. Le mot français qui, et tous ses dérivés, ainsi que tous ses analogues dans les différentes langues, tient toujours la place de la conjonction que et du mot le, soit qu' on veuille appeller celui-ci, article ou adjectif déterminatif supposant toujours un nom sous-entendu, quand il n' est pas exprimé, soit qu' on veuille le nommer pronom c' est-à-dire, remplaçant de ce nom sous-entendu. p151 qui, c' est que-le. l' homme qui vous aime, c' est l' homme que-le (homme) vous aime. dont, de qui, c' est de que-le ; l' homme dont vous êtes aimé, c' est l' homme de que-le (homme) vous êtes aimé. que, (conjonctif, et non pas conjonction), c' est que-le. l' homme que vous aimez, c' est l' homme que-le (homme) vous aimez. Je considère dont et que, comme le génitif et l' accusatif de qui. si cela est, c' est le seul mot français qui ait des cas. Encore, cette déclinaison est-elle bien irrégulière et bien défectueuse, mais je crois qu' on ne peut la méconnaître. p152 lequel, laquelle, duquel, de laquelle, etc., ne sont autre chose que qui, dont, et que, auxquels on a attaché, par pléonasme, l' article le qu' ils renferment déjà. Ce n' est pas pour déterminer l' extension de leur signification, puisqu' elle est toujours la même que celle du sujet auquel ils se rapportent ; mais c' est pour attirer plus particulièrement l' attention sur eux, ce qui est le motif ordinaire du pléonasme. Par suite, on leur a fait marquer les genres et les nombres, comme le fait l' article qui les précède, et dont ils reçoivent la loi, comme il la reçoit lui-même du nom auquel ils se rapportent. lequel, c' est le que-le. cet homme lequel vous aime, c' est cet homme, le que-le (homme) vous aime. Cet homme lequel p153 vous aimez, c' est cet homme, le que-le (homme) vous aimez. Si l' on remettait ces trois élémens à leur place naturelle, on dirait dans le premier cas, cet homme que le-le (homme) vous aime ; et dans le second, cet homme que vous aimez le-le (homme). Le conjonctif qui, est donc un composé de la conjonction que, et de l' adjectif le : et il en cumule les fonctions, ce qui, suivant moi, suffit pour en faire un être tout particulier, et d' un genre distinct de tout autre. D' ailleurs, dans la manière dont il remplit ces deux fonctions de conjonction et d' adjectif, il y a des circonstances remarquables, qui sont l' effet même de leur réunion. qui, fait les fonctions de la conjonction que, en ce qu' il sert à unir une proposition avec un antécédent quelconque ; mais, avec cette différence, que cet antécédent n' est jamais une autre proposition ; qu' il est toujours un nom substantif exprimé ou sous-entendu ; en sorte que le conséquent ne peut toujours être qu' une proposition incidente relative à un nom, et jamais une proposition subordonnée à une autre, et servant de complément à p154 un verbe, comme sont celles qui suivent les conjonctions. qui, ne fait donc pas complètement l' effet d' une conjonction. Il pourrait être regardé comme une préposition, ayant toujours pour régime une proposition entière : mais, il ne peut servir de complément, ni à un adjectif, ni à un verbe : il faut toujours qu' il se rapporte à un nom. Ce n' est donc pas une préposition. D' un autre côté, qui fait les fonctions d' adjectif ; cela est vrai. Il est du nombre de ceux que beaucoup de grammairiens appellent pronoms, parce que, le plus souvent, le nom auquel ils se rapportent, demeure sous-entendu, et qu' ils ont l' air d' en tenir la place ; tandis que nous, nous les avons laissés, d' après Beauzée, dans la classe des adjectifs, parce que réellement, ils n' ont pas la valeur d' un nom, ils n' en tiennent pas la place, ils le rappellent seulement, et ne font que modifier ce nom, le plus souvent sous-entendu, et quelquefois exprimé. Mais qui, en jouant ce rôle d' adjectif ou de pronom, a des choses qui lui sont particulières. Par exemple, le nom auquel se rapporte p155 qui, est et demeure, le sujet d' une proposition ou le complément de son attribut ; et qui, est ou paraît être, le sujet ou le complément de l' attribut d' une autre proposition. Cela vient de ce que, comme nous l' avons fait voir, même lorsque le nom auquel se rapporte qui, est exprimé dans le discours, il y est supposé existant une seconde fois, mais toujours sous-entendu, et souvent, en changeant de cas et de personne. Dans cette phrase, moi que vous aimez, je vous le rends, moi que vous aimez revient à ceci, moi que le moi vous aimez. le premier moi est au nominatif, et marque la première personne ; et le second est à l' accusatif, et est regardé comme étant un être dont on parle, par conséquent à la troisième personne. D' où il arrive que qui se conforme en genre et en nombre à ce premier moi, qui appartient à une proposition ; et en cas et en personne, au second moi, qui appartient à une autre proposition. C' est-là ce que ne fait aucun autre adjectif ou pronom. D' ailleurs, qui par lui-même, ne modifie ni la compréhension ni l' extension du nom auquel il se rapporte. C' est la p156 proposition à laquelle il le joint, qui produit cet effet, et qui est le véritable adjectif de ce nom. qui n' est que le lien qui les unit ; et en cela, il est conjonction, avec les restrictions que nous avons vues. De ces observations, je conclus que le conjonctif est un être à part (sui generis) ; que j' ai eu raison d' en faire un huitième élément du discours ; et que j' ai dû le placer après tous les autres, puisqu' il est formé de la réunion de deux d' entr' eux, dont l' un, (la conjonction) a dû être des derniers inventés, et n' est pas même strictement nécessaire, n' étant pas élément de la proposition. Je ne sais si l' on goûtera ces motifs : au reste, permis à chacun de laisser le conjonctif parmi les adjectifs, de l' appeller même, si l' on veut, pronom relatif. je suis content, si l' on trouve que j' ai bien démêlé son caractère, ses fonctions, et sa génération ; si l' on reconnaît que tout cela dérive de l' observation que j' ai faite sur la conjonction que ; et si l' on convient avec moi que cette conjonction est le germe de toutes les autres : ici p158 finit ce que j' avais à dire sur la génération des élémens du discours ; il ne me reste plus qu' à me résumer. conclusion de ce chapitre. je viens de faire une longue revue de tous les élémens du discours. Ce n' était point pour prescrire des règles au langage, ni pour disserter savamment sur les différens usages qu' on en a fait. Assez d' autres se sont occupés de ces objets. Je voulais rechercher ce que les signes sont aux idées, et comment ils naissent de nos opérations intellectuelles : car c' est, ce me semble, ce que l' on n' a point encore assez fait. Voici, en peu de mots, le résultat de ce que j' ai trouvé. p159 Certaines actions des hommes, sont des suites nécessaires de leurs perceptions. Elles deviennent les signes certains de ces perceptions, aux yeux des autres hommes. Ces signes sont, ou des gestes ou des cris. Nos perceptions sont, ou des impressions directes, ou des rapports perçus entre elles ; ainsi, les gestes et les cris représentent, ou des idées isolées, ou des propositions. Mais ce n' est point en commençant à sentir, qu' on démêle ses idées et qu' on les isole. Ce sont d' abord les affections que nous causent nos sensations, dont nous sommes émus, et auxquelles nous obéissons. Ces affections sont des espèces de jugemens que nous portons, et que nous manifestons, sans en distinguer les parties. Ainsi, les premiers signes représentent des propositions toutes entières : ce sont de véritables interjections. Bientôt les hommes ont distingué dans ces perceptions composées, l' agent et le patient, la cause et l' effet, leur individu p160 et les objets sur lesquels il agit, ou qui agissent sur lui ; en un mot, le sujet et l' attribut. Ils ont représenté par des signes, les différens êtres et leur propre personne. Ces signes, ce sont les noms substantifs et les noms de personne ; ils ont exprimé les sujets des propositions ; et les interjections n' en ont plus représenté que l' attribut : elles sont devenues verbes. Voilà les noms et les verbes trouvés. Ces verbes expriment tous, que le sujet existe d' une certaine manière ; ils disent donc tous qu' il existe. On en a imaginé un, pour dire cela seul, sans exprimer aucune manière en particulier. C' est le verbe être. avec ces moyens, on pouvait, à la rigueur, exprimer tous les sujets et tous les attributs possibles, c' est-à-dire, toutes les idées existantes dans notre esprit, et toutes celles affirmées de celles-là, senties existantes dans celles-là. Ces signes sont les seuls absolument nécessaires, et les seuls qui renferment l' idée d' existence positive. Cependant, au lieu de créer continuellement de nouveaux noms et de nouveaux p161 verbes, on s' est avisé de se servir de certains noms, pour les adjoindre aux autres et au verbe être, et modifier par leur moyen, tous les sujets et les attributs des propositions. On leur a donné une nouvelle forme, pour marquer leur nouvelle fonction. Dans cet état, ces mots n' expriment plus une idée comme existante, mais seulement comme pouvant exister dans une autre ; ils ne peuvent plus être ni sujets ni attributs ; mais seulement modificatifs. ce sont nos adjectifs. les premiers ont été imaginés pour modifier la compréhension des noms. Ensuite, on en a inventé d' autres, pour modifier leur extension ; et l' on s' est trouvé posséder tous ceux que nous connaissons, et tous ceux dont on peut jamais avoir besoin. Voilà donc déjà un élément du discours au-delà de l' absolu nécessaire. Cependant, on a encore trouvé commode d' avoir des mots qui exprimassent certaines relations entre un nom, et un autre nom ou un adjectif. On a destiné à cet usage des adjectifs, dont la signification propre avait quelque rapport avec cette fonction. Mais, p162 par-là, ils ont changé de nature. Ils ont cessé de se rapporter uniquement à un nom. Ils n' ont plus été liés à leur antécédent, plus intimement qu' à leur conséquent. Ils ont dû demeurer invariables. Ils sont devenus ce que nous appellons des prépositions. c' est donc encore un nouvel élément du discours, dont nous avons trouvé la génération ; on s' en passe dans plusieurs langages, ou totalement ou en partie. On y supplée par des syllabes désinentielles, qui forment ce qu' on appelle des cas. Mais ces syllabes, ainsi que toutes celles qui indiquent les variations de genre, de nombre, de mode, de tems, de personne, des noms, des adjectifs et des verbes, et toutes celles qui forment tous les dérivés des mots primitifs, ont la même origine que les prépositions proprement dites ; elles rendent un service presque semblable. C' est pourquoi nous les avons regardées aussi comme des prépositions, à la seule différence près, qu' étant inséparables des signes qu' elles modifient, elles ne deviennent pas un élément du discours, distinct des autres. Quoi qu' il p163 en soit, voilà la naissance des prépositions expliquée, et leurs fonctions déterminées. Bientôt, pour abréger, on a voulu exprimer par un seul signe, une préposition avec tout son régime. On y a réussi le plus souvent, en ajoutant à certains adjectifs, une des syllabes composantes, que nous avons regardées comme des prépositions inséparables ; et elles en ont fait des mots nouveaux. Ce sont les adverbes. ils ne sont plus susceptibles de modifier directement les noms, mais bien les verbes, les adjectifs, et mêmes d' autres adverbes. Par conséquent ils sont devenus invariables, comme les prépositions. Parmi ces mots, devenus invariables, il en est un, le mot que, dont la signification propre consiste à exprimer qu' un verbe dépend d' un autre. Par-là, il joint nécessairement ensemble les deux propositions dont ces deux verbes sont les attributs. Le mot que est donc, par sa nature même, et sans convention expresse, une conjonction ; c' est lui qui donne naissance à toute cette classe de signes. p164 Les autres conjonctions sont de véritables interjections, des mots qui expriment des propositions toutes entières ; mais des propositions telles, que la conjonction que s' y trouve toujours renfermée deux fois, en sorte que c' est de cette conjonction, que toutes les autres tiennent leur qualité de conjonction. Enfin, cette conjonction que réunie dans un seul mot, avec l' adjectif déterminatif le, produit encore un autre élément du discours, que j' ai appellé conjonctif, ou adjectif conjonctif. ces conjonctifs cumulent, jusqu' à un certain point, les propriétés des conjonctions, et celles des adjectifs, de manière que ce sont eux qui servent de lien entre toutes les propositions incidentes, et le nom qu' elles modifient. On sent bien qu' il doit y en avoir dans tous les langages un peu perfectionnés. Tels sont, non-seulement tous les élémens du discours dont nous faisons usage, mais encore tous ceux qu' il est possible d' employer à l' expression de la pensée. Ils dérivent si nécessairement, d' abord de la décomposition successive de nos p165 idées et de leurs premiers signes naturels, et ensuite des diverses combinaisons des unes et des autres, qu' il ne peut pas en exister d' autres dans aucun langage, à moins qu' ils ne soient composés de ceux-là ; et que tout signe de nos idées, de quelque nature qu' il soit, peut et doit toujours être rangé dans une de ces classes, ou décomposé en d' autres signes qui s' y trouvent compris, ou expliqué par une phrase sous-entendue, composée elle-même de signes appartenants à une des espèces dont nous venons de décrire la nature et les fonctions. Je me dispenserai de prouver ici cette assertion par des exemples. Chacun peut choisir ceux qu' il voudra, pour s' assurer qu' elle ne souffre point d' exception : et je suis très-certain qu' il la trouvera toujours vraie, s' il apporte à l' examen des cas particuliers, une attention suffisante et l' exactitude nécessaire. Observez que je me sers exprès ici des termes très-généraux de signe et de langage, et non pas de ceux de mot et de langue, parce que, tout ce que nous avons dit, ne s' applique pas plus aux langues orales, qu' à tout autre p166 systême de signes. Tout cela étant uniquement fondé sur la nature et l' usage de nos facultés intellectuelles, et sur la génération des idées qui en résultent, convient également à tous les langages possibles. Si cela n' était pas, cet ouvrage ne mériterait pas le nom de grammaire générale qui, j' espère, ne lui sera pas refusé. Nous connaissons donc bien actuellement les élémens de tout discours, pris chacun en particulier. Il nous reste à examiner les moyens par lesquels on les lie entr' eux, et les lois qui président à cette réunion. C' est l' objet de la syntaxe dont nous allons parler dans le chapitre suivant. CHAPITRE 4 GRAMMAIRE T 2 p167 de la syntaxe. si nous avions un signe unique et distinct, pour chacune de nos impressions reçues, pour chacun de nos jugemens portés, et pour chacune des affections de plaisir ou de peine, qui résultent en nous des unes et des autres, il est bien certain que toutes nos idées seraient, dans nos discours, isolées, indépendantes, et sans liaisons entr' elles ; il est en outre bien vraisemblable qu' elles seraient de même dans nos têtes. Car nous avons vu que la plupart n' ont de consistance dans notre esprit, que celles qu' elles doivent aux signes sensibles qui les représentent. Dans cette supposition, nos perceptions fussent-elles nombreuses, nous seraient bien peu utiles, puisqu' il serait à-peu-près impossible d' en faire aucune combinaison, d' y appercevoir le moindre rapport ; p168 et les progrès de notre intelligence seraient bien faibles, ou même absolument nuls. Heureusement, un tel ordre de choses n' est, ni ne peut être. Nous nommons bien un certain nombre de nos idées ; c' est-à-dire, que nous les représentons par un signe, qui leur demeure irrévocablement attaché, et qui rend perpétuel et permanent dans notre souvenir, le résultat des opérations intellectuelles qui les ont formées. Mais, la plupart des combinaisons que nous faisons continuellement de ces idées, et qui sont elles-mêmes de nouvelles idées, ne sont représentées que par la réunion de plusieurs signes, réunion passagère et momentanée, qui ne dure pas plus que le besoin qui la fait naître ; et bientôt ces signes se séparent et reparaissent dans une multitude d' arrangemens différens, pour exprimer de nouveaux produits de notre intelligence, à-peu-près comme les caractères d' imprimerie, qui représentent chacun un son, ou une partie d' un son, dans la composition d' un mot, retournent ensuite à la caze, et en sont tirés de nouveau, pour former tous les autres mots que l' on p169 veut successivement rendre sensibles à la vue. Il y a seulement cette différence entre ces signes et les caractères, que les premiers ont entr' eux différens degrés d' analogie, comme les idées qu' ils expriment, analogie qui fait qu' ils se rappellent les uns les autres, comme les idées se lient l' une à l' autre ; au lieu que les caractères sont des figures arbitraires et isolées qui n' ont nul rapport entr' elles, ni avec les sons qu' elles représentent. Néanmoins, il résulte de ce besoin de réunir plusieurs signes, pour exprimer toutes les idées qui n' ont point de signe qui leur soit propre, que pour entendre et parler nos langages, pour sentir leur expression, il ne suffit pas de savoir la valeur de chaque signe ; il faut encore connaître les effets de leur assemblage, comme pour lire, il faut, non-seulement connaître les lettres, mais savoir les réunir en syllabes. Parlons donc de cette espèce d' épellation. Elle consiste dans l' emploi de trois moyens différens. Le premier, c' est la place que l' on donne aux signes dans le p170 discours. Le second, ce sont certaines altérations qu' on leur fait subir. Le troisième, c' est la création de certains signes, uniquement destinés à marquer les relations que les autres ont entr' eux. C' est absolument comme dans les combinaisons des idées de nombre, pour exprimer ou comprendre un calcul, il faut avoir égard, non-seulement à la valeur propre des chiffres, mais encore à celle qu' ils tirent, soit de la place qu' ils occupent, soit des signes qui les modifient, soit de ceux qui les unissent ou les séparent. La syntaxe, considérée comme l' art de calculer des idées de tous genres par le moyen de signes donnés, et à prendre ce terme dans toute l' étendue de sa signification primitive, qui veut dire, j' arrange avec, consiste donc à marquer la place que les signes doivent occuper dans le discours, à déterminer les variations que quelques-uns doivent éprouver, et à fixer l' usage de ceux qui ne servent qu' à lier les autres entr' eux. La construction est donc la première partie de la syntaxe. Elle en est la plus importante, et celle dont l' utilité est la p171 plus universelle ; car il n' y a pas une circonstance dans le langage, quel qu' il soit, où il ne faille pour le rendre intelligible, établir un ordre quelconque entre les signes qui le composent ; au lieu que, suivant les occasions, on peut se dispenser, ou de leur faire subir des altérations, ou d' en créer de nouveaux uniquement destinés à marquer les rapports des autres. Je vais donc parler d' abord de la construction. Section première. de la construction. on a beaucoup disputé, pour savoir s' il y a une construction naturelle, et si telle construction mérite plutôt le nom de directe ou d' inverse, que telle autre. Cependant, en vérité, cela ne devait pas souffrir beaucoup de difficulté ; ou plutôt, il n' y a pas même matière à question, dès que l' on sait ce qu' on veut dire par les mots, naturelle, directe, et inverse. En effet, ce qui est incontestablement naturel, c' est-à-dire, conforme à notre nature, c' est que les signes suivent les p172 idées, que par conséquent la phrase commence par l' idée dont on est le plus préoccupé, et que toutes les autres viennent ensuite à proportion de leur rapport avec celle-là. Ainsi, dans les grands mouvemens de passion, il est très-naturel de commencer par nommer, ou l' affection qu' on éprouve, ou l' objet qui la cause. En pareil cas, abstraction faite de l' habitude, on dira plutôt, peur j' ai de cela, ou de cela peur j' ai, que j' ai peur de cela. il en sera de même dans toutes les circonstances analogues. Mais, par les mêmes raisons, toutes les fois que l' on est de sang froid, et qu' il ne s' agit que d' expliquer tranquillement un jugement que l' on porte, il n' y a assurément rien de plus naturel que d' exprimer d' abord l' idée dont on s' occupe, puis celle que l' on remarque comme y étant renfermée, c' est-à-dire le sujet, et ensuite l' attribut. Car certainement, l' objet de l' examen est présent à la pensée, avant la circonstance qu' on y découvre. C' est-là p173 l' ordre invariable de l' opération intellectuelle ; et cette construction est bien nommée directe relativement à la marche de notre esprit, bien que toutes celles nommées avec raison inverses, soient tout aussi naturelles, suivant les circonstances. Il est même à remarquer qu' il y a une multitude de constructions inverses différentes, parce qu' il y a mille manières différentes d' être affecté et préoccupé, au lieu qu' il ne peut y avoir qu' une construction directe, parce que l' opération de juger est toujours la même. Des vérités si frappantes et si simples, n' ont pu être méconnues, que parce que, dès long-tems l' on s' est obstiné à vouloir que l' acte de la pensée fût instantané et indivisible. Ce n' était pas le moyen de parvenir à l' analyser et à reconnaître le p174 mode de sa formation et de son expression. Certainement nos opérations intellectuelles sont d' une rapidité inexprimable, plus grande même que nous ne pouvons le concevoir. L' excessive célérité du fluide lumineux, du fluide électrique, qui parcourent des distances énormes, dans un instant inappréciable, ne nous donnent peut-être qu' une idée encore imparfaite de la prodigieuse rapidité des mouvemens qui s' opèrent dans un aussi petit individu que le nôtre, quand nous sentons et que nous pensons. Je crois l' avoir prouvé plus que qui que ce soit, en faisant voir la quantité énorme d' opérations distinctes et successives, qui doivent nécessairement s' exécuter en nous dans un instant indicible, quand nous produisons certains effets. Cependant, il n' en faut pas conclure que cette vitesse excessive soit précisément infinie, suivant toute la rigueur de ce mot, c' est-à-dire, absolument sans bornes. Il faut bien prendre garde de ne jamais prendre les limites de nos moyens, de connaître et de concevoir, pour celles de toute existence et de toute possibilité ; or, c' est ce que nous ne p175 faisons que trop souvent. Toute grandeur s' évalue en nombres, et toutes les fois qu' un nombre dépasse le terme où notre imagination se perd et s' égare, nous le proclamons infini. C' est ainsi que nous nous faisons l' idée de l' infini dans tous les genres ; et le mot infini ne signifie jamais pour nous qu' une chose dont nous ne voyons pas la fin, mais non pas une chose qui réellement n' a point de fin. Il est même positivement impossible qu' il ait ce dernier sens : car nous ne pouvons absolument rien concevoir, qui n' ait un commencement et une fin ; et il ne se peut pas que le commencement ne soit pas avant la fin. La pensée est donc excessivement rapide ; et son expression est beaucoup plus lente, comme nous ne l' éprouvons que trop : mais la première s' exécute suivant un certain ordre, comme la seconde ; et cet ordre est celui de la construction, appellée avec raison construction directe. ceux même qui le nient avec plus d' opiniâtreté, en conviennent tacitement, sans s' en appercevoir. Car, dès qu' ils ont de la peine à comprendre le sens d' une phras p176 où l' on a employé quelqu' une de ces constructions, qu' ils ne veulent pas nommer inverse, que font-ils cependant, pour se tirer d' embarras ? Ils font ce qu' ils appellent la construction : c' est-à-dire, qu' ils replacent tous les mots suivant l' ordre direct ; et tout de suite la clarté renaît, parce qu' à l' instant, cet ordre manifeste la manière dont se lient entr' elles les diverses idées qui composent la phrase, et celle dont dépendent les uns des autres, les signes qui représentent ces idées. Cet ordre est donc bien celui que ces idées suivent dans l' acte de la pensée. Examinons un peu plus en détail en quoi il consiste. Pour suivre l' ordre direct, il faut, comme nous l' avons dit, énoncer d' abord l' objet de sa pensée, puis dire ce que l' on en pense ; c' est-à-dire exprimer, premièrement tout le sujet, et ensuite tout l' attribut de la proposition ; car il n' y a jamais que cela dans une phrase quelconque. C' est-là un premier point essentiel et indispensable, mais ce n' est pas le seul. La même considération se trouve dans p177 chacune des deux parties de la phrase. Tous les sujets et tous les attributs ne sont pas toujours composés d' un seul mot, comme dans ces phrases, Pierre dort, je travaille, et autres semblables ; au contraire, ils sont le plus ordinairement formés, chacun de la réunion de plusieurs signes, comme dans celles-ci, Pierre qui prétendait être si actif, dort sans songer à rien ; moi (ou je) que l' on accusait d' être paresseux, (je) travaille toujours, quoique personne ne me seconde. ces divers signes sont donc la représentation d' autant d' idées partielles qui viennent se joindre à une idée principale, et la modifier de manière, à en former une nouvelle idée plus complexe que la première. Mais ces nouvelles idées ne viennent altérer la première, qu' en vertu de jugemens que nous en portons, et dont elle est le sujet. Il est donc conforme à l' ordre direct, que cette idée principale du sujet et de l' attribut de toute proposition, soit énoncée d' abord ; et que ses accessoires viennent se ranger à sa suite, suivant le degré d' importance des rapports qu' ils ont avec elle. p178 Si l' on veut se convaincre de cette vérité, il n' y a qu' à prendre à rebours tous les mots du sujet de la proposition que nous venons de citer, et dire, actif si être prétendait qui Pierre. assurément, malgré les ressources que peuvent fournir les conjugaisons et les déclinaisons, pour rétablir l' enchaînement des idées, il n' y a point de langue dans laquelle un tel renversement ne devînt souvent un galimathias inextricable. Que serait-ce, si l' on allait jusqu' à brouiller ensemble, des parties du sujet, et des parties de l' attribut ? Il faut donc suivant l' ordre direct, dans chaque sujet et dans chaque attribut comme dans toute proposition, énoncer d' abord l' idée principale, puis celle qu' on y ajoute. Or, dans tout sujet, cette idée principale est un nom, ou une phrase prise substantivement qui par-là même devient le nom d' une idée, ou un pronom tenant lieu de ce nom ou de cette phrase ; car on ne peut parler de rien sans le nommer : et dans tout attribut, l' idée principale est l' attribut commun, universel, p179 nécessaire ; c' est l' idée d' être, d' exister ; car on ne peut dire d' aucune chose, qu' elle est d' une certaine manière, sans dire auparavant qu' elle est, qu' elle existe. nous avons déjà prouvé cela suffisamment. L' ordre direct, l' ordre conforme à la marche de la pensée, est donc, non-seulement que toute proposition commence par le sujet, et finisse par l' attribut ; mais encore, que tout sujet commence par un nom, et tout attribut, par le verbe être : et ce principe s' étend et se retrouve dans toutes les propositions incidentes ou subordonnées, qui se rencontrent dans les propositions principales. Il faut par suite, que chacune des idées accessoires du sujet et de l' attribut soit rapprochée de l' idée principale, à proportion du degré de liaison qu' elle a avec elle ; et que, dans l' énonciation de celles dont l' expression est composée de plusieurs signes, ces signes soient rangés suivant l' ordre de leur dépendance les uns des autres. Par la seule observation de ces règles, p180 l' énonciation successive de nos idées commence déjà à être une peinture distincte de leurs combinaisons. Nos signes n' ont déjà plus seulement la valeur qui est propre à chacun d' eux : ils y ajoutent celle qui résulte de la place qu' ils occupent. C' est-là tout le parti que nous pouvons tirer de la construction, ou de l' ordre des signes. Je n' ai plus rien à en dire. Passons à la seconde partie de la syntaxe. Section ii. des déclinaisons. on ne peut se dissimuler que la construction seule ne suffirait point pour répandre, dans le discours, une clarté parfaite. Les nuances de nos idées sont devenues si délicates, et par conséquent leur expression si compliquée, que le seul ordre des signes serait incapable de faire toujours sentir leurs rapports. D' ailleurs mille causes nous font souvent un plaisir et même un besoin d' intervertir cet ordre. On a donc eu recours à d' autres expédiens, et d' abord à celui de faire subir à ces signes différentes altérations p181 qui indiquent leur concordance ou leur dépendance, et qui en même tems leur impriment certaines modifications de tems, de nombres, de genres ou d' autres circonstances qu' il faudrait, sans elles, exprimer par d' autres signes distincts et séparés. Ces altérations constituent ce que l' on appelle les déclinaisons et les conjugaisons. Cette autre partie de la syntaxe supplée à l' insuffisance de la construction, et nous rend des services que nous ne pouvons attendre de celle-ci, pour former un résultat général des valeurs particulières de chacun des signes qui composent nos propositions. Nous allons facilement en trouver les motifs et les règles dans ce que nous avons dit ci-dessus de la nature et des fonctions de chacun des élémens du discours. Rappellons-nous d' abord que les idées qu' expriment les noms, sont les seules qui soient considérées comme ayant, au moins dans notre esprit, une existence absolue et indépendante. Celles qui sont représentées par tous les autres élémens du discours sont considérées, au contraire, comme n' ayant qu' une existence relative p182 à celles là. Il s' ensuit que les variations qu' éprouvent les noms, ne peuvent avoir pour objet que de modifier, ou de déterminer diversement l' idée qu' ils représentent indépendamment de toute autre, tandis que les altérations que l' on fait subir à d' autres signes, ont pour but unique de marquer leurs relations avec les noms. Examinons-donc d' abord les déclinaisons des noms ; elles nous feront connaître toutes les autres : et comprenons, sous ce nom de déclinaison, tous les changemens que peut éprouver la forme primitive d' un nom. Paragraphe premier. des déclinaisons des noms. quand on prononce le nom d' un être quelconque, on peut vouloir dire, si on applique actuellement ce nom à un ou à plusieurs objets de la même espèce ; c' est ce qu' on appelle en déterminer le nombre : et si ces objets sont mâles ou femelles, ou ni l' un ni l' autre ; c' est ce qui constitue les genres. voilà donc déjà deux motifs pour faire varier la finale de ces p183 mots. Ce seraient même là les seules causes possibles de leurs variations, si les noms n' étaient jamais employés qu' à représenter les sujets de nos propositions : mais nous avons vû que souvent ils servent de complémens à d' autres noms, ou à des adjectifs, ou à des verbes adjectifs ; et dans ce cas, il est utile de marquer leur dépendance de ces autres noms, de ces adjectifs, et de ces verbes. Voilà une troisième raison pour leur donner différentes désinences, que l' on appelle des cas, du mot latin casus (chute). C' est ici le lieu d' observer que tous les rapports entre les mots, dont la manifestation est l' objet de la syntaxe, se réduisent à deux, que l' on a, suivant moi, mal nommés, rapport d' identité, et rapport de détermination ; car aucun mot n' est identique avec un autre, et tous déterminent la signification les uns des autres. Ainsi, l' une de ces dénominations est inexacte, et l' autre est vague. Mais il est vrai de dire que tout mot employé dans une phrase, est étroitement lié, intimement uni avec un autre mot, représente une idée qui vient se confondre p184 avec celle représentée par cet autre mot, et former avec elle un nouveau tout ; et dans ce cas, il a avec ce mot un véritable rapport de concordance : ou il n' est destiné qu' à lui servir de complément, à exprimer une conséquence de sa signification ; et dans ce cas, il en est un appendice, il en dépend, il a avec lui un rapport, que j' appellerai rapport de dépendance. c' est ainsi que l' on dit : les verbes et les adjectifs s' accordent avec leurs sujets et leurs substantifs, et gouvernent leurs régimes. Maintenant il est aisé de voir que les noms ne peuvent jamais avoir besoin d' exprimer ce rapport de concordance, car c' est avec eux que les autres mots qui en sont susceptibles viennent s' accorder et se réunir : mais ils peuvent, comme nous l' avons dit, avoir besoin de manifester le rapport de dépendance, puisqu' ils peuvent être complément ; et c' est ce qu' ils font par le moyen des cas. Les seules variations possibles des noms sont donc les nombres, les genres, et les cas. Cependant ce n' est pas à dire qu' ils éprouvent toutes ces variations dans toutes les langues ; p185 ils peuvent même n' en éprouver aucune. Leurs nombres et leurs genres peuvent, si cela est nécessaire, être marqués par des adjectifs ; et même les genres qu' on leur donne sont souvent si arbitraires, et toujours si inutiles, qu' il vaut mieux qu' ils n' en aient pas. En effet, quoi de plus ridicule que de donner le genre féminin ou masculin au nom d' une chose qui n' est susceptible ni de l' un ni de l' autre, ou de donner l' un des deux ou le neutre, également au mâle et à la femelle de la même espèce d' animal. Assurément c' est introduire dans les langues des difficultés bien inutiles. Quant au rapport de dépendance des noms, il n' en est pas de même ; il faut qu' il soit marqué : mais il l' est souvent, et il peut l' être toujours par des prépositions. L' usage des cas ne dispense même jamais totalement de l' usage des prépositions, si ce n' est dans une langue ou deux, qui ont autant de cas différent que les autres ont de prépositions. Depuis cette extrême multiplicité des cas qui doit être très-embarassante, jusqu' à leur manque absolu, leur nombre varie dans les différentes langues ; p186 mais je ne m' y arrêterai pas. Ce détail appartient aux grammaires particulières. Il me suffit d' avoir dit les causes et les effets des déclinaisons des noms. L' ordre des idées exigerait que nous traitassions ensuite des déclinaisons de leurs attributs, des verbes ; mais, comme elles sont compliquées par des circonstances relatives à l' idée d' existence qu' ils renferment, nous examinerons d' abord celles des adjectifs. Paragraphe ii. des déclinaisons des adjectifs. l' idée qu' exprime un adjectif, nous l' avons déjà dit, il ne nous la représente que comme pouvant exister dans celle exprimée par un nom, et non comme y existant réellement et effectivement, ainsi que le fait le verbe. Mais il ne s' ensuit pas moins que cette idée n' a point d' existence propre, qu' elle ne peut avoir de réalité que dans celle dont le nom est le signe. Il faut donc que tout adjectif fasse sentir son rapport de concordance avec un nom exprimé ou sous-entendu : et il ne saurait jamais indiquer trop clairement p187 à quel nom précisément il se rapporte. Il est donc utile qu' il marque les nombres, les genres, et les cas, si les substantifs les marquent. Il est même absolument nécessaire qu' au moins quelques-uns d' eux marquent les nombres, si les substantifs ne les indiquent pas ; sans quoi, dans beaucoup d' occasions, rien ne les ferait connaître. Au reste, les adjectifs n' ont jamais à exprimer un rapport de dépendance qui leur soit propre. Le seul qui leur appartienne essentiellement, est celui de concordance. S' ils changent de cas, c' est toujours pour se conformer au substantif exprimé ou sous-entendu auquel ils se rapportent. Aussi ils ne peuvent jamais avoir plus de cas différens que les substantifs de la même langue n' en marquent, soit par des désinences, soit par des prépositions. Par les mêmes raisons, ils doivent pouvoir passer successivement à tous les genres, puisqu' ils sont unis successivement à des substantifs de tous genres. à ce peu de mots, se réduit tout ce que j' avais à dire sur les déclinaisons des adjectifs. Il est tems de passer à celles des verbes. p188 Paragraphe iii. des déclinaisons des verbes. on appelle ordinairement conjugaisons, les déclinaisons des verbes. C' est, dit-on, parce que plusieurs d' entr' eux se conjuguent les uns comme les autres, sont rangés sous le même joug. Mais cette raison conviendrait tout aussi bien ou tout aussi mal, aux déclinaisons des substantifs et des adjectifs ; et elle ne me paraît pas suffisante pour donner des noms différens à des choses aussi analogues. J' appellerai donc aussi déclinaisons, les variations des verbes ; et je comprendrai sous ce nom générique tous les changemens qu' éprouve leur forme primitive, soit par des syllabes ajoutées à la fin ou au commencement, soit par des lettres intercallées dans le corps du mot, comme cela est usité dans certaines langues. Les déclinaisons des verbes sont des moyens de syntaxe, c' est-à-dire de coordination, comme celles des noms et des adjectifs : mais elles ont des particularités p189 remarquables qui naissent de la nature de cet élément de la proposition. Le propre du verbe est d' exprimer l' existence, soit l' existence abstraite et en général, comme fait le verbe être, soit une existence particulière, une certaine manière d' être déterminée, comme font tous les verbes adjectifs. Quand ces verbes expriment purement et uniquement cette existence générale ou particulière, sans ajouter aucun accessoire à sa simple énonciation, ils ne sont rien que le nom de cette existence ; ils sont ce qu' on appelle au mode infinitif. être est le nom de cette qualité, de cette propriété qui consiste à être, à exister, à n' être pas le néant. aimer est le nom de cet état particulier, de cette manière spéciale d' exister, qui consiste à être aimant. si l' on modifie ces noms, ces infinitifs, si on leur donne une terminaison adjective, qui représente la manière d' être qu' ils expriment non plus comme isolée et indépendante, mais comme pouvant et devant appartenir à un être quelconque, le verbe passe à ce que l' on appelle le mode participe. il devient un véritable p190 adjectif, il en fait les fonctions, et n' en remplit point d' autres ; seulement comme les autres adjectifs, il est souvent employé substantivement. Si au lieu de donner au nom verbal, à l' infinitif du verbe, une forme adjective, on lui en donne une qui marque qu' il est le second membre d' une proposition, que l' on prononce expressément que la manière d' être quelconque qu' il exprime, appartient à un sujet, alors, il n' est plus ni nom, ni adjectif ; il est un véritable attribut ; il remplit une fonction que le verbe ne remplit pas toujours, mais que lui seul peut remplir ; il est à ce que l' on appelle un mode défini. aussi, avons-nous vu qu' il y a toujours proposition, énoncé de jugement dans le discours, quand il s' y trouve un verbe à un mode défini, et qu' il n' y en a jamais sans cela. Nous examinerons plus loin les différentes nuances des modes définis. Voilà donc une première partie des déclinaisons du verbe, qui n' a pas pour objet de marquer ses rapports avec les autres signes avec lesquels il est en relation, p191 mais qui est destinée à changer ses fonctions, et qui fait successivement du même mot, trois élémens différens du discours. Observons seulement que ce que nous venons d' expliquer, en partant du simple pour arriver au composé, dans la pratique, les hommes qui commencent toujours par les masses, l' ont opéré, en allant du composé au simple. Nous avons déjà vu qu' à l' instant où, par l' invention d' un nom, l' interjection cesse d' exprimer à elle seule la proposition toute entière, par cela même elle devient un attribut ; et ce n' est qu' ensuite, qu' on en fait un adjectif, et puis un nom. p192 Quoiqu' il en soit, dans ces trois états d' attribut, d' adjectif, et de nom, le verbe est susceptible d' une seconde espèce de déclinaison, de celle destinée à marquer ses rapports avec les autres signes du langage. Seulement ces rapports étant d' une nature différente dans les trois cas, on sent bien que cette seconde déclinaison ne doit pas s' appliquer de la même manière au verbe, dans ses trois différens états. Ainsi, dans l' état de nom, le verbe est susceptible d' être d' un genre, et de marquer les nombres et les cas, non pas pour s' accorder avec les autres élémens du discours, mais pour, ainsi que les autres noms, exprimer ses propres modifications, et quand cela est nécessaire, un rapport de dépendance. Cependant, dans aucune langue, je crois, les infinitifs n' éprouvent ces sortes de variations, peut-être, parce que p193 ce sont des substantifs si abstraits, et toujours employés d' une manière si indéterminée, qu' on a jugé ces spécifications inutiles. Toutefois est-il vrai qu' ils en sont susceptibles. Quand le verbe est dans l' état d' adjectif, il doit, comme les autres adjectifs, marquer les nombres et les cas, et il doit p194 avoir les trois genres : et cela, pour pouvoir s' accorder avec les substantifs, dans toutes les circonstances. Aussi, les participes éprouvent-ils ces modifications, dans les langues, où les autres adjectifs sont déclinables. Enfin, quand le verbe est attribut, il faut qu' il exprime le rapport de concordance avec son sujet. Pour cet effet, il doit marquer les nombres ; aussi les marque-t-il toujours dans les langues un peu perfectionnées. Il est très-peu utile qu' il marque les genres : aussi n' y a-t-il, que je sache, que la langue hébraïque, et, je crois, la langue suédoise, dans lesquelles il les marque. Il n' a pas besoin de marquer les cas, car il est de sa nature de n' avoir jamais à s' accorder qu' avec des noms au nominatif. Aussi ne les marque-t-il jamais. En revanche, il doit marquer les personnes ; et c' est une fonction qui lui est exclusivement réservée. Aussi la remplit-il dans toutes les langues. Je crois même, que d' avoir des personnes, est le signe caractéristique que le verbe est attribut, p195 et que, quand on l' emploie, on prononce actuellement que l' idée qu' il exprime, est jugée appartenir à un sujet. Telles sont les modifications que le verbe, dans ses différens états, peut recevoir, pour indiquer ses relations avec les autres parties du discours. Mais les verbes ont encore une autre cause de variations : et cette troisième branche de déclinaison, n' est plus destinée à marquer leurs rapports avec les autres signes, mais à exprimer des modifications qui leur sont propres, et particulières à eux. En effet, qu' ils soient attributs, adjectifs, ou substantifs, ils sont toujours susceptibles de tems, puisque toujours ils expriment une manière d' être, d' exister ; que l' existence est susceptible de durée ; et que la durée a nécessairement des époques et des périodes qu' il peut être utile de désigner. Aussi, dans toutes les langues, les verbes ont-ils des tems à tous les modes. Seulement ils en ont beaucoup plus aux modes définis, parce que c' est sur-tout lorsqu' ils sont attributs, qu' il est nécessaire qu' ils expriment des nuances fines dans ce genre. p196 Voilà donc le tableau de tous les motifs des variations des verbes qui composent leurs déclinaisons. Ajoutons-y seulement, pour en rendre l' énumération plus complette, quelques éclaircissemens sur les prétendus modes appellés définis. On a pu voir déjà, par ce que nous venons de dire, combien sont vagues et insignifians, ces noms d' infinitifs, de participes, de modes définis et indéfinis. En effet, quoiqu' un verbe à l' état de substantif ne puisse pas avoir un sujet, son expression n' est ni infinie ni indéfinie ; la preuve en est, qu' il peut lui-même être le sujet d' une phrase : et quand un participe s' accorde en genres, en nombres, et en cas, avec le nom auquel il sert d' adjectif, il est tout aussi défini qu' un tems de l' indicatif, et qui s' accorde avec son sujet en nombre et en personne. Ces dénominations n' ont donc aucuns motifs plausibles. Au contraire, puisqu' un verbe devient successivement substantif, adjectif, et attribut, sans cesser d' être verbe, sans cesser d' exprimer l' existence, sans perdre la propriété d' avoir des tems, qui est celle qui le distingue essentiellement p197 de tous les autres élémens du discours, il me semble que ces trois fonctions sont bien des manières d' être différentes qui lui appartiennent, des modes distincts de son existence ; et que ces modes seraient très-bien nommés, mode substantif, mode adjectif, et mode attributif. ensuite, il s' agirait de déterminer quelles subdivisions l' on doit admettre dans le mode attributif. Mais, nous avons déjà vu, dans le chap ii, que tous ces soi-disans modes optatif, impératif, interrogatif, dubitatif, ne sont que des locutions abrégées, dans lesquelles, lorsqu' on remplit les ellipses, on ne retrouve toujours que les modes indicatifs, conditionnels, et subjonctifs. Reste donc à examiner ceux-là. Le verbe, dans ces trois modes, joue également le rôle d' attribut ; il signifie également que l' idée qu' il exprime, est comprise dans un sujet. Dans le premier, il le dit positivement et absolument : dans le second, il y ajoute une idée d' incertitude : et dans le troisième, une idée de dépendance d' un autre verbe. J' en conclus 1) que le mode conditionnel n' est p198 qu' une nuance, un usage particulier du mode indicatif, nuance qui est plutôt un changement de tems, qu' un changement de mode ; car le conditionnel a toujours quelque chose de futur, ou du moins d' éventuel, puisque ce qu' il énonce doit être, mais ne sera que quand une telle chose aura lieu. 2) que le mode subjonctif est absolument le mode indicatif à un cas oblique, précisément comme Petri est le même nom que Petrus, en y ajoutant seulement l' idée de dépendre d' un autre nom. Car, quand je dis, je suis et je sois, je dis exactement la même chose, à cela près que, dans le second cas, j' exprime que ce jugement dépend d' un autre. Cela est si vrai, que quand l' usage permet de négliger cette circonstance, en général peu intéressante, on se sert de la première expression dans les mêmes occasions où l' on emploierait l' autre. En français, on dit, il faut que je sois, et je sens que je suis ; et assurément dans les deux cas, cela veut bien dire l' idée être est l' attribut de l' idée je. le conditionnel et le subjonctif ne sont donc pas de vrais modes du verbe ; mais p199 l' un est une circonstance particulière, et l' autre un cas oblique du mode indicatif. Ils font tous trois, partie du mode attributif. Je me résume donc et je dis, qu' il est dans la nature du verbe d' avoir trois modes, le substantif, l' adjectif et l' attributif : que dans le premier, il est susceptible de toutes les modifications qui forment les déclinaisons des substantifs ; que dans p200 le second, il éprouve toutes celles qui constituent les déclinaisons des adjectifs ; que dans le troisième, il ne marque jamais les cas, rarement les genres, toujours les nombres, et de plus les personnes de son sujet ; que dans tous trois, il marque les tems ; et que ce sont toutes ces altérations diverses qui composent ses déclinaisons. Mon premier projet avait été de me borner à ces observations générales sur les déclinaisons des verbes, parce qu' elles suffisent pour bien montrer quel rôle ces déclinaisons jouent dans le discours, comme moyens de syntaxe : et je ne voulais point entrer dans la discussion du systême des tems, qui a déjà excessivement occupé les grammairiens, et, suivant moi, sans beaucoup de fruit. Cependant, je fais réflexion que ce sujet est très-curieux ; que tant que l' on ne s' en rend pas bien compte, on ne connaît pas totalement le mécanisme du discours dans des langages aussi compliqués que les nôtres ; et que par conséquent, on n' a pas une théorie complette de la grammaire générale. Je vais donc, au risque d' échouer p201 comme tous mes prédécesseurs, exposer mes idées sur ce point délicat : et j' en ferai un article à part que l' on pourra, si l' on veut, rejetter à la fin de cette grammaire, pour qu' il n' en interrompe pas la suite, et ne relâche pas la liaison de toutes ses parties. p202 Des tems des verbes. Il y a trois manières principales de considérer l' existence, c' est de la regarder comme passée, comme présente, ou comme à venir. Les idées de passé et d' avenir ne sont que des idées relatives à l' idée de présent. C' est donc le présent qu' il faut d' abord déterminer. Or, dans la durée comme dans l' espace, on ne peut déterminer un point que par ses relations avec un point connu : il faut donc attacher l' idée de présent à une époque connue, pour distribuer autour d' elle le passé et l' avenir. Mais si l' on s' était avisé de l' unir invariablement à un instant précis de la série des siècles, qui servit éternellement de point de comparaison, il y a long-tems que nous serions inévitablement plongés dans l' avenir, et que nous ne pourrions parler de rien de ce que nous voyons et éprouvons, que comme de choses plus ou moins futures. Il est même vraisemblable qu' aucun de p203 nos souvenirs ne remonterait jusqu' au tems présent, et encore moins jusqu' au passé qui l' aurait précédé. Cette idée peut paraître bisarre ; cependant je l' expose, parce que je la crois propre à bien faire sentir le mécanisme du discours relativement à la durée, et aux tems des mots qui en désignent les époques. Heureusement il n' a pas pu venir dans la tête des hommes de réaliser cette supposition. Quand on parle, c' est toujours pour exprimer ce que l' on pense, à l' instant où l' on parle : il était donc indispensable que tout le discours se rapportât à cet instant ; et que les tems qui y sont destinés à représenter le présent, s' appliquassent à ce moment-là. Le présent, dans le discours, est donc toujours l' instant de l' acte de la parole ; et cette époque est toujours la même dans tous les discours. à la vérité, elle est perpétuellement variable ; mais cela est indifférent, parce que toutes les autres qui sont énoncées, sont toujours relatives à celle-là, et se grouppent autour d' elle. L' idée de présent n' est susceptible ni de plus ni de moins : ainsi, il ne peut p204 y avoir qu' un tems présent à chaque mode des verbes. Le passé et le futur, au contraire, admettent divers degrés. Aussi les verbes dans chacune de leurs manières d' être, ont-ils ou du moins peuvent-ils avoir plusieurs tems passés et plusieurs tems futurs. La question est de savoir combien l' on doit admettre de ces tems, quelle est leur véritable signification, quels sont leurs rapports entr' eux, quels sont ceux qui sont réellement distincts, et s' il n' y en a pas qui ne soient qu' illusoires et de purs abus de l' esprit qui s' égare dans ses combinaisons. Or, cela n' est point aisé à démêler, parce que nos langues sont excessivement compliquées ; parce qu' elles sont très-irrégulières ; et p205 sur-tout parce que beaucoup de tems de leurs verbes ne se forment que par le secours d' autres verbes, qui viennent mêler leur signification propre, à l' expression qui résulterait naturellement de la formation du tems dans lequel ils entrent ; et que par-là, la véritable valeur de ce temps se trouve déguisée. Néanmoins, je crois avoir trouvé un moyen sûr de réussir dans cette recherche. Je remarque que le verbe être est vraiment le verbe auxiliaire, universel et nécessaire ; qu' il entre forcément dans la composition de tous les autres ; qu' il se retrouve dans tous leurs tems, même dans leurs tems simples, quand on les décompose ; et, qui plus est, que c' est de lui seul qu' ils tiennent la possibilité d' avoir des tems, puisque c' est à lui seul qu' ils doivent la propriété d' exprimer l' existence. J' en conclus que ce sont les tems du verbe être que nous devons examiner ; qu' ils nous donneront la clef de tous les autres ; et que nous ne pouvons trouver dans ces autres verbes, aucuns tems réels qui ne soient dans celui-là. En conséquence, je vais présenter au lecteur p206 le tableau complet des tems du verbe être : et afin que l' on voie mieux leurs diverses analogies, je les montrerai dans cinq langues, le français, le latin, l' italien, l' anglais, et l' allemand. Cela sera d' autant plus utile, que dans trois de ces langues, la déclinaison du verbe être lui-même, est encore altérée par le mêlange d' autres verbes, dont il emprunte le secours. Mais au moins dans le latin, nous verrons tous ses tems absolument simples, et formés uniquement par des changemens de désinences, qui en les distinguant indiquent leurs rapports : et dans l' italien, nous les trouverons souvent composés, mais composés uniquement d' autres tems du même verbe qui en montrent clairement la vraie valeur, et qui présentent l' analyse exacte des tems correspondans du verbe latin ; à-peu-près comme quand après avoir dit j' aime , on explique que c' est la même chose que je suis aimant. les ouvrages dont je me suis servi pour dresser ce tableau, sont pour le français, ceux de Condillac, de Girard, et la nouvelle méthode de Devienne ; pour le latin, p207 le rudiment de Lhomont ; pour l' italien, les grammaires de Corticelli et de Bencirechi ; pour l' allemand, celles de Gotschedt et de Junker ; et pour l' anglais, celles de Siret et de Mather-Flint. Il est aisé de voir déjà que dans l' arrangement de ce tableau, je n' ai distribué ni les modes ni les tems, suivant mes principes. Il ne m' a pas été possible non plus de suivre complettement aucun de ces grammairiens, parce qu' ils différent beaucoup entr' eux. Je me suis borné à recueillir exactement tous les tems dont ils parlent, et à les arranger, à-peu-près suivant la méthode qui m' a paru la plus généralement suivie, et qui ne diffère pas beaucoup de celle suivant laquelle p208 nous les présente Condillac. J' y ai pourtant fait quelques légers changemens, qui ont pour but de rendre certains rapprochemens plus sensibles ; mais ce seront nos propres observations sur ces modes et sur ces tems, qui nous apprendront ce que nous en devons penser, et qui nous conduiront à en dresser un tableau vraiment méthodique. Commençons donc par jetter un coup-d' oeil sur celui-ci. La seule inspection de ce tableau fait naître une foule de réflexions. Je remarque d' abord que tous les tems de ces verbes, (à quelques exceptions près, dont nous expliquerons les irrégularités,) quand ils sont composés, le sont au moyen d' un participe ; et que même quand ils sont simples, on peut toujours les résoudre en un présent, et un participe présent, passé, ou futur. ero c' est sum futurus, je suis devant être, je serai. fore, c' est futurum esse, être devant être. fui c' est ich bin gewesen, i am been, j' ai été, je suis été. fuisse c' est esser stato, avoir été, être été. sum même, c' est je suis, je suis étant, existant actuellement. esse p209 c' est être, être étant, être existant. Il en est de même de tous les autres, dont nous rendrons compte par la suite. Je remarque ensuite qu' aucun autre mode n' entre dans la composition du participe. Car l' expression devant être, dans laquelle on trouve un infinitif, n' est point la décomposition de futurus. c' est une périphrase dans laquelle on emprunte la signification propre du verbe devoir, pour faire un futur avec deux présens. Il faut bien prendre garde de ne jamais prendre ces sortes de locutions, pour des tems d' un seul verbe, sans quoi on confondrait tout. Nous en verrons bien des exemples. Les deux observations précédentes prouvent que quoique, comme nous l' avons dit, la forme adjective ne soit la forme primitive du verbe, ni dans l' ordre analytique, ni dans l' ordre synthétique ; cependant, comme nous l' avons dit aussi, le caractère essentiel du verbe est d' être un adjectif qui devient un attribut ou un substantif, suivant les idées qu' on y ajoute ou qu' on en ôte ; c' est pour cela que sa forme adjective se retrouve toujours dans tous ses modes. p210 Quoiqu' il en soit, puisque le mode participe ou adjectif entre dans la composition de tous les autres, et qu' aucun d' eux n' entre dans la sienne, je commencerai par celui-là. J' y vois d' abord un participe présent et un participe passé, et un troisième participe composé de ces deux-là, qui n' est pas un tems nouveau, mais seulement une manière d' employer le participe passé. On dit, Pierre ayant été, Pietro essendo stato, pour unir simplement l' idée Pierre et l' idée été, et n' en faire qu' une de ces deux-là ; comme on dit, Pierre a été, Pietro è stato, quand on veut exprimer formellement le jugement par lequel on sent que l' idée été, ou plutôt être été, avoir été, est comprise dans l' idée Pierre. cette forme se retrouvant dans toutes les langues où les participes présens et passés existent, il paraît qu' on s' est généralement accordé à ne pas employer le participe passé adjectivement tout seul. La raison en est, peut-être, que les hommes ayant senti confusément que les noms sont toujours au présent, comme nous p211 l' avons vu, ils ont jugé qu' un adjectif ne pouvait pas être au passé, et qu' il convenait qu' il fut accompagné d' un temps présent, pour montrer que c' est actuellement qu' il est uni au substantif. Cela est très-croyable, car les usages des langues sont ordinairement fondés sur une métaphysique très-fine et très-juste, sans qu' on s' en apperçoive. Il est vraisemblable qu' on aurait toujours pris la même précaution pour se servir du participe futur, si dans les langues où il existe, il y avait eu un participe présent. En effet, le discours raconte des choses futures et des choses passées ; mais au fond, il est toujours au présent, puisque toujours il exprime une impression actuelle. C' est pour cela que dans tous les tems, on trouve toujours un présent, en les décomposant. Quoiqu' il en soit, les deux premiers participes manquans en latin, et le premier étant inusité en allemand, le troisième ne s' y trouve pas ; cela doit priver de beaucoup de locutions commodes. Il en résulte aussi qu' il ne saurait y avoir des tems composés passés en latin. Après ces trois participes, il y a en latin p212 un participe futur, et il n' y en a point dans les langues modernes. C' est pour cela qu' elles n' ont point de futur au mode substantif ; et que leur futur au mode attributif, est un tems simple ou un tems composé incorrectement de deux présens, comme nous le verrons en allemand et en anglais. Si du mode adjectif, nous passons au mode substantif, nous trouvons partout un présent, qui est nécessairement un tems simple, et un passé, qui est encore un tems simple en latin, et qui, partout ailleurs, est composé de l' infinitif présent et du participe passé. En latin, il y a de plus un futur, qui est un tems simple ou un tems légitimement composé de l' infinitif présent et du participe futur. En italien, et dans les autres langues, il se rend par une périphrase. Quant au prétendu futur-passé latin, ce n' en est point un ; ou du moins, s' il en fait les fonctions, c' est par un véritable renversement d' idées, contraire à la saine analogie. En effet, futurum fuisse c' est mot-à-mot avoir été devant être, avoir été celui qui sera, en un mot, avoir p213 été dans un certain état. C' est un emploi particulier du passé de l' infinitif, un véritable tems passé. Pour lui donner une signification future, pour lui faire signifier être celui qui aura été, devoir être ayant été, il faut transporter l' expression future du participe, au passé de l' infinitif, et l' expression passée de l' infinitif, au futur du participe. Un tel renversement d' idées peut être autorisé par l' usage ; mais il n' est pas fondé en raison. Cependant, s' il n' avait pas lieu, scio me futurum fuisse, voudrait dire exactement, je sais que j' ai été devant être, que j' ai été celui qui sera ; et non pas je sais que je serai ayant été, que j' aurai été. j' ai insisté sur cette observation, parce que pareille analyse est souvent très-nécessaire, pour avoir une idée juste de certaines locutions. Ainsi, par exemple, futurus sum, je suis devant être, je serai, est bien un futur. Mais futurus eram, futurus fui, j' étais, j' ai été devant être, ne sont point des futurs, ni des tems composés. Ce sont les tems fui et eram, suivis d' un autre tems séparé. De même futurus ero, futurus fuero, mot-à-mot je serai, j' aurai p214 été devant être, sont de vrais pléonasmes ; à moins que dans la phrase, futurus n' ait sa signification particulière, se joignant à celle d' un autre mot et ne faisant point partie du tems du verbe. Mais c' est trop nous arrêter sur ce point. Venons maintenant aux modes attributifs. La première chose qui nous frappe, c' est la multiplicité des temps que nous y trouvons ; et nous pouvons remarquer de plus, que dans aucune langue cette multiplicité n' est aussi grande que dans la langue française. La raison en est, que c' est quand le verbe est attribut, que l' on a le plus besoin de marquer toutes les nuances de sa signification ; et que c' est sur-tout dans notre langue, que l' on recherche l' exactitude et la précision du discours. Cependant il nous faut examiner tous ces tems l' un après l' autre, pour nous faire une idée juste de chacun d' eux, et voir s' il n' y en a pas d' inutiles et d' illusoires. Je trouve d' abord un tems présent, sum, io sono, je suis. Il exprime l' existence positive, actuelle, et absolue, au moment où l' on parle. Il existe dans toutes les langues, p215 il est toujours un tems simple. S' il était composé, il ne pourrait l' être que du participe présent, comme ceux-ci, io sono essendo, ich bin seyend, i am being, je suis étant, existant. Mais ce serait un pléonasme ; et quand cette tournure serait usitée comme d' autres semblables, elle n' en serait pas moins un pléonasme, c' est-à-dire une répétition inutile, ou ne servant qu' à dire la même chose avec plus de force et d' emphase. Ensuite je vois un passé, j' ai été, fui, et plus exactement, io sono stato, je suis été, ou je suis été étant. il exprime une existence passée absolument. il n' indique par lui-même aucun rapport qu' avec l' existence présente, à laquelle il est opposé. Cela vient de ce qu' il est composé de l' indicatif présent, ou de l' existence actuelle et positive, transportée totalement dans le passé par l' adjonction du participe passé. Ce tems ne désigne donc par lui-même aucune époque du passé ; et sous ce rapport, il est bien nommé passé indéfini. Mais on peut par des accessoires le déterminer, et alors il n' est plus indéfini ; p216 au lieu qu' il est toujours passé complètement et absolument, et n' a aucune autre signification. Ainsi, il est mieux nommé passé parfait ou absolu. il a en français et en italien une autre forme, qui ne se retrouve pas dans les autres langues ; c' est je fus, io fui. ce n' est point là un tems nouveau. C' est le passé absolu, comme j' ai été. ç' en est seulement une variété, que l' on est convenu de n' employer que dans un cas particulier, dans celui où il s' agit d' une existence ayant eu lieu dans une période qui est finie au moment où l' on parle. Cette distinction vise à la subtilité. Car on ne doit pas dire j' ai été hier, mais je p217 fus hier ; et cependant l' on dit bien, j' ai été cette semaine, dans laquelle pourtant hier est compris. Toutefois, ne blâmons pas cette délicatesse, puisqu' elle est d' usage en français : mais observons soigneusement, car cela est important, que je fus est au fond le même tems que j' ai été ; que par conséquent, il est très-correct que dans le latin qui dédaigne cette distinction minutieuse, fui signifie également j' ai été et je fus ; mais qu' il est contre toute analogie qu' en allemand et en anglais, ce soit ich war et i was qui signifient je fus. il est absolument impossible qu' un même mot veuille dire à-la-fois je fus, et j' étais qui est un tems totalement différent et qui a une toute autre signification, comme nous le verrons bientôt. C' est donc ich bin gewesen, i am been, qui doivent représenter je fus, parce que c' est le même tems. ç' en est seulement un emploi particulier. Je ne prétends point être en état de disputer contre les grammairiens de ces deux nations, sur les finesses de leurs langues ; mais, quelles que soient leurs raisons, conduit par le fil de l' analyse et p218 de l' analogie, je suis certain que je ne me trompe pas. Après ces deux formes d' un premier passé absolu, on voit dans le tableau un second passé absolu ; c' est j' ai eu été. il ne se trouve que dans le français. Des trois grammairiens cités, Condillac est même le seul qui en parle ; et encore il dit qu' il manque au verbe être, quoiqu' il admette le tems j' ai eu fait, dans la conjugaison du verbe faire qu' il prend pour modèle de toutes les autres. Cependant, j' ai eu fait, n' est autre chose que j' ai eu été faisant ; et il ne saurait se trouver dans le verbe faire, si j' ai eu été n' était pas auparavant dans le verbe être. le vrai est que j' ai eu été n' est point un tems absolument chimérique. S' il existait p219 en italien, on dirait, io sono stato stato. il dit proprement, j' ai été ayant été. il marque une époque passée antérieure à une époque déjà passée. C' est un redoublement de j' ai été. à la vérité, ce redoublement est assez inutile ; car, comme le passé parfait et absolu exprime l' existence passée absolue sans aucune autre relation, il embrasse toute l' étendue du passé. Ainsi, l' on peut bien se dispenser, (et on le doit peut-être,) de faire un nouveau tems d' une portion de ce passé, et laisser aux accessoires et à la signification propre des différens verbes, à en fixer les parties. C' est ce qui justifie l' insouciance de toutes les langues, excepté le français, pour ce second passé absolu, et l' oubli où l' ont même laissé la plupart de nos grammairiens. Mais ce qui prouve bien à quel point nous sommes souvent dupes des formes, c' est que Girard qui ne parle point de j' ai eu été, admet comme un tems distinct j' eus été ; que Condillac le reconnait en cette qualité, comme existant dans le verbe être ; et que nous retrouvons en italien io fui stato, tandis que io sono stato p220 stato n' y est pas. Cependant io fui étant l' équivalent de io sono stato, io fui stato, est bien celui de io sono stato stato. j' eus été est en effet le même tems que j' ai eu été ; ç' en est une seconde forme. Il dérive de je fus, comme j' ai eu été dérive de j' ai été ; il est avec lui dans le même rapport. Il a donc la même valeur passée que j' ai eu été, en y ajoutant la petite circonstance de ne pouvoir s' appliquer qu' à une époque finie, circonstance toujours peu importante, et qui devient tout-à-fait illusoire quand il s' agit d' un passé antérieur à un autre passé : car, par cela même, la période dont il parle, est nécessairement finie. j' eus été, est donc complètement inutile et vuide de sens, à moins que ce ne fût j' ai eu été que l' on préférât de proscrire, si l' on croyait devoir en garder un des deux. Je serais assez de cet avis. Quoiqu' il en soit, voilà sa valeur pleinement déterminée. Après ces trois tems absolus, en voici trois autres d' une autre nature. j' étais, eram, io era, ich war, i was, exprime une existence passée au moment où l' on parle ; mais il l' exprime en même p221 tems, comme présente relativement à une autre époque que l' on fixe, ou que l' on ne fixe pas. Par cette raison, il est bien nommé passé imparfait. on pourrait même, si ce n' était pas réunir deux idées contradictoires, l' appeler passé présent ; car il est encore un présent sous un rapport. Aussi, dans toutes les langues, est-il un tems simple marqué seulement par un changement de forme, et jamais un tems composé. Il ne pourrait l' être que par le participe passé, et alors il serait trop passé, passé trop absolument. On y peut joindre sans contre-sens le participe présent, et dire, io era essendo, ich war seyend, i was being, j' étais étant : mais c' est un pléonasme. Toutefois, ce pléonasme même en fait sentir la vraie valeur. Ce tems est très-utile, et on peut dire nécessaire ; aussi existe-il dans toutes les langues. Après j' étais, vient j' avais été, fueram, io era stato, etc. Il exprime aussi une existence contemporaine d' une existence passée, une existence présente dans une période passée, mais dans une période antérieure à une autre déjà passée. C' est un second passé relatif, un second degré du p222 passé imparfait. Aussi, dans toutes les langues, a-t-il des formes qui rappellent ce premier passé relatif, en y ajoutant une idée de passé de plus. Quand il est un tems simple, il est l' imparfait modifié par une forme tirée du passé parfait. Quand il est un tems composé, il est ce même imparfait joint au participe passé. En effet, j' avais été est exactement j' étais ayant déjà été dans tel tems. Ce tems étant très-utile, se trouve dans toutes les langues. Enfin, vient un troisième passé relatif, j' avais eu été. pour celui-là, Condillac seul y a pensé ; encore n' en parle-t-il qu' à l' occasion du verbe faire, et n' en fait-il pas mention dans le verbe être. il est exactement dans le même rapport avec j' avais été, que j' ai eu été, avec j' ai été, et j' eus été avec je fus. ce n' est point, si l' on veut, un tems chimérique ; mais il est si inutile, qu' il ne mérite pas de nous occuper, et qu' on peut lui appliquer tout ce que j' ai dit des deux qui lui ressemblent. Après ces trois passés, qui sont en même tems présens sous un autre aspect, et que, par cette raison, j' appele tems relatifs, par opposition aux trois premiers p223 qui sont absolus, nous trouvons trois futurs. Le premier, je serai, ero, io saro, peint purement et simplement l' existence à venir. On pourrait l' appeler le présent du futur. Aussi, le plus souvent est-il un tems simple. Quand il est composé, il devrait l' être du présent et du participe futur, comme en latin, quand on dit sum futurus. en anglais et en allemand où il est composé, et où nous avons déjà remarqué qu' il n' y a pas de participe futur, on y supplée, en formant ce tems de deux présens, dont l' un par sa signification propre porte l' esprit dans l' avenir. je deviens être, je dois être, est bien une espèce de synonime de je serai, je serai étant. cependant, ce n' est point là une analogie légitime ; et il faut bien prendre garde de ne jamais mêler dans l' appréciation de la valeur des tems, la signification propre à quelques-uns des mots qui les composent. C' est-là un principe important dont nous avons déjà vu, et dont nous verrons encore bien des applications. Ce premier futur est suivi d' un second, p224 qui est bien réellement un futur passé ; car il exprime une existence qui sera passée lors d' une certaine époque à venir. Aussi, est-il formé quand il est un tems simple, du premier futur avec une marque des formes du passé ; et quand il est composé, il l' est de ce premier futur, en y ajoutant le participe passé. Cette analogie se retrouve même dans la vicieuse composition des futurs allemands et anglais. Nous avons déjà vu à propos du mode participe, que l' on ne remplirait pas le même objet en se servant d' un tems passé attributif et d' un participe futur ; et que futurus fui, futurus eram sont de purs passés et non des futurs passés. En effet, j' aurai été, io saro stato, ne veulent point dire, j' ai été devant être ; mais bien exactement je serai ayant été. après ce futur passé, le tableau nous en présente un autre qui est encore plus passé. Mais celui là est si inutile qu' on ne le trouve nulle part, et que Condillac lui-même, qui multiplie si prodigieusement les tems, n' en parle point du tout dans la conjugaison du verbe être. il dit p225 seulement dans celle du verbe faire que quelques-uns l' admettent. Cependant j' en ai fait mention pour conserver l' analogie ; car ce second futur passé est rigoureusement avec le premier, dans les mêmes rapports que le second passé absolu avec le précédent : et il n' est pas plus absurde de dire, j' aurai eu été de telle manière quand vous aurez été de telle autre, que de dire, j' ai eu été déjà bien quand vous avez été mal. Voilà donc encore trois tems absolus dans le futur. Actuellement je passe de ce qu' on appelle le mode indicatif, à ce que l' on appelle le mode conditionnel. Le premier tems que j' y trouve c' est essem ou forem, io sarey, je serais. Ce qui me frappe d' abord dans ce tems ce sont les analogies évidentes qu' il a à-la-fois avec la forme future, avec les tems imparfaits ou relatifs, et avec le mode subjonctif ou subordonné, analogies qui sont marquées avec la plus grande exactitude, même dans la singulière manière dont il est composé en allemand et en anglais. Toutes ces analogies cependant sont fondées en raison : et elles vont nous faire trouver la véritable signification de ce tems. p226 En effet, je serais signifie, je serai si une telle condition est remplie, ou quand une telle supposition se réalisera. C' est donc un futur à l' égard du moment de l' acte de la parole, car tout ce qui n' est pas arrivé est futur, mais un futur avec relation à une autre époque. Il exprime une existence à venir, mais qui sera contemporaine d' une autre existence, tout comme le passé imparfait exprime une existence passée, qui a été contemporaine d' une autre. Il est donc naturel que je serais tienne des formes des tems futurs et des tems relatifs. De plus, comme l' existence qu' il exprime n' aura lieu qu' autant qu' une condition sera remplie, qu' une supposition sera réalisée, comme elle leur est subordonnée, il fallait encore que ce tems prit quelque chose des formes du mode subjonctif ou subordonné. C' est même là ce qui lui donne l' expression de conditionnel : et il n' aurait été guères convenable, qu' un tems exprimant une existence qui doit être simultanée avec une existence qui n' est pas encore, fût aussi affirmatif que celui qui exprime une existence qui a été contemporaine d' une existence passée. Les tems dits conditionnels sont donc bien p227 réellement les tems relatifs ou imparfaits des tems à venir ; et ils sont composés avec beaucoup d' esprit, et le même esprit dans toutes les langues. Je passe au second tems du mode conditionnel. j' aurais été est exactement la même chose que je serais, en y ajoutant une idée de passé. Il exprime une existence qui n' est pas, qui en ce sens est future, et qui, si elle avait lieu, serait passée et contemporaine d' une autre : c' est je serais ayant été, io sarei stato. il est précisément à l' égard de je serais, comme j' aurai été à l' égard de je serai dans les futurs absolus, et comme j' avais été à l' égard de j' étais dans les passés relatifs. C' est un vrai futur passé relatif et subordonné à une condition. Pour j' aurais eu été dont le seul Condillac parle, et qu' il ne reconnaît que dans le verbe faire et non dans le verbe être, ce n' est qu' un degré de passé de plus dans la même cathégorie de tems. Il est tout-à-fait analogue à j' aurai eu été, et à j' avais eu été, dont nous avons suffisamment parlé. Il est inutile de nous y arrêter. p228 Quant à j' eusse été, qu' on ne trouve que dans Condillac, et à j' eusse eu été qu' on ne voit absolument nulle part, et dont je n' ai fait mention que pour conserver l' analogie, et je pourrais dire la symétrie de mes divisions, ce ne sont point des tems. Ce sont ou des formes parasites, imitées sans motif des formes de l' indicatif je fus et j' eus été, ou des tems du subjonctif transportés mal à propos au mode conditionnel, puisqu' ils y sont représentés par j' aurais été et j' aurais eu été. en effet, il est évident que j' eusse été conditionnel ne présente pas à l' esprit une idée de plus que j' aurais été, et que j' eusse eu été est également identique avec j' aurais eu été. nous pouvons donc et nous devons même supprimer absolument l' un et l' autre. p229 Nous avons donc enfin passé en revue tous les tems du mode indicatif, et tous ceux du mode conditionnel qu' un grand nombre de grammairiens regardent, et suivant moi avec beaucoup de raison, comme faisant partie du mode indicatif. Pour abréger autant que possible cette longue et fastidieuse énumération, je me contenterai de jetter un coup-d' oeil rapide sur les tems du subjonctif et de l' impératif. Quant au subjonctif, il est aisé d' y remarquer six tems analogues dans toutes les langues à six tems de l' indicatif. Trois d' entr' eux répondent à ses trois premiers tems absolus ; et les trois autres ont plus de rapport avec ses trois derniers tems relatifs, qui composent le mode conditionnel. D' où il suit qu' à leur signification, p230 il se mêle toujours une certaine expression de futur indiquée dans plusieurs langues par leur composition ; et que dans beaucoup de locutions ils sont remplacés par des futurs indicatifs. Le subjonctif ne doit même pas avoir d' autres futurs que ces tems là, car il n' est pas convenable de parler de l' avenir d' une manière absolue dans un mode subordonné. Les derniers tems de chaque espèce dans le subjonctif, sont comme dans l' indicatif, presque inutiles, et ne se trouvent qu' en français. Tous ont à-peu-près la même valeur que ceux auxquels ils correspondent ; et n' en diffèrent que par une modification qui exprime l' idée de dépendance ou de subordination. C' est cette expression de dépendance qui caractérise ce prétendu mode, qui fait que la valeur de ses tems n' a ni fixité, ni précision, parce qu' elle est toujours subordonnée au sens du verbe qui le régit. C' est aussi ce qui fait qu' il ne peut être employé que dans une phrase subordonnée, et jamais dans une phrase principale : et c' est encore pour cela que, malgré l' opinion de quelques grammairiens, aucune des formes des p231 verbes qui peuvent être employées dans une phrase principale, ne doit être attribuée au mode subjonctif. On a vu ci-dessus les raisons qui me font regarder ce mode comme très-peu utile. à l' égard du mode impératif, il a trois tems en français. Si les autres langues négligent les deux derniers, c' est qu' elles y suppléent par des périphrases, ou qu' elles remplissent les ellipses : car on voit au premier coup-d' oeil que les trois tems prétendus de ce prétendu mode, ne sont autre chose que les trois tems absolus du mode subjonctif employés d' une manière elliptique, en sous-entendant la phrase indicative dont ils dépendent. Ce peu de mots suffit pour faire connaître ce mode, et justifier ce que nous en avons dit ailleurs. Je n' ajouterai donc plus rien, car cet examen des tems ne s' est que trop prolongé. p232 Je demande sincèrement pardon au lecteur de l' ennui qu' à dû lui faire éprouver cette longue suite d' analyses minutieuses. Mais je le prie d' observer qu' on ne saurait s' enquérir avec trop de scrupule des faits particuliers, quand on veut entreprendre de les systématiser et de les ranger dans des classes générales ; et je me persuade qu' il sera dédommagé des peines qu' il a prises, quand il va voir le cahos des tems de nos verbes se débrouiller, et la lumière briller dans l' obscurité de leurs conjugaisons. En effet actuellement tout s' arrange de soi-même. Il résulte de nos observations, 1) que le verbe n' est verbe que parce qu' il exprime l' existence. 2) qu' il n' a réellement que trois manières d' être absolument distinctes, qu' il est adjectif, substantif, ou attribut ; et que par conséquent nous ne devons partager ses déclinaisons qu' en trois modes. 3) qu' au fond, son caractère essentiel est toujours d' être un adjectif, ce qui fait que ses formes adjectives se retrouvent dans la composition et la décomposition de toutes les autres, et qu' aucune des p233 autres n' entre dans la formation de celles là. Ce mode doit donc être mis à la tête de ses déclinaisons. 4) que le verbe a des tems dans tous ses modes, qu' il pourrait avoir tous les tems possibles dans chacun d' eux : et que s' il les avait tous dans le mode adjectif, il n' aurait plus besoin que d' un substantif présent, et d' un attributif présent, pour exprimer tous les tems imaginables dans toutes les circonstances. 5) que ce n' est qu' au verbe faisant fonction d' attribut, que les hommes ont donné tous les tems dont il est susceptible, parce que ce n' est qu' alors qu' ils en ont senti le besoin : que par conséquent, c' est dans ce mode que nous devons étudier la manière dont ils ont considéré l' existence, pour en distinguer les époques et les circonstances. Or, écartant pour le moment, tous les modes elliptiques et le mode subordonné, et réunissant l' indicatif et le conditionnel, je vois dans le mode attributif, quand il est bien complet, douze tems réellement distincts, ni plus ni moins. De ces douze tems, cinq dérivent du présent, et p234 sont des passés par rapport à lui ; et cinq autres dérivent du futur, et sont aussi des passés par rapport à lui, en sorte que ces douze tems sont partagés en deux divisions bien séparées, et qui se répondent exactement. Cela me montre que les hommes, pour peindre tout ce qu' ils avaient à dire de l' existence, ont été conduits à la considérer sous deux aspects, comme positive et comme éventuelle. sous chacun de ces deux points de vue, ils y ont d' abord distingué trois époques, je suis, j' ai été, et j' ai eu été dans l' existence positive, et je serai, j' aurai été, et j' aurai eu été, dans l' existence éventuelle. C' est ce qui a produit les six tems absolus. Mais ensuite, ils ont eu besoin de représenter l' existence dans chacune de ces six circonstances, comme étant en même tems contemporaine d' une autre existence. C' est ce qui a produit les six tems que j' appele relatifs, j' étais, j' avais été, et j' avais eu été, pour l' existence positive, et je serais, j' aurais été, j' aurais eu été, pour l' existence éventuelle : et comme une existence qui ne doit avoir lieu que quand une condition p235 se remplira, ou quand une supposition se réalisera, est par-là même éventuelle et contemporaine du moment où l' une de ces deux choses arrivera, il s' ensuit qu' elle doit nécessairement être exprimée par les trois derniers de ces tems relatifs, et que l' on a dû insensiblement s' habituer à mêler à leur signification, une idée d' incertitude qui les a fait appeler conditionnels. 6) il résulte de ce que nous avons vu, que le prétendu mode subjonctif n' est point un mode, mais seulement un cas oblique du mode attributif, cas dont la destination unique est de présenter l' existence unie à une idée de dépendance, et où par conséquent, il est nécessaire de retrouver les mêmes modifications de l' existence, que dans le cas direct, mais où il est fort inutile de la distinguer en existence positive, et en existence éventuelle. Aussi, ce cas oblique n' a-t-il jamais que six tems, qui répondent également aux six tems des deux divisions du cas direct. Les trois premiers, je sois, j' aie été, j' aie eu été, sont absolus ; et les trois autres, je fusse, j' eusse été, j' eusse eu été, sont relatifs. Ces tems n' appartiennent p236 proprement, ni au présent, ni au futur ; ils sont essentiellement subordonnés à ce qui les précède : les trois époques qu' ils marquent, datent de celle que désigne le sens du verbe dont ils dépendent. 7) enfin, nous avons vu que tous les autres prétendus modes ne sont que des manières abrégées et elliptiques d' employer quelques-uns des tems que nous venons de reconnaître dans les deux cas du mode attributif, qu' ils ne renferment aucun tems nouveau, et que par conséquent, ils ne doivent pas venir surcharger et embarrasser les déclinaisons des verbes. En conséquence de ces résultats, j' ai dressé le tableau ci-joint, de tous les tems du verbe être. je prie que l' on y jette les yeux ; et je me persuade que l' on y verra tout de suite la vraie distribution des tems, leur dérivation, leur analogie, leur valeur réelle, et leurs justes rapports. J' ajouterai quelque chose de plus fort ; c' est que c' est si bien là la véritable théorie de la formation des tems, que je défie qu' on en puisse imaginer un, qui ne soit pas un de ceux-là. Je sais pourtant qu' il y a dans certaines p237 langues, des passés prochains, des futurs prochains, des aoristes, et d' autres tems semblables : mais je maintiens que, bien examinés, ils ne sont et ne peuvent être que des subdivisions des divisions que nous venons d' établir, ou des cas particuliers de quelques-uns de nos tems, comme je fus, pour j' ai été ; mais qu' ils ne sauraient jamais être des tems réellement différens de ceux que nous venons d' observer et de classer. Quant à ceux qui seraient composés de deux mots, comme ces phrases françaises, je viens de faire, je vais faire, et autres semblables, cela rentre dans l' explication de l' emploi des verbes auxiliaires dont il nous reste à parler, pour compléter l' histoire des déclinaisons des verbes, et appliquer notre théorie des tems du verbe simple, à ceux des verbes adjectifs, actifs, passifs, et autres. On appelle verbes auxiliaires, les verbes dont les différens tems servent à composer ceux des autres verbes. Les principaux, et les plus généralement employés, sont sans contredit le verbe être et le verbe avoir ; mais on croit communément p238 qu' il y en a beaucoup d' autres, qu' ils ne sont pas les mêmes dans les diverses langues, et que les unes en ont beaucoup plus que les autres. C' est ce qu' il faut examiner. Si les langues étaient parfaitement régulières, et si la composition de leurs signes suivait exactement la génération des idées qu' ils représentent, il n' y aurait pas de verbes auxiliaires, ou il n' y en aurait pas d' autres que le verbe être. tous les autres verbes n' auraient, ou que des tems simples formés sur le modèle de ceux du verbe être, ou que des tems composés des tems de ce verbe unis à leur participe présent, lequel participe ne serait plus qu' un adjectif ordinaire, puisque la fonction d' exprimer l' existence ne lui appartiendrait pas. Si les choses étaient ainsi, on n' aurait jamais méconnu la nature des verbes. Il n' y aurait ni confusion ni embarras dans leurs déclinaisons, ni doutes sur le nombre de leurs modes, ni incertitude sur la valeur de leurs tems. Or, les choses seraient ainsi, si le verbe simple avait été inventé le premier, et inventé complet. Mais ce n' est jamais par le p239 simple, par les nuances fines, et par la vue d' un ensemble que les hommes commencent. C' est toujours par les masses, par leurs circonstances les plus frappantes, et sans appercevoir toutes leurs relations. De-là vient que leurs premiers essais ont toujours besoin, non-seulement d' être complétés, mais encore d' être rectifiés, et ralliés à une théorie qui se forme postérieurement. Les verbes adjectifs ont été trouvés les premiers. Ils sont nés tout naturellement les uns après les autres, des différens cris inarticulés, à mesure qu' on a imaginé de donner un sujet à chacun de ces cris. Puis on a fait subir tantôt aux uns, tantôt aux autres, quelques modifications grossières et disparates, pour marquer les différences des tems et des modes, à proportion que le besoin s' en est fait sentir ; et souvent on a fait servir ceux qui avaient déjà éprouvé ces modifications à la composition des autres. Le désordre a été au point que quand accoutumé à l' usage de beaucoup de ces verbes, qui expriment chacun une manière d' être différente, on a imaginé d' en créer un qui exprimât l' être, abstraction p240 faite de toute manière d' être particulière, celui-là aussi a été irrégulier, et a même souvent emprunté le secours d' un autre, pour former ses tems, tandis que tous tiennent de lui seul la possibilité d' en avoir. Alors la confusion a été telle, qu' il est devenu très-difficile de démêler ce qui fait qu' un mot est un verbe, ce que valent quelques-uns de leurs tems, et même si certains tems composés appartiennent à un verbe ou à un autre ; et par conséquent de savoir précisément ce qu' on dit quand on parle. C' est pourtant ainsi que nous parlons et raisonnons, souvent fort bien, mais toujours sans savoir comment. C' est-là un des plus remarquables phénomènes de l' esprit humain. Nous en avons vu les causes. Cependant, actuellement que nous avons reconnu et apprécié tous les tems réellement distincts du verbe être, nous avons, ce me semble, un moyen sûr de nous retrouver dans ce labyrinthe. C' est de ne jamais oublier que tous les verbes ne sont que le verbe être, plus un adjectif qui y est joint ; que par conséquent, ils ne peuvent pas avoir plus de tems que lui, p241 ni d' autres tems que les siens. Ainsi, si nous voulons juger d' un de leurs tems simples, nous n' avons qu' à voir quel tems du verbe être il renferme ; et nous connaitrons sa valeur. Si c' est un tems composé, il faut de plus examiner à quel tems du verbe être répondent les tems qui entrent dans sa composition, et s' ils y jouent exactement le rôle qu' y joueraient les mêmes tems du verbe simple. Si cela est, le tems est un vrai tems composé ; et le verbe composant doit être regardé comme un véritable verbe auxiliaire. Si au contraire cela n' est pas, et si l' ensemble du tems analysé présente une valeur qui ne résulte pas de la réunion de la valeur particulière de chacune de ses parties, alors ce n' est pas un véritable tems composé ; c' est une phrase dans laquelle deux verbes se trouvent juxta-posés, et à la signification totale de laquelle ils contribuent, non pas seulement par la valeur de leurs tems, mais encore par celle de leurs significations propres. Dans ce cas, celui des deux qui est au mode attributif ne fait pas plus fonction d' auxiliaire, que dans toute autre locution. En suivant cette méthode, p242 nous nous ferons facilement, une idée très-juste de toutes les formes possibles, des verbes de toutes les langues qui s' offriront à nos regards. Si même l' usage avait donné à quelques-unes, une acception qui fût fondée sur une fausse analogie, nous le découvririons à l' instant. Ainsi par exemple, notre verbe avoir en français, est comme tous les verbes adjectifs, formé du verbe être et d' un adjectif. ayant, c' est étant ayant, eu c' est été ayant. J' ai, c' est je suis ayant, j' avais c' est j' étais ayant, j' aurai c' est je serai ayant, etc. Il a de plus des tems composés, dans lesquels il se sert d' auxiliaire à lui-même, et il y joue bien réellement le rôle d' auxiliaire ; car le tems au mode attributif qui y entre, ne tire aucune valeur de sa signification propre d' avoir, de posséder. Il ne fait précisément que le même effet que ferait le tems correspondant du verbe simple. j' ai eu, c' est exactement la même chose que je suis été ayant ; j' aurai eu, c' est je serai été ayant, etc. L' un est un passé absolu, parce que c' est le présent uni au participe passé : l' autre est un futur passé absolu, parce que c' est p243 le futur absolu joint au même participe passé. La valeur totale résulte légitimement de la valeur de chacune des parties. Il en est de même dans tous les tems de notre verbe avoir : et on peut dire la même chose de tous les tems où le verbe avoir se sert d' auxiliaire à lui-même, en italien, en allemand, et en anglais. C' est encore de même, quand ensuite ce verbe avoir devient auxiliaire du verbe être. Vous voyez dans notre tableau, que par-tout où il entre dans la composition du verbe être, il y joue le même rôle qu' y jouerait pareil tems de ce verbe être. cela est bien évident, puisque tous les tems composés, français et anglais, où entre le verbe avoir, sont parfaitement analogues aux tems de même valeur, italiens et allemands, où le verbe être se compose lui-même. C' est-là vraiment être auxiliaire. On n' en peut pas dire autant des verbes werden en allemand, et shall, will, may, etc. En anglais. Dans ich werde werden, ich werde seyn, je deviendrai, je serai, mot à mot, je deviens devenir, je deviens être, je suis devenant devenir, je suis p244 devenant être, on ne trouve, comme nous l' avons déjà remarqué, qu' une série de tems présens qui forment une expression future, graces à la signification propre à l' adjectif devenant. il en est de même en anglais de i shall be, je dois être, je suis devant être, i will be, je veux être, je suis voulant être, pour dire je serai. ce ne sont donc pas là des tems composés, mais des périphrases destinées à remplacer le manque d' un tems, comme si en français on disait, je suis destiné à être, je suis sur le point d' être. Les mêmes réflexions s' appliquent à ces phrases françaises, je vais faire, je viens de faire, que l' on a aussi voulu regarder comme des tems du verbe faire. ce sont uniquement des manières d' employer le présent du verbe aller, et du verbe venir. toutes ces phrases ne sont point des tems composés, sans quoi il faudrait dire, que je sortirai dans une heure, dans deux heures, dans trois heures, sont autant de futurs différens du verbe sortir ; et que je fais bien, mal, lentement, vîte, etc. Sont autant de modes du verbe faire. les verbes qui entrent dans ces locutions, p245 ne sont donc point des verbes auxiliaires. Il n' y a absolument dans le langage, que deux verbes auxiliaires, être et avoir. il ne devrait même y en avoir qu' un, qui est le verbe être ; et il n' y en a deux dans beaucoup de langues, que parce qu' on y est convenu d' employer le verbe avoir dans certaines occasions, précisément et exactement comme s' il n' avait pas d' autre signification que le verbe être. cette observation va nous faire trouver la véritable analyse de tous les tems des verbes adjectifs de toutes les espèces ; rendre manifeste ce que nous avons déjà indiqué, que c' est se méprendre étrangement, de prendre pour le même verbe ce qu' on appele la voix passive et la voix active ; et nous apprendre ce que nous devons penser de tous ces prétendus participes passés passifs, gérondifs, supins, etc., qui ont tant embarrassé les grammairiens. J' aime, amo, c' est je suis aimant, ou je suis étant aimant. C' est le présent du verbe être au mode attributif, avec le simple adjectif aimant, ou avec le présent du verbe aimer au mode adjectif, qui p246 renferme le présent du verbe être au même mode. Ces deux analyses sont équivalentes l' une à l' autre. La seconde renferme un pléonasme, l' existence étant déjà suffisamment exprimée par le présent du mode attributif. J' ai aimé, ho amato, amavi, équivalent à je suis été aimant. C' est le présent du mode attributif du verbe avoir, qui ne fait absolument pas d' autres fonctions que ne ferait le même tems du verbe être, et qui est joint au passé du mode adjectif du verbe aimer ; et cela forme un passé absolu, parce que ce supin, ce participe passé actif, comme on voudra l' appeler, est réellement l' adjectif aimant, réuni avec le participe passé été du verbe simple. De même, je suis aimé, sono amato, amor, est le présent d' un mode attributif, parce que ce n' est autre chose que ce tems du verbe être, uni à un adjectif. Aimé, amato, ne sont là purement et uniquement que de simples adjectifs, comme content, malheureux, ou tout autre. Dans les deux premières langues, ces locutions ne sont donc absolument qu' un emploi du verbe être. l' on peut, et l' on doit dire p247 qu' il n' y a qu' en latin qu' il existe un verbe adjectif, qui signifie être aimé. mais ce verbe adjectif, amari, être aimé, n' est point du tout le même que celui amare, être aimant, puisque l' un est formé de l' adjectif amans, et l' autre, de l' adjectif amatus. j' ai été aimé, io sono stato amato, sont de même des passés absolus du verbe être, et non d' aucun verbe adjectif. Maintenant, s' il est bien vrai, comme le disent les rudimentaires, que amatus sum et amatus fui, veuillent également dire tous deux j' ai été aimé, je suis été aimé, il faut absolument reconnaître deux choses différentes dans le prétendu participe passé passif amatus. il faut que dans amatus sum, il signifie été aimé, et que dans amatus fui, il signifie étant aimé, ou aimé tout simplement. Il faut que dans le premier cas, il soit participe passé, et dans le second, participe présent ou simple adjectif. Car, si dans le premier cas il était participe présent ou adjectif, amatus sum voudrait dire, je suis étant aimé, je suis aimé ; et si dans le second il était participe passé, amatus fui p248 voudrait dire, j' ai été-été aimé, je suis été-été aimé. La nécessité de la même distinction se retrouve dans les tems amatus eram ou fueram, j' avais été aimé, amatus sim ou fuerim, j' aie été aimé, et autres. On voit donc combien il est inexact de dire toujours indistinctement qu' amatus est un participe passé passif. La même réflexion s' applique d' une autre manière à ce que les rudimens appellent dans les verbes déponens, le participe actif passé. imitans signifiant imitant, imitatus signifie non pas précisément, comme ils disent, ayant imité, mais plus exactement, été imitant. alors imitatus sum veut bien dire j' ai imité, je suis été imitant, comme ferait imitans fui, s' il était usité ; mais imitatus fui doit nécessairement exprimer un degré de passé de plus, il doit signifier, j' ai eu imité, mot-à-mot, je suis été-été imitant : et la même gradation doit se retrouver dans les autres tems semblables. Au reste, en l' observant cette gradation, imitatus ne change pas de valeur, il est toujours participe passé ; il signifie toujours été imitant dans ces phrases. Mais dans celle-ci, p249 scriptura imitata, ou imitatione expressa, et autres semblables, il signifie bien exactement imité : il est bien uniquement l' adjectif imité, copié. ainsi, le mot imitatus se trouve précisément dans le même cas que notre mot français imité, qui dans j' ai imité, signifie été imitant, et est participe passé ; et dans je suis imité, ne signifie qu' imité, et est un simple adjectif. Les grammairiens latins ont donc autant de tort que les grammairiens français, de n' avoir pas distingué des choses aussi différentes. Cette attention aurait sauvé aux uns et aux autres bien des embarras. La vraie valeur de ces supins, sur laquelle on a tant disputé, eût été trouvée tout de suite. Ils sont le vrai participe passé actif, employé substantivement, quoiqu' il n' existe pas adjectivement. Nous allons en trouver la preuve dans cette phrase de Tite-Live, si souvent prise pour exemple. diù non perlitatum tenuerat dictatorem, mot-à-mot, (n' avoir pas fait pendant long-tems des sacrifices agréables aux dieux, avait retenu le dictateur.) en effet, que l' usage le permette ou non, p250 perlitare, c' est esse perlitans. Perlitans, c' est étant faisant des sacrifices agréables ; perlitatus, c' est été faisant, etc. non perlitatum sujet d' un verbe, c' est non été faisant pris substantivement, ou n' être pas été faisant des sacrifices agréables. Il n' y a pas la moindre difficulté. Si au contraire on confond dans le même mot la signification sacrifié, et celle été sacrifiant, il n' y a plus moyen de s' y reconnaître. Les gérondifs tant français que latins, sont de même des cas de certains participes ou adjectifs verbaux, employés substantivement. en lisant, c' est pendant, ou par le moyen de la qualité étant lisant, prise substantivement ; c' est pendant être étant lisant. cela nous fait voir en passant, pourquoi Beauzée a eu raison de soutenir que les gérondifs et les supins latins, malgré leur forme, sont plutôt des cas de l' infinitif, que du participe dont ils dérivent. C' est qu' ils n' appartiennent à ce participe, qu' autant qu' il est pris substantivement. Or l' infinitif est le verbe au mode substantif. Le participe est le même verbe au p251 mode adjectif. Mais quand ce mode adjectif est pris substantivement, il devient parfaitement identique avec le substantif. Les supins et gérondifs sont donc autant des cas de l' infinitif que du participe ; et ces participes eux-mêmes pris substantivement, sont de vrais tems de l' infinitif. Notre manière de voir nous fait aussi trouver tout de suite ce que nous devons penser de ce tems, dictum est. Dictum soit adjectif soit participe, est pris là substantivement, puisqu' il est le sujet de la phrase. Est-il simple adjectif ? Signifie-t-il dit, dite ? dictum est est un présent, celui du verbe être. cela veut dire, dit est, il est dit, on dit. dictum est-il supin ? (participe actif passé pris substantivement,) signifie-t-il été disant ? Dictum est, est un passé. Il veut dire été disant est, il a été dit, on a dit. Il serait peut-être plus simple au reste, de regarder dictum comme un participe neutre ou indéclinable du verbe être dit ; alors il faudrait seulement décider s' il en est le participe présent, ou s' il en est le participe passé. Cela rentre dans ce que nous avons dit des participes passifs. p252 En suivant nos principes, on voit facilement encore pourquoi, je ferai cela et cela sera fait, sont le même tems, quoiqu' ils aient une valeur différente. C' est qu' ils n' appartiennent pas au même verbe adjectif. L' un est le verbe être faisant, et l' autre le verbe être fait : la différence de leur expression tient à celle propre à l' adjectif composant. Par la même raison, en sens contraire, j' aurai fait cela, (je serai été faisant cela,) équivaut à cela sera fait, et est un tems différent : c' est que l' adjectif faisant, et l' adjectif fait, sont deux choses très-distinctes, dont l' une est nécessairement postérieure à l' autre, comme poursuivre et atteindre ; mais cela ne fait rien au tems du verbe. Nous trouvons encore dans la même source, ce que nous devons penser de certaines locutions latines, que l' on nous p253 donne pour des tems composés, telles que celles-ci, precaturus sum, precaturus eram, precaturus ero. je vois bien que la première est un vrai tems composé ; c' est je suis devant prier. Il est équivalent à precans ero, je serai priant. Dans l' un, c' est le mode participe qui marque le futur, et le mode attributif qui marque le présent ; et dans l' autre, c' est le contraire. Mais dans tous deux, je trouve un présent et un futur ; et je puis les ramener à un tems unique du verbe être et à un simple adjectif, (je serai priant). mais, je ne puis pas faire de même de precaturus eram pas plus au reste, que de futurus eram, j' étais devant prier, j' étais devant être. Là, il y a deux tems distincts, que je ne puis pas fondre en un. Le tems attributif exprime une existence passée, contemporaine d' une circonstance énoncée. Cette circonstance consiste à la vérité, à devoir être, à devoir faire quelque chose ; j' en conviens. Mais cela est étranger au tems qu' exprime eram, j' étais ; et comme tous les tems dans le discours, doivent être relatifs au moment de l' acte de la parole, c' est eram qui fixe p254 cette relation comme passée ; et elle ne peut devenir future. J' en conclus que ce n' est point là un vrai tems composé, mais deux tems distincts de deux verbes différens à la suite l' un de l' autre, comme si je disais, j' étais destiné à devenir un jour infirme. Assurément, personne ne regarderait cela comme un tems futur. En effet, rappelons-nous que dans tous nos discours, l' existence est considérée comme positive ou comme éventuelle ; et il peut bien y avoir dans l' existence éventuelle, des époques passées par rapport à d' autres, sans qu' elle cesse d' être éventuelle. C' est ce qui produit les futurs passés. Mais, mêler ensemble dans le même tems d' un verbe, l' existence passée par rapport à l' acte de la parole et par conséquent positive, et l' existence future par rapport au même acte et par conséquent éventuelle, c' est une chose contradictoire. Et même, admettre seulement des futurs dans les tems passés de l' existence positive, c' est donner naissance à une conclusion inextricable. Il est bien plus simple de regarder ces locutions comme composées de deux tems différens, de deux verbes distincts p255 ou du même verbe, qui se suivent mais qui ne sont pas réunis. Quant à futurus ero, ou precaturus ero, il est bien visible que c' est un futur ajouté et non réuni à un autre futur : c' est, je serai devant être ou devant prier, j' aurai à être ou à prier. Ce n' est pas là un tems composé. Je m' arrête, et ne m' étendrai pas davantage sur ces détails. On ne peut ni examiner tous les cas différens, ni discuter tous les idiotismes de toutes les langues ; et j' ai peut-être déjà trop multiplié ces analyses particulières, dont quelques-unes d' ailleurs pourraient ne pas paraître satisfaisantes, sans que les principes généraux dussent être rejetés. Or, ces principes se réduisent à ceci. Tous les verbes, dans tous les langages possibles, ne sont toujours que le verbe être uni à un adjectif. Cela posé, il est absolument impossible qu' ils aient d' autres tems et d' autres modes que ceux du verbe être. par conséquent ce sont les modes et les tems de ce verbe que nous devons chercher à déterminer ; et quand nous les aurons p256 trouvé, nous connaîtrons ceux de tous les autres. Ce verbe est essentiellement un adjectif qui, suivant les occasions, devient substantif ou attribut, ce qui fait qu' il a trois modes réels, l' adjectif, le substantif, et l' attributif, et qu' il n' en peut pas avoir d' autres. Il peut avoir tous les tems possibles à chacun de ces modes ; mais comme d' une part le discours exprime toujours une pensée actuelle, et comme de l' autre le caractère essentiel du verbe est d' être un adjectif, en décomposant ces tems on trouve toujours, qu' ils se réduisent à un présent et à un tems du mode adjectif. Par conséquent, si son mode adjectif était complet, il suffirait, pour l' expression de toutes les modifications de la pensée, qu' il eût un présent substantif et un présent attributif : mais il n' en est point ainsi : et au contraire, ce n' est qu' au mode attributif que nous lui trouvons tous les tems dont il est susceptible. Ils sont au nombre de douze, tous relatifs au moment de l' acte de la parole. Six expriment des modifications de p257 l' existence positive ; et six autres, des modifications de l' existence éventuelle : et dans chacune de ces deux classes, trois de ces tems expriment de plus un rapport de simultanéité, avec une autre existence désignée ou non. Le prétendu mode subjonctif n' est qu' un cas oblique du mode attributif, que l' on emploie dans des phrases gouvernées par la conjonction que, et dans certaines langues, dans des phrases gouvernées par d' autres conjonctions, mais qui renferment toujours la conjonction que, comme nous l' avons vu, chap. Iii, 7. Il est si vrai que le subjonctif n' est qu' un cas oblique du mode attributif, que dans les langues où l' on emploie la locution, appelée par les rudimentaires le que retranché, le subjonctif est remplacé par le mode substantif ou adjectif mis à l' accusatif. C' est ainsi que l' on doit considérer ces expressions ; credo me esse felicem, credo me futurum esse felicem, je crois moi être heureux, je crois moi devant être heureux, remplaçant celles-ci, je crois que je suis, que je serai heureux. La destination du subjonctif étant uniquement p258 d' exprimer l' existence subordonnée, il n' y a pas lieu à la distinguer en existence positive et existence éventuelle. C' est pourquoi il n' a jamais que six tems, qui répondent également aux deux classes des tems du cas direct. Ce cas oblique du mode attributif est aussi inutile que le sont ceux des noms, quand leur dépendance d' un autre nom est déjà marquée par une préposition ; car la dépendance du verbe subjonctif est déjà exprimée par la conjonction que, qui est une véritable préposition de proposition. Au contraire, les cas des modes substantif et adjectif sont utiles, comme ceux des autres substantifs, et des autres adjectifs. Le supin et les gérondifs sont des cas de ces modes, et ne sont ni des modes, ni des tems particuliers. Tous les autres prétendus modes du verbe être, ne sont que des manières elliptiques d' employer ceux dont nous venons de parler : et ainsi, voilà l' état exact de tous les tems possibles du verbe simple. En outre, ce verbe simple est le seul p259 verbe vraiment et nécessairement auxiliaire de tous les autres. Il n' y a un autre auxiliaire, le verbe avoir, que parce qu' on est convenu de l' employer dans les tems composés, sans aucun égard pour sa signification propre, et absolument comme s' il n' en avait pas d' autre que le verbe être. tous les autres verbes regardés, mal-à-propos, comme auxiliaires, mêlant à la valeur réelle de leurs tems, qui ne sont autres que ceux du verbe être qu' ils renferment, une valeur particulière tirée de la signification propre de l' adjectif qu' ils y ajoutent, ne forment point, avec le mode adjectif ou substantif d' un autre verbe, de véritables tems composés, mais des phrases où deux verbes se trouvent juxtaposés, et ne sont pas réunis en un. Ainsi, il y a autant de verbes adjectifs distincts, qu' il y a d' adjectifs différens, unis au verbe simple. Par conséquent, c' est une grande erreur et une source de confusions nombreuses de reconnaître dans un verbe, une voie active et une voie passive ; et de prendre p260 pour le même verbe, deux verbes si différens. Enfin, toutes les fois qu' on décompose un tems quelconque d' un verbe adjectif, on y trouve toujours un présent du verbe être, substantif, adjectif, ou attribut, un tems du mode adjectif de ce même verbe être, et enfin un adjectif simple, exclusivement propre au verbe décomposé, et qui n' appartient à aucun autre. Au moyen de ce petit nombre d' observations, tout se dénoue, s' éclaircit, et se simplifie dans les conjugaisons des verbes ; et toutes les règles de syntaxe qui y sont relatives, s' expliquent d' elles-même. J' aurais pu peut-être arriver plus directement à ces résultats ; mais j' ai voulu laisser voir par quel chemin j' y ai été conduit, et montrer que s' ils présentent la théorie des conjugaisons des verbes sous un jour absolument nouveau, c' est que, jusqu' à présent, on ne l' avait fondée que sur l' érudition, et sur des analogies trompeuses ; et on avait toujours négligé de l' aller chercher dans la nature même de cet élément du discours. Il est vrai que, pour prendre cette route, il fallait auparavant p261 avoir pleinement éclairci la génération des idées et celle de leurs signes ; et c' est ce qu' on n' avait pas encore fait complètement, quoique dès long-tems on ait senti que c' était la seule manière d' arriver à la vérité. J' avoue que je crois y avoir réussi ; et je suis persuadé, que si jamais dans les rudimens et les grammaires particulières, on prend ces idées pour base des explications, on verra tout s' enchaîner dans un ordre admirable, et toutes les anomalies apparentes, venir se ranger d' elles-mêmes sous le joug des lois générales. Du moins est-il certain que quand j' ai pris la plume, je n' étais moi-même décidé pour aucun systême. Je ne cherchais qu' à exposer les conséquences des vérités établies précédemment, et à voir ce qui en résulterait ; j' ai été conduit comme par la main ; et j' ai souvent été surpris de trouver à quel point tout s' enchaînait et se confirmait réciproquement, et combien tout le systême du mécanisme du langage devenait simple et un, à mesure qu' il se completait. Mais il est tems de revenir à la syntaxe, dont cette discussion nous a éloignés. p262 Section troisième. des prépositions, des conjonctions, et des repos. cette longue digression sur les tems des verbes, nous a fait perdre de vue notre sujet ; et à peine pouvons-nous retrouver où nous en étions, quand nous nous en sommes éloignés. Cependant, rappelons-nous que nous avons dans le langage, considéré comme combinant c' est-à-dire calculant nos idées, trois moyens de syntaxe ou de coordination entre les signes de ces idées, savoir la construction, les déclinaisons, et l' usage de certains signes ou notes uniquement destinées à marquer le rapport des autres signes. Nous avons suffisamment expliqué les deux premiers, il nous reste à dire un mot du troisième. Ces signes ou notes, qui n' ont absolument aucune utilité que comme moyens de syntaxe, sont les prépositions, les conjonctions, et les repos que dans tout discours nous observons à la fin de chaque phrase partielle ou complète, et qui, en la séparant de ce qui précède et de ce qui p263 suit, unissent plus intimement entr' eux, tous les signes qui la composent. Nous avons déjà parlé longuement des prépositions, dans le chapitre des élémens de la proposition. Nous avons vu leur origine, leurs propriétés, et leurs usages. Nous avons reconnu que tant qu' elles demeurent inséparables des mots qu' elles modifient, ce sont elles qui constituent leurs déclinaisons, et que, quand elles en deviennent séparables et forment un élément du discours, elles remplacent ces déclinaisons au moins en ce qui regarde les cas, et produisent le même effet, qui est de marquer le rapport de dépendance où un nom est d' un autre signe. Nous avons de plus observé que vraisemblablement ce n' est qu' à une seconde époque du langage, que l' on s' est avisé de ce nouveau moyen de syntaxe : du moins, plus les langues sont anciennes et primitives, plus, en général, nous y trouvons l' usage des cas, et moins elles ont celui des prépositions. Nous n' avons donc plus rien à ajouter à cet égard : et nous connaissons suffisamment la nature de ce moyen de syntaxe. p264 Il en est de même des conjonctions, ou plutôt de la conjonction que à laquelle toutes les interjections conjonctives, et tous les adjectifs conjonctifs, doivent leur qualité de conjonction, comme tous les verbes doivent au verbe être, leur qualité de verbe. Nous avons vu que, quelle que soit son étymologie, c' est un mot dont la signification propre est d' exprimer, qu' un verbe au mode attributif est régi par un autre, qu' une proposition dépend d' une autre ; que par conséquent que doit être regardé comme une préposition d' un genre particulier, dont le conséquent est toujours une proposition toute entière, et dont l' antécédent est toujours un verbe, quand elle est seule ou comprise dans une autre conjonction, et toujours un nom, quand elle est unie à un adjectif déterminatif qui en fait un adjectif conjonctif. Nous avons même vu, dans les déclinaisons des verbes, que cette préposition verbale exige que le verbe qui la suit, soit à un cas oblique du mode attributif, comme les autres prépositions exigent que les noms qu' elles régissent, soient à un cas oblique, dans les langues p265 où ils ont des cas : et nous avons remarqué que, quand cette conjonction que est supprimée, (ou retranchée, comme disent les rudimens,) le nom qui aurait été le sujet du verbe qu' elle aurait gouverné, est mis à un cas oblique, et le verbe lui-même est mis au même cas oblique de son mode substantif ou de son mode adjectif, et s' accorde avec ce nom, comme ferait un autre nom ou un autre adjectif. Nous connaissons donc bien la nature et les effets de ce moyen de syntaxe, et il est inutile de nous y arrêter davantage. Quant aux pauses plus ou moins marquées, que nous ne manquons jamais de faire de tems en tems dans toute émission de signes, il ne sera pas nécessaire de nous en occuper bien long-tems. Il est aisé de voir, que partageant en différens groupes une longue série de signes, elles produisent l' effet de séparer chaque sens partiel ou complet, et de le rendre plus distinct. Dans les langues orales, les inflexions de voix qui annoncent le commencement et la fin de chaque phrase, et celles qui en appuyant sur le mot principal, p266 le font remarquer, sont encore des moyens de syntaxe du même genre. L' utilité de ces pauses et séparations, est si sensible, que même dans les langages composés de signes transitoires, elles sont souvent marquées par des signes exprès. Dans les langages de gestes, il n' est pas rare que chaque phrase soit terminée par un signe uniquement destiné à en marquer la fin ; et même quelque chose d' analogue se retrouve dans les langues parlées par des peuples grossiers. Ces mots je dis, et j' ai dit, par lesquels les sauvages commencent et finissent si fréquemment leurs discours, et même chaque partie de leurs discours, n' ont guères d' autre objet. à l' égard des langages composés de signes permanens, et des langues orales quand elles acquièrent cette propriété par le moyen de l' écriture, pour peu que leur grammaire soit perfectionnée, ces séparations y sont toujours notées avec soin. C' est à cet usage que sont destinés nos virgules, nos points, et nos divisions en alinéas, paragraphes, chapitres, sections, etc. p267 Il est pourtant à remarquer que l' écriture de la langue hébraïque, celle de plusieurs manuscrits anciens, et celle de nos langues modernes dans les tems d' ignorance, n' avaient pas de ponctuation, ce qui en rend souvent la lecture très-pénible, et ce qui prouve en même tems que cette invention est une des dernières dont les hommes se soient avisés, pour porter la clarté dans leurs discours ; invention qui est même encore loin d' être aussi perfectionnée qu' elle pourrait l' être. Cependant, je n' entrerai point dans le détail des règles de la ponctuation. On ponctue toujours suffisamment bien en écrivant, comme on marque toujours convenablement les repos en lisant et en parlant, quand on entend ce qu' on dit. C' est même ce qui prouve encore que cela sert à le faire comprendre aux autres. J' ai donc dû faire mention de la ponctuation, pour compléter l' énumération de tous nos moyens de syntaxe. C' est ici que finit ce que nous avions à dire de la grammaire vraiment générale, c' est-à-dire, ce qui est commun absolument à tous les langages possibles, de p268 quelque nature que soient les signes qui les composent. Maintenant nous devons considérer ces langages comme divisés en deux grandes classes ; l' une, formée de ceux qui sont composés de signes fugitifs et transitoires, l' autre, de ceux composés des signes permanens et durables : et il nous reste à voir comment les premiers ont produit les derniers (car il n' est pas douteux qu' ils les ont précédés) ; quels sont les effets et les propriétés de ceux-ci ; et quelles sont leurs relations avec ceux dont ils émanent. Quand nous aurons encore éclairci ces différentes questions, nous aurons, je pense, traité toutes les parties de notre sujet ; et nous pourrons en tirer quelques conséquences, pour l' amélioration de nos langues, et pour la composition d' une langue vraiment philosophique. Alors, je crois que nous aurons achevé l' histoire de l' expression de nos idées. Si nous l' avons bien faite, celle de leur déduction s' ensuivra tout naturellement : parlons donc actuellement des signes durables et permanens. CHAPITRE 5 GRAMMAIRE T 2 p269 des signes durables de nos idées, et spécialement de l' écriture proprement dite. après avoir parlé si longuement des tems des verbes, et d' autres détails presque minutieux de nos langues articulées, l' on aura peut-être été surpris de m' entendre dire en finissant, que tout ce qui précède, est commun absolument à tous les langages, de quelqu' espèce qu' ils soient. Cependant, rien n' est plus exact, et il est facile de s' en convaincre. En effet, sans remonter jusqu' à la première partie de ces élémens, dont celle-ci n' est que la continuation, et sans répéter ici, ce que nous avons dit de la création des signes artificiels de nos idées, de leurs diverses espèces, de leurs fonctions, et de leurs propriétés communes, rappelons-nous seulement que tout systême de signes est un discours. Le discours est donc toujours la représentation plus ou moins p270 parfaite de nos pensées. Or, toutes nos pensées ne consistant qu' à sentir et à juger, tout discours doit être composé de propositions ; ces propositions, de sujets et d' attributs ; ces sujets et ces attributs, d' idées principales et de complémens : et par conséquent, il faut nécessairement que nous retrouvions dans tous les langages possibles, quelque chose d' analogue aux élémens de la proposition, et aux moyens de syntaxe dont nous venons de rendre compte. Si toutes ces parties sont plus développées, et si toutes leurs nuances sont mieux marquées dans le langage articulé que dans tout autre, c' est que par diverses causes, les sons de la voix sont de tous nos signes naturels, les plus commodes et les plus perfectibles ; et que, par ces motifs, ils ont été les plus employés, et les plus perfectionnés. Mais il n' en est pas moins vrai que quand nous avons recours p271 aux gestes, aux attouchemens, ou même à d' autres signes totalement d' imagination que nous composons sur le modèle de ceux-là, nous ne pouvons les composer et les arranger, que suivant une méthode tout-à-fait semblable à celle qui préside au langage articulé ; parce que cette méthode ne dépend pas de notre choix ; qu' elle nous est dictée par l' opération même de la pensée qu' il s' agit d' exprimer ; en un mot, qu' elle est nécessaire, et non pas arbitraire. Tout ce que nous en avons dit est donc d' une vérité générale, et même universelle ; et n' est particulier à aucun langage. Il n' en est pas de même du sujet que nous avons à traiter actuellement. Tous les signes naturels de nos idées sont momentanés. Ils se laissent appercevoir un instant, et s' évanouissent aussitôt. Devenus artificiels, ils n' en demeurent pas moins fugitifs et transitoires : et tous ne sont pas également susceptibles d' être convertis en signes durables et permanens. Les uns ne le peuvent qu' à l' aide d' une traduction pénible : les autres se prêtent à une représentation directe et facile. p272 Par conséquent, ce qui est vrai des uns ne l' est pas des autres, et on ne peut point établir ici des vérités universelles. J' ai déjà indiqué cette observation, dans les chapitres 16 et 17 des élémens d' idéologie, et j' ai annoncé que je la développerais davantage, quand je parlerais de l' écriture et de l' ortographe. C' est ici le lieu de remplir cet engagement : mais, pour y réussir, il faut encore nous reporter un moment à l' origine du langage. Tous les hommes, je dirai plus, tous les êtres animés parlent naturellement le langage d' action ; ou plutôt leurs actions parlent pour eux, sans qu' ils le veuillent : et manifestent leurs pensées à tous les êtres organisés à-peu-près de même, qui voyant que quand ils ressentent certaines affections, ils font certaines actions, en concluent que leurs semblables, quand ils font les mêmes actions, éprouvent les mêmes affections. De cette observation que chacun fait de son côté, il résulte bientôt que tous les individus, sur-tout dans la race humaine, font ces mêmes actions, non plus seulement pour les faire et pour l' effet immédiat qui en résulte, p273 mais pour manifester ce qu' ils pensent. Alors ces actions, de signes naturels involontaires, deviennent signes volontaires institués. Leur signification est un secret surpris, qui devient un secret confié ; et son indice irrécusable se change en un moyen de le communiquer. On a le plus grand besoin, et par conséquent le plus grand désir de faire connaître ses pensées ; on en perfectionne tous les moyens. Heureusement la tentation et l' art de dissimuler ne naissent qu' après l' envie de se manifester. De-là vient l' institution du langage dès l' origine du genre humain, et l' usage perfide qu' on n' en a fait que trop souvent dans la suite. Ce langage d' action s' adresse à trois sens, le tact, la vue, et l' ouïe. Il est composé de trois espèces de signes, les attouchemens, les gestes, et les sons. On emploie plus ou moins chacune de ces trois parties du langage d' action, suivant les occasions ; mais on se sert toujours de toutes trois concurremment, sur-tout des deux dernières. Tout cela a déjà été observé. Cependant, quoiqu' on emploie concurremment p274 ces diverses branches du langage d' action, il n' en est pas moins vrai que chacune d' elles, (et principalement les deux dernières,) étendue et perfectionnée par des conventions successives, est susceptible de devenir chacune séparément, un langage artificiel très-complet, et d' exprimer nos idées de toutes espèces, jusque dans leurs moindres détails. Ainsi, voilà trois classes de langages artificiels bien distincts, qui émanent directement du langage naturel, et chacune de ces classes peut se subdiviser encore en une multitude d' idiômes différens. Mais tous ces langages divers ne sont toujours composés que de signes fugitifs, qui disparaissent aussitôt qu' ils sont perçus, qui se succèdent et se remplacent avec rapidité, qui s' effacent les uns les autres, et qui ne produisent que des impressions momentanées, toujours très-difficiles, souvent impossibles à rappeler avec exactitude. Les hommes n' ont donc pu se servir long-tems de ces signes, sans désirer de les rendre durables. Ils n' ont pu recevoir ces impressions, sans souhaiter de les prolonger et de les renouveller, p275 pour y réfléchir et les combiner. En un mot, ils n' ont pu jouir long-tems de l' avantage de se communiquer leurs idées immédiatement et passagèrement, sans souhaiter d' en conserver l' expression pour des tems et des générations à venir, et de la transmettre à des distances éloignées. Il s' agit de voir comment ils y sont parvenus. Ce motif leur a fait d' abord ériger des monumens, ficher des clous dans des murailles comme les romains, nouer des cordelettes comme les péruviens, percer des arbres d' une certaine manière, ou en planter de nouveaux, comme certains sauvages ; puis les a conduits à imaginer des peintures, des sculptures, des gravures, des plans, et des dessins de toute espèce, pour perpétuer au moins en masse, le souvenir d' hommes, d' événemens, de sentimens, de faits, ou de lieux qu' ils voulaient préserver d' un oubli total. J' écarte pour le moment ces divers genres de signes, ainsi que ceux inventés depuis, et qui sont exclusivement propres à l' arithmétique, à l' algèbre, à la chimie, à l' astronomie, et à diverses autres sciences. p276 J' ai ci-devant considéré tout cela comme autant de langues, ou plutôt de portions de langues ; et j' ai eu raison, puisque ce sont des systêmes de signes. Mais ce ne sont que des systêmes incomplets, puisque chacun d' eux ne s' applique qu' à un petit nombre d' idées très-peu analysées, ouà une classe particulière d' idées ; ainsi ils n' ont pas pu remplir pleinement l' objet dont il s' agit. Cherchons donc de quels expédiens les hommes ont pu s' aviser, pour rendre durable la série complette des signes de leurs idées dans tous ses détails ; et quoique bien sûrement, par toutes les raisons que nous avons dites plusieurs fois, les langues usuelles des hommes aient toujours été des langues vocales, examinons successivement les trois hypothèses où elles seraient dérivées d' une des trois branches différentes du langage naturel, les attouchemens, les gestes, et les cris : et voyons dans chacun de ces cas, ce qu' on aurait pu faire pour rendre permanens ces signes fugitifs. Cela nous fera mieux sentir l' esprit de cette opération, en quoi précisément elle consiste, et jusqu' à quel point p277 chaque espèce des signes naturels s' y prête ou s' y refuse. Supposons d' abord que la langue usuelle tirée du langage d' action, soit une suite de gestes convenus, ayant pour principes et pour racines les gestes naturels et involontaires, et en dérivant plus ou moins immédiatement. Il est évident que dans cette hypothèse, on ne pourrait faire autre chose, que d' imaginer une suite correspondante de figures tracées, n' importe sur quelle matière ni par quels moyens ; d' établir entr' elles les mêmes dérivations, les mêmes analogies, et des formes de composition et de décomposition analogues à celles des gestes ; et d' attacher à chacune de ces figures, une idée déjà liée à un des gestes de la langue usuelle, en y reconnaissant les mêmes élémens du discours, et les mêmes lois de coordination ou de syntaxe. Mais cette série de figures elle-même, comment devons-nous la considérer ? Il est clair que c' est une seconde langue visuelle, puisque c' est un second systême de signes s' adressant comme les gestes au sens de la vue, seulement d' une manière p278 plus durable. Mais c' est une seconde langue à la création de laquelle on n' est pas conduit immédiatement, comme à celle de la première, par des décompositions successives des premiers signes naturels. Les signes qui la composent n' ont de valeur que celle qu' on y attache, au moyen des gestes auxquels on convient qu' ils correspondent. Leur signification ne se manifeste jamais que par le secours de ces gestes ; et elle n' est connue que par ceux que l' on voit faire à celui qui la dicte, ou à celui qui l' explique. Ces observations, au reste, n' empêchent pas que cette seconde langue ne remplit en partie son but, de rendre durables les impressions produites par la première, et ne fut déjà d' une grande utilité ; mais il ne faut pas les perdre de vue, parce que nous verrons qu' elles ont bien des conséquences. Maintenant supposons que la langue usuelle dérivée du langage d' action, soit une suite d' attouchemens convenus. Il est évident encore qu' on ne pourrait les convertir en signes fixes et permanens, qu' en les représentant de même, par le p279 moyen d' une suite de figures tracées. Là il y aurait un changement de plus : ce serait l' usage d' un sens qui serait substitué à celui d' un autre, puisque les attouchemens s' adressent au tact, et les figures tracées, à la vue : mais cette circonstance est indifférente. L' effet serait le même que dans le premier cas. Actuellement, rentrons dans l' hypothèse réelle : et supposons que la langue usuelle et habituelle dérive principalement, comme cela est en effet dans tous les pays et dans tous les tems, de la troisième branche du langage d' action, des cris, et est composée d' une suite de sons convenus. Il n' est pas douteux que c' est encore là une collection de signes fugitifs qu' on peut rendre durables, en employant le même moyen, en attachant à une figure tracée, chacune des idées représentées par chacun des mots de la langue parlée. Il suffit pour cela, comme dans les deux premières suppositions, de créer autant de figures qu' il y a de signes différens dans la langue usuelle, et d' y observer les mêmes analogies, et le même ordre de composition. Ainsi, il faut autant p280 de ces figures, que de mots dans la langue parlée, les assujettir aux mêmes lois, et retenir fidèlement la valeur des unes et des autres. Ce sont deux langues paralelles et correspondantes. Pour pouvoir traduire de l' une dans l' autre, il faut qu' elles soient équivalentes, et qu' on les sache bien toutes deux ; c' est tout simple. Mais il ne faut point oublier que la valeur de la seconde ne lui est jamais imprimée directement ; qu' elle n' est que représentative de celle de la première ; et qu' elle ne se manifeste à qui que ce soit, que par le moyen des signes de cette première. C' est là un point très-remarquable. Telle est la manière usitée par les anciens égyptiens, par les chinois, les japonnois, et généralement par tous les peuples qui se servent des figures que nous appelons hiéroglyphiques ou symboliques, et de celles qui en dérivent, en un mot, par tous les hommes qui ont une langue parlée et une langue peinte. Avec ce procédé, ils auraient, comme nous venons de le voir, représenté, figuré également leur langue usuelle, quand même p281 elle aurait été composée de gestes ou d' attouchemens. Mais les langues parlées, pour rendre durables les signes fugitifs qui les composent, offrent un autre moyen qui leur est particulier, et qui présente bien plus d' avantages. Quelques nombreux que soient les mots qu' elles emploient, tous sont les résultats de la fréquente répétition d' un assez petit nombre de sons. Les voix, les tons, et les articulations différentes qui constituent ces sons, sont faciles à distinguer jusqu' à un certain point. Il est donc aisé de représenter par des figures tracées, chacun des sons qui émanent de l' organe humain ; et s' ils le sont exactement et fidèlement, il n' en faut pas davantage pour rendre sensibles à la vue, d' une manière durable, non-seulement tous les mots actuels d' une langue parlée, et tous ceux qu' elle peut adopter dans la suite, mais encore tous ceux de toutes les langues parlées possibles, passées, présentes, et à venir. C' est là ce que font plus ou moins bien nos écritures proprement dites, soit syllabiques soit alphabétiques. C' est là ce que l' on appelle spécialement p282 écrire : et c' est une opération à laquelle les langues orales seules peuvent donner lieu, puisqu' il s' y agit uniquement de représenter les sons. Je parlerai bientôt de la différence de l' écriture syllabique et de l' écriture alphabétique, des causes de la supériorité de cette dernière, de l' inutilité de nos différens alphabets, de la nécessité d' en avoir un seul qui soit complet, des vices de toutes nos ortographes, et de la possibilité de les améliorer. Pour le moment, je m' en tiens à l' idée fondamentale. Celle de l' écriture proprement dite, est de copier les sons ; et celle de l' écriture hiéroglyphique, est de représenter les idées. L' une est la copie figurée de la langue parlée, et rien de plus. L' autre est une nouvelle langue et une langue secondaire, qui n' a point de valeur propre, et dont la signification n' est jamais déterminée et manifestée que par les signes fugitifs de la langue usuelle. Malgré ces différences, auxquelles même on ne fait pas toujours attention, il parait au premier coup-d' oeil, que ces p283 deux moyens de peindre la parole reviennent à-peu-près au même, et doivent remplir à-peu-près également le but qu' on se propose, qui est de rendre l' expression de nos idées durable et transportable, si l' on peut parler ainsi. Cependant, si nous les examinons avec attention, nous trouverons qu' ils diffèrent par la nature de l' opération à laquelle ils donnent lieu, par la manière de l' exécuter, et par les effets qui en résultent ; nous reconnaîtrons que ces différences auxquelles on n' a pas assez pris garde, ont des conséquences si prodigieuses, qu' elles suffisent pour décider du destin des nations, et pour expliquer des phénomènes moraux et politiques, dont on n' a jamais bien rendu raison : et nous serons étonnés qu' un seul petit fait, en apparence bien peu remarquable, puisse avoir tant d' influence sur le sort des hommes : ce qui prouve bien que les moindres observations sur les opérations de notre esprit, sont de la plus haute importance, et portent une vive lumière sur l' histoire du genre humain. Parlons d' abord de l' opération en elle-même. p284 Avec l' écriture alphabétique, elle est purement mécanique et de la plus grande simplicité, si l' on fait abstraction de l' imperfection de nos alphabets et de l' irrégularité de nos ortographes. Elle se réduit, quand il s' agit d' écrire, à bien noter les sons que l' on entend prononcer, et quand il s' agit de lire, à prononcer exactement ceux que l' on voit écrits. Il n' y a pas changement de signes ; il n' y a que deux représentations différentes des mêmes signes convenus et usités. Il ne peut pas y avoir lieu à erreur ; la preuve en est, que pour écrire un discours prononcé, et pour lire un discours écrit, (toujours abstraction faite des irrégularités de l' ortographe,) il n' est pas du tout nécessaire de les entendre. Celui qui tient un discours écrit par le moyen d' un alphabet, est donc bien sûr d' avoir la pensée de celui qui l' a dicté, pure et sans mêlange. Il n' en est pas de même de l' écriture hiéroglyphique. Il y a toujours double changement de signes. Il y a traduction, véritable interprétation, quand on l' écrit ; et nouvelle traduction, seconde p285 interprétation, quand on la lit. La preuve en est, qu' on ne peut faire ni l' un ni l' autre sans comprendre les deux langues employées, la langue parlée et la langue peinte. Voilà donc déjà deux sources d' erreurs, deux causes d' incertitude. Pour que celui qui entend lire ou qui lit l' écriture hiéroglyphique, fût certain d' avoir précisément la pensée de celui qui l' a dictée, il faudrait qu' il eût la preuve que les signes de la langue parlée qui lui en expriment le sens, sont exactement ceux dont s' est servi l' auteur. Or, c' est une satisfaction qu' il ne peut se procurer, qu' en voyant l' auteur lui-même, et réduisant à rien la confiance accordée à l' écrit. Voilà donc déjà une grande différence tirée de la nature même de l' opération. Passons à la manière de l' exécuter. Pour écrire et lire toutes sortes de langues au moyen de l' écriture alphabétique, il suffit d' avoir l' intelligence d' un très-petit nombre de caractères. (je crois qu' un alphabet bien complet, et même très-scrupuleux à marquer les nuances les plus fines, en comprendrait une quarantaine.) or, c' est là un petit talent très-facile p286 à acquérir, sur-tout si l' ortographe était régularisée ; et tellement facile, qu' avec une bonne organisation sociale, au bout de très-peu d' années, il n' y aurait presque pas un individu dans une nation policée, qui fut privé de cet avantage. Il faut au contraire que l' écriture, ou plutôt la langue hiéroglyphique, ait autant de signes que la langue parlée a de mots ; et il faut avoir la connaissance de tous ces signes, pour l' écrire et la lire : c' est une nouvelle langue à apprendre, et une langue dont on ne peut pas acquérir l' intelligence par l' usage habituel de la société. C' est une véritable langue morte qu' on ne peut connaître que dans les livres. (c' est même une langue morte d' une espèce particulière, de la vraie valeur de laquelle il est impossible qu' on ait jamais de monumens, puisque cette valeur ne se manifeste jamais que par le moyen des signes fugitifs de la langue usuelle.) c' est donc l' étude de toute la vie que de la savoir à-peu-près, comme l' expérience le prouve à la Chine : et par conséquent, toute la masse de la nation est privée de l' usage de tout signe durable de ses idées : p287 et le petit nombre des hommes qui se livrent à l' étude, et en même tems aux affaires publiques, puisqu' eux seuls sont capables de les faire, passe tout son tems à étudier l' art de s' exprimer sans y réussir complètement, et sans qu' il lui reste de loisir pour apprendre à penser. Maintenant, voyons les effets que tout cela produit. 1) quand on a surmonté toutes ces difficultés, on ne peut encore représenter en signes durables, que les langues que l' on comprend. La cause en est manifeste : on ne peut traduire sans entendre. 2) on ne peut même représenter que celle sur laquelle la langue écrite, la langue secondaire a été formée et calquée, ou tout au plus celles qui ont avec la première, les plus grandes analogies d' étimologie et de syntaxe. Pour peu qu' elles en diffèrent, on ne peut les rendre dans la langue écrite, que par des à-peu-près, et des équivalens qui les défigurent nécessairement. Voyez un peu ce que ce serait que du français écrit avec la construction, la syntaxe, la formation des verbes, les étimologies, les tropes, et les autres p288 idiotismes de la langue anglaise ou allemande, et même de la langue italienne. Ce serait un patois ridicule et souvent inintelligible. C' est là ce qu' est une langue parlée quelconque, écrite avec une langue peinte qui n' est pas modelée sur elle, qui n' a pas été faite pour elle. 3) il est à remarquer que les figures tracées, quelque nombreuses et quelqu' embarrassantes qu' elles soient à former, à distinguer, et à retenir, sont bien loin de se prêter comme les signes vocaux, aux moindres nuances et aux plus légères modifications. Il est donc impossible qu' il y en ait autant que de mots, et que de différentes formes de chacun de ces mots : et quand on supposerait bien gratuitement, que des nations qui se servent d' un moyen si désavantageux, ont poussé la grammaire générale jusqu' au dernier terme de la perfection, qu' elles ont fait une application rigoureuse de ses principes à leur langue parlée, et qu' elles l' ont amenée au point de n' avoir aucune anomalie, de n' employer que les mots et les moyens de syntaxe réellement nécessaires, de ne modifier les premiers que p289 de la manière la plus régulière et la plus avantageuse, et par conséquent de réduire le nombre de leurs signes, et de simplifier leurs relations autant que possible, quand dis-je, on ferait toutes ces suppositions, assurément bien peu fondées, il ne se pourrait pas encore que la langue écrite rendit toutes les formes d' une langue parlée ; et qu' elle n' altérât pas, en la représentant, même celle sur laquelle et pour laquelle elle aurait été composée, et à plus forte raison toutes les autres. 4) enfin, il y a une dernière observation à faire, sur cet usage de représenter une langue parlée au moyen d' une autre langue écrite qui lui correspond, observation à laquelle on n' a jamais fait assez d' attention, au moins que je sache, et qu' il n' est pas aisé de présenter de manière à la rendre très-sensible : la voici. Ces deux langues, chacune de leur côté, sont sujettes à des variations. La langue écrite n' a point été inventée tout de suite dans toute sa perfection et avec tous ses développemens ; et elle a dû recevoir de différens écrivains, des altérations et des améliorations successives. En un mot, p290 elle a nécessairement beaucoup de variantes. La langue parlée de son côté, comme toutes les langues parlées, surtout celles qui ne sont point fixées par des ouvrages généralement répandus et marqués au coin de la perfection, doit éprouver de fréquens changemens ; par conséquent leurs rapports ont perpétuellement varié : or rien ne le constate. Car la langue parlée n' est nulle part écrite par elle-même ; ainsi personne ne sait ce qu' elle a été : et la signification de la langue écrite n' est jamais manifestée que par les signes vocaux, tels qu' ils sont au moment et dans les lieux où l' on s' en sert pour la traduire en la lisant ; ainsi, on ne sait pas non plus ce qu' elle était, ni à quoi elle répondait, quand l' écrit a été fait. Donc, d' une part on n' a nulle trace de ce qu' a été la langue parlée dans les tems antérieurs ; et un chinois, un japonnois peuvent à peine savoir comment parlait leur bisayeul. Et de l' autre, p291 quand on voit dans la langue écrite un signe tombé en désuétude, ce n' est que par tradition, ou par des conjectures plus ou moins heureuses, que l' on peut savoir s' il répondait à un mot ou à une locution abandonnés, ou s' il existe encore sous une nouvelle forme, c' est-à-dire remplacé par un signe nouveau : et au contraire, quand on y voit un signe nouveau, on ne peut pas être sûr non plus, s' il est seulement le remplaçant d' un signe réformé, ou s' il est une nouvelle création répondant à un nouveau signe de la langue parlée. Ces deux langues parallèles sont deux quantités perpétuellement variables, qui se mesurent l' une l' autre, sans aucun type certain auquel les rapporter. Avec de tels moyens, il est impossible de jamais procéder avec pleine assurance. Nous avons de la peine, nous autres occidentaux, à nous faire une idée d' une pareille anxiété, parce qu' enfin, dans les p292 plus mauvais manuscrits de nos plus anciens langages, nous sommes sûrs d' avoir la peinture fidèle des sons tels qu' ils étaient proférés, et que nous en retrouvons la filiation et la dégénération : mais supposons pour un moment que les lettres sont aussi nombreuses, et aussi variables que les mots et les tournures de phrase ; et jugeons où nous en serions. C' est là le sort des peuples qui se servent à-la-fois d' une langue parlée et d' une langue peinte. La différence des dialectes doit produire à-peu-près les mêmes effets que la différence des tems, et multiplier les incertitudes. Si vous ajoutez à tout cela l' incapacité de la plupart des écrivains, c' est-à-dire des traducteurs, incapacité qui est inévitable, puisque leur art est très-conjectural et très-difficile à acquérir, et qui doit causer de nombreuses fautes, lesquelles augmentent beaucoup la confusion, vous ne serez pas surpris que les voyageurs nous disent qu' à la Chine, la moindre convention, ou le plus simple ordre de l' empereur, donnent souvent lieu à une multitude de commentaires et d' incertitudes, p293 comme chez nous un passage obscur d' une langue morte : et vous concluerez de plus avec assurance, qu' il est inévitable que les livres ainsi écrits, deviennent très-promptement absolument inintelligibles, à moins qu' on ne prenne souvent la précaution de les recopier, ce qui est une autre source d' erreurs, puisque ces copies sont autant de traductions. Tout ce que nous venons de dire, est un peu abstrait, et a exigé beaucoup d' attention, parce qu' il est assez difficile de se bien transporter dans une situation dans laquelle on n' a jamais été ; délassons-nous actuellement à voir les conséquences qui résultent de ces faits. Il me paraît que les voici. D' abord, il est certain que si les hommes ne peuvent presque pas penser, sans avoir converti quelques-uns de leurs signes naturels en signes artificiels, ils ne peuvent non plus faire presqu' aucuns progrès sans avoir trouvé un moyen quelconque p294 de rendre durables ces signes artificiels primitifs, qui sont tous passagers et fugitifs. Secondement, il n' est pas moins sûr que quand, pour son malheur, un peuple a pris le parti de fixer ces signes transitoires, au moyen d' une seconde langue représentant directement les mêmes idées d' une autre manière, il doit arriver : 1) que la presque totalité de la nation demeure inévitablement incapable d' apprendre cette seconde langue, et par conséquent absolument privée de l' usage de tout signe durable, et de la possibilité d' acquérir les connaissances les plus simples. 2) que le très-petit nombre de gens qui ont le tems de se livrer à de longues études, doivent le consumer tout entier à apprendre l' art de s' exprimer, et en avoir très-peu de reste pour acquérir de vraies connaissances. 3) qu' ils doivent y faire très-peu de progrès, étant à-peu-près réduits chacun à leurs propres forces, parce que les moyens de communiquer entr' eux sont p295 difficiles, et qu' ils ne sont jamais sûrs de se comprendre complètement par écrit. 4) qu' en supposant qu' un d' eux fasse réellement une découverte précieuse, ou une observation importante, elle doit facilement s' oublier, ou du moins s' obscurcir, parce que les livres deviennent promptement inintelligibles. 5) qu' il en doit être de même des connaissances qu' ils pourraient recevoir des étrangers, sur-tout si elles sont d' un ordre un peu relevé ; et qu' au bout d' assez peu de temps on ne doit plus les retrouver chez eux, que dans l' état de fragmens et de débris, ou comme des formules dont on a conservé l' usage, mais sans en connaître ni l' esprit ni les motifs, encore moins les moyens de les retrouver si on les perdait. 6) qu' une telle nation doit avoir bien peu de communication avec les étrangers, et en conséquence, concevoir bientôt pour eux une aversion et un mépris stupides, parce qu' il leur est excessivement difficile d' apprendre sa langue, et p297 qu' elle a aussi beaucoup de peine à apprendre les leurs, devant toujours commencer par apprendre à lire et à écrire. 7) que les savans ou demi-savans du pays, voyant que malgré tous leurs efforts ils ne peuvent faire aucun progrès réel, et qu' au contraire toutes les lumières qu' ils ont reçues en dépôt, s' éteignent ou du moins s' obscurcissent entre leurs mains, ils doivent bientôt se pénétrer d' un respect superstitieux pour l' antiquité et pour leurs devanciers ; et ils doivent imprimer ce sentiment au peuple, et par suite, l' horreur de tout changement, et ce dernier point sur-tout avec d' autant plus d' énergie, qu' ils sentent que tout changement dans les moeurs en apporte dans la langue, et que tout changement dans la langue confond et anéantit toute leur science. Tel est le résumé des conséquences qui dérivent nécessairement de l' usage des signes hiéroglyphiques ; et il est remarquable que c' est en même tems l' exposé exact de ce que tous les historiens nous p298 apprennent des anciens égyptiens, et de ce que tous nos voyageurs nous rapportent des chinois. La théorie est donc bien prouvée par les faits : et les faits suffisamment expliqués par la théorie. Car, quand nous voyons les mêmes phénomènes moraux, produits constamment pendant des milliers d' années, chez des peuples aussi éloignés l' un de l' autre, et observés dans des tems et par des hommes si différens, nous sommes bien autorisés à conclure qu' ils sont l' effet d' une institution qui leur est commune, et que nous savons d' ailleurs devoir nécessairement produire ces résultats. Il est donc bien inutile de recourir à d' autres causes, pour nous en rendre raison. Ainsi, si depuis la plus haute antiquité, nous trouvons toujours en égypte et à la Chine, les connaissances dans un état stationnaire ou même rétrograde, et resserrées dans un petit nombre de mains, nous n' avons pas besoin d' en faire honneur à la politique bien ou mal entendue des gouvernans et des prétendus sages de ces deux nations ; il nous suffit de savoir que c' est l' effet nécessaire de l' insuffisance p299 des moyens qu' elles ont de cultiver ces connaissances et de les répandre. De même, si leurs sciences nous présentent toujours une apparence occulte et ténébreuse, et ne se montrent jamais qu' enveloppées dans l' ombre du mystère, nous ne devons pas attribuer cet effet à la sombre jalousie de leurs prêtres et de leurs lettrés, et à un systême bien combiné de leur part, pour se rendre impénétrables pendant des milliers de siècles ; de tels secrets sont impossibles à garder, quand ils sont faciles à apprendre. Mais quand on voit quelle est la langue soi-disant savante de ces prétendus adeptes, on reconnaît clairement que leur plus grand art, pour ne pas se laisser deviner, est d' avoir la plus grande peine à s' expliquer, et de ne comprendre eux-mêmes que très-imparfaitement les écrits dont ils sont les dépositaires. C' est assurément un secret bien gardé, que celui que personne ne sait complètement. Par les mêmes raisons, je dirai que quand nous trouvons chez ces peuples, des connaissances d' un ordre très-relevé, nous pouvons prononcer hardiment qu' ils p300 ne les ont point découvertes, parce que cela est impossible avec les signes dont ils ont l' usage : et comme nous trouvons toujours entre leurs mains ces connaissances, comme des possessions déjà anciennes et mal conservées, dont il ne reste que des fragmens et des débris, nous sommes, ce me semble, inévitablement conduits à conclure que ces nations, quelqu' antiques qu' elles soient, ont été précédées par d' autres, qui se servant de meilleurs signes, étaient beaucoup plus éclairées ; et qu' elles en ont autrefois tiré des lumières, qu' elles n' ont pas même pu conserver entières, bien loin de pouvoir les accroître, avec le mauvais moyen qu' elles ont pour les constater et les transmettre. Je crois que c' est là le plus fort argument que l' on puisse faire en faveur de l' existence d' un peuple éclairé, antérieur à tous ceux que nous connaissons : je crois même qu' il en démontre la nécessité, d' une manière irréprochable ; car elle est prise dans la nature de l' esprit humain et de ses moyens de connaître. Quoiqu' il en soit, je crois avoir prouvé, et c' était l' objet de cette analyse, 1) que p301 les hommes ne peuvent presque pas penser, sans avoir converti les signes naturels de leurs idées en signes artificiels ; 2) qu' ils ne peuvent avoir que des connaissances infiniment restreintes, tant qu' ils n' ont pas su rendre permanens ces signes artificiels fugitifs ; 3) qu' ils ne peuvent encore faire presqu' aucuns progrès, quand ces signes permanens, au lieu d' être la représentation directe et immédiate des signes fugitifs, sont une seconde langue distincte de la langue usuelle. C' est cependant à ce dernier expédient qu' ils seraient réduits, si leurs langues usuelles étaient composées d' attouchemens ou de gestes : mais les langues orales donnent lieu à une méthode qui a des résultats bien plus avantageux ; et cette propriété suffirait-elle seule à justifier la préférence universelle donnée à ces langues, quand il n' y aurait pas en leur faveur beaucoup d' autres raisons tirées de notre organisation. Cette méthode est celle qui consiste à représenter, à noter, seulement les sons dont les mots de ces langues sont composés, sans s' embarrasser p302 du tout des idées qu' ils expriment. Tout peuple qui a une langue parlée, et qui néglige ce moyen de la convertir en signes permanens, par cela seul se condamne à une inutilité absolue. Son existence, quelque longue qu' elle soit, est aussi stérile que celle des peuples qui n' ont aucuns signes permanens, et demeure absolument nulle pour les progrès de l' esprit humain. Elle peut et doit même leur nuire, en contribuant à en faire méconnaître la marche, et en induisant à erreur sur les moyens de les favoriser. C' est donc pour une réunion d' hommes en société, une détermination bien importante, et qui doit avoir la plus grande influence sur leur destinée, que celle d' adopter l' usage de l' écriture hiéroglyphique, ou celui de l' écriture proprement dite. Mais cette détermination, comme la plupart de celles qui décident du sort des hommes, n' a jamais pu être prise après mûre délibération ; car, pour se décider avec connaissance de cause, il faudrait avoir déjà l' expérience du parti qu' on préfère, et la connaissance des effets qu' il peut produire après une longue p303 suite de siècles. D' ailleurs un usage, un procédé général n' est jamais, sur-tout dans l' enfance des nations, adopté de dessein prémédité, et par l' effet d' une volonté expresse. Il naît, il s' introduit sans qu' on sache comment ; puis il prend faveur, et devient prédominant, sans que personne le veuille. Cherchons donc comment des nations ont pu être conduites à se servir de l' écriture hiéroglyphique, ou de l' écriture proprement dite. On a beaucoup dit que les hommes avaient commencé par employer les hiéroglyphes, les peintures symboliques et allégoriques ; et qu' ensuite, à force de les perfectionner, ils en étaient venus à inventer les lettres et les alphabets. Pour moi, j' avoue que je ne le crois pas. Premièrement, cette opinion n' est appuyée sur aucun fait positif : car l' histoire, au moins que je sache, ne nous a transmis le souvenir d' aucun peuple qui ait abandonné l' usage des hiéroglyphes pour celui de l' écriture alphabétique. Au contraire, nous voyons de nos jours les chinois qui depuis long-tems parlent concurremment deux langues, le chinois et le tartare p304 mantchou, qui ont pour cette dernière une écriture alphabétique qui pourrait également leur servir pour la première, et qui sont bien à même d' en sentir tous les jours les avantages. Cependant, ils continuent toujours à représenter le chinois, au moyen d' une langue peinte, et le tartare, avec des caractères alphabétiques ; et cela ne tient point uniquement à la répugnance que cette nation a pour tout ce qui est nouveau ; cette répugnance est un effet bien plus qu' une cause. La vraie raison est que réellement il est extrêmement difficile à un peuple de changer une pareille habitude. Le jour où il s' en aviserait, il faudrait que tout le monde rapprit à lire ; que tous ses instituteurs quelconques changeassent leur enseignement ; ses tribunaux, leurs procédés ; et qu' il renouvellât totalement et sans retard tous ses livres, tous ses registres, tous ses actes publics et privés jusqu' aux moindres affiches, tous ses documens, tous ses manuscrits. Un pareil jour serait pour lui le commencement d' une ère absolument nouvelle, et certainement l' époque d' une révolution prodigieuse, source p305 d' événemens si considérables, que la mémoire ne pourrait s' en être perdue entièrement. Or, puisque l' histoire ne nous l' apprend pas positivement, cela me suffit pour croire qu' un pareil changement n' a jamais eu lieu chez aucun peuple. D' ailleurs, ce n' est point ainsi que procède l' esprit humain. Un changement brusque et complet ne s' opère jamais parmi les hommes en société : trop d' habitudes y résistent. Les nouveautés s' introduisent petit-à-petit quand elles ne sont pas diamétralement opposées aux usages antérieurs ; et les rendre vulgaires, est l' ouvrage du tems que lui seul peut exécuter. Ma seconde raison, pour être persuadé qu' un pareil changement n' a jamais eu lieu dans aucun pays, c' est que ces deux procédés sont fondés sur deux vues de l' esprit totalement différentes. L' une consiste à entreprendre de représenter les idées ; l' autre, à essayer de peindre seulement les sons : en sorte qu' il est absolument impossible que le projet de réaliser l' une, conduise jamais à exécuter l' autre. En effet, une figure hiéroglyphique est toujours une peinture. C' est la p306 représentation d' un objet ou d' une action, ou plutôt de l' idée que nous en avons : car, répétons-le toujours, nous n' exprimons jamais que nos idées. Supposez cette figure aussi perfectionnée, aussi modifiée, ou si vous voulez, aussi altérée et aussi dénaturée qu' il vous plaira ; elle deviendra ce que sont les caractères chinois, les chiffres de l' arithmétique, les signes de l' algèbre, les symboles astronomiques, chimiques, et pharmaceutiques. Elle deviendra la peinture, l' emblême, la représentation d' idées très-compliquées, très-travaillées, très-abstraites, très-éloignées des objets sensibles ; mais jamais elle ne deviendra la note d' un son d' une langue parlée, qui soit toujours le même à quelque mot qu' il appartienne. Or c' est là ce qu' est un caractère syllabique ou alphabétique. Jamais donc l' hiéroglyphe ne subira cette métamorphose. Ces motifs me portent à croire que les hommes ont été réunis long-tems en corps de nation, ayant l' usage d' un langage articulé, peut-être même assez perfectionné, sans avoir trouvé le moyen de rendre permanent et de peindre exactement, chacun p307 de ces signes si utiles et malheureusement si fugitifs. Dans ce long intervalle de tems, ils auront inventé plusieurs arts. Ils auront fait les premiers essais de la peinture, de la sculpture, de la gravure, et de tous les arts qui tiennent au dessin, pour perpétuer le souvenir des événemens qui avaient influé sur leur destinée, et des êtres qui leur étaient chers. Ils auront créé de même la musique, pour animer leurs danses, pour chanter leurs plaisirs et leurs malheurs, pour donner plus d' énergie à leurs récits, et augmenter la facilité de s' en ressouvenir. Ils y auront eu d' autant plus de facilité, que les langues naissantes dérivant immédiatement des cris de la nature, ne sont presque elles-mêmes que de la musique. Les tons et les tems y sont extrêmement marqués. Ils y jouent au moins un aussi grand rôle que les articulations et les voix, et il suffit de moduler le langage, d' une manière un peu plus prononcée, pour que le discours devienne un chant. Cette musique, dans son origine, est monotone ; elle a peu de tons différens. On aura pu facilement attacher un signe durable à chacun d' eux. p308 Delà l' invention des notes dont effectivement on retrouve des traces dans les monumens de la plus effrayante antiquité. Alors, des hommes ingénieux voulant représenter d' une manière durable, les moindres détails du discours, auront eu le choix de deux moyens. Ou ils auront essayé de séparer les différentes parties d' une ou de plusieurs figures exprimant un court récit, une phrase, et d' affecter l' une de ces parties à exprimer le sens d' un des mots, et l' autre à exprimer celui d' un autre. Dans cette hypothèse, ils auront profité des métaphores et des analogies déjà employées dans le langage oral. On avait dit le coeur, pour dire le sentiment ; ils auront peint un coeur enflammé pour dire l' amour, un coeur flétri pour dire le chagrin, etc... et petit-à-petit, ils se seront réduits à quelques traits, dont l' étymologie même sera devenue presque impossible à retrouver. Ou bien, au lieu de décomposer l' idée de la phrase, ils auront essayé d' en décomposer les sons. Leurs notes marquaient déjà les tons, peut-être même les tems ; quelques autres auront marqué les articulations p309 et les voix. cette dernière précaution de marquer les voix, n' est même pas indispensable, puisque plusieurs langues anciennes, et nommément l' hébreu, se sont long-tems écrites en ne marquant que les articulations et les accens (c' est-à-dire les tons), et laissant à l' intelligence du lecteur à suppléer les voyelles. Ce fait prouve bien ce que je viens de dire, que les langues naissantes sont tout près des cris naturels ; qu' elles ne diffèrent presque pas de la musique ; et que leur discours n' est presque qu' un chant ; puisque pour le représenter, il a paru important de marquer les tons, et inutile de marquer les voix. Une pareille écriture n' est autre chose que nos notes, auxquelles on ajouterait des consonnes ; et elle montre bien clairement qu' il a été aisé d' arriver jusqu' à l' écriture, par le moyen de la musique. Au moment où une nation s' est donnée des signes permanens, il aura donc dépendu absolument du hasard, c' est-à-dire, des circonstances particulières, que nous ne pouvons plus appercevoir, de décider à qui des sectateurs de la peinture ou de p310 ceux de la musique, sera restée la gloire de figurer le langage, et si l' on préférerait de le peindre ou de le noter ; car l' un de ces deux usages peut être, comme on le voit, tout aussi anciennement imaginé que l' autre. Mais je le répète, une fois un de ces deux partis pris, on n' aura jamais pu passer insensiblement à l' autre, ni même y venir de dessein prémédité. ç' aurait été la subversion de la société toute entière. Si jamais il est arrivé que dans le même pays un de ces deux usages ait remplacé l' autre, cela n' aura pu s' effectuer que comme nous allons peut-être voir cette grande révolution s' opérer à la Chine : c' est-à-dire, qu' une nation se servant d' une langue peinte aura été subjuguée par une autre ayant une écriture. Le peuple vaincu aura conservé long-tems sa langue et ses hiéroglyphes ; et le vainqueur aura même été obligé de se servir de ceux-ci toutes les fois qu' il aura écrit la langue de ses nouveaux sujets, sans quoi ils n' auraient pu le lire. Mais à la longue la langue des conquérans se sera toujours répandue d' avantage, tandis que celle p311 des sujets aura été de plus en plus négligée et enfin oubliée, et avec elle la langue peinte qui y correspondait ; mais l' une n' aura jamais pu disparaître sans l' autre. Je suis convaincu que c' est là ce qui est arrivé dans l' ancienne égypte, et que c' est ce qui rend absolument insurmontable la difficulté que nous éprouvons à comprendre ses hiéroglyphes, parce que non-seulement la clef de ce chiffre est perdue, mais même le souvenir de la langue dont il était la représentation est totalement oublié. Je sais pourtant qu' Hérodote et Diodore De Sicile nous disent qu' il existait en même temps dans ce pays une écriture mystérieuse qui était hiéroglyphique, et une écriture vulgaire qui était alphabétique, et qu' ils ne font point mention que ces deux écritures se rapportassent à deux langues différentes. Mais il est à remarquer que ces récits sont ceux d' hommes qui n' ayant pas profondément réfléchi sur la nature de ces signes, croient que l' obscurité de tout ce qui est écrit en hiéroglyphes tient uniquement à la jalouse inquiétude des p312 prêtres, et pensent que l' on peut passer tout naturellement et par gradations successives, des caractères hiéroglyphiques aux alphabétiques. Or ces deux suppositions sont également fausses. On peut donc et l' on doit suivant moi, sans nier les faits, révoquer en doute l' explication de la manière dont ils sont arrivés. Je pense que c' est un sujet à soumettre tout de nouveau à la discussion, malgré les grands travaux de Warburton et du comte De Cailus ; et qu' il serait également curieux et utile d' examiner si ce n' est point aussi à la cause que j' indique, que tient la disparution de quelques anciennes langues de l' Inde, et la difficulté de deviner certaines écritures. Je suis tenté de le croire ; car il me paraît impossible que l' usage d' une langue peinte ait été abandonné autrement, que par l' abolition de la langue parlée à laquelle elle correspond. Au reste il serait encore plus impossible qu' un peuple ayant joui des avantages d' une véritable écriture, y renonçât pour adopter une langue peinte ; et c' est sans doute cette considération, qui a établi l' opinion que ce dernier procédé est le plus ancien, p313 quoique je ne voye aucune raison de le croire. Quoiqu' il en soit, le jour où une nation a choisi entre ces deux manières de rendre permanens les signes de ses idées, le jour où elle a adopté l' une des deux, elle a décidé de son sort à jamais. Si elle a préféré les hiéroglyphes, elle s' est ôté à elle-même tout moyen d' accroître ses connaissances, et même de conserver dans leur pureté celles qu' elle pourrait recevoir d' ailleurs ; elle a prononcé que son existence, quelque longue qu' elle fut, serait presque aussi inutile aux progrès ultérieurs de l' esprit humain, que si elle n' avait point du tout de signes permanens de ses idées ; elle a fait de son histoire comme de celle des peuples sauvages, une lacune plus ou moins longue, dans l' histoire du genre humain. Elle s' est faite un rameau inutile de ce grand arbre, pouvant porter quelques feuilles, mais incapable de produire aucuns fruits. Nous ne chercherons donc pas à pénétrer plus avant dans la connaissance de l' écriture hiéroglyphique, et à en déterminer les règles et les procédés. Il nous suffit p314 d' avoir montré son origine et ses propriétés, ou plutôt sa privation absolue de toutes propriétés utiles : et nous allons nous occuper exclusivement de l' écriture proprement dite, de celle qui note les sons sans songer à représenter les idées, de celle en un mot qui est la langue parlée elle-même rendue permanente, et non pas une autre langue qui aspire à lui correspondre, et n' y réussit jamais complètement. On divise ordinairement l' écriture proprement dite en deux branches, la syllabique et l' alphabétique. On regarde la première comme la plus ancienne ; il p315 semble que ce soit le premier pas dans l' art de décomposer les sons ; il paraît qu' on commence par distinguer dans un mot les différens sons qui forment les syllabes, et que ce n' est que par une seconde analyse que l' on découvre dans chacune de ces syllabes une articulation et une voix, et qu' on les représente par des caractères séparés. Mais le vrai est que ces deux procédés se retrouvent bien souvent mêlés ensemble dans toutes les écritures, comme nous le verrons bientôt. Au reste l' écriture syllabique a absolument les mêmes propriétés que l' écriture alphabétique ; seulement elle exige un bien plus grand nombre de caractères, parce qu' il y a bien plus de syllabes différentes que d' articulations et de voix distinctes, puisqu' il résulte une syllabe de chacune des nombreuses combinaisons, que l' on peut faire de ces articulations et de ces voix, en les réunissant. La manière d' écrire l' hébreu dont nous parlions tout-à-l' heure, est en grande partie une écriture syllabique ; car quand d' une syllabe, on n' indique que l' articulation (je laisse à part l' accent ou le ton p316 que dans les deux cas on peut marquer ou ne pas marquer), et quand on laisse à l' intelligence du lecteur à suppléer la voix, il ne s' agit à la vérité que d' ajouter un signe qui indique cette voix, pour être tout-à-fait à l' écriture alphabétique ; mais tant que cette addition n' est pas faite, le caractère qui exprime l' articulation exprime à lui seul toute la syllabe. C' est un véritable caractère syllabique. On en peut dire autant des alphabets de la plupart des langues orientales. Non-seulement la forme de leurs lettres est excessivement incommode et très-difficile à tracer ; elles sont surchargées de points, de traits, et de notes hors ligne, qui sont une source perpétuelle d' erreurs : mais encore, comme dans l' hébreu, une partie des sons n' est point exprimée. On laisse à l' intelligence du lecteur à la suppléer ; et qui plus est, la valeur de ce qui est écrit est souvent changée par l' influence de ce qui ne l' est pas ; en sorte qu' il faut savoir la langue et sa syntaxe pour pouvoir lire, et que, comme ledit très-bien le citoyen Volney, la lecture est une divination perpétuelle. On ne sauroit trop p317 méditer ce qu' il a écrit sur ce sujet. Il a très-bien vu que si les orientaux en général sont l' opposé des occidentaux presque en tout, depuis les moindres usages jusqu' aux opinions les plus importantes, cela vient de la difficulté de la communication des idées entre ces deux classes d' hommes ; et que cette difficulté tient bien moins à la différence des langues usuelles ou des signes fugitifs des idées, qu' à l' imperfection des alphabets ou des signes permanens. En conséquence il propose de commencer par écrire ces langues avec notre alphabet, en y ajoutant quelques caractères : et il prouve parfaitement, qu' en employant ce moyen, non-seulement on apprendrait beaucoup plus vîte les langages de ces peuples, mais encore qu' il serait plus aisé et moins cher de publier et de répandre le peu de manuscrits et de livres qu' ils possèdent, qu' en continuant à se servir de leurs caractères ; et que par là on arriverait, avec le tems, jusqu' à leur faire adopter à eux-mêmes une écriture perfectionnée. p318 Je crois cette idée excellente ; et si je m' y suis arrêté plus qu' il ne semble que j' aurais dû le faire, ce n' est pas seulement parce qu' elle vient parfaitement à l' appui de ce que j' ai dit ci-dessus relativement à la langue peinte des chinois, mais parce que je suis persuadé qu' elle sera exécutée tôt ou tard, et qu' elle aura des conséquences extrêmement importantes, et dont il est impossible d' assigner le terme. En effet, le sort des peuples dépend uniquement de l' état de leurs lumières ; et celui-ci tient essentiellement au degré de p319 perfection et de commodité des signes permanens qu' ils ont su se procurer. C' est par ceux-là seuls que les connaissances se perpétuent, s' accroissent, et se répandent. Or les nations dont il s' agit, sont, il est vrai, préservées bien heureusement pour elles, de l' usage des langues hiéroglyphiques ; mais elles en sont au premier pas dans l' art d' écrire. C' est à celles qui sont plus avancées à leur faire faire de nouveaux progrès ; sans cela elles resteraient long-tems en stagnation ; car, dans toutes les sociétés, c' est toujours du dehors qu' est venue l' impulsion des grandes et utiles innovations. L' histoire fait foi que tout peuple livré à lui-même arrive et reste à un certain terme qu' il ne passe plus ; et le grand avantage des modernes occidentaux est que les connoissances sont cultivées en même tems dans plusieurs états rivaux, qui se secourent mutuellement et se relaient pour ainsi dire. Quand l' un d' eux commence à se ralentir, l' autre en le devançant l' entraîne avec lui dans la carrière. C' est ce qui affermit et perpétue leur marche progressive. Faisons donc participer à cet avantage nos premiers p320 maîtres, et reportons dans l' Orient les améliorations que les grecs et leurs successeurs ont faites à l' écriture, qu' ils ont reçue de ces contrées. Quoiqu' il en soit, notre écriture européenne, dérivée des alphabets grecs et romains, est le dernier état des choses ; et, quoiqu' elle ne soit pas parfaite, elle est jusqu' à présent, ce que les hommes ont imaginé de mieux dans ce genre. C' est donc elle dont il faut actuellement nous occuper ; nous trouverons dans ses défauts même les moyens de l' améliorer encore. Mais pour en bien juger, pour voir nettement et complètement ce que nous en devons penser, pour démêler avec exactitude en quoi elle mérite le nom d' alphabétique, et jusqu' à quel point elle est encore syllabique, sans que nous nous en doutions, il faut commencer par examiner avec attention la parole elle-même dont elle est la représentation, et dont elle doit être la représentation fidèle pour être parfaite. C' est, j' ose le dire, ce qui n' a jamais été bien fait. Les grammairiens, même les plus scrupuleux en analyses, commencent par dire p321 que les voix représentées par les voyelles sont une espèce de sons, et que les articulations représentées par les consonnes sont une autre espèce de sons, comme s' il pouvait y avoir dans la nature une articulation sans voix, et une voix sans articulation. Ce premier faux pas fait, cette première erreur commise, il leur a été impossible de voir avec lucidité comment une écriture répond à la parole ; quand un caractère est réellement alphabétique ou véritablement syllabique ; et ce que c' est qu' une syllabe : et ils n' ont pu démêler avec netteté tous les différens sons qui composent le discours, et qui se succèdent avec tant de rapidité dans la prononciation. Or, en quoi consiste cette erreur fondamentale ? p322 Dans la faute qui est la source de toutes les erreurs philosophiques, et je pourrais ajouter, de toutes les autres. Elle consiste à prendre une abstraction pour une réalité, à personnifier une idée abstraite, à croire qu' une qualité que nous remarquons dans un sujet est un être réel et physique, comme le sujet auquel elle appartient. Les voix et les articulations ne sont point des sons, mais des qualités inhérentes aux sons ; et aucun son réel ne peut être dépourvu ni de l' une ni de l' autre. Revenons donc aux faits. Tout langage oral est composé de mots. Ces mots sont composés de sons qui se succèdent. Chacun de ces sons est un effet physique produit par l' organe vocal sur l' organe auditif. Il résulte de l' émission d' une certaine quantité d' air qui sort de la gorge, pendant que le systême entier de l' organe vocal est disposé d' une certaine manière. Quand cette disposition de l' organe change en tout ou en partie, d' une manière ou d' une autre, ce n' est plus le même effet qui est produit ; ce n' est plus le même son qui se continue ; ç' en est un autre qui lui succède. Chaque son, p323 chaque émission d' air réellement distincte d' une autre, réellement différente d' elle par quelque circonstance que ce soit, forme une syllabe naturelle ou physique. Ces syllabes naturelles ou physiques sont toujours séparées l' une de l' autre par un mouvement quelconque dans l' organe, par un changement dans sa disposition, qui interrompt l' émission de l' air ou seulement la modifie. Si ces syllabes naturelles ou physiques ne sont pas exactement les mêmes que celles qui sont reconnues et avouées par les grammaires, les rhétoriques, et les poétiques des différentes langues, et qu' on peut appeler syllabes conventionnelles ou artificielles, la raison en est que les premières, (ou les sons réels) ne sont pas toujours aisées à démêler ; et que plusieurs de ces syllabes physiques s' unissent ou se confondent facilement avec celle qui les suit ou qui les précède, parce qu' elles sont ou très-brèves ou très-sourdes, ou que le mouvement organique qui les sépare est très-peu sensible. De là vient que l' on en a souvent réuni plusieurs ensemble sans s' en appercevoir ; et que les syllabes conventionnelles varient dans les divers p324 idiômes et dans les différentes époques d' une même langue, tandis que les syllabes naturelles sont et seront éternellement les mêmes dans tous les langages. C' est ce que nous allons voir plus clairement en les examinant. Dans chacune de ces émissions d' air, dans chacun de ces sons, il y a plusieurs choses à remarquer, savoir, la voix, la durée, le ton, le timbre et l' articulation. ce ne sont point là autant d' espèces de sons, mais ce sont autant de circonstances par lesquelles un son diffère d' un autre et peut en être distingué. Toutes ne sont pas également utiles, ni même également possibles à représenter ; mais elles sont bonnes à observer pour ne pas les confondre et pour s' en faire une idée juste. J' appelle la voix cette circonstance du son qui fait qu' il est un a ou un i plutôt qu' un o ou un u. c' est elle qui détermine principalement la nature des sons les plus remarquables dans nos langues ; et il n' y a point de langage où on n' en tienne compte. Une langue qui n' auroit qu' une seule voix ou voyelle toujours la même, p325 serait un ramage insupportable ; et serait en contradiction perpétuelle avec la nature de notre organisation, qui nous fait produire des voix différentes suivant les différentes impressions dont nous sommes affectés. La durée du son est ce qui fait qu' il est long ou bref. Tout son émis est en soi également susceptible d' être plus long ou plus bref. Cependant ceux qui mettent l' organe dans une situation difficile à changer, ont par cela même plus de disposition à se prolonger. Tels sont, en général, les sons que nous appelons graves, et ceux qui sont précédés ou suivis d' une articulation pénible. Il n' y a point de langues où il n' y ait des syllabes longues et brèves, et même des longues plus longues et des brèves plus brèves que d' autres, et encore, outre cela, de ces schéva ou e muets que l' on n' a pas toujours assez remarqués entre les articulations qui paraissent se suivre, parce qu' ils sont plus brefs que les plus brèves des syllabes plus sonores. Mais souvent ces différences de durée sont si faibles, qu' elles sont presque insensibles et tout-à-fait impossibles à p326 noter. Ce sont elles qui constituent la mesure et la cadence du discours. Plus elles sont marquées, et plus la langue est mesurée et cadencée. En général elles le sont d' autant plus que l' on remonte plus près de l' origine du langage. Cela doit venir de deux causes : la première, c' est que quand l' organe n' est pas assoupli, il s' arrête nécessairement davantage sur les sons qu' il a de la peine à produire, et glisse sur ceux qui sont faciles. La seconde, c' est que ces différences de durée étant impossibles à représenter exactement par l' écriture, elles doivent insensiblement s' affaiblir à mesure que les signes permanens étant plus employés, la prononciation est plus influencée par l' usage de la lecture. Ce qu' il y a de certain, c' est que les brèves et les longues sont extrêmement marquées dans les langues anciennes et dans celles des peuples sauvages, et qu' elles sont presque insensibles dans la plupart des langues modernes. Les brèves et les longues doivent aussi, toutes choses égales d' ailleurs, se conserver plus marquées chez un peuple où p327 l' on parle beaucoup à haute-voix en public ; car elles contribuent puissamment à rendre la parole plus distincte et plus susceptible d' être entendue à une grande distance ; et aussi elles sont plus aisées à observer dans la prononciation soutenue qu' exige un semblable emploi du discours. Le ton d' un son, est ce qui fait qu' il est, ce que nous appelons aigu ou grave ; qu' il occupe un rang plus ou moins élevé dans l' échelle de la gamme. C' est la note qui marque le ton, comme c' est la voyelle qui marque la voix. mais ces différences de ton, qui sont assez grandes dans la musique pour être appréciées par toute oreille sensible et exercée, sont souvent à peine assignables dans le discours, et toujours impossibles à marquer avec exactitude. On ne peut que les indiquer à peu près par certains signes accessoires, qui ne sont jamais rigoureusement comparables entr' eux comme les notes. Ces signes sont les accens ; et ceux-là seuls méritent vraiment et complètement le nom d' accent, accentus, p328 qui vient de ad cantum, et signifie servant au chant. Il ne faut pas confondre avec ces accens, des signes auxquels on a donné abusivement ce nom, et qui, dans beaucoup d' écritures, remplissent des fonctions absolument différentes, comme de modifier l' articulation ou la voix qui est écrite, ou de suppléer une lettre supprimée, ou de marquer soit l' étymologie soit la nature grammaticale d' un mot, etc. Tels sont, suivant moi, tous les prétendus accens dont nous nous servons en français. Par exemple, nous mettons ce que nous appelons un accent aigu sur le troisième e de fermeté, pour indiquer qu' il est fermé, un accent grave sur le premier e de il tète, pour indiquer qu' il est bref, et un accent circonflexe, c' est-à-dire, aigu et grave successivement sur le premier e de tête, pour indiquer qu' il est ouvert. Aucun de ces signes n' est un véritable accent. Le second est purement un signe de quantité. Le premier et le troisième modifient uniquement la voix ; et suppléants au manque d' un caractère, ils font que la p329 même voyelle représente successivement deux voix différentes. Mais aucun d' eux n' a aucun rapport au ton de la syllabe, et n' est par conséquent ni aigu, ni grave, ni circonflexe. Il en est de même de celui que nous mettons sur le mot à, quand il est préposition. Celui-là est purement grammatical. Il ne fait rien du tout à la prononciation. Il est vrai qu' il y a des cas, où l' effet de ces accens peut induire à erreur : et voici pourquoi. De même que nous avons remarqué que certains sons sont naturellement plutôt longs que brefs, de même il y en a qui ont plus d' analogie avec les tons graves, qu' avec les tons aigus ; et réciproquement. Ainsi, par exemple, l' o de cotte, espèce de juppe, et celui de côte, espèce d' os, sont bien réellement deux voix différentes ; et, à la rigueur, toutes deux peuvent se chanter sur tous les tons de la gamme. Il en est de même de l' a de patin et de celui de pâtée. cependant il est vrai de dire que le premier de ces o, et le premier de ces a, ont plus de disposition à être brefs et aigus ; et que les deux derniers sont plus naturellement p330 longs et graves. Ainsi, les accens qui déterminent ces voix, paraissent en fixer le ton ; mais on voit que ce n' est qu' accidentellement, comme ils en fixent la durée : et si l' on voulait avoir égard à ces effets sécondaires, on pourrait tout aussi bien regarder ces signes comme des signes de quantité, que comme des signes de chant, des accens. Quoiqu' il en soit, voilà ce que c' est que le ton ; et c' est une circonstance des sons tout-à-fait différente de la voix et de la durée, quoiqu' elle n' en soit pas absolument indépendante. Remarquons, en finissant, qu' il en est du ton des sons comme de leur durée. il est d' autant plus remarquable que l' on se rapproche davantage de l' institution du langage. Plus les langues sont près de leur origine, plus elles sont accentuées et chantantes ; comme elles sont plus mesurées et cadencées. La raison en est la même : elles tiennent encore beaucoup des cris primitifs. L' organe n' est pas encore assoupli ; l' homme chante plus qu' il ne prononce ; il soupire ou s' écrie plutôt qu' il ne parle : ce n' est que p331 petit à petit qu' il se plie à toutes les nuances fines et difficiles à saisir des voix et des articulations, et qu' il s' habitue à y attacher plus d' importance qu' au ton. L' usage des signes permanens fortifie toujours de plus en plus cette habitude, parce que, comme nous l' avons vu, ces signes ne peuvent représenter que très-imparfaitement le ton, tandis qu' ils peignent beaucoup mieux la voix et l' articulation. Ainsi, avec le tems, la tradition de l' un s' obscurcit et s' affaiblit, tandis que celle des autres se perpétue et se répand. Ajoutons cependant, que l' usage de parler en public doit faire, sur les tons des sons, le même effet que sur leurs durées. C' est-à-dire, faire qu' ils demeurent plus sensibles dans la prononciation, parce qu' ils servent beaucoup à rendre la parole plus éclatante et plus distincte de loin, et qu' ils sont aussi plus sensibles dans la prononciation soutenue. Après le ton, j' ai cru devoir remarquer dans les sons, ce que je nomme le timbre. j' appelle ainsi cette circonstance, du son qui fait que nous distinguons la voix d' un p332 homme de celle d' un autre, bien qu' ils prononcent tous deux la même voix, avec la même force, la même articulation, et le même ton ; de même que dans un son musical, nous reconnaissons qu' il est produit par deux instrumens de différente espèce, ou même par deux instrumens différens de la même espèce, bien qu' ils soient parfaitement à l' unisson, et que toutes les autres circonstances paraissent exactement les mêmes. Ce sentiment si fin de notre sens auditif, on ne peut nier qu' il n' existe, et qu' il ne soit fondé sur des impressions encore plus délicates, que celles qui nous font distinguer les voix, et même les tons. Je ne rechercherai point ici quelles sont les propriétés physiques, de l' organe de la voix et de l' organe de l' ouïe, qui en sont la cause : et je crois bien qu' il n' est au fond que le résultat d' une multitude, de petites différences inapperçues mais senties, dans les qualités du son que nous avons déjà examinées. Je le crois d' autant plus que souvent l' émission d' un seul son ne suffit pas pour le faire naître, et que quand plusieurs se succèdent, p333 il ne manque pas de se manifester. D' ailleurs, je ne vois pas comment un son vocal pourrait être différent d' un autre, autrement que par la voix, le ton, ou l' articulation, si on les suppose de même force et de même durée. Quoiqu' il en soit, on sent bien que ce que j' appelle le timbre du son, est encore plus impossible à noter que le ton ; et d' ailleurs, cela est tout à fait inutile. Ainsi, cette circonstance du son est entièrement étrangère à l' histoire des signes permanens. Je n' en ai fait mention que pour rendre plus complète l' énumération de toutes les parties du sujet qui nous occupe, et pour faire mieux sentir ce que l' on doit penser de ce que quelques grammairiens appellent l' accent pathètique ou oratoire, et l' accent national ou provincial. En effet, si même ce que j' appelle le timbre du son ou plutôt de l' organe, ne doit pas être regardé comme une qualité élémentaire qui appartienne à chaque son en particulier, mais plutôt comme le résultat d' une foule de petites différences inapperçues dans la voix, la durée, le ton, p334 l' articulation, la force des sons qui se succèdent, il est encore bien plus certain que ce qui constitue ce que l' on appelle l' accent général des différentes passions, et des différentes nations, est un effet composé des modifications habituelles de ces mêmes circonstances ; et que ce n' est qu' une analyse superficielle qui peut s' y arrêter. Nous ne nous en occuperons donc pas ; et nous n' ajouterons rien à ce que nous avons dit du timbre. passons à l' articulation. L' articulation est de toutes les circonstances du son vocal, celle dont il est le plus difficile de se faire une idée nette et précise. Les hommes qui n' y ont jamais pensé, et c' est le grand nombre, ne se doutent pas qu' on puisse éprouver la moindre peine à se rendre compte de la signification de ce mot, et sont très-convaincus de la comprendre parfaitement. Mais quand on y réfléchit avec attention, on sent bien vîte que la chose n' est pas si simple qu' elle le paraît ; et si l' on consulte les grammairiens, leurs diverses définitions prouvent toutes qu' ils y ont été bien embarassés, et qu' ils ont p335 fini par ne pas résoudre la question. Plusieurs ne l' ont pas même abordée. Cependant, c' est parce qu' on a toujours démêlé incomplètement ce que c' est que l' articulation, que l' écriture n' a jamais été qu' une représentation plus ou moins imparfaite de la parole ; et qu' il est arrivé que dans toutes les langues, les syllabes conventionnelles sont toujours plus ou moins différentes des syllabes naturelles. L' ancienne encyclopédie, ni le dictionnaire de l' académie ne nous disent rien sur ce point. La grammaire générale de port-royal élude la difficulté en parlant tout de suite de voyelles et de consonnes, sans avoir dit un seul mot ni des voix ni des articulations. L' abbé Girard décide sans examen que les articulations ne sont autre chose que les mouvemens organiques par lesquels le son de la voix est agité au moment de son passage, et de son impulsion hors de la bouche. or il est bien clair que l' articulation du son est l' effet du mouvement organique, et n' est pas le mouvement lui-même. p336 Ainsi le savant académicien ne nous apprend rien. Beauzée, toujours plus scrupuleux et plus exact que ses prédécesseurs, même lorsqu' il laisse encore à desirer, commence par ces mots : on a coutume de dire que les articulations sont des modifications de la voix, produites par le mouvement subit et instantané de quelqu' une des parties mobiles de l' organe ; et il se plaint, avec raison, du vague de cette définition ; car la voix et le ton du son sont aussi des modifications de la voix humaine produites par des mouvemens organiques : et si par le mot voix employé dans la définition, il faut entendre non pas la voix humaine en général, mais la circonstance du son appelée la voix, celle que représentent les voyelles, le ton du son est aussi une modification de la voix prise dans ce sens, produite par des mouvemens organiques. Ainsi la définition convient également au ton ; et n' est pas exclusivement propre à l' objet défini, p337 l' articulation. ensuite Beauzée discute longuement et judicieusement ce que c' est que l' articulation. Il prouve que l' aspiration doit être regardée comme une véritable articulation, et sa conclusion est que les articulations sont les différens degrés distinctifs d' explosions que peuvent recevoir les voix élémentaires de la parole, par le moyen des diverses opérations de l' organe pendant l' émission. j' avoue que cette pénible phrase ne me satisfait point encore absolument, et je crois que les lecteurs penseront comme moi ; car les articulations, les modifications du son que représentent les consonnes, ne sont point les différens degrés d' explosions, mais les effets de ces différens degrés ; et ces effets, ce n' est pas la voix du son qu' ils modifient, puisque la voix ne change pas, c' est le son lui-même, à qui ils font subir une modification qui n' est ni un changement de voix ni un changement de ton. Sans donc discuter d' avantage les opinions des autres, et sans m' arrêter plus long-tems à chercher des autorités, je vais tout simplement exposer ma façon de voir. p338 Je n' examine point de quels mouvemens de l' organe vocal le son est le résultat. Je le considère comme un effet produit ; et cela me suffit. Cet effet produit varie, éprouve différentes modifications, en conséquence des différentes manières de le produire. Nous avons déjà examiné deux de ces modifications, l' une que nous appelons la voix, l' autre que nous nommons le ton. celles-là affectent le son pendant tout le tems de sa durée. Mais les différentes manières dont le son est produit, lui impriment diverses modifications qui ne sont ni la voix ni le ton, qui n' altèrent point celles-ci, et qui, de plus, en diffèrent en ce qu' elles n' affectent le son qu' au premier moment de son émission, et qu' ensuite elles cessent de s' y faire remarquer pendant tout le tems qu' il se prolonge. Ce sont ces diverses modifications instantanées que j' appelle les diverses articulations du son, puisque ce mot est en usage. Je n' aime point cette dénomination, parce qu' elle dérive de l' idée de liaison, de jointure, et que les articulations sont si loin d' être les liaisons des sons, qu' au contraire ce sont p339 elles qui séparent un son de celui qui le suit, et que deux sons sont d' autant plus distincts, que l' articulation qui les sépare est plus forte et plus prononcée, jusqu' au point que, quand elle est très-marquée, elle produit un petit silence entre le son qui précède et celui qui suit. L' articulation serait donc, suivant moi, mieux nommée production, confection, organisation, prononciation du son ; mais je ne me permettrai pas de changer le terme reçu. Il me suffit d' avoir bien expliqué la signification que je crois qu' on doit lui donner. L' articulation est donc, suivant moi, une modification du son, qui n' en est ni la voix ni le ton, qui ne les altère point, et qui en diffère en ce qu' elle n' affecte le son qu' au moment où il commence, et qu' ensuite elle ne s' y fait plus remarquer pendant tout le tems qu' il se prolonge. c' est proprement la manière dont le son commence à nous affecter, le résultat de la manière dont il commence à être produit. j' ajouterai que si parmi ces modifications du son, qui n' étant ni la voix ni le ton, méritent d' être regardées comme des p340 articulations, il en est d' inapperçues qui se prolongent ou se répètent après le premier moment de l' émission du son, et continuent à l' affecter pendant le reste de sa durée, ce sont elles qui constituent la qualité du son dont j' ai parlé sous le nom de timbre. mais je persiste à penser qu' il n' y en a point de telles, et que le timbre n' est point une qualité d' un son en particulier, mais une qualité de l' organe qui consiste en ce qu' il emploie plutôt certains sons que d' autres, et qu' il les dispose, et varie leur volume, leur force, et leur durée, d' une manière qui lui est propre. Quoiqu' il en soit, je crois avoir donné une notion nette et précise de ce que j' entends par l' articulation du son ; et je pense que l' idée que je m' en fais est conforme à la nature des choses. On voit par ce que j' en ai dit, que je ne crois pas qu' il y ait de son sans articulation. Effectivement je n' imagine pas qu' il puisse y en avoir, parce que je ne conçois rien qui n' ait un commencement et une manière de commencer. Non-seulement je regarde l' aspiration comme une articulation ; mais je pense que cette espèce p341 d' articulation a toujours lieu plus ou moins, quand il n' y en a pas d' autre dans l' émission du son. Je crois que quand nous nous figurons prononcer une voyelle toute seule, nous n' émettons pas plus une voix sans une articulation quelconque, que sans un ton quelconque ; et que cette articulation est une aspiration faible qui ne diffère que du plus au moins, d' une aspiration forte et représentée par un h. cela est si vrai que, dans beaucoup de langages, les simples voyelles sont aussi fortement prononcées, aussi fortement articulées, que les ont dans d' autres celles que l' on nomme aspirées, et qui dans l' écriture sont précédées par un h. cela dépend uniquement des habitudes des différens peuples. Je pourrais d' ailleurs appuyer mon opinion de détails anatomiques qui la confirmeraient, mais il me suffit de dire que je ne conçois pas plus un son dépourvu d' une manière quelconque de commencer à nous affecter, que je ne conçois ce qu' il serait, dépourvu de toute voix ou de tout ton quelconque ; et je crois que tout le monde est comme moi. p342 J' observe en finissant que l' articulation est de toutes les qualités, de toutes les circonstances de son, celle sur laquelle l' habitude a le plus d' influence, et qui acquiert le plus de variétés et de perfectionnemens, par l' effet de l' usage et de l' exercice ; parce que c' est celle qui dépend d' un plus grand nombre de mouvemens organiques. On remarque dans toutes les langues naissantes, peu de consonnes différentes, et un usage rare de ces consonnes ; elles sont toutes en voyelles, et en voyelles fortement prononcées, fortement aspirées. Ces aspirations véhémentes, ces articulations gutturales sont d' autant plus fréquentes, que l' organe est moins assoupli, et que les autres articulations, labiales, linguales, dentales, palatales, etc., sont plus pénibles, et plus rares. Ces langues sont articulées d' une manière rude et uniforme par les mêmes causes, qui font qu' elles sont fortement accentuées, et fortement cadencées. Tout cela tient également à la rigidité de l' organe. Petit-à-petit, tout s' adoucit, s' efface, s' assouplit, s' organise, et se lie par des articulations plus variées p343 et plus composées, produites par des mouvemens plus compliqués et plus agiles, résultats d' un exercice plus long-tems prolongé, et plus fréquemment répété. L' usage des signes permanens y contribue aussi beaucoup, en ce qu' ils représentent plus exactement les différences des diverses articulations, que les degrés de l' articulation gutturale ; en sorte que pendant que la tradition des premières se conserve, celle des nuances de celle-ci va toujours en s' affaiblissant, ce qui nécessite toujours plus, d' avoir recours aux autres. C' est le même effet que nous avons vu, que ces signes permanens produisent sur le ton et sur la durée du son. Ici se termine ce que j' avais à dire de l' articulation ; et cela complète l' analyse des sons qui composent le langage oral, ou plutôt l' examen des circonstances qui accompagnent toujours chacun d' eux, et dont nous devons tenir compte, quand nous entreprenons de les représenter par des figures tracées. Cet examen était fort nécessaire pour nous faire une idée juste de ce que c' est que l' articulation, la voix, le ton, et la p344 durée du son. Il nous montre que ce sont là autant de qualités, dont chaque son vocal est nécessairement revêtu, sans lesquelles il ne peut exister, et qui ne peuvent exister sans un son auquel elles appartiennent ; de même que la figure, la grandeur, la pesanteur d' un corps ne peuvent avoir lieu sans ce corps, comme aussi ce corps ne peut exister sans être grand, figuré, pesant d' une certaine manière et à un certain degré. Ces circonstances, ces qualités du son peuvent bien être par la pensée séparées les unes des autres, et du son auquel elles appartiennent ; mais alors ce sont de pures abstractions de notre esprit. Ce ne sont plus des êtres réels. J' ai donc eu raison de dire en commençant, que le langage oral est composé de mots ; que ces mots sont composés de sons ; que chaque son vocal résulte d' une émission d' air modifiée d' une certaine manière, qui lui donne certaines qualités appelées articulation, voix, ton, et durée ; que chacun de ces sons forme une syllabe naturelle et physique ; et que ce sont-là les élémens matériels de la parole. p345 Il suit de-là qu' il n' y a aucun son qui mérite d' être appelé plutôt une articulation ou une voix, qu' un ton ou une durée. Nous pouvons bien avoir un caractère particulier pour figurer chacune de ces quatre qualités d' un son ; mais il faut la réunion de ces quatre caractères, pour exprimer le son tout entier, pour le déterminer complètement, comme il faut l' énumération de toutes les qualités d' un corps, pour en composer la description complète. Quand donc nous écrivons le caractère a, qui ne figure que la voix d' un son, et que pour le lire, nous proférons le son que nous appelons a, nous nous trompons grandement, si nous croyons ne faire que prononcer une voix toute seule ; car cela est impossible. à cette voix qui est représentée, nous ajoutons une articulation, (aspiration plus ou moins forte) un ton, une durée, qui ne sont point figurées ; et cela forme un son complet et réel, qui est la seule chose que notre organe vocal puisse produire. Car quand il ne rend pas un son quelconque, il ne fait rien qui puisse affecter le sens de l' ouïe. De même, quand nous p346 écrivons un p ou un k, qui marquent une articulation, et que nous les prononçons, nous leur donnons une voix, un ton, et une durée qu' ils n' expriment point. Il en est encore de même d' une note de musique, quand nous la chantons. Là, c' est le ton et souvent la durée qui sont marquées par la position et par la forme de la note ; et c' est la voix et l' articulation que nous suppléons. Ceci bien entendu, nous allons découvrir avec la plus grande facilité tout l' artifice de l' écriture, son origine, sa formation, ses perfectionnemens successifs, et les défauts qui lui restent. Dans tout sujet de recherches, quand on est bien remonté jusqu' à un premier fait pris dans la nature, on voit bientôt tous les autres en dériver tout naturellement, tandis que quand on s' est arrêté aux faits secondaires, on ne peut ni en sentir les liaisons, ni en saisir l' ensemble. C' est à mon avis ce qu' ont toujours fait jusqu' à présent les grammairiens, même ceux qui sont les plus justement estimés, et à qui nous devons les lumières les plus précieuses sur beaucoup de choses de détail. p347 Quand ils ont voulu nous expliquer la théorie générale du langage, ils se sont arrêtés aux mots qu' ils ont trouvés en usage dans les langues orales déjà perfectionnées. Ils ont employé tous leurs efforts à les classer et à les dénommer méthodiquement. N' étant guidés que par des principes qu' ils s' étaient faits arbitrairement, ils ont tous été d' avis différens. Les formes de ces élémens du discours leur faisant illusion, ils n' ont pu en démêler complètement la nature et les fonctions ; et ils ont fini par en méconnaître si bien l' origine et la génération, que plusieurs d' entr' eux ont imaginé qu' il fallait qu' un être surnaturel eût donné aux hommes un langage tout formé, ce qui n' est autre chose qu' avouer qu' on ne sait pas comment les hommes sont parvenus à le composer ; tandis que si on était remonté jusqu' aux premiers cris qui nous sont dictés par la nature, on aurait vu qu' ils expriment une proposition toute entière, que bientôt on a séparé le sujet et l' attribut de cette proposition, que le nom a représenté l' un, que le verbe a représenté l' autre, et que tous les autres mots sont des p348 complémens, des développemens, et des dérivés de ceux-là. De même, quand on a voulu rendre raison de la théorie de l' écriture, on ne s' est occupé que des caractères qu' on trouvait inventés. On les a partagés sans examen, en syllabiques et alphabétiques ; en consonnes et en voyelles. On ne s' est pas apperçu de la similitude des fonctions des notes de la musique, et des accens de l' écriture. On n' a pas vu qu' une note, quand elle est chantée, une voyelle seule, une consonne seule, quand elles sont prononcées, sont de vrais caractères syllabiques ; et qu' il en est de même d' une consonne placée devant une autre, à moins qu' elle ne se fonde avec cette autre, pour ne former qu' une seule et même articulation, qui dès-lors devrait être représentée par un seul caractère. Tout cela a été si bien brouillé, que parmi les hommes les plus habiles qui s' en sont occupés, les uns ont cru que l' écriture proprement dite, n' était qu' une dérivation, une dégénération de l' écriture hiéroglyphique, ce qui est méconnaître complètement l' esprit de l' une et de l' autre ; p349 les autres ont pensé que cette écriture était une sorte de don du hasard, une espèce de trouvaille fortuite que rien n' avait préparé. Ils ont été jusqu' à se persuader, malgré les faits et les monumens, qu' elle avait dû naître toute parfaite ; et ils ont soutenu que le premier alphabet n' avait pu manquer d' être exempt de tous défauts, quoique tous les nôtres en fourmillent encore. C' est encore bien là avouer son impuissance, et faire comme à l' opéra, intervenir une divinité, pour dénouer l' intrigue dont on ne peut se tirer. Pour nous, d' après les observations que nous venons de faire, nous n' avons pas besoin de faire de ceci une pantomime à machines, ni de rêver des miracles ; nous p350 voyons très-clairement comment tout s' est passé, et que dans cette invention comme dans toute autre, l' esprit humain a procédé progressivement, et a suivi en tout sa marche ordinaire. Le langage oral est composé de sons. Ces sons vocaux sont doués de qualités que nous appelons articulation, voix, ton, et durée. Les hommes n' ont certainement pas commencé par faire de ces sons une analyse aussi exacte, et par démêler aussi nettement leurs diverses qualités, puisque de nos jours même, je ne crois pas que cela ait encore été fait avec autant de précision. Mais ils ont remarqué d' abord dans chacun de ces sons, celle de ces qualités qui les affectait le plus, et qui était la plus frappante. Ils l' ont représentée par une figure tracée ; ils l' ont figurée au moyen d' un caractère ; et cette figure, ce caractère, a été tout de suite le signe du son auquel appartenait la qualité observée, et dans lequel d' abord on n' en considérait pas d' autres. p351 Très-vraisemblablement, comme je l' ai dit, le ton aura été la première qualité distinguée dans les sons vocaux. Car les différences des tons sont extrêmement remarquables dans le chant. Ce sont même elles qui constituent tout le plaisir qu' on y trouve. D' ailleurs, quoique les langues naissantes ne soient presque qu' une espèce de chant, cependant les sons sont encore plus distincts dans le chant que dans le discours ; il y a donc apparence qu' on aura imaginé de noter le chant avant d' écrire la parole. On aura donc créé un signe, une note quelconque, pour représenter chaque ton. J' ajouterai qu' il est assez naturel que cette première notation p352 ait été dans le genre de la nôtre, c' est-à-dire, qu' on ait placé les signes des tons aigus au-dessus de ceux des tons graves, parce que cela est analogue à ce qui se passe dans l' organe, où les premiers paraissent raisonner dans le haut du palais, et les derniers dans le fond de la gorge, ce qui fait qu' involontairement nous baissons la tête pour émettre ceux-ci, et la levons pour émettre ceux-là. C' est sans doute pour cela aussi, qu' on appelle les uns des tons hauts, et les autres des tons bas. Quoiqu' il en soit, voilà les notes inventées. Ces notes n' expriment que le ton : bientôt on a pu leur ajouter un petit signe pour marquer leur durée. Mais dans un cas comme dans l' autre, dès que nous les chantons, ce sont de vrais caractères syllabiques ; car quand nous les solfions, nous revêtons le ton qu' exprime chacune d' elles, des voix et des articulations qui forment les noms ut, re, mi, ou tels autres que nous leur avons donnés. Quand nous chantons des paroles sur l' air que forment ces notes, ce sont les voix et les articulations de ces paroles que p353 nous ajoutons aux tons des notes ; et même quand nous ne faisons que chanter l' air sans paroles ni noms de notes, nous joignons encore nécessairement à chaque ton une voix quelconque et une articulation plus ou moins marquée, ou au moins cette légère aspiration qui est l' articulation de tous les sons qui n' en ont pas une autre plus prononcée. Voilà donc une première espèce de caractères imaginée ; et ces caractères, bien que n' exprimant expressément qu' une seule circonstance d' un son, sont par le fait syllabiques, puisque l' on dit nécessairement toute une syllabe, un son tout entier, pour prononcer chacun d' eux. Ces premiers caractères étant inventés et le chant étant ainsi noté tant bien que mal, on a dû naturellement chercher à noter aussi la parole, au moins à peu près ; et on a pu s' y prendre de deux manières différentes, que nous allons examiner successivement. D' abord il est possible, que l' on n' ait remarqué dans le discours que les syllabes en masse, sans distinguer dans chacune d' elles les différentes qualités du p354 son dont elles sont formées ; et qu' on ait figuré ces syllabes ou au moins les plus sensibles, par autant de caractères différens. Cette méthode aura produit une écriture vraiment syllabique telle qu' on dit qu' est celle en usage en éthiopie ; et cette écriture se sera perfectionnée et complétée successivement par l' addition de nouveaux caractères, à mesure qu' on aura distingué avec plus de sagacité les différentes syllabes du langage, et qu' on aura partagé en deux ou plusieurs, celles qu' on n' avait prises d' abord que pour une. Bien de gens croient que c' est ainsi que l' art d' écrire a dû toujours commencer ; et que par cette route on aura été bientôt conduit à l' écriture alphabétique. J' avoue que je ne partage ni l' une ni l' autre de ces deux opinions : et voici mes motifs. Premièrement, par les raisons que j' ai dites, la notation du chant à dû précéder celle de la parole. Cette notation est fondée sur l' observation spéciale d' une qualité particulière dans chaque son (le ton). Elle consiste à représenter par le même caractère, deux sons très-différens d' ailleurs, p355 s' ils ont le même ton, et par des caractères différens, deux sons semblables à tous autres égards, s' ils différent par le ton. Elle n' a donc pas dû conduire naturellement à ne considérer les sons qu' en masse, et à noter par des signes différens ceux même qui se ressemblaient par cette qualité qu' on était accoutumé à considérer exclusivement. Il y a là cessation de toute analogie. De plus, quand on a adopté ce moyen d' écrire, il a dû conduire très-difficilement à l' écriture alphabétique ; car pour y arriver il a fallu revenir à la route suivie dans la notation du chant, et recourir de nouveau à l' observation des différentes qualités d' un même son, pour en noter la voix par un caractère et l' articulation par un autre. Or, c' est encore là une de ces interruptions brusques, un de ces saults, si l' on peut parler ainsi, que l' esprit humain fait difficilement. Je crois donc que l' écriture rigoureusement syllabique, telle que nous venons de l' expliquer, a dû être très-rare, si même elle a jamais existé ; et que p356 si elle a existé, les peuples qui l' auront adoptée, auront toujours suivi la même route, et auront toujours été augmentant successivement le nombre de leurs signes, jusqu' à un excès extrême, à chaque nouvelle syllabe qu' ils auront distinguée dans leur langage, mais ne seront revenus qu' avec une peine infinie à une écriture alphabétique, c' est-à-dire, notant dans les sons leurs différentes qualités, et non pas seulement leur effet en masse. Il me paraît bien plus vraisemblable que l' art d' écrire a commencé par-tout par la seconde des méthodes que nous avons indiquées, p357 et qui amène tout de suite et directement à une espèce d' écriture, telle à-peu-près que nous la voyons encore dans les différens alphabets des langues orientales. Voici en quoi consiste ce procédé, qui n' est que la continuation de la notation du chant. Le discours, la parole, sur-tout dans l' origine, n' est qu' un chant où les tons sont moins marqués, et où les articulations et les voix le sont davantage. On avait figuré quelques sons du chant, en représentant leur qualité la plus remarquable, le ton. Il est tout naturel que l' on ait figuré quelques sons du discours, en ne représentant de même que leur qualité la plus remarquable, l' articulation ou la voix, et sur-tout l' articulation, parce qu' en général elle est la plus frappante. Souvent la voix se confond presque avec le ton, et est même à-peu-près déterminée par lui, certaines voix, comme nous l' avons observé, ayant beaucoup plus d' analogie avec les tons graves, et d' autres avec les tons aigus. Voilà donc de premiers caractères imaginés pour la parole, sur le modèle de ceux précédemment inventés p358 pour le chant. Ces caractères que depuis nous avons nommés, avec raison, consonnes, parce que rigoureusement ils ne représentent pas le son tout entier, mais seulement son articulation, n' en ont pas moins d' abord été le signe du son lui-même, désigné par sa qualité la plus remarquable, l' articulation, comme les notes étaient et sont encore les signes des sons du chant, qu' elles désignent par leur qualité la plus importante, le ton, laissant les autres à l' arbitraire. Ces premières consonnes sont donc de véritables caractères syllabiques représentans tout un son, dont elles marquent exactement l' articulation, et dont elles laissent dans le vague toutes les autres circonstances. C' est dans cet état que nous les voyons encore de nos jours dans les alphabets orientaux : et que nous les retrouverons aussi fort souvent dans les nôtres, quand nous les examinerons de près. Cet état est précisément celui des notes dans la notation du chant. On avait déjà imaginé de varier la forme de ces notes, ou de leur ajouter un petit signe pour marquer leur durée ; on a pu p359 aisément songer à ajouter aux consonnes un signe de quantité. Ensuite le ton de leur son n' était pas, il est vrai, aussi saillant que ceux du chant, on n' a pas pu précisément leur adjoindre une note ; mais il a été facile de leur attacher un accent qui marquât le ton, au moins à-peu-près. Ainsi, voilà déjà certains sons du langage notés par un seul signe principal, unique et par conséquent vraiment syllabique, et cependant fixés par leur articulation, leur durée, et leur ton, c' est-à-dire, mieux déterminés, et avec plus de scrupule qu' ils ne le sont souvent dans nos écritures, que nous croyons si parfaites. Les monumens font foi que tout cela s' est fait. Après ces premiers sons, d' autres qui n' avaient pas une articulation très-prononcée, se sont pourtant fait remarquer par une voix fort distincte. On les a désignés aussi par un caractère, on a pu adjoindre de même à ce caractère un signe de quantité et un accent ; ainsi, voilà d' autres caractères syllabiques encore, qui marquent la voix, le ton, la durée, et ne laissent à l' arbitraire que p360 l' articulation. Ils sont absolument semblables à toutes les voyelles de nos alphabets, quand elles seules elles forment une syllabe, avec la différence au désavantage de celles-ci, que le plus souvent elles ne sont pas accompagnées de signes qui marquent le ton et la durée. Dans cet état de choses, on a pu facilement observer que le caractère p, par exemple, muni de son accent et de son signe de quantité, pouvait et devait, suivant les circonstances, être prononcé pa, pâ, pé, pè, pe, peu, pi, po, pô, pu, pou, pan, pin, pon, pun, et que l' on avait un caractère pour exprimer chacune de ces voix, ou au moins les plus remarquables d' entr' elles, quand elles se trouvaient dans le discours, sans être précédées d' aucune articulation marquée : et l' on aura pu aisément conclure qu' il était utile de joindre le caractère représentatif d' une de ces voix au caractère p, pour déterminer avec plus de précision, le son qu' il indiquait. Alors ces deux caractères réunis, sont devenus vraiment alphabétiques, l' un étant restreint à ne marquer que l' articulation, et l' autre, à ne marquer que p361 la voix d' un même son, qui par-là se sera trouvé complètement représenté, et délimité rigoureusement. Cela paraît très-simple, et cela l' est en effet. Mais les choses les plus simples, quand elles passent l' absolu nécessaire, l' esprit humain les opère très-difficilement, sur-tout, quand des habitudes antérieures et contraires, ont eu le tems de prendre la place et de s' enraciner. Aussi voyons-nous que ce qui nous paraît si simple et si raisonnable, n' est presque jamais exécuté dans beaucoup d' écritures ; et ne l' est que très-incomplètement dans les nôtres. Toutefois nous avons si bien trouvé la route que l' on a suivie, qu' on devait suivre, et qu' on ne pouvait pas manquer de suivre tôt ou tard, que nous ne sommes plus étonnés, comme les grammairiens nos prédécesseurs, du point où l' on est arrivé, mais bien plutôt qu' on n' ait pas été plus loin, et qu' on se soit arrêté en si beau chemin. En effet, n' est-il pas étonnant d' une part, que quand nous avons au moins quinze voix bien distinctes, non-seulement nous ne nous soyons donné la peine d' en p362 figurer que cinq, mais que nous ne nous soyons pas même apperçus que ces voyelles ne peuvent pas être prononcées seules, et que quand elles sont écrites seules, nous leur prêtons l' articulation qui leur manque, ainsi que le ton et la durée qui ne sont pas marquées ? D' un autre côté, n' est-il pas tout aussi surprenant que depuis que nous nous servons de consonnes, nous continuions à brouiller et à confondre la plupart des articulations, au point que nous ne voyons pas qu' une consonne ne peut jamais être prononcée sans une voyelle ? En sorte que quand elle n' est suivie de rien, il y a une voyelle quelconque sous-entendue ; et quand elle est suivie d' une autre consonne, elle doit, ou en être séparée par une voyelle, tant brève soit-elle, ou se fondre avec elle, pour ne faire qu' une seule et même articulation, qui alors devrait être représentée par un seul caractère toujours le même. Assurément, quand j' écris il, et que je le prononce, il y a une articulation, une aspiration faible devant i, et une voix faible, un e muet, un schéva après l, sans quoi l serait inutile. p363 Quand j' écris psiché, je prononce pe-si-ché. il y a trois syllabes, dont la seconde est la seule écrite régulièrement. L' articulation p devrait avoir une voyelle, et l' articulation ch devrait être écrite avec un seul caractère. Quand j' écris axe, je dis ha-ke-se. pour tout représenter régulièrement, il faudrait une consonne devant a : il faudrait partager en deux la consonne x, qui vaut à elle seule deux articulations successives ; et il faudrait mettre une voyelle, quelle que brève qu' elle soit, après la première. Sans cela, elle est impossible à prononcer. Dans accent, je prononce ha-ke-sen. l' a doit avoir une articulation. Le premier c est un k, et doit avoir une voyelle. Le second c est une s. et le t est une lettre sans valeur aucune, un simple signe d' étymologie. De même, quand j' écris craquer, il est bien clair que je prononce ke-ra-ker. pour peu que l' organe soit empâté, cela est manifeste ; et quelqu' agile qu' il soit, cela se sent encore. On voit de plus qu' un seul caractère devrait faire l' effet du qu ; et que si je ne prononce pas l' r finale, p364 elle est inutile ; si je la prononce, il faut qu' elle soit suivie d' un e muet. De même encore dans gnome, je prononce nécessairement gue-no-me. ce qu' on appelle l' n mouillée forte est évidemment deux articulations successives que l' on confond, quoique séparées réellement par un schéva. il n' en est pas ainsi de l' n mouillée faible ; c' est une articulation unique qui devrait être représentée par un seul caractère. Quand j' écris ignorant, je dis réellement i-gno-rant. mais il devrait y avoir une consonne devant l' i ; le gn devrait être représenté par une consonne unique, et le ant par une seule voyelle. Ainsi il n' y a pas une des trois syllabes qui soit figurée correctement. Beaucoup de grammairiens ont, il est vrai, fait presque toutes ces observations, et beaucoup d' autres du même genre ; mais ils n' en ont pas déduit toutes les conséquences qui en dérivent, parce que, comme nous l' avons vu, ils n' avaient pas complèté l' analyse du son vocal, et n' étoient pas remonté jusqu' au premier fait. Pour nous, ces réflexions qu' on pourrait prodigieusement multiplier s' il en était p365 besoin, nous conduiront tout naturellement à trouver toutes les imperfections de nos alphabets et de nos ortographes, et les moyens de les rectifier. Néanmoins ce n' est pas l' objet que j' avais en vue pour le moment. Je ne voulais encore que faire voir comment est née l' écriture proprement dite, comment elle s' est améliorée graduellement, dans quel sens il est vrai de dire qu' elle a commencé par être syllabique, jusqu' à quel point elle l' est encore dans les alphabets orientaux ; et sur-tout je voulais montrer avec évidence qu' elle est encore bien plus syllabique que nous ne pensons, dans tous nos alphabets occidentaux dérivés de ceux des grecs et des romains, et prouver que c' est l' effet de la manière imparfaite dont on a toujours analysé les sons vocaux, et que c' est de l' imperfection de cette analyse que naît la différence qui existe entre les syllabes naturelles ou physiques, et les syllabes artificielles ou conventionnelles de toutes nos langues. Je pense que c' est à quoi j' ai réussi. Maintenant il semblerait qu' il ne reste plus qu' à proposer une manière de rectifier p366 notre écriture, ou plutôt d' achever de l' améliorer. Cependant nous n' en sommes pas là encore, et nous devons auparavant examiner les sons vocaux sous un autre aspect. Nous venons de faire voir qu' ils sont tous également doués de certaines qualités, lesquelles doivent être toutes représentées pour que le son soit complètement figuré ; il nous faut actuellement montrer les différentes modifications dont chacune de ces qualités est susceptible, ou du moins celles de ces modifications qui méritent d' être distinguées dans l' écriture. Alors nous aurons le tableau complet de ce que les signes permanens doivent exprimer, et par conséquent de ce qu' ils doivent être pour remplir parfaitement leur destination. Des quatre qualités par lesquelles les sons de l' organe vocal affectent l' organe auditif, savoir, la voix, l' articulation, le ton, et la durée, les deux dernières ne sont guères représentées dans nos écritures que par de petits signes placés hors lignes et comme accessoires. Cependant je parlerai d' elles d' abord, parce qu' il me paraît plus commode de commencer p367 par ce qui est le moins compliqué, et de finir par ce qui l' est d' avantage. Je suivrai en cela la marche des inventeurs des caractères, qui sans doute ont été conduits, à leur insçu, par le même motif. C' est pour cela qu' ils ont noté le chant avant le discours. le ton. cette qualité du son vocal, la première sans doute qu' on y ait remarquée, ne peut pas être représentée dans l' écriture de la parole avec la même précision que dans l' écriture du chant, parce que ses nuances y sont beaucoup plus fines et souvent inappréciables. Au reste, cela n' est pas nécessaire. Il ne faut entreprendre ni de tout classer ni de tout distinguer trop rigoureusement dans la nature, qui procède toujours par gradations insensibles. Il faut nous borner, dans chaque genre, aux divisions qui nous sont utiles pour l' objet que nous nous proposons. Je crois donc, le clavier de la voix parlante étant beaucoup moins étendu que celui de la voix chantante, qu' il suffit de remarquer dans la première trois degrés de ton, les tons graves, les tons aigus, et ceux qui ne sont ni l' un ni l' autre, c' est-à-dire, p368 qui sont à l' unisson du ton ordinaire du discours. J' observe seulement que les deux degrés extrêmes ne sont ici, comme dans le chant, fixés que d' une manière relative au ton fondamental de l' organe ; car dans la voix la plus glapissante, comme dans la plus basse, il y a des tons aigus et des tons graves également sensibles dans les deux cas. la durée. la durée des sons, comme leur ton, ne doit être appréciée dans le discours et notée dans l' écriture, que d' une manière comparative. Dans la prononciation la plus rapide, comme dans la plus lente, il y a également des longues et des brèves. Nous avons dit, et nous avons prouvé, que le schéva est une vraie voix, qui se trouve nécessairement après toute articulation qui n' est suivie d' aucune autre voix, comme l' aspiration faible est une vraie articulation, qui se trouve inévitablement avant toute voix qui n' est précédée d' aucune autre articulation ; qu' en un mot ce schéva est un véritable e muet seulement plus bref que les voyelles reconnues p369 les plus brèves. Or Beauzée, et plusieurs autres qui ne comptent pourtant pas le schéva pour une voix (comme si ce pouvait être autre chose), nous disent qu' il n' y a point de langue où il n' y ait des brèves plus brèves et des longues plus longues que d' autres. Mais aucun grammairien, que je sache, n' établit sur ce point de distinctions plus rigoureuses. D' après ces données, je pense que le schéva est tout-à-fait propre à être pris pour unité de durée, et que pour compter suffisamment les tems dans le discours, il suffit d' y remarquer des voix qui durent autant que deux, trois, quatre, ou cinq schéva. la voix. nous n' avons que cinq voyelles ; mais il est bien notoire que nous avons plus de cinq voix. En même tems je pense qu' il en est de cette qualité du son comme des autres, qu' il faut renoncer à tenir compte des nuances qui deviennent trop fines pour être appréciables. En consultant avec soin mon oreille, encore plus que les autorités, je trouve que le milieu entre le trop et le trop peu, est d' admettre p370 seize ou dix-sept voix différentes ; faisons-en l' énumération. D' abord je reconnais deux a, parce que, indépendamment du ton et de la durée, la voix me semble réellement différente dans pâté et dans patin. certainement l' ouverture de la bouche n' est pas la même. D' après cette circonstance, j' appelle l' un ouvert et l' autre fermé, et non pas grave et aigu ou long et bref, parce que les voix ne doivent pas plus être distinguées par des différences de ton ou de durée, que les tons ou les durées par des différences de voix. J' admets de plus trois e, tête, tètte, té, que par les mêmes raisons j' appelle ouvert, moyen, et fermé. Ensuite je reconnais bien un autre e, un e muet dans rose et tombe, qui est plus marqué encore dans je, me, te, et autres mots semblables. Mais, comme Beauzée, je pense que cette voix est plutôt un eu muet ou faible, qu' un e. je trouve donc trois eu, un fort dans les mots jeu, jeûne, qui, suivant moi, ne diffèrent que par la durée et non par la voix ; un moyen dans beurre, jeune, p371 peuple ; et un faible ou muet dans je, me, rose, et tombe. observez que, fidèle à mes principes, quoique je regarde le schéva comme une véritable voix qui mérite d' être écrite autant que toute autre, cependant je n' en fais pas une voix particulière, parce que je trouve qu' il ne diffère de l' eu faible que par la durée. Duclos a fait la même observation à la fin de ses remarques sur le chapitre des consonnes de la grammaire générale de port-royal. Je distingue encore deux o qui diffèrent entre eux comme les deux a ; tels sont ceux des mots hotte et hôte : mais je ne puis distinguer qu' un i, un u et un ou. enfin j' admets les quatre nasales an, ein, un, on ; ce qui fait en tout dix-sept voix, comme Duclos et Beauzée ; mais avec cette différence que ce n' est ni par le ton ni par la durée que je les distingue ; et que je pense que toutes sont, quoique p372 plus ou moins facilement, susceptibles de toutes les nuances de ton et de durée. J' ajouterai que sans l' autorité de ces grands maîtres, je crois que je n' aurais admis que deux eu ; car le moyen ne me paraît différer réellement du faible que par la durée ; puisque ce dernier devient toujours semblable à l' autre dès qu' il se prolonge, comme on ne s' en apperçoit que trop dans le chant français. Mais je n' ose me fier absolument à mon oreille sur ce point délicat. Comptons donc dix-sept voix, et passons aux articulations. l' articulation. quand j' examine avec attention toutes nos articulations, je trouve que Beauzée les a parfaitement distinguées et classées. Seulement il me paraît qu' il a eu tort de retrancher du nombre des articulations réelles, la mouillée nazale gn, dans règne, et la mouillée liquide ill, dans paille, que mrs de port-royal avaient admises ; et j' avoue que toutes les raisons qu' il donne à l' appui de son opinion, ne me persuadent pas : comme aussi je trouve qu' il a raison de ne pas faire comme Duclos, une articulation de l' i tréma du mot p373 païen et autres semblables, et de ne pas admettre différens gue et différens ka. en outre je pense, comme on l' a vu, que pour conserver l' analogie, et bien fixer les idées sur le mécanisme de la parole, nous devons absolument marquer une aspiration faible, devant toutes les voyelles que nous écrivons sans aucune articulation. Car encore une fois, il ne peut pas plus y avoir de voix sans articulation, que d' articulation sans voix. C' est parce qu' on a méconnu cette vérité, que l' on n' a écrit ni les schéva après les consonnes, ni les aspirations faibles avant les voyelles ; et c' est cette double négligence qui a perpétué l' erreur ; laquelle a jetté beaucoup de louche sur le mécanisme de l' écriture alphabétique. En conséquence, je reporterai l' articulation aspirée parmi les articulations variables ; je figurerai l' aspiration faible par un caractère quelconque, si l' on veut par une espèce de demi h, tel que ce signe (...) ; et je présenterai ce tableau de Beauzé, comme on le voit ici, renfermant vingt articulations simples et distinctes, au lieu de dix-sept. p375 Telles sont, suivant moi, les véritables articulations qui existent dans notre langue. Voilà donc que par une première analyse, nous avons reconnu que chacun des sons de l' organe vocal a nécessairement quatre manières différentes d' affecter l' organe auditif, est doué de quatre qualités distinctes mais inséparables, qu' on ne doit ni confondre ni supposer existantes l' une sans l' autre : et par un second examen, nous avons trouvé que de ces quatre qualités, la première est susceptible dans le discours, de trois variations sensibles, la seconde de cinq, la troisième de dix-sept, et la quatrième de vingt. Ainsi, le même son vocal peut varier de quarante-cinq manières différentes, perceptibles à notre oreille ; ce qui, en les multipliant les unes par les autres, produit cinq mille cent combinaisons, rigoureusement possibles, si l' on fait abstraction de l' affinité que certaines voix ont plutôt avec tel ton ou telle durée, qu' avec telle ou telle autre. Il y a donc jusqu' à cinq mille cent sons vocaux réellement différens pour notre oreille ; et par conséquent pour les p376 représenter scrupuleusement chacun par un signe particulier, par un caractère vraiment syllabique, il ne faudrait rien moins que ce nombre effrayant de caractères, ce qui serait excessivement incommode. D' où l' on voit que si l' écriture purement syllabique a jamais été employée, ce n' est qu' en demeurant extrêmement incomplète, qu' elle a pu éviter de devenir compliquée à un point insupportable. Au contraire, en suivant la méthode à laquelle a dû conduire la notation du chant, mais à laquelle on n' a pas été assez strictement fidèle, en prenant le parti de représenter séparément chacune des qualités du son, et de ne laisser absolument rien à deviner, que faut-il ? 1) pour noter les articulations, vingt consonnes. 2) pour les voix, dix-sept voyelles. 3) pour les tons, deux accens qui marquent les deux tons extrêmes, et laissent sans signe particulier les tons moyens, qui sont le ton fondamental du discours. Observez que dans ce systême de tout exprimer, on ne peut jamais avoir besoin p377 de l' accent circonflexe, c' est-à-dire, de celui qui marque que le ton s' abaisse et s' élève successivement dans le même son, parce que dès que le ton, comme toute autre qualité, change dans un son, il n' est plus le même ; ç' en est un autre qui lui succède : c' est une autre syllabe physique, qui a aussi son articulation, sa voix, et sa durée, lesquelles doivent être spécifiées. 4) enfin pour les durées, il faut employer les chiffres 1, 2, 3, et 4, qui marquent les tems que chaque son doit durer de plus que les sons les plus courts. Car il est inutile de donner un signe de quantité aux sons les plus brefs, qui sont regardés comme l' unité de durée. Ainsi, avec quarante-trois signes, on peut noter jusqu' à la plus extrême précision, toutes les variations sensibles des sons vocaux, au moins de ceux dont notre langue nous fournit l' exemple ; et certainement il y aurait bien peu de caractères à ajouter à ceux-ci, pour rendre l' alphabet absolument complet et universel : car les divers langages des hommes varient beaucoup, par la répétition plus ou moins fréquente de certains sons, et par l' usage p378 qu' on en fait ; mais il y a un bien petit nombre de voix et d' articulations réellement distinctes, qui appartiennent exclusivement à un idiôme, et ne se retrouvent jamais dans les autres. Nos alphabets sont tous formés sur les principes de celui que je viens de décrire ; mais ils ne sont ni si complets ni si réguliers. La raison en est simple, ils n' ont point été composés d' après une analyse réfléchie de la parole, comme on s' est plu à l' imaginer. Leurs premiers élémens sont dus à des observations grossières et imparfaites. On y en a ensuite ajouté d' autres, à mesure qu' on en a senti le besoin. Souvent même on en a emprunté à des alphabets différens, quand on adoptait des mots d' une langue étrangère ; ou on a changé la valeur des caractères dont on se servait, pour imiter l' usage qu' en faisait un autre peuple. Par-là, ces alphabets sont devenus un assemblage fortuit de pièces de rapport prises çà et là, et réunies sans plan, sans vues et sans systême. Tantôt un caractère manque, et on en réunit plusieurs pour exprimer une seule voix ou une seule articulation ; tantôt p379 le même caractère a successivement plusieurs valeurs. Quelquefois une voix ou une articulation n' ont point de signes ; d' autres fois on peut les rendre de cinq ou six façons différentes. Souvent la voix est sous-entendue, et on met de suite plusieurs consonnes, en se persuadant qu' elles appartiennent à la même syllabe : souvent aussi, c' est l' articulation qu' on néglige, et deux ou trois voyelles qui se suivent, forment ce qu' on appelle des diphtongues et des triphtongues, qui ne sont autre chose que des syllabes ou des sons différens confondus ensemble. De-là il arrive qu' on ne connaît point les syllabes réelles, et que celles qu' on distingue sont presque toutes arbitraires et conventionnelles. Presque toujours les modifications du ton sont confondues avec celles de la durée ou de la voix ; et presque jamais elles ne sont marquées régulièrement, non plus que celles de la durée. En un mot nos alphabets, vu leurs défectuosités et le mauvais usage que nous en faisons, c' est-à-dire nos vicieuses ortographes, méritent encore à peine le nom d' écriture. Ce ne sont réellement que de p380 mal-adroites tachigraphies, qui figurent tant bien que mal, ce qu' il y a de plus frappant dans le discours, et en laissent la plus grande partie à deviner, quoique souvent elles multiplient les signes sans utilité comme sans motif. Aussi, l' abbé d' Olivet est-il obligé de convenir que, on ne saurait envoyer une phrase de conversation à Montpellier ou à Bordeaux, et faire qu' elle y soit prononcée, syllabe pour syllabe comme à la cour. ce sont ses propres termes. Que serait-ce, s' il s' agissait d' envoyer cette même phrase dans un autre pays de l' Europe, ou même dans une autre partie du monde ? Nous n' avons donc réellement pas une peinture fidèle de la parole ; nous n' en possédons qu' un croquis informe, où il est difficile et même impossible de la reconnaître. Si on en veut une preuve plus forte encore que l' aveu du savant académicien, on n' a qu' à ouvrir un de nos dictionnaires. On y verra que très-souvent, après avoir écrit un mot, on nous dit, ce mot se prononce de telle manière : et pour figurer p381 la façon dont il doit être prononcé, on le récrit avec d' autres caractères, qui souvent le figurent encore fort mal, au moins pour un étranger. Assurément c' est bien là imiter ce peintre mal-habile, qui après avoir dessiné un animal, est obligé pour qu' on le reconnaisse, de mettre en bas du tableau, ceci est un cheval. c' est même faire pis encore : car du moins, après sa naïve inscription, il n' y a plus lieu à aucune incertitude, au lieu qu' après l' explication du dictionnaire, on ne sait encore dans beaucoup de cas de quels sons il s' agit. Il est donc démontré que nos écritures actuelles, quoique les moins mauvaises de celles auxquelles on est arrivé jusqu' à présent d' améliorations en améliorations, sont encore très-défectueuses, et même très-vicieuses. Actuellement oserai-je, après tant d' autres, proposer de corriger notre écriture ? Ce ne serait pas le peu de succès de tous les réformateurs qui m' ont précédé, qui me découragerait. Ceux même qui nous ont donné sur ce sujet les travaux les plus estimables, à la tête desquelles je mettrai le citoyen Domergue, me paraissent cependant p382 s' y être mal pris, en ce qu' ils se sont trop pressés. Ils ont distingué avec sagacité et avec soin, les différentes modifications de la voix et de l' articulation ; mais ils ne sont pas remontés jusqu' à la première des deux analyses que nous avons faites ici, celle du son lui-même. Ils n' ont pas séparés scrupuleusement les unes des autres, les différentes qualités des sons vocaux. D' où il est arrivé qu' ils n' ont pu reconnaître nettement les divers sons, ou syllabes réelles, qu' ils les ont laissées mêlées et confondues dans des syllabes arbitraires, et que la vraie théorie de la représentation de la parole leur a encore échappé en partie, de sorte que leur manière de figurer le discours, quoique déjà très-bonne, n' en est pas encore une peinture tellement exacte, qu' elle force absolument à le reconnaître. Elle n' a donc pas ce degré de perfection qui subjugue l' assentiment, quand on peut y parvenir. Je ne serais pas arrêté non plus par les raisons de ceux qui prétendent qu' il faut conserver une mauvaise manière d' écrire, par respect pour l' étymologie : je les renverrais p383 aux raisonnemens de Duclos, qui me paraissent sans réplique ; et particulièrement à celui par lequel il leur prouve que l' écriture a toujours dû suivre, et a réellement suivi tant qu' on a pu la prononciation, quoique souvent par des moyens très-mal-adroits ; et dans lequel il montre que beaucoup de vices de nos ortographes sont tout-à-fait contraires à l' étymologie, au lieu de la conserver. Mais sur-tout je citerais comme péremptoire l' aveu de Beauzée, qui au moment même où il combat ce qu' il appelle les néographes, dit, pag 187, si l' ortographe est moins sujette que la voix à subir des changemens de forme : elle devient, par-là même, dépositaire et témoin de l' ancienne prononciation des mots ; et elle facilite la connaissance des étymologies, qui n' est pas sans mérite ni sans utilité ; et il ajoute pag 192, à propos du ph, auquel il voudrait qu' on substituât toujours l' f. C' est aux étymologistes à puiser des principes dans l' histoire même de l' ortographe, et non à en entretenir les défauts : les italiens qui ont banni le " ph " de la leur, n' en sont pas p384 moins bons étymologistes. ces deux passages précieux me paraissent décider la question sans retour. Car d' une part, il est très-clair que ce n' est pas telle ou telle mauvaise ortographe qui donne les lumières les plus sûres et les plus curieuses sur l' étymologie de certains mots, mais bien l' histoire des changemens successifs que cette ortographe a éprouvés : et de l' autre, il est évident que plus l' écriture représentera fidélement la prononciation, et de manière à ne pouvoir s' y tromper, et plus elle suivra de près ses moindres altérations ; plus l' histoire de l' ortographe sera instructive, non-seulement sur l' origine des mots, mais sur la manière dont le génie de chaque langue tend à les modifier par l' usage. Si je ne propose pas de changer notre manière d' écrire, ce n' est donc aucune des raisons dont je viens de parler qui m' en empêche ; mais bien la conviction intime que tout projet de ce genre est d' une inutilité absolue, sur-tout venant d' un homme isolé : en effet, une réforme partielle détruisant une ou deux défectuosités pour en laisser subsister mille p385 autres, n' a aucun avantage ; et une réforme complète est presque impossible, parce que trop d' habitudes y résistent. Pour changer totalement un usage qui tient par tant de points à toutes les institutions sociales, il faudrait un consentement unanime qui ne peut pas même se supposer, et ce serait un véritable bouleversement dans la société. Il ne faut donc pas y songer ; mais je crois qu' en laissant subsister cet usage, puisqu' on ne peut le détruire, ce serait une chose très-utile que de bien signaler ses vices, leurs causes, et leurs conséquences, et de placer à côté de notre écriture telle qu' elle est, un modèle parfait de ce qu' elle devrait être. Peut-être même est-ce là en général la seule manière de combattre avec succès les erreurs trop répandues. Or tout le monde convient que le but et le devoir de l' écriture est de représenter les sons du discours le plus fidèlement et le plus exactement possible. C' est ce qui la distingue éminemment des peintures hiéroglyphiques et symboliques, et ce qui constitue sa prodigieuse utilité. Tous les grammairiens répètent depuis p386 Quintilien, que la fonction des lettres est de conserver la parole et de la rendre au lecteur comme un dépôt confié. il est reconnu aussi que pour bien rendre ce dépôt tel qu' il a été reçu, pour représenter ces sons avec exactitude, et de manière à ce qu' on ne puisse s' y méprendre, il faut figurer scrupuleusement chacune de leurs qualités, comme pour bien décrire un corps il faut faire l' énumération précise de toutes ses propriétés ; car les êtres quelconques ne sont pour nous que la réunion de leurs effets sur nous, puisque l' existence que nous leur connaissons n' est autre chose que ces effets eux-mêmes, et que celle que nous ne leur connaissons pas n' est rien à notre égard. Je voudrais donc qu' un corps savant, composé d' hommes éclairés et accrédités, refit le travail que nous venons de tenter ; qu' il examinât de nouveau, avec scrupule, toutes les qualités des sons de notre langue ; qu' il déterminât, après mûre délibération, p387 le nombre des articulations, des voix, des tons, et des durées que l' on peut y distinguer et que l' on doit représenter ; que, sans avoir égard à l' écriture vulgaire, il destinât à chaque articulation et à chaque voix un caractère, dont il réglerait la forme de la manière jugée la plus avantageuse, sous tous les rapports relatifs à la lecture, à l' écriture, et à l' impression, et qu' il fixât de même les moyens par lesquels on marquerait les tons et les durées de chaque son. Je voudrais ensuite qu' il fit imprimer plusieurs beaux morceaux de nos meilleurs auteurs, tant en prose qu' en vers, avec cet alphabet qui ne laisserait rien de sous-entendu ; et comme cela ne pourrait se faire qu' après avoir déterminé avec le plus grand scrupule la valeur précise de chaque son, je voudrais que dans ces modèles d' écritures, il y eût des marques qui indiquassent la manière, dont les syllabes physiques écrites correspondent aux syllabes conventionnelles. Par ce moyen la saine prononciation et la véritable prosodie se trouveraient fixées en même tems avec toute la précision possible. p388 Enfin je voudrais que les mêmes hommes fissent imprimer, par les mêmes procédés et avec le même soin, différens morceaux des langues étrangères les plus disparates entr' elles, en créant quelques caractères de plus s' il en était besoin, et en consultant des nationaux instruits, si cela était nécessaire pour être bien sûr de la prononciation et de la prosodie. Par ce moyen on aurait un alphabet vraiment complet, une ortographe réellement digne de ce nom, qui signifie manière d' écrire vraie et correcte, et un monument encyclopédique de l' état actuel de la parole et de sa représentation fidèle. Alors on pourrait, sans inconvénient, continuer à laisser chaque écriture particulière sous le joug de la routine et de l' usage, puisqu' on ne peut pas les y soustraire. Cette écriture universelle, dont bientôt tout homme un peu instruit s' empresserait d' acquérir l' intelligence comme on acquiert celle des caractères algébriques ou chimiques, ou des alphabets étrangers, seroit un type commun et immuable dont on rapprocherait toutes les autres écritures ; et elle aurait des avantages p389 inappréciables qui iraient toujours en augmentant. Voudrait-on avoir une connaissance exacte de la prononciation et de la prosodie d' une langue étrangère ou de la sienne propre ? Elle vous en offrirait le tableau fidèle. Voudrait-on s' assurer des changemens arrivés par le laps du tems, dans cette prononciation ou cette prosodie ? Elle vous en fournirait des monumens irrécusables, puisqu' elle les aurait toujours suivis exactement ; et c' est bien alors que la manière d' écrire servirait à l' étymologie. Voudrait-on, comme nous le disions ci-dessus à propos des écritures orientales, fournir à un peuple un moyen de représenter sa langue, moins incommode que celui dont il est en possession ? Au lieu de lui donner notre alphabet, ce qui n' est guères au fait que remplacer un mauvais instrument par un autre un peu moins mauvais, on lui offrirait cette représentation fidèle de la parole ; on lui apprendrait à décomposer rigoureusement ses sons, et à les noter scrupuleusement. Cette méthode étant fondée dans la nature, p390 il en acquerrait bientôt l' usage, et bientôt même il s' en servirait utilement pour apprendre nos langues. Bientôt nous même nous y aurions recours pour nous rendre compte de toutes les bizarreries de nos ortographes, pour nous accoutumer plus facilement à nous y soumettre, et pour apprendre à lire plus promptement et plus correctement : car Duclos a eu bien raison de dire que quiconque sait lire, sait le plus difficile de tous les arts. Il est même à remarquer que tous les autres arts s' apprennent plus ou moins bien à tout âge, au lieu que quand on n' a pas appris à lire avant que la raison soit développée, ce n' est qu' avec une peine extrême qu' on y parvient quand le jugement est formé. La raison en est simple. La mémoire seule peut servir à cette étude ; aucun raisonnement ne peut y aider. Au contraire, il faut à tout moment faire le sacrifice de son bon sens, renoncer à toute analogie, à toute déduction, pour suivre aveuglément l' usage établi qui vous surprend continuellement par son inconséquence, si, malheureusement pour vous, vous avez la puissance et l' habitude de réfléchir. p391 Or, j' en appelle à tous ceux qui ont un peu médité sur nos facultés intellectuelles : y a-t-il rien au monde de plus funeste qu' un ordre de choses qui fait que la première et la plus longue étude de l' enfance est incompatible avec l' exercice du jugement ? Et peut-on calculer le nombre prodigieux d' esprits faux que peut produire une si pernicieuse habitude qui devance toutes les autres ? C' est cette dernière considération, plus encore que l' utilité dont elle serait pour la poésie, pour l' éloquence, et pour l' étude des langues et de leur prosodie, qui me fait désirer que cette écriture, qu' on peut appeler philosophique, soit créée. Je suis convaincu que les services mêmes qu' elle rendrait, la feraient promptement devenir très-usuelle ; et que, sans même que l' on s' en occupât, les écritures vulgaires tendroient très-rapidement à s' en rapprocher : car l' homme à une pente naturelle à suivre la raison, dès qu' il en a l' exemple sous les yeux. Néanmoins je ne présenterai point ici d' essai du travail dont je viens de tracer le programme ; d' abord parce que je ne l' exécuterais pas bien ; et ensuite parce p392 qu' il ne serait pas soutenu par une autorité assez imposante pour entraîner l' assentiment général. Mais je regarde comme une époque très-heureuse pour voir réaliser ce projet, le moment où le perfectionnement de la grammaire et de la littérature française, est devenu l' objet spécial des travaux d' une classe de l' institut. Je desire vivement qu' elle goûte les idées que j' ai exposées, et qu' elle leur fasse l' honneur de s' en occuper ; parce que je crois que ce serait le moyen de répandre et de fixer, la saine prononciation et la vraie prosodie de notre langue, chose aussi précieuse pour la poésie et l' éloquence, que pour le progrès des lumières et les intérêts de la société politique ; car toute l' histoire de l' homme est dans celle des signes de ses idées, et sur-tout des signes permanens auxquels il confie le dépôt de ses pensées. C' est par ce voeu que je terminerai ce chapitre déjà trop long. Je ne parlerai ni des tachigraphies, ni des okigraphies, ni des différens chiffres conventionnels : ce sont là des méthodes p393 pratiques fort utiles, soit pour abréger l' opération d' écrire, soit pour cacher la signification de ce qu' on a écrit ; mais elles ne jettent aucun jour sur la théorie des signes permanens. Je suis content si l' on trouve que j' ai bien rendu compte de cette théorie, et que j' ai bien expliqué ses rapports avec celle des signes fugitifs, dont les signes permanens sont une émanation, et dont ils sont en même tems la représentation. Il ne nous reste plus qu' à voir quelles conséquences on peut tirer de tout ce qui précède, pour l' amélioration de nos langues vulgaires, ou même pour la composition d' une langue parfaite qui mérite le titre de philosophique, et qui puisse devoir à sa perfection même le privilége de devenir universelle. CHAPITRE 6 GRAMMAIRE T 2 p394 de la création d' une langue parfaite, et de l' amélioration de nos langues vulgaires. l' homme aspire toujours à la perfection, quoiqu' il n' y parvienne jamais. Il est impossible de s' occuper un moment de grammaire générale sans être frappé des vices de tous nos langages et des inconvéniens de leur multiplicité, et sans concevoir le désir de voir naître une langue parfaite qui devienne universelle. Ces idées de perfection et d' universalité se confondent même dans la pensée, quoique ce soient deux choses distinctes ; et c' est encore là un hommage rendu à la raison, même dans le moment où on se repaît d' illusions : car on sent si bien qu' il n' y a que ce qui est raisonnable qui puisse réunir tous les suffrages, que l' on fait de la perfection, la condition et le moyen d' un assentiment unanime. Je n' ai pas été plus à l' abri qu' un autre du prestige p395 de ces brillantes chmères ; mais le lecteur a pu déjà s' appercevoir que j' en suis bien désabusé, au moins en ce qui concerne l' universalité ; et il a dû juger qu' un homme qui n' espère pas le consentement général pour un alphabet et une ortographe raisonnables et appropriés également à toutes les langues usitées, se flatte encore moins que l' on abandonne jamais toutes ces langues, pour en adopter une seule, quelque parfaite qu' elle soit. Effectivement je crois fermement ce que j' ai dit ailleurs, qu' une langue universelle est aussi impossible que le mouvement perpétuel. je vois même une raison péremptoire de cette impossibilité ; c' est que, quand tous les hommes de la terre s' accorderaient aujourd' hui pour parler la même langue, bientôt, par le seul fait de l' usage, elle s' altérerait et se modifierait de mille manières différentes dans les divers pays, et donnerait naissance à autant d' idiômes distincts qui iraient toujours s' éloignant les uns des autres. Ainsi il n' y aurait plus une langue unique ; et un langage quelconque ne pourrait pas continuer long-tems à être universel, p396 quand même il aurait pu l' être un moment, comme l' a nécessairement été quelque tems le premier qu' on a inventé, si on n' en a pas inventé plusieurs à-la-fois. Je sais bien que l' on se retranche à dire que la langue universelle que l' on désire, est une langue commune et convenue entre tous les savans des différentes nations, bien qu' elle ne soit vulgaire nulle part. Mais une langue quelconque peut-elle devenir langue savante universelle sans être ou avoir été usuelle dans aucun pays ? Serait-il utile qu' il y eut une langue savante universelle ? Et à quelles conditions cela serait-il utile ? Ce sont-là autant de questions secondaires dont nous allons trouver la solution, en entrant plus avant dans le sujet. Je m' y engage d' autant plus volontiers que ce n' est point une discussion oiseuse, que l' examen de ce beau rêve d' une langue universelle, soit savante, soit vulgaire. Il va nous fournir l' occasion de rapprocher ce que nous avons dit dans la première partie de cet ouvrage sur les propriétés générales des signes, de ce que nous avons vu dans celle-ci des effets particuliers des signes fugitifs et des signes p397 permanens ; et de tirer de tout cela quelques conséquences qui me paraissent terminer convenablement une grammaire générale. Relativement à la première question, je trouve d' abord qu' en ne considérant que la difficulté d' un consentement unanime, il est tout aussi impossible de l' obtenir des seuls savans que du reste des hommes. Une langue, soit savante, soit vulgaire, ne s' établira jamais de partie faite et de dessein prémédité. Un homme en eût-il composé, à lui tout seul, une qui fût admirable, qui ne ressemblât à aucune autre, et qui fût supérieure à toutes les autres (et cette supposition est absurde par mille raisons que nous verrons bientôt) ; il n' obtiendrait pas plus d' un grand nombre d' écrivains de divers pays de l' apprendre et de s' en servir uniquement, qu' il n' obtiendrait de tous les hommes d' une nation de la substituer à celle qu' ils parlent ; parce que les habitudes des uns et des autres y résistent également, que l' homme est tout entier dans ses habitudes et dans celles de ses semblables, et qu' il deviendrait incapable p398 de tout, s' il renonçait aux avantages qu' il tire de l' habitude pour la combinaison et la communication de ses idées. Une langue se forme et se compose petit-à-petit, par l' usage, et sans projet. Elle s' étend avec le peuple qui s' en sert : elle se répand (toujours en tant que langue vulgaire) par les conquêtes, par la religion, par le commerce, et sur-tout par les colonies. Ensuite elle devient langue savante par les bons ouvrages qu' elle possède, qui obligent les savans étrangers à l' apprendre ; et si ces ouvrages sont tels et si nombreux que nul homme ne puisse se dispenser de les connaître sans être privé d' une grande partie des lumières de son siècle, cette langue devient langue savante universelle : car non-seulement tous les hommes éclairés la savent, mais il n' y a d' hommes vraiment éclairés que ceux qui la savent ; et bientôt ils s' en servent tous de préférence dans leurs écrits, comme du moyen le plus prompt et le plus sûr pour être entendus par tout ce qui compte dans le monde savant, et pour être jugés par leurs pairs. L' égalité de lumières entre plusieurs p399 nations qui ont des langues vulgaires différentes, et la perfection de chacune de ces langues vulgaires, résistent à cette suprématie, d' abord par le grand nombre de bons ouvrages que possède chacune de ces langues, et ensuite par la facilité des traductions qui l' enrichissent de tous ceux qu' elle ne possède pas. Aussi le latin a-t-il joui pendant bien des siècles de cette domination exclusive dans l' occident, par l' excellence de ses productions, et parce que toutes les autres langues n' étaient que des patois informes. Il n' a pas même partagé son empire avec la langue grecque et la langue arabe, vraisemblablement parce qu' il était presque par-tout, sinon la langue vulgaire, du moins celle de la religion et du gouvernement ; et il l' a perdu en grande partie, dès que les lumières se sont répandues, et que les langues vulgaires se sont perfectionnées. Le français au contraire n' est pas venu dans des tems aussi favorables à son ambition. Sans entreprendre de discuter le mérite de tel ou tel auteur, on peut dire en général que la langue française est plus riche en ouvrages précieux de tous genres, que p400 ne l' a jamais été la langue latine ; ou du moins, pour nous réduire à une assertion incontestable, il y a plus de vraies connaissances consignées dans les livres français, qu' il n' y en a jamais eu dans les livres latins. Cependant la langue française n' est pas aussi dominante que l' a été la langue latine ; malgré qu' elle le soit, ce me semble, à-peu-près autant qu' une langue peut l' être, dans un tems où elle a des rivales dignes d' elle. Quoiqu' il en soit, et le latin et le français sont devenus, universels ou presque universels, comme langues savantes, par les moyens que nous avons indiqués ; et je me crois en droit d' affirmer qu' il n' y en a pas d' autres par lesquels une langue puisse parvenir à ce succès. Ainsi voilà, suivant moi, la première question résolue par la négative. Passons à la seconde. Serait-il utile qu' il y eut une langue savante universelle ? Il est clair que l' universalité d' une langue savante est utile, en ménageant le tems des hommes studieux, et en leur épargnant la peine et les dangers des traductions ; mais il ne l' est pas moins que, par-tout où cette p401 langue savante n' est pas en même tems la langue vulgaire, cet avantage est compensé par un accroissement de difficultés dans la diffusion des lumières. Les savans dans cette position, communiquent plus facilement avec les savans étrangers, mais bien moins avec la foule de leurs compatriotes. Ceux-ci s' éclairent donc bien plus lentement que si l' on se mettait plus à leur portée. Or la masse du public réagit si puissamment sur ceux même qui l' instruisent, soit en les jugeant, soit en leur fournissant des sujets d' observations, soit en leur suggérant des vues, soit en leur montrant tous les procédés des arts, et toutes les institutions sociales dans un état plus perfectionné ; en un mot, il est si difficile d' être à un haut degré au-dessus de ceux avec qui l' on vit : et l' on est si fortement influencé par l' état des lumières de sa patrie, que les hommes même qui sont faits pour surpasser leurs compatriotes, ont beaucoup à perdre à tout ce qui retient ceux-ci dans un état inférieur à celui auquel ils auraient pu parvenir. Leur nombre même, et celui de leurs successeurs doit en être fort diminué : p402 car avec quelle peine ne doit-il pas s' élever des hommes supérieurs dans une nation qui n' a aucune communication directe avec ceux qui sont déjà formés ? En outre, la théorie de la formation des idées et de l' influence des habitudes, nous apprend que même les hommes supérieurs ont un très-grand désavantage, en étudiant et en écrivant dans une langue qui enfin n' est pas leur langue naturelle, qui ne se lie pas intimement et complètement avec leurs habitudes les plus profondes : et cette dernière considération, quoique peu apperçue, est si importante, qu' il en doit résulter une supériorité incontestable, en faveur de ceux, dont la langue savante est en même tems la langue usuelle. Par toutes ces raisons, je crois que l' utilité d' une langue universelle purement savante, est plus que compensée par ses inconvéniens, par-tout où elle n' est pas la langue usuelle ; et que son effet inévitable, en supposant qu' elle ne rallentisse pas le progrès des lumières, est de les concentrer et de les réduire à un foyer unique, ce qui est une autre manière de leur nuire extrêmement. p403 Je répondrai donc à la seconde question, et en même tems à la troisième, qu' il n' est pas à désirer qu' une langue quelconque devienne universelle en tant que savante et non usuelle, à moins qu' elle ne fournisse aux hommes éclairés des moyens de combiner et d' exprimer leurs idées, plus sûrs et plus exacts que ceux que leur offriraient tous les autres idiômes usités, ce qui serait sans doute d' un avantage inappréciable : mais alors ce ne serait pas à raison de son universalité qu' elle serait utile, mais à raison de sa perfection : et cela nous ramène à examiner seulement en quoi consiste la perfection d' une langue, jusqu' à quel point elle est possible, et quels sont les moyens d' en approcher. Ce sujet est vraiment beau ; mais pour ne pas s' égarer en le traitant, il faut se hâter de le circonscrire. Sans doute, pour qu' une langue méritât d' être regardée comme parfaite, il faudrait qu' elle fût sonore, harmonieuse, pittoresque, favorable à la poésie, à la musique, à l' éloquence, et qu' elle se prêtât à tous les besoins de l' homme, et encore à tous ses p404 plaisirs : mais en envisageant de cette manière l' idée de perfection, il ne pourrait être question que des langues orales, car il n' y a qu' elles qui soient susceptibles de ces avantages, au lieu que nous qui ne considérons dans les signes de nos idées, que le moyen d' accroître et d' épurer nos connaissances, d' arriver à la vérité, et d' éviter l' erreur, nous regarderions comme parfait un langage, de quelque nature qu' il fût, pourvu qu' il atteignît ce but. Ainsi, nous considérons notre sujet sous un point de vue à-la-fois plus général et plus restreint. Pour nous, une langue serait parfaite, de quelques signes qu' elle fût composée, si elle représentait nos idées d' une manière commode, précise, exacte, et de façon qu' il fût tellement impossible de s' y méprendre, qu' elle portât dans la déduction des idées de tout genre, la même certitude qui existe dans celle des idées de quantité. Voilà ce qu' est pour nous la perfection en fait de langues ; voilà celle qui serait pour nous d' un prix inestimable. Cette manière de la définir suffit seule pour montrer qu' elle est impossible à atteindre : p405 car nous avons vu chap 17, de l' idéologie, que l' incertitude de la valeur des signes de nos idées est inhérente, non pas à la nature des signes, mais à celle de nos facultés intellectuelles ; et qu' il est impossible que le même signe ait exactement la même valeur pour tous ceux qui l' emploient, et même pour chacun d' eux, dans les différens momens où il l' emploie. Cette triste vérité est ce qui constitue essentiellement le vice radical de l' esprit de l' homme ; ce qui le condamne à ne jamais arriver complètement à l' exactitude, excepté dans quelques cas fort simples, ou considérés sous un rapport particulier ; et ce qui fait que presque tous ses raisonnemens sont nécessairement fondés sur des données incertaines et variables jusqu' à un certain point. Il sent : il se fait des signes de ce qu' il sent ; il ne peut penser qu' avec ces signes ; et il ne peut éviter de mettre sous chacun de ces signes, tantôt plus d' idées, tantôt moins, sans s' en appercevoir. Il est donc impossible qu' aucun de ces signes ait une signification complètement déterminée et fixe ; et qu' aucune collection p406 de signes, aucun langage, nous conduise avec pleine assurance dans tous nos raisonnemens. Dans ce genre, et par suite dans tous les autres, nous devons donc renoncer à la perfection : tout ce que nous pouvons, est de voir les causes qui nous en écartent invinciblement ; et cela même est utile, en nous apprenant à surmonter tous les obstacles qui ne sont pas insurmontables. Après avoir prouvé 1) qu' une langue, fût-elle parfaite, ne saurait devenir universelle comme langue savante, qu' après avoir été la langue usuelle d' un peuple qui ait eu de grands succès, et que par conséquent, aucune langue composée exprès à ce dessein, ne peut atteindre ce but ; 2) qu' il n' est pas à désirer pour le progrès des lumières, qu' il existe une langue universelle purement savante ; 3) qu' une langue, fût-elle parfaite, ne saurait devenir universelle comme langue usuelle ; et que quand par impossible, elle serait devenue telle, elle cesserait bientôt de l' être, parce qu' elle ne pourrait éviter de s' altérer de différentes manières par l' usage, comme cela est arrivé p407 au premier des langages qui a été inventé ; 4) que ce qui serait vraiment d' un prix inestimable, une langue parfaite, ne fût-elle pas universelle, est une chose absolument impossible, parce que la difficulté ne tient pas aux signes, mai à la nature de notre esprit ; après, dis-je, avoir éclairci ces quatre points, il semble qu' il ne reste plus rien à dire sur cette idée d' une langue universelle parfaite, et qu' il n' est pas bien nécessaire d' examiner en détail les conditions d' un problême qui ne présente que des solutions impossibles ou inutiles. Cependant, comme ce projet a exercé de grands esprits et de beaux génies, et que de tems en tems, on le reproduit, ou du moins quelque chose d' approchant, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, souvent sans bien connaître le véritable état de la question ; je ne crois pas hors de propos de dire quelles seraient les qualités que je voudrais trouver dans une langue, et qui me feraient souhaiter de la voir remplacer toutes les autres. Si l' on pense que ce sont effectivement celles-là qui sont désirables, on n' essayera pas de composer des langages p408 qui en soient dépourvus ; et du moins l' on ne verra plus proposer des projets de langues telles, que si elles pouvaient être adoptées, elles nous feraient promptement regretter celles qu' elles auraient remplacées. Peut-être même au lieu de songer à créer de nouvelles langues, on cherchera tout simplement à donner à celles qui existent, les propriétés que l' on voudrait trouver dans celle que l' on tenterait en vain de leur substituer ; et cela aura des résultats bien plus avantageux. Voyons donc ce que devrait être une langue, si l' on s' avisait de la créer tout d' un coup, exprès, et de dessein prémédité. D' abord il est évident que ce ne devrait pas être une de ces langues secondaires dont nous avons parlé, qui sont composées de signes absolument de convention, dont la signification ne nous est connue que par celle des gestes ou des sons, en un mot des actions que nous employons pour la manifester. On ne peut pas penser immédiatement avec ces langues. Elles ne peuvent pas devenir assez profondément habituelles, pour se lier intimement à p409 nos idées ; elles nous exposent chaque fois que nous nous en servons, au danger d' une double traduction. Elles sont donc bien loin de parvenir à une représentation plus parfaite de nos idées, que les langues vulgaires. Elles augmentent les difficultés au lieu de les diminuer. Ces considérations écartent d' abord tous ces systêmes de figures tracées, que l' on regarde alternativement comme des écritures et comme des langues, et que l' on prend, tantôt pour une écriture universelle, tantôt pour une langue correspondante à toutes les autres, et destinée à les remplacer dans les sciences. Ce ne sont-là en dernière analyse, que des espèces d' hiéroglyphes et de symboles, dont nous avons vu les inconvéniens monstrueux. Si l' on voulait créer une langue, il faudrait donc qu' elle pût devenir usuelle, qu' elle fût composée de signes dérivant directement des signes naturels du langage d' action, que ce fût une langue d' attouchemens, de gestes, ou de sons. Or les sons sont préférables, par toutes les raisons que nous avons dites, et par une autre sur laquelle nous n' avons pas assez p410 insisté, quoique très-importante ; mais que le citoyen Maine-Biran a le premier très-bien saisie, et qu' il a supérieurement expliquée dans son excellent mémoire sur les effets de l' habitude. C' est l' étroite correspondance qui existe entre l' organe auditif qui reçoit les sons, et l' organe vocal qui les produit, correspondance qui rendant les sons plus profondément habituels qu' aucune autre espèce de signes, les lie bien plus intimement aux idées qu' ils représentent, et secourt merveilleusement la mémoire. Si l' on voulait composer une nouvelle langue, je voudrais donc qu' elle fût orale. Ensuite, comme le plus grand avantage exclusivement propre aux sons, est de pouvoir devenir des signes permanens, sans la moindre altération, sans obliger à aucune traduction, à aucune translation de l' idée sur un autre signe, je demanderais pour jouir de cet avantage dans toute sa plénitude, qu' elle fût écrite avec un alphabet régulier, et une ortographe correcte, suivant les principes que nous avons exposés dans le chapitre de l' écriture. Elle deviendrait par-là très-facile p411 à lire et à écrire, et très-constante dans sa prosodie et dans sa prononciation. Il faudrait en outre que les mots de cette langue fussent composés de manière à être analogues aux idées qu' ils représenteraient, et à rappeler leur filiation et leur dérivation le plus possible. J' imagine qu' on y parviendrait, en n' y faisant entrer aucun mot tiré d' une langue étrangère, mais en choisissant avec intelligence un certain nombre de monosyllabes, pour en faire les radicaux de différentes familles de mots, adaptées convenablement à autant de classes d' idées ; et en adoptant ensuite une certaine quantité de particules monosyllabiques aussi, au moyen desquelles on formerait tous les mots composés et dérivés suivant des lois constantes, de manière que la même particule employée, soit comme initiale, soit comme finale, réveillât toujours la même idée accessoire. Les langues les plus incorrectes nous donnent fréquemment cet exemple : voyez ce que nous en avons dit au chapitre des prépositions. Quand on les examine avec soin, on y trouve souvent cette règle observée comme p412 par instinct. Il serait aisé de la suivre constamment ; et une langue orale ainsi formée, n' aurait rien à envier pour la régularité de la méthode, à ces projets de langues composées de figures tracées, que l' on nous fait tant adirer pour l' uniformité de leurs dérivations, et qui d' ailleurs n' ont aucune des précieuses qualités des sons. La grande difficulté serait de bien établir l' enchaînement de ces dérivations : mais cette difficulté consiste toute entière à bien déterminer la série des idées. Elle est la même dans toute espèce de signes : et elle est telle que, pour qu' une langue fût parfaite sous ce rapport, il faudrait que nos connaissances fussent complètes dans tous les genres. C' est ce qui constitue la vérité de cette grande maxime, que bien faire la langue d' une science, c' est créer cette science ; et que créer une science, n' est autre chose qu' en bien faire la langue. C' est-là, je crois, la partie la plus impossible du projet impossible, dont nous nous amusons actuellement à tracer le plan. Cependant ce n' est pas tout. Il ne suffirait pas d' avoir composé parfaitement p413 tous les élémens de notre langue ; il faudrait encore déterminer les lois de leur assemblage, de manière à ce qu' elle fût la plus claire, la plus exacte, et la plus facile à apprendre, qu' il serait possible. Or c' est-là l' objet des trois parties de la syntaxe. Quant à la construction, je voudrais qu' elle suivit toujours la construction pleine et directe, dans toutes ses phrases et parties de phrases ; et qu' on n' y admit d' ellipses que celles qui sont faciles à suppléer, et de transpositions ou d' incises, que celles réellement utiles pour faire sentir la relation d' une proposition avec celle qui précède ou qui suit, ou pour mieux marquer les rapports des différentes parties d' une période, avec l' idée principale de son sujet ou de son attribut. Quant aux variations des mots, qui constituent les déclinaisons et les conjugaisons, je voudrais que les noms ne fussent d' aucun genre ; et que leurs nombres fussent marqués par des espèces d' articles, des adjectifs déterminatifs très-courts ; et leurs cas, par des prépositions. Que les adjectifs fussent absolument invariables. p414 Et pour les verbes, qu' il n' y en eût point d' autre que le verbe être, auquel on adjoindrait tous les adjectifs possibles ; que ce verbe être n' eût que les trois modes, adjectif, substantif, et attributif, et point de subjonctif ; qu' il eût au mode adjectif les huit tems que nous avons reconnus nécessaires, ou tout au plus les douze que nous avons vu pouvoir être utiles ; et qu' il n' eût au mode substantif et au mode attributif, que le tems présent, lequel tems présent aurait au mode attributif six terminaisons différentes, pour marquer les trois personnes des deux nombres, singulier et pluriel. Enfin, à l' égard du troisième moyen de syntaxe, les signes uniquement destinés à marquer la liaison des autres signes entr' eux, on voit par ce que je viens de dire des déclinaisons, que j' admets l' usage des prépositions. J' admets aussi les conjonctions comme mots elliptiques fort utiles ; mais je voudrais que toutes eussent pour syllabe radicale, la conjonction que, afin de bien marquer quelle est la conjonction unique, et que c' est d' elle seule que toutes les autres tiennent leur vertu p415 conjonctive. Par la même raison, et pour ne pas déranger la construction directe des phrases incidentes où l' adjectif conjonctif est le régime du verbe, je voudrais que dans les adjectifs conjonctifs, cette conjonction que ne fût point unie à l' adjectif déterminatif ; c' est-à-dire, qu' il n' y eût pas proprement d' adjectif conjonctif ; et qu' au lieu de dire, l' homme qui vous aime, l' homme que vous aimez, on dit, l' homme que il aime vous, l' homme que vous aimez le. je n' ai pas besoin d' ajouter que je conserverais les repos dans le discours, et les signes de ponctuation dans l' écriture. Tels sont les moyens de syntaxe que je désirerais dans notre langue imaginaire. à toutes ces précautions prises en faveur de sa clarté, de son exactitude, et de la facilité de l' apprendre et de ne point manquer à ses règles, j' ajouterais encore que l' on ne s' y permettrait jamais plusieurs locutions différentes pour présenter la même idée, ni aucuns de ces tours irréguliers qu' on appelle dans nos langues vulgaires, des idiotismes ; qu' on en bannirait avec scrupule les hyperboles, p416 les allusions, les demi-réticences, les fausses délicatesses, les tropes, les divers emplois d' un même mot ; que toujours un signe avertirait quand ce mot est pris au sens propre ou au sens figuré ; enfin, que l' on apporterait dans le style, le même esprit d' exactitude qui aurait présidé à la composition des mots, et aux lois de la syntaxe. Voilà comme je conçois qu' une langue pourrait approcher de la perfection, dans l' expression et la déduction de nos idées. Encore une fois, je n' ai pas l' espérance que ce rêve puisse jamais se réaliser. Je ne l' ai décrit avec détail, que pour dégoûter des tentatives mal conçues, que je crois plus propres à écarter du but qu' à en approcher ; pour avoir une occasion de signaler toutes les causes qui contribuent à l' inexactitude de nos langues ; et aussi dans l' espérance d' inspirer le désir de les laisser petit-à-petit se rapprocher de ce modèle. On ne manquera pas de dire que la langue que je propose, serait traînante, monotone, sans graces, et peu propre aux mouvemens de l' éloquence. Comment, p417 quand on ne se propose que clarté et vérité, ne pas paraître bien stérile à certaines personnes ? Cependant je crois ces objections plus apparentes que réelles. D' abord une langue n' est point traînante, quand on y permet toutes les ellipses qe l' esprit peut suppléer sans crainte de se tromper. En second lieu, elle n' est point monotone, par cela seul qu' elle s' assujettit à la construction directe. D' ailleurs, celle-ci étant composée méthodiquement, peut être très-pittoresque et très-imitative par l' heureux choix des syllabes composantes, et très-harmonieuse par l' habile distribution de ces syllabes ; comme par la perfection de son écriture, elle pourrait facilement être très-accentuée et très-cadencée. Elle ne serait donc pas dénuée de toutes graces. Quant à celles, et il en est, qui tiennent à un certain abus des mots qui les éloigne de leur signification naturelle, il faudrait sans doute y renoncer ; mais j' observe que ce sont des prestiges qu' un goût sévère réprouve. à l' égard des moyens de l' éloquence, tous ceux qui ne consistent pas dans la clarté et la justesse de l' expression, et dans la beauté et la richesse des idées accessoires p418 que cette expression réveille en énonçant l' idée principale, ne me paraissent être que des moyens de déception peu regrétables. Or, ce ne serait certainement pas la langue dont il s' agit, qui manquerait de clarté et de justesse ; et étant toute composée de mots dont la dérivation rappellerait toutes les idées analogues, il me paraît qu' elle serait supérieure à toute autre, par l' abondance et la beauté des images. Je crois même que la précaution d' indiquer par la composition du mot, le sens propre et le sens figuré, donnerait à toutes ces images, un degré de vivacité et d' énergie difficile à prévoir, en avertissant incessamment de la liaison intime des deux idées analogues, et en empêchant qu' une expression figurée ne nous paraisse simple, comme il n' arrive que trop souvent dans nos langues, parce que rien ne rappelle en quoi consiste la métaphore, ni quelle est son origine. Au reste, cette discussion m' entraîne à parler des langues, sous le rapport de la rhétorique ; et je ne m' étais engagé qu' à les considérer sous le point de vue logique. p419 Ce n' est effectivement que pour arriver à la meilleure déduction possible des idées, que j' ai composé ce traité de leur expression. Je n' y ajouterai donc plus rien. Je ne le terminerai même pas, suivant mon usage, par une conclusion, parce que ce chapitre consacré à la création d' une langue parfaite, et bien plus encore à l' amélioration de celles existantes, n' est vraiment autre chose que le tableau des conséquences qui résultent des principes précédemment établis. Je ne ferai même pas une récapitulation expresse de ces principes. L' extrait raisonné de tout l' ouvrage, que je joins ici, et qui lui sert de table analytique, en tiendra lieu. Je n' ai donc plus rien à dire sur l' expression de nos idées ; il me reste à parler de leur déduction. Ce sera l' objet de la troisième partie qui, j' espère, suivra de près celle-ci ; et en prouvant que je ne me suis trompé ni sur le mode de la formation de nos idées, ni sur celui de leur expression, montrera en quoi consiste la certitude de leur déduction, et quelle est la meilleure manière de conduire son esprit dans la recherche de la vérité. p420 Si je n' échoue pas tout-à-fait dans cette entreprise, j' aurais bien du plaisir à faire ensuite quelques applications de ces vérités et des procédés qui en émanent, aux objets les plus intéressans pour le bonheur des hommes, et à montrer qu' ils sont susceptibles d' enseignemens didactiques, comme les sciences les plus positives ; mais il faut pour cela du tems, de la force, et de la santé, et sur-tout plus de talens peut-être, que la nature ne m' en a départis. Cependant, je prendrai pour devise, cette phrase que j' ai dite quelque part, où ne peut-on pas arriver avec le tems, quand on est dans la route qui mène au but, et qu' on ne s' en écarte jamais ? je suis bien sûr d' être entré dans la bonne voie ; je souhaite que l' on ne trouve pas que je l' aie quittée sans m' en appercevoir. Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Éléments d'idéologie. III, Logique / par A. L. C. Destutt-Tracy,... DISCOURS PRELIMINAIRE LOGIQ. T 3 p1 Suivant l' opinion commune, la logique est l' art de raisonner. Telle que je la conçois, elle n' est pas cela : elle est, ce me semble, ou doit être une science purement spéculative, consistant uniquement dans l' examen de la formation p2 de nos idées, du mode de leur expression, de leur combinaison et de leur déduction ; et de cet examen résulte ou résultera la connaissance des caractères de la vérité et de la certitude, et des causes de l' incertitude et de l' erreur. Quand cette science sera faite et bien faite, et qu' elle possédera des vérités incontestables, alors on pourra avec assurance, en déduire les principes de l' art de raisonner, c' est-à-dire, de l' art de conduire son esprit dans la recherche de la vérité, qui comprend également l' art d' étudier et celui d' enseigner, ou, en d' autres termes, celui d' acquérir des connaissances vraies, et celui de les communiquer clairement et exactement soit par des leçons parlées ou écrites, soit dans la simple conversation. Jusques-là, toutes les règles que l' on pourra prescrire au raisonnement seront, suivant moi, téméraires et hasardées. Ce seront de véritables recettes empiriques qui, n' étant fondées sur aucune théorie certaine et complète, n' auront tout au plus pour appui, que quelques observations plus ou moins imparfaites p3 et sans liaison suffisante entr' elles. Telles sont, à mon avis, toutes celles qu' on nous a données jusqu' à présent. Je ne prétends point pour cela ni les accuser toutes sans distinction, de manquer de justesse, ni encore moins méconnaître le mérite des hommes qui ont écrit sur ces matières. Je me borne à une vérité qu' on ne saurait nier, c' est qu' un art dépend toujours d' une science. or tous les logiciens jusqu' à présent, sans en excepter ceux que l' on regarde avec raison comme des hommes supérieurs, ont confondu l' art avec la science. Ils se sont même plus occupés de nous donner les règles de l' un que de poser les principes de l' autre. Ils se sont donc trop pressés d' arriver à un résultat ; ils ont interverti l' ordre des idées. C' est donc la science que nous avons à créer pour procéder avec méthode ; ensuite on en tirera facilement des conséquences utiles pour la pratique. Cette manière de considérer la logique et d' en distinguer la partie scientifique et la partie technique, bien que conforme à celle dont j' ai traité la grammaire et aux principes que j' ai posés dans cette p4 partie de mon ouvrage, pourra paraître au premier coup-d' oeil pédantesque et minutieuse, ou trop ambitieuse et trop abstraite, c' est-à-dire, trop éloignée de tout résultat positif et pratique ; mais je prie le lecteur de ne pas s' arrêter à cette première impression, et de prendre garde que c' est là le seul moyen de voir si les règles que l' on prescrit à nos raisonnemens depuis tant d' années sont fondées sur des faits bien observés, et de reconnaître pourquoi elles ont été si peu utiles. Je lui demande avec instance de se rappeler que l' art de raisonner, bien qu' assurément cultivé avec excès dans les écoles, n' a cependant pas fait un pas depuis Aristote jusqu' à Bacon. Il reposait donc sur des bases fausses ; car, comme le dit le même Bacon, toute étude bien commencée doit être féconde : et si depuis Bacon, cet art a reçu des améliorations importantes, c' est qu' au lieu de se borner à l' apprendre et à le pratiquer, on a commencé à y réfléchir ; on a étudié la science qui lui sert de guide et de flambeau ; et elle s' est enrichie de plusieurs vérités précieuses. Un coup-d' oeil jeté sur les p5 travaux de nos prédécesseurs mettra, je crois, ces assertions hors de doute. Il fera plus, il montrera que tous ont reconnu, au moins confusément, la nécessité de cette distinction entre l' art et la science ; que s' ils ne se sont pas assez arrêtés à celle-ci, c' est qu' elle n' était pas encore assez avancée de leur tems ; qu' ils ont eu d' autant plus de succès qu' ils y ont plus insisté ; et que la cause unique de tous leurs écarts est d' avoir tracé les règles de l' art avant d' avoir complétement demêlé les vérités de la science sur laquelle il est fondé. Or quelles sciences humaines peuvent être solides tant que la logique est erronée ? Assurément Aristote n' a pas négligé entièrement la partie scientifique de la logique. Il n' a pas entrepris de prescrire les règles de la déduction de nos idées avant d' avoir parlé des idées elles-mêmes et du mode de leur expression. Une telle marche serait trop déraisonnable pour avoir été celle d' un homme aussi judicieux. Tout le monde sait, ou pourrait aisément savoir, que la logique d' Aristote est composée de six ouvrages distincts ; p6 des catégories où il s' agit des idées elles-mêmes ; du livre de interpretatione où il est question de l' expression de ces idées, du discours, de la proposition, et même des élémens fondamentaux de la proposition, le nom et le verbe ; des premières analytiques où l' on traite des propriétés et des règles générales du syllogisme ; et ensuite des secondes analytiques, des topiques, et des elenchi sophistici, où l' on explique l' usage du syllogisme dans la démonstration, dans la discussion, et dans la réfutation des sophistes. Si ceux qui s' élèvent avec tant de véhémence contre la manière moderne de traiter la logique, qui trouvent si ridicule qu' on ait imaginé de la déduire de l' idéologie et de la grammaire, et d' en faire une seule et même chose avec la grammaire générale et philosophique, et qui, dans cette opinion bisarre, se croient forts de l' autorité d' Aristote qu' ils nous opposent si ridiculement ; si, dis-je, ces critiques avaient pris garde à cette distribution des écrits du grand homme qui devrait être leur maître, et p7 qui n' est que leur idole, ils auraient vu que ce qu' ils proscrivent est justement ce qu' il approuve, ce qu' il a essayé de faire, ce qu' il desire qui soit fait. Au reste il termine son travail en disant que ce n' est qu' une ébauche, une première tentative que rien n' a précédée, pour laquelle on doit avoir de l' indulgence, mais que l' on doit perfectionner, comme l' on a fait pour l' art oratoire qui s' est amélioré par des progrès successifs : seulement il fait beaucoup valoir, et avec raison, le mérite qu' il a eu à faire ce premier essai, et il ne craint pas de dire qu' il est beaucoup plus grand que celui que l' on aura à y ajouter et à le continuer. En tout c' est un très-grand malheur que des ouvrages anciens dont on parle sans cesse, ne soient dans le vrai presque jamais lus. On finit par s' en faire une idée tout-à-fait fausse. C' est à-peu-près comme dans le cours de la révolution française, j' ai vu souvent, par respect pour la mémoire de certains hommes, embrasser avec violence des opinions qu' ils détestaient, et outrager p8 et affliger leurs mânes, en croyant les respecter et leur complaire. Sans sortir de notre sujet, je suis convaincu que si la logique d' Aristote était traduite en bon français, et suffisamment éclaircie pour être à la portée de tout le monde, il n' y aurait pas un homme qui ne pensât et ne vît clairement que cette première tentative, bien que très-estimable, a été complétement malheureuse ; qu' elle a été contre son but, parcequ' on s' est trop pressé d' arriver à un résultat ; qu' elle a besoin d' être reprise par sa base ; que son auteur en conviendrait et le souhaiterait : et que les idéologistes français bien loin d' être des novateurs effrénés, des déserteurs de l' école d' Aristote, de tenter contre son intention des choses que ce grand maître a décidé être inutiles ou impossibles, sont ses continuateurs, ses disciples, et je pourrais dire ses exécuteurs testamentaires. En effet il est constant qu' il a voulu traiter des idées, de leur expression, et de leur déduction ; et qu' il a senti qu' il n' y avait pas une autre manière de donner une base solide à tous nos raisonnemens p9 et à toutes nos connaissances ; mais il a manqué absolument les deux premières parties. C' est ce dont nous allons nous convaincre facilement. Dans ses catégories, il n' a point expliqué la formation de nos idées ; il n' a point déterminé de quelle manière une idée composée se résout dans ses élémens, ou plusieurs idées simples se réunissent pour former une idée composée ; ni comment du rapprochement de plusieurs idées simples ou composées mais individuelles, il en naît d' autres, qui sont des idées de classes ou d' espèces, soit de substances, soit de modes, soit d' êtres réels, soit d' êtres intellectuels. Il les a prises toutes telles qu' elles sont, sans se mettre en peine de demêler leurs élémens et l' action de nos facultés intellectuelles sur ces élémens. Il n' a pas proprement analysé, décomposé nos idées ; il s' est borné à les répartir en diverses classes, sous le rapport de leur objet, ce qui ne sert à rien, et non sous le rapport de leur composition, ce qui eût été vraiment utile. Ses dix catégories sont la substance, la quantité, p10 la qualité, la relation, le lieu, le tems, la situation, avoir, agir, et pâtir : c' est-à-dire, comme le remarquent très-bien Mm De Port-Royal, qu' il a voulu réduire à dix classes tous les objets de nos pensées, en comprenant toutes les substances sous la première, et tous les accidens sous les neuf autres : et l' on peut ajouter qu' ensuite il a multiplié à l' infini les observations, les distinctions, les divisions, relatives à toutes les circonstances que l' on peut remarquer dans les idées comprises dans chacune de ces classes, et qui ne font absolument rien ni au fond de l' idée, ni au mode de sa formation. Mais à quoi tout cela sert-il ? Cela nous apprend-il comment ces idées nous viennent ? Comment nos facultés intellectuelles agissent dans leur formation ? En quoi consiste leur justesse ou leur inexactitude, leur clarté ou leur obscurité ? S' ensuit-il que notre intelligence opère différemment dans nos raisonnemens, quand il s' agit d' une idée de qualité ou de quantité, que lorsqu' il est question d' une idée de relation ou de situation ? Assurément non. Cela p11 n' est donc utile absolument à rien. Je pense même avec les philosophes que je viens de citer, que cela nuit beaucoup par deux raisons. " la première, disent-ils, c' est qu' on " regarde ces catégories comme une chose " établie sur la raison et sur la vérité, " au lieu que c' est une chose tout arbitraire, " et qui n' a de fondement que " l' imagination d' un homme qui n' a eu " aucune autorité de prescrire une loi " aux autres, qui ont autant de droit " que lui d' arranger d' une autre sorte " les objets de leurs pensées, chacun selon " sa manière de philosopher... etc. " p12 je trouve ces réflexions d' une justesse et d' une sagacité admirables ; ainsi cette première partie qui a rapport aux idées elles-mêmes, et qui est tirée tout entière des ouvrages métaphysiques du même auteur, n' est pas suffisamment approfondie, et a absolument besoin d' être refaite d' une toute autre manière. Vient ensuite la seconde partie, le livre de interpretatione qui traite de l' expression p13 des idées, de leur traduction dans le langage. Dans cet ouvrage très-peu étendu, on voit que l' auteur a cherché à expliquer l' artifice du discours ; mais il est bien loin d' avoir vu tout son sujet, et d' avoir rendu un compte satisfaisant de la génération des signes de nos idées, et de leur influence sur nos raisonnemens. Il établit que le discours est composé de signes d' idées isolées, ou de signes d' idées réunies par une affirmation ou une négation, et que ce n' est que dans ces dernières qu' il y a vérité ou fausseté. Il définit le nom, un son vocal qui a une signification, laquelle lui est donnée à volonté, qui ne marque point le tems, et dont les parties, prises séparément, n' ont aucune signification. On voit combien peu cette définition apprend ce que c' est que la chose définie. Il prononce qu' aucun des cris des animaux n' est un nom, parcequ' ils ont une signification naturelle et non pas volontaire. Je ne crois pas que ce soit là la vraie raison ; mais bien plutôt, comme je l' ai dit dans ma grammaire, parceque ces cris sont p14 des interjections, de véritables propositions tout entières, dans lesquelles le nom, le sujet, n' est pas séparé du verbe, de l' attribut. Mais Aristote n' est pas allé jusques-là. Il dit que le verbe est un son vocal qui marque le tems, dont les parties, prises séparément, n' ont aucune signification, et qui est toujours le signe de choses qui sont dites d' une autre chose. Il n' a pas vu que ces choses qui sont dites d' une autre par le verbe, c' est toujours que cette chose ou le sujet existe de telle ou telle manière, ou seulement existe ; et que c' est pour cela que le verbe marque le tems, parceque quand on dit qu' une chose est, existe, il faut bien dire si c' est actuellement, ou dans le passé, ou dans l' avenir ; et ce n' est même qu' alors qu' on peut le dire. Il ne veut point que le nom uni à la négation soit un nom. Il appelle cela un nom infini, parceque cela exprime également l' être et le non-être. Par la même raison il appelle verbe infini, le verbe joint à la négation. Il ne veut pas que les cas obliques des p15 noms soient des noms. Qu' aurait-il dit dans une langue où ces cas ne sont marqués que par des mots étrangers aux noms, par des prépositions ? Sa raison est que ces cas obliques joints à un verbe n' expriment avec lui ni une vérité, ni une fausseté ; c' est-à-dire, en français, qu' ils ne peuvent pas en être le sujet. Mais est-ce là une raison pour qu' ils ne soient pas des noms ? De même il ne regarde comme verbe, que le présent de l' indicatif ; il veut que les passés et les futurs soient des cas du verbe ; et il ne parle d' aucun autre mode que de l' indicatif. Voilà tout ce qu' il dit des élémens du discours ; car il a jugé à propos de définir le discours un assemblage de sons vocaux, qui a une signification convenue, et dont chaque partie prise séparément, a une signification à elle toute seule ; et comme dans cette manière de philosopher, on érige en principe une définition arbitraire, il suit de celle-ci que les prépositions, par exemple, qui ne font aucun sens toutes seules, ne sont point des p16 parties du discours. Aussi n' en parle-t-il seulement pas, non plus que d' aucun des élémens de la proposition, autres que le nom et le verbe. Il ne s' occupe pas davantage de la décomposition du discours en propositions ; et sans chercher, comme nous avons fait, si toutes les espèces de propositions ne peuvent pas se réduire à une, et être ramenées à la seule proposition énonciative, il ne parle que de celle-là ; et il écarte toutes les autres, en disant qu' elles sont plus du ressort de la rhétorique et de la poétique que de la logique. Ensuite il s' épuise dans les dix derniers chapitres de ce livre de interpretatione, à examiner tous les cas, toutes les circonstances, et toutes les conséquences de la proposition énonciative ; et comme il n' a pas vu que les propositions négatives ne le sont dans le vrai que par la forme, et sont au fond affirmatives comme les autres, cette distinction subsistant, multiplie à l' infini les divisions et subdivisions, et accumule les difficultés. p17 C' est à cela que se borne toute la théorie de la logique d' Aristote. Après des préliminaires aussi insuffisans, il se hâte de passer à la pratique, et de nous prescrire les règles de l' art de raisonner. Il a remarqué que certaines propositions énonciatives sont évidentes, c' est-à-dire que leur vérité ou leur fausseté est manifeste, tandis que d' autres sont douteuses, c' est-à-dire, que l' esprit est incertain s' il doit accorder ou refuser son assentiment au jugement qu' elles expriment ; et il a vu que cette incertitude vient de ce que l' on ne sent pas bien le rapport qui existe entre le sujet et l' attribut, qu' il appelle les deux termes de la proposition. Il a cru qu' il n' y avait rien à dire sur les propositions évidentes ; et que toute la science humaine repose sur la résolution des propositions douteuses, puisque pour découvrir, ou démontrer, ou réfuter une chose quelconque, il ne s' agit jamais que de trouver la solution d' un principe mis en question : puis il s' est figuré que cette solution consiste toujours et uniquement à prendre un terme moyen, et à le joindre successivement aux deux p18 termes de la proposition en question, ce qui forme deux autres propositions qui sont évidentes, et qui composent un syllogisme avec lequel il croit qu' on ne peut errer. Ainsi, par exemple, je suis incertain si l' homme est un animal ; je prends pour terme moyen entre homme et animal, un être qui a des mouvemens volontaires ; et je dis, un être qui a des mouvemens volontaires est un animal ; l' homme a des mouvemens volontaires ; d' où je conclus avec assurance que l' homme est un animal. je dis qu' Aristote s' est figuré que la vérification de la proposition mise en question, consistait toujours à placer un seul terme moyen entre son sujet et son attribut. Ce n' est pas qu' il ne reconnaisse qu' il faut souvent plusieurs termes moyens ; mais alors chacun d' eux est l' occasion d' un syllogisme, car un syllogisme ne peut jamais avoir qu' un seul terme moyen : et suivant lui c' est le syllogisme qui opère la conviction. La multiplicité des termes moyens produit seulement une série de syllogismes, ou un raisonnement qui se réduit en une série de syllogismes p19 dont les premiers ne sont que la préparation du dernier. exemple : si dans le cas que j' ai cité, je ne vois pas encore de rapport manifeste entre un être qui a des mouvemens volontaires et un animal, je puis prendre un autre terme moyen tel que un être qui se meut sans cause extérieure ; et alors je dois dire d' abord : un animal est un être qui se meut sans cause extérieure. un être qui se meut sans cause extérieure a des mouvemens volontaires. donc un être qui a des mouvemens volontaires est un animal. et ensuite je puis prendre pour majeure cette proposition prouvée, et dire : un être qui a des mouvemens volontaires est un animal. l' homme est un être qui a des mouvemens volontaires. donc l' homme est un animal. en partant de ces deux idées qu' il ne s' agit jamais dans ce monde que de trouver un terme moyen entre le sujet et l' attribut d' une proposition énonciative, p20 et que c' est par la forme syllogistique qu' on y parvient, il se donne une peine infinie pour prévoir tous les cas et tous les modes de ces propositions et de ces argumens, et pour déterminer le genre et l' étendue des conclusions qu' on peut légitimement tirer de chacun d' eux ; car il s' en faut bien qu' elles soient toujours les mêmes. Tout cela aurait été beaucoup simplifié, si, comme nous l' avons fait dans la grammaire, il avait vu dans les propositions négatives la véritable affirmation qu' elles renferment : et si, dans toute proposition, prenant le sujet et l' attribut en masse, il n' avait considéré chacun d' eux comme ils le sont en effet, que comme une seule idée qui est la résultante de tous les mots dont ils sont composés, ou des effets de leur réunion. Mais, d' une part, il admet des propositions négatives ; et de l' autre, ce n' est pas l' idée totale du sujet et de l' attribut qu' il prend pour les vrais termes de la proposition, mais seulement l' idée principale renfermée dans chacun d' eux. Ainsi, dans ces phrases : un homme vertueux peut cependant p21 être malheureux par sa faute, tout homme vertueux est récompensé au moins par son coeur. les termes à comparer immédiatement ne sont pas pour lui dans l' une, un homme vertueux, et peut cependant être malheureux par sa faute ; et dans l' autre, tout homme vertueux, et est récompensé au moins par son coeur. mais ce sont seulement dans la première, homme et malheureux, et dans la seconde, homme et récompensé. de là il arrive qu' il est obligé de reconnaître et de distinguer des propositions universelles, particulières, indéfinies, singulières, simples ou composées, complexes ou incomplexes, modifiées ou pures, nécessaires ou contingentes, etc., et cela multiplie à l' infini les divisions et les subdivisions, les modes et les figures d' argumentation, et les règles particulières à chacun de ces cas, tandis que si, avant de lui donner des lois, on avait mieux connu la nature de l' opération intellectuelle unique qui constitue tous nos raisonnemens, on aurait trouvé, comme j' espère le faire voir, qu' un seul procédé, toujours le même, nous donne p22 toutes les vérités que nous pouvons extraire par voie de déduction de celles que nous connaissons auparavant, lesquelles elles-mêmes consistent toujours ou en faits, c' est-à-dire en impressions reçues, ou en résultats déjà tirés de faits antérieurs par voie de déduction. Car nous ne faisons jamais que sentir et déduire, ce qui est encore sentir. au reste Aristote, embarqué dans une entreprise aussi difficile, je dirais même aussi impossible, que celle de prescrire des règles à une faculté intellectuelle encore trop peu observée et trop peu connue, déploie une force de tête prodigieuse, et une sagacité vraiment admirable, dans le développement de toutes les circonstances qu' il a cru devoir y remarquer, et dans l' observation des différences de chacune d' elles. Quand on songe que de mauvaises habitudes pratiques étaient déjà prises avant lui, et que c' est la première fois qu' on a essayé de faire un corps de doctrine complet de l' art de raisonner, on sent qu' il était impossible que l' esprit humain fît plus à une première tentative ; et l' on s' afflige p23 même qu' il y ait employé une si prodigieuse capacité : car plus on est avancé dans une fausse route, plus on a de peine à en revenir pour reprendre le bon chemin. C' est ce qui fait que la doctrine d' Aristote a empêché le genre humain de faire un seul pas pendant plus de dix-huit cents ans. Je ne le suivrai pas dans les détails de son traité du syllogisme. J' avouerai même naïvement que je ne me flatte pas d' avoir toujours saisi avec précision toute la finesse de ses observations, et toutes les liaisons de ces principes. Ses disciples les plus zélés, et ses commentateurs les plus infatigables, conviennent qu' il est impossible d' y parvenir complétement. Ils font plus, ils le prouvent par la différence fréquente des manières dont ils l' expliquent : et lui-même dit qu' on ne saurait comprendre ses écrits, si l' on n' a pas entendu ses leçons. Mais je crois p26 en avoir assez vu et assez dit pour être en droit de conclure que, s' il a beaucoup fait en donnant un moyen quelconque de se demêler des arguties des sophistes de son tems, en combattant l' opinion funeste qu' il n' y a rien de vrai, ni de faux, ni de certain, (opinion qui n' est pas moins absurde que pernicieuse, puisqu' il y a toujours de certain pour chacun de nous, ce qu' il sent d' abord, et ensuite ce qu' il en déduit, si de nouvelles sensations confirment ce qu' il a conjecturé), et en renversant la mauvaise logique de Platon, qui veut que nos idées soient les modèles des choses, au lieu de voir dans les choses et les impressions qu' elles nous font, les sources de nos idées ; que si, dis-je, Aristote a rendu de grands services, et a ébauché la science qui n' existait pas avant lui, cependant il ne l' a pas assez avancée, et s' est trop hâté de tracer les règles de l' art. p27 Relativement à l' art, si l' on ne veut pas prendre la peine d' étudier Aristote lui-même, chose très pénible, on peut prendre une connaissance fort étendue de ses principes dans le quatrième chapitre de la logique de Hobbes, et dans la troisième partie de celle de Mm De Port-Royal. C' est ce que je connais de mieux sur cette matière. J' admire sur-tout le jugement qu' en portent les auteurs de ces deux ouvrages. Voici comme s' en expliquent ceux du dernier. " cette partie, " disent-ils, que nous avons maintenant " à traiter, qui comprend les règles du " raisonnement, est estimée la plus p29 " importante de la logique, et c' est presque " l' unique qu' on y traite avec quelque " soin (ces mots sont remarquables) ; ... etc. " et ailleurs, au commencement du chapitre des syllogismes complexes, ils ajoutent : " il faut avouer que, s' il y en " a à qui la logique sert, il y en a " beaucoup à qui elle nuit ; ... etc. " p30 Hobbes dit à-peu-près les mêmes choses en plusieurs endroits. Il suit de tout cela, à mon avis, 1) que ces fameuses règles manquent par la base, puisqu' elles ne nous apprennent rien sur la partie la plus importante des raisonnemens, les principes ; 2) qu' elles sont plus difficiles à comprendre que les difficultés qu' elles sont destinées à éclairer ; 3) qu' en résultat elles ne sont absolument bonnes à rien, puisque, dans tous les cas embarrassans, ce que nous pouvons faire de mieux, est de ne pas nous en servir, et de nous décider même contre ce qu' elles paraissent prescrire. p31 Je crois que ces savans judicieux ont parfaitement raison ; et je n' en regrette que davantage, qu' il n' y ait pas une traduction française de la logique d' Aristote, qui soit généralement répandue et fréquemment consultée. Pour qu' elle fût bonne et bien intelligible, il faudrait que le traducteur commençât par faire la langue ; et pour cela, qu' il donnât un vocabulaire des termes techniques employés dans l' ouvrage, en expliquant soigneusement la signification de chacun d' eux. Si ce travail était bien fait, il en résulterait tout de suite la preuve d' une foule de vérités importantes. D' abord on verrait clairement que faire une science ou un art, c' est-à-dire, en exposer nettement les principes, ce n' est autre chose qu' en expliquer bien les termes ; et ensuite l' on reconnaîtrait avec p34 la même évidence, que les obscurités de la logique d' Aristote, qui ne viennent pas de sa manière d' écrire, viennent de ce qu' il n' a pas complétement demêlé les idées fondamentales : ce qui fait que les moyens artificiels qu' il donne pour guider le raisonnement sont illusoires, ou qu' ils sont plus difficiles à employer que le moyen naturel d' examiner directement les idées comparées, et, comme le disent Mm De Port-Royal, en se servant de la seule lumière de la raison. c' est-là sans p35 doute un ouvrage important qui nous manque. Cependant il existe dans notre langue une vieille traduction de la logique d' Aristote, qui, sans remplir complétement cet objet, serait très-utile si elle était plus connue. Il est vrai qu' il faut une patience infatigable pour la lire ; mais comme elle est déjà très-propre à rendre manifeste les causes de l' imperfection et de l' insuffisance de ce célèbre organum, elle est curieuse, et elle mérite que nous nous y arrêtions un peu. L' auteur n' a pas suivi la marche que je viens d' indiquer. Peut-être n' en a-t-il pas senti la très-grande utilité ; et je le crois. Peut-être cette entreprise était-elle p36 au-dessus de ses forces ; et je le crois encore. Peut-être enfin l' a-t-il jugé tout-à-fait inexécutable ; et il est possible que cela soit vrai, précisément parceque faire un pareil vocabulaire, c' est faire la science tout entière, et qu' on ne fait point ainsi un traité bien suivi par articles détachés les uns des autres. Quoi qu' il en soit, le sieur De Fresnes a pris un autre parti. Grand admirateur de l' organum, qu' il appelle un livre divin, et dans lequel il croit voir la source de toute vérité et de toute certitude, il connaissait assez mal la marche de notre intelligence ; mais il connaissait très-bien la doctrine d' Aristote : et voulant faire comprendre celle-ci à ses lecteurs, il a fait entrer dans le texte toutes les explications qu' il a crues nécessaires au développement des idées. Il en est résulté qu' il a fait un volume in-folio de sept cent cinquante pages, d' un petit ouvrage qui n' a guère que deux cents pages du même format. Encore s' est-il permis des retranchemens dans quelques endroits ; et a-t-il pris de telles libertés dans les autres, qu' il a fait des transpositions fréquentes, p37 et que souvent on est incertain si on lit un commentaire ou une traduction ; et on ne sait pas précisément où est dans le texte l' équivalent de ce qu' on lit. Au reste, c' est là un mal inévitable, et la faute en est à l' auteur original. Je ne pretends pour cela soutenir que toutes les additions de ce traducteur soient également nécessaires, mais je dis que l' extrême briéveté du texte n' est due qu' à ce que la plupart des choses n' y sont qu' indiquées ou rendues par des expressions qui sont tout-à-fait hors des conventions ordinaires de toutes les langues, et qui forment un véritable argot (qu' on me passe ce terme trivial, qui rend parfaitement mon idée). Or ce langage fût-il, ce qui n' est pas, fondé sur des idées bien déterminées, et formé d' après des analogies irréprochables, il ne saurait être aussi familier à chacun de nous, que la langue commune dont il emprunte les mots en en détournant le sens. Il faut donc, en le lisant, faire continuellement un effort d' attention et de mémoire, pour ne pas perdre de vue ces conventions bizarres, et se rappeler les longues séries p38 d' idées que représentent ces expressions singulières et trop abrégées. Ce sont des espèces de pronoms inusités, et trop éloignés de la phrase qu' ils remplacent. En effet la briéveté dans le discours n' est un avantage que jusqu' à un certain point, et sous certaines conditions. Si quelqu' un s' avisait de prendre une cinquantaine des résultats principaux d' une science quelconque, de désigner chacun d' eux par une lettre de différens alphabets, et de les employer souvent sous cette forme, dans un long raisonnement sur quelque partie de cette même science, certainement il aurait beaucoup de peine à s' entendre ; on n' en aurait pas moins à le comprendre ; et il n' aurait épargné le tems de ses lecteurs et le sien qu' en apparence. Dans les raisonnemens, appelés calculs, cela peut se faire ; et c' est en cela que consiste la langue algébrique, qui représente souvent une formule compliquée, c' est-à-dire une très-longue phrase, par un seul caractère, et qui opère dessus avec facilité. La raison en est, qu' il ne s' y agit jamais que d' idées de quantité, p39 c' est-à-dire d' idées d' une seule espèce, dont les élémens sont très-distincts, et qu' on ne considère que sous le rapport de leur augmentation ou de leur diminution, c' est-à-dire, encore sous le seul rapport de leur quantité. Dans ce cas unique, on peut se fier à sa méthode, qui, pour le coup, mérite bien le nom d' organe, organum. pourvu qu' on observe les règles de la syntaxe de cette langue, on peut opérer avec sécurité sur ses signes, sans s' embarrasser de ce qu' ils signifient. On est certain que quand on sera arrivé à la conclusion, elle sera juste ; et en outre, que l' on substituera avec facilité la chose signifiée au signe qui la représente ; et que parconséquent on comprendra parfaitement le résultat. à la vérité, on n' a d' autre garant de la certitude de ce résultat, que la sûreté antérieurement démontrée des procédés que l' on a employés ; mais cela suffit : ainsi, on n' a pas eu besoin de savoir ce qu' on faisait, ni de s' entendre soi-même, pendant tout le tems que l' on a raisonné, ou comme l' on dit, calculé ; et il y a eu beaucoup d' avantage à abréger. p40 Dans tous les autres raisonnemens, il n' en est pas de même. Il y est toujours question d' idées composées d' élémens de toutes espèces, et combinées sous toutes sortes de rapports. Il ne suffit pas de faire subir à leurs signes certaines transformations, au moyen de quelques opérations purement mécaniques dont l' effet est connu d' avance ; il ne faut pas perdre un moment de vue les idées elles-mêmes. Il faut suivre pas à pas, et phrase à phrase, la série entière de leur déduction. Il faut avoir la conscience actuelle de la justesse de tous les jugemens successifs que l' on en porte, à mesure qu' on les porte. Il faut enfin entendre toujours et continuellement ce que l' on en dit pendant tout le tems que l' on en parle. Il faut, comme l' a dit très-énergiquement le c Maine-Biran, que nous avons déjà cité, porter perpétuellement le double fardeau du signe et de l' idée. La briéveté du signe n' est donc utile qu' autant que l' idée n' est pas p41 trop éloignée ou trop compliquée, que leur liaison est très-familière, et que l' idée vient avec facilité se replacer elle-même tout entière sous le signe qui la représente. Nos substantifs, et nos verbes ou adjectifs qui ont le sens le plus étendu, sont les expressions les plus abrégées dont nous puissions nous servir sans inconvénient ; encore sont-ils déjà bien sujets à des erreurs causées par le rappel imparfait de l' idée. Voilà pourquoi il nous est agréable que la formation du mot retrace la formation de l' idée ; et pourquoi néanmoins la substitution de la description de l' idée à son nom nous est souvent utile. Voilà enfin pourquoi nous ne pouvons pas pousser ces sortes de raisonnemens aussi loin et aussi rapidement que ceux de l' algèbre. Ils ne donnent pas lieu à l' emploi de moyens purement mécaniques auxquels nous puissions nous abandonner entièrement. Ne pas s' appercevoir de cette différence, c' est méconnaître la nature de la difficulté. Nous avons déjà vu une partie de tout cela dans une note fort étendue que j' ai insérée dans la seconde édition du premier volume p42 de cet ouvrage, et nous le verrons encore mieux dans la suite. Lors donc qu' en traitant les sujets dont il s' agit ici, un auteur ne veut pas se contenter de la briéveté du langage ordinaire, et qu' il prétend exprimer le résultat d' une longue explication par un seul mot dont il se sert ensuite comme si c' était le nom propre de ce résultat, il devient extrêmement concis ; mais ce n' est qu' en devenant excessivement obscur. Or c' est ce que fait continuellement Aristote. Je n' en citerai qu' un exemple tiré du premier livre des analytiques postérieures, chapitre iv. Après avoir établi que les premiers principes sont connus par eux-mêmes et ne peuvent être démontrés, et que la science ne consiste que dans ce qui peut être démontré, il s' apprête à traiter de la démonstration : et pour nous apprendre de quelles propositions peut résulter la démonstration, et de quelle nature doivent être ces propositions (de quibus et qualibus propositionibus demonstrationes constent), il croit nécessaire de nous dire p43 ce qu' il appelle de omni, per se, et universale, en français de tout, par soi, et universel ; et il le fait très-briévement. Le traducteur s' émerveille que dans ces trois petits mots il ait su renfermer le germe de toutes les règles de la démonstration : et il ne s' apperçoit pas que lui traducteur, pour nous faire entendre à-peu-près ce que signifient ces trois petits mots et leur définition, il est obligé d' employer un grand nombre de pages, et même de faire des transpositions considérables à l' ordre qu' a suivi l' auteur. Je n' entreprendrai pas de reproduire ici cette explication : je serais obligé de refaire un autre volume. On ne peut la connaître qu' en la voyant dans l' auteur, ou dans le traducteur. Mais cette explication fût-elle complétement satisfaisante, toutes les fois qu' on nous parle d' une chose qui est dite de tout, ou par soi, de ses propriétés, de ses conséquences, de l' usage qu' on en peut faire dans une proposition, de ce qu' on en peut conclure, p44 et que l' on fait des raisonnemens très-compliqués sur tout cela, pour comprendre ce qu' on nous en dit, il faut avoir très-présente toute la doctrine qui explique ce que c' est qu' être dit de tout, ou par soi ; et cela est si difficile que, sous peine d' être inintelligible, on est obligé de nous en rappeler continuellement au moins la partie qui a trait au sujet que l' on traite. Il en est de même quand Aristote en parlant de la catégorie de la qualité, juge à propos d' appeler quale, le tel, tout ce qui a une qualité, et en parlant de la catégorie de la relation, de nommer relata, relatifs, tous les êtres qui ont une relation quelconque. Comme il n' y a rien dans nos têtes à quoi nous ne puissions trouver une qualité et une relation, et que parconséquent nous ne puissions nommer le tel ou relatif, assurément quand il dit que le tel a telles propriétés, ou que l' on remarque telle circonstance dans les relatifs, il est nécessaire, pour l' entendre, que nous ayons incessamment présent à l' esprit sous quel aspect il envisage les objets, ou plutôt p45 les idées que nous en avons, quand il leur donne ces noms énigmatiques de le tel ou relatif. c' est ce qui fait que toute traduction d' Aristote est nécessairement un commentaire et une paraphrase ; et c' est ce qui me fait desirer que l' on prenne la peine d' en faire et de les lire : car certainement on ne resterait pas long-tems en doute sur les vices du fonds des idées, et de la manière de les présenter. Cette nécessité pourtant de remonter perpétuellement aux explications antérieures, n' est pas moins grande dans l' original que dans la copie. Car ces locutions exagérément sommaires et de convention insolite, ne sont ni plus significatives, ni plus expressives, et ne peignent pas mieux leur valeur dans le grec ou dans le latin que dans le français. Elles nous y paraissent seulement moins ridicules, parceque nous y sommes plus habitués, et qu' elles se sont attiré une sorte de respect superstitieux, en latin surtout, pendant le long espace de tems qu' elles ont été usitées dans cette dernière langue, et durant lequel on étoit persuadé p46 qu' elles étaient très-belles ; que ceux qui s' en servaient les entendaient ; que si on n' en comprenait pas le sens et le mérite, c' est que l' on n' était pas assez habile ; et qu' on ne pouvait expier ce tort que par une humble et profonde admiration. C' est ce qui rend encore très-desirable que tout cela soit traduit et lu. Aujourd' hui cela n' a besoin que d' être connu pour être apprécié. Cette mauvaise manière de procéder, est la source des épouvantables galimathias de tout ce que nous appelons les scolastiques, ou gens de l' école, école qui n' est autre que celle d' Aristote, du moins quant à la logique ; et des profondes obscurités des écrivains sectateurs de certains systèmes philosophiques, qui sont à la mode dans quelques pays, et qui au fond ne sont que la philosophie d' Aristote, ou du moins n' ont de base que sa manière de raisonner. Elle est si obscure cette manière, et en même tems si conséquente, qu' il est extrêmement difficile de démêler les causes de son obscurité, et encore plus de p47 les mettre au jour. En écrivant ceci après mûres réflexions, je crains, malgré mes efforts, de n' avoir réussi que très-imparfaitement sur ce dernier point, et je sens qu' il me sera beaucoup moins difficile d' expliquer les vrais principes de la science, que de faire sentir pourquoi et comment l' on s' est égaré. La raison en est simple. Pour exposer la vérité, je présenterai le tableau de la nature ; pour montrer les causes des erreurs d' un homme, il faudrait que je fisse avec la même étendue l' histoire des pensées de cet homme, et les faits ne sont pas de même sous mes yeux. Cette longue digression sur la difficulté et l' utilité des traductions en langue vulgaire de la logique d' Aristote, ne m' a point fait sortir de mon sujet ; mais elle m' a éloigné de mon objet principal. J' y reviens donc, et je répète : qu' indépendamment des vices de sa méthode et de son style, la logique qui nous occupe a le défaut capital de ne nous expliquer ni l' action de nos facultés intellectuelles, ni la formation de nos idées, ni la génération de leurs signes, ni les effets et les p48 usages de ces signes : en conséquence elle est obligée de se borner à nous dire que les premiers principes sont connus par eux-mêmes, et ne peuvent être démontrés, sans nous dire quel est leur nombre, leur étendue, leurs limites, et d' où vient leur certitude : et elle se réduit à nous donner quelques procédés techniques pour démontrer l' affirmative ou la négative des propositions regardées comme douteuses. Or ces procédés sont tous fondés sur une base fausse, comme je l' ai indiqué ailleurs, et comme j' espère le démontrer par la suite ; et messieurs du Port-Royal, sans aller jusques-là, ont déclaré que ces procédés sont moins utiles et moins commodes à employer que les simples lumières du bon sens naturel et dénué de tout guide. Donc cette logique est radicalement mauvaise comme art. Donc quand elle serait bonne comme art, elle n' est point p49 ce qu' elle devrait être la science de la vérité et de la certitude. Donc, tant qu' on a cru que c' était là toute la science du raisonnement, on n' a pu faire aucun usage raisonnable de son intelligence, qu' en mettant en oubli cette prétendue science ; donc encore pendant tout ce tems, on n' a pu apporter aucune amélioration dans la manière d' employer nos facultés intellectuelles. Donc enfin cette logique tant vantée est bien loin de mériter le nom fastueux d' organum, organe ou machine intellectuelle, comme si c' était par elle que nous pensions, comme nous saisissons avec la main ou marchons avec les pieds. On aurait dû bien plutôt l' appeler les entraves ou le bandeau de notre intelligence. Un bon esprit n' a jamais été formé par elle, mais toujours malgré elle ; et cela a été si bien senti depuis long-tems, quoique confusément, que cette mauvaise manière de traiter la logique avait fini par décréditer la science elle-même, et la faire regarder comme inutile et même comme nuisible. Il est seulement remarquable que ceux qui soutiennent le plus l' inutilité de cette science, sont ceux qui p50 professent le plus de respect pour l' ancienne manière de la traiter ; ce qui est encore une preuve des profondes habitudes de déraison, que cette manière a implantées dans leurs cerveaux. Bacon a donc eu bien raison de dire que nous avions besoin d' un novum organum, et que non-seulement nous avions besoin de créer cet organe tout nouveau, mais encore qu' il fallait nous en servir tout de suite pour refaire en entier l' esprit humain, pour recommencer toutes les sciences, et pour soumettre à un nouvel examen la totalité des connaissances que nous avions acquises ou cru acquérir sous la direction et sous l' empire de l' ancien soi-disant organum. c' est là sans doute un projet tout autrement important que celui de composer une machine à syllogismes, propre tout au plus pour l' argumentation. C' est réellement une idée admirable et sublime ; et le moment où elle a été conçue et mise au jour, est une époque décisive et singulièrement remarquable dans l' histoire des hommes. On peut même dire qu' elle est absolument unique : car le même événement ne peut p51 pas se reproduire deux fois pendant toute la durée de l' espèce humaine. Il ne peut pas arriver deux fois dans tout le cours des siècles, qu' un homme voie et dise le premier à ses semblables, avec raison et avec succès : " jusqu' au moment où je vous parle, " tous les efforts de l' esprit humain ont " été infructueux, et ses succès illusoires. " nous ne savons absolument rien avec " certitude. La cause en est que jusqu' à " présent tous nos instituteurs et nos " maîtres, sans exception, sont toujours " partis de principes généraux que nous " avons tous pris pour vrais sans examen, " mais qu' eux-mêmes avouent unanimement " ne savoir pas démontrer, et " qu' ils soutiennent ne pouvoir pas l' être. " parconséquent, d' après eux-mêmes, " tout ce qui repose sur ces principes " généraux n' a aucun fondement solide, " et tout ce que nous pourrions jamais " y ajouter manquerait aussi essentiellement " par sa base. Cela est évident, et " la raison en est simple, la voici : " toutes nos connaissances ne consistent p52 " et ne peuvent consister que dans " la connaissance de ce qui est, de la " nature, de l' ordre des choses ; " par-conséquent leurs premiers élémens doivent " être puisés dans la nature elle-même. " mais la nature ne nous présente " point de principes généraux : elle ne " nous offre que des faits, des impressions " que nous recevons, et dont ensuite nous " tirons des conséquences. Ces prétendus " principes premiers, maximes, axiomes, " etc. Etc. De quelque nom qu' on " les décore, sont donc déjà des produits " de l' art humain, des créations de notre " intelligence. Il faut donc avant tout remonter " à leurs élémens ; nous rendre " compte de leur formation ; en un mot, " examiner comment nous les avons composés, " pour nous assurer de leur justesse, " de leur vérité, et de leur certitude. " or il n' y a que l' ignorance vaniteuse " de nos prédécesseurs qui puisse soutenir " qu' il nous est impossible de savoir " ce que nous avons fait nous-mêmes. Il " est vrai que pour y réussir, il ne faut " pas se servir de la prétendue machine " intellectuelle qu' ils nous ont transmise p53 " avec tant de complaisance, qu' ils nous " ont vantée avec tant d' exagération, et " que pourtant ils déclarent insuffisante " pour produire cet effet. Mais il est très-aisé " de la remplacer avec avantage, et " vous allez voir comment. " moi je vous révèle, et chacun de " vous peut s' en assurer pour peu qu' il " y pense, que vous ne faites jamais autre " chose dans ce monde que voir des faits et " en tirer des conséquences, recevoir des " impressions et y remarquer des circonstances ; " en un mot, que sentir et déduire " ce qui est encore sentir. voilà " donc vos seuls moyens d' instruction, " les sources uniques de toutes les vérités " que vous pouvez jamais acquérir. Recueillez " donc des faits, variez-les, multipliez-les, " examinez ce qu' ils renferment ; " et n' admettez jamais pour vrai " que ce que vous en aurez vu sortir. " comme cela, vous aurez des connaissances " solidement fondées, complétement " certaines, et telles que vous pourrez " toujours les accroître indéfiniment " avec sécurité. L' observation et l' expérience " pour amasser des matériaux, la p54 " déduction pour les élaborer. Voilà " les seules bonnes machines intellectuelles. " laissez toutes les autres aux pédans " et aux charlatans, qu' elles ne conduiront " jamais à aucun vrai savoir. " cependant je ne me contente pas de " vous avoir fait connaître ces précieux " instrumens : je veux tout de suite vous " montrer leurs effets, et vous faire jouir " de leur utilité. Je vais dès ce moment " entamer la grande et entière rénovation " qui doit nécessairement suivre de la " vérité que je viens de vous apprendre, " et que vous auriez trouvée au dedans " de vous si vous vous étiez bien observé. " mes successeurs continueront cette vaste " entreprise ; elle ne sera jamais abandonnée. " elle ne sera néanmoins achevée que " par la postérité la plus reculée, et peut-être " même ne le sera-t-elle jamais complétement : " mais toujours et progressivement " le nombre des vérités certaines p55 " s' accroîtra, et celui des erreurs ira en " diminuant. " aujourd' hui, puisque notre prétendu " savoir actuel n' est qu' un amas informe " d' opinions téméraires et un mélange " confus de vrai et de faux que rien ne " pouvait vous aider à démêler, je vais " avec les moyens que je vous ai donnés, " soumettre à un nouvel examen toutes " les sciences humaines, et avant toute " autre, celle de l' entendement humain, " parcequ' elle fait partie de la masse totale, " qu' elle est celle où l' on s' est le " plus égaré, et qu' elle doit servir d' introduction " à toutes les autres, puisqu' il " faut connaître nos facultés intellectuelles " pour être sûr de s' en bien " servir. Je vais essayer de faire une distribution " méthodique de toutes ces " sciences, présenter le tableau du peu " de vérités constantes qu' elles possèdent, " donner des vues pour leur amélioration " future, et indiquer les travaux propres " à y contribuer. Ce sera à vous à partir " de ces données et à suivre la route " tracée. Mais surtout songez bien plutôt " à marcher sûrement que rapidement ; p56 " et n' oubliez jamais la plus sage de mes " maximes : hominum intellectui non " plumoe addendae, sed potiùs plumbum " et pondera. ce n' est pas des aîles qu' il " faut donner à l' intelligence humaine, " mais plutôt des semelles de plomb ; " toutes nos erreurs ne viennent que de " notre précipitation à porter des jugemens. " tout ce que je viens de vous dire, " ce n' est pas la puérile envie de me faire " admirer, ni la ridicule ambition de " devenir chef de secte qui me l' ont " inspiré, mais uniquement le desir " d' accroître les lumières et le bonheur " de l' espèce humaine. Je me suis même " efforcé de me rendre très-intelligible " pour que mes erreurs, si j' en commets, " soient plus faciles à réfuter et moins " durables : et je vous exhorte expressément " à secouer sans scrupule le joug " de toute autorité en fait de science, à " commencer par la mienne. " telles sont les grandes vues du chancelier Bacon et l' immense projet qu' il a osé concevoir : on n' en saurait douter ; p57 car il n' y a presque pas un mot dans tout ce que je viens d' énoncer qui ne se trouve dans quelqu' un de ses écrits : et on peut même dire que tout le discours que je lui ai attribué n' est guères qu' un extrait de la magnifique préface qu' il a mise à la tête de son immortel ouvrage de l' instauratio magna ; à cela près cependant que je le fais s' exprimer sur quelques principes idéologiques et logiques, avec plus de précision qu' il ne l' a fait, et comme s' il était entré fort avant dans la route qu' il n' a fait qu' indiquer. Il fallait qu' un tel homme s' élevât parmi nous pour que le genre humain sortît de la mauvaise route dans laquelle il était engagé, non pas depuis son origine, comme on le dit souvent mal-à-propos, mais depuis qu' il avait commencé à systématiser mal-adroitement ses connaissances. Car Condillac a très-bien observé que les premières recherches de chaque homme, et par suite celles de l' espèce prise en masse, sont toujours conformes à la marche de la nature et parconséquent dans une bonne direction. Ce n' est qu' en avançant, et lorsqu' il commence à généraliser ses idées, que l' homme p58 commence à s' égarer. Il perd alors de vue l' empreinte de ses premiers pas. Il fallait qu' un véritable miracle de notre intelligence eût lieu pour le ramener sur cette trace originelle et pour ainsi dire native, et pour que nos connaissances vinssent se replacer sur leur base primitive et fondamentale, et pussent recommencer à faire des progrès réels et sûrs comme aux premiers jours de notre existence. Il fallait en un mot faire exactement ce qu' on fait à la chasse à courre, quand on s' apperçoit que les chiens ont abandonné l' animal qu' ils poursuivaient pour courir après un autre. On arrête, on abandonne tout. On retourne sur ses pas jusqu' à l' endroit où l' on était sûr d' être dans la bonne voie, jusqu' au point de départ, s' il le faut : et l' on recommence sa poursuite avec sécurité et succès. Quand on songe combien il était difficile qu' une pareille idée se trouvât dans une tête humaine avec toute l' audace, toute l' activité, toutes les lumières, et tous les talens nécessaires pour la faire prévaloir, on n' est pas surpris que ce phénomène ait été plus de 18 cents ans (à p59 ne compter que depuis Aristote) sans nous apparaître. On est bien plus étonné qu' il ait jamais pu avoir lieu. Mais l' étonnement redouble quand on voit que ce hardi projet a été conçu par Bacon dès ses plus jeunes années, qu' il a senti tout ce qu' il a d' immense et même de gigantesque, qu' il n' en a pas été effrayé, qu' il a osé en rédiger et en publier le programme et la première ébauche avant d' avoir atteint l' âge de dix-huit ans, et qu' il a constamment travaillé toute sa vie, sinon à le mettre à fin, du moins à l' avancer. Cependant tout cela est prouvé et par le témoignage de son éditeur Guillaume Rawley, et par une lettre que lui-même écrivit dans ses dernières années au père Fulgence, moine vénitien. Il y a plus : c' est que ces circonstances si extraordinaires étaient autant de conditions absolument nécessaires au succès. Pour qu' une entreprise pareille n' avortât pas complétement, et ne fût pas étouffée dans son germe, il fallait qu' elle reçût un commencement de développement des mains même de son auteur ; et la durée de la vie d' un homme est si disproportionnée avec p60 celle d' un tel travail, qu' il ne pouvait ni le commencer trop tôt, ni le continuer trop long-tems. Que de grandes pensées nous avons vu périr sans fruit, pour n' avoir pas été préservées quelques années de plus des atteintes continuellement renouvelées de ceux qui auraient voulu les empêcher de naître, et qui ne sont parvenus à les anéantir qu' en abrégeant la vie de leurs défenseurs ! ... heureusement celle du grand Bacon n' a pas eu ce triste sort ; et d' elle renaîtra toujours tout ce qu' il y a de vérités sur la terre. Il est donc très-intéressant pour l' histoire de l' esprit humain en général, et en particulier pour la science qui nous occupe, de bien voir comment Bacon a tracé le plan de cette grande rénovation et jusqu' à quel point il l' a exécuté. Dans sa préface, il nous apprend lui-même que son ouvrage sera composé de six parties qu' il appelle, 1) division des sciences. p61 2) nouvel organe ou indices sur l' interprétation de la nature. 3) phénomènes de l' univers ou histoire naturelle et expérimentale devant servir de base à la philosophie. 4) échelle de l' entendement. 5) avant-coureurs ou connaissances anticipées de la philosophie seconde. 6) philosophie seconde ou science active. Ces titres, dont quelques-uns ont besoin de commentaire pour être compris, nous avertissent dès le début, que nous trouverons dans Bacon beaucoup de traces, de cette mauvaise manière de philosopher que lui-même voulait corriger. Au reste il prend soin de nous expliquer très-bien son projet, et voici à peu-près l' idée qu' il nous en donne. Il annonce que la première partie intitulée division des sciences, doit contenir une nouvelle distribution générale des sciences, laquelle comprendra non-seulement les sciences déjà connues, mais même celles qui manquent encore ; et que relativement à ces dernières, il ne p62 se bornera pas à une simple indication, mais qu' il donnera des vues et des moyens pour remplir les vides, et qu' il fera part des travaux auxquels il s' est déjà livré pour y parvenir. La seconde partie intitulée novum organum ou indices sur l' interprétation de la nature, est destinée à montrer à l' intelligence humaine la marche à tenir pour accroître ses connaissances, et à lui enseigner une manière sûre d' arriver à la vérité. Comme l' objet de ce novum organum est précisément le sujet de notre ouvrage, et que le but que l' auteur s' est proposé est justement celui que nous nous efforçons d' atteindre, il faut en connaître le plan un peu en détail. Je vais donc laisser parler Bacon lui-même. D' ailleurs ce morceau aura pour ceux qui n' ont pas lu les ouvrages de ce grand homme, le mérite de leur faire connaître la tournure de son esprit, l' état de ses connaissances, l' ensemble de ses principes, et même de leur donner une idée, quoique bien imparfaite, de ce stile animé, brillant et pittoresque, que l' on ne voit à ce degré dans les écrits d' aucun p63 autre philosophe. Si cette citation paraît longue, j' espère du moins qu' on ne la trouvera pas sans intérêt. " étant arrivés aux limites des arts anciens, " dit-il, nous aiderons l' entendement " humain à aller au-delà ; ... etc. " p75 telle est l' idée que Bacon lui-même nous donne de la seconde partie de son ouvrage. Il est aisé en admirant sa pénétration et son génie, de sentir déjà que cette vue si perçante était pourtant offusquée encore par bien des nuages, et qu' elle voyait plus nettement le but à atteindre que le chemin pour y arriver. Mais nous ne nous arrêterons pas actuellement à ces considérations, elles viendront plus à-propos quand nous nous occuperons de la manière dont ce vaste plan est exécuté. La troisième partie est nommée phénomènes de l' univers, ou histoire naturelle et expérimentale devant servir de base à la philosophie. Elle devrait peut-être porter plutôt le titre d' histoire des p76 observations et des expériences. car elle doit, suivant notre auteur, contenir l' histoire de tous les êtres, et même l' histoire particulière de leurs propriétés, et être tirée surtout des expériences et des procédés des arts, parcequ' il pense que la nature dévoile mieux ses secrets quand elle est travaillée et tourmentée par la main de l' homme, que lorsqu' elle est livrée à elle-même. Après avoir rassemblé cette masse de faits, il semblerait qu' il n' y a plus qu' à élever sur cette base l' édifice de la philosophie seconde ou science active, comme l' appelle Bacon. Il paraît même que cette philosophie est inséparable de l' histoire de la nature, et que toute saine philosophie ne peut consister que dans cette histoire bien faite. Mais Bacon, à tort ou à raison, a conçu celle-ci absolument distincte de celle-là : et il veut donner ici des modèles circonstanciés de la manière dont l' esprit doit aller de l' une à l' autre. Il veut faire voir en détail par quels degrés notre intelligence doit, suivant lui, monter des faits aux principes les plus généraux, et redescendre de ceux-ci aux p77 principes particuliers qui guident dans la pratique. C' est ce qui lui a fait donner à cette quatrième partie le nom d' échelle de l' entendement : et elle n' est, comme on le voit et comme il le dit lui-même, qu' une application spéciale et développée de la seconde partie. Ce n' est pas tout : avant d' arriver à sa philosophie seconde ou science active, Bacon nous promet encore ce qu' il appelle les avant-coureurs de cette philosophie qui composeront la cinquième partie de la grande rénovation. Ces avant-coureurs ne doivent être autre chose que les vérités qu' il a découvertes ou recueillies par les moyens ordinaires, et qu' il tient pour certaines, mais dont il déclare en même temps ne vouloir pas répondre parcequ' elles n' ont pas été soumises à l' épreuve de sa méthode. Ces avant-coureurs sont une espèce de provisoire destiné à nous faire attendre plus patiemment les résultats de cette précieuse philosophie seconde, féconde, et active. Enfin viendra cette sixième et dernière partie pour laquelle toutes les autres sont p78 faites. L' auteur se félicite d' en avoir jeté les fondemens ; mais élever l' édifice sera la gloire des grands hommes des siècles à venir. Il en charge la postérité : et il annonce qu' il en résultera, pour le bonheur et la puissance de l' espèce humaine, des effets tels que dans l' état présent des choses et des esprits, on ne peut pas même les prévoir ni les apprécier. Assurément il est impossible de n' être pas pénétré de respect pour le génie qui a produit une conception aussi vaste et aussi utile aux hommes. Mais pour juger jusqu' à quel point ce projet admirable était mûri et éclairci dans la tête de son auteur, et ce qui reste à faire pour le réaliser, il faut voir comment et jusqu' à quel point il en a commencé l' exécution. Or, ici la scène va changer, je le sens. On a pu me trouver jusqu' à présent un admirateur enthousiaste : bientôt peut-être je vais paraître un contempteur téméraire. En effet, je ne le nie pas ; je trouve qu' avec un esprit prodigieux, une science immense, et un talent admirable, Bacon cependant ne nous a transmis qu' un très-petit nombre de vérités p79 constantes et pures, et telles, en un mot, que celles qu' il veut que l' on recueille. Au reste, c' est dire en d' autres termes qu' il était un très-grand homme, et que le siècle où il vivait n' était pas un grand siècle : je crois ces deux assertions également vraies ; on va voir si j' ai tort. La première partie de la grande rénovation, consiste dans l' ouvrage intitulé, de la dignité et de l' accroissement des sciences. dire que ce traité est rempli de vues sublimes et de préceptes excellens, ce n' est rien dire que ce qu' apprend le nom seul de son auteur. Mais la vérité oblige d' ajouter que des neuf livres qui le composent, le premier est uniquement consacré à prouver que les sciences sont utiles. Heureusement cela est aujourd' hui hors de doute, et l' on ne peut que plaindre Bacon d' avoir été obligé, pour le démontrer, d' employer tant d' érudition, tant de citations, et souvent des raisons si peu satisfaisantes. Mais si ce premier livre est inutile, les huit autres ont, suivant moi, un défaut bien plus grave : c' est de renfermer une distribution des sciences mal fondée dans son principe, p80 et dont les nombreuses subdivisions ne peuvent qu' égarer. Voilà donc que la p83 première partie de la grande rénovation, est loin de remplir son but. Passons à la seconde. La seconde partie de la grande rénovation, c' est le novum organum, ou vrais indices sur l' interprétation de la nature. Il est partagé en deux livres rédigés en aphorismes. Dans le premier, on prouve 1) que l' ancienne logique est tout-à-fait inutile pour la recherche de la vérité, puisque d' une part le syllogisme n' est pas propre à constater la justesse des principes généraux dont il se borne à tirer des conséquences, et que de l' autre l' on a toujours extrait ces principes généraux de quelques faits particuliers avec trop de précipitation et sans examen suffisant ; 2) que par ces moyens on n' a que des notions incertaines ou fausses, et non de vraies connaissances ; 3) qu' il faut refaire ces notions et tout recommencer en examinant avec soin les choses elles-mêmes. Ensuite on nous montre les diverses sources de nos erreurs, les causes et les preuves du peu de progrès des sciences, et enfin tout p84 ce que nous devons espérer de l' usage de la nouvelle méthode dont on nous donne une idée sommaire. Le second livre, qui est vraiment l' essentiel, devrait contenir l' exposition complète et détaillée de cette méthode inestimable : or voici ce que nous y trouvons. On établit d' abord que le but de la science est d' augmenter la puissance de l' homme ; que cette puissance consiste à pouvoir donner aux êtres de nouvelles qualités ou manières d' être ; et que pour y parvenir il faut connaître les formes, les causes formelles ou essentielles de ces qualités ou manières d' être (naturae), c' est-à-dire les causes qui déterminent leur essence, et qui font qu' elles sont ce qu' elles sont. Voilà le but qu' on nous propose d' atteindre ; voyons la marche à tenir, pour y arriver. C' est de bien extraire de l' expérience ou des faits, les axiomes ; puis des axiomes, déduire de nouvelles expériences ou de nouveaux faits. Le premier objet est le seul qui soit traité. Voici le moyen qu' on nous donne. p85 On nous conseille d' examiner, l' une après l' autre, toutes les propriétés générales des corps, le chaud, le froid, le sec, l' humide, le dense, le rare, etc. Etc., de dresser pour chacune de ces qualités une première table de tous les exemples ou de tous les cas où cette qualité se trouve, ensuite une autre table de tous les exemples ou de tous les cas où cette même qualité ne se trouve pas dans des êtres ressemblans d' ailleurs aux premiers, et enfin une troisième table de tous les cas où cette qualité varie en plus ou en moins dans les mêmes êtres. L' usage de ces tables est de procéder par voie d' exclusion, et de rejeter comme ne pouvant être la forme de la qualité en question, 1) toutes les qualités qui ne se trouvent pas dans tous les exemples où elle se trouve ; 2) toutes celles qui se trouvent dans quelques-uns de ceux où elle ne se trouve pas ; 3) toutes celles qui varient en plus quand elle varie en moins, et vice versâ, et de ne conserver que celle ou celles qui lui sont toujours unies et qui suivent constamment les mêmes altérations qu' elle : et l' on prétend p86 que c' est là l' unique et infaillible moyen de connaître la nature. On nous donne un exemple de cette manière de procéder dans la recherche de la cause formelle de la qualité du chaud ; et toutes formalités observées, Bacon arrive à cet étrange résultat. " la forme ou " l' essence de la chaleur est d' être un " mouvement expansif, comprimé en " partie, faisant effort, ayant lieu dans " les parties moyennes des corps, ayant " quelque tendance de bas en haut, point " lent, mais vif, et un peu impétueux. " après ce premier essai pour ainsi dire provisoire, on nous annonce qu' on va nous donner des conseils détaillés pour faire la même opération avec plus de rectitude et de précision. Ces conseils doivent porter sur neuf points principaux, dont le premier est le choix des faits les plus intéressans à faire entrer dans les tables. L' auteur traite ensuite longuement de ce premier article. Il distingue jusqu' à vingt-sept ordres de faits d' après leurs degrés d' importance, et donne des idées sur les moyens de se les procurer quand p87 ils ne se présentent pas d' eux-mêmes, et sur les conséquences qu' on en peut tirer : ensuite il dit qu' il reste à parler des huit autres objets. Mais c' est ce qu' il n' a pas fait : et le fameux organum finit là. Il est aisé de voir que l' ouvrage est incomplet, même suivant les idées de l' auteur, qu' il renferme une bien mauvaise manière de procéder dans la recherche des lois de la nature, qu' il ne montre point les caractères de la vérité et de la certitude, ce que devrait faire une logique vraiment bonne ; et qu' il n' y a de vraiment utile dans tout cela que ce principe, qu' il faut tout tirer de l' observation et de l' expérience, et commencer par s' assurer de la vérité des principes généraux. voilà pourtant à quoi se réduit toute la seconde partie de la grande rénovation, c' est-à-dire la partie logique, celle qui devait nous enseigner le chemin de la vérité, et qui réellement nous a mis sur la voie de la découvrir, en nous ramenant à l' étude des faits, mais qui dans le vrai ne nous a rien appris du tout sur les propriétés de nos facultés intellectuelles, ni sur leurs opérations, et nous p88 indique même une très-mauvaise manière de procéder dans nos recherches. La troisième partie destinée à nous fournir la matière de ces recherches, les faits, et à nous montrer la manière de les recueillir et de les classer, est composée premièrement de huit morceaux préparatoires, dans lesquels on explique comment doit être composée une histoire de la nature ou des phénomènes de l' univers, pour nous conduire à la philosophie seconde, active, féconde, car on lui donne tous ces noms, en un mot, à la connaissance des causes, et à des vérités générales qui soient certaines ; secondement, d' un essai de cette histoire intitulé sylva sylvarum ou répertoire des répertoires. J' ai encore ici les mêmes choses à dire. Sans doute on ne peut trop admirer les idées fines et ingénieuses de l' auteur ; mais si l' on trouve dans cet ouvrage les vrais élémens de nos connaissances, et la moindre apparence d' une bonne méthode de travail, je suis étrangement dans l' erreur. Voyez encore le sommaire placé à la fin de ce volume. Venons à la quatrième partie, c' est la p89 plus importante à examiner, parceque c' est celle qui nous met à même de juger de la seconde, et parconséquent de toute la grande rénovation. Elle exige une petite discussion pour voir nettement de quoi elle se compose, et quels sont les ouvrages que l' on doit regarder comme devant réellement y être compris. Il faut d' abord se rappeler que Bacon dans son plan général et partout ailleurs, nous dit que cette quatrième partie est destinée à montrer comment l' esprit humain peut s' élever sûrement, depuis les faits jusqu' aux vérités les plus générales (aux axiomes), et redescendre des axiomes aux vérités particulières. C' est pourquoi il l' appelle l' échelle de l' entendement ; et il annonce qu' elle sera composée de traités sur différens sujets, qui serviront de modèle de la manière dont on doit employer les faits recueillis dans la troisième partie, conformément à la méthode prescrite dans la seconde, pour arriver sûrement aux résultats qui doivent composer la sixième ; en un mot, que cette quatrième partie n' est que l' application de la seconde et l' introduction à la sixième. p90 En conséquence elle commence par un morceau intitulé échelle de l' entendement ou fil du labyrinthe, dans lequel il répète absolument les mêmes choses ; jusques-là tout va bien. Mais après cette espèce d' introduction, on trouve dans l' édition de Londres, les titres de quatorze ouvrages, dont les huit derniers ne présentent aucune trace de cette attention scrupuleuse à suivre la méthode prescrite, et qui parconséquent ne tiennent point à l' ensemble et doivent être regardés comme des morceaux détachés, de même que tous ceux qui sont rangés parmi ce que l' on appelle les opuscules du même auteur. On doit être d' autant plus étonné de trouver ceux-ci à la place où on les a mis, que dans la vie de l' auteur en anglais, les éditeurs eux-mêmes en parlant de cette quatrième partie, ne font mention que des six premiers de ces quatorze ouvrages. Il y a plus, ils nous ont donné un titre général de cette quatrième partie, dans lequel Bacon annonce qu' il va donner de mois en mois, les morceaux qui la p91 composent, et ce titre général ne renferme que les titres particuliers de ces six premiers traités. Il est vrai qu' ils l' ont placé à la suite de la préface de la troisième partie ; comme si c' était le titre de cette partie : et là il ne présente absolument aucun sens ; au lieu que s' ils l' avaient mis où il doit être, après le préambule de celle-ci (le scala intellectûs ), il aurait manifesté le tort qu' ils ont eu d' y admettre des choses qui ne sont point comprises dans l' annonce de l' auteur. Par toutes ces raisons, je crois hors de doute que la quatrième partie de la rénovation n' est composée que du scala intellectûs ou filum labyrinthi qui en est le préambule, et des six traités intitulés, histoire des vents, histoire de la vie et de la mort, histoire de la densité et de la rareté, histoire de la pesanteur et de la légéreté, histoire de la sympathie et de l' antipathie des êtres, et histoire du soufre, du mercure, et du sel. J' ajouterai pour dernière preuve, et elle me paraît péremptoire, que des trois dernières de ces six histoires nous n' en avons que l' introduction, parceque la mort a arrêté p92 Bacon dans l' exécution de ses projets. Or il est impossible qu' il ait fait huit autres ouvrages pour remplir le même objet, puisqu' il n' a pas même eu le temps d' achever ceux-ci qu' il voulait donner les premiers. J' ai un peu insisté sur ce point, parceque j' avoue qu' il m' a long-tems embarrassé, et que ce n' est qu' après l' avoir éclairci que j' ai commencé à bien comprendre Bacon. D' ailleurs, puisque nous nous occupons de logique, je n' ai pas cru devoir négliger l' occasion d' établir un des principes les plus essentiels de la pratique de cet art ; c' est qu' on ne saurait faire trop d' attention à tout ce qui manifeste l' ensemble et la disposition des parties d' un ouvrage. Les éditeurs, commentateurs, traducteurs ne prennent jamais assez de soin à cet égard. Il est plus aisé de faire une note savante sur un passage particulier, que de bien montrer la marche et le fil des idées d' un auteur ; mais l' un est bien plus utile que l' autre, et influe bien plus puissamment sur l' impression qui reste dans l' esprit des lecteurs. Actuellement il nous est aisé de juger p93 ce que nous devons penser de cette quatrième partie, et de la méthode qu' elle nous fait voir, pour ainsi dire, en action. Quel que soit le mérite de l' histoire des vents, de celle de la vie et de la mort, et de celle de la densité et de la rareté, personne ne peut disconvenir qu' elles fourmillent d' erreurs, d' abus de mots, et d' idées mal déterminées. La méthode recommandée n' est donc pas suffisante pour garantir de ces dangers ; elle n' est donc pas une vraie logique. De plus, le seul choix des sujets manifeste un autre vice déjà décelé par le catalogue des histoires à faire, qui se trouve à la fin des préliminaires de la troisième partie. Ce n' est point ainsi en prenant d' abord des sujets trop compliqués et mal déterminés, ou en fesant un sujet unique de mille choses qui n' ont entr' elles presque aucun rapport connu, ou moins encore en prétendant faire directement l' histoire complète d' une propriété commune à tous les êtres ; ce n' est point, dis-je, ainsi que l' on parviendra jamais à connaître la nature et à tirer des faits des résultats vrais. Ce sont encore là des fautes p94 résultantes de l' abus des idées générales et des classifications arbitraires. On a pu être conduit à la dernière par l' exemple trompeur des mathématiques. On se sera persuadé que l' on pouvait créer une science sur chaque propriété générale comme sur l' étendue et la quantité ; mais il faut bien remarquer que dans l' algèbre et la géométrie, il ne s' agit que de considérations abstraites sur la quantité et l' étendue, et sur les propriétés de ces propriétés elles-mêmes, et point du tout de savoir si elles sont dans les êtres, jusqu' à quel degré elles y sont, pourquoi elles y sont, et comment on pourrait les y mettre ou les en ôter. Or c' est là uniquement ce que nous voulons savoir relativement aux autres propriétés de la matière. Elles ne peuvent même pas donner lieu à d' autres recherches. Car l' effet général dans lequel chacune d' elles consiste est connu ; et dès qu' il ne s' agit que de le mesurer ou de l' employer, on rentre dans des considérations tirées de la quantité ou de l' étendue. C' est donc là assimiler des choses très-différentes : et c' est encore une grande faute de logique. p95 Enfin, ce qui prouve le plus contre la prétendue nouvelle machine intellectuelle (novum organum) et contre la méthode qu' elle renferme, c' est que même dans ces traités destinés à en montrer l' emploi, l' auteur s' est affranchi de presque toutes les formalités qu' elle prescrit. Il n' y est seulement pas question ni de ces tables successives, ni de ces procédés d' élimination tant recommandés, et qui sont réellement d' un usage impraticable. Tout l' artifice se réduit à-peu-près à présenter les questions, à dire ce que l' on sait sur chacune, et à en tirer des résultats. On peut même ajouter que ces ouvrages sont d' autant meilleurs qu' ils sont plus débarrassés de ces formes illusoires et gênantes : du moins est-il certain que la recherche sur la chaleur donnée pour modèle dans l' organum, et où toutes les formalités requises sont rigoureusement remplies, ne conduit qu' à un résultat que j' oserai dire puéril, et que le traité du son, qui est le plus dégagé de tout cet appareil, est le plus substantiel de tous. Telles sont les conclusions que je me permets p96 de tirer de la quatrième partie de la grande rénovation. De la cinquième, nous n' en avons que la préface. Quant à la sixième, il n' en existe absolument rien : et si j' ose dire mon sentiment tout entier, je suis fermement persuadé que quand même Bacon n' aurait pas été enlevé au milieu de ses travaux, nous n' aurions jamais rien vu de cette dernière partie ; ou plutôt que lui-même p97 aurait reconnu que cette connaissance des essences et des causes formelles dans laquelle il fait consister cette philosophie seconde, est une chose impossible, et que la collection des vérités tant générales que particulières, relatives à chaque sujet, n' est pas une chose séparable de l' histoire bien faite de ce même sujet, et est identique avec elle. Voilà une bien longue dissertation sur Bacon ; mais je n' en fais point d' excuses à mes lecteurs : car Bacon est encore un de ces auteurs beaucoup plus cités que lus, et beaucoup plus lus qu' entendus. Il n' est point aussi obscur qu' Aristote ; il n' est point aussi difficile, je dirais presque, aussi impossible à traduire. Il n' a pas autant besoin de commentaires ; cependant à l' égard des détails du stile et de l' emploi vicieux de certaines expressions, il mérite une partie des reproches que nous avons faits à celui-ci ; et quant à l' ensemble des idées, les doutes qui s' élèvent sur la place que doivent occuper quelques-uns de ses ouvrages, et sur la manière dont ils se lient avec les autres, suffisent seuls pour prouver que leur enchaînement n' est pas aisé à saisir. p98 Néanmoins si je l' ai bien fait connaître, on voit déjà l' effet qu' ont dû produire ses travaux, le point où ils ont porté la science qui nous occupe, et la direction qu' ils ont dû lui donner, et qu' effectivement elle a prise depuis lui. L' histoire de Bacon est donc réellement l' histoire de l' esprit humain. Tel est l' ascendant des hommes supérieurs. En effet, revenons un moment à Aristote : ce philosophe, avant d' entreprendre de créer l' art logique et de prescrire des règles à la pratique du raisonnement, n' ayant pas assez approfondi la science logique ou la théorie de nos idées, s' est laissé séduire par une opinion très-spécieuse, mais très-fausse. Parcequ' il a vu que les idées générales comprennent les idées particulières dans leur extension, il a cru qu' elles sont le principe de toutes nos connaissances, la source de toute vérité et de toute certitude, et le point dont nous devions toujours partir dans tous les cas. Cette erreur fondamentale se trouve en toute occasion dans tout ce qu' il a écrit, et elle est la base de tout son système. S' agit-il de l' origine de tout ce que nous savons ? Il la place dans les axiomes, c' est-à-dire dans les propositions p99 les plus générales possibles ; il dit qu' elles sont certaines par elles-mêmes, que leur vérité ne se prouve pas, qu' il ne s' agit que d' en tirer des conséquences légitimes. Est-il question d' arriver à ces conséquences par son fameux syllogisme ? Parmi les propositions qui le composent, c' est la plus générale qui en est la base ; c' est celle-là qu' on appelle la majeure ; c' est sur celle-là qu' il repose : et dans chaque proposition, c' est l' attribut, c' est le terme le plus général qui est appelé le grand terme, qui est censé comprendre l' autre. Cependant tout cela est faux, et est précisément l' inverse de la marche de la raison humaine. Reprenons cette série d' idées en sens contraire. Nous l' avons déjà fait voir ; dans tout jugement, dans toute proposition, il n' y a sous le rapport de l' extension ni grand ni petit terme. Car dès que deux idées sont comparées, par cela même l' idée la plus générale, celle qui est susceptible de la plus grande extension (l' attribut) est restreinte à l' extension que comporte la plus particulière, la moins étendue, (le sujet). Dans cette phrase l' homme est un p100 animal, le terme animal est restreint à signifier un animal de l' espèce de l' homme. il est borné à l' étendue spécifique du mot homme. cela signifie l' homme est un animal de l' espèce de l' homme, et non pas de l' espèce du chien, du chat, du loup, du tigre, etc. Etc. Ainsi, sous ce rapport, celui de l' extension, les deux termes ne sont pas plus grands l' un que l' autre. Ils sont toujours et nécessairement égaux. Sous celui de la compréhension au contraire, c' est toujours l' idée plus particulière qui renferme l' idée plus générale. C' est elle qui contient le plus grand nombre d' idées composantes ; et qui compte parmi ses élémens, ceux que l' on a laissés dans l' idée plus générale quand on l' a formée, en en retranchant beaucoup d' autres. Ainsi, par exemple, dans l' idée de Jacques, indépendamment de toutes les idées (de toutes les circonstances) qui lui sont propres et particulières, on trouve toutes celles qui sont communes à tous les hommes et qui composent l' idée d' homme ; et dans l' idée d' homme, indépendamment de toutes les p101 idées qui conviennent à tous les hommes et ne conviennent qu' à eux, on trouve celles qui conviennent également à tous les autres animaux. C' est là ce qui fait qu' on peut juger et dire que Jacques est un homme, et qu' un homme est un animal. il en est de même dans la hiérarchie des propositions. C' est toujours par les plus particulières qu' il faut commencer ; c' est en elles qu' est la source de la vérité des autres. Ce n' est pas parceque tous les hommes sont des êtres parlans, que Jacques est un être parlant ; ou parceque tous les êtres parlans, tous les hommes, sont des animaux, que un tel être parlant, un tel homme, est un animal. c' est tout le contraire. Jacques est un être parlant parcequ' on le voit, on l' entend parler ; en un mot parcequ' il est prouvé par le fait que l' idée d' être un être parlant est une des idées qui lui conviennent, qui composent l' idée totale de son individu : et cet être parlant est un animal, parceque dans l' idée d' être un être parlant est comprise l' idée d' être un être animé, un animal. p102 Aristote avait donc pris tout-à-fait le contre-pied de la série de nos idées, et cela a entraîné de fâcheuses conséquences. La première, c' est que toute la logique a manqué par la base. Car quand on croit qu' aucune proposition ne se peut prouver que par une proposition plus générale, il s' ensuit que les plus générales de toutes sont nécessairement dénuées de preuves. C' est aussi ce que l' on a soutenu. On a dit que les axiomes étaient impossibles à prouver, qu' ils étaient évidens par eux-mêmes, qu' il ne fallait pas en disputer, et que l' art logique consistait uniquement à en tirer des conséquences légitimes. Mais d' abord on a été très-embarrassé de déterminer le nombre de ces axiomes, et de décider si telle ou telle proposition devait ou ne devait pas être regardée comme un axiome. Puis quand même il n' y eût pas de dissentiment sur ce point, et quand on eût été unanimement d' accord de ce qui était réellement axiome, il n' en serait pas moins résulté que ces principes premiers étant avoués n' être ni démontrés ni démontrables, tout ce qui en dérive reste sans p103 fondement, toutes nos connaissances sans appui ; et on ne sait plus où trouver ni vérité ni certitude dans tout ce que nous connaissons ; on n' a point de défense contre les sceptiques ; on ne peut contre eux, qu' en appeler d' une manière vague à ce que l' on nomme la raison, le bon sens, le sens-commun, mots indéterminés sur lesquels on dispute sans fin et sans résultat. Ainsi, avec cette supposition, il ne peut pas même exister de science logique. Il y a plus ; l' art logique, dans cette hypothèse, n' est pas moins anéanti que la science. Car d' abord toute la partie de l' art qui consiste à trouver les premières vérités est nulle, puisqu' il est convenu que ces vérités sont inexplicables et ne peuvent être connues que par une espèce d' instinct ; et quant à l' autre partie de l' art, dans laquelle on le fait consister tout entier et qui se borne uniquement à tirer des conséquences des principes avoués, elle est viciée dans sa racine. Car dès qu' on croit qu' il faut toujours partir d' un principe général, la marche de l' esprit est méconnue, et on ne peut p104 plus assigner la vraie cause de la justesse d' une conséquence, ni indiquer les vrais moyens de s' en assurer. On peut bien en imaginer de fantastiques, tels que ceux qui composent tout le système syllogistique, et les arranger avec tant d' artifice que leurs résultats concourent avec la vérité comme s' ils en étaient la cause ; de même qu' avant Copernic l' on combinait et l' on multipliait les épicicles, de manière que leurs révolutions cadrassent avec les mouvemens apparens, comme si les astres les avaient réellement parcourus. Mais on n' en est que plus éloigné de connaître le mouvement réel, et de voir que l' opération intellectuelle qui s' exécute ne consiste réellement qu' à sentir dans une vérité ce qu' elle renferme, et que toute vérité de déduction n' est vraie que parcequ' elle est contenue implicitement dans un premier fait où il ne s' agit que de la remarquer. Aristote engagé dans cette fausse route, a donc nécessairement ignoré la science logique, et n' a pu créer qu' un art absolument inutile et essentiellement défectueux ; mais en même tems, tel qu' il p105 l' a conçu, cet art, il l' a rendu très-complet, très-conséquent, très-subtil, très-riche en détails, et par suite très-imposant et très-difficile à attaquer. Bacon est venu, il a proclamé que c' est précisément la vérité des principes généraux qu' il faut examiner, qu' elle doit et qu' elle peut se prouver, que c' est sur les faits particuliers qu' elle est fondée, que ce sont eux qui doivent nous faire voir si elle est réelle ou illusoire. Par là il a fait sentir la nécessité de recommencer toutes les sciences d' après cette idée, de s' attacher à l' étude des faits : et il a donné une méthode générale, bonne ou mauvaise, pour recueillir ces faits, et pour s' élever progressivement des observations particulières aux principes les plus généraux. Mais malheureusement il ne connaissait pas assez la série de nos opérations intellectuelles, il ne voyait pas assez nettement comment nous recevons nos idées simples et primitives, comment nous en formons des idées composées soit individuelles et concrètes, soit générales et abstraites ; en un mot il ne p106 savait pas assez ce que j' appelle la science logique pour entrer avec succès dans les détails de la méthode qu' il voulait créer, et de celle dont il sentait les vices et surtout les mauvais effets. Il n' était pas en état de faire voir en quoi consiste la démonstration, et que quand elle a lieu dans un raisonnement, ce n' est pas par la vertu du syllogisme. Aussi n' a-t' il jamais attaqué l' art syllogistique en lui-même. Il n' a jamais osé dire qu' il fût faux dans son principe. Il a soutenu victorieusement qu' il était impuissant pour nous faire acquérir des connaissances solides, et nous faire arriver sûrement aux vérités générales ; mais il n' a jamais nié qu' il fût utile pour tirer des conséquences légitimes de ces vérités générales. Par les mêmes causes, la méthode qu' il nous a donnée pour parvenir à ces vérités, consiste presque uniquement dans des formalités vaines, illusoires, et on peut dire impraticables, au point que lui-même ne l' a jamais complétée, et ne l' a jamais suivie ; et quand il l' aurait rendue moins imparfaite, elle n' aurait point encore exclu l' art syllogistique ; elle aurait été une seconde p107 branche de l' art logique, remplissant sans doute un but plus important que la première, mais ne la remplaçant pas et ne l' anéantissant pas. Qu' est-il arrivé ? Précisément ce qui devait résulter de ces données. D' une part, tous les esprits se sont tournés vers l' étude des faits et la recherche des connaissances réelles, mais sans s' astreindre scrupuleusement à la marche défectueuse tracée par Bacon ; et de l' autre part l' on a négligé la dialectique comme ne menant pas au but desiré, mais sans cesser de regarder la marche syllogistique comme le type de toute démonstration rigoureuse, sans cesser de croire que tout raisonnement n' est bon qu' autant qu' il peut se réduire en une série de syllogismes réguliers, et que c' est à cette circonstance, que je me permets d' appeler purement accessoire, qu' est due sa force et sa justesse. La logique s' est donc trouvé avoir commencé la réforme de toutes les autres sciences, sans s' être encore réformée elle-même autrement qu' en négligeant des discussions oiseuses. En effet cela seul a suffi pour changer p108 la face des sciences, tant est grande l' influence d' une seule idée capitale. Toutes les branches de nos connaissances sont sorties de la stagnation, et ont fait des progrès réels, rapides, et sûrs : et l' on peut dire que chacun de ceux qui ont cultivé avec succès quelqu' une de leurs nombreuses divisions, a réellement travaillé à la grande rénovation que Bacon n' avait fait qu' indiquer et esquisser. Ils n' ont pas même eu besoin d' avoir connaissance des conseils qu' il avait donnés ; car c' était la direction naturelle de tous les esprits supérieurs de cette époque. Depuis environ un siècle, le précieux secours de l' imprimerie, en multipliant prodigieusement la communication des idées, avait rendu facile de s' instruire de ce qui avait été dit et pensé auparavant : et ce tems avait suffi pour faire sentir le vide de tout ce qu' on enseignait, et pour dégoûter de la fastidieuse occupation de ne faire que discuter les opinions des autres. On était donc porté pour ainsi dire forcément vers l' étude de la nature et des faits, et vers l' examen de ce que les docteurs appelaient si mal-à-propos p109 des principes. Aussi peu après Bacon, et sans avoir eu connaissance de ses ouvrages, notre grand Descartes écrivait absolument les mêmes choses que lui, avec moins d' appareil et d' ostentation, mais beaucoup plus clairement. Car je ne crois pas qu' il y ait, au moins sous le rapport de la logique, une seule chose utile dans la grande rénovation, qui ne se trouve dans les quarante premières pages de l' admirable discours sur la méthode, où Descartes n' a l' air que de décrire ce qui s' est passé dans sa tête, et de rendre compte de la marche qu' il a suivie. J' oserai même ajouter qu' il me paraît avoir deux grands mérites de plus que le philosophe anglais ; l' un d' avoir su réduire tout ce qui constitue la bonne méthode à ses quatre fameux principes qui effectivement la renferment toute entière, et de p110 ne l' avoir embrouillée par aucun accessoire inutile ou nuisible ; l' autre d' avoir vu et dit ce que n' a point apperçu Bacon, que le premier objet de notre examen devait être ces facultés intellectuelles par lesquelles seules nous connaissons tout le reste, et que la première chose dont nous p111 sommes certains est notre propre existence, de laquelle nous sommes assurés, par ce que nous sentons, par notre sensibilité, ou comme il dit, parceque nous pensons. je pense, donc je suis, est le mot le plus profond qui ait jamais été dit, et le seul vrai début de toute saine philosophie. Si tout de suite après Descartes s' est égaré, c' est que, comme Bacon, il manquait d' observations suffisantes. Sans doute il s' est trop pressé de risquer des assertions, et il a substitué quelques erreurs nouvelles aux anciennes. Mais ce premier pas dans la bonne route est immense, et on n' avait jamais commencé ainsi l' examen de nos connaissances. Dans le même tems Galilée mettait en pratique les principes que d' autres établissaient en théorie ; ses disciples ont imité son exemple ; et le mouvement est devenu général. La science logique y a participé comme les autres ; elle est partie du point où l' avait laissée Bacon ; c' est-à-dire que ceux qui l' ont cultivée ont commencé à étudier les faits et à chercher ce qui se passe en nous quand nous pensons, mais sans révoquer encore en doute les principes de p112 l' art syllogistique que Descartes lui-même n' avait pas mis en question, et, qui pis est, sans sentir toute l' importance de la manière dont ce grand homme commence la rénovation de ses idées, et sans s' appercevoir que quand on veut arriver à des idées certaines quelconques, la première question à éclaircir est effectivement celle de l' existence de quoi que ce soit. Une conception si profonde était alors trop en avant des vues des autres hommes pour qu' ils en fussent frappés. Ils se sont bornés à suivre l' impulsion donnée par Bacon. Ils ont examiné beaucoup de choses qu' Aristote avait négligées ; ils ont creusé celles qu' il n' avait fait qu' effleurer ; mais ils ont conservé provisoirement les principes techniques qu' il avait posés prématurément. Bacon est devenu l' ame de leurs recherches ; et Aristote est demeuré encore le législateur de la science qui existait à peine, et de l' art qu' il avait fondé sur une base fausse, mais qu' il avait créé très-complet. Cet état de la science et des esprits se voit clairement dans la logique de Hobbès : elle est très-curieuse sous ce rapport. p113 Ce philosophe éminemment remarquable par la précision et l' enchaînement de ses idées, et complétement imbu de celles de Bacon, a fait des élémens de philosophie partagés en trois sections, qu' il intitule de corpore, de homine, et de cive ; c' est-à-dire du corps en général, de l' homme comme individu animé, et de l' homme comme membre de la société. Mais il a bien senti qu' avant tout cela il fallait un traité de logique, c' est-à-dire de la manière de traiter de tous ces sujets, et des moyens que nous avons de les connaître. C' est pourquoi il en a fait la première partie de sa première section ; et c' est déjà beaucoup de l' avoir placé là ; c' est ce que n' avait pas fait Bacon. Dans cet ouvrage on reconnaît à chaque ligne l' élève de Bacon, riche de ses propres idées, travaillant sur celles d' Aristote. Par son titre seul computatio sive logica, il avertit que calculer et raisonner sont une même chose. C' est là une idée importante et vraie qui le conduit à s' occuper, dès son premier chapitre, de la formation de nos idées ; et s' il ne remonte pas jusqu' à leurs premiers élémens, nos p114 simples sensations, et ne descend pas jusqu' à la génération des plus compliquées, les idées générales, du moins il rend compte de la formation de nos idées composées individuelles. à la vérité il quitte trop vîte cet intéressant sujet ; mais il l' a toujours plus avancé qu' Aristote qui dans ses catégories, ne traite que du classement des idées et non de leur formation, et que Bacon qui ne parle ni de l' un ni de l' autre. Bientôt il passe à l' examen des signes de nos idées. Il distingue très-bien leur utilité comme notes, c' est-à-dire pour penser, de leur utilité comme signes, c' est-à-dire pour s' exprimer ; et tout ce qu' il dit pour expliquer la vraie valeur des mots, commence à répandre beaucoup de lumière sur la génération et la composition des idées qu' ils représentent. Car telle est la marche de l' esprit humain quand il avance. C' est le desir de se rendre compte des raisonnemens qui l' a conduit à se rendre compte des mots ; et le besoin de se rendre compte des mots qui l' a mené à se rendre compte des idées ; et c' est alors seulement qu' on est arrivé à la source de la lumière. à la vérité on arrive p115 en même tems, comme Hobbès, à un grand mépris pour l' ancienne métaphysique qui n' a jamais pris cette route. Ensuite il parle de la proposition. On trouve dans ce chapitre la plupart des inutiles distinctions d' Aristote, sur les différentes espèces de propositions ; et qui pis est, on y trouve aussi sa principale erreur, savoir, que c' est l' attribut qui comprend le sujet, c' est-à-dire l' idée générale qui comprend l' idée particulière, d' où il suit que ce sont les propositions générales qui comprennent les propositions particulières, qu' elles sont les vrais principes, et que les principes ne se prouvent pas. Mais aussi on y trouve encore beaucoup de vues très-saines et très-utiles sur les idées abstraites, et sur les propriétés différentes du signe et de l' idée. Ces deux chapitres des mots et de la proposition répondent au livre de interpretatione d' Aristote, et lui sont très-supérieurs, ainsi qu' aux faibles notions que Bacon nous a données sur la grammaire ; car il n' en dit qu' un mot dans sa classification des sciences, et il n' en parle pas du tout dans son novum organum. p116 dans le quatrième chapitre, Hobbès expose très-bien les règles de l' art syllogistique. Il fait plus ; il cherche à expliquer en quoi consiste l' opération de l' esprit dans le syllogisme, ce qui est un grand pas vers la découverte du vice radical de ce procédé. Il ne le trouve pas ce vice ; mais il sent qu' il existe, et il conclut que l' on n' apprend à bien raisonner que par la pratique et l' habitude des bons raisonnemens, et surtout des démonstrations mathématiques. Le cinquième chapitre est destiné à indiquer les causes et les sources de nos erreurs ; et le sixième traite de la méthode. On trouve dans ce dernier, paragraphe sept, cette assertion remarquable : que les principes de la politique dérivent de la connaissance des mouvemens de l' ame ; et la connaissance des mouvemens de l' ame, de la science des sensations et des idées. pour cette seule phrase, Hobbès devrait être regardé comme le fondateur de l' idéologie et le rénovateur des sciences morales. p117 Si néanmoins cette fin de sa logique paraît en général moins lucide que le commencement, c' est que le tout est fondé sur une connaissance encore imparfaite de nos opérations intellectuelles ; et que tant qu' on n' est pas arrivé à la vérité sur ce premier point, plus on avance, plus on se trouve embarrassé. Mais l' ouvrage en masse mérite d' être regardé comme un produit précieux des méditations de Bacon et de Descartes sur le système d' Aristote, et comme le germe des progrès ultérieurs de la science, parcequ' il éclaircit déjà l' histoire des signes et remonte même jusqu' à celle des idées, et que s' il ne présente pas la solution de toutes les questions, p118 du moins il fournit l' indication de presque toutes celles qui sont nécessaires à éclaircir, et qui ont été examinées depuis. Il a fallu une prodigieuse sagacité pour appercevoir sitôt tant de vérités, dont on était encore loin. C' est ce qui fait que même actuellement on relit tous les jours cette logique avec fruit, et qu' elle suggère toujours des idées précieuses. On en peut dire à-peu-près autant de Mm De Port-Royal. Ils ont peut-être p119 moins de perspicacité que Hobbès, et sûrement moins d' exactitude et moins de réserve. Par cette dernière circonstance, ils sont, ce me semble, exactement à Descartes ce que Hobbès est à Bacon. Ils sont les continuateurs de l' un comme il est celui de l' autre : d' où il arrive que s' ils ont plus hazardé que Hobbès, ils ont aussi plus avancé que lui. Dans leur logique et leur grammaire générale, que l' on ne doit point séparer et qu' il faut toujours lire ensemble, ils ont commencé une théorie des idées, et ils ont étendu celle des signes. Ils ont fait naître Locke. Le besoin de réfuter leur hypothèse des idées innées, lui a mis la plume à la main ; et il s' est trouvé forcé, en profitant de leurs lumières, d' examiner à fond la composition de toutes nos idées, et de commencer à distinguer les procédés et les effets de nos diverses facultés intellectuelles. C' était effectivement là ce que l' état de la science, à l' époque où il a paru, rendait à-la-fois nécessaire et possible. aussi son immortel ouvrage sur l' entendement humain n' est-il point proprement un p120 traité de logique ; ou plutôt c' est un traité de science logique, et même le premier qui ait jamais été fait ; mais il n' y est pas du tout question de l' art. Il n' est composé que de quatre livres ; le premier traite uniquement de l' origine de nos idées, le second de leur formation, le troisième de leur expression, et le quatrième de notre connaissance, de sa nature, de son étendue, de sa réalité, c' est-à-dire des caractères de la certitude et de la vérité, et de ce qu' elles sont pour des êtres doués des moyens de connaître que nous avons en partage. Quoique cet admirable essai soit le fondement de la science, et justement parcequ' il en est le fondement, il n' est pas nécessaire d' en parler avec plus de détails, vu qu' il est très-connu. Une seule observation p121 se présente qui n' est pas à négliger, c' est que dès que l' on commence à examiner avec succès l' esprit de l' homme, on est tout près de voir la vraie liaison des différentes branches de ses connaissances. Aussi Locke termine-t-il son ouvrage par indiquer sommairement une nouvelle distribution des sciences, qui est infiniment meilleure que toutes celles qui l' ont précédée. Sans doute elle n' est pas encore complétement satisfaisante : mais c' est que l' analyse qu' il a faite de l' esprit humain est loin d' être encore parfaite. Il a fait beaucoup, il a laissé beaucoup à faire à ses successeurs. Condillac l' a senti. Il a vu qu' il restait bien des choses à éclaircir, et que l' esprit humain n' avait point encore été assez observé pour qu' il fût possible de bien diriger ses recherches, et de bien classer ses connaissances ; qu' il convenait de l' examiner plus en détail, de déterminer avec plus de précision ses limites et ses moyens, de distinguer soigneusement ses diverses opérations, de remarquer avec scrupule les causes, les effets, et la nature de chacune d' elles, de suivre avec exactitude p122 leur enchaînement et leurs résultats depuis la plus simple perception jusqu' à la connaissance la plus compliquée, de noter à chaque pas l' influence des signes sur les idées elles-mêmes, et enfin de se mettre en état de faire une histoire exacte et complète de la série de ces phénomènes, sans quoi on en parlerait toujours superficiellement et au hazard. C' est ce qu' il a commencé à exécuter dans son premier ouvrage, l' essai sur l' origine des connaissances humaines : et on ne peut nier que dès-lors il n' ait fait un traité de l' esprit humain plus complet qu' aucun de ses prédécesseurs. Cependant il avait encore glissé trop légérement sur les premiers pas de notre intelligence ; il n' avait pas encore analysé assez rigoureusement ses premiers actes, qui sont la base de tout l' édifice. Quelques années après, il l' a reconnu lui-même ; et c' est ce qui lui a fait faire son traité des sensations, et celui des animaux qui en est une appendice, nécessaire pour étendre ces observations à toute la classe des êtres animés, autant toutefois qu' elles p123 conviennent à chacune des espèces qui la composent. Là, il a bien creusé jusqu' au fond de son sujet ; il en a sondé toute la profondeur ; il est arrivé jusqu' aux dernières racines de l' arbre, jusqu' aux extrêmes et premiers élémens de toutes nos pensées. Cette heureuse idée de supposer un homme doué successivement de chacun de ses sens et privé de tous les autres, lui a fait voir et démontrer que dans ce que l' on croyait, et ce que bien des gens croient encore une idée simple, une perception unique, il y a beaucoup de parties distinctes ; et que beaucoup d' opérations intellectuelles différentes ont été nécessaires pour assembler ces parties. Jusqu' à lui, les philosophes, en petit nombre, qui entreprennent de rendre compte de la formation de nos idées, commencent leurs explications par dire : un homme, un arbre, une maison, un objet quelconque se présente à moi, il fait une impression sur mes sens, j' en suis affecté d' une certaine manière, j' ai la perception, l' idée de cet objet. ils ne p124 vont pas plus loin, ou s' ils ajoutent quelques réflexions à cet exposé, ils y insistent peu ; et ils sont persuadés d' être remontés jusqu' à la source de toutes nos pensées. Effectivement il n' y a rien là que de vrai ; mais cet homme, cet arbre, cette maison, cet objet quelconque, ce n' est pas une affection seule et unique qu' il produit en nous ; c' est une multitude d' impressions différentes, dont les unes agissent sur un de nos sens, les autres sur un autre, qui sont tantôt réunies, tantôt séparées, dont plusieurs varient par différentes circonstances, tandis que d' autres restent toujours les mêmes : et c' est du rapprochement de toutes ces impressions et des combinaisons que nous en fesons par des jugemens plus ou moins rapides, que se forme pour nous la perception ou l' idée individuelle de cet objet, et la valeur du nom encore propre et particulier que nous lui donnons ; et suivant que cette idée ou perception sera plus ou moins détaillée, plus ou moins complète, plus ou moins conforme à la réalité des choses, les jugemens postérieurs que nous porterons de p125 l' idée, du nom, et de l' objet, seront très-différens. Voilà ce que Condillac le premier a démêlé et expliqué par son analyse des sensations. En quoi il a rendu à l' esprit humain un service immense et encore trop peu senti. Par là il s' est trouvé transporté aux vraies sources de la science logique, et conduit à examiner toutes les questions fondamentales et premières sur la solution desquelles elle repose ; savoir, quelles sont nos différentes facultés intellectuelles ? Comment elles forment toutes nos idées composées ? En quoi consiste pour elles (c' est-à-dire pour nous) la réalité de notre existence et de celle des autres êtres ? Comment elles se lient aux autres facultés résultantes de notre organisation ? Comment les unes et les autres dépendent de notre faculté de vouloir ? Comment toutes sont modifiées par la fréquente répétition de leurs actes ? Comment elles se perfectionnent dans l' individu et dans l' espèce ? Enfin quels secours leur fournit et quels changemens y apporte l' usage des signes ? Tels sont, suivant moi, les vrais titres p126 de gloire de Condillac. Mais les avantages de sa méthode, qu' il a su rendre très-manifestes et très-usuels, ont frappé plus promptement les esprits ; c' est là ce dont ordinairement on lui sait le plus de gré. Cependant cette méthode tant vantée, et avec tant de raison, n' est réellement que celle de Bacon et de Descartes ; et au fond elle se réduit à ceci : examiner avec soin le sujet qu' on veut connaître avant d' en porter un jugement ; et savoir avec précision ce qu' on en veut dire, avant d' en parler. d' ailleurs depuis que l' on s' était défait de la manie de croire que toute la science humaine repose sur l' art syllogistique, assez d' autres avant Condillac, partant de ces deux excellens préceptes généraux, avaient donné aux hommes des conseils empiriques fort utiles pour les diriger dans leurs recherches ; c' est ce qui compose la partie appelée méthode, dans toutes les logiques modernes : mais personne n' avait réellement commencé la vraie théorie de l' esprit humain ; or c' est ce qu' a fait la discussion des questions majeures dont nous venons de parler. Je ne prétends point décider si Condillac p127 les a toutes résolues : cela serait bien surprenant puisqu' il est le premier qui ait posé avec quelque précision la plupart d' entr' elles, ou même qui se soit apperçu de leur existence. Mais les lumières qu' il a tirées de leur seul examen, lui ont suffi pour répandre un grand nombre de vérités importantes dans les notions préliminaires de son cours d' études et dans ses arts de parler, d' écrire, de raisonner, et de penser, et pour s' en servir à traiter avec une grande supériorité les p128 matières particulières qui ont été les objets de ses recherches, telles que l' histoire, surtout celle des sciences, l' économie politique, et l' éducation. Comme c' est uniquement la science logique que je considère dans les ouvrages que j' examine ici, je ne mets point au premier rang parmi ceux de Condillac, sa logique. ce n' est pas qu' elle ne soit un véritable traité de cette science, et même, suivant moi, le meilleur que nous ayons. Mais Condillac n' a composé cette logique que pour guider les professeurs des écoles de Pologne dans leurs leçons : et il n' en a fait qu' un résumé des principes établis dans ses autres ouvrages auxquels il renvoie continuellement pour y chercher les développemens et les preuves. C' est donc dans le traité des sensations et des animaux, dans les quatre premiers volumes du cours d' études, dans toutes les parties scientifiques de son histoire, et aussi, si l' on veut, dans sa langue des calculs que se trouve toute la doctrine idéologique et logique de Condillac qu' il n' a malheureusement pas rassemblée p129 dans un seul ouvrage, ni réunie en un seul système d' idées bien enchaînées. Nous avons vu les causes de la supériorité de cette doctrine sur tout ce qui avait été dit auparavant. Ne voulant parler d' aucun auteur vivant, je la regarderai comme le dernier état de la science. C' est un grand pas de fait depuis Locke, et le seul réel ; car tous ceux qui ont écrit sur la logique, entre ces deux époques, se sont à-peu-près bornés à choisir parmi les idées reçues avant eux, sans rien y ajouter, et à donner des règles de pratique. p130 Il en est un pourtant qu' il est utile de ne pas passer sous silence : c' est le père Buffier. Une longue habitude de l' enseignement lui avait fait acquérir une grande clarté dans le style, et sinon le talent de beaucoup approfondir un sujet, du moins celui d' exposer très-nettement les idées qu' il s' en était faites. Ces qualités l' avaient conduit à concevoir beaucoup de dégoût pour les obscurités et les subtilités de la philosophie de l' école. De plus, il était jésuite, et comme tel, très-porté à combattre les idées de Descartes, que Mm De Port-Royal, Mallebranche, Pascal avaient p131 adoptées. Ainsi il se trouvait amené à suivre de préférence les principes de Locke, en usant toutefois de beaucoup de ménagement, pour ne pas laisser suspecter son orthodoxie. Tout cela se manifeste à chaque page de ses écrits. Dans ces dispositions, il a fait une grammaire française, suivie d' un traité d' éloquence et de poésie, une métaphysique, une logique, un traité de la société civile, ou plutôt de la manière de s' y conduire, et un traité des preuves de la vérité de la religion catholique. Il a joint à tout cela des éclaircissemens, des applications et des dissertations peu intéressantes, et un petit discours fort médiocre sur la méthode ; et il a cru que le tout ensemble était un cours de sciences sur des principes nouveaux et simples, propre à former le langage, l' esprit et le coeur. c' est le titre qu' il a donné à la réunion de tous ces écrits, imprimés dans un gros volume in-folio, à Paris, en 1732. On sent bien que ce ne peut pas encore être là un bon traité de philosophie rationnelle p132 et morale. Pour le prouver en ne considérant que la partie rationnelle qui doit être la base de l' autre, je me bornerai aux observations suivantes : 1) sa grammaire n' est qu' une grammaire particulière de la langue française, et non pas une théorie générale de l' expression de nos idées. Il paraît même n' avoir pas soupçonné l' importante influence des signes sur la formation de ces idées. Il a cru devoir donner des préceptes de langage, avant de commencer à parler de la pensée ; mais il n' a pas imaginé que ces préceptes fîssent partie d' un traité de la pensée. 2) sa métaphysique n' est pas, comme on seroit porté à le croire, et comme elle devrait l' être, une analyse de la formation de nos idées. Elle n' est réellement et uniquement, comme son second titre l' indique, que l' énoncé et l' apologie des maximes qu' il croit que l' on doit regarder comme vérités premières et fondamentales. Il a restreint la logique qui la suit, à n' être que la science des vérités p133 de conséquence, c' est-à-dire, de ces vérités que l' on tire par voie de déduction, de principes antérieurement établis. Il s' agissait donc auparavant de trouver et de déterminer ces principes premiers. C' est ce que Buffier fait, à sa manière, dans cette métaphysique. Descartes avait remarqué que le principe primitif de toutes nos connaissances, est la conscience de notre propre existence produite par le sentiment de nos perceptions les plus simples, de nos sensations tant internes qu' externes. Il avait dit : je pense, donc j' existe : il aurait dû dire plus exactement : je sens, donc j' existe : il aurait même pu dire simplement : j' ai froid, j' ai chaud, j' ai faim, j' ai soif, etc., donc j' existe ; et cela eût été encore plus correct : et ensuite il aurait fallu qu' il montrât sans interruptions ni lacunes, comment de ce premier acte intellectuel se forment successivement toutes nos idées quelconques. Mais Descartes, comme nous l' avons déjà remarqué, s' est livré à sa précipitation, a sauté une foule d' intermédiaires ; p134 et après le début le plus heureux, s' est égaré dès le second pas, faute d' avoir senti lui-même tout le mérite du premier. Ce qu' il n' avait pas fait, le père Buffier revenant sur ses traces, et déjà éclairé par Locke, aurait dû l' exécuter, puisque, suivant le voeu de Bacon, il entreprenait de découvrir le fondement des principes, et de faire un traité des vérités premières. Mais il n' était pas disposé à goûter les idées de Descartes ; il ne s' apperçut pas de l' importance de son premier principe ; et d' ailleurs il n' avait pas la tête assez forte pour l' approfondir, et en déduire l' analyse scrupuleuse de nos opérations intellectuelles, et de leurs résultats. Il crut que si l' on entreprenait d' expliquer toutes nos connaissances, et de les prouver toutes, on les rendrait toutes problématiques ; et nommément qu' on ne pourrait jamais prouver ni l' existence des corps, ni celle d' une intelligence suprême. Il prit le parti de définir les premières vérités, en disant que ce sont des propositions si claires, qu' elles ne peuvent être prouvées ni combattues par des propositions qui le soient p135 davantage, et de s' en rapporter sur leur certitude à ce qu' il appelle le bon sens, le sens commun, au consentement unanime de tous les hommes jouissant de leur raison, et à d' autres caractères aussi vagues et aussi peu démêlés. Partant de ces données, il a présenté un apperçu des principales de ces vérités premières ; et c' est à quoi se réduit sa métaphysique. ensuite il a montré dans sa logique comment nous en tirons toutes les vérités de conséquence. c' est en cela, suivant moi, qu' il a le mieux réussi ; mais une chose, à mon avis, digne de remarque, c' est qu' il a refait à deux fois cette métaphysique et cette logique, d' abord pour donner une idée préliminaire du sujet, et le mettre à la portée de tout le monde, et ensuite pour le traiter avec plus de science et de profondeur. Or il se trouve que ce sont les deux versions soi-disant superficielles, qui sont les meilleures ; ce qui vient, je crois, de ce qu' étant très-occupé de se rendre clair, il s' est un peu mieux entendu lui-même. Ajoutons pourtant que ni une fois ni l' autre, il n' est arrivé à une véritable clarté ; et qu' il p136 a laissé à Condillac la gloire de découvrir la source de toute lumière dans une meilleure analyse de la pensée, sans pouvoir s' en attribuer la moindre part. Néanmoins je regrette beaucoup que Condillac dans ses profondes et sagaces méditations sur l' intelligence humaine, n' ait pas fait plus d' attention aux idées du père Buffier. Il y aurait rencontré deux ou trois apperçus peut-être mal démêlés, mais qui lui auraient été très-utiles ; et ce sont eux qui sont cause que j' ai fait mention ici de cet auteur : il aurait trouvé dans sa grammaire que le nom ou ce qui en tient lieu, est toujours le sujet de la proposition ; que le verbe en est l' attribut ; et que les autres élémens de la proposition, (ou comme on dit, les autres parties d' oraison) ne sont que des modificatifs de ceux-là, ce qui jette un grand jour sur l' acte de juger. Il aurait vu dans la logique que c' est le sujet d' une proposition qui en contient l' attribut ; que l' idée attribuée n' est jamais qu' une circonstance de l' idée à laquelle on l' attribue ; et qu' une série de propositions n' est légitime et ne mène à une conclusion vraie, qu' autant p137 que tous les attributs renferment successivement l' attribut qui les suit, et que, parconséquent le dernier attribut, celui de la dernière proposition, est renfermé dans le sujet de la première. Il est vrai qu' il aurait trouvé cette vérité exprimée d' une manière vacillante et embrouillée, par l' obstination avec laquelle l' auteur se refuse à distinguer, comme Messieurs De Port-Royal, la compréhension et l' extension de chaque idée. Mais son bon esprit aurait achevé de dégager les inconnues, et ces observations lui auraient fait voir la proposition sous un autre aspect : surtout elles l' auraient empêché de se préoccuper de cette idée d' identité qui jette tant de louche sur toutes ses explications, et qu' il est obligé de finir par appeler lui-même une identité partielle, c' est-à-dire une fausse identité. du moins est-il certain que pour ma part, je suis fort fâché de ne connaître que depuis très-peu de temps ces opinions du père Buffier ; si je les avais vues plutôt énoncées p138 quelque part, elles m' auraient épargné beaucoup de peines et d' hésitations. Quoi qu' il en soit, aujourd' hui instruits par tous les efforts heureux ou malheureux de nos devanciers, et éclairés par les admirables analyses de Condillac, nous sommes conduits à voir avec évidence, que sentir est notre existence toute entière, et que juger n' est encore que démêler une circonstance dans une perception antérieure, c' est-à-dire, sentir distinctement une partie de ce qu' on avait senti d' abord confusément. Nous avons pu en conséquence exposer nettement le mécanisme de la formation successive de toutes nos idées, et celui de leur traduction dans le langage ; et par suite nous pouvons et nous devons expliquer sans ambiguité en quoi consiste la certitude ou l' incertitude de tous nos jugemens, et la vérité p139 ou la fausseté de toutes nos propositions. C' est ce que nous allons tâcher de faire : si nous n' y réussissons pas, ce sera purement et uniquement notre faute ; car la vérité est à découvert, il ne reste qu' à la saisir. Le but de ces préliminaires était de montrer par quels chemins nous sommes arrivés à cet heureux état de la science. CHAPITRE 1 LOGIQUE T 3 p140 Introduction. Si je n' ai pas manqué complétement le but que je me proposais dans le discours préliminaire qu' on vient de lire, on doit avoir reconnu la justesse et l' importance de la distinction que j' ai établie entre la science et l' art logique. Ce coup-d' oeil rapide, jeté sur les ouvrages de quelques hommes, doit avoir montré suffisamment, 1) qu' Aristote, sans avoir fait presqu' aucunes recherches sur les principes de la science, s' est occupé uniquement de tracer les règles de l' art ; qu' il les a combinées avec infiniment d' esprit et de finesse, mais qu' il les a fondées sur une base fausse ; et qu' en conséquence il a tellement embarrassé et fourvoyé l' esprit humain, que celui-ci a été dix-huit cens ans, non-seulement sans faire aucun progrès, et sans acquérir aucune connaissance réelle, mais encore faisant des pas rétrogrades, même dans les pays où on n' a pas cessé de le cultiver. p141 2) que Bacon, bien qu' il ait vu et dit qu' il fallait refaire toutes les sciences, n' a cependant rien fait précisément pour créer ou renouveler la science logique, et que manquant lui-même à son admirable maxime, que j' ai prise pour épigraphe, il s' est trop hâté de donner des préceptes de l' art, et n' a pas eu dans ce genre un succès digne de ses talens. 3) que néanmoins la puissante impulsion qu' il a donnée, en portant tous les esprits vers l' étude des faits, nous a fait acquérir depuis lui de vraies lumières sur plusieurs points de la science logique, lumières suffisantes pour faire sentir une grande partie des vices de l' art ancien, mais non pour le réformer entièrement. 4) qu' il faut aujourd' hui achever et compléter la science logique, et que c' est le seul moyen de rendre la marche de l' esprit humain sûre et rapide dans tous les genres de recherches, ce qui est l' objet et la perfection de l' art. Maintenant qu' est-ce donc que cette science logique ? Il faut en convenir, c' est uniquement la métaphysique. comment, me dira-t-on ? Est-ce que de tous tems on p142 n' a pas étudié la métaphysique ? Et toutes les nations n' ont-elles pas eu des métaphysiciens ? Ce serait peut-être le cas de répondre à-peu-près comme Hobbès, au sujet des philosophes de la Grèce : sans doute il y a eu de tout tems et partout des hommes qui s' appelaient ainsi. La preuve en est qu' on s' est souvent moqué d' eux, et qu' on a fini, sinon par les chasser de leur pays, comme les philosophes dont parle Hobbès, du moins par les exclure du nombre des vrais savans ; mais il ne s' ensuit pas qu' il ait existé nulle part une vraie métaphysique. Il y a eu et il y a encore un certain fantôme imposant en apparence, et ressemblant en quelque sorte à la métaphysique, quoiqu' il ne soit composé que de supercheries et de vilénies. Les hommes peu avisés l' ont pris pour une vraie science, et ont regardé ceux qui l' enseignaient comme des professeurs de sagesse, quoiqu' ils fussent tous d' avis différens, etc. Etc. Mais sans p143 me permettre les sarcasmes du philosophe anglais, je dirai que l' ancienne métaphysique ne ressemble pas plus à celle dont je parle, que l' astrologie ne ressemble à l' astronomie, et l' alchimie à la chimie ; que celle-ci, ou la science logique, ne consiste que dans l' étude de nos opérations intellectuelles et de leurs effets, et que, pour me servir encore d' une expression de Hobbès, elle est l' exorcisme le plus propre à dissiper et à anéantir cette empusa, cette vieille chimère métaphysique, non pas en la combattant directement, mais en y portant la lumière. La vraie métaphysique ou la théorie de la logique n' est donc autre chose que la science de la formation de nos idées, de leur expression, de leur combinaison et de leur déduction ; en un mot, ne consiste que dans l' étude de nos moyens de connaître. les philosophes anciens ne se sont pas doutés de cette vérité : ceux du moyen âge n' étaient pas capables de la découvrir. élèves ignorans des grecs, ils ont cru sur leur parole, que comme métaphysiciens ils devaient expliquer l' origine du monde, la nature de la cause première, p145 l' essence des corps, celle des esprits, enfin toutes les choses qu' évidemment nous ne pouvons pas savoir ; et que comme logiciens, ils ne devaient s' appliquer qu' à l' escrime propre à désarmer ceux qu' ils ne pouvaient convaincre. Peu contens encore et avec raison de l' efficacité de cet art qui embarrasse, mais n' éclaire ni ne persuade ceux qui doutent, ils ont intéressé la religion chrétienne au maintien de leurs décisions, et l' ont fait intervenir dans toutes les discussions philosophiques. Semblables aux gouvernemens qui, quand ils renoncent à se concilier la faveur publique, tournent toute leur attention vers leurs citadelles et leur artillerie, c' est réellement l' empire de la force qu' ils ont transporté dans le domaine propre de la persuasion. Ils ont été subtils et cauteleux parcequ' ils ne pouvaient pas être lumineux. Ils ont été violens et tyranniques parcequ' ils n' étaient pas eux-mêmes pleinement satisfaits p146 de leurs moyens de défense : car, comme l' a très-bien remarqué Saint Lambert, jamais on ne commence à s' échauffer dans la dispute que quand on commence à être embarrassé de trouver ce que l' on doit répondre. C' est, je crois, au sentiment contraire plus encore qu' à leurs principes, qu' est dû le calme et la tolérance qui caractérisent les philosophes modernes. Ils se sentent sûrs des suffrages des hommes impartiaux qui assistent aux débats : cela les tranquillise, et ils attendent du tems le triomphe de la raison. Aussi quoique le respect universel pour les arrêts des métaphysiciens des temps de barbarie ait été poussé jusqu' à p147 la stupidité, il n' a pas suffi encore pour les rassurer. Toutes les fois qu' il s' est élevé des doutes sur une de leurs opinions, ils ont constamment fait ce que font tous les jours les gens grossiers, quand ils viennent de vous dire une chose inintelligible, et que vous leur en demandez l' explication. Ils sentent confusément que vous ne l' avez réellement pas comprise ni eux non plus ; ils veulent se persuader que vous ne l' avez pas entendue ou pas écoutée. Ils la répètent avec impatience dans les mêmes termes ou dans des termes équivalens, en criant à tue-tête, en disant que cela est clair, et en fesant des imprécations contre ceux qui n' en conviennent pas. Tout a ainsi retenti pendant dix-huit cents ans des cris de l' école, et, s' il est permis de se servir de cette expression, tous les esprits en ont été assourdis. La raison ne parle ni si haut, ni si vîte. Pour que sa voix douce et lente pût se faire entendre, il fallait d' abord que le silence se fît. C' est ce qu' ont opéré nos grands hommes du commencement du dix-septième siècle. Bacon et Descartes en proclamant que la dialectique n' est bonne p148 à rien, ont réduit les scolastiques à se taire ou du moins à n' être plus écoutés. S' ils ne les ont pas réfutés directement, ils les ont discrédités. En montrant que la vraie science consiste dans la connaissance des faits et non dans celle des argumens, ils ont tourné l' attention d' un autre côté ; et bientôt l' étude des faits a produit des vérités nouvelles qui ont dissipé d' anciennes erreurs : et la vue des succès obtenus par ce chemin nouvellement ouvert, a dégoûté de l' ancienne route. Seulement il est resté dans les esprits la prévention que la métaphysique ne se rencontre que sur cette voie d' égarement, et que parconséquent il n' y a point de métaphysique réelle, ni d' autre art logique que de s' accoutumer à bien raisonner, sans chercher ni pourquoi ni comment. Cependant la recherche assidue des faits de tous les genres a fini par donner des connaissances réelles sur les phénomènes de l' entendement humain, comme sur les p149 autres phénomènes de la nature, et par apprendre même quelques-uns de leurs rapports avec tous ceux de la matière morte et animée. Les observations se sont étendues et multipliées au point de se confirmer réciproquement, et de s' enchaîner de manière à former déjà un corps de doctrine suivi et satisfaisant, pour quiconque veut de bonne-foi se donner la peine de s' en instruire. On peut même dire qu' aucune autre partie de l' histoire de la nature ne nous est connue avec autant de détail, et que si dans celle-là il reste encore tant de choses que nous desirions pénétrer, c' est d' abord parcequ' elle est d' une importance à nulle autre pareille, et ensuite parcequ' il est dans la nature de l' esprit humain que plus il approfondit un sujet, plus il y trouve de questions à résoudre dont il ne se doutait pas ; et plus il y rencontre de découvertes à faire dont il ne soupçonnait pas même la possibilité ni l' utilité. Il n' y a qu' à voir à quelle multitude de spéculations a donné lieu la seule idée de nombre, et quels effets inespérés il en est résulté. p150 La science de l' entendement, la théorie de la logique, a d' abord été cultivée en silence par un petit nombre de penseurs, desireux seulement de n' être pas tourmentés. Elle s' est ensuite répandue peu à peu parmi les bons esprits : et quoiqu' elle ne fût encore ni complète ni parfaite, elle a fait obscurément beaucoup de bien en écartant provisoirement un grand nombre d' erreurs, en améliorant les traités pratiques de grammaire, de logique, et de morale, et les livres didactiques de toutes espèces, en simplifiant et rectifiant les méthodes et les procédés de tout genre, le tout sans être remarquée parcequ' elle n' était spécialement exigée pour aucun état de la société, quoiqu' elle soit utile à tous. Mais quand on l' a vu paraître avec éclat dans les rangs de l' institut national, et dans les chaires des écoles publiques, quand on s' est apperçu que les questions dont elle s' occupe étaient l' objet de concours nombreux, quand enfin on a reconnu qu' elle était le sujet des méditations de beaucoup plus de personnes qu' on ne le croyait, la tourbe ignorante s' est persuadé au premier instant que c' était cette vieille chimère p151 métaphysique, cette empusa d' Aristophanes, comme l' appellent Bacon et Hobbès, que l' on voulait ressusciter. Il n' a pas manqué de gens qui, par différens motifs ont fomenté et accrédité cette erreur, et l' on s' est élevé de toutes parts contre un pareil projet. Puis quand il a été clair que c' était une science nouvelle dont il s' agissait, on a sans hésiter pris parti contr' elle pour cette ancienne métaphysique tant décriée ; on a recommencé à admirer celle-ci chez les anciens et chez les étrangers ; et l' on a attaqué la nouvelle, c' est-à-dire l' idéologie, sinon avec les formes, du moins avec les clameurs de l' école, parcequ' il a paru à beaucoup de personnes plus profitable et plus aisé de la proscrire que de l' apprendre. Inconnue d' abord, méconnue ensuite, puis persécutée, tel a été le sort de la science logique. Tout cela ne prouve point qu' il ne faille pas l' approfondir et la compléter. Voyons donc ce qui reste à faire pour y réussir. Dans les deux volumes précédens, j' ai exposé comment je conçois l' action de nos facultés intellectuelles, la formation de p152 nos idées, l' origine et les effets de leurs signes. Il me reste actuellement à expliquer en quoi consiste la combinaison et la déduction de ces mêmes idées, et comment se forment toutes nos connaissances. C' est cette dernière partie de la science, qui mérite plus spécialement le nom de logique ; mais on voit qu' elle est absolument illusoire, si elle ne suit pas rigoureusement des deux autres. Avant d' entrer dans cette nouvelle carrière, je crois devoir revenir encore une fois sur ce que j' ai dit relativement au jugement, que j' ai toujours représenté comme un acte de notre esprit, par lequel nous voyons qu' une idée en renferme une autre, en ajoutant que tous nos raisonnemens ne sont jamais que des séries de jugemens successifs, par lesquels nous voyons que cette seconde idée en renferme une troisième, celle-là une quatrième, et ainsi de suite jusqu' à la dernière ; ensorte que la première renferme cette dernière, ou que le raisonnement est faux. Nous avons vu dans le discours préliminaire, que jusqu' à Condillac on n' avait point analysé avec soin l' acte intellectuel, appelé jugement. d' après un examen superficiel p153 de nos idées, on s' était persuadé que ce sont les idées générales qui renferment les idées particulières, et que ce sont les propositions générales qui sont la source de la vérité des propositions particulières. En conséquence, pour s' assurer si une proposition douteuse est vraie, on pensait qu' il n' y a qu' à joindre son attribut à un moyen terme pour en former une proposition générale, que l' on appelait majeure, et ensuite joindre ce même moyen terme au sujet de la proposition mise en question, dans une autre proposition appelée mineure, et que si cette majeure et cette mineure sont vraies, la proposition dont il s' agit l' est nécessairement ; et on croyait que c' est là tout l' artifice de nos raisonnemens, et la source unique de leur justesse. Sans doute ce procédé est bon pour déduire une conséquence d' une proposition générale ; mais premièrement il ne sert à rien pour s' assurer de la vérité de cette proposition générale ; ainsi l' art est incomplet : et avant de s' occuper de la justesse de nos raisonnemens, il aurait fallu établir en quoi consiste la justesse de nos p154 jugemens ; il aurait fallu analyser l' acte de juger. D' ailleurs il n' est pas vrai que ce soient les idées générales qui renferment les idées particulières, ni que ce soient les propositions générales qui soient la cause et la source de la vérité des propositions particulières. Nous avons expliqué comment ces opinions sont fausses et contraires aux faits, et pourquoi en les adoptant on ne peut se faire aucune idée nette des opérations de notre intelligence, ni assigner aucun vrai principe de certitude à nos connaissances qui pourtant en ont un. Condillac en avait jugé de même, et avait pris un autre parti. Il a remarqué que partant de cette supposition, que ce sont les idées générales qui renferment les idées particulières, les dialecticiens pour être conséquens, auraient dû toujours dire que c' est l' attribut de la conclusion qu' en effet ils appellent le grand terme, qui renferme son sujet qu' ils appellent le petit terme ; et que cependant le plus souvent ils donnent pour cause de la justesse du syllogisme, cette maxime, que le grand terme et le petit terme sont égaux au moyen, et p155 que deux choses égales à une troisième sont égales entr' elles, ou comme s' exprime Hobbès, que les trois termes sont les noms d' une même chose. Condillac a cru qu' en cela les logiciens avaient été entraînés par la force de la vérité : et cela l' a conduit à penser et à dire que tous nos jugemens sont des espèces d' équations algébriques, et nos raisonnemens des suites d' équations ; et que les deux idées comparées dans une équation et dans un jugement justes, sont identiques. à la vérité il s' est senti obligé d' avouer que cette identité n' est que partielle, mais il n' en a pas moins été jusqu' à soutenir qu' on peut dire avec vérité, que le connu et l' inconnu sont une seule et même chose. Je dois le déclarer avec franchise : je crois encore tout cela faux. Cette manière de s' exprimer ne peint point la véritable opération de notre esprit dans l' acte de juger : elle est inexacte : et elle conduit nécessairement à une conclusion révoltante, parcequ' elle est fondée sur un véritable renversement d' idées que voici. p156 La faculté de juger ne dérive point de la faculté de faire des équations ; mais au contraire nous n' avons le pouvoir de faire des équations que parceque nous avons la faculté de juger, c' est-à-dire de percevoir le rapport de deux perceptions. On ne peut donc pas dire qu' un jugement est une espèce d' équation : mais on peut et on doit dire au contraire qu' une équation est une espèce particulière de jugement, qui consiste toujours à sentir, à percevoir, que dans l' idée que l' on a d' une quantité, est comprise l' idée que cette quantité est égale à une autre quantité exprimée différemment. C' est un jugement dont l' attribut est toujours l' idée être égal. p157 en prenant la chose de ce sens, qui est le vrai, on voit pourquoi l' on peut appeler cette sorte de jugement, des équations ; et pourquoi l' on peut dire que leurs deux termes sont égaux : c' est qu' il ne s' y agit jamais que de considérer des idées de quantités, et de prononcer qu' une de ces quantités est égale à une autre. Car quand je dis que x est égal à a 2, est égal au quarré de 12, est égal à 12 multiplié par lui-même, est égal à 144, je ne considère jamais dans x que la quantité qu' il représente, et je n' en dis jamais autre chose, si ce n' est que cette quantité est égale à une autre. Mais c' est là un cas particulier de nos jugemens : et ce qui est vrai de l' espèce, n' est pas vrai du genre. Cela est si certain que sans sortir des idées de quantité, quand je dis seulement que x est double de b, on ne peut appeler ce jugement une équation, quoiqu' il en redevienne une si je dis que x est égal à 2 b. à plus forte raison quand je dis cet arbre est beau, est sain, est vigoureux, assurément c' est forcer le sens de tous les mots, dénaturer toutes les expressions, et soutenir p158 une chose réellement fausse, que de prétendre que je fais là une équation, et que je dis que l' idée de cet arbre est égale à l' idée de beauté, de santé, de vigueur ; ou que l' idée particulière que j' ai de cet arbre, est égale à l' idée générale que j' ai d' un être beau, sain, ou vigoureux. Dans ces jugemens je vois et je dis seulement que dans l' idée particulière et individuelle que j' ai de cet arbre, sont comprises les idées générales d' être beau, d' être sain, d' être vigoureux ; et qu' elles y sont comprises avec restriction de leur extension, c' est-à-dire de la manière particulière dont elles conviennent à cet arbre, et non pas dont elles conviennent à un homme, à un cheval, ou seulement à un arbre d' une autre espèce. En outre, quand on accorderait que nos jugemens peuvent être appelés des équations, il ne s' ensuivrait pas encore que leurs deux termes sont identiques. cela est rigoureusement faux même des équations proprement dites. x n' est point identique avec a 2, avec le quarré de 12, avec 12 multiplié par lui-même, avec 144. Il est p159 égal à tout cela ; mais il en diffère par l' expression, par la génération de l' idée, par ses propriétés, par les usages qu' on en peut faire. Encore moins peut-on dire que cet arbre que je juge successivement beau, sain, vigoureux, est successivement identique avec un être beau, un être sain, un être vigoureux. Si cela était, un être beau serait aussi identique avec un être vigoureux, ce qui n' est pas vrai. On peut à toute force soutenir si l' on veut, quoique cela ne serve qu' à égarer, que l' idée de cet arbre est égale sous un certain rapport à l' idée d' un être sain, etc. Mais ce n' est point là être identique. Deux êtres ou deux idées ne sont identiques que quand ils sont complétement égaux et semblables sous tous les rapports. Il n' y a d' équations et de jugemens dont les deux termes puissent être dits identiques que ceux-ci, x est x, ou cet arbre est cet arbre, et tous les autres pareils. C' est pour cela qu' ils n' apprennent rien ; et qu' ils ne sont bons à rien, ni en mathématiques, ni en physique, ni en morale, ni dans aucun cas quel qu' il soit. p160 Aussi nous dit-on que l' identité dont il s' agit n' est que partielle. mais que signifie cette expression ? Identité veut dire similitude parfaite et complète. L' épithète partielle jointe à identité veut dire qu' elle n' a lieu que partiellement, qu' elle n' est pas entière. Ainsi une identité partielle signifie une similitude complète, qui n' est pas complète, c' est-à-dire une identité qui n' est pas une identité, qui n' est qu' une similitude. C' est un véritable non sens ; car deux êtres ou p161 deux idées ne sont pas identiques pour avoir quelque similitude, quelque ressemblance sous certains rapports, mais pour être véritablement pareilles en tout. Si cette vérité avait besoin de preuves, rien ne l' appuierait mieux que cette étrange assertion que le connu et l' inconnu sont une seule et même chose ; car elle suit rigoureusement de la doctrine que je combats : et certainement il n' existe pas de proposition plus manifestement fausse. Quoi ! L' on peut prétendre qu' une idée connue et une idée inconnue sont une même chose pour l' être qui pense. Mais si cela est, faire une découverte, c' est donc ne rien faire ; trouver un rapport entre deux êtres, c' est donc ne rien apprendre ; porter, sentir un jugement, c' est donc ne rien sentir, ne rien percevoir. Il y a plus ; les idées n' existent que dans la pensée ; une idée inconnue à celui qui pense, n' existe réellement pas. Ainsi, dire que le connu et l' inconnu sont une même chose, c' est dire qu' une chose qui existe et une chose qui n' existe pas, sont une même chose. Il est vrai que dans p162 ce langage on doit dire que l' être et le néant sont identiques, à cela près de la négation qui détruit l' existence de l' être. mais en vérité cela révolte. Non, j' en demande pardon à Condillac que je révère, rien de tout cela n' est soutenable. Il a été conduit à ce faux système par l' envie de ne pas révoquer en doute la mauvaise raison fondamentale que l' on donnait de la solidité des argumens syllogistiques, dont en effet les résultats sont toujours vrais, quand toutefois on prend d' ailleurs toutes les précautions nécessaires ; et il y a encore été poussé par une autre erreur généralement répandue avant lui, et que lui-même a signalée et fortement ébranlée, mais qu' il est bon de rappeler ici. Parceque les vérités de la science des nombres et de celle de l' étendue sont d' une certitude complète, on croyait, et les gens peu instruits croient encore, que c' est aux sciences mathématiques à guider la logique et à nous apprendre à raisonner. Cependant c' est tout le contraire. On peut bien chercher dans l' algèbre p163 et dans la géométrie, des exemples de bons raisonnemens, parceque, par toutes les raisons que nous avons dites souvent, c' est dans ces matières qu' il est le plus aisé de faire des applications heureuses des principes logiques. Mais il ne faut pas vouloir tirer de ces sciences, les principes eux-mêmes, car ils n' y sont pas. On ne peut les trouver, ces principes, que dans l' observation de nos facultés intellectuelles. Ainsi c' est au contraire la théorie de la logique fondée sur l' observation de ces facultés, qui doit nous montrer les causes des succès et des erreurs des raisonnemens mathématiques, comme de tous les autres : et ce sont, comme dit Bacon, ces sciences elles-mêmes qu' il faut faire comparaître devant le tribunal de la critique logique, pour y rendre compte des motifs de leurs procédés et de leurs décisions, et pour qu' il y soit prononcé sur leur fausseté ou leur justesse. Nos jugemens ne sont donc pas des équations. Les deux termes d' un jugement ne peuvent donc en aucune manière être dits équivalens l' un à l' autre. Cela n' est p164 pas vrai, même de ceux de nos jugemens que nous appelons des équations. nous leur donnons ce nom, parceque leurs deux termes sont égaux en quantité : mais d' ailleurs ils diffèrent l' un de l' autre par toutes leurs autres propriétés. Enfin aucun de nos raisonnemens, pas même ceux des mathématiques, ne doit être regardé comme une succession d' égalités ou d' équations, à prendre ce mot dans toute sa rigueur, ni comme une série de termes identiques. Au reste cette théorie de Condillac est déjà très-supérieure à celle qui l' a précédée. Elle évite l' inconséquence qu' il y avait à appeler l' un des deux termes d' une proposition le grand terme, et l' autre le petit, et à dire ensuite que ces deux termes sont égaux à un troisième et égaux entr' eux. Elle a de plus l' avantage immense de rendre raison de la justesse du jugement en même temps que de celle du raisonnement. Les partisans de la doctrine syllogistique ne se sont point élevés jusques-là. Ils ne sont point remonté jusqu' à la théorie du jugement : aussi sont-ils réduits à dire que les propositions p165 évidentes le sont par elles-mêmes, que ce sont les plus générales qui sont dans ce cas, et qu' il ne s' agit jamais que d' en déduire des conséquences légitimes. On voit donc que Condillac a fait un grand pas, et on doit lui en savoir beaucoup de gré ; mais je suis convaincu qu' il s' est arrêté à la moitié du chemin, en faisant les deux termes de la proposition égaux entr' eux, et que le vrai est de dire que c' est l' ancien petit terme qui est réellement le grand ; que dans tous nos jugemens quelconques, l' extension des deux idées comparées étant la même, parcequ' elle est toujours égale à celle du sujet, l' opération intellectuelle consiste à sentir que le sujet comprend l' attribut ; et que nos raisonnemens sont des séries de jugemens successifs par lesquels on voit que ce premier attribut en comprend un second, le second un troisième, et ainsi de suite, ensorte que le premier sujet renferme le dernier attribut. à cette occasion, je dois remarquer que telle est la marche constante de notre esprit. Il commence presque toujours p166 par les opinions les plus erronées ; et ce n' est que par des réformes successives qu' il se rapproche petit à petit de la vérité. Cela doit être, car il y a mille manières de se tromper, contre une de rencontrer la vérité ; et on ne juge bien des objets qu' à mesure qu' on en connaît tous les détails et qu' on les a observés sous toutes leurs faces, ce qui est l' ouvrage du tems. Dussé-je paraître m' écarter de mon sujet, je ne puis me refuser à donner ici beaucoup d' exemples de ce fait. On ne saurait les trouver déplacés au commencement d' un traité de logique, puisque rien n' est plus capable de nous apprendre à nous défier de tous nos premiers apperçus, et de nous montrer que la cause prochaine et pratique de toutes nos erreurs est notre précipitation à juger, malheur d' autant plus grand qu' il est fréquemment inévitable, et que pourtant un seul jugement faux en fait naître beaucoup d' autres, qui souvent subsistent bien long-tems encore après que le premier est rectifié. Il n' y a point de science qui ne fournisse un grand nombre p167 de preuves de ce fait, on en trouvera de différentes espèces dans la note ci-jointe. p175 Quelqu' opinion que l' on ait sur plusieurs des exemples cités dans cette note, je me flatte que l' on conviendra avec moi, et c' est ce qui m' importe actuellement, que dans un jugement, c' est le sujet qui comprend l' attribut, et que dans une série de jugemens, les différens attributs comprennent successivement celui qui les suit. Voulant peindre cet effet d' une manière qui tombe sous les sens, j' ai dit quelque part que cela ressemble à ces boîtes dans lesquelles, en les ouvrant, on en trouve une autre plus petite, dans celle-là une troisième, dans la troisième une quatrième, et ainsi successivement jusqu' à la dernière. Cette image est exacte ; mais je crois qu' il serait encore plus juste de comparer la succession de nos jugemens qui constitue un raisonnement, à ces tuyaux de lunettes qui sont renfermés les uns dans les autres, et que l' on en tire successivement ; ensorte que toutes les fois que l' on en fait sortir un de dedans p176 celui qui le recouvrait, il en devient une continuation, et le tuyau s' alonge d' autant. Car à chaque fois qu' on porte un nouveau jugement d' une idée, c' est-à-dire, à chaque fois que l' on voit qu' elle renferme une autre idée qu' on n' y avait pas encore remarquée, celle-ci devient un nouvel élément qui est ajouté à ceux qui composaient déjà la première, et qui en augmente le nombre. On doit donc, suivant moi, se représenter chacune des idées qui sont dans nos têtes comme un petit groupe d' idées élémentaires réunies ensemble par des premiers jugemens, duquel, au moyen de tous les jugemens postérieurs que nous en portons, il sort continuellement dans tous les sens, des irradiations pareilles à ces tuyaux qui s' alongent. Ce petit groupe, quoique gardant toujours le même nom, celui qui en est le signe et le représente, change donc perpétuellement de figure et de volume, d' autant plus que souvent une nouvelle addition en détruit beaucoup d' autres plus anciennes ; et cela fait varier continuellement ses rapports avec les autres groupes p177 qui le touchent par différens points, et qui, de leur côté, éprouvent des altérations semblables. Cela peint très-bien, à mon avis, ce qui se passe dans notre esprit tant que nous vivons, et la cause pour laquelle divers individus, et le même dans différens temps, portent des jugemens différens des idées exprimées par les mêmes signes ; et cela complète ce que j' avais à dire sur la formation de nos idées, et sur le jeu de nos facultés intellectuelles. Tout ceci étant bien entendu, il est temps d' entrer en matière. Nous voulons nous rendre compte de la combinaison et de la déduction de nos idées, trouver la base et le fondement de toutes nos connaissances, et découvrir les caractères et les causes de la vérité et de l' erreur. La première chose à faire est donc de chercher s' il y a dans ce monde vérité et erreur, et ce que c' est que la certitude. car jusqu' à présent nous avons étudié les phénomènes de notre intelligence, nous avons raisonné sur ces phénomènes le mieux que nous avons pu ; mais nous p178 n' avons pas encore dit en quoi consiste la cause première de toute certitude. Nous avons fait comme les hommes sont obligés de faire toujours. Ils commencent par agir, par se servir de leurs facultés ; et c' est par l' usage même qu' ils en font qu' ils apprennent à connaître leur efficacité. Nous avons donc eu raison d' employer nos facultés intellectuelles à s' observer et à se connaître elles-mêmes : mais actuellement que par la suite de cette analyse nous sommes arrivés à tâcher de déterminer la nature, l' étendue, et les limites de leur puissance, il est manifeste qu' il faut expliquer pourquoi et comment nous sommes sûrs de quelque chose. cela est si indispensable, que l' on ne conçoit pas qu' on ait pu faire tant de traités de logique sans commencer par-là. Pour moi, quand je songe que depuis des siècles les philosophes condamnent dédaigneusement leurs adversaires, les théologiens font brûler les leurs, les logiciens prescrivent à tous la manière dont ils doivent raisonner, et tout cela avant d' avoir établi, je ne dis pas d' une manière p179 victorieuse, mais seulement d' une manière supportable, s' il y a quelque chose de certain dans ce monde, je suis d' un étonnement dont je ne puis revenir. C' est donc là évidemment ce que nous avons à faire ; voyons si nous pourrons y parvenir. CHAPITRE 2 LOGIQUE T 3 p180 sommes-nous capables d' une certitude absolue ? Et quelle est la base fondamentale de la certitude dont nous sommes capables ? nous venons de voir que les anciens logiciens s' étaient mépris sur la cause de la justesse de nos raisonnemens, et n' avaient pas été jusqu' à rechercher celle de la justesse de nos jugemens. Condillac, pénétrant plus avant dans son sujet, est remonté jusqu' à l' examen de nos jugemens ; et il a trouvé que la cause de leur justesse était en même temps celle de la bonté de nos raisonnemens. C' était déjà beaucoup faire que de donner une explication de la première de ces deux opérations intellectuelles, d' y rattacher la seconde, et de les faire dépendre toutes deux d' un principe commun. Mais nous avons vu que ce principe p181 (l' identité des idées comparées) n' est pas encore parfaitement exact ; et nous avons reconnu qu' un raisonnement n' est qu' une série de jugemens successifs dans laquelle l' attribut du premier jugement devient le sujet du second, et ainsi de suite ; qu' un jugement consiste toujours à percevoir qu' une idée en renferme une autre ; et que parconséquent un jugement est juste quand son sujet renferme son attribut, et un raisonnement l' est également quand le premier sujet renferme le dernier attribut. Nous sommes donc arrivés à avoir une connaissance précise et exacte de la nature du raisonnement, et même de celle du jugement. Mais ce n' est point encore être parvenus jusqu' à la cause première de toute certitude. Car actuellement que nous savons que tout jugement consiste à percevoir qu' une idée en renferme une autre, il reste à découvrir si cela est réellement quand nous le croyons, et comment nous pouvons en être sûrs. Or de même que nous n' avons pu trouver la cause de l' exactitude d' un raisonnement que dans les p182 jugemens qui le composent, nous ne saurions découvrir la cause de la justesse d' un jugement que dans les idées qu' il a pour objet. L' examen de nos idées est donc un nouveau travail qui nous reste à faire. On dit bien avec raison qu' il n' y a ni vérité ni fausseté, et parconséquent ni certitude ni incertitude dans une perception isolée quelconque, et que la certitude est une propriété, une qualité, qui n' appartient et ne convient qu' à un jugement ou à une série de jugemens, et qui leur appartient quand ils sont fondés sur des motifs solides et incontestables. Cela est vrai ; mais ces perceptions isolées qui deviennent l' objet et la matière de nos jugemens ne sont point ordinairement des impressions simples. Toutes ou presque toutes sont composées de nombreux élémens que nous avons réunis par différentes opérations intellectuelles, lesquelles sont toutes fondées sur des jugemens que nous avons portés. Ces jugemens étant susceptibles d' être vrais ou faux, ces idées sont susceptibles aussi d' être bien ou mal p183 faites ; et tous les jugemens postérieurs que nous en portons ne peuvent être que des conséquences de ceux en vertu desquels nous avons composé ces idées, et ne sauraient avoir qu' une certitude conditionnelle et de déduction. Il faut donc remonter jusqu' aux premiers élémens de ces idées, jusqu' à nos perceptions simples ; il faut reconnaître si elles ont quelque chose de certain, et ce qu' elles ont de certain. Il faut arriver jusqu' à un premier fait dont nous puissions prononcer avec assurance que nous en sommes sûrs ; ensorte que ce premier fait soit la cause et la base de toute certitude, et que ce premier jugement (nous en sommes sûrs) soit la source et le fondement de tous les autres : car il n' y a qu' un premier jugement qui puisse être absolu ; tous les autres ne sont jamais que conditionnels et relatifs à celui-là. Aussi long-tems donc que ce premier fait et ce premier jugement ne sont point trouvés, la science n' est point élémentée, elle n' a point de commencement ; elle n' est que l' art de tirer des conséquences d' un principe inconnu ou méconnu. p184 Au contraire, quand ce principe sera établi avec la netteté et l' exactitude convenables, il faudra, et on pourra montrer comment toutes nos idées en dérivent, comment tout ce qu' elles ont de certitude en dépend, comment toutes celles qui sont justes ne le sont que parcequ' elles sont liées et enchaînées à ce premier principe de toute certitude par une série de jugemens tous vrais : il faudra enfin, et on pourra faire voir clairement que tous les jugemens subséquens que nous portons ne sont qu' une suite d' un premier jugement certain, et que toutes nos connaissances ne sont qu' un long raisonnement non interrompu qui a une base solide. Alors cette grande idée de Condillac, que toutes les vérités sont unes et qu' elles sont toutes renfermées dans une première, sera réalisée ; et il sera manifeste qu' elle ne l' est que parceque les attributs de tous nos jugemens possibles, quand ils sont vrais, ne sont que des arrières-attributs d' un premier jugement certain. Il fallait donc trouver auparavant la véritable essence de tout raisonnement et de tout jugement. p185 Actuellement venons à ce premier fait, dont nous pouvons prononcer avec assurance que nous en sommes certains. Il m' est fourni par la première et la plus remarquable des propriétés dont nous sommes doués, par celle qui constitue notre existence, qui la comprend toute entière, et au-delà de laquelle il nous est impossible de remonter, par notre sensibilité, par cette faculté que nous avons de recevoir des impressions et d' en être affectés, d' avoir des sensations, des idées, des sentimens, en un mot, des perceptions de tous genres, et d' en avoir la conscience. En partant de là, tout va se développer sans effort. Nous pouvons bien, en nous servant de notre sensibilité, en rechercher les causes. Quoiqu' il soit vraisemblable que nous ne les découvrirons jamais, cette enquête peut être utile pour nous procurer une idée plus juste et plus nette de cette faculté elle-même, et de la manière dont elle agit et se manifeste. Mais nous devons surtout en étudier les effets et les conséquences ; car elle est la source p186 de tout ce que nous pouvons jamais éprouver ou savoir. si nous ne sentions rien, nous pourrions bien exister pour d' autres êtres animés qui recevraient de nous des impressions ; mais nous n' en saurions rien, puisque rien ne nous affecterait ; nous n' existerions pas pour nous-mêmes. Telle est la condition des êtres inanimés, en supposant toutefois qu' il y en a de tels, et que les corps qui ne nous manifestent pas leur sensibilité, n' en ont réellement pas. On voit par ce début, et on a pu voir dans les volumes précédens, que je réunis et confonds dans la faculté générale de sentir, ce que l' on a coutume de distinguer en affections et connaissances, et ce que l' on appelle souvent en termes métaphoriques et peu exacts, l' esprit et le coeur. effectivement je crois que cette division n' est pas fondée, que notre faculté de connaître vient et dépend de celle d' être affecté, et lui donne naissance à son tour, qu' elles sont intimement liées p187 et inséparables, et que toutes deux sont parties intégrantes et indivisibles de celle de sentir, laquelle il faut d' abord considérer dans son ensemble. sentir est donc tout pour nous. C' est pour nous la même chose qu' exister ; car notre existence consiste à la sentir, et nos perceptions ne sont jamais que des manières d' être ou d' exister. quelque chose que l' on sente, on ne sent jamais que soi être d' une manière ou d' une autre. aussi dès que l' on sent quelque chose, on est existant ; et quand on ne sent rien, l' existence est nulle, ou du moins n' est rien pour l' individu lui-même. On distingue ordinairement parmi ces manières d' exister ou de sentir, celles que l' on appelle actives et celles que l' on nomme passives, c' est-à-dire celles que nous devons à des mouvemens que nous faisons, et celles que nous recevons de mouvemens opérés dans des êtres autres que nous ; mais moi, je ne vois là qu' une circonstance relative aux organes par lesquels nous viennent ces impressions, et qui ne fait rien au sentiment que nous en avons. p188 On sépare, suivant moi avec plus de raison, dans nos manières d' être que l' on nomme actives, celles qui sont volontaires, de celles qui sont involontaires, c' est-à-dire celles qui sont l' effet de mouvemens que nous avons voulus, de celles qui résultent de mouvemens forcés. Effectivement les premières ont des conséquences importantes que n' ont point les secondes, et que n' ont point non plus celles qui nous viennent sans mouvement aucun de notre part. Mais ces conséquences tiennent au sentiment de volonté qui précède le mouvement qui nous procure ces impressions ; et tout cela ne fait rien à ce que j' ai à dire en ce moment, de l' ensemble de ces manières d' être et de la conscience que nous en avons, que je considère seulement d' une manière générale, comme étant tout pour nous et notre existence toute entière. sentir est aussi la même chose que penser. Quand on donne à ces deux mots la signification la plus étendue qu' ils puissent recevoir, ils sont nécessairement et exactement synonymes ; car tous deux, p189 ils comprennent généralement toutes nos perceptions quelconques. Puisque sentir est tout pour nous et constitue notre existence, notre sentiment est le premier fait dont nous sommes certains ; et le premier jugement que nous pouvons porter avec assurance est celui que nous sommes sûrs de ce que nous sentons. Descartes a donc eu bien raison de dire, je pense, donc j' existe. il aurait pu dire penser et exister sont pour moi une seule et même chose ; et je suis assuré d' exister et de penser, par cela seul qu' actuellement j' y pense. Il n' y avait qu' un génie aussi profond et aussi lumineux qui pût s' appercevoir le premier que c' est de ce fait originaire que dérive pour nous toute certitude, et non de ces prétendus axiomes tant révérés qui, fussent-ils vrais, auraient toujours besoin que l' on montrât pourquoi et comment ils sont vrais, et quelle est la cause de l' assentiment que nous leur accordons. Par cette sublime conception, il a replacé toute la science humaine p190 sur sa véritable base primitive et fondamentale. C' est là le germe de la vraie et totale rénovation desirée par Bacon. Bacon a dit : tout consiste en faits, ils naissent tous les uns des autres, il faut étudier les faits ; et Descartes a trouvé le premier fait d' où dérivent tous les autres. Il est vrai que Descartes, après avoir si bien attaché le fil qui devait le conduire, l' a rompu tout de suite. Essayons de le renouer et de le suivre sans interruption depuis notre première perception jusqu' à la dernière ; car c' est là la science logique, ou elle n' est rien. En effet, d' une extrémité de l' univers à l' autre, la matière qui est animée soit par l' effet de son organisation, soit par des esprits de différens ordres, (ces deux suppositions sont indifférentes pour tout ce que j' en ai dit, et pour tout ce que j' en dirai jamais) ; cette matière, dis-je, prend une infinité de formes différentes, mais elle compose toujours des individus qui tous manifestent le phénomène du sentiment. Or dans cette multitude si variée, il ne nous est pas possible de concevoir p191 un seul être sentant qui ne soit pas certain de ce qu' il sent, et pour qui tout ce qu' il sent ne soit pas réel et indubitable (en tant qu' il le sent), depuis la sensation la plus machinale et la plus simple, jusqu' à la perception la plus intellectuelle et la plus compliquée, s' il est capable de s' y élever. Dans notre espèce en particulier, le sceptique le plus déterminé est sûr de sentir ce qu' il sent ; il est certain au moins qu' il doute, qu' il est, qu' il existe doutant, ou si vous voulez, qu' il existe se paraissant à lui-même doutant. La subtilité ne peut aller plus loin ; et cependant c' est là être sûr de son existence, puisque notre existence ne consiste qu' à sentir. Voilà donc un point inaccessible à toute incertitude. Nous sommes sûrs de notre existence et de chacun de ses différens modes (nos perceptions) pris séparément et isolément. à la vérité le sceptique dont nous parlons, doute de l' existence réelle et positive d' êtres autres que lui, et même de celle de son corps ; ou en d' autres termes, il p192 doute si son existence consiste dans autre chose que sa vertu sentante, laquelle seule il connaît certainement, et si les variations qu' elle éprouve (ses différentes perceptions) sont l' effet de causes existantes dans cette vertu sentante elle-même, ou dans d' autres êtres à qui l' on doive accorder une existence positive, distincte, et séparée d' elle ; mais ce n' est là qu' une question secondaire que nous avons déjà traitée et sur laquelle nous reviendrons quand il en sera tems. Ce sceptique enfin ne doute pas de sa propre existence, laquelle consiste à sentir. p194 Il est donc constant et avéré que des êtres organisés comme nous, peuvent prononcer avec assurance qu' il est une chose dont ils sont complètement certains. Il existe pour nous une certitude entière et inébranlable ; et cette certitude est celle de notre existence et de tous les modes de cette existence, nos perceptions. l' édifice de nos connaissances a donc une base solide ; ses imperfections sont celles de la construction qui s' élève sur cette base. Il faut que cela soit ainsi pour qu' il y ait parmi nous ce que l' on appelle vérité et erreur. car si nous étions de nature à n' être sûrs de rien, il n' y aurait pas de vérité, et par suite pas d' erreur ; et si nous étions sûrs de tout, il n' y aurait encore jamais d' erreur. Cette détermination précise de la première base de toutes nos connaissances, et du premier principe de toute certitude, fait naître bien des réflexions, et donne le besoin d' agiter et d' éclaircir bien des questions. On voit d' abord que puisque la première et la seule chose dont nous soyons sûrs originairement, c' est notre sentiment, nous ne pouvons jamais rien connaître que par ce sentiment et relativement à lui ; qu' ainsi nous ne nous connaissons nous-mêmes que par les impressions p195 que nous éprouvons, comme nous n' existons que par elles ; que de même nous ne connaissons les autres êtres que par les impressions qu' ils nous causent, comme ils n' existent pour nous que par ces impressions ; que parconséquent toutes nos connaissances ne sont toujours que celles de nos manières d' être et des lois qui les régissent, qu' elles sont toujours relatives à nos moyens de sentir, qu' elles ne sauraient jamais être absolues et indépendantes de ces moyens, et que tous ceux qui se proposent de pénétrer la nature intime, l' essence même, des êtres, abstraction faite de ce qu' ils nous paraissent, veulent une chose tout-à-fait impossible et absolument étrangère à notre existence et à notre nature, puisque nous ne pouvons pas même savoir, si les êtres ont une seule qualité autre que celles qui nous apparaissent. On voit ensuite que toutes nos impressions, nos affections, nos perceptions enfin, pour se servir du terme le plus général, non-seulement sont choses très-réelles, mais même qu' elles sont pour nous les seules choses réelles et vraiment p196 existantes ; et que l' existence réelle que nous accordons à tout ce que nous appelons des êtres, à commencer par nous-mêmes en tant qu' individus, n' est que d' un ordre secondaire et subordonné à celle-là. Tout cela est vrai, mais il en résulte premièrement, que nous ne savons plus que penser de cette seconde espèce d' existence, la seule qui nous ait paru jusqu' à présent manifeste et indubitable, et que nous ne voyons pas nettement l' idée que nous devons nous en faire. Secondement, puisqu' il n' y a rien de réel et de véritablement existant pour nous dans ce monde que nos perceptions, et puisque toutes nos perceptions sont très-certaines, il semble que ne pouvant jamais nous tromper sur ce que nous sentons, et ce que nous sentons étant tout pour nous, nous sommes complètement inaccessibles à toute erreur, et véritablement infaillibles dans toute la rigueur de ce mot. Cependant nous voyons bien évidemment qu' il n' en est rien, et que la vérité n' est que trop sujette à nous échapper. Ainsi nous ne savons plus que croire ; et pour être arrivés jusqu' au p197 premier principe de toute certitude, nous sommes plongés dans une incertitude plus générale et plus complète que jamais. Ne nous effrayons point de cette obscurité ; et essayons de nous en tirer et de débrouiller ce chaos, mais en marchant toujours pas à pas comme des gens engagés dans un labyrinthe dont ils veulent reconnaître tous les détours sans s' y perdre. Ne nous occupons donc point encore de concilier la réalité de nos perceptions avec celle des êtres que nous sommes habitués à regarder comme plus spécialement réels ; et sans sortir du monde intellectuel, comme nous avons trouvé la cause de toute certitude, cherchons celle de toute erreur. Ensuite nous verrons comment ces deux causes agissent et se combinent dans la formation de nos idées, et comment ces idées sont justes ou fausses suivant qu' elles ont entr' elles des relations vraies ou inexactes ; puis nous reconnaîtrons facilement quelle est l' espèce d' existence que nous pouvons attribuer avec certitude aux êtres qui nous occasionnent toutes ces idées, et comment ces idées sont encore justes ou fausses, p199 suivant qu' elles sont conformes ou non à l' existence propre aux êtres qui les causent ; ce qui n' arrive que parcequ' elles ont été bien régulièrement liées au premier principe de toute certitude, ou parceque la cause de toute erreur a influé sur leur génération. CHAPITRE 3 LOGIQUE T 3 quelle est la cause première de toute erreur ? il est bien constant que nous ne connaissons jamais que nos perceptions, et que nous ne voyons jamais rien dans ce monde que nos propres idées, ainsi toutes ces perceptions ou idées sont très-réelles pour nous ; et de plus nous en sommes complètement sûrs quand nous les sentons, et par cela seul que nous les sentons. C' est là la base de toute certitude : et il semble d' abord qu' elle est telle que nous devrions être inaccessibles à toute erreur : cependant très-peu de ces perceptions ou idées sont des impressions simples et directes ; presque toutes sont composées les unes des autres ; or l' on voit au premier coup-d' oeil que leur formation et leur génération successive est très-susceptible d' être imparfaite ; et comme toutes nos connaissances ne consistent que dans les combinaisons que p200 nous fesons de nos premières perceptions, et dans les rapports que nous découvrons entr' elles, il est facile de s' appercevoir qu' il n' en faut pas davantage pour que la vérité nous échappe très-souvent. Mais cette manière générale de reconnaître la cause de nos erreurs est insuffisante et incomplète. Lorsque nous avons commencé à parler de nos idées dans l' intention d' en expliquer la formation et la génération, nous les avons partagées en plusieurs classes afin de les mieux distinguer. Il faut actuellement suivre encore la même marche, et considérer séparément ces différentes espèces d' idées pour voir nettement en quoi chacune d' elles est susceptible d' erreur. Cet examen n' a, suivant moi, jamais été fait d' une manière satisfesante ; et pourtant c' est la seule voie par laquelle nous puissions arriver à reconnaître avec précision dans quels momens et par quelles raisons la certitude commence à nous manquer. Ne craignons donc pas d' entrer dans quelques détails, et servons-nous à cet effet de la classification de nos idées, que nous avons déjà p201 adoptée dans les élémens d' idéologie proprement dite. Si je l' emploie cette classification, ce n' est pas que je la croie parfaite ; mais c' est d' abord parceque toutes les autres que je connais me paraissent encore moins bonnes, et ensuite parceque je suis persuadé que nous n' aurons jamais dans aucun genre une classification absolument irréprochable, attendu que les classes ne sont que dans nos têtes et non pas dans la nature : au surplus l' utilité de toutes les nomenclatures est d' éviter d' une part la confusion des objets, et de l' autre leur trop grande dispersion ; elles sont bonnes dès qu' elles sont capables d' aider notre esprit dans ses recherches, et qu' elles ne lui font pas prendre de fausses notions. Telle qu' est celle-ci, je crois que l' on a trouvé et que l' on trouvera encore qu' elle réunit ces deux qualités. Servons nous-en donc pour examiner les propriétés particulières à chacune de nos espèces d' idées. Nous avons distingué dans nos perceptions les idées simples, c' est-à-dire celles p202 dont la perception n' exige qu' une seule opération intellectuelle, et les idées composées, c' est-à-dire, celles pour la formation desquelles plusieurs opérations intellectuelles successives sont nécessaires. Nos idées simples sont nos pures sensations ; nous ne fesons absolument que les sentir. Nos idées composées sont d' abord toutes nos idées des êtres, de leurs qualités, de leurs modes, et des différentes classes et espèces des uns des autres ; nous formons toutes ces idées en réunissant, séparant, et combinant les idées simples que ces différens êtres nous causent. Ensuite nos autres idées composées sont celles qui ont un caractère particulier, et que par cette raison nous appelons souvenirs, jugemens, et desirs. ces cinq espèces de perceptions renferment toutes celles dont nous sommes susceptibles. Examinons-les les unes après les autres. 1- les sensations. nos sensations sont externes ou internes. Elles ont pour cause les impressions des corps sur nos organes extérieurs, ou l' action et la réaction de nos organes internes les uns sur les autres, p203 ou des mouvemens opérés dans le sein même du système nerveux ou du centre cérébral lui seul. Mais dans tous les cas, elles sont l' effet d' un acte unique de notre sensibilité. Quoiqu' elles puissent être le résultat de beaucoup de mouvemens combinés, elles sont des idées ou perceptions simples, des modes simples de notre vertu sentante. p204 Dans nos sensations internes, il faut comprendre toutes les impressions ou manières d' être que l' on appelle communément sentimens ou affections de l' ame, telles que les sentimens de contentement ou de tristesse, de confiance ou de découragement, de force ou de faiblesse, d' activité ou de langueur, de calme ou d' agitation, etc. Etc. Car ce sont là de simples actes de notre sensibilité, comme le sentiment de la faim, de la soif, ou d' une douleur de colique. Il faudrait y p205 comprendre de même toutes nos passions, si ce n' était que nos passions proprement dites, renferment toutes un desir vague ou déterminé, qui doit les faire ranger dans la classe des desirs dont nous parlerons bientôt. Nos sensations sont donc toutes des idées ou des perceptions simples : aussi ne donnent-elles lieu à aucune espèce d' incertitude. Il n' y a place ni au doute ni à l' erreur dans les idées simples ; et c' est une chose bien importante à remarquer. Lorsque je perçois une sensation, quand ce serait sans cause connue, sans cause apparente, ou même dans une circonstance où un autre individu ne la percevrait pas, ou en percevrait une différente, il n' en est pas moins certain que j' éprouve cette sensation, qu' elle est très-réelle en moi et pour moi, et qu' elle est telle que je l' éprouve. Mais prenons-y bien garde, nos sensations ne sont ainsi des idées absolument simples et complétement certaines sous tous les rapports, qu' autant qu' elles sont totalement dépouillées de tout accessoire. p206 Dès que nous joignons seulement à l' impression qu' elles nous font, le jugement qu' elle nous vient de tel objet, de telle cause, ou par tel organe, l' idée que nous en avons est composée de cette impression et de ce jugement ; et elle rentre dans la classe des idées composées dont nous allons parler. Or c' est le cas où nous sommes tous, depuis que nous avons appris à reconnaître qu' il existe d' autres êtres que notre vertu sentante, quel que soit le moment où nous l' ayons appris, et la manière dont nous l' ayons découvert. 2- les idées des êtres, de leurs qualités et de leurs modes, soit individuelles et particulières, soit généralisées ou abstraites. dans les premiers momens de notre existence, nous ne sentons point directement et instantanément l' idée d' un homme, d' un arbre, d' une maison, comme nous sentons une simple impression de chaud ou de froid, de douleur ou de plaisir, de son ou de couleur. Nous sentons seulement les diverses impressions qui nous viennent de ces corps ; et nous composons petit à petit les idées de ces objets, p207 en réunissant successivement les unes aux autres, toutes les sensations que nous en recevons, à mesure que nous jugeons qu' ils en sont les causes. Nous formons de même les idées de leurs qualités, en joignant à l' impression qu' elles nous font, le jugement qu' elle nous vient de ces objets. Ensuite nous généralisons ces idées des êtres, de leurs qualités, et de leurs modes, et nous en fesons des idées de classes, de genres, et d' espèces, en en portant différens jugemens qui motivent diverses abstractions, et de nouvelles réunions, lesquelles sont autant de modifications postérieures dont chacune crée une idée réellement différente de la précédente. Tout cela a été expliqué dans le chapitre vi de l' idéologie, qui traite de la formation des idées composées, et dans plusieurs autres endroits, nommément à l' occasion des signes. Toutes ces idées, une fois qu' elles sont composées, sont des perceptions uniques, comme le moindre de leurs élémens ; et elles sont aussi certaines, aussi réelles en tant qu' elles sont senties, que nos idées les plus simples. Il est aussi indubitable p208 qu' elles existent en nous telles qu' elles sont, quand nous les percevons, qu' une simple impression de piqûre ou de brûlure, de bien-être ou de mal-aise, quand nous l' éprouvons. La seule chose qui soit incertaine, est de savoir si ces idées sont bien conformes aux êtres dont nous les croyons les images ; si les élémens dont nous les avons composées appartiennent réellement à ces êtres, comme nous le pensons ; si dans les différentes combinaisons que nous avons faites de ces idées pour en former de nouvelles, nous n' y avons réellement fait que les additions ou soustractions que nous croyons ; et si nous n' y avons pas mis, ou n' en avons pas ôté quelques élémens sans nous en appercevoir, ensorte qu' elles n' aient pas avec les idées dont elles dérivent et avec celles qui en dérivent, ni ces idées avec elles, les rapports réciproques que nous leur supposons. Il y a donc lieu au doute et à l' erreur, non dans l' acte de percevoir les idées composées de cette espèce (tout ce que nous sentons est toujours réel et certain), p209 mais seulement dans les jugemens que nous portons de ces idées, et dans ceux sur lesquels se fonde leur composition. Nous examinerons bientôt la cause de ce fait : pour le moment, contentons-nous de l' avoir établi. 3- les souvenirs. nos souvenirs de quelque nature qu' ils soient, sont des impressions actuelles que nous éprouvons par l' effet d' impressions passées dont la cause n' est plus présente. Ils sont donc des idées composées puisqu' ils nécessitent deux opérations intellectuelles distinctes, celle de percevoir la première impression, et celle d' en percevoir la reproduction par un second mouvement interne souvent fort différent du premier. Cependant il n' est pas indispensablement lié à leur existence, que nous les reconnaissions pour la renaissance d' une impression passée ; et quand nous ne les reconnaissons pas pour tels, ils sont pour nous comme une impression nouvelle, et il faut les ranger dans celle des classes de nos autres perceptions, à laquelle ils appartiennent par la nature de l' idée perçue. p210 Mais même lorsque nous les reconnaissons pour souvenirs, ils sont certains et réels en tant que perceptions actuelles. La seule chose en quoi ils peuvent nous tromper, c' est dans l' opinion que nous avons, qu' ils sont la représentation fidèle d' une impression antérieure. C' est là un jugement que nous y joignons : et ce jugement peut être faux en plusieurs manières, suivant l' espèce du souvenir auquel il se joint. Les souvenirs des idées composées de la classe de celles dont nous venons de parler, sont de tous les plus susceptibles d' être exacts. Ces idées renaissent par une opération intellectuelle presque la même que celle par laquelle elles ont été perçues. Cependant il peut arriver et il n' arrive que trop souvent, que dans leur renaissance ces idées acquièrent quelques élémens nouveaux, ou perdent quelques-uns de ceux qu' elles avaient, sans que nous nous en appercevions ; et c' est là déjà une cause d' erreurs. Elle se retrouve de même, cette cause d' erreurs, dans les souvenirs de nos jugemens : car les deux idées comparées dans p211 ces jugemens peuvent fort bien ne pas renaître exactement les mêmes qu' elles étaient ; et parconséquent le souvenir du jugement est imparfait. Mais il y a plus ici. L' acte intellectuel par lequel on se ressouvient d' un jugement porté antérieurement, n' est point de même nature que celui par lequel on porte ce jugement. Quand je dis, de ce que les hommes sont presque tous plus ou moins méchans, il ne s' ensuit pas qu' il soit nécessairement dans leur nature d' être tels, je ne porte pas actuellement ce jugement, les hommes sont presque tous plus ou moins méchans : je ne fais que me le rappeler. Je ne suis point dans la même situation d' esprit où j' étais, quand je l' ai porté : je ne fais pas la même opération intellectuelle. Non-seulement je n' ai pas toutes les mêmes perceptions que j' avais alors ; mais je n' en suis point affecté de la même manière : j' aurais grand tort de croire ces deux positions identiques. C' est encore bien pis s' il s' agit du souvenir d' une pure sensation. Presque toutes nos sensations sont une douleur ou un plaisir plus ou moins vif ; et assurément p212 le souvenir d' une douleur est bien différent de la douleur elle-même. Car si la douleur elle-même renaît, elle n' est plus un souvenir, elle est une douleur actuelle et présente, semblable seulement à une douleur précédente. à proprement parler, nous ne pouvons pas avoir de souvenir réel d' une simple et pure sensation : aussi ne pouvons-nous pas la faire connaître véritablement à un autre qui ne l' a pas éprouvée. L' idée que nous en conservons et que nous en pouvons transmettre est du genre des idées composées de modes et de qualités ; ce n' est qu' une espèce d' image ; et comme il est assez vraisemblable que cette idée ou cette image ne persiste en nous et n' est transmissible que parcequ' elle est attachée à la sensation d' un signe, cela rend vraisemblable aussi l' opinion de ceux qui pensent que sans signes quelconques nous n' aurions absolument point de mémoire ; et que tout l' édifice de nos idées repose sur l' artifice qui consiste à avoir fait d' une sensation possible à rappeler à volonté, l' image bien qu' imparfaite d' une sensation que nous ne pouvons pas faire renaître p213 réellement. Quoi qu' il en soit, l' on voit combien le souvenir d' une sensation est nécessairement imparfait. Celui d' un desir l' est encore plus. Car il y a la même différence entre éprouver un desir et s' en ressouvenir, qu' entre percevoir une sensation et se la rappeler ; et en outre dans le desir il y a tous les jugemens au moins implicites que l' on porte sur son objet, sa cause et ses effets, dont le souvenir est sujet à tous les défauts que nous avons remarqués dans les souvenirs des jugemens. Nous ne devons donc pas être étonnés de la différence qui existe dans nos raisonnemens, quand nous sommes actuellement animés par une passion ou émus par une sensation, et quand nous y réfléchissons tranquillement. Dans les deux cas nous n' opérons réellement pas sur les mêmes perceptions. Cette analyse approfondie de nos souvenirs nous montre pourquoi on a cru devoir faire deux choses essentiellement différentes de sentir et de penser, de ce qu' on appelle l' esprit et le coeur, des impressions que l' on nomme affectives et perceptives. p214 c' est l' effet d' un examen superficiel. Il n' y a entre ces deux classes de perceptions, d' autre différence que celle d' un degré plus ou moins grand d' énergie et de vivacité ; mais c' est toujours sentir. Quand nous percevons l' idée d' un être ou un jugement, nous le sentons comme quand nous percevons une sensation ou un desir. Seulement de ces perceptions, les unes nous font peine ou plaisir directement et par elles-mêmes, et les autres seulement par leurs conséquences ou leurs circonstances. Mais ce qu' il faut bien observer après avoir analysé nos souvenirs, c' est que dès que nous avons existé quelque tems, presque toutes nos idées sont des souvenirs, et que nous les employons presque toujours dans nos raisonnemens, comme si elles étaient des souvenirs fidèles, ce qui est très-rarement vrai, et sans tenir compte de l' imperfection inévitable et nécessaire de plusieurs espèces de ces souvenirs, ce qui est une grande faute encore, ensorte que nous croyons souvent nous occuper de la même idée que nous avons eue auparavant, tandis qu' il n' en est rien. p215 Toutefois c' est toujours par les jugemens que nous joignons à nos souvenirs, qu' ils nous induisent à erreur ; et il est vrai de dire qu' en eux-mêmes et comme idée actuelle et isolée, ils sont certains et réels comme toutes nos perceptions. 4- les jugemens. nos jugemens consistent dans la perception du rapport de deux idées, ou plus exactement à percevoir que de deux idées l' une contient l' autre. Ce sont donc encore des idées composées ; car ils supposent au moins deux opérations intellectuelles, celle de percevoir les deux idées qui sont l' objet du jugement, et celle de percevoir que la seconde de ces deux idées est un des élémens qui composent la première. Quand nous le jugeons, par cela seul que nous le jugeons, cela est au moins dans notre esprit, si cela n' est pas de même dans la réalité. Ainsi, à parler exactement, il est vrai de dire qu' aucun de nos jugemens pris isolément n' est ni ne peut être faux : car le sentiment que nous avons du rapport perçu est aussi réel et aussi indubitable que le serait celui d' une sensation p216 ou d' un desir. Mais nous reviendrons à examiner en quoi consiste la justesse ou la fausseté de nos jugemens, quand nous aurons achevé de voir qu' aucune de nos autres perceptions n' est en elle-même susceptible d' incertitude ni d' erreur ; que quand elle en est entachée, c' est toujours à raison des jugemens qui s' y mêlent ; et que parconséquent c' est de nos jugemens seuls que viennent toutes les aberrations de nos raisonnemens, et toutes les différences qui n' existent que trop souvent entre nos opinions et la réalité des choses. Passons aux desirs. 5- les desirs. nos desirs, nos volitions, enfin tous les actes plus ou moins énergiques de notre volonté, quelques noms que l' on veuille leur donner, sont encore des idées composées : car elles supposent la perception d' une manière d' être quelconque, le jugement au moins implicite que cette manière d' être est bonne à rechercher ou à éviter, et le sentiment qui suit de ce jugement. Quand nous éprouvons un desir, il n' y a nul doute qu' il est réel et tel que nous l' éprouvons. p217 La seule chose sur quoi nous puissions nous tromper, c' est dans les jugemens que nous portons sur ses motifs, sur son objet, et sur ses effets. Ainsi ce genre de perceptions encore est en lui-même inaccessible à l' erreur. Il n' y a que dans les jugemens qui s' y joignent qu' elle peut avoir lieu. Nous avons vu précédemment combien les actes de notre volonté et surtout ceux que nous nommons passions, se rapprochent des pures sensations internes que nous nommons sentimens ; et surtout que les uns et les autres ont cette propriété commune très-remarquable, qu' ils ne peuvent pas nous être véritablement rappelés par la mémoire, qu' ils ne sauraient en aucune manière être pour nous le sujet de souvenirs réellement exacts. Peut-être y a-t-il quelques-unes de ces affections dont on sera en doute si l' on doit les classer parmi les sentimens ou parmi les passions, les ranger dans le domaine de la simple sensibilité ou dans celui de la volonté : mais alors le parti qu' on prendra sur des impressions si voisines les unes des autres sera indifférent ; p218 et quel qu' il soit, il n' en résultera aucun inconvénient pour les conséquences qu' on en pourra tirer dans des analyses subséquentes. Ainsi nous avons fini la revue complète de nos différentes espèces de perceptions ou idées. Cet examen circonstancié nous montre plusieurs choses importantes, 1) que nos pures sensations ou idées simples, sont absolument et complètement réelles, certaines, et inaccessibles à toute erreur, parcequ' elles consistent uniquement dans ce sentiment infaillible que nous en avons ; mais qu' elles ne jouissent pleinement de ce privilége, qu' autant qu' elles sont parfaitement exemptes du mélange de tout jugement, ce qui n' est déjà plus possible dès que nous avons appris seulement à les rapporter aux êtres qui nous les causent. 2) que toutes nos idées composées, c' est-à-dire toutes les idées que nous avons dans l' état et le degré de connaissances auquel nous sommes tous parvenus, sont en elles-mêmes et par elles-mêmes tout aussi certaines et aussi réelles, eu égard p219 à ce même sentiment de la conscience que nous en avons, mais qu' elles sont toutes accessibles à l' erreur par les jugemens qui s' y mêlent, ou en vertu desquels elles sont composées ; et qu' en particulier nos souvenirs sont presque toujours erronés sous le rapport du jugement par lequel nous les regardons comme l' image fidèle de l' idée qu' ils représentent, et le sont plus ou moins et de diverses manières suivant la nature de cette idée. 3) que bien que toutes nos idées ne soient fautives et erronées que par les jugemens qui s' y mêlent, au point que les idées simples dans lesquelles il n' entre aucun jugement sont absolument inaccessibles à l' erreur, pourtant il est vrai de dire que nos jugemens, nos perceptions de rapports, sont en elles-mêmes et par elles-mêmes, comme toutes nos autres perceptions, réelles, certaines, et inaccessibles à l' erreur, du moins en ce sens qu' elles sont véritablement et nécessairement telles que nous les percevons, par cela seul que nous les percevons. Tels sont les résultats de ce chapitre. J' ose croire que ce sont autant de vérités p220 incontestables, et qui jointes à celles établies dans le chapitre précédent, vont nous dévoiler le fort et le faible de toutes nos connaissances. Ce dernier article cependant paraît au premier coup-d' oeil renfermer deux assertions contradictoires. Il paraît absurde de dire que nos idées ne sont sujettes à erreur que par les jugemens qui s' y mêlent ; et que pourtant nos jugemens sont en eux-mêmes aussi inaccessibles à l' erreur, que toutes nos autres perceptions. Mais cette contradiction apparente s' évanouit dès que l' on fait attention à nos observations sur l' imperfection de nos souvenirs. En effet, dès que nous portons un jugement sur une idée, dès que nous percevons un rapport entre cette idée et une autre, ce rapport y est actuellement par cela seul que nous l' y voyons ; cette perception existe actuellement par cela seul que nous l' avons, que nous la percevons. Ce jugement en lui-même est donc nécessairement et invinciblement juste, pris isolément. Mais cette idée qui nous donne cette perception de rapport, cette idée dont nous jugeons, nous la connoissions déjà, ne p221 fût-ce que depuis un instant, puisque nous en jugeons. Elle est donc actuellement un souvenir. Elle peut donc être un souvenir imparfait. Il se peut donc qu' elle n' ait jamais renfermé l' élément que nous y voyons actuellement, que non-seulement cet élément ne soit pas implicitement compris dans ceux qui la composaient jusqu' alors, mais même qu' il y répugne et qu' il leur soit contradictoire, et que parconséquent cette idée soit devenue actuellement pour nous une autre idée, sans que nous nous en appercevions. Alors notre tort n' est pas précisément d' y voir l' élément que nous y admettons à cette heure, mais de croire qu' après cette mutation elle est encore la même idée que celle que nous avons eue précédemment. Ainsi, s' il est vrai de dire que nos souvenirs ne sont sujets à erreur que par le jugement par lequel nous les jugeons des représentations exactes d' idées antérieures, il est encore plus vrai de dire que nos jugemens eux-mêmes ne sont faux que quand nous avons tort de croire que l' idée dont nous jugeons actuellement, et dans laquelle nous voyons un p222 nouvel élément, est la même que celle que nous connaissions d' avance, qui ne renfermait cet élément ni implicitement ni explicitement, et à laquelle il ne peut convenir. Il est donc vrai parconséquent que nos jugemens ne sont jamais faux que par l' imperfection de nos souvenirs. Ainsi, après avoir reconnu d' abord que toutes les inexactitudes de nos idées viennent de nos jugemens, il se trouve en définitif qu' elles viennent de nos souvenirs, et que nos jugemens seraient nécessairement justes, si nos souvenirs étaient exacts. En effet, puisque toutes nos connaissances consistent uniquement dans les rapports que nous voyons entre nos différentes perceptions, il est très-naturel que de même que la cause de leur certitude se trouve dans la certitude de nos perceptions actuelles, de même la cause de leurs erreurs consiste dans l' imperfection des relations de ces perceptions actuelles, avec les perceptions antérieures. tout cela se conçoit, mais exige une plus ample explication. C' est ce dont nous allons nous occuper. CHAPITRE 4 LOGIQUE T 3 p223 (continuation du précédent.) la cause première de toute erreur est, en définitif, l' imperfection de nos souvenirs. nous avons déjà beaucoup parlé de nos jugemens, et à différentes reprises. La matière semble épuisée, et peut-être même le lecteur en est-il fatigué. Cependant, puisque nos jugemens sont des perceptions de rapports, et puisque toutes nos connaissances ne consistent que dans les rapports que nous découvrons entre nos perceptions, il s' ensuit que toutes nos connaissances ne sont que des jugemens portés ; et qu' ainsi on ne saurait trop examiner une opération intellectuelle si importante : il faut donc absolument creuser ce sujet, jusqu' à ce qu' il n' y reste plus rien du tout d' incertain ni d' obscur. J' ai à prouver qu' aucun de nos jugemens pris en lui-même et isolément, n' est p224 ni ne peut être faux, qu' ainsi, à toute rigueur, l' on peut dire dans un certain sens, que nous ne nous trompons jamais quelque chose que nous affirmions. Cette assertion est si bizarre, et il est si singulier que ce soit là un préliminaire nécessaire pour apprendre à porter des jugemens vrais, que pour le prouver il faut reprendre les choses de plus haut. Nous avons dit dans la grammaire, chapitre i et ii, que nous n' exprimons jamais dans le discours que des idées isolées ou des idées réunies en propositions, parceque nous ne fesons jamais dans notre pensée que deux choses, sentir et juger. cela est vrai ; car quelque compliquée que soit une idée, dès qu' elle est formée, si elle se présente seule à notre esprit, elle est pour nous une perception unique, comme l' idée la plus simple : nous la sentons, et voilà tout. Mais nous avons dit aussi, que juger c' est encore sentir : c' est sentir le rapport de deux idées, ou plus exactement, sentir que de deux idées actuellement présentes à notre pensée, l' une renferme l' autre. Cela est encore vrai : et cela doit commencer déjà à nous p225 faire penser, que cet acte de juger doit participer à l' infaillibilité de celui de sentir dont il n' est qu' un cas particulier, et que nous ne pouvons pas plus nous tromper en sentant qu' une idée est renfermée dans une autre, qu' en sentant chacune de ces idées séparément. Cela est vrai aussi. Lorsque deux idées sont présentes à notre esprit, et que nous jugeons que l' une des deux renferme l' autre, ou en d' autres termes, que celle appelée l' attribut est un des élémens qui composent celle appelée le sujet, il est indubitable que cela est ; et j' ajoute qu' il est impossible que cela ne soit pas. On va en convenir. En effet, juger qu' une idée est un des élémens qui en composent une autre, c' est la voir, c' est la sentir dans cette autre. Or comme nos idées n' existent que dans notre esprit, comme elles ne sont que ce que nous sentons, elles sont toujours et nécessairement telles que nous les sentons ; et parconséquent une idée en renferme réellement une autre au moment où nous le jugeons, par cela seul que nous le jugeons. C' est pour cela que l' on a raison de p226 dire que quand deux hommes ont bien exactement les deux mêmes idées, ils en portent toujours et nécessairement le même jugement ; car si le premier juge que l' une de ces idées renferme l' autre, tandis que le second juge qu' elle ne la renferme pas, c' est qu' il y a réellement cet élément de plus dans l' idée qui est le sujet du jugement du premier, et que parconséquent il n' a pas exactement la même idée que le second. C' est pour cela aussi qu' il est vrai que quand deux hommes s' entendent parfaitement, ils sont toujours de même avis ; et que quand ils disputent, c' est que croyant s' entendre, ils ne se comprennent réellement pas complètement. Car quand ils sont parvenus à s' expliquer réciproquement l' idée qu' ils croient la même, de manière à ce qu' elle renferme exactement pour tous deux les mêmes élémens, ils en portent toujours et nécessairement les mêmes jugemens. C' est pour cela encore qu' il est vrai de dire qu' à parler avec une exactitude rigoureuse, il n' y a personne qui juge p227 mal, de même qu' il n' y a personne qui sente mal. on peut même ajouter qu' il n' est pas possible de mal juger, de même qu' il n' est pas possible de mal sentir. Car soit que l' on donne son assentiment à l' affirmative ou à la négative, la cause en est toujours dans l' idée que l' on a réellement actuellement présente : ainsi dans les deux cas on a toujours également raison. Si un autre homme se décide en sens inverse, c' est que son idée actuelle a effectivement un élément de plus ou un élément de moins. Sous le même signe, il a véritablement une autre idée, en conséquence de laquelle il doit nier tandis que le premier affirme, ou affirmer tandis qu' il nie ; mais tous deux ont également raison, du moins relativement à leur idée actuelle, et à ne considérer que le jugement actuel. Il s' agit seulement de savoir quel est celui des deux dont l' idée est conforme à l' objet dont il la croit la représentation, p228 et est bien pareille à l' idée qu' il a eue maintes fois, quand il a employé le même signe et cru avoir la même perception. Celui-là seul a raison en réalité, parceque seul il porte un jugement conséquent à tous les jugemens justes qu' il a déjà portés. Mais cela même prouve qu' aucun de nos jugemens ne saurait être faux en lui-même et pris isolément ; et que quand ils pèchent, c' est toujours par leurs relations avec des jugemens antérieurs. Cette conclusion est incontestable ; cependant il faut encore l' éclaircir par quelques exemples, avant d' en tirer les conséquences qui doivent nous montrer la cause première et originaire de toute erreur. J' ai l' idée de l' or et celle de n' être jamais liquide : je prononce que l' or n' est jamais liquide. il est manifeste que dans mon idée actuelle de l' or, il entre comme élément l' idée d' être infusible et insoluble, et parconséquent celle de n' être jamais à l' état liquide. cela posé, j' ai rigoureusement raison de juger et de dire, l' idée de l' or (entendez toujours telle que je l' ai actuellement, car je ne peux jamais parler ni juger d' autre chose) renferme p229 l' idée de n' être jamais liquide. reste seulement à savoir si cette idée de l' or est la représentation fidèle de l' être dont je la crois l' image, et si moi-même je ne viens pas de parler de dissolution d' or ou d' alliages d' or avec d' autres métaux, ce qui prouve que j' ai employé cette idée d' or, en y admettant comme élémens les idées d' être fusible et soluble que j' en exclus maintenant. Quoi qu' il en soit, tout homme à ma place ayant bien exactement l' idée de l' or que j' ai actuellement, en porterait certainement le même jugement : et tout homme qui en portera le même jugement, ce sera nécessairement parcequ' il aura une idée actuelle de l' or dans laquelle entrera l' idée de n' être jamais à l' état liquide. De même un homme prononce que la logique est tout-à-fait étrangère à l' idéologie et à la grammaire générale, et n' a pas besoin de leurs lumières. il est clair que dans l' idée qu' il a actuellement de la logique, il y fait entrer comme élément celle de ne consister que dans la connaissance de certains argumens et de certaines p230 règles. dans ce cas il a raison. Seulement il faut savoir s' il n' a pas dit dans un autre moment, que la logique est la science sur laquelle est fondé l' art de bien conduire son esprit, et s' il n' est pas dans la nature de notre esprit de ne savoir les véritables règles de la combinaison de ses idées, que quand il connaît le mode de la formation et de l' expression de ces mêmes idées. Si cela est, il a tort ; mais il n' a tort que parceque son jugement n' est pas conséquent à d' autres jugemens antérieurs : car comme actuel et isolé, il est irréprochable. à la place de cet homme je porterais le même jugement que lui : et à la mienne je ne puis que lui dire, la logique dont vous avez l' idée actuellement p231 n' est pas celle dont je parle dans cet ouvrage, ni celle dont vous parliez tout-à-l' heure, ni celle qui peut réellement guider notre esprit. De même un autre homme a l' idée d' une action injuste qui doit le conduire à un but qu' il desire : il juge qu' il doit la faire. Il est évident qu' il ne fait pas actuellement entrer dans la composition de l' idée de cette action, l' idée d' avoir plus d' inconvéniens encore que d' avantages. dans cette hypothèse, il a manifestement raison. Mais il a tort dans la réalité, parcequ' il est dans la nature humaine que toute action injuste soit encore plus nuisible que profitable à celui qui la commet ; et sûrement le même homme a, mille fois lui-même, porté des jugemens sur l' idée d' injustice, en y fesant entrer implicitement ou explicitement l' idée d' être incompatible avec le bonheur de celui qui s' y livre. On n' exigera pas sans doute que je donne actuellement à ce principe moral, les développemens qui seraient nécessaires à sa démonstration. D' abord ce n' est pas ici le lieu ; et d' ailleurs il ne sera guères p232 contesté que par ceux qui veulent faire de la vertu un être si supérieur à ce monde-ci, qu' il y devient étranger, et si dénué de toute vue d' intérêts personnels, que personne ne s' en occupe. Ces exagérations le plus souvent peu sincères sont très-nuisibles : on ne saurait trop le redire. Je desire que l' on me passe cette réflexion à cause de son importance ; mais je demande surtout que l' on en fasse une autre plus directement relative à notre sujet. C' est que l' ancienne logique était toujours obligée de prendre pour exemples, des propositions regardées comme incontestables et souvent simples jusqu' à la niaiserie, au lieu que la nouvelle peut employer les plus compliquées et même les plus problématiques. La raison en est p233 que cette ancienne logique prétendait nous mener à la vérité par la puissance des formes du raisonnement. Il fallait donc remplir toujours ces formes de propositions indubitables ; car si elles étaient demeurées sujettes à discussion malgré l' exacte observance des règles, l' insuffisance de ce moyen serait devenue manifeste. Au contraire la nouvelle logique pénétrant plus avant dans le fond du sujet et ne s' occupant que de la matière du raisonnement, de nos idées, elle se sert avec succès des propositions les plus épineuses pour montrer d' où peut naître leur vérité ou leur fausseté. C' est ce qui fait que la première de ces deux sciences ne nous guide que quand nous n' avons nul besoin de secours, comme l' ont remarqué messieurs du Port-Royal, tandis que l' autre nous éclaire dans les cas les plus difficiles et les plus embarrassans. Aussi quelqu' opinion que l' on ait sur les propositions énoncées dans les exemples que je viens de donner, on peut également y voir la preuve de la vérité que je voulais manifester ; c' est que si ces propositions sont fausses, ce n' est pas par p234 elles-mêmes et prises isolément, mais par leur manque de liaison avec des jugemens antérieurs vrais, et parceque les idées employées dans les jugemens antérieurs, et reproduites dans ceux-ci, n' y sont plus exactement les mêmes, quoiqu' on les croie telles. Je puis donc actuellement sans craindre de paraître affirmer deux choses contradictoires, répéter ce que j' ai dit à la fin du chapitre précédent : " que bien que toutes " nos idées ne soient fautives et erronées " que par les jugemens qui s' y mêlent, " au point que nos idées simples dans " lesquelles il n' entre aucun jugement " sont absolument inaccessibles à l' erreur ; " cependant nos perceptions de rapport " sont en elles-mêmes et par elles-mêmes " comme toutes nos autres perceptions, " réelles, certaines, inaccessibles à l' erreur, " et véritablement et nécessairement " telles que nous les percevons, " par cela seul que nous les percevons " ; et j' en puis conclure avec assurance comme je l' ai avancé en même tems : " que la " fausseté de nos jugemens ne tient pas " à leur nature, mais à celle de nos souvenirs, p235 " dont nous avons déjà vu les nombreuses " et fréquentes imperfections ; et " qu' ainsi après avoir reconnu d' abord " que les inexactitudes de nos idées viennent " de nos jugemens, nous sommes " obligés d' avouer ensuite qu' en définitif " elles viennent de nos souvenirs, " et que nos jugemens seraient nécessairement " justes si nos souvenirs étaient " exacts. " on est très-disposé à adopter cette conclusion quand on se rappelle que nous ne voyons jamais dans ce monde que nos propres perceptions, et que toutes nos connaissances ne consistent que dans les rapports que nous découvrons entr' elles ; car alors il paraît fort naturel que de se rappeler imparfaitement les perceptions que l' on a eues, suffise pour appercevoir entr' elles de faux rapports, et qu' il n' en faille pas davantage pour que nos jugemens subséquens ne soient pas des conséquences exactes de ce premier jugement, je suis sûr de ce que je sens. mais quand ensuite on fait réflexion que nous sommes entourés d' êtres auxquels nous accordons une existence réelle et indépendante de p236 la nôtre, et que le sujet et le but de toutes nos recherches c' est toujours les modes et les propriétés de ces êtres, on a de la peine à concevoir comment nos idées peuvent être tout pour nous, et comment la seule imperfection du rappel de ces idées peut être la source de tous nos égaremens : et on est tenté de croire que nous nous sommes mépris non-seulement sur la cause de toute erreur, mais même sur celle de toute certitude, ou du moins de supposer, comme l' ont fait beaucoup de métaphysiciens, qu' il y a une grande différence entre ce qu' ils appellent idées de substances et idées archétypes, (c' est-à-dire celles qui ont un modèle hors de nous et celles qui n' existent que dans notre entendement), que nous n' opérons pas sur les unes comme sur les autres, et que les causes de leur vérité et de leur fausseté ne sont pas les mêmes. Cependant ce n' est là qu' une illusion causée par deux dénominations impropres. Premièrement nous n' avons point d' idées de substances. nous avons des idées d' êtres qui agissent sur notre vertu sentante ; mais nous ne connaissons ces êtres que par p237 les impressions qu' ils nous font : ils ne consistent pour nous que dans ces impressions. Nous ne leur connaissons point de substance, et nous ne sommes point en droit de leur en supposer une, quelque sens que l' on veuille donner à ce mot, auquel on n' en a jamais assigné un bien net. Seulement nous savons que ces êtres sont autre chose que notre vertu sentante, puisqu' ils résistent à sa volonté ; et qu' ils en sont indépendans, puisque dans les tems mêmes où ils ne peuvent agir sur nous, ils peuvent produire et produisent en effet sur nos semblables des impressions pareilles à celles qu' ils nous ont faites. C' est en cela, et en cela uniquement, que consiste l' existence propre et réelle que nous leur reconnaissons, et à laquelle les idées que nous en avons doivent être conformes pour être justes. Secondement nous n' avons point non plus d' idées archétypes, si l' on entend par ce mot qu' elles soient l' original et le modèle d' un être quelconque, ou seulement qu' elles puissent et doivent être faites sans égard et sans relation à aucun être existant. Toutes celles auxquelles on p238 donne ce nom à l' aventure, sont, comme nous l' avons vu, ou des idées d' êtres réels généralisées par des abstractions, ou celles de leurs modes et de leurs propriétés, formées puis généralisées par le même moyen, ou des idées composées sur celles-là, et en conséquence de celles-là. Toutes doivent donc être relatives à l' existence de ces êtres, et y puiser leurs premiers élémens. Or, comme le prouvent les exemples que nous avons tirés des idées or et logique, il est également vrai pour les idées de ces deux espèces, que quand nous en portons un jugement, c' est-à-dire quand nous y voyons renfermée une seconde idée, elle y est réellement actuellement par cela seul que nous l' y voyons ; mais que pour que nous ayons raison d' y voir cette seconde idée, c' est-à-dire pour que la première soit réellement en ce moment telle qu' elle était quand nous l' avons employée dans d' autres combinaisons, il faut que cette seconde s' y trouvât déjà alors, ou du moins fût implicitement comprise dans quelques-unes de celles qui s' y trouvaient. Autrement le nouveau p239 jugement est inconséquent et incohérent avec les jugemens qui l' ont précédé : et c' est là ce qui dans tous les cas le constitue faux. La seule différence qu' il y ait, non pas entre les idées de substances et les idées archétypes, puisqu' il n' en existe aucunes qui méritent ces noms, mais entre les idées directes des êtres et celles qui en sont abstraites, c' est que le modèle des premières étant toujours là, l' expérience peut à tout moment montrer si la nouvelle idée qu' on y reconnaît y est explicitement, ou implicitement, ou point du tout, au lieu que celles du second genre ne dérivant de ces modèles que par des déductions souvent longues et compliquées, il faut refaire péniblement et périlleusement toutes ces déductions pour acquérir la même certitude. D' où il arrive qu' il est beaucoup plus aisé de ne pas s' égarer en jugeant des idées des êtres qu' en jugeant des idées abstraites. Du reste dans les deux cas, c' est se faire une idée juste de nos jugemens que de les regarder, comme étant, ainsi que toutes nos autres perceptions, nécessairement p240 certains pris isolément, mais pouvant seulement être faux par les relations de leurs sujets avec des perceptions antérieures ; et de conclure que tous leurs défauts viennent de l' imperfection de nos souvenirs, puisque leurs sujets sont toujours des souvenirs. Car on ne peut porter un jugement que d' une idée déjà faite, conçue, et existante dans l' esprit. Quand on en juge, on la modifie ; mais on ne la crée pas. Il est donc, ce me semble, bien prouvé théoriquement, non-seulement que le rappel imparfait de ce que nous avons senti est une grande cause d' erreur, mais même que nos erreurs ne peuvent pas avoir d' autre cause ; comme notre certitude ne peut pas en avoir d' autre, que la certitude de tout ce que nous sentons actuellement. Tel est en effet, je me permettrai de l' affirmer dès ce moment, le tableau fidèle de notre intelligence, et je dirai plus, celui de l' intelligence plus ou moins parfaite de tous les êtres sentans que nous pouvons concevoir. Ils ne sauraient différer quant à l' étendue des connaissances, que par le nombre et la perfection de p241 leurs moyens de sentir ; et quant à la sûreté de ces mêmes connaissances, que par leur aptitude plus ou moins grande, à être sûrs que leur perception actuelle est exactement la même que la perception passée, dont ils la croient la représentation exacte. Cependant pour mieux nous assurer encore de ce grand fait, nous allons suivre historiquement la série de la génération de nos idées et de nos diverses manières d' en être affectés ; et si nous trouvons que cette seule observation suffit à rendre compte de tous les phénomènes des différens degrés de nos connaissances, et des différens modes de notre existence, nous ne pourrons plus douter qu' elle est puisée dans la nature, et qu' elle mérite toute notre confiance. CHAPITRE 5 LOGIQUE T 3 p242 développement des effets de la cause première de toute certitude, et de la cause première de toute erreur. l' examen attentif des facultés qui composent l' intelligence de tous les êtres sensibles, et spécialement la nôtre, nous y a fait découvrir deux propriétés bien remarquables, la certitude de nos perceptions actuelles, et l' incertitude de leurs liaisons avec nos perceptions passées. Il est aisé de juger qu' elles doivent produire toutes nos connaissances et toutes nos illusions, toute la puissance et toute la faiblesse de notre esprit. Mais cet apperçu général ne suffit pas : il faut voir en détail comment ces deux causes opposées agissent, se mêlent, et se combinent, non plus dans chacune de nos opérations intellectuelles prise séparément, mais dans l' enchaînement de nos pensées et de nos affections, dans les différens degrés de nos connaissances, et dans p243 les différens états de nos individus. Il faut retrouver dans l' histoire de chacun de nous, l' application de cette théorie et la preuve de sa justesse. Rien ne serait plus facile si nous avions un souvenir distinct de nos premières perceptions, des premiers actes de notre intelligence, et des premières combinaisons que nous en avons faites. Mais aucun de nous ne se rappelle comment il a commencé à sentir, à se ressouvenir, à juger, et à vouloir, comment il a formé ses premières idées, ni comment il a acquis la conviction de son existence, et de celle des autres êtres. Nous trouvons toutes ces connaissances, ces idées, et ces opérations, comme infuses en nous et sans origine précise. Cela doit être, car elles n' en ont effectivement pas. Tout en nous dans ce genre se fait petit-à-petit, par nuances insensibles, et sans différence assignable d' un instant à l' autre. La cause en est non-seulement dans la nature de notre organisation, mais encore dans le mode de son action. Nous naissons avec des organes imparfaits, que la seule durée de la vie développe de momens p244 en momens, sans que nous en sentions les progrès. En même tems qu' ils acquièrent de la consistance, la fréquente répétition de leurs actes les amène graduellement de l' état de mal-adresse et d' engourdissement le plus absolu, à la souplesse et à la prestesse la plus merveilleuse, ensorte que dans ces premiers instans si curieux à observer, notre mémoire et notre jugement sont presque sans activité, et que nous ne pouvons pas dire quand ils commencent à prendre quelqu' énergie. Ce n' est pas tout encore : comme si tant de voiles ne suffisaient pas pour nous cacher à nos propres yeux, la marche de notre esprit est telle qu' il commence toujours par les masses, que dans une première impression il a toujours vu tout un sujet, qu' il ne peut plus qu' en démêler les détails, et reconnaître explicitement ce qu' il avait d' abord senti implicitement. à proprement parler, dès que nous avons éprouvé le phénomène du sentiment, dès qu' il a ému notre être et commencé notre existence, rien de nouveau ne peut plus se présenter à nous. Nous avons tout vu et tout connu. Ce p245 trouble vague renferme tout pour nous. Nous ne pouvons plus qu' en éprouver les circonstances, les modifications, les variétés, les conséquences ; et tout cela se fait tumultuairement, fortuitement, de mille manières différentes à-la-fois, et surtout imperceptiblement ; ensorte que nous devenons autres de momens en momens sans en avoir la conscience distincte, et sans pouvoir à plus forte raison en avoir le souvenir. Nous nous éclairons comme nous croissons et dépérissons, sans nous en appercevoir actuellement ; comme la lumière du jour se produit à nos yeux tous les matins sans que nous puissions en distinguer les degrés depuis la nuit la plus obscure jusqu' à la plus brillante clarté ; comme l' aiguille de notre montre chemine sous nos yeux sans que nous puissions le voir. C' est dans tous les genres que les changemens qui s' opèrent d' une manière égale, graduelle, et continue, échappent à nos regards et ne se manifestent que par leurs résultats. C' est en cela que consiste toute la difficulté de la science de l' intelligence humaine ; et c' est pour cela qu' on en a toujours p246 fait le roman au lieu d' en faire l' histoire. Il est même impossible d' en faire précisément l' histoire ; car on ne saurait décrire des événemens qu' on n' a pas pu observer. Tout ce qui est en notre pouvoir, c' est d' en examiner les résultats, de les constater, de les analyser, de les décomposer, et de juger comment ils ont pu être produits. Nous n' avons pas d' autre manière d' être certains que les mouvemens des astres sont l' effet d' une impulsion une fois donnée, et d' une attraction constante qui s' exerce en raison des masses et en raison inverse du quarré des distances ; et cependant nous avons raison de nous en tenir pour assurés, puisque du moins il est indubitable que si ces forces étaient telles, les mouvemens seraient comme nous les voyons, et que parconséquent elles sont capables de les produire. De même si nous trouvons que la certitude de nos perceptions actuelles et l' incertitude de leur liaison avec nos perceptions passées, sont capables de produire tous les phénomènes observables dans notre intelligence, nous serons dispensés de leur chercher d' autres causes, et nous serons p247 en droit de conclure que celles-là sont les véritables. Essayons donc de faire sommairement l' histoire hypothétique des effets de ces deux causes données, en nous servant des observations que nous avons déjà faites sur la nature de nos souvenirs, sur celle de nos sensations, et surtout de nos sensations internes, sur le nombre p248 et les fonctions de nos différentes facultés intellectuelles, et sur la manière dont nous formons nos idées composées. Osons tracer l' esquisse d' un nouveau traité des sensations destiné uniquement à montrer l' action de ces deux causes opposées. En conséquence n' entreprenons pas, comme Condillac l' a fait dans son ouvrage inestimable malgré ses défauts, de séparer nos divers moyens de sentir, et de découvrir à quelles opérations intellectuelles chacun d' eux agissant isolément peut donner naissance : réunissons au contraire toutes les facultés que nous avons reconnues en nous, et voyons quels effets en doivent résulter, en admettant la certitude de toutes les perceptions actuelles qu' elles nous procurent, et l' incertitude de la liaison de ces perceptions actuelles avec celles qui les ont précédées. Je me suppose donc commençant ma carrière, doué de tous les moyens de connaître que je possède actuellement : et même afin de n' être pas obligé de tenir compte des différences provenant des âges, dont nous nous occuperons dans un autre moment, j' imagine mes organes p249 aussi formés et aussi développés qu' ils le deviennent par le tems et par l' exercice. Dans cet état, il n' y a pas de raison pour que la première sensation que j' éprouve soit plutôt celle-ci que celle-là ; ainsi je puis imaginer à volonté celle que je veux. Je donnerai la préférence à celle qui naît du mouvement de mon corps, à cause des conséquences auxquelles elle me conduira. Je suppose donc que je commence ma vie par m' agiter en divers sens. J' éprouve l' impression qui résulte de l' action de mes muscles, et du mouvement de mes membres. Cette impression est bien certainement une pure sensation, une idée absolument simple ; car je ne puis y en joindre aucune autre, puisque je n' en ai point encore perçue. Aussi ne puis-je m' y tromper. Je ne la connais pas proprement ; je la sens purement et simplement ; je n' en porte aucun jugement. Elle est certaine ; le premier des deux principes que nous avons posés agit seul ; il n' y a lieu là à aucune erreur. Je cesse de m' agiter, cette sensation cesse. Dans cet état de repos, cette sensation qui n' existe plus, dont les causes p250 sont suspendues, affecte de nouveau ma sensibilité ; j' y repense, je me la rappelle, comme on dit ; c' est-à-dire, en termes plus exacts, j' en sens le souvenir. comment cela se fait-il ? Je n' en sais rien ; mais il est de fait que c' est un don dont nous sommes doués ; et c' est ce don que je nomme mémoire. le souvenir dont il s' agit est aussi fidèle qu' il puisse être ; il est aussi ressemblant à la sensation que cela soit possible ; il n' est certainement altéré par le mélange d' aucune autre idée, puisque je n' en ai encore eu aucune. Cependant ce souvenir n' est pas la sensation elle-même ; ce n' est pas la même opération intellectuelle ; ce n' est pas exactement le même acte de ma sensibilité. Le mouvement quelconque qui s' exécute en moi n' est pas précisément le même. Dans le cas présent, les muscles moteurs, les membres qui avaient agi dans la production de la sensation, ne sont pour rien dans celle du souvenir. S' il s' agissait d' une autre sensation, il y aurait une autre différence, mais il y en aurait toujours une ; car l' acte du souvenir doit se passer tout entier dans p251 le centre cérébral, ou tout au plus dans quelque partie du système nerveux. Il est donc manifestement différent de celui de la plupart de nos sensations : et quant à celles de ces sensations que l' on peut supposer prendre elles-mêmes naissance dans le sein même de l' organe pensant, il faut encore nécessairement qu' elles diffèrent du souvenir ; car quand elles se reproduisent exactement et complètement telles qu' elles étaient, ce n' est plus un souvenir, c' est une sensation qui se renouvelle ; et sans pouvoir l' expliquer nous en sentons certainement bien la différence. Ce premier souvenir est donc une chose essentiellement différente p252 de la sensation qui l' a causé. Il est humainement et physiquement, c' est-à-dire suivant les lois de la physique humaine, rigoureusement impossible qu' il soit la même chose qu' elle. Il la représente si l' on veut, mais il ne la reproduit pas. Néanmoins ce premier souvenir est en lui-même une perception actuelle et simple, et comme telle absolument certaine ; mais si j' y joins le jugement qu' il est la représentation d' une impression antérieure, jugement qui seul le constitue un souvenir, il devient à l' instant une perception composée, et en même tems sujette à erreur par sa relation avec une perception précédente. On m' arrêtera dès ce premier pas, et on me dira : vous avez établi d' abord que l' incertitude de toutes nos perceptions vient des jugemens qu' elles renferment ; ensuite que les défauts de tous nos jugemens tiennent à l' inexactitude des souvenirs qu' ils ont pour objet ; et maintenant vous donnez pour cause de l' imperfection d' un premier souvenir, le jugement même qui le constitue un souvenir. Il y a là un cercle vicieux, si vous p253 ne montrez pas comment ce premier jugement peut être faux, et qu' il l' est par le fait de la perception même appelée souvenir. l' objection est juste, elle mérite d' être résolue. En voici l' explication. La première de toutes mes perceptions, que j' ai supposé être celle d' un mouvement opéré dans mes membres, est sans contredit une impression simple. Le souvenir qui m' en revient, quand elle est passée, est manifestement en lui-même, et d' abord une impression simple aussi. Bientôt je juge que cette impression simple est le souvenir d' une première ; c' est-à-dire qu' à ce moment j' y vois renfermée l' idée d' être un souvenir. Elle y est cette idée puisque je l' y vois, et par cela seul que je l' y vois. Mais elle est donc changée cette impression simple, elle n' est plus simple puisqu' elle renferme une autre idée. Aussi n' est-ce pas d' elle précisément que je juge, mais de l' idée que j' en ai au moment où je porte mon jugement. Je puis donc et je dois considérer le sujet de ce jugement comme le souvenir de mon premier souvenir. Il était bien dans la nature du premier, p254 d' être le souvenir de ma sensation de mouvement, quoique je ne m' en fusse pas encore apperçu ; ainsi le second y est bien conforme ; et mon jugement est fondé. Si je porte un autre jugement de ce premier souvenir, si je dis qu' il est la représentation de ma sensation de mouvement, j' en ai un autre souvenir. Cependant il est encore exact, et ce second jugement est encore juste. Mais si je dis qu' il est la reproduction complète de ma sensation, c' est une troisième manière de m' en souvenir. Celle-là est inexacte, comme nous l' avons vu page 212 ; et ce troisième jugement est faux, quoiqu' au moment où je le porte ce soit bien là l' idée actuelle que j' ai du souvenir de ma sensation de mouvement. C' est ainsi que j' explique ce que j' ai dit de nos souvenirs et de nos jugemens en général ; et que je rends raison de l' action des deux causes opposées que j' ai observées, et de leur combinaison dès les premiers jugemens qui touchent immédiatement à nos perceptions simples. Ce seul point est délicat et épineux ; car dès qu' il s' agit d' idées composées, il n' y p255 a plus de difficultés. S' il est question, par exemple, de l' idée de l' or, il est manifeste que quand je juge pour la première fois que l' or est fusible, je connaissais déjà l' idée de l' or. c' est un souvenir que j' ai actuellement de cette idée. Ce souvenir renferme bien réellement en ce moment un élément que cette idée n' a jamais eu dans ma tête. Je n' ai pas tort de le juger. Mais néanmoins mon souvenir n' est juste, que si cet élément nouveau est renfermé implicitement dans quelques-uns de ceux qui étaient déjà dans cette idée. Au contraire mon souvenir est inexact, et mon jugement faux, si ce nouvel élément est incompatible avec eux, et exclu par eux. Ainsi il est vrai de dire généralement, et sans exception, que toute perception actuelle est certaine, que toute perception de rapport (tout jugement) prise isolément, et en elle-même, est dans le même cas, mais que le sujet de tout jugement, toute idée dont on juge, doit être regardée comme le souvenir d' une idée antérieure, que ce souvenir a toujours de plus que son modèle l' idée exprimée p256 par l' attribut du jugement, mais qu' il est exact et le jugement juste, si cet attribut est renfermé dans les élémens de l' idée antérieure, et qu' il est inexact, et le jugement faux, si ce même attribut est incompatible avec ces élémens ; qu' ainsi le vice de tout jugement vient toujours du vice d' un souvenir, et consiste toujours dans sa relation avec des idées antérieures. Tout ceci ne doit paraître ni trop subtil ni minutieux. En fait d' analyse, il n' y a de trop subtil que ce qui est faux, et de p257 minutieux que ce qui est inutile. Or les éclaircissemens que je viens de donner ne méritent ni l' un ni l' autre de ces reproches, si, comme j' ose le croire, ils font bien voir qu' un principe général très-important est applicable à tous les cas possibles. Au reste nos souvenirs sont sujets à être défectueux en mille manières, comme nous l' avons déjà dit, et comme nous l' observerons par la suite ; et à commencer par celui dont il s' agit ici, le premier de tous, il est impossible qu' il soit la reproduction complète de ma sensation de mouvement. Cependant je suis obligé de l' employer comme tel dans mes combinaisons ultérieures, car je ne puis pas, à prendre ce mot suivant l' exactitude la plus rigoureuse, conserver une autre idée de cette sensation ; ainsi me voilà dès mon second pas dans le chemin de l' erreur, si je n' ai grand soin de tenir compte de l' imperfection inhérente à la nature de ce souvenir. Continuons. Bientôt dans cette idée de ma première sensation qui en est une image aussi fidèle que possible, je découvre qu' elle renferme p258 l' idée d' être bonne à éprouver. nous avons ici de nombreuses observations à faire qui vont encore nous arrêter. D' abord je dois remarquer que dans la position où je me suppose, venant de percevoir ma première sensation et le souvenir de cette sensation, je suis bien loin de pouvoir définir cette nouvelle idée être bonne à éprouver, et même de pouvoir la nommer. Mais je la sens, et je sens qu' elle est comprise dans la précédente, qu' elle en fait partie ; c' est ce que l' on exprime en deux mots, en disant que je juge cette sensation agréable. cette locution est bonne, mais elle méritait explication. Ensuite il ne faut point me demander comment et pourquoi il arrive que dans une première idée j' en découvre une autre. Certes je n' en sais rien, pas plus que je ne sais comment et pourquoi j' ai une idée quelconque. Mon étude n' est point de deviner les causes des premiers faits, mais de constater ces faits, de les démêler, et d' en observer les conséquences. Ce qu' il y a de certain c' est que nous faisons l' opération dont il s' agit, que c' est un don dont p259 nous sommes doués, et que c' est ce don que nous appelons faculté de juger. parconséquent je puis concevoir que j' exerce cette faculté sur ma première sensation ou plutôt sur l' idée que j' en ai. Je n' ai donc pas besoin, pour que cela soit possible, de reconnaître en moi, outre cette faculté de juger, une autre faculté appelée méditation ou attention, ou une autre appelée comparaison, ou une troisième nommée réflexion, ou telle autre qu' on voudra imaginer. Comme tout cela est nul et de nul effet s' il n' en résulte pas un jugement, et que s' il en résulte un jugement, c' est ce jugement seul qui est pour moi une nouvelle perception, un nouvel accroissement aux produits antérieurs de ma sensibilité, je ne dois pas considérer autre chose dans le phénomène dont il s' agit. Ce qui m' importe est de bien reconnaître en quoi il consiste, ce qu' il est ; et je n' ai que faire de chercher comment il se produit. D' ailleurs c' est ici une enquête très-infructueuse. Nous n' en savons pas mieux ce que c' est que juger, quand nous y avons distingué tous ces préliminaires. C' est donc p260 vouloir continuer à décomposer, lors même qu' on est arrivé aux derniers termes ; et les opérations de l' esprit humain sont déjà assez compliquées, sans y ajouter des rouages superflus qui ne font que masquer les pièces essentielles de la machine. à plus forte raison je ne dois pas, pour m' expliquer comment je porte des jugemens, pour m' assurer que j' en porte, et pour donner à leur justesse une base solide, admettre en moi un sens intime, un sens particulier distinct de toutes mes autres facultés et de tous les emplois que je puis faire de mes organes, ni un sentiment vague de conscience, séparé de toutes mes affections positives, et abstrait de toutes mes manières d' être spéciales et réelles. Cette supposition a bien plus d' inconvéniens encore que celles que nous venons de rejeter. Celles-là ne sont que des subdivisions inutiles d' un fait vrai : mais celle-ci est purement gratuite d' abord, et parconséquent absolument inadmissible en bonne philosophie, et d' ailleurs p261 elle n' explique rien. Elle impose au contraire la nécessité de l' expliquer elle-même. Or nous ne connaissons ce que nous appelons notre moi que par les impressions que nous éprouvons ; il n' existe pour nous (ou nous n' existons) que dans ces impressions, comme nous ne connaissons les autres êtres que par les impressions qu' ils nous causent, et ils ne consistent pour nous que dans la réunion de p262 ces impressions. Comment donc concevoir et expliquer un sentiment de conscience en général existant sans se rapporter à rien en particulier, et ne consistant dans la conscience d' aucune impression spéciale ? C' est évidemment là une abstraction personnifiée comme les formes substantielles, les formes plastiques, en un mot, comme tout ce qu' il y a de plus creux et de plus vide de sens. Ces non-sens sont trop fréquens dans les philosophes. Souvent on ne les démêle pas ; et on ne les distingue pas des choses bien vues. Cela fait qu' on les admire ou qu' on méprise la philosophie. En effet, dans ce cas il n' y a pas de milieu entre ces deux partis. Enfin je dois expliquer encore que, quand je dis de la première sensation que j' éprouve, ou plutôt de l' idée que j' en ai, que je la juge agréable, je ne prétends pas dire que je vois déjà cette idée comme une idée de mode, bien distincte, bien séparée et de l' être qu' elle affecte et de celui qui la cause ; et que je vois qu' une autre idée (celle d' être agréable) abstraite, générale, p263 tirée de plusieurs êtres, leur convenant à tous, convient aussi à cette première idée. Je veux encore moins dire que j' ai une idée précise et détaillée de mon moi ; que je le connais comme un être, et comme un être réel que j' étendrai ensuite à tous les êtres ou partie d' êtres qui sentent avec lui et obéissent à ses déterminations, et que je distinguerai de tous les autres êtres réels qui agissent sur lui et en sont indépendans ; que je vois que cet être est modifié, et qu' il est modifié d' une manière telle que l' idée générale d' être affecté agréablement lui convient en ce moment. Certainement je ne saurai tout cela qu' après beaucoup de perceptions successives, et après avoir constaté graduellement les résultats de ces perceptions par des signes, pour qu' ils deviennent de nouvelles perceptions durables dont je puisse faire de nouvelles combinaisons. Je n' ai voulu qu' exposer le fait, c' est que j' ai été affecté, et que j' ai vu dans cette affection qu' elle est ce que nous nommons agréable. je n' ai pu l' exposer ce fait qu' avec les mots que nous avons, car si nous p264 ne les avions pas, je ne pourrais que le sentir et non pas le dire. Dès que je puis le dire, il est donc inévitable que je le dise avec des développemens qu' il n' avait pas dans mon esprit, dans le temps où il est supposé être arrivé. Mais c' est une circonstance dont tout lecteur doit tenir compte, quand celui qui lui parle l' en fait souvenir. Ainsi personne ne peut me nier qu' après avoir eu une sensation et le souvenir de cette sensation, il ne soit en nous de faire ce que nous appelons juger ou sentir que cette sensation est agréable. je demande, non pas qu' on me pardonne, mais qu' on m' applaudisse de tant insister sur ces premiers pas les plus difficiles de tous. C' est absolument nécessaire quand on aspire à faire, pour guider la raison, une logique qui n' en soit pas dépourvue elle-même. Il est bien aisé de bâtir des systèmes entiers de philosophie, en se dispensant de ces premières recherches, et les remplaçant par des suppositions. Mais ensuite on tombe dans mille absurdités pour n' avoir pas pris d' abord la peine suffisante ; et on p265 est réduit à employer une foule de mots qui n' ont point de signification précise, ou même qui n' en ont point du tout, parceque les premières idées ne sont pas analysées et déterminées. C' est là vraiment être superficiel, eût-on feuilleté cent mille volumes de métaphysique ; et c' est la faute dans laquelle tombent beaucoup d' hommes qui nous taxent très-ridiculement de légéreté, nous autres idéologistes, qui au lieu de dogmatiser prématurément sur mille sujets divers, et de courir rapidement aux conséquences les plus éloignées des premiers faits, consacrons notre vie toute entière à étudier notre intelligence, et la croyons bien employée si nous parvenons enfin à établir un petit nombre de principes capables de donner une base solide aux connaissances humaines, ce qui est proprement cette philosophie première, dont on a tant parlé et qu' on n' a point connue. ô Bacon ! Que vous aviez raison ! non plumae addendae hominum intellectui, sed potiùs plumbum et pondera. mais qu' il est singulier que ce soient ceux qui font ou adoptent à tout moment p266 un nouveau système complet de philosophie, qui accusent d' être superficiels ceux qui se bornent obstinément à chercher la base de tout système. Au reste cela n' est pas plus merveilleux que bien d' autres choses que l' on voit et que l' on entend tous les jours. Revenons. Je disais donc que je juge de ma première sensation ou plutôt de l' idée que j' en ai, qu' elle est bonne à éprouver. Ce premier souvenir est certainement aussi semblable à son modèle qu' il puisse l' être. Il n' est point exposé à être altéré par le mélange d' idées étrangères, comme il pourra l' être dans la suite, puisque je n' ai encore eu aucune autre perception ; ainsi le jugement que cette sensation est agréable, doit être juste. Cependant dans cette idée être agréable, il y a beaucoup de nuances que le discours ne rend pas. Or, vu la différence nécessaire que nous avons reconnu exister entre le souvenir et la sensation, je ne puis pas voir l' idée être agréable aussi vivement dans l' un que je la verrais dans l' autre ; et s' il s' agissait de décider de cette sensation comparativement p267 avec une autre, il se pourrait faire que je la jugeasse préférable en la jugeant d' après elle-même, et non préférable en la jugeant d' après son souvenir. Ainsi dès le premier pas me voilà, sinon dans l' erreur, du moins dans le chemin d' y arriver. Cet exemple fait voir combien la chaîne qui constitue toute la justesse de nos idées est délicate et facile à rompre. Toutefois en conséquence de ce jugement, il naît en moi une autre perception, le desir d' éprouver de nouveau la sensation que m' a causé le mouvement de mes membres. C' est encore là un nouveau phénomène dont nous ne savons pas plus la raison que des précédens qui y donnent lieu. Mais c' est un fait incontestable. Remarquons seulement que ce desir dépend immédiatement du jugement qui le précède. Il est donc influencé par tout ce qui influe sur ce jugement. Ainsi il ne peut pas naître aussi vif en partant du jugement porté sur le souvenir de la sensation, qu' en partant du jugement porté p268 sur la sensation elle-même ; et même s' il était question de juger de cette sensation comparativement avec une autre, et qu' en vertu de cette différence du souvenir à la sensation, bien que toujours jugée agréable, elle eût été jugée non préférable, comme nous l' avons supposé ci-dessus, le desir de l' éprouver de nouveau ne naîtrait pas, ou même un desir contraire naîtrait. Voilà donc que par la seule cause de l' imperfection d' un souvenir, tout un rameau de l' arbre immense de nos perceptions prendrait une direction différente. Ce seul exemple nous montre, combien la moindre nuance dans les actes de notre intelligence, peut produire de divergence dans tous ceux qui les suivent. Néanmoins, puisque dans le cas actuel cette sensation de mouvement est supposée jugée purement et simplement agréable, le desir de l' éprouver de nouveau peut et doit naître de ce jugement : et par une autre conséquence, tout aussi incompréhensible que les premières, il arrive que ce desir renouvelle le mouvement de mes membres, au moins vague comme p269 lui, quoique je ne sache pas encore ni que j' ai des membres, ni qu' il existe du mouvement, ni que j' en fais ; et de ce mouvement renaît en moi une sensation semblable à la première. Ici nous voilà déjà transportés dans un nouvel ordre de choses, par cela seul que nous avons déjà exercé nos quatre facultés, sentir, se ressouvenir, juger, et vouloir. Cette seconde sensation cessera bientôt comme la première, par une cause ou par une autre ; mais quand le souvenir m' en reviendra, il ne sera plus une idée aussi simple que le premier. Ce premier souvenir ne pouvait être composé que de l' idée de la sensation même et du jugement, que cette idée en était la représentation ; mais le second peut déjà et doit, pour être complet, être composé de l' idée que cette sensation a été éprouvée une première fois, de celle qu' elle a cessé, de celle qu' on se l' est rappelée, de celle qu' elle a été jugée bonne à éprouver, de celle qu' elle a été desirée en conséquence de ce jugement, de celle qu' elle a été renouvelée ensuite de ce desir, et même peut-être de celle qu' elle a cessé de nouveau p270 malgré la continuation de ce desir, et de celles de plusieurs autres circonstances. Toutes ces idées peuvent et doivent être comprises dans ce nouveau souvenir, ou du moins s' y unir et le compliquer plus ou moins promptement. Ainsi bientôt le voilà très-loin d' être la simple image d' une pure sensation ; et dès-lors je ne peux plus percevoir un souvenir simple de cette pure sensation. Il y a plus : sans que cette sensation cesse, et pendant qu' elle dure encore, si j' en porte un jugement quelconque, l' idée sujet de ce jugement, qui n' est pourtant que cette sensation même ou du moins sa représentation immédiate, sera nécessairement compliquée de toutes les idées dont nous venons de parler, comme le serait le souvenir de cette même sensation. Cette dernière observation nous apprend deux choses ; l' une que, même dès les premiers momens de notre existence, nous ne pouvons juger d' aucune idée qui ne soit pas composée d' une multitude d' idées accessoires qui toutes contribuent à faire que l' attribut du jugement est ou n' est pas p271 renfermé dans le sujet ; l' autre, que c' est avec raison que nous avons dit, que l' on doit regarder une idée comme un souvenir, ou si l' on veut, comme la représentation d' une autre, par cela seul qu' elle devient le sujet d' un jugement. Car dans le cas présent, la sensation dont je juge est bien une perception actuelle, puisqu' elle est supposée durer encore au moment où j' en juge ; cependant l' idée sujet de mon jugement n' est pas précisément et uniquement cette sensation, puisqu' elle renferme en outre beaucoup d' accessoires. Cela était bon à remarquer. Je le répète : il faut absolument que l' on m' excuse d' entrer dans ces détails. Sans doute ils ne frapperaient pas d' abord les yeux d' un observateur inattentif : mais on ne doit pas non plus croire que ce sont de ces fausses apparences, que l' on ne commence à appercevoir que quand la vue se fatigue et se trouble, pour avoir regardé trop long-tems de suite le même objet. On verra bientôt que pour nous être un peu arrêtés d' abord, nous cheminerons ensuite rapidement, et qui plus est, sûrement. p272 Si nous continuons à suivre pas à pas la génération de nos idées, nous trouverons que dans un moment ou dans un autre cette sensation du mouvement de mes membres doit cesser par quelque cause étrangère à moi, quoique continuant à être desirée, et que parconséquent après quelques expériences plus ou moins répétées, je dois trouver renfermée dans le souvenir de cette sensation l' idée de n' avoir pas cessé par le fait de moi qui desirais la prolonger, et par suite celle d' avoir cessé par le pouvoir d' un être autre que moi, auquel être j' attribuerai postérieurement d' être la cause de toutes les sensations que je reconnaîtrai me venir de lui. Ainsi me voilà arrivé, pour la première fois, à la connaissance de deux êtres, qui sont deux pour moi, que je distingue, qui sont différens et séparés parceque l' un veut et l' autre résiste. jusques-là je n' en connoissais qu' un, celui qui sent et qui veut. Je le connaissais par le sentiment et la conscience de mes sensations, de mes volontés, et de toutes mes autres perceptions ; mais je ne le connaissais pas, par opposition à aucune autre chose. p273 Il devait donc me paraître tout. il était tout ; il était le véritable infini pour moi, puisque je ne pouvais le distinguer de rien, ni le limiter par rien. Je le sentais en un mot plutôt que je ne le connaissais ; car dans l' acception ordinaire, on entend plus spécialement par connaître une chose, distinguer et démêler les qualités qui lui sont propres, et qui emportent l' idée de la différencier d' avec d' autres existences. Mais à cette heure je connais mon moi par une opposition, par un contraste avec un autre être. Je connais réellement l' un et l' autre, puisque je connais qu' ils sont différens, qu' il est compris dans l' idée de l' un de vouloir éprouver une sensation, et dans l' idée de l' autre de l' empêcher, ce qui ne peut se trouver en même tems dans la même idée. Mais je ne connais encore l' un de ces êtres que par ce seul fait qu' il sent et qu' il veut, et l' autre que par ce seul fait qu' il résiste. l' idée de vouloir et l' idée de résister sont donc les deux noyaux, les deux germes, autour desquels viendront se grouper toutes les idées que par la suite je reconnaîtrai appartenir soit à mon moi, soit p274 aux êtres qui ne sont pas lui, et qui composeront l' idée totale que j' aurai de chacun de ces êtres. L' idée de mon moi deviendra, outre l' idée de vouloir, celle d' avoir un corps, des membres, des organes par lesquels il sent, qui obéissent à ses volontés, et celle de posséder les facultés, les puissances, les faiblesses, les jouissances et les misères qui en résultent. L' idée des autres êtres au nombre desquels sont mon corps et mes membres, sera outre celle de résister, celle de réunir toutes les circonstances et les propriétés par lesquelles ils affectent ma sensibilité, et qui caractérisent chacun d' eux. Je suis très-convaincu que c' est ainsi que cela se passe en nous, et que c' est en cela que consistent pour nous toutes les existences, tant la nôtre que celle des autres êtres. Observons, que depuis que j' ai soumis au jugement du public, cette manière de concevoir le principe de toutes nos idées d' existence qui en explique simultanément l' origine et la certitude, et qui produit ainsi le double effet de dissiper les obscurités et de détruire les dénégations, p275 on m' a souvent dit que toutes nos autres sensations, par leur présence et leur cessation involontaire, peuvent et doivent, comme celle qui résulte du mouvement de nos membres, nous conduire à connaître qu' il existe d' autres êtres que notre moi sentant et voulant. Je n' ai point d' intérêt à le nier ; car si cela était, j' aurais également raison sur le fait principal, la connaissance et la réalité de toute existence. il serait également vrai que notre existence réelle consiste dans la faculté de sentir, dont une partie importante est celle de vouloir ; et que l' existence des autres êtres, réelle et distincte de la nôtre, consiste à mettre en jeu cette faculté de sentir, et à résister à celle de vouloir. Il résulterait seulement de l' assertion dont il s' agit que nous avons plusieurs moyens au lieu d' un, d' être certains de cette seconde existence. Mais je ne crois pas cette opinion fondée. Il me paraît que ceux qui la défendent, n' ont pas fait attention à une chose que pourtant j' avais remarquée, c' est que cette sensation vague qui résulte du mouvement de mes membres est la seule que p276 je puisse desirer sans la connaître, et la seule qui, quand je la connais, suive immédiatement de mon desir de l' éprouver. Tant que je n' ai pas senti une odeur, un son, une saveur, une couleur, je ne puis pas les desirer ; et quand je les ai sentis, j' ai beau m' en ressouvenir, les juger agréables, et desirer les sentir de nouveau, si je ne sais pas encore qu' il existe des êtres, pas même mon corps, je ne puis rien faire directement et avec intention pour me procurer ces sensations. Au contraire, sans savoir seulement que j' ai un corps, je puis éprouver le besoin, le desir vague de m' agiter, de changer de position, quoique je ne sache pas que j' ai une position. L' expérience prouve, et dans les enfans et dans les hommes, que c' est un résultat automatique de notre organisation, qu' il est la conséquence nécessaire de tout mal-aise, et même de tout bien-être un peu vif, que le mouvement s' ensuit par notre nature même, et en même tems aussi la sensation qu' il occasionne et qui l' accompagne toujours. En outre quand je l' ai sentie cette sensation, p277 il suffit que le desir de l' éprouver se renouvelle pour qu' elle renaisse à l' instant ; car ce desir n' est autre que celui de m' agiter, qu' il est toujours en mon pouvoir de satisfaire plus ou moins : je puis donc promptement porter le jugement que cette sensation suit de ma volonté de l' éprouver, et que si elle cesse malgré cette volonté, il y a là un autre être qui en est cause. Cet autre être sera le plus souvent mon propre corps lui-même, dont la structure limite certains mouvemens et se refuse totalement à d' autres. Aussi sera-t-il vraisemblablement le premier dont je reconnaîtrai l' existence. D' ailleurs ce second jugement, qu' un autre être limite l' effet de ma volonté, sera certainement p278 porté d' abord d' une manière peu sûre et fort vague. Mais enfin il sera porté, et cela suffit. Les expériences subséquentes le rectifieront, le préciseront, et sépareront les uns des autres les êtres qui ont cela de commun, d' être autre chose que ma volonté, et d' être résistans à mon desir de m' agiter. Ce qu' il y a de certain, c' est que nous portons tous le jugement qu' il y a des êtres très-réels autres que notre moi, tel qu' il est d' abord, ne consistant que dans la faculté de sentir et de vouloir ; c' est que l' existence et la réalité de ces êtres consistent à affecter cette faculté de sentir, et surtout à résister à cette faculté de vouloir, et à produire le même effet sur d' autres êtres sentans dans les momens où ils cessent de nous affecter ; c' est qu' un de ces êtres est celui que nous appelons notre corps, parce qu' il coopère à notre faculté de sentir, obéit à notre faculté de vouloir, et fait partie de notre moi, quand ce moi devient pour nous un être composé de beaucoup de propriétés diverses. Chacun de nous est persuadé de cela ; et malgré les subtilités de certains philosophes, p279 personne n' en doute sincèrement. Ce qui est également indubitable, c' est que nous apprenons tous à porter ces jugemens dès les premiers momens de notre existence ; car aucun de nous ne se souvient de l' avoir appris. Ce qui me paraît encore incontestable, c' est que la sensation que nous cause le mouvement de nos membres exécuté en conséquence du desir vague de nous remuer, est très-propre et suffisante à nous faire porter légitimement ce jugement : c' est pour cela que je l' ai choisie de préférence pour exemple, dans cet exposé de l' origine et de la formation de nos idées. Ensuite si l' on veut absolument que nos autres sensations soient capables de produire le même effet, j' y consens quoique je n' en voie pas la preuve. L' idée que je me fais de la certitude et de la réalité des existences que nous connaissons, n' en sera, je le répète, ni moins claire ni moins fondée. p282 Arrêtons-nous ici ; il ne faut pas marcher trop long-temps sans repos. Nous voici arrivés à un moment très-remarquable dans l' histoire de nos connaissances. Nous avons vu que jusques-là les deux grandes causes que nous p286 avons observées existent et agissent, comme nous l' avions annoncé. Nous avons trouvé que bien réellement il y a toujours certitude dans nos perceptions actuelles, et souvent incertitude dans leurs relations ; et que l' incertitude de leurs relations vient de l' incertitude de nos jugemens, et celle-ci de celle de p290 nos souvenirs. Continuons, et nous verrons que l' incertitude de nos souvenirs va toujours en augmentant à mesure que nos idées se multiplient et se compliquent, et qu' elle suffit à expliquer toute la faiblesse de notre raison, et tous ses écarts dans les différentes circonstances de notre vie. Ce sera l' objet du chapitre suivant. CHAPITRE 6 LOGIQUE T 3 p291 (continuation du précédent.) suite des effets de la cause première de toute erreur. en suivant pas à pas le développement successif de nos facultés intellectuelles, nous voilà donc arrivés à un moment si ancien dans l' histoire de chacun de nous, que personne n' en a conservé le souvenir, à celui où nous avons appris l' existence d' êtres autres que notre vertu sentante. Il est aisé de voir que non-seulement à cette époque commence pour nous un nouvel ordre de choses, mais même que l' ordre des choses ne commence pour nous qu' à cette époque ; car jusques-là nous connaissions notre vertu sentante, mais nous ne connaissions qu' elle et ses différens modes, et nous ne nous doutions pas qu' elle eût la moindre relation à rien, puisque nous ne savions pas qu' il existât autre chose qu' elle. Mais à dater de cet p292 instant, nous voyons que nos pensées ne sont pas uniquement nos propres modifications, qu' elles sont aussi des effets de propriétés appartenant à d' autres êtres, et des conséquences de ces propriétés ; et que par suite elles doivent pour être justes, non-seulement être bien liées entr' elles, mais encore être bien conformes à l' existence réelle de ces êtres qui en ont une propre à eux, et que nous ne pouvons pas changer puisqu' elle est totalement distincte et indépendante de la nôtre. Il semble au premier coup-d' oeil que cette nouvelle circonstance doit produire de grands changemens dans la manière de procéder de notre esprit ; qu' il va falloir apporter beaucoup de restrictions à notre principe que l' imperfection de nos souvenirs est la seule cause de nos erreurs ; et qu' il y aura une grande différence entre bien enchaîner nos propres perceptions et bien raisonner sur l' existence réelle des êtres étrangers à nous. Cependant cette différence n' est qu' apparente, comme on va le voir. En effet, supposons pour un moment p293 qu' il n' est pas vrai que la propriété de résister à ma volonté d' éprouver la sensation du mouvement, soit la preuve d' une existence autre que celle de ma vertu sentante, c' est-à-dire, comme le soutiennent Berkeley et les autres sceptiques, que ma vertu sentante peut n' être modifiée que par elle-même, et que même lorsqu' elle éprouve le sentiment de vouloir, ce peut être encore elle qui résiste à ce sentiment ; ou en d' autres termes, qu' elle peut vouloir et ne vouloir pas en même tems. Cela est assez difficile à admettre ; mais passons sur cette contradiction, et supposons en outre que je suis le seul être sensible existant dans l' univers. Qu' arrive-t-il dans ce monde idéal ? Je ne suis pas moins affecté, comme je l' étais dans le monde réel ; je n' éprouve pas moins toutes les mêmes modifications qu' auparavant ; elles ont toujours les mêmes qualités, les mêmes liaisons entre elles, les mêmes résultats, les mêmes conséquences, la même manière de s' enchaîner et de se coordonner ; et quoique persuadé qu' elles n' ont leurs causes que dans le sein même de ma vertu sentante, je ne dois pas moins p294 les observer, les sentir, les analyser, et n' en tirer que des déductions légitimes, c' est-à-dire qui soient implicitement renfermées dans ce que j' ai senti. Aussi Berkeley, qui est de tous les philosophes à moi connus, celui qui a soutenu avec le plus d' esprit cette singulière thèse, avoue, lorsqu' il croit l' avoir prouvée, qu' elle ne change rien du tout à l' ordre des choses. Il console son pauvre Hylas, qui se désespère de ce que le monde entier lui échappe ; et il l' assure que cela n' y fait rien du tout, et que tout va pour lui comme avant cette belle découverte. Effectivement si l' on consent à ce singulier principe, que ma simple vertu sentante peut en même tems vouloir et s' opposer, vouloir et ne vouloir pas la même chose, vouloir souffrir par exemple, ce qui me paraît bien pénible à accorder, le reste de la discussion est absolument vide de sens, et la dispute un pur jeu de mots. Car les êtres que nous appelons réels n' existent pour nous que par les p295 perceptions qu' ils nous causent. Dans tous les cas, ces perceptions ne peuvent pas nous venir sans causes. Si leurs causes existent dans notre faculté sentante, elles ne nous sont connues de même que par ces perceptions. Elles n' existent pour nous, comme les êtres, que par ces perceptions ; elles sont absolument la même chose que ce que nous appelons les êtres ; elles en ont exactement toutes les propriétés, puisque ces propriétés sont nos perceptions. Ainsi ce sont ces causes qui sont les êtres réels. il n' y a que le nom de changé, les causes sont les êtres, ou les êtres sont les causes. c' est là pour le coup une équation identique. C' est une vraie billevesée. Mais il y a une autre considération qui rend le principe accordé ci-dessus bien plus absurde. Aussi le prudent Berkeley a eu soin d' en détourner l' attention, et je ne crois pas qu' aucun sceptique ait osé l' approfondir. Nous avons supposé que je suis le seul être sentant qui existe dans l' univers ; et alors je n' ai point de contradicteurs. Mais s' il y a plusieurs êtres sentans en même tems dans ce monde, p296 s' il existe à-la-fois dans la nature, seulement deux sceptiques, bien certains de cette seule chose, de se sentir douter, d' exister doutans, lequel des deux consentira à n' être qu' une modification de la vertu sentante et doutante de son camarade ? à n' exister que dans la pensée de cet ami qui va devenir son adversaire ? Leur obstination réciproque leur apprendra certainement bientôt qu' ils sont deux êtres. car ils ne pourront ni s' accorder réciproquement qu' ils ne sont point un être puisqu' ils sont tous deux sûrs de sentir, d' exister sentans, ni convenir qu' ils sont tous deux le même être puisqu' ils sentent différemment, puisqu' ils existent sentant différemment. La seule chose qu' ils pourront se concéder mutuellement, par égard pour leur opinion commune, c' est que tout ce qui paraît les entourer, et qui n' a pas la conscience personnelle de son existence, n' existe que dans leurs pensées à eux. Mais si dans leurs débats ils en viennent aux coups, il sera fort indifférent pour le battu que le bras de son adversaire soit un être réel, appendice de l' existence complexe p297 de celui-ci, ou qu' il ne soit que l' assemblage des perceptions que lui battu en reçoit. Cela sera tout aussi égal au battant ; et les voilà revenus, à l' égard des êtres inanimés, à cette identité que nous avons reconnue entre les êtres qui sont causes, et les causes qui sont êtres. seulement il va naître une difficulté. Ce bras conçu comme un fantôme, n' ayant d' existence que dans une faculté sentante, en a actuellement deux positives et bien distinctes, l' une dans la faculté sentante du battu, et l' autre dans la faculté sentante du battant. à la vérité il leur cause souvent à toutes deux des impressions qui sont semblables, mais il leur en cause aussi qui sont différentes. De plus il agit sur l' une dans des momens où il n' agit pas sur l' autre ; et dans les instans où il agit à-la-fois sur toutes deux, outre les impressions pareilles qu' il leur fait, il leur en fait d' opposées comme, par exemple, quand il obéit à la volonté d' une de ces facultés, et qu' il résiste à celle de l' autre. Il est donc impossible de placer son existence exclusivement dans l' une ou dans l' autre de ces facultés p298 sentantes. Il faut en revenir, à lui en reconnaître une qui lui est propre, laquelle est composée pour chacun de ces êtres sentans, des impressions qu' il fait à tous deux, de celles qu' il lui fait particulièrement, et de celles qu' il sait qu' il fait à l' autre ou qu' il peut lui faire ; et voilà ce que c' est pour nous que l' existence des êtres qui ne consiste toujours que dans le sentiment ou les sentimens que nous en avons, dans les impressions que nous en éprouvons, et dans les conclusions que nous en tirons, lesquelles conclusions sont encore des perceptions qu' ils nous occasionnent. On voit donc, 1) que l' existence de l' être sentant consiste à sentir et à vouloir, ce qui est encore sentir ; 2) qu' il répugne de supposer que les causes qui résistent à la volonté d' une vertu sentante, existent dans le sein même de cette vertu sentante qui veut ; 3) que cette supposition admise ne changerait rien à l' existence du monde, s' il n' y avait qu' un être sentant dans l' univers ; qu' il n' y aurait qu' un nom de changé ; et que ces causes seraient réelles de la réalité que nous accordons p299 aux êtres, seraient les êtres eux-mêmes qui ne consistent que dans les perceptions qu' ils causent ; 4) que cette supposition à-la-fois révoltante et vide de sens, dans le cas où il n' existerait qu' un seul être sentant, est tout-à-fait inadmissible dès qu' il en existe plusieurs ; 5) que l' existence des êtres insensibles est très-réelle et distincte de celle de l' être qui les sent, et qu' elle ne consiste pour lui que dans les impressions qu' il en reçoit et dans la connaissance qu' il a de celles qu' ils font ou sont capables de faire aux autres êtres sentans, connaissance qui est elle-même une perception qu' ils lui causent. Enfin on voit comment la réalité complète de nos perceptions relativement à nous, se concilie avec l' espèce de réalité particulière que nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître dans les êtres qui ne sont pas nous ; et l' on voit surtout qu' il n' y a rien de plus absurde et de plus vide de sens que toutes ces grandes disputes sur l' idéalisme et le réalisme ; et l' on ne conçoit pas que des hommes accoutumés à peser le sens des mots dont ils se servent, aient pu s' y livrer ou en faire la p300 base d' une division générale de tous les systèmes de philosophie. Si elle est fondée cette division, c' est une chose bien vaine que la philosophie ; et il est bien pressant de la reconstruire sur des fondemens plus solides. Je pourrais bien, je pense, sans craindre d' être contredit, conclure de tout ceci, que je n' ai pas eu tort d' approfondir la signification du mot existence, et de chercher à éclaircir en quoi consiste pour nous la nôtre et celle des êtres autres que nous. On en conviendrait encore plus volontiers, si j' avais le tems de montrer actuellement de combien de rêveries cette précaution nous garantit ; mais j' avais un autre objet en entrant dans cette explication : je voulais prouver que la découverte qu' il existe des êtres distincts et indépendans de notre faculté de sentir, ne change point la marche de notre intelligence, et que les causes qui nous conduisent à la vérité ou à l' erreur, sont les mêmes qu' auparavant. Je voulais montrer que, bien que l' existence de ces êtres mérite d' être appelée réelle, et bien que nos idées pour être justes doivent être conformes p301 à cette réalité, cependant ces idées sont toujours tout pour nous ; qu' elles sont toujours justes quand elles sont bien enchaînées ; et qu' elles sont toujours certaines et conformes à la réalité, quand nous ne les formons que d' après des souvenirs exacts et des représentations fidèles de nos perceptions antérieures, depuis la première jusqu' à la dernière : or c' est, je crois, ce que l' on va voir très-clairement. En effet examinons ces trois assertions l' une après l' autre. D' abord, que nos perceptions soient toujours tout pour nous, cela ne peut faire aucun doute ; car comme nous n' existons pour nous-mêmes que par et dans ce que nous sentons, comme nos perceptions ne sont jamais que des modes de notre existence, et comme notre existence totale ne saurait être autre chose que l' assemblage de tous ses modes, il est évident que nos perceptions sont toujours et également tout pour nous, de quelque part qu' elles nous viennent. C' est ce qui nous a fait dire ci-dessus qu' en supposant qu' il n' existe qu' un seul être sentant dans l' univers, et en admettant par p302 impossible que ce qui résiste à sa volonté peut résider dans cette vertu sentante elle-même qui veut, il n' y a rien de changé pour lui dans ce monde ; les causes qui lui résistent sont les êtres tels que nous les connaissons : car les êtres tels que nous les connaissons, ne sont pas autre chose que ces causes, et ne consistent pas dans autre chose que dans la réunion de ces causes qui nous affectent. Mais puisque nos perceptions continuent toujours d' être tout pour nous, même après que nous avons reconnu la réalité des êtres, il faut encore convenir que cette réalité ne change rien à la cause de la justesse de nos perceptions, et qu' elles sont toujours justes, et ne peuvent pas n' être pas justes dès qu' elles sont bien liées entre elles ; car nous ne connaissons jamais qu' elles : il n' existe jamais pour nous rien qu' elles. Les premières sont simples, et nous viennent directement de leur cause, qui ne nous est jamais connue que par elles. Elles sont certaines et réelles par cela seul que nous les percevons. Ensuite nous ne faisons jamais autre chose qu' en faire de nouvelles p303 combinaisons ; et ces combinaisons consistent toujours à y remarquer des circonstances, et à les grouper en conséquence, de mille manières différentes. Ainsi elles naissent toutes les unes des autres ; leur justesse ne peut consister que dans leurs relations ; les dernières sont aussi certaines et aussi vraies que les premières, si nous n' avons vu successivement dans chacune de celles qui les précèdent, que ce qui y est réellement ; et la réalité particulière des êtres qui en sont les causes premières ne fait rien à leur exactitude, ou du moins n' en change point la nature. C' est ce qui nous a fait remarquer à la fin du chap 4, que si nous n' avons pas des idées de substances et des idées archétypes, comme on l' a tant dit mal-à-propos, il est vrai que nous avons des idées directes et des idées abstraites des êtres, mais que les causes de leur justesse sont les mêmes, et que nous n' opérons pas sur les unes autrement que sur les autres. Toute la différence qu' il y a entre elles, c' est que le secours de l' expérience, le rappel à la sensation simple, à l' idée primitive dont elles p304 émanent, est plus près des premières que des dernières. Néanmoins il est constant que nos idées, pour mériter les noms de justes et de vraies, doivent être conformes à l' existence réelle des êtres dont elles émanent, existence réelle qui est distincte et indépendante de la nôtre, et que nous ne pouvons pas changer. Si donc nous avons raison de dire que toutes ces idées sont justes et vraies, par cela seul qu' elles sont bien enchaînées, il faut qu' il se trouve que dès que cette condition est remplie, elles soient nécessairement conformes à cette réalité, et ne renferment que des conséquences qui ne lui soient pas contraires. C' est aussi ce qui arrive, et ce qui ne peut pas manquer d' arriver ; car les premières de toutes ces idées, nos pures sensations, nos idées simples, sont des effets directs de ces êtres distincts de notre vertu sentante ; ainsi elles font partie de leur existence réelle, et non-seulement elles en font partie, mais même elles sont (pour nous du moins) toute cette existence, puisque cette existence ne nous est connue p305 que par elles. Or, si dans nos combinaisons subséquentes, nous ne voyons rien dans ces sensations, nous n' en jugeons rien, qui n' y soit réellement, qui ne soit bien conforme à leur nature, il est manifeste que toutes ces combinaisons postérieures, nos idées composées, seront nécessairement conformes à l' existence réelle des êtres causes de nos sensations ; elles pourront bien, ces combinaisons, ne pas embrasser l' existence totale de ces êtres, car ces êtres peuvent avoir beaucoup de propriétés qui n' aient pas encore agi sur nous, ils peuvent même en avoir qui soient totalement et éternellement inaccessibles et étrangères à nos moyens de connaître ; mais du moins il est certain que ces combinaisons de nos perceptions simples, ces perceptions composées, ne renfermeront rien qui soit contradictoire avec l' existence de ces êtres, telle qu' elle nous est connue par les perceptions simples qui émanent d' eux. Notre troisième proposition, que nos idées sont toujours certaines et conformes à la réalité des êtres, par cela seul que nous ne les formons que d' après des souvenirs exacts et p306 des représentations fidèles de nos perceptions antérieures, depuis la première jusqu' à la dernière, est donc encore d' une vérité indubitable et inattaquable. Il est donc avéré que la découverte qu' il existe des êtres distincts et indépendans de notre faculté de sentir, ne change rien du tout à la manière d' opérer de notre intelligence, et que les causes qui nous conduisent à la vérité ou à l' erreur sont les mêmes qu' auparavant. Aussi n' est-ce pas par cette raison que le moment où nous faisons cette découverte, est une époque remarquable dans notre histoire, et que nous avons cru devoir nous y arrêter en finissant le chapitre précédent ; mais c' est parcequ' à partir de cet instant toutes nos idées prennent nécessairement un nouveau degré de complication qui a des conséquences très-importantes. Nous avons déjà observé dans ce même chapitre 5, page 269, que dès que nous avons exercé seulement une fois toutes nos facultés intellectuelles, quand une sensation déjà éprouvée renaît, le souvenir de cette sensation est dès ce moment composé nécessairement de beaucoup d' idées p307 accessoires ; mais ici c' est bien autre chose, je ne puis plus éprouver la sensation la plus simple, sans y joindre, au moins implicitement, les idées qu' elle me vient d' un corps, dans certaines circonstances, par certains moyens, suivant certaines lois, etc. Etc. Ainsi voilà que tous mes souvenirs de sensations, non-seulement ne sont pas la sensation elle-même, (nous avons vu qu' ils en diffèrent par leur nature), mais même sont nécessairement des souvenirs de véritables idées de modes et de qualités des êtres que j' ai appris à connaître, et parconséquent sont des idées très-composées et très-sujettes dans leurs renaissances successives, à perdre quelques-uns de leurs élémens, ou à en acquérir de nouveaux. La même réflexion s' applique à mes desirs les plus directs, à ceux que l' on serait le plus autorisé à appeler purement machinals. on donne souvent ce nom assez à l' aventure à plusieurs de nos opérations intellectuelles ; mais il ne signifie autre chose, quand il a un sens, si ce n' est que ces opérations sont plus simples ou moins développées que d' autres, que par cette p308 raison on appelle réfléchies. du reste, les unes et les autres sont de même nature, et on ne pourra jamais fixer entre elles une ligne de démarcation précise, même en se jetant dans une foule de suppositions gratuites, qui ne sont pas de mon sujet. Quoi qu' il en soit, il est certain que dès que j' ai appris qu' il y a d' autres êtres que ma faculté sentante et voulante, que ce sont ces êtres appelés corps qui sont cause des impressions qu' elle éprouve, que l' un d' eux, que par cette raison j' appelle mon corps, lui obéit immédiatement quoiqu' en lui résistant, et que les autres ne lui obéissent que par l' intervention et l' effort de celui-là ; il est certain, dis-je, que dès ce moment mes desirs les moins composés, d' éprouver telle ou telle manière d' être, deviennent le desir beaucoup plus compliqué que ces corps que je connais prennent certaines modifications, produisent certains effets, en un mot, revêtissent certains modes. Les souvenirs que je puis avoir de ces desirs, éprouvent parconséquent le même sort que mes souvenirs des sensations : non-seulement ils sont toujours, par leur p309 nature, des idées très-différentes de leurs modèles, mais encore ils deviennent des idées très-compliquées et sujettes à toutes les imperfections des idées des modes et des qualités des êtres. Il en est à-peu-près de même des jugemens subséquens que je porte de toutes ces idées, et des souvenirs que je puis en avoir. Ainsi, voilà que quand j' ai seulement appris qu' il existe d' autres êtres que ma vertu sentante, le danger résultant de l' imperfection de mes souvenirs s' est prodigieusement accru. Cependant ce n' est encore là que le commencement des difficultés qui nous attendent, et qui vont toujours croissant à mesure que l' édifice de nos connaissances s' élève et s' agrandit. Suivons ses progrès comme nous les avons décrits dans le premier volume, chapitre 6. Ces idées d' êtres et de modes qui naissent de nos premières idées simples et des premiers jugemens que nous en portons, et qui servent de bases à des combinaisons ultérieures, je ne les ai encore considérées que comme particulières et p310 individuelles, telles qu' elles sont d' abord. Mais nous avons vu que bientôt par des jugemens postérieurs et des abstractions successives qui en sont la suite, nous les généralisons et nous en faisons des idées de genres, de classes, et d' espèces, au point que dans nos langages, nous n' avons plus un seul mot qui exprime une idée individuelle, si ce n' est quelques noms propres. Dans ce nouvel état d' idées générales, elles sont donc de véritables surcomposés, produits d' un grand nombre de différens jugemens, extraits d' une multitude de sujets distincts, et formés d' une quantité prodigieuse d' élémens divers. Arrivées à ce point (et presque toutes nos idées sont telles), combien n' est-il pas facile qu' elles éprouvent des altérations dans leurs renaissances successives ? Combien parconséquent n' est-il pas aisé que les souvenirs que nous en avons soient infidèles et variables ? Ne sent-on pas même qu' il est presqu' impossible qu' ils soient autrement ? La même chose sera encore plus vraie de toutes les idées que nous nommons plus particulièrement idées abstraites, et p311 en général de toutes celles que nous formons par des observations plus fines, et qui ne sont séparées les unes des autres que par des nuances si légères et des distinctions si délicates, qu' il est bien difficile qu' elles nous soient constamment présentes, et qu' elles ne nous échappent pas bien souvent. Il est donc vrai que l' imperfection de nos souvenirs est toujours plus à craindre et plus prête à nous égarer, à mesure que nos idées se multiplient, qu' elles sont plus composées, plus modifiées, plus élaborées, plus voisines les unes des autres, et séparées par des différences plus difficiles à saisir, c' est-à-dire, à mesure que nos connaissances s' accroissent et se perfectionnent par une connaissance plus précise et plus détaillée des premiers faits qui en sont la base. Maintenant, à ces considérations tirées uniquement de la génération de nos idées et de leur enchaînement successif, ajoutons-en d' autres fondées sur la nature des moyens dont nous nous servons pour employer nos facultés intellectuelles, sur la manière dont elles agissent, et sur les p312 modifications qu' elles éprouvent par leur action même. Rappelons-nous ce que nous avons dit des signes de nos idées, de leur nécessité, de leurs imperfections, et surtout de la manière confuse, fortuite, et pourtant graduelle dont nous apprenons leur valeur. Rappelons-nous encore ce qui a été observé de la liaison qui s' établit entre nos idées, à mesure qu' elles ont été travaillées, élaborées, combinées ensemble sous mille aspects divers. Elle est un effet de la mémoire, cette liaison ; elle est en quelque sorte la mémoire elle-même ; elle fait que nous ne pouvons, qu' on me passe cette expression, toucher à une seule de nos idées, sans que le mouvement se propage plus ou moins à une infinité d' autres qui y sont liées. C' est comme un clavessin dont toutes les touches auraient quelque adhérence entr' elles : elles s' ébranleraient réciproquement. Une idée ne nous revient donc jamais absolument pure et isolée ; elle est toujours accompagnée d' une foule d' accessoires qui l' altèrent en concourant à l' impression totale ; et ce qu' il y a de pis, p313 ce mouvement ne se propage pas toujours de la même manière : il se porte tantôt plus d' un côté, tantôt plus de l' autre, suivant les différentes circonstances ; ensorte que les accessoires ne sont pas toujours les mêmes, et que l' idée principale en est diversement altérée, ou, ce qui est la même chose, devient à chaque fois une nouvelle idée que nous prenons pour la même, parcequ' elle est toujours revêtue du même signe. Enfin, ressouvenons-nous surtout de nos observations sur les effets de la fréquente répétition des mêmes actes intellectuels. Rappelons-nous combien ils deviennent rapides et insensibles, combien nous en faisons en un instant sans nous en appercevoir, combien par conséquent nos idées les mieux connues reçoivent de modifications impossibles à démêler. Si nous nous pénétrons bien de l' importance de tous ces faits, qui sont avérés, nous ne serons plus surpris que malgré la certitude incontestable de tout ce que nous sentons, et la véritable infaillibilité de chacun des jugemens que nous en portons pris séparément, nous soyons si sujets à p314 méconnaître la vérité ; nous reconnaîtrons que la seule difficulté de constater l' identité des matériaux de nos jugemens successifs, en est une cause bien suffisante, et nous n' aurons pas de peine à penser qu' elle en est la cause unique. Voilà donc que nous nous sommes bien expliqués comment la cause première de toute certitude, et celle de toute incertitude agissent et se combinent dans la formation et l' enchaînement de nos idées depuis leur origine, et dans les différens degrés de nos connaissances ; mais ce n' est pas tout : pour remplir pleinement la tâche que nous nous sommes imposée au commencement du chapitre précédent, il faut encore voir l' action de ces deux causes opposées dans les différens états de nos individus, et comment elles produisent les effets qui en résultent. On dit souvent, et avec raison, que nous jugeons diversement des mêmes choses, suivant la disposition dans laquelle nous sommes ; cela est vrai, et cependant il n' est pas bien aisé de comprendre d' abord, comment d' être dans une disposition ou dans une autre, peut nous faire voir dans p315 une idée actuellement présente, ce qui n' y est pas, ou nous cacher ce qui y est. Avec notre manière d' envisager les choses, cette difficulté va s' évanouir, et nous allons trouver que cet effet, en apparence si extraordinaire, se réduit encore à une représentation inexacte de l' idée dont nous croyons juger. En effet, puisque nous sommes doués de sensibilité, le jeu de notre organisation ne peut pas avoir lieu sans nous causer quelques impressions. Suivant la manière dont il s' exécute, et par cela seul que le mouvement vital s' opère en nous, nous éprouvons les sentimens de vigueur ou d' abattement, d' hilarité ou de mélancolie, de bien-être ou de mal-aise, de calme ou d' anxiété, de chaleur ou de refroidissement interne, d' activité ou de langueur, et plusieurs autres plus particuliers, mais tout aussi marqués, résultans de la prédominance de l' action de certains organes. Ces modes, que l' on peut appeler les modes fondamentaux de notre existence, sont loin d' être toujours les mêmes dans les différens tems ; mais ils ne cessent ni ne changent, parcequ' une idée quelconque p316 que l' on peut regarder comme un mode accidentel de cette même existence, vient occuper notre pensée ; au contraire, ils se joignent, ils s' unissent à ce mode accidentel, ils se confondent avec cette idée, ils en deviennent un élément qui en fait une idée nouvelle. Ainsi, l' idée d' un malheur arrivé se trouve atténuée si j' éprouve actuellement un sentiment de gaîté ou de bien-être qui résiste à son effet, et aggravée, si je suis déjà livré au sentiment de mélancolie ou de langueur qu' elle doit produire en moi. L' idée d' un malheur prévu est soutenue et repoussée en partie, si j' ai une vive conscience de mes forces ; elle est accrue, si j' éprouve d' avance l' état de tristesse et d' accablement qui en doit résulter. Il en est de même de celles d' une action difficile à exécuter, d' une fatigue à essuyer, d' un grand projet à entreprendre. La disposition où je me trouve, est une véritable addition ou diminution faite d' avance aux difficultés ou aux ressources dont ces idées doivent réveiller en moi les images. Par exemple, l' idée de surmonter ces obstacles ou ces malheurs par la patience, se présente p317 à moi avec l' accessoire de la facilité, et d' un provisoire heureux et doux, si je suis dans une disposition calme ; avec celui de la souffrance, si je suis déjà dans un état d' anxiété et de mal-aise. En sens contraire, l' idée d' un plaisir et de tout ce qui y a rapport est bien avivée, si l' état de mes organes m' en fait d' avance éprouver le desir ; elle peut, au contraire, ne réveiller en moi qu' un sentiment douloureux et sombre, si cet état est tel que j' aie la conscience de ne pouvoir en jouir ; ou qu' une impression d' indifférence ou de mépris, si je suis entraîné vers un autre plaisir. Il est donc évident que dans toutes ces suppositions contraires, l' idée principale se présente à moi avec des accessoires différens, qui en font réellement une autre idée, et que l' effet de ces dispositions opposées, n' est autre que de produire en moi une représentation inexacte de l' idée qui m' a frappé dans d' autres tems et d' autres circonstances, et que pourtant je crois la même. Parconséquent cet effet n' est qu' un cas particulier de l' observation générale, que l' imperfection de nos souvenirs p318 est la cause de toutes les aberrations de nos jugemens. Je pourrais donner beaucoup de preuves de cette vérité : mais je me bornerai à trois. Premièrement tout le monde convient que la meilleure disposition pour porter un jugement sain est d' être calme, et comme on dit, de n' avoir l' esprit préoccupé par rien. Cela est vrai : mais pourquoi cela est-il vrai ? Parceque c' est dans cet état que chaque idée particulière nous arrive et demeure dans notre esprit pure et sans mélange, et que nous pouvons la rapporter à elle-même sans altération. C' est là son type originel et constant. Les autres nuances qu' elle prend dans le cas contraire sont variables. Elle devient donc un souvenir imparfait, et c' est ce qui altère les jugemens qui s' ensuivent. La seconde preuve, c' est que les illusions naissantes de la disposition dans laquelle je suis, disparaissent dès que je m' apperçois que cette disposition en est la cause. Pourquoi cela ? Parceque dès ce moment je les sépare de l' idée à juger. Elle redevient pure, nette, et telle qu' elle est p319 dépouillée de tout accessoire étranger et variable. Elle est un souvenir exact de ce qu' elle a été constamment. Enfin, et ceci est une conséquence de ce que nous venons de dire, ce qui achève de prouver que nos diverses dispositions n' altèrent nos jugemens qu' en brouillant nos souvenirs, c' est qu' elles ne produisent cet effet que sur les idées auxquelles elles peuvent se mêler sans que nous nous en appercevions. J' ai beau être triste ou gai, accablé ou plein d' action, bien ou mal à mon aise, je porterai toujours le même jugement sur l' égalité ou la différence de deux idées de quantité. Il m' est trop manifeste que ce que j' éprouve d' ailleurs est étranger à ces idées, pour qu' elles en soient obscurcies. Elles me reviennent toujours les mêmes ; mes jugemens sur leur compte sont inaltérables, et partant conséquens et justes, car c' est la même chose. On voit donc que cette observation générale de l' influence de l' imperfection de nos souvenirs, rend raison de l' altération et de l' inconséquence de nos jugemens, produites par les différentes dispositions p320 dans lesquelles l' être sensible se trouve successivement dans le cours de son existence. Elle explique en même tems l' effet que produit sur nos opinions et nos goûts, ou plus généralement sur nos jugemens, 1) la différence des tempéramens, 2) celle des sexes, 3) celle des âges (même indépendamment des différens degrés d' instruction et d' expérience). 4) celle de l' état de santé à l' état de maladie, et celle des diverses maladies entre elles : car ce sont là autant de causes qui font naître en nous des dispositions différentes. Cette même observation générale montre de plus pourquoi c' est un très-grand avantage pour porter des jugemens conséquens et vrais, et avoir ce que l' on appelle l' esprit ferme et juste, d' être d' un naturel peu mobile, et peu susceptible de passer rapidement d' une disposition à une autre. Elle fait voir en outre qu' à défaut de cette qualité dont un homme ne saurait jamais être doué que jusqu' à un certain point, la plus précieuse qu' il puisse posséder, est la réflexion qui fait séparer p321 exactement de l' idée dont on juge, les impressions qui y sont étrangères. C' est là la perfection de la raison. Le délire et la folie proprement dite dont l' excès contraire. L' entraînement des passions et des affections est l' état intermédiaire et le plus commun. Je trouve enfin que l' on explique encore très-bien par l' imperfection de nos souvenirs, l' incohérence et l' absurdité de nos idées dans les songes. Pendant l' assoupissement des sens, nous sommes privés de mille secours qui dans l' état de veille nous empêchent à tous momens de confondre avec une idée des impressions qui y sont étrangères. Rien ne nous avertit, par exemple, qu' un souvenir n' est pas une sensation actuelle, que l' objet auquel nous pensons n' est pas présent. Nous sommes dénués de moyens de distinguer le sentiment d' oppression résultant d' un mal d' estomac, de celui provenant d' un poids qui nous accablerait. Nous devons donc à chaque instant, plus que dans aucune autre circonstance, joindre sans discernement à une idée, une foule d' impressions différentes, et parconséquent en faire à tous momens, p322 sans nous en appercevoir, une idée très-différente de ce qu' elle était le moment d' avant, et de ce qu' elle a toujours été pour nous. Or ce n' est là autre chose qu' avoir de cette idée des souvenirs excessivement défectueux. Ils le sont à tel point dans ce cas, que dans tout autre, excepté celui de la démence absolue, ils nous choqueraient, et nous les réformerions tout de suite : aussi cessent-ils subitement de nous faire illusion à l' instant du réveil. Il en serait de même de toutes nos erreurs si elles étaient aussi faciles à démêler. Malheureusement cela n' est pas ; aussi sommes-nous tous plus ou moins sujets à l' illusion. Cependant il ne faut pas nous exagérer cet inconvénient. Parceque nos dispositions diverses modifient presque nécessairement nos jugemens, et parceque nous différons nécessairement les uns des autres par les dispositions résultantes de l' organisation primitive, du tempérament, de l' âge, du sexe, de l' état de santé ou de maladie, etc., il ne faut pas croire qu' il suive de là qu' il n' y a pas pour tous un fond commun, un p323 type, un modèle général, que nous puissions appeler la raison, le bon sens, le sens commun ; ni se persuader que nous ne faisons tous que rêver chacun à notre manière, sans qu' il soit possible de dire jamais laquelle est la meilleure. Un moment de réflexion va dissiper cette erreur. Premièrement tout prouve que les premières impressions, les impressions directes des objets, les pures sensations, sont les mêmes pour tous ; ou que, si intrinsèquement elles sont différentes en quelque chose, ce qui est impossible à vérifier, elles sont du moins ressemblantes en beaucoup de points, complètement analogues, et ayant les mêmes rapports entre elles ; qu' elles produisent les mêmes effets, et ont les mêmes conséquences dans tous les individus ; et que ce n' est jamais relativement à elles que s' établit le dissentiment de nos opinions. Secondement ces impressions premières, ces sensations pures sont infiniment peu nombreuses en comparaison de la multitude infinie de nos perceptions diverses. De même qu' avec une quarantaine de caractères au plus nous pouvons représenter p324 tous les mots de toutes les langues que l' on peut imaginer ; de même c' est avec un très-petit nombre de modifications premières que nous formons la foule innombrable d' idées qui sont dans nos têtes. Ces idées ne sont jamais que des composés et des surcomposés de ces élémens primitifs ; et elles sont toujours justes, nous l' avons prouvé, si nous n' avons rien mis dans ces élémens qui n' y soit pas, et si nous n' avons pas reconnu entre eux des rapports qui répugnent à leur nature. Or nous avons tous plus ou moins la puissance d' éviter ces fautes ; et quand même beaucoup de nous en seraient privés jusqu' à un certain point, toujours est-il vrai que c' est dans cette puissance que consiste la raison, le bon sens, et qu' en l' exerçant pleinement on arrive à ce qui est la vérité pour l' espèce entière. Ainsi la diversité de nos dispositions individuelles n' empêche pas que la vérité ne soit la même pour tous, et qu' il n' y ait une raison générale et un sens commun et universel. Nous sommes toujours d' accord quand nous ne mettons dans une idée que ce qui y est. p325 Je bornerai là ces réflexions sur les dispositions particulières à chacun de nous. J' aurais peut-être dû les étendre beaucoup, faire voir par divers exemples, que quand ces dispositions nous égarent, c' est réellement en donnant pour sujets à nos jugemens actuels des souvenirs inexacts d' idées antérieures, et montrer en détail pourquoi ces illusions sont plus dangereuses dans certaines branches de nos connaissances que dans d' autres, et que ce sont précisément de celles-là que l' on a éternellement disputé, et que l' on a fini par se persuader qu' elles ne sont point susceptibles de certitude. Ces développemens n' auraient peut-être pas été sans utilité ; mais j' ai craint en m' y livrant, de rendre moins sensible l' étroite liaison que mes principales observations ont entre elles ; et puis, pourquoi ne pas l' avouer, j' ai peut-être été entraîné en partie à mon insçu par l' impatience extrême que j' éprouve d' arriver aux conséquences des faits établis, et à la conclusion d' un ouvrage qui est le résultat du travail de toute ma vie, et qui me semble absolument neuf pour le fond des choses. p326 Toutefois j' ose croire que le lecteur attentif fera aisément ces essais et ces applications sans que je les lui indique ; et que j' en ai dit assez pour remplir l' engagement que j' avais pris de montrer la double action de la cause première de toute certitude et de celle de toute erreur, relativement aux différens états de nos individus, comme je l' avais fait voir relativement aux différens degrés de nos connaissances, et à l' enchaînement de nos idées depuis leur origine ; et pour prouver que la cause unique de toutes nos erreurs est l' imperfection de nos jugemens causée par celle de nos souvenirs, nos jugemens et nos raisonnemens ne consistant toujours qu' à voir une idée dans une autre. Voilà les faits : passons aux conséquences. CHAPITRE 7 LOGIQUE T 3 p327 conséquences des faits établis, et conclusion de cet ouvrage. il est bien simple le mécanisme de toute intelligence, s' il est tel que je viens de le représenter. Un seul fait primitif est inexplicable, tous les autres en sont des conséquences nécessaires. Nous pouvons faire en deux mots l' histoire de l' être animé, quel qu' il soit. Il sent et il juge ; c' est-à-dire encore que ce qu' il avait d' abord senti en masse, il le sent ensuite en détail. S' il ne voit dans sa perception que ce qui y était renfermé, il a raison. S' il y voit ce qui n' y était pas, il n' a pas tort encore ; seulement il a changé de perception sans s' en appercevoir ; et c' est là la cause de toutes ses erreurs ; car alors il ne juge plus de ce dont il croit juger ; ses jugemens ne sont plus enchaînés ; et ils ne dérivent plus sans interruption de ce premier jugement, source de toute vérité, p328 je suis sûr de ce que je sens. tous ceux au contraire qui y sont bien liés sont également indubitables, ils n' en sont que des développemens. Chacun de ces innombrables jugemens, vrais ou faux, forme dans l' entendement une idée différente ; car à chaque fois que l' on voit dans une idée un élément que l' on n' y avait pas encore vu, elle devient autre qu' elle n' était ; elle devient une idée nouvelle. Si cet élément y était déjà renfermé implicitement, l' idée nouvelle est juste et vraie ; elle est conséquente aux idées vraies qui l' ont précédée, et par suite nécessairement conforme à la nature des êtres dont elles émanent. Si au contraire le nouvel élément admis dans l' idée n' est pas une conséquence nécessaire de ceux qui y sont déjà, si le jugement qui l' y reconnaît n' est pas juste, est fondé sur un souvenir infidèle de cette idée, l' idée nouvelle est fausse et inexacte ; elle rompt la chaîne longue et délicate de la vérité. Les jugemens postérieurs qu' on en portera, les idées subséquentes qu' on en formera, pourront être faux quoique conséquens, et justes quoiqu' inconséquens ; p329 mais ils ne pourront plus être certains et manifestement indubitables ; ils ne seront plus la suite nécessaire d' une première vérité. Tel est le sort de la plupart de nos idées, et celui de toutes celles des hommes qui les ont composées au hazard. Les actions de l' être animé sont les signes nécessaires de ses idées. Ses semblables, sans qu' il le veuille, jugent de ce qu' il sent, par ce qu' il fait. Il s' en apperçoit ; il refait pour manifester ses volontés, ce qu' il a fait pour les exécuter : ses actions deviennent alors signes volontaires de ses idées. Il multiplie les signes et les subdivise, à mesure que ses idées augmentent et se développent. L' homme surtout, malgré le nombre infini de ses idées, parvient à attacher un signe distinct à chacune de celles dont il fait un usage fréquent ; il exprime les autres par les combinaisons qu' il fait des signes de celles-là. Ces combinaisons postérieures, les phrases, ne sont point des monumens durables, elles s' évanouissent après l' instant du besoin et se renouvellent quand il renaît. Mais les signes fondamentaux, p330 les mots, sont des notes permanentes qui restent constamment attachées aux idées qu' elles représentent, qui fixent et perpétuent le résultat des opérations intellectuelles par lesquelles les idées ont été composées, et que l' homme emploie dans toutes ses déductions, le plus souvent sans remonter jusqu' à ces opérations intellectuelles qui en déterminent la valeur. C' est donc avec des mots que nous raisonnons sur des idées faites par des jugemens, d' après des souvenirs ; et ce que nous appelons raisonner, c' est encore porter des jugemens qui suivent des premiers. C' est là toute notre histoire. Que résulte-t-il de là ? Que pour bien raisonner, il ne s' agit jamais que de connaître la valeur des mots et les lois de leur assemblage ; pour connaître cette valeur, de connaître les idées que ces mots représentent, et les jugemens en vertu desquels ces idées sont composées ; et que cette connaissance nous donne le contenu de l' idée, sujet du nouveau jugement que nous voulons porter, et la certitude que l' attribut y est ou n' y est pas compris. C' est-à-dire qu' il nous faut savoir l' idéologie p331 et la grammaire, et qu' alors nous avons toute la logique, toute la science du discours ; car elle ne consiste pas dans autre chose. Il ne peut y avoir dans la science de l' usage des mots, que celle de leur valeur et des lois de leur assemblage, comme il n' y a dans l' algèbre que la connaissance de ses signes et celle des règles du calcul. Si ce sont là les faits comme je le crois, si je les ai bien établis, s' ils sont incontestables, toute la partie scientifique de la logique que l' on m' a vu dès le commencement distinguer avec soin de la partie technique, est pour la première fois complètement éclaircie, et je n' ai plus rien à y ajouter ; ma tâche est remplie, mon ouvrage est achevé. Car j' ai commencé par expliquer l' origine et la formation des idées, et l' action des facultés intellectuelles qui les composent ; j' ai ensuite rendu compte de la génération, des fonctions, et des effets des signes qui les représentent, et par les moyens desquels nous les combinons ; et enfin j' ai tiré de ces données la preuve que nos premières idées sont d' une certitude et d' une vérité nécessaires, p332 que subséquemment nous ne faisons jamais qu' y voir ce qui y est renfermé à l' instant où nous nous les rappelons, et que parconséquent les dernières sont nécessairement justes aussi et conformes à la nature des êtres qui les causent, si elles sont formées d' après des souvenirs exacts, et qu' elles sont fausses et erronées dans le cas contraire. Ainsi j' ai montré que la vérité existe pour nous, et en quoi elle consiste ; que nous sommes susceptibles d' y arriver avec certitude ; quels sont les moyens (ou plutôt le moyen) qui nous y conduisent ; et quelles sont les causes (ou plutôt la cause) qui nous en écartent. Je n' ai donc plus rien à dire. Si ma logique finit à-peu-près au moment où toutes les autres commencent, ce n' est pas ma faute : c' est seulement la preuve de la vérité que j' ai avancée d' abord, que l' on n' est jamais remonté assez scrupuleusement jusqu' aux premiers faits, que l' on s' est trop hâté de tracer les règles de l' art, et que nécessairement elles ont été vaines ou fausses, inutiles ou nuisibles, parceque les principes de la science dont l' art dépend, n' étaient pas suffisamment p333 connus et approfondis. Cependant je m' attends que l' on me dira : que reste-t-il donc suivant vous de toute la logique qu' on nous a enseignée jusqu' à présent ? Et que devons-nous faire pour bien raisonner ? Je pourrais, je devrais peut-être répondre à ces deux questions par ce seul mot, peu de chose, et laisser le lecteur discuter mes idées et en tirer les conséquences ; mais sans vouloir prévenir ses conclusions, je ne puis me refuser à lui en indiquer quelques-unes. 1) toutes les anciennes logiques commencent, comme nous l' avons vu, par un examen plus ou moins superficiel de nos idées et de leurs signes ; nous l' avons refait cet examen : voyez et choisissez. 2) on y trouve de grands détails sur nos propositions et nos raisonnemens, et des distinctions très-multipliées pour ranger les unes dans certaines classes, et réduire les autres à certaines formes qui exigent des précautions très-diverses, et ont des propriétés très-différentes. Nous avons réduit le tout à un seul fait, différent et même destructif du principe de toutes ces p334 lois. Si ce fait est vrai, tout cet échafaudage croule ; il ne peut plus être question ni de l' art syllogistique, ni des formes de nos argumens. Tout cela est à supprimer entièrement comme une invention ingénieuse, mais malheureuse, et portant sur une idée fausse, qui a fait constamment méconnaître la source et la cause de toute vérité. 3) on voit à la fin de la plupart de ces logiques, une quatrième partie intitulée méthode, qui n' est ordinairement qu' un recueil de conseils pratiques plus ou moins liés les uns aux autres. Plusieurs de ces avis sont sans doute très-propres à guider notre esprit dans la recherche de la vérité ; car tout le monde sait que les arts possèdent souvent des procédés fort utiles, avant que leur théorie soit perfectionnée ; mais mon objet unique étant la théorie, je ne crois pas devoir m' arrêter à la discussion de ces différens moyens de succès : un seul, mérite de fixer notre attention, parcequ' il tient de très-près aux principes que nous avons établis, ce sont les définitions. Les logiciens ont sans doute grande raison p335 de recommander de faire de bonnes définitions ; car ce n' est autre chose que bien faire connaître les idées dont on s' occupe, et les signes par lesquels on les représente, et plus ils insistent sur cette nécessité, plus ils rendent hommage au principe que la justesse de nos raisonnemens dépend de la pleine connaissance des idées qu' ils ont pour objet, et non de leur forme ; mais après cette recommandation générale, presque tout ce qu' ils ajoutent sur les définitions, est inutile ou faux. Par exemple, il n' est pas vrai qu' il y ait des définitions de mots et des définitions de choses. Toute définition est toujours et uniquement celle de l' idée que l' on a dans l' esprit, et produit l' effet de déterminer le sens du mot ou des mots qui expriment cette idée. Il n' est pas vrai que les définitions soient des principes, et qu' on ne puisse pas disputer des définitions. Quand vous m' avez expliqué ce que renferme une idée, je dois toujours être admis à prouver qu' elle a des élémens qui ne lui ont été annexés que d' après des jugemens faux. Il n' est pas vrai qu' il y ait p336 des idées qu' on ne puisse pas définir ; cela ne serait soutenable tout au plus que de nos idées absolument simples, de nos pures sensations dégagées de tout jugement ; or nous avons vu que nous n' en avons plus aucune qui soit exactement dans ce cas ; et même de celles-là on peut toujours dire, c' est ce que vous sentez dans telles circonstances, et c' est encore là les définir et même très-bien, puisque c' est les faire connaître de manière à ne pouvoir s' y méprendre. Il n' est pas vrai qu' une idée soit toujours bien définie, quand on a exprimé ce qui la fait être de tel genre, et ce qui la distingue de l' idée de l' espèce la plus voisine dans ce genre ( per genus et differentiam proximam, comme on dit) ; car une idée est genre sous un rapport et espèce sous un autre ; elle tient à beaucoup de genres différens ; et elle est séparée de beaucoup d' autres idées par des différences dont les degrés ne sont pas assignables, puisqu' elles ne sont pas de même nature. Tout cela est fondé sur des principes fantastiques et arbitraires qui ne tiennent pas devant les faits que nous avons observés. Il n' est pas même vrai que p337 l' on puisse jamais faire une définition vraiment bonne, en prenant ce mot dans le sens qu' on lui donne ordinairement, et en employant les moyens que l' on indique. La définition réellement parfaite d' une idée, serait la description complète de tous ses élémens, depuis les premiers et les plus simples. Ainsi, il n' y en a pas une qui, pour être ainsi définie, n' exigeât la reproduction entière de toute la série de nos opérations intellectuelles sans exception ; or non-seulement cela serait interminable ; mais nous avons vu que cela est rigoureusement impossible, puisqu' une multitude de ces opérations a été à peine perçue et distinguée, et qu' un bien plus grand nombre encore a été complètement oublié. Au défaut de cette perfection chimérique et inaccessible, ce que nous devons desirer de trouver dans une définition, c' est que des innombrables élémens de l' idée dont il s' agit, elle renferme, non pas ceux que nous aurons généralement proclamés les plus importans d' après une symétrie hypothétique et une métaphysique arbitraire, mais ceux qui sont réellement essentiels à l' objet particulier qui p338 nous occupe actuellement. Si je discute avec un chimiste une question relative à l' or, ce sont surtout ses propriétés chimiques que je dois faire entrer dans ma définition de l' idée de l' or. Si c' est avec un économiste, c' est principalement ses effets comme monnaie, sa valeur comme marchandise, sa propriété de représenter le travail, sur lesquels je dois insister. Si j' ai affaire à un moraliste, je dois spécialement considérer l' or comme excitant l' activité ou la convoitise, comme moyen d' union ou de séduction, comme source de biens et de maux ; et il serait pédantesque et inutile jusqu' au ridicule, qu' avec le premier de ces trois savans j' allasse m' appesantir sur ce que l' or est propre à enflammer la cupidité ou à servir le commerce. Il ne le serait pas moins que je fixasse mon attention sur ces deux idées, si j' examinais la question chimique relative à l' or à moi seul et pour mon instruction particulière ; car assurément ce n' est pas là ce qui me fournirait des motifs raisonnables pour former mon opinion. Il n' y a donc rien de bon dans tout ce qu' on nous a dit des définitions, que p339 cette maxime générale, que soit en discutant, soit en étudiant une question, la première chose à faire est de se bien rendre compte des idées comparées, d' en démêler les élémens, et si cela est nécessaire, les élémens de ces élémens, jusqu' à ce qu' on soit arrivé à des idées de la justesse desquelles on soit sûr. Mais pour compléter ce principe, il faut y ajouter que non seulement c' est là la première chose à faire, mais encore que c' est la seule ; que dans le choix des élémens à distinguer dans l' idée, il ne faut considérer que ceux qui ont trait à la question à résoudre ; et que si on les trouve bien, on est sûr d' arriver à la vérité, parcequ' il ne s' agit jamais dans toutes nos recherches que de voir dans une idée ce qui y est, pour découvrir si elle en renferme implicitement une autre. On me dispensera, je crois, d' entrer dans de plus grands détails. Il suit de tout ceci que des quatre parties de nos logiques, j' ai pris de la quatrième un principe incomplet ; la troisième, j' espère l' avoir anéantie ; et les deux premières, j' ai tâché de les remplacer p340 avec avantage. Il s' ensuit encore que pour bien raisonner, il ne faut au fond que considérer attentivement ce dont on parle ; et le représenter correctement. Ainsi je n' avais pas tort d' annoncer que je pourrais répondre aux deux questions que je me suis faites ci-dessus, par ce seul mot peu de choses. c' est aussi à quoi je conclus. Mais après avoir réduit à ce point et la fausse théorie et la véritable pratique du raisonnement, que dirons-nous donc des hommes célèbres qui ont cru que toute la force de nos raisonnemens consistait dans leurs formes, qui en ont distingué une multitude de différentes, et qui ont travaillé avec tant d' art à réduire toutes ces formes si diverses, à un petit nombre de modèles auxquels on pût les rapporter pour en juger sainement dans tous les cas possibles ? Nous dirons qu' ils n' ont pas été heureux, mais qu' ils ont été habiles et utiles. Il est dans la nature de notre esprit qu' il fallait avoir considéré nos raisonnemens sous toutes les faces imaginables, pour remonter jusqu' à la génération de nos idées et de leurs signes. Ces esprits p341 investigateurs ont fait beaucoup d' observations précieuses ; et ce n' est pas leur faute si on a été si long-tems sans profiter de leurs recherches pour reconnaître leurs méprises. Ils méritent notre reconnaissance ; ce sont là les logiciens. Il n' en est pas de même de ceux qui, sans étudier ni la génération de nos idées, ni nos opérations intellectuelles, ont dogmatisé témérairement sur les abstractions les plus complexes, et sur la nature de l' être pensant qu' ils ne connaissaient pas. Ceux-là n' ont jamais été bons à rien, ils n' ont fait qu' égarer les esprits ; et s' ils ont employé la violence ou l' appui des puissances temporelles et spirituelles, pour soutenir leurs imprudentes décisions, ils ont été, non-seulement les séducteurs, mais les oppresseurs et les ennemis du genre humain. Ils méritent notre animadversion et notre mépris ; ce sont les métaphysiciens. Au reste ce sont les deux sciences que je classe ainsi, plutôt que les personnes. Car le même homme mérite souvent et le blâme et l' éloge. Il est peu de logiciens, p342 idéologistes, ou grammairiens philosophes (peu importe lequel des trois noms on voudra leur donner), qui n' aient à se reprocher d' avoir été quelquefois métaphysiciens. Après avoir ainsi présenté librement mes opinions, fondées sur des faits que j' ai exposés aussi, il ne me reste plus qu' à laisser prononcer le lecteur. CHAPITRE 8 LOGIQUE T 3 p343 confirmation des principes établis, et défense du système que forme leur ensemble. si je ne suivais que ma manière de voir, je terminerais ici mon ouvrage ; et je ne reprends la plume en ce moment, que pour obéir aux conseils que j' ai reçus. Assurément je ne saurais avoir trop de déférence pour l' opinion de ceux qui me les ont donnés ; mais je crains beaucoup de ne pas remplir leur attente, car il est extrêmement différent d' écrire d' après sa conviction intime, ou seulement en conséquence d' une impulsion étrangère. Dans le second cas, il est impossible de sentir avec la même énergie, ce besoin pressant d' atteindre un but qui fait faire tant d' heureux efforts pour y arriver. En effet, je ne vois pas bien nettement ce que l' on exige de moi. Quelqu' extraordinaires que soient les principes (ou plutôt p344 le principe unique) que j' ai établis, on ne me les nie point ; on est même persuadé de leur justesse ; on voudrait seulement que je fournisse de nouveaux motifs pour les adopter ; on voudrait, pour ainsi dire, que je prouve que mes preuves sont bonnes, et qu' on n' a pas eu tort de s' y rendre. Je serais moins embarrassé si l' on me faisait quelques objections ; il ne s' agirait que de trouver pourquoi elles sont mal fondées. Mais ici il ne faut rien moins que deviner quelles objections on pourrait faire, aller au-devant, les empêcher de naître, et montrer d' avance que si elles se produisaient au jour, elles seraient sans solidité. Cette tâche est difficile. Si on me l' impose, ne serait-ce point (suivant ce que nous avons dit des jugemens d' habitude, chap 14 du premier volume) que la force de mes raisons a entraîné l' assentiment, et commandé le jugement réfléchi du moment ; que l' on sent ensuite que les jugemens habituels renaissent invinciblement, quoique sans motifs légitimes, comme celui de la grandeur de la lune à l' horison, ou du rivage qui marche quand je suis dans le bateau ; et p345 que l' on voudrait être débarrassé par moi de ces récidives incommodes dont on sent le faux, mais qui importunent. Si cela est, on veut que par des raisons je fasse l' effet du tems ; cela est impossible, car chaque cause a un effet qui lui est propre. Les raisons convainquent, le sentiment entraîne, les prestiges étourdissent, le tems seul et la fréquente répétition des mêmes actes produisent l' état de calme et d' aisance nommé habitude. il n' y a aucun moyen humain pour que l' homme à qui on vient de prouver le plus invinciblement possible, une vérité contraire à ses manières d' être les plus invétérées, jouisse à l' instant de cette sérénité et de cette pleine facilité à en faire usage. C' est pour cela que toutes les opinions nouvelles sont lentes à se répandre. Si un novateur quelconque a jamais eu des succès prompts, c' est qu' il n' a fait que déclarer et mettre en lumière des opinions qui couvaient déjà dans toutes les têtes, et qui n' attendaient pour dominer que d' être plus éclaircies et hautement soutenues. Cependant voyons ce que je puis faire pour satisfaire les juges éclairés qui applaudissent p346 à mes efforts, et qui desirent être toujours plus convaincus que j' ai pleinement raison. J' ai commencé cette logique par établir deux vérités que je crois très-importantes ; l' une, qu' un jugement consiste toujours à voir qu' une idée en renferme une autre ; l' autre, que raisonner n' est point une opération différente de celle de juger, et qu' un raisonnement est toujours une série de jugemens qui s' enchaînent de manière que l' attribut du premier devient le sujet du second, et ainsi de suite ; ensorte que la justesse d' un jugement consiste à ce que son sujet renferme son attribut, et celle d' un raisonnement à ce que ce premier sujet renferme le dernier attribut. Un raisonnement est un jugement dont les motifs sont développés ; c' est, si l' on peut s' exprimer ainsi, un jugement en plusieurs pièces. Après ces préliminaires, sans lesquels on ne saurait voir nettement le mécanisme de nos opérations intellectuelles, et qui simplifient beaucoup l' idée que l' on peut s' en faire, j' ai remarqué que, comme nous n' existons que par nos perceptions, p347 nos perceptions sont tout pour nous, et qu' elles seules sont pour nous les vraies choses réelles ; et j' ai expliqué comment cette réalité première et immédiate se concilie avec la réalité secondaire et réfléchie que nous accordons aux êtres qui nous causent ces perceptions, et dont l' existence ne consiste pour nous que dans les perceptions qu' ils nous causent, comme la nôtre ne consiste que dans les perceptions que nous sentons. J' ai fait voir à cette occasion, et par cette raison, que nous ne saurions avoir ni des idées de substances, ni des idées archétypes ou sans modèles, mais seulement des idées ou perceptions simples des impressions que nous recevons, des idées concrètes et composées des êtres qui nous font ces impressions, et des idées abstraites et surcomposées des modes et des qualités de ces êtres, et des combinaisons des unes et des autres. Mais puisque nos perceptions ne consistent que dans le sentiment que nous en avons, car quand nous ne les sentons pas elles n' existent pas, il est manifeste qu' elles sont toujours et nécessairement p348 telles que nous les sentons, par cela seul que nous les sentons, et que nous ne pouvons jamais nous tromper sur la perception que nous avons actuellement ; et comme nos perceptions sont tout pour nous, il semblerait qu' étant toujours parfaitement sûrs de toutes, les unes après les autres, nous sommes complètement inaccessibles à l' erreur. Cependant ce second point est malheureusement loin d' être vrai. Aussi ai-je établi que nous sommes invinciblement certains de toutes nos perceptions actuelles prises en elles-mêmes ; mais j' ai observé en même tems qu' elles sont toutes composées les unes des autres en vertu des souvenirs que nous avons de celles qui ont précédé, que nous avons beaucoup de peine à être assurés de l' exactitude de ces souvenirs, et que ce doit être là la cause de toutes nos erreurs, comme l' infaillibilité de notre sentiment actuel est la base de toute la certitude dont nous sommes capables. Pour nous assurer de l' un et de l' autre de ces faits, j' ai passé en revue toutes nos perceptions, et j' ai trouvé qu' effectivement toutes nos idées simples sont p349 absolument inaccessibles à l' erreur, et que nos idées composées n' y sont exposées qu' eu égard aux jugemens par lesquels et en vertu desquels elles sont composées. C' est déjà un grand pas de fait ; mais il naît ici une nouvelle difficulté. Ces jugemens sont aussi des perceptions ; et ce sont des perceptions actuelles au moment où nous les portons. Ils devraient donc être aussi exempts d' erreurs que toutes les autres perceptions actuelles. Aussi j' ai fait voir qu' un jugement n' est jamais faux en lui-même et pris isolément ; qu' il ne l' est que relativement à des jugemens précédens ; et j' ai montré que cela n' arrive que parceque nous croyons juger d' une idée à nous connue, tandis que réellement nous jugeons d' une idée nouvelle, ou en d' autres termes, parceque le sujet de tout jugement faux est la représentation inexacte d' une idée antérieure, dont nous la croyons la reproduction fidèle. Ainsi le principe est resté intact ; et il est demeuré constant que la cause de toutes nos erreurs est l' infidélité de nos p350 souvenirs, comme la base de toute la certitude dont nous sommes capables, est la vérité invincible de notre sentiment actuel. Subséquemment j' ai fait voir que l' action de cette double cause suffit pour expliquer tous les phénomènes de notre intelligence dans les différens degrés et les différentes espèces de nos connaissances, et dans les différens états de nos individus, pour rendre raison de toute la force et de toute la faiblesse de cette intelligence, et pour nous montrer nettement son étendue et ses limites. Enfin j' ai conclu que partant d' un point certain, le sentiment de nos perceptions primitives, nous n' avions jamais autre chose à faire pour être également certains de la justesse de toutes nos perceptions subséquentes, c' est-à-dire de leur légitime enchaînement avec les premières, qu' à bien prendre garde, à chaque fois que nous portons un jugement, de ne pas changer d' idées sans nous en appercevoir, c' est-à-dire de ne pas admettre témérairement dans l' idée que nous avons eue précédemment, un élément qui n' y p351 était pas, et qui peut-être serait contradictoire avec ceux qu' elle renferme. Tout cela, si je ne me trompe, se suit bien, est très-général, n' est fondé sur aucune considération propre à une idée plus tôt qu' à une autre ; et parconséquent ne saurait être ébranlé par des objections partielles, ni sujet à des exceptions particulières. Maintenant que peut-on donc exiger encore de moi ? Différentes choses de genres très-divers. Je vais en examiner quelques-unes, et y satisfaire autant que je le puis. 1) on voit bien que l' imperfection du rappel de nos idées est une grande cause d' erreur, on croit même qu' elle est la seule ; cependant on voudrait que je fisse voir, par quelques exemples, que les causes particulières de nos erreurs se réduisent toutes à celle-là, et peuvent toutes être ramenées à celle-là. On a donc oublié que j' ai fait bien plus qu' on ne me demande. Car on ne me propose là que d' examiner quelques cas particuliers ; et cette énumération étant nécessairement très-incomplète, quand elle serait parfaitement satisfaisante, elle ne p352 pourrait pas prouver rigoureusement un principe général. Mais, moi, je suis allé bien plus loin ; je suis entré bien plus avant dans le fond du sujet. J' ai prouvé non-seulement que l' imperfection du rappel de nos idées est la cause unique de nos erreurs, mais même que nos erreurs ne peuvent pas avoir d' autre cause : et je l' ai prouvé de plusieurs manières différentes. D' abord il a été établi que toutes nos idées simples sont parfaitement certaines et complètement inaccessibles à toute erreur, et que toutes les autres sont composées de celles-là par les diverses combinaisons que nous en faisons, au moyen des différens jugemens que nous en portons. Or, comme il ne saurait y avoir dans une idée certaine rien de contradictoire à ce qui y est explicitement ou implicitement renfermé, il est évident qu' aucun des jugemens successifs que nous en portons ne peut être faux, et qu' aucune des combinaisons successives que nous en faisons ne peut être erronée, qu' autant que nous admettons dans quelqu' une de ces idées, un élément qui n' y était pas, p353 c' est-à-dire qu' autant qu' elle devient autre qu' elle n' était, sans que nous nous en appercevions, ou en d' autres termes, qu' autant que nous en avons un souvenir inexact. Secondement, j' ai fait voir qu' un jugement, ou une série de jugemens, un raisonnement, ne consistent jamais qu' à voir qu' une idée en renferme une autre ; qu' ils sont justes quand elle la renferme réellement ; et qu' ils ne sont faux que quand elle ne la renferme pas ; ce qui ne peut arriver, qu' autant qu' on voit dans cette idée jugée un élément qu' elle n' avait pas, c' est-à-dire encore qu' autant qu' on en a un souvenir infidèle. J' ai rendu ce fait palpable, par les exemples de l' idée de l' or et de l' idée de logique, et de plusieurs autres, dans différens endroits. Troisièmement, j' ai fait remarquer que toutes nos perceptions prises isolément, sont complètement certaines, et nécessairement telles que nous les percevons ; que parconséquent elles ne peuvent être erronées que par les relations que nous voyons entr' elles. Or ces relations ne peuvent être fausses qu' autant que nous p354 voyons dans quelqu' une de ces idées ce qui n' y était pas, ce qui est encore en avoir un souvenir infidèle. J' ai donc prouvé de trois manières différentes, non-seulement que l' imperfection de nos souvenirs est la cause unique de nos erreurs, mais même que nos erreurs ne peuvent pas avoir d' autre cause. Il est bien vrai que ces trois manières reviennent au fond absolument au même, et que ce sont seulement trois manières différentes de dire la même chose. Mais c' est ce qui ne peut manquer d' arriver, toutes les fois que l' on veut prouver la même vérité par plusieurs raisons tirées toutes du fond même du sujet ; et ce m' est un motif de plus pour m' excuser d' insister plus long-tems sur le principe dont il s' agit, et pour demander qu' on veuille bien me relire, plutôt que de m' obliger à me répéter davantage. Il est bien vrai encore que tout cela se réduit à dire : quand vous faites un jugement faux, c' est que vous jugez qu' une idée renferme ce qu' elle ne renferme pas ; et la cause de toutes vos erreurs est que vous voyez dans une idée ce qui n' y p355 est pas. Cette vérité ainsi présentée est si simple qu' elle semble niaise. Cependant c' est cette manière en apparence si niaise, d' envisager les objets, qui les fait voir clairement, et qui nous fait trouver nettement la cause de toute certitude, et celle de toute erreur ; questions, qui je crois, n' avaient jamais été pleinement résolues. Je sais bien que ma façon de considérer nos opérations intellectuelles est trop éloignée des idées ordinaires, pour qu' elle puisse être tout de suite familière même aux esprits les plus exercés. à cela je ne vois point de remède, si ce n' est qu' on veuille bien essayer cette méthode et s' y habituer ; et si l' on trouve un seul cas où la cause de nos erreurs ne soit pas celle que j' ai indiquée, j' ai complètement tort ; car j' ai cru prouver non-seulement qu' elle est la seule, mais même qu' il ne peut pas en exister d' autres. J' avoue que je ne crains pas que l' on trouve le contraire. Passons à d' autres objets. J' ai déjà rappelé qu' il avait été prouvé que nous n' avons ni idées de substances, ni idées archétypes, mais des idées simples, des idées concrètes des êtres, et des idées p356 abstraites de leurs modes, de leurs qualités, et de leurs combinaisons ; et que nous opérons sur toutes ces espèces d' idées de la même manière. Maintenant on me demande de faire voir que la manière de procéder de notre esprit est la même, en matière dite contingente et en matière dite nécessaire. ma réponse sera à-peu-près du même genre ; la voici. Il n' y a rien de contingent : il ne peut y avoir rien de contingent dans ce monde. Tout ce qui est, est nécessairement en vertu d' une cause quelconque qui le produit. Cette cause dépend nécessairement d' une autre, celle-là d' une cause antérieure, et ainsi de suite, toujours en remontant jusqu' à la cause la plus générale, jusqu' à la cause première de tout : car il ne peut rien s' opérer sans une cause quelconque. Nous appelons contingens les effets dont nous voyons la cause, sans voir l' enchaînement des causes de cette cause ; comme nous nommons fortuits les effets dont nous ne voyons pas même la cause immédiate, qu' alors nous appelons hazard, c' est-à-dire cause inconnue, ou x en langue algébrique. Mais ce sont p357 là autant de dénominations d' êtres imaginaires ; car il ne peut pas plus y avoir en réalité d' effet qui soit contingent, que d' effet qui soit fortuit, ou que de cause qui soit le hazard, ou x. ou plutôt il faut avouer qu' il n' y a rien dans la nature, dans l' ordre des choses, qui ne soit absolument nécessaire ; mais qu' il n' y a rien dans nos perceptions, dans l' ordre de nos connaissances, qui ne soit plus ou moins contingent : car comme il n' y a rien dont nous connaissions l' enchaînement des causes sans interruption jusqu' à la cause première de tout, la contingence commence toujours pour nous plus ou moins loin ; mais elle commence toujours quelque part. On voit donc que ces deux qualités contingent et nécessaire, ne peuvent pas être le motif d' une classification raisonnable, puisque toutes deux appartiennent également à tous les êtres possibles, suivant l' aspect sous lequel on les envisage, suivant qu' on les considère par rapport à l' existence qu' ils ont en nous, ou par rapport à celle qu' ils ont hors de nous ; et parconséquent il faut conclure qu' il n' y a ni matière contingente, p358 ni matière nécessaire, et que nous ne pouvons pas avoir une autre manière de raisonner sur les êtres contingens, que sur les êtres nécessaires. Mais voici ce qui a donné lieu à cette illusion. Si l' opération de juger et de raisonner est toujours la même, les motifs de détermination ne sont pas toujours les mêmes, et les procédés pour les trouver varient suivant les occasions. Par exemple, j' ai l' idée d' un métal que je n' ai jamais vu : je sais qu' il se trouve dans tel pays, qu' il se réduit par tels procédés, qu' il s' oxide par tels autres, qu' il a une telle pesanteur spécifique, qu' il est sonore, inodore, fusible, ductile ; je n' en sais rien de plus. Ce sont là toutes les idées qui composent pour moi l' idée de ce métal. Je veux savoir s' il est blanc, c' est-à-dire si je puis ajouter à ces idées, celle d' être blanc. il n' y a rien dans aucune d' elles, ni parconséquent dans l' idée totale, qui renferme explicitement ou implicitement l' idée d' être blanc. Je ne puis pas y voir, je ne puis pas juger, que ce métal est blanc. Ce serait porter un jugement faux par rapport à mon p359 idée (observez qu' alors elle serait changée dans ma tête), quoiqu' il pût être conforme à la réalité. Si seulement je savais que ce métal est jaune, c' est-à-dire si je trouvais parmi les élémens de l' idée que j' en ai, l' idée d' être jaune, je verrais que celle-ci renferme l' idée de n' être pas blanc, et que parconséquent l' idée totale contient un élément qui exclue l' idée d' être blanc ; et mon parti serait pris sur la question proposée. Mais dans la supposition que j' ai faite, je ne trouve dans mon idée aucun élément qui renferme ni qui exclue l' idée en question ; je ne puis la voir ni dedans ni dehors ; je ne puis en rien juger. Il faut, pour me décider, que j' acquière quelque perception nouvelle, et toujours quelque perception qui remonte à quelque perception simple et primitive. Il faut que quelqu' un me dise, ou que je voie que le métal dont il s' agit est blanc. Dans le premier cas, c' est une impression auriculaire que je reçois ; j' en porte divers jugemens qui me dévoilent le sens de la phrase qu' elle exprime ; je porte de cette phrase le jugement qu' elle m' est p360 dite par quelqu' un qui mérite d' être cru ; et je joins à l' idée que j' ai déjà du métal, l' idée qu' il m' en a été dit par quelqu' un qui mérite d' être cru, qu' il est blanc, laquelle idée renferme celle qu' il est blanc effectivement. dans le second cas, c' est une impression visuelle que j' éprouve. J' en porte le jugement, ou ce qui est la même chose, j' y vois renfermée l' idée que cette impression me vient de ce métal ; et je joins aux idées antérieures que j' ai de ce même métal, l' idée qu' il m' a fait l' impression que j' appelle blanc, laquelle renferme l' idée qu' en effet il est ce que nous appelons être blanc. si au lieu de cela je veux savoir si je puis faire avec ce métal des plaques très-minces, c' est-à-dire si l' idée que j' en ai renferme l' idée d' être réductible en plaques très-minces, je trouve que mon idée totale renferme l' idée d' être ductile, et que celle-ci renferme celle d' être réductible en plaques minces. je n' ai plus rien à chercher. Mais si je veux savoir jusqu' à quel point ces plaques peuvent être minces, je trouve que l' idée générale p361 d' être ductile, ne renferme pas l' idée précise du degré d' épaisseur de ces plaques, parceque je ne connais pas les causes premières de la ductilité, ni celles de ses limites. Il faut que j' acquière encore quelque nouvelle perception, remontant toujours à des perceptions élémentaires, à des impressions simples. Il faut que quelqu' un me dise ou que je voie quelles sont les plaques les plus minces qu' on peut faire avec ce métal. Si j' avais d' avance dans mes idées quelques élémens qui renfermassent cette détermination, je n' aurais qu' à l' en tirer, qu' à la voir dans ces élémens : je n' aurais pas besoin de nouveaux faits, de nouvelles perceptions premières. Il ne s' agit donc toujours que de recevoir des impressions et de voir ce qu' elles renferment. Si on avait reçu la perception de la cause première de tout, on n' aurait plus jamais rien à faire que des déductions. Nous ne faisons donc jamais que sentir ou déduire. La contingence commence pour nous, tantôt plus tôt tantôt plus tard suivant les sujets, mais toujours au moment où la possibilité de déduire nous manque, et nous fait éprouver p362 le besoin de sentir de nouvelles perceptions, pour que ce que nous voulons savoir, se trouve renfermé dans ce que nous savons déjà. Cette explication a dû paraître longue et pénible : mais je l' ai faite exprès dans le plus grand détail, non-seulement parcequ' elle répond à la question proposée sur les choses contingentes et les choses nécessaires, mais encore parceque je crois qu' elle éclaircit bien ce que j' ai dit relativement à la question précédente ; et qu' elle montre bien nettement comment nos jugemens sont toujours vrais quand nous ne voyons dans une idée que ce qui y est, et comment ils ne sont faux que parceque nous y voyons actuellement ce qui n' y était pas précédemment, c' est-à-dire parce qu' elle a changé pour nous sans que nous nous en appercevions. Au reste, si je ne puis nier que cette investigation scrupuleuse, cette espèce de dissection minutieuse, est un peu fatigante et désagréable, je demanderai cependant que l' on observe, qu' elle va directement au fond des choses et les embrasse dans toute leur généralité, et que pourtant p363 elle n' est ni obscure ni entortillée, comme bien des explications de l' ancienne logique, qui néanmoins n' étaient que superficielles et partielles. C' est là une différence immense que je ne puis m' empêcher de faire valoir en faveur de ma manière de considérer ces objets ; et si je puis obtenir qu' on la reconnaisse, ce que j' ose à peine espérer, j' en aurai l' obligation toute entière aux juges éclairés et bienveillans qui m' ont contraint à de nouveaux efforts pour les satisfaire. Je dois encore tâcher de les contenter sur quelques autres points. On me demande encore deux autres choses qui ont une intime connexion. On veut que je montre mieux que je ne l' ai fait, 1) que toutes les règles que l' on a prescrites aux formes de nos raisonnemens sont d' une inutilité absolue ; 2) que le syllogisme n' a par lui-même aucune force pour prouver la vérité ; que tous les syllogismes possibles se réduisent à des sorites, et que lorsqu' ils sont convaincans, ils ne le sont que parcequ' ils sont des sorites. à la première demande, je ne puis pas p364 faire une réponse directe, tirée des formes elles-mêmes. Il faudrait que je les examinasse toutes ; et l' énumération serait longue et nécessairement incomplète, et parconséquent insuffisante en rigueur de raisonnement, pour établir une proposition générale. Mais si j' ai prouvé, comme je le crois, que toutes nos erreurs viennent du fond de nos idées, et que pour les éviter il ne s' agit jamais que de voir nettement et certainement ce que renferme l' idée dont on juge, il s' ensuit inévitablement que la forme n' y fait rien, et qu' aucune forme de raisonnement ne peut faire qu' on soit sûr de bien connaître son idée, ni suppléer à cette connaissance, ni parconséquent être utile à rien, qu' autant que les précautions nécessaires pour suivre la formule obligent à observer l' idée plus ou moins bien. C' est effectivement là leur seul avantage ; et on l' obtiendrait plus sûrement et plus complètement en se bornant à recommander cette attention, qui dans le vrai est la seule chose réellement importante. Quant à la seconde demande, elle se p365 partage en deux articles. La réponse au premier suit naturellement de ce que nous venons de dire. Car, s' il est vrai que tout consiste toujours à bien connaître l' idée dont on juge, et qu' aucune formule de raisonnement ne peut donner cette connaissance, ni y suppléer, il s' ensuit nécessairement que le syllogisme n' a à cet égard aucun privilége particulier ; que quand il conclut bien ou mal, c' est parceque cette condition indispensable est remplie ou ne l' est pas ; et qu' aucune de ses figures ou de ses modes ne peut ni faire que cette condition soit remplie, ni en dispenser. à l' égard du second point, la réponse se présente d' elle-même. D' abord, il est aisé de prouver directement quoique sommairement, que tous les syllogismes possibles se réduisent à des sorites, et que lorsqu' ils sont convaincans, ils ne le sont que parcequ' ils sont des sorites. En effet, consultez à la fin de ce volume, la logique de Hobbès, chap 4, paragraphe 7, et la note que j' ai ajoutée à ce paragraphe. Vous y verrez que l' on distingue quatre figures de syllogismes ; et que la première p366 de ces quatre figures, celle qu' avec raison on appelle la figure directe, est la base et le principe de la justesse des trois autres. Or cette figure directe est purement et uniquement un sorite qui pourrait avoir dix termes consécutifs aussi bien que trois. Donc tout syllogisme est virtuellement un sorite, dont le plus souvent on a masqué mal-adroitement la forme, ce qui a le double inconvénient de faire méconnaître le principe de sa justesse, et de le borner nécessairement à trois termes, tandis qu' il serait souvent avantageux de lui en donner un plus grand nombre, afin d' y faire entrer plusieurs termes moyens au lieu d' un. D' ailleurs si l' on convient que la justesse de tout jugement consiste à ce que le sujet renferme l' attribut, et la justesse p367 de tout raisonnement, à ce que le premier sujet renferme le dernier attribut, il faut bien convenir que tout raisonnement juste revient à un sorite ; car le sorite est précisément une suite de jugemens, dont l' attribut devient le sujet du jugement subséquent, de sorte que le dernier attribut peut devenir l' attribut du premier sujet : c' est dire la même chose de deux façons différentes. Je crois donc avoir encore répondu d' une manière satisfaisante aux deux demandes ci-dessus mentionnées. Il ne me reste plus qu' à examiner une dernière question. Des hommes d' un excellent esprit ont saisi avidement la belle idée de Hobbès que calculer c' est raisonner. Ils ont surtout été charmés des beaux développemens que Condillac a donnés à cette grande vue, et des rapprochemens ingénieux qu' il a faits entre ces deux opérations intellectuelles. En conséquence ils ont remarqué que la multiplication n' étant qu' une espèce d' addition, et la division une espèce de soustraction, on ne devait admettre dans l' arithmétique algébrique que trois opérations réellement p368 distinctes, l' addition, la soustraction, et la substitution ou traduction d' expression ; et ils ont établi qu' il fallait reconnaître dans le raisonnement trois opérations absolument analogues à celles-là, et qui leur répondaient exactement ; savoir, 1) conclure du particulier au général, c' est-à-dire de plusieurs propositions particulières tirer une proposition générale, ce qu' ils appellent additionner ; 2) conclure du général au particulier, c' est-à-dire d' une proposition générale tirer une proposition particulière, ce qu' ils nomment soustraire ; 3) d' une proposition quelconque déduire d' autres propositions qui n' augmentent ni ne diminuent d' étendue, ce qui n' est autre chose, suivant ces auteurs, que traduire l' expression de la première proposition, et lui substituer des expressions équivalentes. Examinons ce qu' il y a de vrai dans cette opinion ; et voyons si nous en devons conclure que nous avons réellement trois manières différentes d' opérer dans nos raisonnemens, suivant les occasions, ou si nous pouvons continuer à dire qu' il ne s' y agit jamais p369 que de sentir des perceptions ou idées, et de sentir qu' une idée en renferme une autre. Je commence par convenir que calculer et raisonner sont deux choses extrêmement analogues, et que l' on peut dire qu' un calcul n' est qu' un raisonnement dans lequel on emploie une espèce particulière de signes. La preuve en est, qu' exprimer un calcul avec des mots, il devient absolument un raisonnement ordinaire, et il est juste ou faux uniquement par les mêmes causes. Seulement vous ne pouvez pas le pousser aussi loin de cette manière sans vous y perdre, parceque cette espèce de signes n' est pas aussi commode pour cet objet. C' est pour cela qu' on en a inventés de plus concis, quand on a vu que les idées de quantités pouvaient en supporter de tels, sans se confondre. J' ajoute qu' on ne saurait trop s' appliquer à rendre palpable cette similitude entre le calcul et le raisonnement ; car aussi long-tems qu' elle n' est pas bien reconnue, il semble que l' esprit humain est tout autre quand il se sert de certains signes, que quand il se sert de p370 mots ; et tant qu' on est là, quand même on appercevrait la justesse du raisonnement, on n' apperçoit point encore celle de la justesse du calcul, ou plutôt on ne connaît bien ni l' une ni l' autre, puisqu' elles sont une seule et même. Mais ces premiers points convenus et avoués de part et d' autre, je suis obligé de répéter ce que j' ai dit dans le premier chapitre de cette logique, et ailleurs, et nommément dans une longue note, page 363, de la deuxième édition du premier volume de cet ouvrage. C' est se faire une idée inexacte du raisonnement et du calcul, que d' établir entre eux une parité absolue, et de les considérer comme deux êtres distincts et séparés, qui se ressemblent parfaitement, ou bien comme un seul et même être. Si calculer est raisonner, raisonner n' est pas calculer. C' est ce qui fait que la langue des calculs de Condillac, si éminemment remarquable par l' excellente méthode de son auteur, et par la perfection de l' exposition des idées, ne me satisfait pas pleinement, et me paraît reposer sur un principe qui n' est pas complètement juste. Cela rentre dans notre discussion sur le sujet et l' attribut p371 d' un même jugement. Ils ne sont point parfaitement égaux. Mais l' un renferme l' autre. De même l' idée calcul renferme l' idée raisonnement dans sa compréhension ; mais l' idée raisonnement ne renferme pas toute l' idée calcul dans la sienne. Un calcul n' est pas seulement un raisonnement ; c' est un raisonnement sur des idées de quantité, et susceptible par cette circonstance d' être fait avec des signes particuliers ; en un mot, c' est un raisonnement ayant des caractères qui lui sont propres. Voilà pourquoi on peut dire, un calcul est un raisonnement, et on ne peut pas dire un raisonnement est un calcul. Le raisonnement est le genre ; le calcul n' est que l' espèce. C' est pour cela que vous pouvez transformer tout calcul en un raisonnement ; mais que vous ne pouvez pas transformer tout raisonnement en un calcul. C' est pour cela aussi que tout ce qui est vrai du raisonnement en général, est vrai du calcul ; mais que tout ce qui est vrai du calcul ne l' est pas du raisonnement. On peut donc, et on doit voir dans un calcul, des syllogismes ou des sorites, suivant que l' on reconnaît p372 l' une ou l' autre de ces formules pour la forme essentielle du raisonnement ; mais on n' est point autorisé à voir des additions et des soustractions dans un raisonnement : car effectivement il n' y en a pas ; ou du moins s' il y en a, c' est comme il y a du noir sur du blanc, quand ce raisonnement est écrit ; mais ce n' est là qu' une circonstance accessoire de ce raisonnement ; ce n' est pas le but qu' on se propose en le faisant, ni la qualité qui le constitue essentiellement un raisonnement. En effet, additionner ou soustraire ce n' est pas réunir ou séparer en général deux êtres ou deux groupes d' êtres. C' est les réunir ou les séparer uniquement et spécialement sous le rapport de la quantité, dans l' intention de déterminer quelle est la quantité de l' un des deux, après qu' on y a ajouté ou qu' on en a retranché celle de l' autre. Or ce n' est point du tout là ce qu' on se propose quand l' on rapproche des idées les unes des autres, dans un jugement ou dans un raisonnement. Le nombre précis de ces idées et celui de leurs élémens est fort indifférent pour l' objet qu' on a en vue. On n' y a aucun p373 égard ; et le résultat de l' opération exécutée n' est point de constater ce nombre. Ainsi, quand il serait vrai que par l' effet d' un raisonnement, le nombre de nos idées ou celui des élémens d' une idée, serait augmenté ou diminué, ce ne serait encore que par extension, je dirai même par abus, que l' on pourrait dire que ce raisonnement est une addition ou une soustraction ; et quand on le dirait, ce ne serait pas mieux peindre ce qu' est réellement ce raisonnement, que si on disait que c' est du bruit, parceque nous avons fait du bruit en le prononçant, ou du sens, parcequ' il a un sens quelconque. Mais il y a plus, c' est qu' il n' est pas vrai que nous ajoutions réellement une idée à une autre, toutes les fois que nous nous élevons à une proposition générale, ni que nous retranchions une idée p374 d' une autre, quand nous redescendons d' une proposition générale à une proposition particulière. Examinons d' abord la première de ces deux opérations. Quoique nous ayons fait voir précédemment qu' il n' y a rien de contingent dans ce monde, ou plutôt que nous appelons contingent ce dont nous ne voyons pas la nécessité, bien qu' elle existe, on peut néanmoins dire que nous faisons des propositions générales de deux espèces. Les unes sont nécessaires, en ce sens que nous voyons non-seulement qu' elles sont vraies, mais encore qu' elles ne peuvent pas être fausses. Telle est celle-ci : tout corps pesant a besoin d' être soutenu pour ne pas tomber. les autres ne sont que contingentes ; c' est-à-dire que nous voyons seulement qu' elles sont vraies, mais qu' elles pourraient être fausses, ou du moins que si elles ne peuvent pas l' être, nous ne savons pas pourquoi. Telle est cette autre : tous les corps sont pesans. dans le premier cas, il n' y a pas même l' ombre d' une addition, car quand il n' existerait qu' un seul corps pesant dans le monde, je n' en serais pas moins sûr p375 qu' il a besoin d' être soutenu pour ne pas tomber ; et je suis sûr que cela est vrai et que cela ne peut pas être faux, uniquement parceque je vois que l' idée de corps pesant est telle, qu' elle serait anéantie si elle ne renfermait pas l' attribut d' avoir besoin d' être soutenu pour ne pas tomber. dans le second cas, il est bien vrai que je ne puis dire, tout corps est pesant, qu' autant que j' ai observé que dans l' idée de tous les corps que je connais, il entre comme élément l' idée d' être pesant ; et tous ces différens êtres je les réunis dans cette expression collective tout corps ; mais encore une fois ce n' est pas là les additionner, car je ne connais pas leur nombre, je ne m' en embarrasse pas ; et il peut augmenter ou diminuer sans que mon opération cesse d' être juste, ce qui sûrement n' arriverait pas, si elle était une addition. observons en passant que nulle proposition générale n' est d' une vérité nécessaire qu' autant qu' elle est une proposition secondaire ; car comme nous ne connaissons les causes premières de rien, p376 il est inévitable que toutes nos propositions premières ne soient que contingentes. Cela vient à l' appui de ce que nous avons dit ci-dessus de la contingence et de la nécessité en général. Maintenant faisons-nous une véritable soustraction quand d' une proposition générale nous descendons à une proposition particulière ? Je réponds encore que non. Quand je dis tout corps est pesant, donc cette pierre est pesante, l' opération de mon esprit consiste à remarquer que j' ai déjà dit implicitement que cette pierre est pesante, que j' ai dit cette vérité en même tems que beaucoup d' autres vérités pareilles, et que parconséquent je puis la répéter isolément. Mais je ne fais pas pour cela une soustraction. Le nombre de ces vérités m' est inconnu. Il m' est indifférent, je ne l' ai pas diminué. Je n' en ai pas recueilli le reste. Je n' ai pas retranché un seul élément de l' idée de tout corps. elle demeure ce qu' elle était. Ainsi je n' en ai rien soustrait. Je remarquerai de plus ce que j' ai déjà observé ailleurs, c' est que ce n' est là qu' un procédé abrégé. à la vérité il est commode p377 et sûr, mais il est purement empirique ; et ce n' est pas lui qui fait trouver la vraie cause de la vérité que l' on cherche. Une proposition générale ne peut jamais être la cause réelle de la vérité d' une proposition particulière. Cette pierre n' est pas pesante parceque tous les corps le sont, mais parcequ' elle manifeste les phénomènes de la pesanteur. Il peut bien m' être plus commode de me rappeler qu' elle est du nombre des êtres dont il est prouvé qu' ils sont pesans, que de refaire les expériences nécessaires pour m' assurer qu' elle l' est. Mais encore une fois ce n' est pas par là que je le découvre primitivement et réellement ; et cette méthode abrégée ne mérite pas d' être regardée comme le vrai procédé de l' esprit dans l' investigation d' une vérité particulière. Concluons que les deux opérations appelées addition et soustraction dans le calcul, n' ont point de véritables analogues dans le raisonnement. L' opération logique que l' on prétend répondre à l' addition, se partage en deux espèces très-distinctes et même très-différentes, et dont ni l' une ni l' autre n' est réellement une p378 addition : et celle que l' on fait correspondre à la soustraction, n' est qu' un procédé abrégé, et d' ailleurs n' est point non plus une soustraction ; ou il faudrait ne voir que des additions et des soustractions dans tous les mouvemens de la nature et dans tous les phénomènes de l' univers. Car dès qu' il y a un changement produit quelque part, il y a une foule de choses augmentées ou diminuées, puisque tout peut se considérer sous le rapport de la quantité, même les êtres les plus imaginaires ; mais assurément il ne résulte aucune connaissance des effets de la nature, de cette manière de les considérer. Reste donc la troisième opération, celle que l' on appelle substitution ou traduction d' expression. Oh ! Pour celle-là, je la reconnais bien dans le raisonnement et le calcul, c' est-à-dire que je la reconnais généralement dans toutes les espèces de raisonnement, et particulièrement dans l' espèce de raisonnement appelée calcul. Quand je dis, l' art logique est l' art de raisonner. L' art de raisonner doit comme art dépendre d' une science, et comme art p379 du raisonnement, dépendre de la science du raisonnement. Mais la science du raisonnement ne peut être autre chose que la connaissance de nos moyens de raisonner. La connaissance de nos moyens de raisonner n' est que la connaissance de nos facultés intellectuelles. Ainsi l' art logique dépend de la connaissance de nos facultés intellectuelles ; la science logique n' est que cette connaissance ; et tous deux se découvrent par l' analyse de ces facultés. Certainement il n' y a là que des substitutions ou traductions d' expressions. De même quand je dis, x 2 est égal à a 2 plus 2 ab plus b 2, est égal à a plus b 2, est égal au quarré d' a plus b, est égal à a plus b multiplié par lui-même, ainsi x est égal à a plus b ; il n' y a encore là que des traductions. Mais je vais plus loin ; et je soutiens qu' il n' y a de même que des substitutions d' expressions dans les autres opérations que l' on a voulu reconnaître tant dans le calcul que dans le raisonnement. Dans l' addition, je ne fais que substituer à l' expression 3 plus 4, l' expression p380 7 ; et dans la soustraction, à l' expression 7 moins 2, l' expression 5, et ainsi des autres. De même dans le raisonnement, quand de propositions particulières je m' élève à une proposition générale, je dis, un tel corps est pesant, un tel autre l' est aussi, un troisième l' est encore, mille, dix mille, cent mille autres le sont de même. Ces corps sont tous ceux que je connais et tous ceux dont j' ai jamais entendu parler. Donc tous les corps (entendez toujours ceux que je connais, car je ne puis jamais parler d' autres) sont pesans. Il n' y a là que des traductions d' expressions. Quand de cette proposition générale, je passe à une autre générale aussi, et que je dis : tout corps pesant a besoin d' être soutenu pour ne pas tomber ; c' est de même une traduction. Quand de ces propositions générales, je redescends à une proposition particulière, et que je dis : donc cette pierre est pesante, et tomberait si elle n' était pas soutenue ; c' est encore une traduction. Il n' y a donc jamais tant dans le raisonnement p381 que dans le calcul, aucune autre opération que des traductions ou substitutions d' expressions ; et j' ajoute, 1) que ces substitutions d' expressions ont toujours pour fondement et pour cause de leur justesse, cette seule et unique opération intellectuelle qui consiste à voir qu' une idée est renfermée dans une autre ; 2) que toutes ces expressions substituées les unes aux autres expriment toujours des jugemens, ou de ces suites de jugemens qu' on appelle des sorites. Pour nous assurer de la vérité de ce dernier point, nous n' avons qu' à reprendre tous les exemples dont nous venons de nous servir, et nous allons trouver qu' ils se réduisent tous à des argumens de cette espèce. exemples. dans l' idée exprimée par ces mots art logique, je vois l' idée, être l' art de raisonner ; dans cette seconde, l' idée, dépendre de la science du raisonnement ; dans cette troisième, celle, dépendre de la connaissance de nos moyens de raisonner ; dans cette quatrième, celle, dépendre de la connaissance de nos facultés p382 intellectuelles ; dans cette cinquième, celle, dépendre de la connaissance qui ne s' acquiert que par l' analyse de ces facultés ; et parconséquent je vois cette dernière dans la première. De même, dans l' idée x 2, je vois celle être égale à a 2 plus 2 ab plus b 2, dans celle-là, la suivante ; et ainsi de suite jusqu' à la fin. De même, dans l' idée 3 plus 4, je vois l' idée, être égal à 7 ; et dans celle 7 moins 2, je vois celle, être égal à 5. de même encore, dans les idées réunies d' un corps, de mille corps, de cent mille corps, etc., je vois les idées d' être tous les corps que je connais, et d' être pesans ; et dans celles-là réunies, je vois celle d' avoir besoin d' être soutenus pour ne pas tomber ; et dans ces dernières encore, je vois celles qu' une pierre est pesante, et tombe si elle n' est pas soutenue. enfin je prendrai un dernier exemple qui sera en même tems le résumé de ce chapitre, et ma conclusion ; et je dirai : dans l' idée que j' ai de tous ces jugemens et de tous ces raisonnemens, je vois l' idée qu' ils consistent toujours, et ne peuvent p383 consister jamais qu' à voir une idée dans une autre, dans celle-là, une troisième, et ainsi de suite. dans cette seconde idée je vois celle qu' ils ne peuvent être vrais que quand ces idées sont réellement les unes dans les autres, et faux que quand elles n' y sont pas. et dans cette troisième je vois celles qu' ils ne peuvent devoir leur vérité à la forme qu' ils affectent, qu' ils ne peuvent avoir pour premier principe de certitude, que la certitude de nos premières impressions, et qu' ils ne peuvent avoir qu' une seule cause d' erreur ; c' est que nous voyons dans une idée ce qui n' y était pas, c' est-à-dire que nous nous la rappellions mal. j' oserai dire encore en finissant, et en me servant toujours de la même forme d' expression, que je vois dans l' enchaînement d' idées que je viens d' exposer, l' idée qu' il est parfaitement juste, et celle que tout le monde conviendra de cette justesse, si l' on veut se donner la peine d' y regarder avec attention, ou du moins celle que je l' ai prouvé autant que j' en suis capable. je n' ai donc plus rien à ajouter. p384 Ce chapitre ne renferme aucune idée qui ne soit dans les précédens. Mais si en présentant mes principes sous de nouveaux aspects et en en montrant différentes applications, il contribue, comme je l' espère, à les rendre plus faciles à saisir et plus plausibles, il est très-important, pour le but que je me propose ; et je dois remercier encore mes juges de m' avoir, pour ainsi dire, forcé de rendre mes raisons aussi convaincantes qu' elles pouvaient l' être. Maintenant que cette logique est finie, et qu' elle fait le complément d' un ouvrage assez étendu, dont mon idéologie et ma grammaire n' étaient que les premières parties, je ne puis me refuser au plaisir de jeter un coup-d' oeil général sur l' ensemble de l' étude de nos moyens de connaître ; et de présenter au lecteur un tableau succinct de la série d' idées que j' ai suivie, ou plutôt par laquelle je me suis laissé conduire jusqu' à ce moment, et un apperçu sommaire de ce qui devrait suivre cette histoire de nos facultés intellectuelles, pour la rendre vraiment usuelle, et utile aux différentes branches de nos connaissances. p385 Ce sera l' objet du chapitre suivant, que l' on doit plutôt regarder comme un appendice, et une conséquence de mon ouvrage, que comme en faisant une partie intégrante. Il renferme principalement mes vues et mes voeux, relativement à ce que je n' ai pas l' espérance d' exécuter. CHAPITRE 9 LOGIQUE T 3 p386 résumé des trois parties qui composent la science logique, et programme de ce qui doit suivre. j' ai attendu, pour appeler l' attention du lecteur sur l' ensemble de mes travaux, l' instant où il serait possible et convenable de les embrasser d' un coup-d' oeil général. Je me vois aujourd' hui arrivé à ce moment tant desiré, et je me livre au plaisir d' exposer tout l' enchaînement de mes idées. On vient de lire enfin la troisième et dernière partie d' un traité de l' intelligence humaine, considérée uniquement sous le rapport de la formation de ses idées, et de ses connaissances. je ne m' abuse point sur le mérite de cet ouvrage ; et quelques suffrages vraiment flatteurs, dont il a été honoré, ne me font pas illusion sur ses défauts. Je crois, il est vrai, que le plan que j' ai conçu est p387 très-bon et très-important ; mais, je l' avoue avec la même franchise, je suis loin d' être content de la manière dont je l' ai exécuté. Toutefois, ce n' est plus actuellement un simple projet ; et, par cela seul, j' en vois mieux moi-même l' étendue et les conséquences. Car, le grand avantage d' un homme qui a déjà cheminé dans la carrière qu' il se proposait de parcourir, n' est pas seulement d' être un peu plus avancé qu' en partant ; c' est encore d' être plus assuré que la direction qu' il a suivie, mène au but qu' il se proposait d' atteindre, et surtout de voir son horison se reculer et s' étendre. Plus on marche, plus on voit loin devant soi, et dans l' espace environnant ; mieux on reconnaît les situations respectives des pays adjacens. Voyons donc où m' a conduit la route que j' ai tenue, et où elle peut mener encore. Quand j' ai commencé à réfléchir sur mes faibles connaissances, et sur celles de l' espèce humaine en général, j' ai vu avec étonnement et admiration, que je savais déjà bien des choses vraiment utiles, que beaucoup d' autres en savaient encore infiniment p388 davantage, et que le genre humain, pris en masse, était riche d' une foule de vérités précieuses, auxquelles il devait toutes ses jouissances, et dont le mérite était prouvé même par les inconvéniens qui suivent de l' oubli qu' on n' en fait que trop souvent. Ce sentiment de joie a été bientôt tempéré, et même anéanti, par la réflexion pénible que tant de trésors n' avaient qu' une valeur très-contestée, et que même en mettant à part le goût du paradoxe et de la controverse, il était souvent fort difficile de prouver l' utilité de la vérité, et plus encore de montrer sa certitude, les moyens d' y atteindre, les causes qui nous en écartent, et surtout en quoi bien précisément elle consiste pour nous. Je voyais que nos connaissances se subdivisent en une multitude de branches, qui semblent étrangères les unes aux autres ; que chacune paraît avoir une cause de certitude particulière, une manière d' y arriver qui lui est propre ; que toutes, même les plus exactes dans leur marche et les mieux ordonnées dans leur ensemble, p389 laissent plusieurs inconnues en arrière de leurs premiers principes. La science des quantités abstraites nous donne les règles de calcul les plus savantes et les plus sûres, sans nous dire ni comment nous formons l' idée de nombre, ni pourquoi nous avons des idées abstraites, ni quelle est la cause première de la justesse d' une équation. Celle non moins correcte dans ses déductions, qui traite des propriétés de l' étendue, la géométrie, ne nous enseigne ni comment nous apprenons à connaître cette propriété générale des corps, ni en quoi elle consiste séparée de ces corps, ni pourquoi, seule de toutes les propriétés des corps, elle est susceptible d' être le sujet d' une science particulière, qui influe sur toutes les autres, ni pourquoi elle se prête mieux qu' aucune autre à l' application rigoureuse des combinaisons p390 de la science des quantités, ni pourquoi elle se sert tantôt des procédés de cette science, tantôt de ceux de la logique ordinaire, ni pourquoi elle arrive au même but par ces deux chemins, et pourquoi cependant elle peut aller plus loin par l' un que par l' autre. La science positive qui embrasse toutes les propriétés des êtres qui tombent sous nos sens, et qui traite des lois qui les régissent, la physique, ne nous laisse pas moins à desirer dès ses premiers pas. Elle ne nous montre pas comment toutes ces propriétés dérivent, et procèdent les unes des autres, ni comment elles sont toutes dépendantes de celle plus générale et plus nécessaire, appelée l' étendue, ni quelle est leur relation avec celles plus générales encore, la durée et la quantité, ni pourquoi les unes se prêtent mieux que les autres aux calculs de cette dernière, ni enfin comment toutes dérivent pour nous de nos moyens de connaître, ce qui pourtant constitue seul leur réalité et leur certitude, relativement à nous. L' histoire naturelle, dont l' objet direct est de nous faire connaître le mode d' existence p391 de chacun des êtres existans, ne nous apprend pas davantage en quoi consiste d' abord l' existence générale de ces êtres, ce qu' elle est relativement à eux, ce qu' elle est relativement à nous ; et ensuite, lorsqu' elle descend à l' examen spécial de l' existence propre aux êtres animés, elle ne nous fait pas voir non plus les conséquences intellectuelles de leur sensibilité, dans les diverses espèces, et notamment dans la nôtre. Si de ces sciences très-générales, et qui embrassent tous les êtres existans, on passe à celles qui ont particulièrement pour objet l' espèce humaine, on les trouve encore moins sûres dans leurs procédés, plus incohérentes entre elles, et également dénuées des notions premières sur lesquelles elles devraient s' appuyer. Celle que nous nommons assez improprement économie politique, possède sans doute des vérités précieuses sur les effets de la propriété, de l' industrie, et des causes qui favorisent, ou contrarient la formation et l' accroissement de nos richesses ; mais puisqu' elle est réellement, ou doit être l' histoire de l' emploi de nos p392 forces, à la satisfaction de nos besoins, elle devrait remonter à la naissance de ces besoins, et à la source de notre puissance d' agir, et parconséquent à l' origine des droits que ceux-là nous donnent, et des devoirs que l' exercice de celle-ci nous impose. Dira-t-on que c' est plutôt là l' objet et l' obligation spéciale de la science connue sous le nom de morale ? Je répondrai premièrement que la morale considère plus nos besoins et nos desirs, en un mot, tous nos sentimens qui ne sont pas réduits en actes, dans l' intention de les apprécier et de les régler, que dans celle de les satisfaire ; et que, quant à nos actions, elle a plus en vue les droits d' autrui que notre intérêt direct et immédiat. Secondement, je ne craindrai pas de dire qu' elle ne remonte pas mieux que l' économie politique, à cette cause première de tout besoin et de toute puissance, de tous les droits et de tous les devoirs ; et que jusqu' à présent elle mérite plus qu' aucune autre science humaine, le reproche de n' être qu' un recueil de principes empiriques, déduits d' observations éparses, et p393 dont la pratique, quoique bien imparfaite, est encore fort supérieure à la théorie, parcequ' heureusement il est dans notre nature, qu' au moins les plus essentiels de ces principes, sont plus aisés à sentir qu' à prouver. Cela est si vrai que l' on dispute encore sur la base fondamentale que l' on doit donner à la morale, sur le but qu' elle doit se proposer, et pour savoir si on doit chercher son principe dans notre nature, ou en-dehors d' elle ; et que même beaucoup de philosophes soutiennent que toute idée d' utilité quelconque, toute relation à nous, quelle qu' elle soit, est un motif indigne de la morale, qui la dégrade et l' avilit. Assurément, il est impossible d' imaginer une branche de connaissances qui soit moins avancée, et moins fixée que celle sur laquelle on élève de pareilles questions. Puisque les deux sciences dont nous venons de parler sont incomplètes, celle de la législation ne peut manquer de l' être encore davantage. Ce mot, à le prendre dans sa plus grande généralité, signifie la connaissance des lois qui doivent régir l' homme dans toutes les circonstances, p394 et dans toutes les époques de sa vie. Ainsi il renferme la science, non-seulement des lois qui règlent les intérêts des individus, de celles qui déterminent l' organisation sociale, et de celles qui fixent les rapports de la société avec les nations étrangères ; mais encore de celles qui doivent diriger l' enfance. La science de la législation comprend la science du gouvernement, et celle de l' éducation. Car le gouvernement n' est que l' éducation des hommes faits, et l' éducation est le gouvernement des enfans. Seulement, dans l' un on donne sa principale attention aux actions, parcequ' elles ont un effet immédiat ; et dans l' autre, on s' attache surtout à former les sentimens, parceque les actions sont encore peu importantes. Or, puisque le but de la science de la législation est de diriger les sentimens et les actions des hommes, elle est nécessairement sans bases fixes, tant que les actions et les sentimens des hommes, et les conséquences des unes et des autres ne sont pas appréciées, et jugées avec justesse et exactitude. Aussi, savons-nous si mal ce que c' est que la police, la politique, p395 ou la science de la cité, que souvent nous donnons l' un de ces noms qui devraient être synonymes à l' espionnage le plus méprisable, et l' autre à un système de ruses à-la-fois si fausses et si usées, qu' elles n' attrappent plus que ceux qui s' en servent. Je ne parle pas de la science du droit ; séparée de celle de la législation, elle n' est que la connaissance de ce qui est ordonné, sans retour sur ce qui devrait l' être ; ainsi il est manifeste qu' elle est sans théorie comme sans principes. C' est une simple histoire de ce qui est. Si de ces sciences, que l' on peut dire spéciales, je remonte à celle qui prétend les diriger toutes et leur montrer le chemin de la vérité, à la logique, je trouve qu' elle se réduit elle-même à nous apprendre à tirer des conséquences, et qu' elle pose en principe qu' il ne faut jamais disputer des principes, c' est-à-dire qu' elle n' en a point qui lui soient propres, qu' elle ait créés, et dont elle puisse rendre raison. La grammaire même, son alliée inséparable, p396 car nous ne raisonnons jamais qu' avec des signes et sur des signes, est très-riche en détail : elle nous donne une multitude de règles très-utiles sur la manière d' employer chacune des différentes espèces de ces signes. Mais elle nous apprend peu ou mal, comment nous sommes venus à avoir des signes disponibles de nos idées, quels sont les avantages et les inconvéniens communs à tous, quels sont ceux particuliers à chacune de leurs différentes espèces, soit permanentes, soit transitoires ; en un mot elle manque aussi de principes fondamentaux. La raison en est simple : les principes de la théorie des signes ne peuvent se trouver que dans l' analyse des idées qu' ils représentent. Ajoutons qu' à côté de ces sciences vraies, quoique défectueuses, on a vu de tout tems s' en élever d' autres complètement fausses et chimériques, et qui ne doivent leur existence qu' à ce que les vraies causes de la réalité et de la solidité des premières ont toujours été mal démêlées. Aussi celles-là ont toujours été décroissantes p397 à proportion des progrès de celles-ci ; et elles doivent se trouver anéanties par leur état de perfection. Remontant donc ainsi, ou plutôt descendant d' échelons en échelons jusqu' aux fondemens de tout, j' ai trouvé que le magnifique édifice de nos connaissances qui m' avait d' abord présenté une façade si imposante, manquait par sa base, et reposait sur un sable toujours mouvant. Cette triste vérité qui me pénétrait de chagrin et de crainte, m' a prouvé que la grande renovation tant demandée, et non pas exécutée par Bacon, n' avait eu lieu que superficiellement ; que les sciences avaient bien pris une marche plus régulière et plus sage, en partant de certains points donnés, ou convenus sans éclaircissemens suffisans, mais que toutes avaient besoin d' un commencement qui ne se trouvait nulle part. On l' a senti de tous tems ; et c' est ce besoin que l' on voulait satisfaire au moyen de cette philosophie première dont tous nos anciens auteurs ont tant parlé, sans savoir précisément de quoi ils devaient la composer. Je ne m' amuserai point à p398 discuter avec chacun d' eux les différentes idées qu' ils s' en sont faites. Il me suffira d' observer que tous ont voulu qu' elle consistât dans un certain nombre de principes fondamentaux, dont la certitude ne fût contestée par personne, et qui fussent universellement reconnus pour vrais par tous les hommes. mais, là existe toujours cette éternelle défectuosité qui mérite éminemment le nom de pétition de principes. car, quels que soient ces principes, quelqu' indubitables et incontestables qu' on les suppose, il reste toujours à savoir pourquoi ils sont tels. J' ai donc cru devoir aussi m' occuper à mon tour de la philosophie première, et en faire le sujet de toutes mes méditations. Il ne m' a fallu qu' une légère attention pour voir qu' elle ne doit pas être, comme on l' a cru, une science positive et expresse, dogmatisant sur telle espèce d' êtres en particulier, ou sur tels effets généraux de leur existence à tous, et de leurs rapports entre eux : car ce sont là des résultats dont il faut auparavant trouver les élémens. Il m' a donc été facile de reconnaître que la vraie philosophie p399 première ne pouvait être autre chose que la vraie logique, que la science qui nous apprend comment nous connaissons, nous jugeons, et nous raisonnons ; et que Hobbès a eu grande raison de faire de la logique, la première partie de la première section de ses élémens de philosophie, et de la placer avant ce que lui-même appelle encore mal-à-propos philosophie première, quoiqu' à juste titre il ne lui donne qu' un rang secondaire dans son ouvrage. Mais comme je l' ai déjà dit souvent, la logique telle qu' elle a toujours été, n' était que l' art de tirer des conséquences légitimes de principes avoués. Elle n' était donc pas ce qu' il fallait qu' elle fût pour être la vraie logique, pour être le commencement de tout. Elle n' était qu' un art, elle devait être une science. Elle partait de principes convenus, tandis qu' elle devait nous montrer la cause de tout principe ; et c' est cette imperfection même, qui avait fait naître l' erreur si répandue, qu' il pouvait y avoir avant elle quelque chose qui méritât d' être appelé science première. p400 Cependant comment la perfectionner cette logique ? Comment la compléter ? Comment en faire vraiment une science, et la première de toutes ? Il est manifeste, ou je m' égare absolument, que ce ne peut être qu' en la faisant consister dans l' étude de nos moyens de connaître. L' art qui prétend nous apprendre à juger et à raisonner ne peut pas dépendre d' autre chose ; et la science qui aspire à diriger cet art, et qui veut et doit présider à toutes les autres sciences et les précéder, ne peut pas être autre chose. Ainsi je me suis vu conduit forcément à examiner nos opérations intellectuelles, leurs propriétés, leurs conséquences. En effet, on ne saurait trop le redire, chacun de nous, et même tout être animé quelconque, est pour lui-même le centre de tout. Il ne perçoit par un sentiment direct et une conscience intime, que ce qui affecte et émeut sa sensibilité. Il ne conçoit et ne connaît son existence que par ce qu' il sent, et celle des autres êtres que par ce qu' ils lui font sentir. Il n' y a de réel pour lui que ses perceptions, ses affections, ses idées ; et tout ce qu' il p401 peut jamais savoir, n' est toujours que des conséquences et des combinaisons de ses premières perceptions ou idées. Lors donc que l' on cherche le principe de toute connaissance, et que l' on ne perd point de vue son objet, on est invinciblement ramené à l' examen de nos facultés intellectuelles, de leurs premiers actes, de leur puissance, de leur étendue, et de leurs limites. Cette vérité commence heureusement à être très connue, et la manière dont je décris le chemin par lequel j' y suis parvenu, peut paraître lente et prolixe ; mais dans ces matières, il y a un véritable avantage, on pourrait dire une stricte nécessité, à présenter souvent la même chose sous différens aspects. La cause en est dans la nature du sujet lui-même, et dans la manière dont il a été traité si long-tems. Il ne faut pas seulement exposer son idée toute entière, et montrer tout ce qu' elle renferme ; il faut de plus faire voir en quoi elle diffère de plusieurs idées voisines que l' on croit semblables : on est même réduit souvent à prouver qu' elle est exactement la même p402 que d' autres que l' on regarde communément comme très-différentes. La preuve en est que quand j' ai commencé à m' occuper de la science dont nous parlons, elle avait été cultivée antérieurement par des hommes de la capacité desquels je n' approcherai jamais ; elle avait parconséquent fait déjà de grands progrès. Cependant elle n' était encore désignée que par la dénomination complexe d' analyse des sensations et des idées ; et quoiqu' on commençât à en sentir l' importance, on ne la regardait pas comme identique avec la partie scientifique de la logique. Encore moins aurait-on consenti à la confondre avec ce que l' on appelait la philosophie première ; et quand je proposai de l' appeler idéologie, mot qui n' était que la traduction abrégée de la phrase par laquelle on la désignait, il sembla que je voulais lui donner un nouveau caractère. J' en étais si loin que je ne prévoyais pas moi-même où cette étude me conduirait. Toutefois placé, pour ainsi dire, par Bacon en face de l' objet à examiner, et en présence de la nature elle-même, je p403 mis à néant tout ce que d' autres y avaient vu, ou cru voir avant moi ; et je considérai sans préventions antérieures, et sans aucun parti pris d' avance, la masse entière de mes idées. Je démêlai bientôt dans leur composition, le retour continuel d' un petit nombre d' opérations intellectuelles, toujours les mêmes, qui ne sont toutes que des variétés de celle de sentir. J' en remarquai quatre bien distinctes, sentir simplement, se ressouvenir, juger, et vouloir ; et quoique je ne visse pas dès-lors aussi nettement que je l' ai fait depuis, en quoi consiste précisément celle de juger, je vis cependant que ces quatre opérations intellectuelles sont les seules qui méritent d' être appelées élémentaires ; que toutes les autres qu' on peut reconnaître en nous, sont toujours composées de celles-là ; que celles-là suffisent à former toutes nos idées quelconques, lesquelles sont toutes et toujours composées les unes des autres, et parmi lesquelles il n' y a qu' on puisse appeler simples, que celles qui sont formées par la seule action de sentir simplement. p404 Je vis de plus, et plus tard, que d' après notre organisation, les opérations de se ressouvenir, de juger, et de vouloir, suivent nécessairement de celle de sentir simplement ; et que ces trois dernières facultés entrent en action par le seul fait de la première. Je vis en outre, que notre existence consiste pour nous uniquement à sentir, et que, quand nous sentons quoi que ce soit, c' est toujours nous, que nous sentons être d' une manière ou d' une autre ; mais que ce n' est jamais que nous, et notre propre existence que nous sentons. Réunissant ces deux dernières données, je trouvai qu' à des êtres faits comme nous, le seul fait de sentir simplement suffit pour avoir des idées de toute espèce, ou plutôt de tout degré de composition ; mais que s' il leur fait complètement connaître leur existence et ses modes de tout genre, il ne leur fait connaître qu' elle, et non pas l' existence d' êtres, autres qu' eux. Il restait donc à trouver comment nous sommes conduits à savoir qu' il y a dans p405 la nature, quelque chose qui n' est pas nous, ou notre vertu sentante. Alors cessant de considérer notre sensibilité sous un point de vue purement abstrait, et prenant nos individus en masse, comme ils existent réellement, je remarquai que notre vertu sentante paraît avoir lieu en conséquence de mouvemens qui s' opèrent dans notre système nerveux ; mais qu' en outre, quand elle prend le caractère de volonté, elle a la propriété de produire dans nos membres, d' autres mouvemens qui nous causent une sensation, et que parconséquent, lorsque cette sensation cesse malgré notre volonté, nous sentons que ce n' est pas par le fait de cette vertu voulante, qui voudrait la continuer, mais par celui d' êtres indépendans d' elle, dont l' existence distincte de la sienne consiste uniquement à la contrarier ou à lui obéir, et à affecter la vertu sentante dont elle émane et fait partie. p406 Ainsi, après avoir déterminé ce que c' est pour nous que notre propre existence, et ce qu' il y a de vraiment essentiel à remarquer, et à distinguer dans ses différens modes, j' ai reconnu en quoi consiste à notre égard celle des êtres qui ne sont pas nous ; et j' en ai déduit la nature des propriétés par lesquelles ils nous affectent, leurs relations entre elles, l' ordre dans lequel nous apprenons à les connaître, et la manière dont nous parvenons à apprécier, et à mesurer chacune d' elles avec plus ou moins d' exactitude. J' oserai dire qu' en général on n' a pas fait assez d' attention à ces bases fondamentales de mon ouvrage et de toute philosophie. En même tems, on a accueilli avec indulgence, et même avec approbation quelques autres parties, qui cependant, p407 si elles ont un mérite réel, le tiennent absolument de ces préliminaires. Cela vient sans doute de ce que ces parties subséquentes sont susceptibles d' applications plus directes, et de ce que ces applications étaient l' objet des recherches d' un plus grand nombre de personnes ; mais il n' en est pas moins vrai que tout repose sur ces premières données, que je crois avoir bien exactement prises dans la nature, et bien dégagées de toute opinion hypothétique, et de tout principe arbitraire. On ne saurait trop les examiner, les discuter, et les constater, si l' on veut que nos connaissances soient enfin fondées sur une base solide et inébranlable. Je sens qu' il y a un air de présomption à affirmer, que ce que l' on a dit mérite d' être étudié ; mais ce n' est pas pour moi que je demande cette faveur, c' est pour le sujet que j' ai traité dans ces onze premiers chapitres. Dans le vrai, ils renferment le germe de toute l' histoire de notre intelligence. Après ces préliminaires, ne regardant plus le phénomène du sentiment que comme une conséquence des mouvemens p408 qui s' opèrent dans nos individus, j' ai examiné les relations qu' ont entre elles, ces deux facultés de sentir et de nous mouvoir, et les différens degrés de dépendance où elles sont, suivant leurs diverses modifications, de l' espèce de sentiment que nous appelons volonté. j' ai fait voir le nombre prodigieux de mouvemens divers, sensibles ou insensibles, qui s' opèrent continuellement en nous. J' ai décrit les effets que produit sur nos opérations intellectuelles ou automatiques, la fréquente répétition des mêmes actes ; et j' en ai déduit les causes de nos progrès et de nos erreurs. Enfin, observant que nos actions manifestent nos idées et nos sentimens, sans que nous le voulions, et parconséquent en sont les signes naturels et nécessaires, j' ai expliqué comment elles en deviennent les signes artificiels et volontaires ; comment ensuite ces signes se perfectionnent en se subdivisant, et se partagent en différentes espèces, qui ont des propriétés différentes. J' ai montré que les signes artificiels sont nécessaires à la formation de la plupart de nos idées, qu' ainsi ils contribuent p409 puissamment au perfectionnement de l' individu ; que de plus ils sont la cause unique du perfectionnement de l' espèce, en servant de moyen de communication ; qu' au milieu de tous ces avantages, ils ne sont pas exempts de quelques inconvéniens ; mais qu' enfin, tels qu' ils sont, nous nous en servons toujours pour combiner nos idées, et nous ne pensons jamais que par leur moyen. Tel est le contenu de mon premier volume. Il renferme bien, ce me semble, toutes les bases de l' histoire de nos idées. Cependant, puisque ces idées ne nous apparaissent jamais que revêtues de signes, il fallait encore examiner plus scrupuleusement comment ces signes représentent et développent nos pensées dans quelque langage que ce soit. C' est aussi à quoi j' ai consacré la seconde partie de mon ouvrage. à ce moment, où pour la première fois, mes recherches avaient un objet nouveau, j' ai déjà senti vivement l' avantage d' être remonté jusqu' à la source de nos connaissances. Quoique peu versé dans les détails de la science et de l' érudition p410 grammaticale, je me suis trouvé tout de suite porté fort loin au-delà du commencement de toutes les grammaires, en avant de toutes les questions qui divisent leurs auteurs, et muni de la plupart des élémens de leurs solutions ; et réciproquement l' étude de la grammaire m' a fait voir encore plus nettement la marche de notre esprit. Car en même tems que la connaissance de la formation de nos idées me faisait reconnaître facilement le véritable mécanisme de leur expression, quelle qu' en fût la forme, l' examen de la génération des signes jetait un nouveau jour sur celle des idées. Par ce moyen, j' ai reconnu clairement d' une part, que nous ne faisons jamais que sentir et juger, c' est-à-dire recevoir des impressions, et y remarquer des circonstances, ou en d' autres termes, sentir une idée, et sentir une autre idée existante dans celle-là ; de l' autre part, que nous n' exprimons jamais que des impressions isolées, ou des jugemens, c' est-à-dire, que le langage ne peut jamais être composé que de noms d' idées détachées les unes des autres, ou d' énoncés de jugemens ; p411 et même que toutes nos connaissances ne consistant que dans nos jugemens, le discours est sans intérêt et sans résultat, quand il n' exprime pas un jugement quelconque ; qu' ainsi, dans tous les langages possibles, le discours est essentiellement composé d' énoncés de jugemens, ou de propositions. Voilà le premier degré de sa décomposition. J' ai vu ensuite que comme notre sensibilité, notre esprit saisit d' abord les masses avant d' en démêler les détails, comme il porte souvent des jugemens avant d' en distinguer tous les élémens ; de même notre discours, en quelque langage qu' il soit, exprime d' abord une proposition toute entière en bloc, par un seul signe. C' est l' interjection. Ensuite, quand dans un jugement nous séparons le sujet de l' attribut, et que nous le nommons, l' interjection par cela même n' exprime plus que l' attribut. Elle devient le verbe. le signe représentant le sujet est le nom. le nom et le verbe, voilà les deux seuls élémens nécessaires de la proposition. L' un exprime l' idée existante dans l' esprit ; l' autre, l' idée existante p412 dans celle-là. Tous deux renferment l' idée d' existence, et sont parconséquent susceptibles de tems et de modes. Le nom est toujours, et nécessairement au tems présent et au mode énonciatif : car l' idée dont s' occupe notre esprit, est toujours énoncée actuellement existante, par cela seul qu' on la nomme ; c' est ce qui fait qu' on ne s' apperçoit pas que le nom a un mode et un tems. Le verbe au contraire est susceptible de tous les tems et de tous les modes, parcequ' une idée peut être dite existante dans une autre de toutes ces manières différentes. Aussi il n' y a pas d' énoncé de jugement sans verbe, et il y a énoncé de jugement, dès que le mode du verbe, ou la manière dont l' attribut existe dans le sujet, est déterminé. C' est là le seul signe qui exprime l' acte de juger : car quand on dit de quelle manière une idée est dans une autre, on affirme qu' elle y est. Effectivement, l' acte de juger étant toujours le même, le moyen de l' exprimer doit toujours être le même. Tous les autres élémens de la proposition ne sont que des modificatifs de ceux-là, p413 utiles, mais non nécessaires. Aucun d' eux ne peut faire les fonctions d' attribut. Les adjectifs seuls en seraient susceptibles, si au lieu de n' exprimer l' idée qu' ils représentent que comme destinée à exister dans une autre, ils l' exprimaient comme y existant, s' ils renfermaient le sens de l' adjectif étant. alors ils seraient des verbes. L' adjectif étant est le seul verbe, puisque lui seul communique cette qualité aux autres, comme la préposition verbale que est la seule conjonction, puisqu' elle seule donne la propriété conjonctive aux signes qui la possèdent. Les modificatifs de sujets et d' attributs, quelque nom qu' on leur donne, et dans quelque langage qu' ils existent, ne peuvent faire les fonctions que d' adjectifs, de prépositions, d' adverbes, d' interjections conjonctives, et d' adjectifs conjonctifs. Ainsi voilà tous les élémens possibles de la proposition trouvés et reconnus, et leur valeur déterminée. Il restait à épeler ces caractères, c' est-à-dire à voir les moyens dont on se sert pour les lier entre eux. C' est l' objet de la syntaxe. p414 La syntaxe emploie trois moyens différens. Le premier est la place que les signes occupent. C' est ce qu' on appelle la construction. Le second, ce sont les variations que certains signes subissent. Le troisième consiste dans quelques signes particuliers, uniquement destinés à marquer les relations des autres. La connaissance de la formation de nos idées et de leurs signes, m' a montré l' effet réel de chacun de ces moyens ; et la détermination exacte de la nature du verbe, m' a donné une théorie de ses tems et de ses modes, qui du moins me paraît plus fondée en raison que les autres, et suivant laquelle il ne peut jamais avoir que trois modes, et douze tems réels. Après cette analyse du discours, que l' on peut dire universelle puisqu' elle est applicable à tous les langages possibles, j' ai dû parler des différens moyens de rendre permanens les signes de nos idées, qui naturellement sont tous transitoires comme elles. Car si les hommes ne peuvent presque pas penser sans signes quelconques, ils ne peuvent faire aucuns p415 grands progrès sans signes durables et transportables. Tous les langages qui dérivent du langage d' action, peuvent être représentés d' une manière permanente par d' autres langages composés de figures hiéroglyphiques ou symboliques, qui expriment les mêmes idées qu' eux. Mais il y a là une véritable traduction. Le langage oral est le seul dont la signification puisse être reproduite par des figures qui ne représentent que les sons dont il est composé, et non pas les idées elles-mêmes. C' est là réellement l' écriture soit syllabique, soit alphabétique. C' est une simple notation sans traduction ; et cette différence est si grande, que tout peuple qui a négligé cet avantage, est condamné à une éternelle enfance. Les conséquences en sont incalculables. On a pensé assez généralement que tous les hommes avaient dû commencer par des peintures hiéroglyphiques, qu' un génie heureux avait inventé de les convertir en caractères syllabiques, et qu' un plus heureux encore avait imaginé de p416 décomposer ceux-ci en voyelles et en consonnes, et avait dû parconséquent créer tout de suite un alphabet parfait pour la langue qu' il parlait. Pour moi, l' examen attentif de la nature de ces procédés, de leurs effets, et des monumens qui nous en restent à diverses époques, et dans différens pays, me montre qu' une telle marche n' a pu avoir lieu ; mais il me paraît que l' idée de noter au moins grossièrement les tons du chant, a dû se présenter dès la plus haute antiquité ; qu' elle a dû facilement conduire à ajouter successivement à ces notes quelques signes qui exprimassent ou la voix, ou l' articulation, ou la durée, ce qui les a rendues assez propres à noter la parole, qui, dans les langues naissantes surtout, diffère peu du chant ; et que par là elles sont devenues insensiblement et très-naturellement des caractères, partie syllabiques, partie alphabétiques, tels que sont ceux de beaucoup de langues orientales, et tels que sont encore à beaucoup d' égards les nôtres, que nous croyons si complètement alphabétiques. Car toutes les fois que nous employons p417 une voyelle sans consonne, et une consonne sans voyelle, certainement l' une des deux est sous-entendue, et parconséquent celle exprimée représente la syllabe toute entière. Ces réflexions m' ont conduit à une analyse exacte des sons vocaux que nous représentons encore très-mal, et m' ont fait voir qu' en y distinguant trois nuances de tons, cinq degrés de durée, dix-sept voix, et vingt articulations différentes, ils seraient très-bien ou du moins très-passablement notés. J' ai émis le voeu que l' on figurât ainsi quelques-uns des meilleurs morceaux de littérature de différentes langues, et je suis convaincu qu' il en résulterait des avantages vraiment prodigieux pour les tems à venir, et pour les nations lointaines. Enfin, de toutes ces observations tant sur le langage en lui-même, que sur les moyens de l' écrire, j' ai conclu qu' une langue universelle, soit savante, soit vulgaire, est impossible ; qu' elle serait plus nuisible qu' utile, si elle n' était que savante ; et qu' une langue parfaite est, si l' on peut s' exprimer ainsi, encore plus impossible : mais j' ai indiqué les conditions p418 qui, suivant moi, la rendraient parfaite, et dont il serait très-utile de rapprocher toujours plus les langues dont nous nous servons. Voilà le sommaire de ma seconde partie. Toute ma crainte en entrant dans les détails qu' elle exige, et que j' ai encore resserrés le plus que j' ai pu, a été qu' elle ne m' éloignât de l' objet de la première, et qu' elle ne la séparât trop de la troisième. Cependant, je le répète, puisque nos idées ne nous apparaissent jamais que revêtues de signes, puisque nous ne saurions les combiner qu' avec ce secours, il fallait bien expliquer la nature et les effets de ces signes. C' est incontestablement la première application que l' on doive faire de la connaissance de la formation de nos idées ; et tout de suite après, il faut en déduire les causes de leur certitude, montrer en quoi elle consiste, ce qui la constitue, ce qui l' ébranle, ce qu' est pour nous la vérité, et ce qui nous en écarte. C' est ce que j' ai tâché de faire dans ma logique. J' ai cru devoir, autant pour me guider moi-même que pour conduire l' esprit du p419 lecteur, la faire précéder d' une partie historique, dans laquelle j' ai cherché à prouver par les faits, que tous ceux qui ont écrit sur la logique, ont voulu, comme moi, donner une base inébranlable à leurs principes, et à nos connaissances en général ; que tous même ont senti plus ou moins confusément, que, pour y parvenir, il fallait commencer par examiner nos idées et leurs signes ; qu' ils ont eu d' autant plus de succès qu' ils ont plus insisté sur ces utiles préliminaires ; mais qu' aucun d' eux n' a vu distinctement que dans cette étude seule, consiste uniquement toute la science logique : ensorte que tous, sans exception, se sont trouvés obligés de réduire la logique à n' être que l' art de tirer des conséquences de principes généralement avoués, et contraints de faire de ces principes une science première, qui, quelque nom qu' on lui donnât, était toujours antérieure à la logique, ne pouvait tirer d' elle sa certitude, et parconséquent n' avait pas de base solide. Cet inconvénient bien signalé, j' ai vu ou du moins cru voir le moyen de l' éviter p420 complètement, en suivant Descartes dans son premier pas, et m' y arrêtant plus que lui. Je me suis dit, je suis complètement sûr de sentir ce que je sens. Tout ce que je puis jamais penser et savoir, ne consiste toujours que dans des conséquences et des combinaisons de ce que j' ai senti d' abord ; et ce sont encore là autant de choses senties, que parconséquent je suis très-certain aussi de percevoir quand je les perçois. Voilà donc pour moi une certitude réelle et inébranlable, de laquelle je puis partir. Elle devrait s' étendre à toutes mes connaissances. Car ces connaissances ne consistent jamais que dans des rapports apperçus entre mes perceptions antérieures ; et ces rapports sont toujours perçus par l' acte de juger, qui consiste uniquement à sentir qu' une idée en renferme implicitement une autre. Ainsi c' est encore là une perception, et je ne puis pas me tromper, quand je sens qu' elle existe. Cela est vrai, et chacun de ces jugemens pris en lui-même et isolément, ne saurait être erroné. Mais les idées sujets de ces jugemens, sont toutes des souvenirs de p421 perceptions antérieures, et nous sommes organisés de manière que nous ne sommes jamais complètement certains que nos souvenirs soient rigoureusement exacts. Voilà la source de l' incertitude et de l' erreur. Munis de ces données, si nous suivons de nouveau toute la série de la génération de nos idées, telle que je l' ai exposée dans ma première partie, en tenant compte des diverses circonstances de leur formation, et des différens effets de leurs signes, nous trouvons sans peine comment et pourquoi nous sommes sûrs de notre propre existence, laquelle consiste uniquement à sentir ; comment et pourquoi nous sommes sûrs de l' existence des êtres qui ne sont pas nous, laquelle consiste uniquement à modifier la nôtre ; comment et pourquoi nous sommes plus ou moins sujets à nous égarer dans certaines situations, dans certaines dispositions, et dans certaines matières ; en quoi consiste précisément la sûreté ou la faillibilité de nos facultés intellectuelles ; et quelle est exactement la nature, l' étendue, et la limite de leur puissance. p422 Nous en avons donc bien saisi les causes premières. D' après cela, que devons-nous penser de toutes les règles que l' on a prescrites à nos raisonnemens ? Qu' elles sont fausses ou illusoires, et toutes fondées sur une connaissance imparfaite de nos opérations intellectuelles. Que devons-nous donc faire pour arriver à la vérité, et en être aussi certains que nous sommes susceptibles de l' être ? Rien autre chose que de nous assurer autant que possible, de la vraie valeur, c' est-à-dire, de la véritable compréhension et extension des idées dont nous jugeons, et de la justesse de leur expression ; et quand nous doutons de l' une ou de l' autre, il faut faire une description exacte de tous les élémens de l' idée dont il s' agit, ou du moins de tous ceux qui importent au jugement que nous voulons porter. Nous n' avons pas un autre moyen réellement efficace, pour nous préserver de l' erreur ; et celui-là renferme tous ceux qui sont nécessaires à sa pleine et entière exécution ; savoir, absence de toute prévention, p423 observation scrupuleuse des faits, manière claire de les exposer, etc., etc. Telles sont les conclusions de ma logique. Elles s' éloignent des idées ordinaires, et pour les faire adopter promptement, j' aurais dû peut-être leur donner plus de développement, et les appuyer d' un grand nombre d' exemples. Mais je suis convaincu qu' elles sont incontestables, et qu' on les trouvera toujours plus fondées, à mesure qu' on les examinera davantage, dans l' intention de les attaquer. Je m' en rapporte au desir de les critiquer, du soin de les établir invinciblement. En effet, il est bien difficile de s' égarer en suivant la route que j' ai tenue. J' ai étudié, la plume à la main. Je p424 ne savais pas la science, quand j' ai commencé à l' écrire, puisqu' elle n' existe nulle part. Je n' avais aucun parti pris d' avance. J' ignorais où j' arriverais. J' ai observé notre esprit sans prévention. J' ai noté ce que je voyais, sans savoir où cela me mènerait. Je suis revenu sur mes pas, toutes les fois que j' ai vu que j' étais conduit à l' absurde, c' est-à-dire, à des conclusions contraires aux faits postérieurs ; et j' ai toujours trouvé l' endroit où je m' étais égaré, c' est-à-dire où j' avais mal vu les faits antérieurs. Enfin, je suis venu sans suppositions, sans inconséquences, et sans lacunes, à un résultat que je n' avais ni prévu, ni voulu. Il est plausible, il est très-général, il rend raison de tous les phénomènes ; il m' est impossible de n' y pas prendre une pleine et entière confiance. Toutefois, si l' on peut m' accuser d' avoir trop resserré la fin de ma logique, p425 je sens que l' on doit encore bien plus me reprocher actuellement de m' arrêter si long-tems à ces préliminaires. Mais je voulais parler de ce qui reste à faire, il fallait bien retracer le tableau de ce qui est fait. On voit que, suivant moi, ce qui constitue la philosophie première, comme on dit, ou comme on devrait dire, la première des sciences dans l' ordre de leur mutuelle dépendance, c' est l' histoire de notre intelligence, considérée sous le rapport de ses moyens de connaître. Cette histoire est nécessairement composée de celle de la formation de nos idées, de celle de leur expression, et de celle de leur déduction. C' est là ce que j' ai exécuté (sauf correction) ; et sous ce point de vue, mon ouvrage forme un tout complet, avantage qu' il n' avait pas jusqu' à présent. Voilà un premier but atteint : je craignais bien de n' y jamais arriver. Mais ce qui forme un tout sous un certain rapport, se trouve souvent, vu sous d' autres aspects, n' être plus qu' une partie de plusieurs autres tous plus étendus. Ainsi ce traité de nos moyens de connaître pour pouvoir porter le nom de traité complet p426 de la génération de nos connaissances, devrait être suivi d' un tableau méthodique de toutes les premières vérités que nous recueillons à mesure que nous appliquons ces moyens de connaître à l' étude des divers objets qui peuvent les affecter, c' est-à-dire d' un tableau des premiers élémens de toutes nos sciences, disposées dans l' ordre où elles naissent de l' emploi et du perfectionnement successif et graduel de nos facultés. Car l' histoire de la génération de nos connaissances ne peut pas consister uniquement dans l' histoire de nos moyens de connaître. Elle doit encore comprendre celle de leur manière de s' appliquer aux divers objets, et des premiers résultats de leur action. Or je n' ai fait qu' indiquer cette dernière partie. D' un autre côté, pour que ce même traité de nos moyens de connaître pût être regardé comme un traité complet de nos facultés intellectuelles, il faudrait y ajouter un traité de notre faculté de vouloir, et de ses effets. Car l' homme n' est pas seulement capable de juger et de savoir, il l' est encore de vouloir et d' agir. p427 Cette faculté de vouloir est une suite nécessaire de celle de sentir telle que nous la possédons, et en fait pour ainsi dire partie. Elle est une conséquence inévitable de celle de juger, et naît forcément de ses décisions plus ou moins réfléchies. Mais elle a une énergie qui lui est propre, et dont les effets sont immenses. Or cette faculté si importante, je n' en ai encore presque rien dit. Je me suis borné à faire voir comment elle naît en nous, à montrer quelles sont ses relations avec nos autres facultés intellectuelles, et à indiquer rapidement quelques-unes de ses propriétés. Mais il s' en faut beaucoup que j' aie développé suffisamment toutes ses conséquences, des quelles pourtant dépend toute notre destinée. Je suis donc forcé de convenir que si mon ouvrage est incomplet comme histoire de la génération de nos connaissances, il l' est également comme histoire générale de toutes nos facultés intellectuelles. Il y a plus, j' avoue avec franchise que pour mériter réellement le titre d' élémens d' idéologie que j' ai eu la témérité de lui donner, il devrait comprendre les deux p428 importantes additions, dont je viens de présenter l' apperçu. Car il est bien constant que l' histoire de nos idées doit renfermer l' histoire complète de l' homme en tant que jugeant et connaissant ; et il ne l' est pas moins que, puisque nous avons appelé idées, ou perceptions, généralement toutes les modifications de notre faculté de sentir, nos volontés et nos desirs, en un mot, nos déterminations quelconques, sont des idées comme nos pures sensations, nos souvenirs, ou nos jugemens ; et que parconséquent l' histoire de nos idées doit renfermer aussi celle de l' homme, en tant que voulant et agissant. Il suit de là néanmoins une conséquence assez singulière, et qui a beaucoup de rapport avec les réflexions que nous avons déjà faites souvent : c' est que si j' avais manifesté d' abord le projet de refaire toute la philosophie première, la source et la base de toutes les sciences, j' aurais révolté par l' excès de mes prétentions : cependant j' aurais actuellement rempli ma tâche, autant du moins que j' en suis capable. Si j' avais annoncé seulement que j' allais faire ou l' histoire de la génération p429 de nos connaissances, ou celle de nos facultés intellectuelles, j' aurais paru moins promettre ; et pourtant, dans les deux cas, il me resterait encore un ouvrage important à exécuter ; et enfin sous le titre en apparence plus modeste encore d' élémens d' idéologie, j' ai pris réellement un beaucoup plus grand engagement, et tel que je n' en voyais pas moi-même toute l' étendue, et que vraisemblablement je ne serai jamais en état de le remplir. On ne saurait faire assez d' attention à ces illusions que produisent certains mots. Rien ne prouve mieux combien leur signification est vague et confuse, et combien nous sommes loin encore d' avoir bien déterminé la nature et l' étendue des recherches dont ils nous donnent l' idée, et d' avoir fixé la place de ces recherches dans l' arbre encyclopédique, ce qui est pourtant la chose vraiment essentielle, (res prorsùs substantialis) si nous voulons enfin faire de nos connaissances un système solide et bien lié. Au reste, c' est précisément parceque je n' ai pas l' espérance de pouvoir jamais p430 donner au public ni ce tableau des premiers élémens de toutes nos sciences, ni ce traité de notre faculté de vouloir et de ses effets, qui seraient nécessaires pour compléter mes élémens d' idéologie ; c' est, dis-je, par cette raison là même, que je veux expliquer comment je conçois que ces deux importans ouvrages devraient être exécutés. Ces espèces de programmes pourront du moins fournir des idées à des hommes plus capables de les remplir, et qui auront eu le bonheur de n' être pas obligés, comme moi, de consumer tous leurs efforts à débrouiller la première partie dont je me suis occupé. Commençons par examiner auquel de ces deux grands travaux il convient de se livrer d' abord. Au premier coup-d' oeil, il paraît assez naturel avant de s' occuper de l' homme en tant que voulant et agissant, de terminer l' histoire de l' homme, en tant que jugeant et connaissant, et parconséquent d' ajouter tout de suite à l' histoire de nos moyens de connaître, le tableau de la manière dont ces moyens agissent sur les divers objets, et celui des premières vérités qui en résultent pour p431 nous. Cependant j' observe que ce n' est plus là l' étude directe de notre faculté de juger et de savoir ; mais bien une application de cette étude : or il me paraît plus convenable de commencer par achever l' histoire de toutes nos facultés, avant de passer aux applications. D' ailleurs, quelque recherche que l' on se propose, elle ne peut jamais être qu' une suite et une déduction de l' étude de notre faculté de savoir. L' étude de notre faculté de vouloir et d' agir, a ce caractère comme toutes les autres ; elle est elle-même une portion du tableau des premières vérités que nous pouvons recueillir ; et puisqu' elle a de plus l' avantage de compléter la connaissance de notre intelligence, il me semble qu' elle mérite la priorité. C' est ce motif qui me décide sur ce point, sur lequel j' ai long-tems hésité. Si l' on était tenté de croire qu' il ne mérite pas une attention si sérieuse, il faudrait se rappeler que l' ordre, la dépendance, et la filiation de nos idées, est mon principal, et même mon unique objet dans toutes ces recherches. Quoi qu' il en soit, je commencerai p432 par parler du traité de la volonté et de ses effets. Cette seconde manière de considérer nos individus, nous présente un système de phénomènes si différens du premier, que l' on a peine à croire qu' il appartienne aux mêmes êtres, vus seulement sous un autre aspect. Sans doute on pourrait concevoir l' homme ne faisant que recevoir des impressions, se les rappeler, les comparer et les combiner, toujours avec une indifférence parfaite. Il ne serait alors qu' un être sachant et connaissant, sans passion proprement dite relativement à lui, et sans action relativement aux autres êtres ; car il n' aurait aucun motif pour vouloir, ni aucune raison pour agir, et certainement, dans cette supposition, quelles que fussent ses facultés pour juger et connaître, elles resteraient dans une grande stagnation, faute de stimulant pour s' exercer. Mais il n' est pas cela ; il est un être voulant en conséquence de ses impressions et de ses connaissances, et agissant en conséquence de ses volontés. C' est là ce qui le constitue d' une part susceptible p433 de souffrances et de jouissances, de bonheur et de malheur, idées correlatives et inséparables ; et de l' autre part, capable d' influence et de puissance. C' est là ce qui fait qu' il a des besoins et des moyens, et parconséquent des droits et des devoirs, soit seulement quand il n' a affaire qu' à des êtres inanimés, soit plus encore quand il est en contact avec d' autres êtres susceptibles aussi de jouir et de souffrir. Car les droits d' un être sensible sont tous dans ses besoins, et ses devoirs dans ses moyens ; et il est à remarquer que la faiblesse dans tous les genres, est toujours et essentiellement le principe des droits, et que la puissance dans quelque sens que l' on prenne ce mot, ne peut jamais être la source que de devoirs, c' est-à-dire de règles de la manière de l' employer. Tout cela dérive immédiatement de la seule faculté de vouloir : car si l' homme ne voulait rien, il n' aurait ni besoins ni moyens, ni droits ni devoirs. Au contraire, notre nature, notre organisation est telle que chaque impression que nous recevons, chaque perception que nous avons, peut donner lieu p434 à une de ces modifications internes, que nous appelons volontés ou desirs, soit par la manière directe dont cette perception nous affecte, soit par les circonstances que nous y remarquons, et les conséquences que nous en déduisons. Ces déterminations, ces desirs, varient à l' infini par leur cause, par leur objet, par la manière dont ils sont produits. Ils peuvent naître également d' une idée très-abstraite, ou d' une impression sensuelle, avoir pour objet des êtres physiques ou moraux, matériels ou intellectuels, être le résultat de profondes combinaisons et de longues déductions, ou d' une impulsion soudaine et presque automatique. Mais dans tous les cas, ce sont des perceptions, ayant pour cause des perceptions antérieures, dont nous ne pouvons les concevoir dériver autrement que par d' autres perceptions plus ou moins obscures, plus ou moins rapides, appelées jugemens ; et dans tous les cas aussi, ces desirs ont deux propriétés essentielles, qui donnent lieu à deux sciences distinctes, à deux systèmes de connaissances différentes. L' une de ces propriétés est de nous p435 faire jouir ou souffrir ; l' autre, de nous faire agir. Elles répondent aux deux grands phénomènes de l' économie animale, l' action du système nerveux sur lui-même, et sa réaction sur le système musculaire. Parconséquent, pour connaître réellement notre faculté de vouloir et ses résultats, nous devons étudier séparément, d' un côté, nos desirs en eux-mêmes, leurs propriétés, leurs conséquences, et de l' autre les effets directs ou éloignés des actions qui s' ensuivent, et qui toutes ont pour but de satisfaire quelques-uns de ces desirs. Ces deux connaissances réunies forment suivant moi, la partie de l' idéologie qui a rapport à la volonté. J' avoue que je ne sais quel nom donner à ces deux branches de recherches. On pourrait appeler l' une morale, et l' autre économie. mais alors il faudrait faire prendre à ces deux mots une signification très-éloignée de celle qu' on leur attribue communément. Ici non-seulement je retrouve la différence de la science à l' art que j' ai remarquée entre ma façon de considérer la logique, et celle dont on l' a toujours traitée ; mais encore ma manière p436 même de concevoir le sujet, et de classer les objets, est toute autre que celle usitée. En général, on entend par la morale, si toutefois on s' en fait une idée bien nette, une espèce de code de lois émanées de la raison, qui doit diriger notre conduite dans toutes les occasions où une autorité légitime, soit humaine, soit surnaturelle, n' a pas prononcé par une décision expresse. Quand un philosophe s' est livré à des recherches sur la justice, et la justesse de nos sentimens, et sur la légitimité de nos actions et de leurs conséquences, on ne dit point qu' il a fait une morale, mais seulement des réflexions, des considérations morales, c' est-à-dire relatives à ce code nommé la morale, et propres à réformer, ou à perfectionner ses lois ; et ce code régit non-seulement nos sentimens, mais encore nos actions. Or, moi, je commence par séparer totalement nos actions de la science dont il s' agit ; ensuite je la fais consister uniquement dans l' examen de celles de nos perceptions qui renferment un desir, de la manière dont elles se produisent en nous, de leur conformité ou de leur opposition p437 avec les vraies conditions de notre être, de la solidité ou de la futilité de leurs motifs, et des avantages ou des inconvéniens de leurs conséquences, mais sans me permettre de dicter aucunes lois. Ce dernier point doit être l' effet de réflexions d' un autre ordre. Le sens du mot économie doit subir un changement peut-être plus grand encore, pour l' adapter à ma manière de voir. Suivant son étymologie, il signifie gouvernement de la maison. Dans l' usage ordinaire, il signifie principalement le goût ou le talent de ménager les moyens quelconques dont on dispose, et surtout les moyens pécuniaires ; et quand on dit économie politique, on entend presqu' uniquement la science de la formation et de l' administration des richesses d' une société politique. Au lieu de cela, dans le plan que je conçois, de même que la science appelée morale serait l' étude détaillée de nos desirs, en tant que constituant tous nos besoins, celle nommée économie, consisterait dans l' examen circonstancié des effets et des conséquences de nos actions considérées comme moyens p438 de pourvoir à nos besoins de tous genres, depuis les plus matériels jusqu' aux plus intellectuels. Si ces deux cadres étaient bien remplis, alors et alors seulement, nous aurions un tableau complet des effets de notre faculté de vouloir, puisque d' elle seule dérivent également tous nos besoins et tous nos moyens. Mais de ces deux sciences ainsi conçues, il en naît nécessairement une troisième. De même que de la connaissance de la formation de nos idées, et de celle de leurs signes, sort naturellement celle de la manière de les combiner, qui conduit l' être pensant à la vérité ; de même aussi de la connaissance raisonnée de nos penchans et de nos actions, résulte directement la science de les diriger de manière à produire le bonheur de l' être voulant ; car le bonheur est le but de la volonté, comme la vérité celui du jugement. Cette dernière science serait-elle donc si neuve qu' il n' existât point de nom qui lui fût propre, et que nous ne sussions pas encore, même comment la désigner ? Je le crains bien. Car celle que l' on nomme ordinairement science du gouvernement, p439 se propose rarement le but que nous venons d' indiquer, et celle connue sous la dénomination de science sociale n' embrasse qu' une partie du sujet, puisqu' elle ne renferme pas l' éducation, ni même peut-être toutes les branches de la législation. Or, le système des principes propres à mener les hommes à leur plus grand bien-être, doit comprendre ceux de la conduite et de la direction de tous les âges, et sous tous les rapports. Ainsi voilà encore une science à nommer. Cependant avec les précautions convenables, nous pourrons employer les expressions usitées ; mais ici il se présente un sujet de délibération plus important. L' ordre dans lequel nous venons d' énoncer les différentes parties qui composent l' examen complet de notre faculté de vouloir, est-il bien celui dans lequel ces parties doivent être traitées ? C' est au moins très-douteux. Au premier coup-d' oeil il paraît qu' on doit parler d' abord de nos besoins, puis de nos moyens, et enfin de la manière de nous amener à bien employer les uns à la plus grande satisfaction des autres. Mais quand on réfléchit p440 plus sérieusement sur nos desirs, on voit bientôt qu' ils ne sont pas tous bien motivés ; que plusieurs sont fondés sur des jugemens faux, et des apperçus imparfaits ; que leur accomplissement ne nous mènerait pas au but qu' ils se proposent ; qu' il vaut mieux s' en défendre, ou s' en désabuser, que de les voir réussir ; que le plus essentiel pour nous est de les bien juger ; qu' enfin il faut s' occuper de les apprécier avant de songer à les satisfaire : car on est plus avancé dans ce monde, quand on sait ce qu' on doit vouloir, que quand on sait la manière de pouvoir ce qu' on veut. Or, le moyen d' apprécier ces desirs, est de connaître les conséquences et les résultats des actions auxquelles ils nous conduisent. Ainsi il suit de là qu' il faut examiner nos moyens avant nos besoins. C' est aussi à quoi je conclus. Je conçois donc que la première partie d' un traité de la volonté, doit être consacrée à l' examen des effets de nos actions de tous genres, non-seulement sous le rapport de la satisfaction de nos besoins physiques, et de la formation de nos richesses privées et publiques, mais encore p441 sous celui de leurs conséquences morales et intellectuelles, et de leur influence sur le bonheur de l' individu, de la société, et de l' espèce en général. Cette manière de considérer nos actions, sort, comme on le voit, des bornes de la science économique ordinaire ; elle nous les fait voir sous un point de vue beaucoup plus étendu. Elle nous apprend à apprécier non-seulement les effets du travail proprement dit, et de ses diverses espèces ; mais encore ceux de toutes nos démarches quelconques, de l' ensemble de notre conduite, et même ceux des différens états de la société, des différentes associations ou corporations qui se forment dans son sein, depuis la famille jusqu' à la classification la plus nombreuse, et de leur action sur l' individu qui en fait partie, et sur la masse totale. En un mot, elle nous fait trouver les résultats de tous les emplois de nos forces quelconques, depuis leur effet le plus direct jusqu' à leurs conséquences les plus éloignées. Un tel ouvrage bien fait, et il ne l' a jamais été, il n' a pas même été entrepris sur ce plan, ne nous donnerait pas encore la théorie p442 de la science sociale ; mais il nous présenterait le tableau de tous les élémens dont elle se compose, et sans lesquels on ne peut la faire qu' au hazard, et d' une manière absolument hypothétique. Cette première partie supposée une fois bien exécutée, la seconde s' ensuivrait tout naturellement : car il est bien aisé d' apprécier nos différens sentimens, et d' évaluer leurs différens degrés de mérite et de démérite, quand on a bien reconnu toutes les conséquences des actions auxquelles ils nous portent. Cette facilité là même prouve que c' est bien dans ce sens qu' il faut prendre un pareil sujet pour le traiter réellement à fond. En effet, nos actions sont toujours les signes de nos idées ; mais de même que quand il s' agit de déterminer leur valeur comme signes, il faut auparavant examiner les idées qu' elles représentent ; de même quand au contraire il est question d' apprécier le mérite de ces idées comme sentimens, il faut nécessairement commencer par observer les effets des actions auxquelles elles nous portent. Aussi, cette seconde partie du traité de la volonté, ainsi p443 placée, ne peut manquer de nous conduire à des résultats certains, quoique peut-être très-différens de beaucoup d' opinions fort accréditées ; et elle n' offre à celui qui la traite aucune difficulté réelle, que celle de bien démêler comment nos différens sentimens, nos différentes passions, en un mot, nos différentes affections, naissent les unes des autres, s' engendrent, et se combinent. Mais aussi cette difficulté vaincue, la troisième partie, dont nous avons parlé, se trouve toute faite : car dès qu' on connaît la génération de nos sentimens, on sait les moyens de cultiver les uns, et de déraciner les autres. Parconséquent, les principes de l' éducation et de la législation sont à découvert ; et la science de l' homme en tant que voulant et agissant, est achevée. C' est ainsi que je voudrais qu' elle fût traitée, et que je conçois qu' elle terminerait convenablement l' histoire de nos facultés intellectuelles. Heureux celui qui en aura la gloire ! Et plus heureux encore ceux dont le jugement et la volonté seront, dès leurs premières années, formés et dirigés d' après les principes p444 résultans de cette histoire approfondie de nos facultés. Un tel traité de la volonté, et de ses effets, serait à mes yeux l' ouvrage le plus important que l' on pût faire, et celui dont la nécessité est la plus pressante dans l' état actuel des lumières : car il serait le germe d' une théorie méthodique et certaine de toutes les sciences morales. Cependant il n' acheverait pas encore de rendre absolument complets, de véritables élémens d' idéologie. Il nous montrerait l' homme en tant que capable de juger et de connaître, s' étudiant lui-même en tant que capable de vouloir et d' agir, et terminant ainsi le tableau de ses facultés ; mais nous avons vu que pour achever entièrement l' histoire de nos idées, il faut encore observer l' homme employant ses moyens de connaître à l' examen de tous les êtres, autres que sa propre intelligence. Il faut faire voir comment il découvre leur existence, leurs propriétés, et les propriétés de ces propriétés, et comment s' enchaînent les principales vérités résultantes de ses premières impressions, lesquelles vérités donnent p445 ensuite naissance à une infinité d' autres d' un ordre secondaire, qui constituent les détails de chacune de nos diverses sciences physiques ou abstraites. C' est ce second ouvrage dont je dois actuellement esquisser le projet. Ce qu' il y a de plus important et en même temps de plus difficile dans tout traité sur une matière quelconque, c' est le commencement. C' est là ce qui décide de l' esprit et de l' effet de tout le reste. Un imbécille peut bien dire, et il y a beaucoup d' esprit à lui faire dire : " ce que je sais le mieux, c' est mon commencement. " mais tout homme qui pense, sent que c' est là la partie la plus épineuse de son travail, et qu' il ne peut se flatter de pénétrer jusqu' au commencement de son sujet, qu' autant qu' il en a sondé toutes les profondeurs. Cela est vrai surtout de l' ouvrage dont il s' agit, qui ne doit être lui-même que le préambule et les préliminaires de beaucoup de sciences différentes. Pour donc en saisir avec précision le véritable commencement, et par suite p446 en trouver avec facilité les divisions naturelles, je me reporterai aux endroits de mon traité de nos moyens de connaître, où j' ai expliqué comment nous apprenons qu' il existe dans ce monde quelque chose, qui n' est pas notre vertu sentante elle-même, mais qui l' affecte et agit sur elle. J' y vois que tant que notre système sensitif ne réagit que sur lui-même, nous ne connaissons que notre propre sensibilité, et notre propre existence ; mais que dès qu' il met en action notre système musculaire par l' effet du sentiment, nommé volonté, notre faculté sentante est par cela même en contact avec des êtres, qui ne sont pas elle, et qui résistent à son impulsion. Elle agit sur ces êtres ; elle y produit des mouvemens qu' elle veut et qu' elle sent ; et quand ces mouvemens sont arrêtés, elle le sent aussi, et elle sent en outre que ce n' est pas par elle qui voudrait les continuer. Elle connaît donc qu' il y a d' autres êtres qu' elle ; ces êtres sont tous ceux que nous appelons des corps, à commencer par le nôtre. C' est donc par la propriété que nous avons de les mettre en p447 mouvement, en vertu de notre volonté, que nous connaissons les corps ; et tout ce que nous savons jamais d' eux, n' est toujours qu' une conséquence de cet effet, appelé mouvement, et de ses divers accidens. Cet effet, appelé mouvement, n' est d' abord pour nous que le sentiment qui résulte de son existence actuelle dans nos membres. Bientôt il donne lieu à cet autre sentiment, que nous nommons résistance (et entendez par là, résistance invincible ) ; car le sentiment que nous avons du mouvement lui-même, est déjà l' effet d' une résistance, mais d' une résistance surmontée, et qui cède à notre volonté. Les corps commencent donc par être pour nous des êtres uniquement capables de nous donner le sentiment de mouvement et celui de résistance, de se prêter au mouvement, et de s' y refuser. Leur mobilité et leur inertie sont les deux premières qualités que nous leur reconnaissons, et dans lesquelles consiste d' abord toute leur existence, relativement à nous ; et toutes celles que nous leur découvrons ensuite, ne sont que des p448 conséquences de celles-là, et des diverses modifications qu' elles éprouvent. C' est donc toujours le mouvement et ses effets que nous voyons hors de nous dans cet univers, de même que c' est toujours notre sensibilité et ses nuances, que nous sentons au-dedans de nous. Le monde n' est composé pour nous que des accidens, et des phénomènes résultans du mouvement, comme notre moi ne l' est que de ceux de notre sensibilité. Je voudrais donc que ce fût toujours en partant de ce premier fait, et en y revenant sans cesse, que l' on rendît compte de tout ce qui arrive aux corps. On parlerait d' abord d' une manière sommaire de leur impénétrabilité et de ses différens modes, la dureté, la mollesse, et l' élasticité, et des trois états de solidité, de fluidité, et de gazéité. Ensuite, on expliquerait comment cette impénétrabilité cesse de paraître ne s' exercer que dans un point, et comment, par le mouvement, on découvre qu' elle est étendue, et étendue d' une certaine manière, qui constitue sa forme ; et on parlerait de l' étendue des corps, de leurs p449 formes et de leurs figures, de leurs surfaces, et des lignes qui les terminent, mais toujours d' une manière générale et positive, sans abstraction, sans rechercher trop de précision, et sans entrer encore dans les détails des propriétés de la propriété appelée étendue, lesquelles sont l' objet d' une science à part, dont il sera question postérieurement. On traiterait de même de la divisibilité réelle ou imaginaire des corps, de leur densité, et de leur porosité, qui sont trois conséquences de leur étendue. On pourrait même placer là la première explication des idées ou propriétés plus générales encore, nommées quantité et durée. alors on aurait une première notion assez juste quoique superficielle de ce que c' est pour nous que les corps, de la manière dont nous les connaissons, et du moyen par lequel nous les connaissons. Ce serait le moment, je crois, de reporter son attention sur ce moyen, le mouvement, d' examiner les deux sources dont il émane, l' attraction et l' impulsion, la manière de le mesurer par le moyen de l' étendue et de la durée, d' indiquer les p450 lois de sa propagation et de sa communication, et de donner une idée nette de l' effet appelé inertie, et de la puissance appelée masse ; le tout cependant sans entrer encore dans les spéculations abstraites de la science de l' étendue, et de celle de la quantité. On pourrait par suite parler de toutes les forces qui consistent dans une attraction quelconque, telles que la pesanteur, la cohésion, et l' adhésion, et toutes les affinités chimiques, et de certains effets particuliers, mais généralement répandus, tels que l' électricité. Je crois que ces préliminaires sur l' universalité des corps seraient non-seulement suffisans, mais même très-propres à nous en donner une idée juste, et qu' arrivé à ce point, on pourrait passer à leur classification, et à leur distribution en différentes espèces. La première grande distinction qui se fait remarquer entre eux, est celle des corps qui ne sont soumis qu' aux lois universelles, et de ceux qui sont en outre sujets à des lois particulières, desquelles il résulte pendant un tems un autre ordre de phénomènes, c' est-à-dire p451 celle des corps inanimés et des corps vivans. Parmi les premiers, il faut distinguer encore ceux qui ne sont composés que de parties brutes et confuses, et ceux dont la formation s' opère d' une manière régulière et constante, comme il arrive à tous les corps cristallisés. La cristallisation me paraît le premier degré d' organisation que nous pouvons saisir. Pour les êtres vivans, ils se partagent naturellement en végétaux et animaux, suivant qu' ils ne nous montrent que les phénomènes de la vie, ou qu' ils commencent à nous manifester celui du sentiment. Ces grandes divisions une fois établies, on pourrait alors faire l' histoire de chacun de ces êtres, et de toutes les circonstances qui lui sont propres ; et comprenez dans ces circonstances pour les êtres vivans les phénomènes de la vie, et pour les êtres sentans ceux de la sensibilité, avec toutes leurs conséquences. Ce dernier objet n' a pas jusqu' à présent assez fait partie de l' histoire naturelle. Ainsi avec ces préliminaires, s' ils étaient bien faits, on aurait une excellente introduction à toutes les sciences physiques et naturelles. p452 Ce serait la première partie de l' ouvrage que je desire. Elle devrait être suivie d' une seconde, uniquement relative aux conséquences de la propriété des corps, appelée étendue. les hommes ont fait de leurs spéculations sur cette seule propriété, une science immense connue sous le nom de géométrie, singulièrement remarquable par la multitude et la certitude des vérités qu' elle possède, et par les nombreux secours qu' elle fournit à presque toutes les parties des sciences physiques et naturelles, et même des sciences morales. Plus cette branche de nos connaissances est importante et féconde, plus tout ce que nous avons dit de la nécessité de commencer toute étude par son véritable commencement, est applicable à celle-ci ; plus il est essentiel de la rattacher intimement à l' origine de toute connaissance, à la source de toute certitude, au principe de toute réalité. C' est le seul moyen de se faire une idée juste et nette de sa nature, de lui assigner sa vraie place dans le système de nos idées, de bien voir ses véritables rapports avec toutes les autres p453 parties. Sans cela, sa perfection même, son importance, et ses prodigieux développemens nous feraient illusion ; nous en serions plus éblouis qu' éclairés ; et même en la possédant, nous ne verrions encore que confusément en quoi consiste ce qu' elle nous apprend ; j' en atteste l' état d' étonnement où est l' esprit de tout élève à qui on enseigne la géométrie sans ces précautions préliminaires, étonnement qui est d' autant plus grand, et plus importun que le jeune homme éprouve plus vivement le besoin de se rendre compte de la génération de ses idées, c' est-à-dire qu' il est destiné à y mettre par la suite plus de rectitude et de profondeur. Sans doute la géométrie, ou la science de l' étendue ne considère la propriété des corps, appelée étendue, que d' une manière absolument abstraite. Mais cela même nous prouve que dans la manière ordinaire de traiter cette science, on ne remonte point à sa véritable origine, et qu' avant de nous développer toutes les circonstances et les dépendances du sujet dont elle s' occupe, on néglige toujours p454 de nous faire connaître d' abord ce sujet en lui-même. Car il est bien constant que dans aucun genre, nous ne saurions débuter par former et engendrer une idée abstraite. Au contraire, nous commençons toujours, et nécessairement par des perceptions particulières ; nous les étendons et les généralisons ensuite à mesure que nous appercevons que la même propriété appartient à un plus grand nombre d' êtres ; et enfin nous arrivons à pouvoir considérer l' idée de cette propriété en elle-même, abstraction faite des êtres auxquels elle appartient. Mais c' est toujours par les perceptions particulières que nous en avons, que nous savons ce que c' est que cette propriété ; et ce ne peut être qu' en revenant sur ces perceptions particulières par un examen attentif, que nous pouvons reconnaître avec précision en quoi consiste réellement l' idée générale et abstraite, et quels sont ses vrais élémens. Je ne voudrais donc pas qu' en géométrie on débutât par nous parler d' une solidité abstraite, ayant constamment trois dimensions nécessaires, de surfaces n' en p455 ayant que deux, de lignes n' en ayant qu' une, de points n' en ayant point du tout, tandis que tous les corps que nous voyons, ont un nombre indéfini de dimensions sensibles dans toutes sortes de directions, et que nous ne saurions les dépouiller d' une seule en réalité, ni même la leur retrancher par la pensée, sans les anéantir. Encore moins voudrais-je que l' on commençât par le point, n' ayant ni longueur, ni largeur, ni profondeur, pour arriver à la ligne, n' ayant que de la longueur, de là à la surface ayant longueur et largeur, et enfin au solide ayant longueur, largeur, et profondeur. Le point dans ce sens est la dernière et la plus extrême des abstractions. C' est un être si complètement abstrait et si purement idéal, que c' est le néant lui-même à qui l' on conserve pour toute existence, la propriété d' avoir certains rapports de situation avec des êtres réels ou supposés tels. Quand un géomètre dit, soit un point donné a, à telle distance du corps b, dans telle direction ; c' est comme s' il disait, supposez qu' il y a une position, un lieu, éloigné de tant du p456 corps b, en suivant tel chemin, et ne vous embarrassez pas plus que moi de savoir si dans cette position, dans ce lieu, il y a quelque chose ou rien ; car cela est indifférent pour ce que j' ai à vous dire. Dans cette dernière manière de procéder, celle où l' on commence par le point, l' ordre de la génération des idées est donc encore plus complètement renversé que dans la première ; et cela a suffi pour que des géomètres à moitié idéologistes, aient beaucoup insisté pour que l' on commençât par le solide abstrait, afin d' en déduire la surface, la ligne, et le point, au lieu de commencer par le point pour en former la ligne, la surface, et le solide. Ils avaient raison ; cependant la différence de ces deux marches ne mérite pas l' importance qu' on y a attachée : car ni l' une ni l' autre ne commence où elle devrait commencer ; et toutes deux nous font entrer dans la carrière sinon par la fin, du moins par le milieu de l' espace à parcourir. Ceux donc qui pensent que c' est là que commence la géométrie, doivent convenir qu' alors il y a, avant elle, une autre science qui la précède, et lui fournit les p457 données dont elle se sert. Or cette autre science est celle que je voudrais qui fût traitée dans les explications préliminaires dont je trace actuellement le plan. Pour les bien faire, ces explications, il faudrait remonter jusqu' au principe de toute notre connaissance des êtres qui ne sont pas notre vertu sentante, jusqu' à la faculté qu' a notre système sensitif de vouloir, et de réagir en conséquence sur notre système musculaire, de manière à produire dans nos membres des mouvemens que nous sentons. Il faudrait commencer par montrer comment, après avoir p458 appris qu' un être est là qui résiste à notre desir de sentir du mouvement, nous apprenons que cet être résistant est étendu, parcequ' en continuant à sentir du mouvement, nous continuons à sentir la résistance de cet être, ce qui nous prouve qu' il est composé de parties qui se présentent successivement en opposition au mouvement que nous faisons, c' est-à-dire comme on dit ordinairement, composé de parties qui existent hors et à côté les unes des autres. Il faudrait faire voir ensuite que cette inertie, cette impénétrabilité (peu importe comme on voudra l' appeler) ayant acquis à notre égard la qualité d' être étendue, parcequ' elle continue à s' opposer à différens mouvemens successifs, a cependant des limites qui déterminent la forme du corps auquel elle appartient, et qui composent sa surface. Par ce moyen on aurait la génération exacte des idées, solidité et surface physiques et réelles. Il faudrait continuer dans cette route, et expliquer qu' une ligne, toujours physique et réelle, est la trace qu' un corps p459 qui se meut, laisse sur la superficie d' un autre corps, quand il ne fait que glisser dessus, ou celle qu' il laisse dans la solidité même du corps parcouru, lorsqu' il pénètre dans ce corps, et qu' il le transperce ; et il faudrait en outre remarquer qu' un point est la partie de ce corps parcouru, où le corps mouvant commence à le toucher, ou celle où il le quitte, ou une de celles par lesquelles il passe pendant son mouvement. Alors on aurait une idée nette de la propriété appelée étendue, des êtres auxquels elle appartient, et qu' elle constitue corps, de leur solidité, de leurs surfaces, de leurs lignes, et de leurs points ; et l' on verrait clairement que tout cela ne nous est connu, et n' a d' existence pour nous que par les mouvemens que nous sommes capables de produire, et relativement à eux ; et que la science de l' étendue ne consiste p460 que dans l' examen des découvertes que nous fait faire cette propriété de nous mouvoir, et dans le développement des conséquences de la manière dont elle s' exerce. Arrivé à ce point, il faudrait pourtant ne pas se presser encore de se jeter dans les abstractions. Il faudrait auparavant présenter un grand nombre des conséquences qui dérivent de toutes ces idées concrètes et positives, corps en mouvement, corps parcouru et par cela même étendu, solidité, section, volume, forme, surface, ligne, point ; et multiplier même excessivement les applications qu' on en peut faire, afin de se bien familiariser avec toutes les combinaisons résultantes de ces idées, avant de se hasarder à les considérer d' une manière purement abstraite, et dégagée de toute relation avec les corps et les phénomènes qui leur ont donné naissance. Il faudrait revenir encore sur les explications que l' on aurait données dans la première partie (article de la communication et de la mesure du mouvement), de la relation intime de la propriété appelée étendue, p461 avec l' effet nommé mouvement ; faire voir de nouveau que tout mouvement exécuté sur la superficie d' un corps, est en même tems une ligne plus ou moins large tracée sur sa surface, et une portion de son étendue parcourue, et que parconséquent il est également vrai, et que l' étendue ne consiste pour nous que dans le mouvement nécessaire pour la parcourir, et que le mouvement est parfaitement représenté par l' étendue matérielle qu' il a parcourue, et par la ligne physique qu' il a tracée sur la surface de cette étendue matérielle. Cette considération mènerait sans difficultés ni lacunes, à une autre très-importante, c' est que la propriété qu' a un corps d' être étendu, consistant uniquement dans la propriété de ne pouvoir être parcouru et circonscrit par nous, qu' au moyen de mouvemens successifs, et étant exactement proportionnelle à la quantité de ces mouvemens, cette propriété n' appartient pas plus à un être réel et résistant qu' au néant ; car le néant aussi nous permet de mouvoir nos membres, parconséquent il est étendu. C' est le néant p462 réalisé par cette relation avec nous, et n' en ayant aucune autre, que nous appelons espace ; et la géométrie purement abstraite, telle qu' on l' a toujours enseignée jusqu' à présent, est plutôt la science de l' étendue de ce néant, nommé espace, que la science de l' étendue des êtres réels, nommés corps. cette géométrie abstraite est une science précieuse et admirable ; mais, je le répète, pour bien saisir l' esprit et la filiation des vérités qu' elle possède, il faut qu' elle soit précédée de la géométrie que l' on peut appeler concrète, de la science de l' étendue des corps, tels qu' ils sont pour nous. Je crois que l' on ne peut me contester ni la vérité, ni l' importance de cette assertion. Je voudrais donc que l' on traitât d' abord de cette géométrie concrète, et qu' on la commençât par faire bien sentir le singulier et inappréciable avantage que l' étendue des corps a sur toutes les autres propriétés de ces mêmes corps, d' être plus susceptible qu' aucune d' elles de mesures exactes, distinctes, et constantes. La raison en est manifeste. L' étendue d' un corps est une propriété existante dans ce p463 corps, et non dans notre sensibilité. Nous n' avons point le sentiment direct de cette étendue. Ce dont nous avons le sentiment direct, c' est la résistance, et le mouvement nécessaire pour parcourir l' étendue résistante. Mais l' étendue elle-même n' est pas une de nos affections simples : c' est la manière d' être que nous reconnaissons aux corps qui ont la propriété de s' opposer à nos mouvemens, quand ils se continuent. Elle constitue la quantité de leur existence. Elle consiste dans le nombre qu' ils renferment de petits corps, capables chacun séparément de produire en nous le sentiment de la résistance. Nous pouvons toujours prendre un nombre fixe et constant de ces petits corps, et nous en servir comme d' unité pour mesurer la quantité de tous les autres. Au contraire que le même corps dont il s' agit, soit savoureux, coloré, odorant, nous ne pouvons pas prendre une quantité déterminée de saveur, de couleur, d' odeur, et en faire la mesure précise de la masse totale de ces qualités, parceque ces qualités sont uniquement des modifications de notre sensibilité ; et n' existant point ailleurs, p464 elles ne sont nulle part susceptibles de divisions précises et permanentes. C' est un avantage exclusivement réservé à l' étendue des corps. C' est ce qui fait premièrement que seule entre toutes leurs propriétés, elle peut être très-exactement représentée sur une échelle plus petite que nature. Figurée ainsi, toutes ses divisions n' en sont pas moins claires ; toutes ses propriétés n' en sont pas moins manifestes ; et elle ne diffère de la réalité que par la diminution de sa quantité, diminution qui étant proportionnelle dans toutes ses parties, n' altère aucune de leurs relations. C' est ce qui fait en second lieu, que l' étendue des corps s' adapte parfaitement bien aux divisions régulières et précises de la série des idées des nombres, dont nous parlerons ci-après, et que toutes ses subdivisions et tous ses accidens s' expriment en nombres avec la plus grande exactitude. Ce sont ces deux circonstances réunies qui sont causes que l' étendue des corps donne lieu à un système de vérités à-la-fois si nombreuses et si sûres ; car elles font p465 que l' on peut en combiner les effets sous tous les rapports, et les calculer jusqu' à leurs plus extrêmes conséquences, sans craindre ni de les altérer, ni de les confondre. L' étendue abstraite, celle du néant, celle de l' espace vide, n' a point par elle-même cet avantage de l' étendue des corps. Nous ne pouvons pas en prendre une portion déterminée pour servir d' unité de mesure à tout le reste. La raison en est qu' elle ne nous donne pas le sentiment de la résistance ; elle ne nous donne que celui du mouvement nécessaire pour la parcourir. Elle n' a d' existence que dans notre sensibilité ; elle n' en a aucune hors de là qui puisse servir de type permanent. Aussi ne pouvons-nous la mesurer qu' en y appliquant une quantité donnée d' étendue concrète et corporelle, qui serve d' unité constante. Mais par ce moyen, elle devient susceptible de mesures, de calculs, et de toutes les mêmes spéculations que l' autre. Après ces considérations générales sur lesquelles on ne saurait trop insister, si l' on veut bien pénétrer dans le fond du p466 sujet, et voir nettement quelle place il doit occuper parmi tous les produits de nos moyens de connaître, je crois que la première chose à faire est de bien déterminer la signification et la valeur de l' idée de lieu, dans l' étendue concrète et corporelle. Tout point d' un corps a un rapport de situation avec chacun des autres points de ce corps ; et c' est relativement à ce rapport qu' il mérite, et qu' il porte le nom de lieu. un lieu déterminé, soit dans l' espace plein, soit dans l' espace vide, est un point dont la situation, par rapport à d' autres points concrets ou abstraits, est fixée et déterminée. Ce rapport de situation entre un point et un autre, consiste dans deux choses ; 1) dans la distance, ou dans le nombre des parties étendues, nécessaires à parcourir pour aller de l' un à l' autre ; 2) dans la direction, ou dans le chemin à suivre pour faire ce trajet. Il ne faut pas négliger de rendre ces deux idées sensibles par deux expériences fort simples. D' une part, fixez à l' extrémité d' un bâton une corde, à l' autre bout de laquelle soit attachée une pointe, et agitez p467 cette pointe dans tous les sens possibles, en ayant soin que la corde soit toujours tendue. Tous les points de l' espace où ira cette pointe seront toujours à la même distance de l' autre bout de la corde, et de l' extrémité du bâton, mais dans des directions toutes différentes entre elles. Ils feront tous partie de la surface d' un solide, appelé sphère, dont cet autre bout de la corde, et l' extrémité de ce bâton seront le centre. D' une autre part, adaptez à l' extrémité de ce même bâton, où est attachée la corde, une règle bien droite dirigée vers un point quelconque ; tous les points, le long de cette règle, seront dans la même direction relativement au point de départ, mais à des distances différentes. Chacune de ces conditions, prise séparément, peut donc convenir à un nombre indéfini de points différens ; et parconséquent est insuffisante pour en déterminer un exclusivement à tout autre. Mais réunissez les deux ensemble ; cherchez sur cette règle, le point qui est à la même distance du point de départ que tous les points de la surface de la sphère ; et cherchez p468 parmi les points de la surface de la sphère, celui qui est dans la même direction que tous ceux de la règle. Vous trouverez dans ces deux cas que c' est le même, et qu' il n' y en a pas un autre qui puisse réunir ces deux conditions. Voilà donc ce que c' est qu' un lieu déterminé, et voilà bien les deux élémens qui constituent le rapport de situation d' un point abstrait ou concret avec d' autres points ; et quand les géomètres disent, soit un point donné, ils disent soit un point dont ces deux élémens soient déterminés. En suivant un peu plus loin ces observations, on trouve une nouvelle preuve bien convaincante que le rapport de situation d' un point avec un autre, est composé du rapport de distance, et de celui de direction. C' est que par certaines combinaisons, l' un de ces deux derniers rapports supplée à l' autre, et suffit à le faire découvrir. Ainsi, sans connaître le rapport de direction d' un point avec aucun autre, si vous connaissez son rapport de distance avec trois autres, cela suffit pour déterminer sa position, et parconséquent pour savoir ses rapports de direction, p469 avec ces trois mêmes points ; et réciproquement, si sans savoir sa distance d' aucun point, vous savez le rapport de direction, que deux autres points ont avec lui, vous trouvez le lieu où ces deux directions coïncident, et où doit être nécessairement le point dont vous cherchez la position ; et parconséquent vous avez la distance de ces deux points. Il y a plus : si relativement aux rapports de direction propres à ce point cherché, vous savez seulement qu' il est dans un tel plan, il vous suffit pour trouver sa position, de connaître sa distance de deux autres points ; et si relativement à ses rapports de distance, vous savez seulement qu' il est à telle distance d' un tel point, il vous suffit de savoir sa direction par rapport à un autre. On ne saurait trop se familiariser avec ces combinaisons préliminaires, avant de s' engager dans la recherche rigoureuse des conséquences p470 ultérieures de la géométrie abstraite ; car il ne s' agit jamais dans les spéculations sur les lieux, ou les points déterminés de l' espace, que de déterminer ces deux rapports de distance et de direction, et de voir les effets qui en résultent. Maintenant voyons comment nous parvenons à apprécier ces deux rapports, et à les comparer avec d' autres de même genre. Pour le rapport de distance, rien n' est plus facile. La direction étant connue, il ne faut que prendre pour unité une quantité de distance déterminée, et la porter sur cette direction connue, autant de fois que la distance à mesurer la contient ; et non-seulement cette distance est mesurée, mais encore son rapport avec toutes les distances imaginables est déterminé, par le nombre de fois que chacune d' elles contient l' unité de distance. Pour le rapport de direction, il ne peut pas être question de l' évaluer d' une manière absolue. Il est connu en lui-même du moment que l' on sait les deux points entre lesquels il a lieu. Il ne s' agit jamais que de le comparer à d' autres, et de voir p471 de combien, et comment il en diffère. C' est là la seule manière de le déterminer. Examinons comment on y est parvenu. Si nous traçons sur une table plane différentes figures rectilignes, qui, chacunes enferment de toute part un espace quelconque, nous les nommons hexagone, pentagone, octogone, suivant qu' elles ont plus ou moins de côtés ; et nous remarquons bientôt que celle qui en a le moins en a nécessairement trois, sans quoi elle ne se refermerait pas. Si ensuite nous en traçons une qui n' en ait que deux, nous disons que ces deux côtés ou ces deux lignes forment un angle, et que le point où elles se rencontrent, en est le sommet. Qu' est-ce donc qu' un angle ? C' est une figure imparfaite, qui renferme un espace indéterminé, puisqu' elle n' achève pas de le circonscrire. Il ne peut donc jamais être question de mesurer l' espace que renferme un angle. On ne p472 peut considérer dans cette figure que l' écartement de ses deux côtés. Mais chacun de ces côtés est l' expression du rapport de direction, du point qui en est le sommet avec un autre point ; et leur écartement est la différence de ces deux rapports. Si donc nous trouvons une manière de bien mesurer cet écartement, nous aurons mesuré cette différence ; et nous aurons un moyen sûr de toujours comparer l' une à l' autre ces deux directions, et de comparer entre elles toutes les directions imaginables. Maintenant reprenons notre corde terminée par une pointe ; fixons-la par une de ses extrémités au sommet de l' angle dont il s' agit ; et faisons tourner la pointe tout autour, en tenant la corde toujours tendue. Cette pointe aura décrit une figure qu' on appelle un cercle. si nous partageons ce cercle en parties égales, en 360 si l' on veut, en 400 si on l' aime mieux, peu importe, nous trouverons qu' il y a un certain nombre de ces parties compris entre les deux côtés de l' angle en question. Ensuite raccourcissons, et ralongeons à différentes fois p473 notre corde, et à chaque fois faisons-la tourner de nouveau autour de son extrémité fixe ; la pointe décrira autant de cercles, ou plus petits, ou plus grands, ayant tous le même centre. Puis partageons de même chacun de ces cercles en une même quantité de parties égales ; nous trouverons qu' il y a toujours un égal nombre de ces parties, compris entre les deux côtés de notre angle. Seulement chacune d' elles est plus grande dans les plus grands cercles, et plus petite dans les plus petits. Nous avons donc dans ces cercles un excellent moyen de mesurer l' écartement des côtés d' un angle, ou ce qui est la même chose, la différence de deux rapports de direction. Car la grandeur de ces cercles est indifférente ; il suffit que leur centre soit au point de rencontre des deux directions à comparer, pour qu' il y ait toujours entre ces directions, un égal nombre des parties respectives de ces cercles. Aussi est-ce le moyen que les hommes ont adopté pour comparer entre eux les divers rapports de direction qu' un point peut avoir avec tous les autres points imaginables. p474 Avec ce moyen, et celui de rapporter à une quantité de distance donnée, toutes les distances possibles, ils ont tout ce qu' il leur faut pour déterminer toutes les positions assignables, et apprécier tous les phénomènes de l' étendue des corps et de l' espace vide, c' est-à-dire toutes leurs relations aux divers mouvemens que nous pouvons faire. Cet examen détaillé de l' idée lieu, et des idées distance et direction, qui composent l' idée situation, laquelle seule fait qu' un point est un lieu, cet examen, dis-je, nous montre donc très-nettement ce que c' est que la figure appelée angle ; en quoi consiste la seule chose que l' on considère dans cette figure (la différence de deux rapports de direction) ; et quel est le moyen de mesurer cette différence. Cet examen nous fait voir en outre avec la même lucidité, ce que c' est qu' une ligne. Une ligne physique est la trace d' un corps qui se meut d' un lieu à un autre. Une ligne abstraite est l' expression du rapport de direction qui existe entre p475 ces deux lieux. Elle est ce rapport lui-même, et rien autre chose. Il suit de là une conséquence assez singulière : c' est qu' une ligne est toujours, et nécessairement droite. Il ne peut pas y avoir dans ce monde d' autres lignes que des lignes droites ; car une ligne ne saurait jamais exprimer qu' un seul rapport de direction. Dès qu' elle change de direction, c' est un autre rapport qu' elle exprime ; elle devient une autre ligne. Quand une ligne change de direction d' une manière sensible, nous disons qu' elle est brisée. Nous devrions dire qu' elle finit, et qu' une autre ligne commence. La preuve en est qu' au moment où elle change de direction, elle forme un angle : or un angle est une figure qui ne peut être formée que par deux lignes. Quand au contraire une ligne change de direction, sans que nous puissions déterminer le moment précis où cela lui arrive, nous disons qu' elle est courbe ; nous devrions dire qu' elle est une suite de petites lignes différentes, dont nous n' appercevons ni le commencement ni la p476 fin, ensorte que nous ne pouvons pas distinguer où sont les sommets des angles qu' elles forment entre elles. C' est pour cela qu' un corps qui se meut autour d' un centre, est toujours prêt à s' échapper par la tangente. C' est que cette tangente n' est autre chose que la prolongation de la direction (de la ligne) que suit le mouvement qu' il a actuellement, et qu' il suivrait toujours, si les forces perturbatrices quelconques qui agissent sur lui, ne l' en faisaient changer à chaque instant. C' est encore pour cela que l' on dit que deux points suffisent pour déterminer une ligne droite, et qu' il en faut au moins trois pour déterminer une courbe. C' est tout simple ; car puisqu' une ligne est l' expression du rapport de situation existant entre deux points, ces deux points suffisent pour la déterminer, et puisque ce que nous appelons une courbe est nécessairement composé au moins de deux lignes, il faut bien au moins un troisième point pour déterminer la seconde de ces deux lignes. Avec cette explication on voit que cela doit être, et sans cette p477 explication, ce fait si vrai paraît n' avoir point de cause. Il n' est donc pas surprenant que tant que l' on n' a pas fait ces réflexions, on ait toujours tant de peine à expliquer ce que c' est qu' une ligne droite, ou, comme on dit, à la définir. La raison en est facile à voir. ligne droite est une sorte de pléonasme, comme ligne brisée et ligne courbe sont des expressions ellyptiques. Dans le premier cas on devrait dire ligne tout simplement, et dans les deux autres, série de lignes dont les angles sont ou ne sont pas assignables. pour bien expliquer ce que c' est qu' une ligne droite, il faut donc bien expliquer ce que c' est qu' une ligne. Or c' est ce qu' on ne fait pas ordinairement. On nous dit qu' une ligne est une série de points, ou est l' étendue considérée seulement en longueur, ou est l' extrémité d' une surface, ou telle autre chose de ce genre. Mais ce ne sont là que des circonstances particulières qui, quoique vraies, ne nous apprennent point ce que c' est qu' une ligne dans l' espace, ni comment nous formons cette idée, ni parconséquent ce p478 qu' elle renferme, et quel est son principe primitif. Pour y parvenir, il faut remonter, comme nous venons de le faire, jusqu' à la manière dont nous connaissons l' étendue, et analyser la génération des idées, lieu, situation, distance, et direction. Je demande avec instance que l' on n' aille pas conclure de tout ceci que je prétends m' ériger en réformateur de la géométrie, ni même que j' ai le projet d' apporter le moindre changement dans sa nomenclature. Je sais que les géomètres ont des idées très-nettes, les expriment très-exactement, s' entendent très-bien eux-mêmes, et se font comprendre aux autres très-parfaitement. Parconséquent il y a là tout à imiter, et rien à changer. Dans le cas particulier dont je viens de parler, je sais que pour eux, le mot ligne est le terme générique, et que les mots ligne droite, ligne brisée, ligne courbe, sont des désignations de différentes lignes, dont on détermine très-nettement la nature, et que parconséquent ces locutions sont irréprochables, puisque les idées qu' elles représentent p479 sont très-claires ; mais en même tems je suis très-persuadé aussi qu' il n' en est pas moins fort utile de bien démêler la génération de ces idées, de bien voir comment elles dérivent de nos premières perceptions, et comment elles naissent des premiers usages que nous faisons de nos moyens de connaître, et de bien constater quels sont les élémens dont elles sont composées, et comment ces élémens sont combinés. C' est là ce que je n' ai fait qu' indiquer, et ce que je voudrais qui fût développé dans l' ouvrage que je desire. Je suis convaincu qu' il en résulterait beaucoup d' avantages de différens genres. à l' aide de ces explications préliminaires, toutes les premières propositions de la géométrie élémentaire deviennent non-seulement très-claires, mais encore très-enchaînées les unes aux autres ; on voit tout de suite la cause de leur justesse, que l' on a peine à bien sentir, tant que l' on n' a pas recours à ce moyen. Ainsi, par exemple, on voit d' abord pourquoi il est vrai de dire que la ligne droite est le plus court chemin d' un lieu p480 à un autre ; c' est qu' on devrait dire qu' elle en est le seul chemin. Dès qu' elle cesse d' être droite, elle est une autre ligne ; elle est le chemin, la direction, vers un autre point ; elle s' écarte plus ou moins du premier. On voit de même pourquoi on ne peut pas mener plus d' une ligne droite d' un point à un autre, et pourquoi deux droites qui se confondent en deux points, se confondent dans tous. C' est qu' il ne peut pas y avoir plus d' une ligne, plus d' un chemin, plus d' un rapport de direction (ces trois expressions sont synonymes, entre un point et un autre). Seulement deux autres points peuvent avoir entre eux un rapport de direction absolument semblable à celui qui existe entre les deux premiers, c' est-à-dire qui diffère également, et de la même manière de toutes les autres directions imaginables, et fasse avec elles les mêmes angles ; car ce sont les angles qui sont la mesure de la différence des directions. Ces directions semblables sont ce qu' on appelle des lignes parallèles. Il suit de là que deux directions, ou p481 deux lignes faisant le même angle avec une troisième, et étant parconséquent semblables ou parallèles, si on les suppose partant du même point de cette troisième, arriveront à un même point, et seront une seule et même direction ; et que si on les suppose partant de deux points différens, elles seront seulement deux directions semblables, et parconséquent n' arriveront jamais à un même point ; car à ce point de rencontre, elles exprimeraient deux directions différentes, puisqu' elles partent de deux points différens. Parconséquent aussi elles ne formeront jamais ensemble un angle ; car il faudrait qu' elles fussent deux directions, deux lignes différentes, et elles sont semblables. De là suivent toutes les propriétés des parallèles, et toutes celles de la mesure des angles, et les innombrables conséquences qu' on en déduit. Je ne m' enfoncerai pas plus avant dans ces détails, auxquels je ne me suis peut-être déjà que trop arrêté ; mais j' attachais un grand intérêt à bien expliquer de quelle manière je voudrais que cette seconde partie fût p482 traitée, et quels sont les avantages que j' en espère. Il est tems de passer à la troisième. La troisième partie de l' important ouvrage dont j' ose ici esquisser le plan, devrait traiter des préliminaires de la science de la quantité. cette science comprend l' arithmétique numérique et littérale, l' algèbre proprement dite, et les spéculations d' un ordre supérieur connues sous le nom de calcul différentiel et intégral. La distinction de ces trois espèces de calcul n' a peut-être pas toute la précision desirable, et ne repose peut-être pas complètement sur ses véritables bases. Mais ce n' est pas ce dont il s' agit dans ce moment. Cette science est d' une certitude et d' une perfection admirables, comme celle de l' étendue, et elle est d' une utilité encore plus universelle ; car il n' y a absolument aucune branche de nos connaissances, qui n' en reçoive de puissans secours, et aucune classe de nos idées à la combinaison desquelles elle ne contribue directement ou indirectement. C' est à cause de cela même que toutes les réflexions que nous avons faites sur la manière p483 dont on traite la science de l' étendue, s' appliquent à celle-ci encore plus fortement. On nous parle tout de suite de nombres, de chiffres, des opérations qu' on peut exécuter par leur moyen ; de lettres, des signes que l' on y joint, de la manière d' en former des équations et de les résoudre ; des puissances, des séries, et des fonctions de ces quantités, positives ou négatives, connues ou inconnues, indéterminées, variables, ou même imaginaires, et des conséquences qu' on en peut tirer. Tout cela est excellent, d' une utilité prodigieuse, et d' une sûreté parfaite. Mais ce n' est point là le vrai commencement de la science. Tout cela ne nous fait point connaître son origine et sa nature, l' esprit de son mécanisme, la théorie de sa marche, sa relation avec les autres sciences, la cause de sa certitude, la raison pour laquelle elle emploie une langue particulière, ni surtout ce qui fait que la seule idée de quantité a p484 le privilége de donner lieu à un si grand nombre de combinaisons et de procédés, qui se trouvent toujours également justes et vrais, quelque différens que soient les êtres auxquels on les applique, quoiqu' il ne soit pas toujours aussi aisé de les appliquer aux uns qu' aux autres. Toutes ces connaissances ont donc besoin de quelques réflexions préliminaires ; et ce sont ces préliminaires que je desire, que je demande, et que je voudrais indiquer. Dans cette vue, reprenons les choses d' un peu plus haut. Nous avons commencé par voir que les corps ont plusieurs propriétés générales qui leur sont communes à tous ; mais qui ne peuvent appartenir qu' à des êtres de cette classe. Telles sont la mobilité, l' attraction, l' impulsion, la masse, l' inertie, l' impénétrabilité, la cohésion et l' adhésion. Ces propriétés, nous ne pouvons pas les concevoir existantes, autrement que dans des corps auxquels elles appartiennent. Supposez-les séparées de ces corps, elles ne peuvent avoir aucune vertu qui leur soit propre. C' est pour cela que nous ne pouvons les étudier qu' en examinant p485 les effets qu' elles produisent dans ces corps, et que tant qu' on a voulu parvenir à les connaître, en les considérant uniquement en elles-mêmes, et en cherchant à pénétrer directement dans leur nature et leur essence, on n' est jamais arrivé qu' à des chimères et à des rêveries. Leur histoire n' est et ne peut être qu' une partie de l' histoire des corps, et des lois qu' ils suivent. Elles ne peuvent jamais être l' objet d' une science abstraite. L' étendue dont nous venons de parler, est une propriété des êtres plus générale que celles-là ; car elle appartient non-seulement aux corps, mais même au néant. le néant est étendu, puisqu' il faut faire du mouvement pour le parcourir. Ce n' est point dire une chose absurde, ni une chose contradictoire que de dire que le néant est, est quelque chose, est pour nous un être, par cette relation avec notre faculté de sentir. Car l' existence de tout être ne consiste pour nous que dans les impressions qu' il est capable de nous procurer, et l' existence du néant consiste à nous donner le sentiment que nous le parcourons par le p486 mouvement. Il n' a point d' autre propriété que celle-là ; mais celle-là suffit pour qu' il ait des points, des lignes, des surfaces, des parties très-mal nommées solides, mais ayant différentes dimensions, et étant susceptibles d' être déterminées, et délimitées de manière à avoir une forme, et à être divisibles. Or ce sont les mesures, les combinaisons, les relations, et les conséquences de toutes ces choses, qui sont l' objet de la science de l' étendue. Les êtres, ou plutôt l' être qui n' a que cette propriété, peut donc donner lieu à une science qui ne consiste qu' à suivre les traces de divers mouvemens dans le vide, et à observer ce qui en résulte. Ainsi l' étendue peut être l' objet direct d' une science abstraite : car la science qui traite d' un être qui n' a absolument aucune autre propriété que celle d' être étendu, est bien la science de l' étendue, abstraite et séparée de toute autre considération. Telle est la géométrie. La durée et la quantité sont deux propriétés des êtres, bien plus générales que l' étendue : car elles appartiennent non-seulement aux êtres qui ont toutes les p487 autres qualités qui constituent les corps, et au néant qui n' a que celle d' être étendu (à l' espace vide) ; mais encore aux êtres qui n' ont pas même celle-là, à nos plus simples affections qui n' existent que parceque nous les sentons, et dont l' existence ne suppose même aucune réaction de notre système sensitif sur notre système musculaire ; en un mot, à nos idées en tant qu' idées. La perception la plus purement intellectuelle, est douée de durée et de quantité, et ne peut pas être conçue existante dans notre intelligence, sans avoir une durée et une quantité quelconque. Ces deux propriétés indispensables de toute existence n' en supposent nécessairement aucune autre en particulier dans l' être auquel elles appartiennent ; mais de toutes celles dont cet être peut être doué, il n' en est aucune qui ne suppose nécessairement ces deux-là. Cependant la durée ne peut pas être le sujet d' une science abstraite, totalement distincte de l' histoire des êtres auxquels appartient cette durée, et n' ayant pour objet que les propriétés de la durée elle-même. p488 La raison en est simple : que pourrait-on vouloir examiner dans la durée considérée ainsi abstraitement, et absolument séparée de tout être auquel elle appartienne ? Ses modes ; mais dans cet état d' abstraction complet, elle ne peut éprouver qu' une seule espèce de modification. Elle n' est susceptible de varier qu' en plus ou en moins. Or toutes les spéculations et les combinaisons que l' on pourrait faire sur de tels changemens de mode, font partie de la science de la quantité. Cette réflexion nous montre la singulière prérogative que la propriété des êtres nommée quantité, a encore sur celle appelée durée, et exclusivement à elle. Toutes deux, il est vrai, sont des conditions nécessaires de toute existence quelconque. On ne peut pas, nous l' avons déjà dit, imaginer un être existant soit en réalité, soit dans notre imagination, sans qu' il ait une certaine durée, et une certaine quantité. Cependant si l' on ne peut pas plus se figurer un être indépendamment de toute idée de durée, que le concevoir n' ayant pas une quantité quelconque, p489 on peut du moins former dans son esprit, l' idée abstraite de quantité, sans faire entrer dans sa composition l' idée de durée, au lieu qu' on ne peut pas former l' idée de durée, sans y faire entrer comme élément l' idée d' une certaine quantité de durée finie ou indéfinie. D' où il arrive qu' on ne peut comparer la durée à elle-même que par l' intervention de la quantité, tandis qu' on compare la quantité à la quantité sans aucun intermédiaire. On ne peut pas dire une durée plus ou moins longue, sans dire plus ou moins ; mais on peut dire plus ou moins sans y ajouter l' accessoire de durée, ni aucun autre. L' idée de quantité est donc l' élément le plus universel de toutes nos idées, celui que l' on ne peut séparer d' aucune d' elles sans l' anéantir, celui qui leur demeure le plus invinciblement uni après les abstractions les plus multipliées, et la seule perception qui puisse exister complètement dans notre esprit, sans le mélange d' aucune autre. C' est en un mot l' idée d' existence évaluée, et pas autre chose. Elle est donc de toutes les idées abstraites la plus abstraite, p490 puisqu' elle entre nécessairement comme élément dans toutes, et qu' elle seule est susceptible de n' avoir pas d' autre élément qu' elle-même. Nous voilà donc arrivés de déductions en déductions, à deux qualités exclusivement propres à l' idée de quantité, qui vont nous faire voir nettement ce qu' est, et ce que peut être la science de la quantité. 1) puisque l' idée de quantité est seule susceptible de ne pas conserver dans sa composition d' autre élément qu' elle-même, elle est éminemment propre à être l' objet d' une science abstraite ; 2) puisqu' elle est un élément universel et nécessaire de toutes les autres idées, et qu' elle entre invinciblement dans leur composition, aucune d' elles ne peut être étrangère aux combinaisons qui lui sont propres ; et il faut absolument que les vérités de la science dont elle est le sujet, fassent partie de toutes les branches de nos connaissances, et y soient d' une importance majeure. C' est aussi ce qui est. Maintenant cherchons en quoi peut consister la science dont l' idée de quantité p491 est le sujet. Puisque dans cette science, cette propriété des êtres est considérée comme parfaitement abstraite, et complètement séparée de toute autre, il ne peut pas être question d' examiner ses différens modes, et ses différens effets dans les êtres auxquels elle appartient. Cela fait partie de l' histoire de ces êtres. Dans cet état d' abstraction complète, la quantité ne peut pas avoir d' autre mode qu' elle-même. Il ne peut pas y avoir lieu à la considérer autrement que sous le rapport d' augmentation, et de diminution, c' est-à-dire encore sous le rapport de quantité. La science dont elle est l' objet ne peut donc consister qu' à la noter, à en distinguer tous les degrés, à les comparer, ou, comme on dit, à les calculer, et à découvrir toutes les combinaisons et les spéculations, auxquelles elle peut donner lieu dans les différens états de déterminée ou indéterminée, connue ou inconnue, fixe ou variable, positive ou négative, ou même imaginaire. C' est aussi ce qui arrive, et la science de la quantité abstraite n' est pas autre chose. Actuellement voyons comment p492 cette science naît dans notre esprit. Nous examinons dans un corps toutes ses qualités, c' est-à-dire toutes les impressions qu' il fait sur nous, et nous modifions son nom par un adjectif, à chaque qualité que nous reconnaissons en lui. Nous voyons qu' il nous fait l' impression de rouge, nous disons qu' il est rouge ; qu' il nous fait celle de pesanteur, nous disons qu' il est pesant ; qu' il nous fait celle de dureté, nous disons qu' il est dur ; qu' il a un certain volume, nous disons qu' il est volumineux dans le sens d' étendu. Si ces qualités changent d' intensité sans changer de nature, nous disons que ce corps est plus ou moins rouge, plus ou moins pesant, plus ou moins dur, plus ou moins volumineux, et nous avons porté l' idée de quantité dans l' idée de chacune de ces qualités, mais nous n' avons pas de moyen pour mesurer cette quantité. Ensuite nous remarquons que ce corps est distinct et séparé de tout autre, et p493 sans divisions en lui-même, sans séparation entre ses parties qui nous autorise à le regarder comme plusieurs êtres différens ; nous faisons un nouvel adjectif pour exprimer cette circonstance. Nous disons qu' il est seul, qu' il est isolé, qu' il est unique, qu' il est un. bientôt nous le voyons uni avec un autre corps, qui de son côté est distinct, est un aussi, qui vient se joindre à lui sans s' y mêler, sans s' y confondre, sans cesser enfin d' être un lui-même. Nous ne pouvons pas dire que le premier est plus un qu' il n' était. Cette qualité est absolue dans tous deux ; elle ne souffre ni plus ni moins. Cependant ce premier corps est changé ; au moins sa qualité la plus apparente, le volume, est augmentée. Nous disons donc non pas qu' il est plus un, mais qu' il est un joint à un, augmenté d' un, qu' il est un plus un, qu' il n' était. Si à ces corps il vient s' en joindre un autre qui ne s' y mêle pas, qui soit toujours un lui-même, nous disons que le premier est un, plus un, plus un. s' il en vient encore un autre de même, nous disons que ce premier p494 est un, plus un, plus un, plus un, et ainsi de suite. Nous avons déjà observé ailleurs que si nous n' inventions pas de nouveaux signes pour désigner chacun de ces différens états successifs, il nous deviendrait très-promptement impossible de les distinguer les uns des autres, et de les comparer entre eux. Aussi nous créons différens adjectifs, tels qu' on ne puisse pas les confondre. être un, plus un, nous appelons cela être deux. être un, plus un, plus un, nous appelons cela être trois. être un, plus un, plus un, plus un, nous appelons cela être quatre, etc., etc. On ne doit pas être étonné de m' entendre nommer adjectifs, ces mots que communément on appelle noms de nombres. En effet, écartons pour un moment tous ces adjectifs déterminatifs (les articles), et ces désignations de pluriel et de singulier, sans lesquelles dans notre langue surtout on ne saurait nommer aucune p495 idée, et écartons même l' habitude de mettre certains adjectifs plutôt avant qu' après le substantif modifié ; un corps, ou corps un, c' est l' idée indéfinie corps, jointe à l' idée d' être séparé de tout autre, d' être isolé et indivis, d' être un. Deux corps, ou corps deux, c' est la même idée indéfinie corps, jointe à l' idée d' être un uni à un autre un qui reste distinct, c' est-à-dire jointe à l' idée d' être un, plus un. Trois corps, ou corps trois, c' est de même l' idée indéfinie corps, jointe à l' idée d' être un uni à un autre un, puis à un autre un, toujours distincts, c' est-à-dire d' être un, plus un, plus un ; et il en est de même de quatre, cinq, etc. Ces mots un, deux, trois, quatre, cinq, sont donc de vrais adjectifs. Nous verrons bientôt l' instant où étant pris substantivement, ils deviennent des noms, et des noms de nombres, puisque ce sont des idées de nombres qu' ils représentent. Du moment que nous avons créé ces adjectifs, qui désignent et constatent différens degrés de quantité, nous avons posé la base de la science de la quantité, c' est-à-dire de la science qui consiste dans p496 la connaissance des propriétés de cette propriété des êtres, c' est-à-dire encore de la science qui consiste uniquement dans l' investigation de toutes les combinaisons que l' on peut faire des différens degrés de cette propriété. Cette science immense dans ses développemens, et dans ses détails, et inestimable par la multitude et l' utilité de ses applications, repose toute entière sur une seule condition, c' est que les différens degrés de quantité exprimés par ces différens adjectifs, soient tous à une égale distance les uns des autres, et que cette distance soit toujours égale au degré, ou à la quantité de quantité exprimée par l' adjectif un, dont ils émanent. sans cette condition, le sens de ces différens adjectifs ne serait déterminé qu' imparfaitement, ou plutôt ne le serait pas du tout ; et on ne pourrait les comparer les uns aux autres, que d' une manière vague et dénuée de précision ; en un mot, il n' y aurait pas même lieu à une science, à une série de déductions, ou elle serait de toutes la plus confuse et la moins exacte. Mais avec cette condition, la signification p497 de chacun de ces adjectifs est et demeure de la plus extrême exactitude ; et ils ne sont tous que des expressions abrégées de la valeur des différens multiples de l' adjectif un, ce qui est effectivement, comme nous l' avons vu, leur étymologie, leur destination première, et la cause unique de leur création. Il me semble que Condillac et Condorcet eux-mêmes, voulant porter le flambeau de la philosophie et de l' analyse jusque dans le berceau de la science des quantités, ne se sont pas assez arrêtés à cette observation capitale et fondamentale ; et qu' il faut encore leur dire avec Bacon que leur génie a trop d' aîles et pas assez de lest. Si l' on peut adresser un pareil reproche à de tels hommes, les lumières et les guides de l' espèce humaine, combien ne devons-nous pas craindre d' aller trop vîte, nous autres, leurs faibles écoliers ! ! ! Arrêtons-nous donc au moins un moment, à examiner ce qui résulte de cette idée première dont toutes les autres suivent, de cette idée-principe dont nous ne pouvons que tirer des conséquences, de cette idée mère dont p498 nous ne faisons que recueillir les productions. Nous serions bien aveugles, bien vains, et bien mal-adroits, Bacon m' en est garant, si nous ne lui accordions pas notre attention toute entière. De cette condition radicale et fondamentale, il résulte trois choses d' une importance majeure, et vraiment indispensables à remarquer ; savoir, 1) que toutes nos spéculations sur les différens adjectifs de quantité, et toutes les combinaisons que nous en pouvons faire, ne portant que sur leurs relations avec l' adjectif un dont ils émanent, et ne consistant que dans leur proportion avec sa valeur quelle qu' elle soit, elles sont toujours également vraies, à quelqu' être que cet adjectif un s' applique. C' est ce qui fait qu' on peut le séparer de tout être quelconque, le regarder comme le nom d' une certaine quantité de quantité quelle qu' elle soit, ou comme on dit, le prendre substantivement ainsi que tous ceux qui en dérivent, qui deviennent par là ce que l' on appelle des noms de nombres, c' est-à-dire les noms de divers degrés de quantité encore p499 inappliqués à aucun objet en particulier. 2) que ces spéculations et ces combinaisons n' ont plus alors d' existence que dans notre imagination, mais qu' il ne faut pour les retransporter dans le monde réel et positif, que cesser de prendre l' adjectif un substantivement, et le joindre de nouveau à un être spécial et particulier, comme c' est sa destination première, ainsi que nous l' avons vu ; et que dès l' instant que nous avons ainsi fixé la valeur de l' unité, celle de tous ses multiples, et de toutes les combinaisons qu' on en peut faire, est par cela même nettement et rigoureusement déterminée. 3) il suit de là que quand nous avons ainsi réuni l' adjectif un avec un être connu et déterminé, on ne peut plus combiner cet être, ni le comparer sous le rapport de la quantité, qu' avec d' autres êtres pareils et égaux à lui. Nous pouvons bien dire, un cerisier, plus un cerisier, est ou devient deux, entendez deux cerisiers ; mais nous ne pouvons pas dire un cerisier, plus un poirier, est ou devient deux, p500 car on ne saurait dire si c' est deux cerisiers, ou deux poiriers, vu que ce n' est ni l' un ni l' autre. à la vérité, on peut dire un cerisier plus un poirier, sont, ou font, ou deviennent deux arbres ; mais c' est qu' alors l' unité n' est plus, ni l' idée cerisier, ni l' idée poirier, mais l' idée arbre ; et ce sont réellement des arbres en général que l' on calcule, et non pas des arbres de telle ou telle espèce, ce qui est toute autre chose. Il est si vrai que l' unité qui, par sa répétition, forme tous les nombres d' un calcul, doit toujours être dans tous ces nombres très-exactement la même qu' elle est dans le premier de tous, le nombre un, que quand nous disons un cerisier et un cerisier font deux, il faut, pour que cela soit vrai, que ce soit l' idée générale et spécifique de cerisier dont il s' agisse, parcequ' effectivement elle est la même dans tous. Si au contraire c' était des idées individuelles et particulières de tel et de tel cerisier qu' il fût question, nous ne pourrions dire qu' elles font deux, qu' autant que ces deux cerisiers seraient parfaitement égaux en tout. p501 Sans cette condition, il se pourrait faire que sous beaucoup de rapports, le premier joint au second ne fît pas deux. par exemple, sous le rapport de la quantité de fruits qu' il a actuellement, nous ne pourrions pas dire à coup sûr que joint avec un autre, il fait deux ; car il se pourrait qu' avec tel il ne fît qu' un et demi ; et qu' avec tel autre il fît quatre, et même six ; et il ne fera réellement et précisément deux qu' avec celui qui aura exactement une quantité de fruits égale à la sienne. 4) il suit de là encore que pour que l' on puisse appliquer avec succès à une classe, ou catégorie d' êtres ou d' idées, les spéculations de la quantité abstraite, et les combinaisons qui constituent le calcul, il faut que ces êtres ou ces idées soient de nature à ce qu' on en puisse séparer et fixer une quantité déterminée et précise qui serve d' unité ; et que ces êtres ou ces idées jouiront d' autant plus de cet avantage, qu' ils seront plus susceptibles de divisions nettes, permanentes, et frappantes, dans tous les tems et dans tous les cas. p502 Ces quatre observations mûrement pesées et méditées, nous font voir avec évidence, 1) en quoi consiste exactement toute la science des quantités. 2) pourquoi elle est susceptible et d' être si complètement abstraite, et d' être si complètement certaine dans son état d' abstraction absolue. 3) pourquoi nos différentes espèces d' idées sont plus ou moins susceptibles, qu' on y applique les combinaisons qui constituent cette science, et pourquoi les spéculations dont elles sont l' objet, sont plus ou moins nettes, lucides, et certaines, à proportion du degré où elles jouissent de cet avantage. à tout cela on peut ajouter que ces mêmes observations nous manifestent que la science de la quantité n' a point une manière p503 de procéder autre que toutes les autres branches de nos connaissances, et que, comme nous l' avons montré en plusieurs endroits, et nommément dans le chapitre précédent, les raisonnemens sur lesquels elle se fonde ont les mêmes causes de certitude et d' erreur que tous les autres, dont ils ne sont qu' une espèce particulière. Voilà donc la nature de la science des quantités bien éclaircie, et son origine bien expliquée ; il nous reste à parler de ses procédés, ou plutôt de ses instrumens. Qu' il me soit permis encore ici de m' éloigner de Condillac, et même de le contredire, tout en avouant que je suis instruit par lui, et formé par ses leçons. Une science n' est point une langue, et une langue n' est point une méthode ; tout comme d' un autre côté il n' est pas vrai qu' une idée abstraite et purement intellectuelle, soit absolument la même chose que le signe qui la représente, et qu' elle n' ait absolument pas d' autre existence que celle de ce signe. Ce sont là autant p504 d' expressions énigmatiques (je dirais presque épigrammatiques) et paradoxales, et qui, étant forcées pour faire de l' effet, manquent de clarté et de justesse à quelques égards. Une science consiste dans la connaissance d' un grand nombre de vérités relatives à un même objet ; une méthode est un moyen de parvenir à apprendre ou à découvrir ces vérités ; c' est un guide pour se conduire dans cette étude ; c' est la réunion ou l' exposé des procédés qu' il faut employer pour y réussir. Une langue dans le sens le plus général, est une collection de signes quelconques, propres à exprimer des idées de toutes espèces. Dans un sens plus restreint, plusieurs sciences ont des langues, ou portions de langues qui leur sont propres, parcequ' elles n' expriment que des idées relatives à ces sciences. Toutes ces langues particulières, de quelque nature que soient leurs signes, sont tellement tronquées qu' elles se bornent presque à de simples nomenclatures, sans aucune syntaxe. Celle ou celles qui appartiennent exclusivement à la science p505 des quantités, sont les moins incomplètes ; mais pourtant elles le sont encore assez pour être très-souvent obligées d' emprunter le secours des langues vulgaires. Enfin les signes de toutes les langues sont des réunions d' impressions sensibles, qui rappellent et représentent les idées auxquelles on les a intimement unies, et les opérations intellectuelles par lesquelles ces idées ont été perçues ou composées. Par ces explications très-simples, on voit tout de suite, 1) la différence qui existe d' une part entre une langue et une science, et de l' autre part entre une langue et une méthode ; 2) celle non moins réelle qui subsiste toujours, et nécessairement entre une idée et son signe. Certainement Condillac a fait une admirable et immense découverte, en observant que toutes nos idées composées, c' est-à-dire toutes celles que nous avons après très-peu de tems d' existence, sont p506 le produit de la réunion d' une multitude d' opérations intellectuelles toujours prêtes à s' évanouir et à se disjoindre, ensorte que leur résultat s' anéantirait pour nous, et ne pourrait plus servir de base à des combinaisons ultérieures, s' il n' était fixé et perpétué par une impression sensible, que l' on y joint d' une manière indissoluble. Cela le mettait en droit de dire que l' existence de toute idée abstraite, et même de toute idée composée, serait fugitive et transitoire, sans le signe qui y est uni, mais non pas de dire qu' elle ne consiste que dans ce signe, et n' a pas d' autre existence que la sienne ; car il n' est pas possible que le signe et la chose signifiée ne soient pas éternellement deux choses distinctes. C' est là une première exagération. Condillac a encore fait preuve d' une sagacité exquise en remarquant que puisque nous nous servons toujours des signes pour combiner nos idées, et puisque nous nous en servons presque toujours de manière à ce qu' ils nous dispensent de remonter à la composition de ces idées, nous sommes fortement influencés par la p507 façon dont ces signes sont formés ; et il a eu très-grande raison d' en conclure que les collections de signes, les langues, sont pour nous des instrumens très-puissans, nécessaires même, et tels que le travail de ceux qui se servent de pareils outils, qu' on me passe cette expression, se ressent prodigieusement de la manière dont ces mêmes outils sont fabriqués, jusqu' au point que, comme ils ont toujours été inventés dans des tems où on n' avait pas une idée nette de leur usage et de leurs propriétés, leur mauvaise construction nuit singulièrement à leur effet. Mais il n' aurait pas dû dire que ces outils sont des méthodes. Des méthodes plus ou moins bonnes président à la construction et à l' emploi de ces instrumens ; mais ils ne peuvent jamais être les méthodes elles-mêmes. C' est encore là une expression inexacte. Enfin Condillac a encore eu un mérite prodigieux à voir nettement le premier, que puisque toutes nos idées sont exprimées par des signes, et sont représentées dans des langues, toutes nos sciences qui ne consistent que dans l' épurement de p508 nos idées, et dans l' établissement de leur juste enchaînement, n' ont réellement d' autre effet que de bien déterminer la valeur des signes et le légitime emploi des langues ; mais il n' en reste pas moins que la science est le but, et la langue le moyen ; et que Condillac n' a pas pu conclure justement qu' une science et une langue sont une seule et même chose. C' est encore là aller au-delà des faits. Aussi n' est-ce, je crois, que dans son dernier ouvrage qu' il s' est permis nettement de pareilles assertions. Peut-être ces expressions hyperboliques étaient-elles utiles pour réveiller l' attention des lecteurs, et montrer vivement combien sont intimement liées des choses entre lesquelles le commun des hommes ne voit que des rapports éloignés et confus ; mais ensuite ces mêmes expressions trop énergiques ont l' inconvénient de confondre des choses différentes, et de faire méconnaître en quoi consistent précisément l' invention des signes, la fabrication des langues, la création des sciences, et la nature des méthodes qui conduisent bien ou mal dans ces diverses opérations ; et enfin il p509 reste toujours qu' une science, la méthode qu' elle suit, la langue qu' elle emploie, les idées qu' elle élabore, et les signes qui représentent ces idées, sont autant de choses distinctes et différentes, qu' il n' est pas permis de prendre les unes pour les autres. Munis de ces éclaircissemens, nous pouvons actuellement continuer l' histoire de la science de la quantité, et l' examiner dans ses différens degrés d' avancement ; et ce qui acheverait de prouver, s' il en était besoin, que la science et la langue sont deux choses bien distinctes, c' est que nous allons voir la même science employer successivement différentes langues. La science de la quantité est ébauchée dès que nous avons formé l' idée de l' unité, que nous avons remarqué les différens états de l' unité, ajoutée successivement à elle-même, et que nous avons distingué ces différens états, les uns des autres, par des noms de nombres : car dès ce moment nous pouvons faire quelques combinaisons d' idées de quantité, ou autrement dit quelques calculs. à cette époque, p510 cette science se sert indifféremment des signes de toutes les langues parlées vulgaires, et n' emploie pas d' autres signes que les leurs ; et ses calculs sont encore pour la forme comme ils le seront toujours pour le fond, absolument semblables aux raisonnemens relatifs à toutes les autres espèces d' idées. Dans ce premier état, cette science ainsi que toutes les autres, est bornée à de bien faibles succès. Bientôt les hommes cherchent à rendre permanens les signes fugitifs de leurs langues parlées. S' ils imaginent de les fixer par le moyen d' une écriture proprement dite, qui ne fasse que noter les sons des mots, la science des quantités profite comme toutes les autres de cette heureuse innovation, et devient ainsi que les autres, susceptible de raisonnemens plus suivis et de combinaisons plus compliquées ; car il est plus aisé de suivre un calcul par écrit, même sans autre secours que des noms de nombres, que de le faire de tête par le même moyen. Toutefois, la science des quantités n' a encore aucun procédé qui lui soit exclusivement propre. p511 Mais si l' on s' avise de figurer la langue parlée, par le moyen d' une langue peinte qui en représente directement les idées, et non pas les sons, alors la science des quantités éprouve, ou du moins peut éprouver un effet particulier extrêmement remarquable, et qui mérite d' être bien démêlé. Nous avons vu dans la grammaire qu' il est très-malheureux pour toutes les branches de nos connaissances, que les hommes adoptent cette manière de représenter leurs langues parlées, parceque, sans fournir aucun nouveau secours à la pensée, elle ne fait qu' attacher les idées à un nouveau système de signes, dont la valeur exacte est impossible à vérifier, et qu' ainsi elle ne les perpétue qu' en apparence, ou du moins d' une manière si confuse qu' elle devient illusoire. Ici les idées de quantité font une exception très-notable. Elles sont d' une nature si précise, et leurs rapports entr' elles sont si peu variés et si nettement déterminés que l' on ne peut s' y méprendre, et que cette façon de les représenter ne saurait y porter aucune obscurité. Ainsi la p512 langue peinte (ne fût-elle pas, comme elle pourrait l' être, mieux faite pour cet objet que la langue parlée) elle serait du moins sans inconvénient à l' égard des idées de quantités ; elle remplirait le but de les rendre permanentes sans confusion ; et elle aurait même sur la véritable écriture la supériorité de la briéveté. Tel est le système de figures que nous appelons les chiffres romains. Ces lettres peignent très-nettement les nombres, et sont moins longues à tracer, que s' il fallait écrire complètement tous les sons des noms de nombres d' une langue parlée. Aussi s' en est-on servi ; et voilà déjà la science des quantités employant une langue ou portion de langue particulière, qui lui est propre ; car ce n' est plus là la simple écriture de la langue parlée vulgaire. Mais il y a plus ; la précision des idées de quantité et la monotonie de leurs rapports, font qu' une langue peinte peut avoir pour elles un énorme avantage sur toute langue parlée. Cette précision et cette monotonie sont telles qu' après avoir représenté un très-petit nombre d' idées p513 radicales, par un égal nombre de figures correspondantes, on peut exprimer toutes les combinaisons et les relations de ces idées, par la seule position de ces figures relativement les unes aux autres, dans l' espace. Par le seul effet de sa position, un 2 représente nettement deux, ou vingt, ou deux cents, ou deux mille, etc. Or c' est ce que ne peut faire aucune langue parlée, même écrite, et c' est ce qui constitue la langue arithmétique, telle que nous la possédons, et ce qui lui donne une supériorité prodigieuse sur toutes les autres. Aussi est-ce dans celle-là que nous pensons à des idées de quantité. Ainsi l' adoption d' une langue peinte qui est funeste à tous les autres systèmes d' idées, est au contraire d' une utilité très-grande au système des idées de quantité. Observons que jusqu' à ce moment, la science de la quantité n' a aucun désavantage sur toutes les autres ; elle forme et continue ses raisonnemens par les mêmes procédés que toutes les autres sciences ; elle les suit de la même manière jusqu' au degré de complication que notre esprit est capable de supporter ; et puisqu' il y a p514 parité dans les moyens, ce degré de complication doit être le même dans tous les genres. Ainsi le point où arrive la science des quantités, avant d' avoir le secours des chiffres, et ne se servant que des noms de nombres, est exactement correspondant à celui où sont toutes les sciences qui n' ont pas d' autres signes que ceux des langues parlées. Si donc ce degré d' avancement nous paraît très-faible pour la science de la quantité telle que nous la connaissons, et si elle l' a prodigieusement dépassé dans l' état où elle est aujourd' hui, nous devons conclure que c' est uniquement l' effet de la perfection de ses signes ; et si elle a des signes si supérieurs aux autres, nous devons reconnaître aussi que c' est parceque la nature des idées dont elle s' occupe, en est susceptible. Je pense fermement que cette manière de voir nous donne une idée très-juste des comparaisons et des relations que nous devons établir entre nos diverses espèces d' idées, et nos diverses branches de connaissances. La singulière commodité des idées de quantité est loin de se borner là. Elle est p515 telle que l' on peut encore dans les spéculations qui les concernent, dédaigner le secours de ces chiffres, qui sont déjà si supérieurs à tout ce que nous avons d' analogue dans les autres genres. Non-seulement on peut combiner ces idées sans les appliquer à aucun être réel, c' est-à-dire dans un état d' abstraction complète ; c' est ce qu' on fait avec les chiffres, et même avec les noms de nombres : mais on le peut encore sans avoir seulement égard à leur valeur absolue, même comme quantité abstraite ; c' est ce que font les signes de la langue arithmétique littérale, ou de la langue algébrique. On peut donc la regarder comme une continuation de la langue arithmétique numérale ; mais cependant comme une continuation telle que les signes et la manière de marquer leurs rapports, sont changés, c' est-à-dire que la nomenclature et la syntaxe sont différentes, ce qui doit la faire considérer comme une autre langue. Avec cette nouvelle langue on calcule des a et des b, sans s' embarrasser de ce qu' ils peuvent valoir réduits en chiffres, avec la certitude qu' on leur substituera toujours cette p516 valeur quand on le voudra, et de plus avec la certitude, ce qui est encore plus fort, que toutes les combinaisons qu' on en aura faites, seront toujours également justes, quelles que soient les valeurs numériques que l' on mette à la place de ces a et de ces b, pourvu que ces diverses valeurs conservent entr' elles les mêmes proportions ; comme on est sûr que des valeurs numériques abstraites ont toujours les mêmes propriétés, à quelqu' être qu' on les applique. Cette seconde considération fait que l' on va encore plus loin. On traite comme de nouvelles quantités d' un ordre supérieur, même les proportions, les relations, les propriétés, les fonctions, les variations, les limites de ces premières quantités déjà non-évaluées ; on exprime tout cela avec de nouveaux signes ; on le calcule avec la même sécurité également bien fondée, et on est toujours sûr qu' à la fin on pourra réduire le tout en nombres précis, si on le veut. Je ne suivrai pas plus loin le fil de ces idées ; je crois que leur simple indication suffit pour justifier la distinction que j' ai p517 établie, ou plutôt maintenue entre une science, une langue, et une méthode ; pour faire voir la vraie nature des ressemblances et des différences qui existent entre la science de la quantité et toutes les autres ; et pour faire penser avec moi que l' étonnante certitude et les prodigieux succès de cette science, viennent de l' immense supériorité de ses signes, et que la possibilité de cette supériorité tient à la parfaite précision et au peu de variétés des idées, dont elle s' occupe. Je voudrais que ces observations fussent développées, prouvées, et rendues incontestables dans l' ouvrage dont je ne fais ici qu' esquisser le projet. Alors on verrait nettement, non-seulement en quoi consiste réellement la science de la quantité, et comment elle naît et s' accroît ; mais encore quelles sont ses vraies relations avec les autres sciences, et pourquoi elle est plus complètement applicable aux unes qu' aux autres ; et il serait manifeste qu' elle dépend des mêmes procédés logiques, qu' elle a les mêmes causes de certitude et d' erreur, et qu' elle n' a rien de particulier que la netteté et le petit nombre p518 de ses idées et la perfection de leurs signes. Cet ouvrage serait un excellent préliminaire à l' étude de la science de la quantité, et formerait en même temps la troisième et dernière partie de l' histoire de l' application de nos moyens de connaître à l' examen de tous les êtres qui ne sont pas nous, des propriétés de ces êtres, et des propriétés de ces propriétés. Il serait plus encore ; il serait une espèce de supplément à l' histoire de ces moyens eux-mêmes ; il compléterait la grammaire générale et la logique, en montrant qu' elles s' étendent à tout, qu' elles embrassent tout, et qu' elles comprennent dans la généralité de leurs principes toutes les espèces de signes et d' idées. Car tout ce que nous sentons, ce sont toujours des idées ; tout ce que nous y remarquons, ce sont toujours des jugemens que nous en portons ; et tout ce que nous en disons, ce sont toujours des propositions par lesquelles nous exprimons ces jugemens. En un mot, cet ouvrage terminerait absolument de vrais élémens d' idéologie, tels que je conçois qu' ils devraient être, lesquels seraient parconséquent composés de neuf parties p519 distinctes, toutes également nécessaires, mais formant bien par leur réunion la totalité du tronc de l' arbre encyclopédique de nos connaissances réelles. à ces neuf parties cependant, je desirerais que l' on ajoutât encore comme appendice, une indication des fausses sciences et des connaissances illusoires qui naissent de l' emploi abusif de notre intelligence, et qui disparaissent graduellement, à mesure que nous voyons plus nettement sa puissance et ses limites. D' après ces considérations que l' on a pu trouver longues, quoiqu' elles soient bien sommaires, et peut-être précisément parcequ' elles sont trop abrégées, je crois que l' on peut représenter l' ouvrage dont il s' agit par le tableau suivant.